Présentation
Ce dossier (issu d’une journée d’étude organisée à Montpellier en 2014) explore diverses facettes de l’activité et de l’œuvre radiophoniques du poète Philippe Soupault (mort en 1990) dans la deuxième moitié du XXe siècle. Soupault est un clandestin de l’histoire littéraire de l’après-guerre, voire déjà des années 1930, voire même du milieu des années vingt, date de son exclusion du groupe surréaliste (1926), dont le co-fondateur de la revue Littérature (1919) et co-auteur des Champs magnétiques s’écarte déjà à partir de 1924. Dans les années trente, quand il se lance dans le grand reportage pour Le Petit Parisien, Vu ou Excelsior et anime une chronique littéraire à Paris-PTT (1937-1938), il disparaît un peu plus encore des radars, dans un champ littéraire où abondent pourtant les écrivains-journalistes, où brillent les écrivains-reporters [1]. Le départ pour la Tunisie, alors sous protectorat français, en août 1938, l’éloigne encore un peu plus : à la demande de Léon Blum, il va y créer et diriger le poste Tunis-PTT Impérial, jusqu’à l’armistice de 1940… et dans la foulée, en 1941-1942, écrire quelques sketches et pièces pour la radio : Les Habits neufs du Grand Duc, Les Moissonneurs, Tous ensemble au bout du monde, ainsi que, deux ans avant Jean Tardieu, une adaptation de Candide. En 1945, quand il revient à Paris après des années au loin (Tunisie, Algérie, Amérique du Sud, du Nord), il est devenu à ses propres yeux un « fantôme [2] ». Un fantôme auquel, comme à beaucoup de survivants de l’entre-deux-guerres, la Radiodiffusion française va donner au fond une seconde « carrière ».
Éphémère directeur des émissions de la RDF vers l’étranger après la guerre (janvier-mars 1946), Soupault entame de fait après 1950 une longue carrière de producteur de radio (1951-1977), illustrée par des séries d’émissions de théâtre (Le Théâtre où l’on s’amuse, Théâtre d’Eugène Labiche, Théâtre de Courteline), de poésie (Prenez garde à la poésie, Poésie à quatre voix, Poètes oubliés, amis inconnus, Vive la poésie), de portraits littéraires (Tels qu’en eux-mêmes). Il écrit aussi, en plus de ces très nombreuses émissions de critique littéraire, quelques émissions de reportage selon les codes du temps (assez littéraires), une séduisante évocation sonore du Monde des sons, des adaptations de pièces de grands auteurs (Shakespeare, Labiche, Musset, Gogol…)… Il fait radiodiffuser ses propres pièces, dont une directement conçue pour le médium : La fille qui faisait des miracles, Rendez-vous !, Alibis, Le Sixième coup de minuit, La Maison du Bon repos, Étranger dans la nuit [3]. Des œuvres lyriques aussi, et un « ballet radiophonique » (L’Étrange aventure de Gulliver à Lilliput).
De cet ensemble de productions assez varié, où prédominent deux « grands genres » (le théâtre, la poésie), les études réunies ici veulent donner une idée certes incomplète mais du moins assez panoramique pour que se dessine un profil pas trop infidèle de l’homme de radio que fut Soupault. En ouverture, Sylvie Cassayre retrace l’itinéraire radiophonique du poète, que les entretiens et témoignages sur le Surréalisme enferment, à partir des années 70, « dans la réitération du geste autobiographique et testimonial ». Myriam Boucharenc fait le portrait de sa voix, « chaude, grave remontant parfois vers l’aigu, légèrement voilée », une voix sans style particulier et en somme classique, par goût du naturel et hostilité au style « émission culturelle entre lettrés ». Céline Pardo s’intéresse aux grandes séries de Soupault et Jean Chouquet sur la poésie, nées de l’ambition de « prouver aux auditeurs que la poésie pouvait devenir attrayante, populaire et gaie [4] ! » ; elle décrit leur originalité, les ingrédients de leur succès. Intrigué par l’admiration de Soupault pour Labiche (découvert en prison pendant la guerre), Pierre-Marie Héron suit le fil du vaudeville, de la série Le Théâtre où l’on s’amuse aux pièces radiodiffusées qui s’en réclament (La fille qui faisait des miracles, La Maison du Bon repos). Trois études portent ensuite sur des corpus ciblés : Marie-Paule Berranger analyse les deux « carnets de voyage » radiophoniques de 1950 et 1951, Instantanés de Perse et Bagdad 1950, qui empruntent aux procédés du reportage mais aussi de la pièce radiophonique. Myriam Mallart Brussosa revient sur une expérience de 1952 finalement décevante pour le poète : un dialogue avec lui-même à l’écoute de poèmes mis en chanson, sur des rythmes de toutes sortes (série « Chansons d’écrivains : Philippe Soupault »). Delphine Vernozy s’interroge sur une autre expérience de Soupault, plus étrange quoique non isolée sur les ondes de l’époque : l’écriture d’un « ballet radiophonique ».
Au fil de ces articles, c’est le fantôme de Soupault qui surgit un peu de l’oubli : un poète curieux de tout, des ailleurs, des autres, de l’insolite comme des énigmes de l’existence, et aussi d’un médium « merveilleux »… dont il n’a cependant pas exploré très avant les ressources d’écriture. Soupault en effet n’est pas Cendrars, et les spécificités de l’écriture audio (voix, silences, bruits, musiques) ne semblent pas l’avoir fasciné ni même vraiment préoccupé, au-delà de quelques réflexions incisives sur le monde des sons. Alors que ses premiers sketches nativement radiophoniques datent de 1941, sa prise de conscience en la matière daterait, de son propre aveu, de séances de mixage auxquelles il est invité par le réalisateur Jacques Reynier, au début des années… 1970 ! L’itinéraire radiophonique de Soupault est donc surtout celui d’un infatigable passeur, de théâtre, de poésie, de culture plus généralement, qui a su, porté par son aptitude à la simplicité, au divertissement et à l’enthousiasme tout à la fois, communiquer aux publics de la radio des grands textes et des raisons de s’amuser, de se passionner, de réfléchir, de rêver… de vivre. Quant à lui, assumant délibérément, au sein de cet univers médiatique, une posture de raté (sur le modèle de Rimbaud, de Lautréamont), c’est très logiquement qu’il n’a pas tout fait pour sortir de l’ombre. Quoique sensible à la popularité de plusieurs des grandes séries d’émissions qu’il co-produit, quoique tenté aussi par l’ivresse du succès [5], le poète de l’après-guerre a choisi le demi-retrait des poètes médiateurs de culture, exposés comme journalistes, cachés comme poètes.
Notes
[1] V. Boucharenc M., L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, Lille, Presses du Septentrion, 2004.
[2] Soupault, Journal d’un fantôme, Paris, les Éditions du Point du jour, 1946.
[3] Textes réunis dans À vous de jouer ! en 1980.
[4] Jean Chouquet, « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », Cahiers Philippe Soupault, n° 2, 1997, p. 213.
[5] « Je sais que ce n’est pas facile d’être un raté, je sais que le succès est enivrant » (Poèmes et poésies, Grasset, 1973, p. 377).