Plonger dans les archives de l’ACR

Retranscription du dialogue entre Karine Le Bail, historienne, et Sandra Escamez, documentaliste multimédia à l’Ina, sur le traitement documentaire des programmes de l’Atelier de création radiophonique conservés à l’Ina et leurs reprises aujourd’hui sur les ondes.

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Karine Le Bail – Lorsque le projet d’un colloque consacré aux programmes de l’Atelier de création radiophonique et de Nuits magnétiques a vu le jour, nous avons immédiatement sollicité l’Institut national de l’audiovisuel, qui conserve leurs archives. Par sa longévité, l’Atelier de création radiophonique constitue un corpus gigantesque : son projet même, avec son principe d’une écriture chorale, à plusieurs mains, sans hiérarchie de fonction, et ses trois heures de radio pensées comme œuvre, représentent un défi documentaire. Il en est de même de Nuits magnétiques, dont la quotidienneté a nourri le fonds Ina dans des proportions tout aussi impressionnantes. Considérons ici l’Atelier de création radiophonique, qui représente à lui seul un défi pour l’analyse documentaire. Comment en effet caractériser la création, dans un langage documentaire ? Comment indexer/classer/catégoriser l’inclassable revendiqué, l’œuvre collective qui entend brouiller les catégories ? Comment repérer qui parle, qui produit, qui réalise, dans ces émissions ultra-mixées de trois heures conçues comme une aventure ? Dans le champ « résumé » des notices documentaires, donner la ligne directrice de la conception d’un ACR représente alors un véritable défi… et pour certains ACR il se révèle même plus qu’ardu de décrire avec un résumé chronologique. Comment donc l’Ina s’empare  de ces objets sonores ?

Nous avons la chance ce soir d’être en compagnie de Sandra Escamez, laquelle, dans l’optique du colloque, a été détachée des urgences de l’antenne pendant un mois pour plonger dans les archives de l’ACR.

Sandra Escamez – Oui, j’ai pu me consacrer entièrement à l’étude de ce fonds gigantesque. Je le connaissais un petit peu mais là, je me suis un peu rendu compte de « l’ampleur des dégâts » ! 32 ans de programmation hebdomadaire ‒ sous la tutelle de Farabet et de Trutat ‒, cela représente 1361 notices documentaires, soit 954 émissions (si l’on exclut les rediffusions). Or, seulement 404 ACR sont indexés – c’est-à-dire identifiés mais sans description du contenu. Puis quand j’ai rencontré des collègues plus anciens que moi, ils m’ont dit « Sandra bon courage ! tu vas rentrer dans un monde… » C’est vrai qu’écouter un ACR de 3 heures, c’est quand même une démarche… Et en plus, il faut avoir une certaine culture pour comprendre les auteurs, les artistes, les plasticiens, la jeune musique ‒ parce que c’est aussi une émission qui a beaucoup accueilli la création contemporaine musicale… Et là en me mettant à écouter ces ACR, je me suis rendue compte que tout n’est pas décrit, qu’il y a vraiment encore beaucoup de choses à découvrir. L’autre jour je suis tombée sur une exposition à la Biennale de Vincennes avec un artiste du groupe Supports/Surfaces qui expliquait ses tableaux, et ça n’était pas du tout dans la notice. C’est émouvant…

KLB – En fait, les Nuits magnétiques ont bénéficié d’un travail d’indexation systématique alors que ce n’est pas le cas de l’ACR.

SE – Oui. L’ACR a été créé en 1969. L’Ina n’existait pas. On a donc récupéré les supports physiques et les fiches (d’abord manuelles, dactylographiées), les minutes et les rapports d’écoutes fournis par la Documentation des émissions artistiques de la radio. Pour les émissions de Nuits magnétiques en revanche, les documentalistes de Radio France les avaient écoutées et indexées, puis l’Ina a réalisé un travail d’indexation supplémentaire. La description chronologique est même parfois très pointue. En plus c’est un format peut-être plus classique alors que l’ACR c’est complètement hors norme, d’un point de vue radiophonique je veux dire. Et puis ce format… Il faut déjà avoir le temps, le temps de l’écoute, le temps de la retranscription… Pour faire un résumé avec une chronologie, c’est un travail énorme !

KLB – Tu vas peut-être nous montrer comment tu es rentrée dans les archives, ce qu’il est possible de faire quand on est face à un fonds aussi gigantesque et complexe à informer ?

SE – Eh bien en fait, mon premier réflexe a été de faire une mise à plat de ces ACR avec un tableau [diapo]. J’ai besoin de voir. Rien que de regarder les titres c’est assez agréable. Il y en a parfois de très poétiques. Et puis on voit qu’il y a parfois des zones vides. Parfois même il y a juste le nom d’un producteur, on ne sait pas qui va intervenir dans l’émission… J’en ai répertorié à peu près 400 comme ça. Pour travailler sur cette collection on s’appuie alors sur un ensemble de documents à notre disposition, tels que les avant-programmes, qui donnent parfois une idée de qu’il y a dans l’émission. [diapo].

KLB – Justement, en préparant cette intervention avec Sandra, on découvre l’ACR Dans ce joli pavillon allons [23 octobre 1977], signé Jean-Loup Rivière. Or il n’était pas mentionné dans la notice documentaire ! On est donc parties à la recherche de cet ACR, on a fini par le retrouver, tu as corrigé la notice et rajouté Jean-Loup Rivière.

SE – Oui. Il y aussi ma source documentaire préférée, les « célèbres » rapports d’écoute. Ils étaient rédigés à la main par des « écouteurs », qui ont existé à la radio dès les années 1930 [et jusque dans les années 1970].

KLB – Ces rapports d’écoute, c’est vraiment un matériau extraordinaire pour saisir la réception contemporaine de ces œuvres …

SE – Par exemple les 19 pages du rapport d’écoute de l’ACR d’Andrew Orr, À chaque porc vient la Saint-Martin [15 avril 1979]. Simplement en le lisant, j’ai été assez terrorisée ! C’est une émission assez violente en fait. Et puis il y a les boîtes, les supports physiques. Maintenant ils sont stockés aux Essarts-le-Roi puisque le fonds ACR a été numérisé en 2009. L’Ina, au moment de la numérisation, a eu la très bonne idée de conserver ce qu’il y avait à l’intérieur. J’ai adoré ce qu’il y a d’écrit sur cette boîte [diapo] : « Les effets de bande passée sur le côté mat sont volontaires, merci, et les blancs aussi. » Enfin, dans la boîte, il y a les droits d’auteur…

KLB – … Ce qui fait foi, en fait, d’un point de vue juridique : ces droits d’auteur déterminent la personne qui parle, qui produit l’émission. Il peut dès lors y avoir une différence entre ce qui est mentionné dans les droits d’auteur et les génériques, dans lesquels les producteurs des ACR souhaitaient justement ne pas faire apparaître de hiérarchie avec le réalisateur, etc. Soit une mise en tension entre un désir de radio et puis ce que ça devient ensuite, à la fois pour déterminer le statut de l’auteur, pour savoir qui détient le droit moral, et puis aussi pour générer des droits d’auteur ; entre ceux qui ont désiré l’être-ensemble, collectivement, et ceux qui le restent d’un point de vue juridique par le droit d’auteur. Je ne sais pas s’il y a beaucoup d’émissions comme l’ACR, qui mettent par-dessus tête, comme ça, cette notion de l’auteur…

Et maintenant, qui réutilise les ACR sur les ondes de Radio France ? Pour les Nuits magnétiques, l’atemporalité des sujets traités comme les moyens qui étaient mis à disposition pour sortir rencontrer les anonymes, servent aujourd’hui à illustrer les émissions de société. Les archives de Nuits magnétiques redonnent ainsi une qualité de témoignage, une qualité de son aux radios d’aujourd’hui…

SE – Les Nuits magnétiques sont énormément réutilisées dans les émissions de Radio France. Pour les ACR j’ai demandé un rapport statistique. Et il y a aussi une petite vie sur les ondes ! France Culture bien sûr (dans Concordance des temps, Les Nuits de France Culture, Création on air, l’Atelier de la création/LSD, Les Chemins de la philo…) mais aussi France Inter  (dans L’humeur vagabonde, EclectiK, Affaires sensibles, Ça peut pas faire de mal…) et France Musique (Les Grands entretiens, Étonnez-moi Benoît, Les Routes de la musique, L’Expérimentale…). Les ACR sont même de plus en plus utilisés : entre 2009 et 2017, le nombre d’extraits réutilisés a presque été multiplié par 3 (46 en 2009, 114 en 2017) et le nombre d’intégrales rediffusées par 5 (de 5 à 24).

Auteurs

Sandra Escamez est documentaliste multimédia à la Thèque média de l’Institut national de l’audiovisuel à Bry sur Marne.

Karine Le Bail est historienne, chercheuse au CNRS (Centre de recherches sur les arts et le langage EHESS/CNRS).

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