Présentation

À rebours des injonctions médiatiques de rapidité et de concision dans un contexte d’infobésité, force est de constater que le long format se porte bien dans la presse papier comme dans les médias en ligne. Alors que les temps de lecture surplombent systématiquement les articles numériques du quotidien Le Monde, le lectorat contemporain qu’on dit pressé, peu enclin à lire long, est pourtant en recherche d’une information de qualité qui saurait prendre le temps, à la fois dans le travail d’enquête et dans l’écriture. C’est précisément dans cette optique que La Croix propose depuis l’automne 2019 son magazine L’Hebdo, avec comme credo : « Rencontrer / Explorer / S’inspirer / Ralentir ». Ce ralentissement préside également au projet éditorial de la revue Long Cours qui vise à « donne[r] la place (de raconter une histoire) » à des auteurs, des écrivains, des écrivains-voyageurs, et d’offrir ainsi un espace de résonance, de débat, hors des sentiers battus de la presse traditionnelle et des médias d’information enchaînés au live et au flux ininterrompu. Déplacer le regard sur les faits, proposer d’autres points de vue grâce à d’autres temporalités, retrouver la main sur l’approfondissement de l’enquête, prendre le temps – tout court – de faire long, c’est accorder un espace symbolique et physique dans une maquette, dans une ligne éditoriale, au long.

Pour être en vogue dans la presse actuelle, le long format n’est pour autant pas complètement nouveau. Il s’inscrit dans l’histoire de la presse depuis ses débuts, sous forme de feuilletons en rez-de-chaussée, de périodiques modernistes ou de grands reportages, et a toujours été un support privilégié de rencontre entre le journalisme et la littérature. Longueur et littérarisation sont des caractéristiques liées dans l’histoire du journalisme littéraire, que le journalisme narratif contemporain déploie.

Le ralentissement de l’information pose la question du format : sa longueur devient la promesse physique de cette qualité revendiquée et d’une forme de littérarité. Les beaux livres-revues-magazines que sont les mooks, tels que Long Cours, Zadig, America, XXI, 6 mois mettent la matérialité de l’écrit au centre de la lecture par des maquettes colorées, dynamiques, modernes. Le manifeste de la revue XXI le revendique explicitement : « le graphisme est une forme de journalisme, qui allie l’émotion visuelle et la puissance des mots[1] ». Mais l’inverse offre aussi des réalisations de qualité : la simplicité du caractère noir sur fond blanc du site AOC, sans illustration, axe l’attention des lecteurs sur la seule puissance de la plume, là où d’autres médias innovent en jouant d’effets de parallaxe, de jeux de navigation scénarisée. Le long célèbre en effet tout autant une culture du texte qu’une culture visuelle qui exploite de manière féconde les ressources numériques et les talents complémentaires des alliés des journalistes que sont les graphistes, infographistes, maquettistes et développeurs. Ceux-ci vont non seulement « enrichir » l’article, mais aussi lui donner une matérialité qui tout à la fois valorise le feuilleté de l’énonciation éditoriale et l’image du texte, et en réhausse le sens, comme on peut le lire dans les articles de Valérie Jeanne-Perrier, de Marie Vanoost et d’Oriane Deseilligny. Pourtant, format long ne signifie pas absence totale de formatage et de calibrage, notamment lorsque la ligne éditoriale est tout entière centrée sur la promesse d’une expérience de lecture novatrice.

Car si l’on ne peut dès lors parler des longs formats qu’au pluriel, ils ont néanmoins en commun de nous embarquer dans une expérience de lecture forte, parfois même dans une véritable immersion narrative qui nécessite en effet une coopération des journalistes avec d’autres métiers souvent rassemblés dans le service d’édition web. Le format long ne cesse ainsi de se réinventer, depuis les colonnes étroites et les chandelles d’un quotidien jusqu’aux formats numériques qui jouent avec la dimension tactile et polysensorielle de la lecture en ligne en passant par des récits en réalité virtuelle. Songeons par exemple aux « obsessions » du site Les Jours, à ce que d’aucuns appellent « le scrolitelling » (récit immersif) développé par des titres de presse comme La Voix du Nord, Le New York Times, The Guardian, ou encore par L’Équipe Explore. Par-delà les différences formelles, reste un certain rapport à la narrativité, une poétique rédactionnelle (et interactive parfois) qui cherche à capter l’attention du lecteur le plus longtemps possible et que les articles de Marie Vanoost, Marie-Ève Thérenty, Violaine Sauty explorent dans ce dossier.

Du côté du journaliste, qu’implique le long format ? S’autoriser le long, est-ce une liberté ou une contrainte dans la réalisation du reportage puis de l’écriture ? Assurément, ce qui ressort de ce dossier est la liberté et la créativité qu’autorisent les longs formats, car ils représentent des espaces de respiration matériels et symboliques pour les journalistes qui échappent ainsi, momentanément, aux logiques de flux. Certains y trouvent le moyen de reprendre pied dans une profession marquée par l’urgence du direct, d’autres s’y aventurent comme pour sortir de leur zone de confort et découvrir d’autres modalités de récit médiatique. Avec le long, le journaliste rentre dans l’intimité d’une histoire particulière, met en œuvre une forme d’artisanat de son métier, qui lui permet de prendre le temps de saisir un terrain, de bâtir une enquête, d’interroger, de donner du sens enfin. La poétique du long format articule des contraires apparents, compose avec des tensions inhérentes, ainsi que le montrent Marie-Ève Thérenty (le « bref » configuré et le « très long » élagué dans les longs formats de Florence Aubenas) mais aussi Marie Vanoost qui analyse dans les récits du journalisme narratif américain ces modulations de la subjectivité dans l’énonciation journalistique. C’est ainsi la place de la première personne du singulier qui est interrogée, l’auctorialité même qui est en jeu lorsque le je rend mieux compte du réel, de sa complexité, comme les choix assumés par La Croix L’Hebdo dans l’article d’Oriane Deseilligny en témoignent. Oser le long, c’est donc aussi s’autoriser une écriture qui assume une approche personnelle, voire littéraire de l’enquête tout en étant très maîtrisée, en réaction aux prises de paroles individuelles et subjectives sur les réseaux sociaux. Les émotions, les affects, et même parfois la distanciation, l’ironie, peuvent y trouver leur place, en sourdine. C’est aussi composer le récit de l’inédit à travers des micro-histoires publiées dans le New York Times Magazine, au fil de la pandémie, ainsi que l’analyse Isabelle Meuret pendant le premier confinement aux États-Unis. Alors même que le chronotope journalistique est mis à mal, son article montre bien comment le support prend en charge ce récit médiatique pour faire sens, par-delà la sidération, les urgences, et le ralentissement de tout le pays, de toute l’activité, hormis celle des Urgences précisément.

Les articles de ce dossier s’attachent aussi à analyser les multiples circulations du long format : les pratiques du long sont à double détente, du magazine au livre, de l’article dans un quotidien au mook, comme le rappelle Marie-Ève Thérenty analysant les pratiques de Florence Aubenas. La médiamorphose en est en effet une de ses propriétés essentielles, dans la mesure où un cortège de formes plus courtes en annonce la publication (stories ou publications sur les réseaux sociaux), l’accompagne ou le prolonge à travers d’autres médias (podcasts, vidéos, livres), ainsi que le souligne également Valérie Jeanne-Perrier. Le long se donne ainsi souvent à lire en tandem, avec des formes courtes avec lesquelles il est moins question d’opposition que de complémentarité, pour créer l’attente, exposer les coulisses, documenter le geste du reportage et, in fine, favoriser l’immersion. Dans le long format, des éléments d’enquête qui n’avaient pas trouvé de place ailleurs dans une maquette, dans une ligne éditoriale, viennent donner du sens. Pour autant le long n’accueille pas tout, il peut même élaguer, passer sous silence des semaines d’enquête, ou ne pas voir le jour, tout simplement, lorsque le sens n’advient pas au préalable. Mais lorsque l’enquête est forte, que l’engagement du journaliste est total, il donne lieu à des réécritures adaptées à chaque médium, des variations sur le même thème, comme le montre Violaine Sauty dans son analyse de Surdose, d’Alexandre Kauffman. De l’article au livre, en passant par le feuilleton, trois longs formats sont déclinés et parfois rééditorialisés pour permettre à chaque support d’exprimer le meilleur de l’enquête, et au journaliste de valoriser, autant que faire se peut, tout ce temps passé à enquêter. Et là encore, le long invite les professionnels de la presse et de l’édition à collaborer, à déployer leur créativité pour faire vivre l’enquête au long cours, par-delà ses métamorphoses médiatiques.

Ce numéro propose une approche croisée menée à la fois par des chercheurs en littérature et des chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Il s’attache à déployer toutes ces questions, tout en s’inscrivant dans l’intérêt de la revue Komodo 21 pour les variations des supports et les mutations du journal. Il est composé d’articles issus des communications réalisées dans le cadre d’une journée d’études [1] qui s’est tenue au Celsa en novembre 2019, et d’articles complémentaires sollicités auprès de spécialistes du journalisme.

Note

[1] Cette journée d’étude et les résultats auxquels elle a donné lieu ont été réalisés avec le soutien de l’Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du projet Numapresse et de la convention ANR-17-CE27-0014-01.