Quelques réflexions autour du documentaire et sa difficulté d’être ici et ailleurs

Texte intégral

Toute grande entreprise a coutume d’installer – généralement dans lieux bizarres, combles, serres ou pavillons isolés- des laboratoires de recherche, banc d’essai, centres expérimentaux – centres plus ou moins marginaux, si l’on peut dire- dont il est attendu beaucoup mais dont on se défie toujours quelque peu [1].

Réfléchir à partir de la proposition « Désir de belle radio : documentaires » : un défi.

Si nous le relevons c’est que, depuis un certain temps, l’avenir d’une « belle radio » et de (beaux) documentaires nous semble incertain. Et ce pas seulement en France : dans beaucoup d’autres pays, les documentaires – surtout ceux dits « de création » – deviennent plus rares, se fabriquent dans des conditions plus contraignantes, disparaissent de la grille, parfois en même temps que le programme dédié, jusqu’alors, à leur production [2].

Mais comment répondre à un défi s’ouvrant sur un domaine vaste et obscur, semé d’embûches et hanté par le souvenir de jours (qui nous semblaient) meilleurs ?

Mon entrée en matière sera par les quatre mots clefs destinés à sous-tendre une réflexion qui, tout en restant fragmentaire, va tenter d’interroger l’état des choses à l’heure actuelle.

1. Désir

Curieusement – et peut-être seulement dans ce contexte particulier – c’est le mot désir qui est le plus facile à définir :

quelque chose auquel on aspire, vers lequel on tend (dit le Robert).

Pour le documentariste, le désir est une deuxième nature : désir d’arpenter des villes invisibles, d’écouter des mondes nouveaux, de les faire entendre en les écrivant avec des sons ne connaît pas de limites… alors qu’en même temps deviennent moins nombreux et plus étriqués les lieux où pratiquer cette écriture singulière ; des lieux qui « entendent bien » qu’écrire avec des sons est une activité qui prend du temps, beaucoup de temps ; et qui comprennent que le temps est le tribut qu’il faut payer au son capturé.

2. Beau

 Le poète dit :

Beauté c’est Vérité, Vérité est Beauté, – voilà tout

Ce que vous savez sur terre, tout qu’il vous faut savoir [3].

Mais le poète (John Keats) parle d’une forme de beauté, spécifique et codée – celle du classicisme grec – et le « beau » n’est pas une valeur absolue, empirique, immuable. « La beauté » est un concept abstrait, subjectif, variable, versatile, conditionnel, contingent, traître. En quelque sorte intraitable.

« Des goûts et des couleurs on ne discute pas », dit le proverbe.

Pour que quelque chose soit considéré comme « beau », il faut un contexte qui le reconnaît en tant que tel, qui désire qu’il le soit et qui est heureux de reconnaître qu’il l’est.

Il en va de même pour les documentaires.

Jusqu’à présent ce contexte « désirant » et (littéralement) « reconnaissant » a toujours été « la radio ». Mais si, un jour, cet espace n’existait plus – et on le craint par moments – quel « comble, serre, ou pavillon isolé » pourrait le remplacer ?

Faire « de la radio », c’est pratiquer un métier artisanal dont le savoir-faire est transmis sur le terrain, par des compagnons.

3. Radio

Ah ! Le comment, le comment !

Le comment c’est tout l’essentiel : les moyens techniques, les moyens financiers, certes, mais d’abord le moyen d’expression, la réflexion sur la radiophonie proprement dite, sur l’instrument radiophonique l’outil et la matière et la manière, sur les problèmes spécifiquement radiophoniques— son, forme, fond, texte, écriture [4]

« Avant »… c’est-à-dire :

avant la révolution numérique…

avant la démocratisation de l’outil permettant à tous de « faire de la radio » : (enregistrement, montage, mixage)…

avant, donc, le raz-de-marée de podcasts venu saturer un espace considéré, jusqu’alors, comme exclusivement « radiophonique »…

il fut un temps où on pensait savoir ce que le mot « radio » voulait dire.

Peut-être qu’on ne sait plus.

Si, parfois, nous oublions que les mots « radio » et « podcast » sont des métonymies (le nom de l’objet diffusé est remplacé par celui qui désigne le mode de diffusion), nous sommes obligés de constater que les mots « podcast » et « radio » sont en train de devenir interchangeables, synonymes.

Mais

est-ce que un « podcast » est « de la radio » ?

Est-ce qu’un « podcast » peut être « de la radio » ?

Est-ce qu’un « podcast » voudrait être « de la radio » ?

Est- ce qu’un « podcast » parle la même langue que la radio ?

Ou bien, est-ce qu’un « podcast » est « autre chose » ? (Nouvelle tentative pour s’emparer des ondes, par exemple ? Rappelons-nous les utopistes, les futuristes et les autres qui ont voulu le faire.)

Ou encore, (ce qui n’est pas impossible) est-ce qu’un « podcast » ne serait qu’une façon de faire, à moindres frais, quelque chose qui ressemblerait à « de la radio » ?

« Autre chose ».

Parfois, dans un forum comme celui-ci, on serait tenté d’oublier que la vocation première de la radio n’est pas la création mais la communication d’information rendue accessible au plus grand nombre, grâce à une ligne éditoriale séduisante. La diffusion de fictions et de concerts de musique (sous-produits de la grande culture « générale ») est assimilable à cette démarche ; alors que la création proprement « radiophonique » (pourtant mentionnée explicitement dans la charte de la plupart des radios d’état, dont Radio France) suscite rarement beaucoup d’enthousiasme de la part de ceux qui ont le pouvoir de décider de son sort. Destinée à un public minoritaire (« élitiste »), gourmande en moyens techniques (« chronophage »), de facture et de contenu variables (« suspecte »), la création sonore suscite toujours une certaine méfiance. Sa place n’est jamais acquise d’avance. Les espaces qui lui sont accordés s’acquièrent à un certain prix, et pas pour toujours.

Vous avez entendu le dernier programme de l’Atelier de création radiophonique tel qu’il a été conçu à sa création en octobre 1969. Une belle aventure prend fin aujourd’hui.

Je m’appelle René Farabet ; avec l’équipe de l’ACR et tous ceux qui nous ont accompagnés à travers le temps, nous souhaitons un bel avenir radiophonique à vous, auditeurs fidèles et exigeants [5].

Depuis des décennies se poursuit, ainsi, un jeu curieusement répétitif qui consiste à octroyer un espace « libre », destiné à la création, pour le reprendre quelques années plus tard [6].

Jeu de donner-pour-reprendre dont la forme (si, par hasard, on était effleuré par le désir de la dessiner) ressemblerait à celle de l’électrocardiogramme d’un cœur malade.

4. Documentaires

Domaine infini du vécu à saisir… désorganisation des structures brutes… organisation de l’en vrac du spontané [7]

En cherchant du côté des origines étymologiques du mot « documentaire », on trouve une définition bien plus austère que celle proposée par Alain Trutat. Du latin documentum (« modèle, exemple »), lui-même dérivé de docere (« montrer, faire voir, instruire »), le mot « documentaire » sert à désigner tout « objet » qui « documente » un « sujet » traitant d’un certain aspect du « réel ».

Quel que soit le sujet, la forme, ou le support, un documentaire se doit d’informer

Cousin germain du reportage (censé être « objectif »), le documentaire s’en distingue. Derrière le reportage se cache un « rapporteur », un porte-parole ; derrière le documentaire se révèle un auteur (et son imaginaire) dont la présence sera plus ou moins affirmée selon le type de documentaire qu’il voudrait faire et l’attente du programme auquel l’émission est destinée. Et la gamme-vaste- s’étend depuis « le-court-moment-de-réel-brut-à-peine-monté » jusqu’à ces documentaires dits (sans doute faute d’avoir trouvé mieux) « de création ».

Mais quelle que soit sa forme, faire un documentaire est toujours une entreprise hasardeuse. À partir de sons « sauvages » – et tout son capturé, déplacé de son environnement normal, devient « sauvage » – l’auteur aspire à créer un univers. Et, pourtant, le documentaire est souvent considéré comme le parent pauvre de la famille radiophonique – paradoxalement parce qu’il est composé de quelques sons « réels ». Il n’a pas les titres de noblesse de la fiction ou de la musique, pas l’authenticité du journal parlé, ni l’utilité d’un bulletin météo : il n’est pas traité avec les mêmes égards.

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Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a inventé la roue pas une jambe

disait Apollinaire [8].

Quand on me demande quel est mon métier, je dis que « je fais des documentaires ».

Je ne sais pas si c’est tout à fait vrai.

Il est vrai que mes « documentaires » traitent du monde réel – mais seulement d’une certaine façon ; que mes « protagonistes » sont des gens ordinaires, souvent anonymes ; que je partage avec le genre documentaire un certain goût pour cette banalité qui caractérise le réel (le réel est essentiellement banal) que je décline en moments discontinus composés de bribes de voix et de sons, toujours « naturels » – mais découpés, déplacés, mixes, sur-mixés…

Mais il est vrai, aussi, que loin d’informer, mes soi-disant documentaires – et ceux de beaucoup d’autres « documentaristes » – ne tiennent pas seulement à « informer » ; ils voudraient surtout faire rêver, transporter l’auditeur ailleurs, dans un espace-temps « autre ». Leur point de départ est rarement un sujet à documenter ; c’est une intuition, un détail. Le « sujet » se révèle fugitivement, progressivement, au fur et à mesure que la matière sonore se travaille. Le sujet est contenu dans le son. C’est le son qui va déterminer le sens. C’est le son qui est (en quelque sorte) le sens. « Le sujet », en fin de compte, sera probablement très peu de chose, du « presque rien » : quelques moments de « sensation vraie » (selon la phrase de Peter Handke).

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Suite à des études de littérature française en Australie et en France, j’ai entamé – par hasard et avec un enthousiasme teinté d’innocence – une carrière à l’Australian Broadcasting Corporation. Je ne savais pas ce que « faire de la radio » voulait dire : je n’avais jamais été effleurée par le moindre désir d’en faire (bien que la radio m’ait accompagnée le long d’une enfance un peu solitaire, passée à la campagne).

À cette époque, l’ABC était « une radio de service » dont la mission (explicite) était de « vaincre la tyrannie de la distance » qui régnait sur un continent immense peuplé de 8 millions d’habitants. Le signal sonore était fort, et les formes épurées ; des sons et des voix traversaient les airs en lignes droites.

Dans mon souvenir, c’était assez beau.

Mais l’ABC était aussi une radio qui portait la trace – les stigmates ? –de ses origines. C’était une « radio colonisée », une copie conforme de la BBC – jusqu’à la moindre inflexion de chaque

voix.

Cela paraissait étrange, même à l’enfant que j’étais alors.

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Tout ce qui est sonore aujourd’hui s’étouffe, a besoin de reprendre un peu d’air pour survivre, à la façon des oiseaux […]

En occident nous avons perdu l’oreille et c’est dire que nous sommes aveugles. Nos yeux s’arrêtent sur les objets mesurables et c’est dire que nous sommes sourds.

Il nous faudrait […] savoir que nos œuvres les meilleures s’inscrivent toujours dans le vent des sables [9].

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Quand je suis arrivée à l’ABC pour y travailler, des années plus tard, tout avait changé. Les anciens moules étaient en train de craquer. Ça sentait la marihuana dans la rue et la révolution dans le studio. Partout – sur les murs et sur toutes les lèvres- le même mot d’ordre :

« à bas la colonisation culturelle ».

Le désir de « belle radio » était très fort. Et pour que la radio fût « belle » il fallait qu’elle parle notre langue.

La lutte idéologique s’est dédoublée (c’est souvent le cas) d’une dimension esthétique : le désir de trouver/ inventer/ posséder/ savoir manier un langage radiophonique qui soit vraiment à nous.

Paradoxalement, ce désir nous a amenés ailleurs.

Nous avons décidé d’écouter et d’analyser des créations radiophoniques provenant d’autres pays ; nous voulions entendre d’autres voix, d’autres formes, d’autres types de syntaxe sonore.

Ce sont les émissions de l’Atelier de création radiophonique de France Culture – de facture si différente d’autres formes radiophoniques croisées jusqu’alors – qui ont retenu mon attention : écheveaux de paroles et de sons d’où jaillissaient des mondes invisibles, des histoires racontées autrement, qui résonnaient ailleurs, quelque part au-delà de la parole.

Une façon d’ « écrire sur bande magnétique », disait Alain Trutat.

Et, c’est ainsi, en écoutant ces émissions singulières, que j’ai commencé à comprendre que le son pouvait être un langage à part entière, avec une syntaxe qui lui est propre.

Un langage dont toute tentative de transcription (autre que la trace qu’il laisse en nous) était vouée à l’échec.

Un langage écrit dans le vent des sables. Langage à jamais « étranger ».

Langage qu’il faudrait laisser dire ce que lui seul sait dire.

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Son lavé, détaché de tout code, de toute convention psychologique. Pour.

Eternel rapport fond et forme et matière- la matière du son, élémentaire, nue, germinative.

Dire entre les lignes, entre les mots, le silence [10].

Notes

[1] Alain Trutat, « L’Atelier de création radiophonique », Cahiers d’Histoire de la radiodiffusion, n°92, avril-juin 2007, p. 197.

[2] L’Australian Broacasting Corporation (ABC) ; Danemarks Radio (DR) ; l’Italie (RAI) ; l’Espagne (RNE), les pays de l’ancienne Yougoslavie (dont surtout la Croatie, grande réalisatrice de documentaires de création) ; Yleisradio (Finlande) où les deux services de documentaires (de langue suédoise et de langue finnoise) ont disparu…

[3] John Keats, « Ode sur une urne grecque », dans Poèmes et Poésies, traduction Paul Gallimard, Paris, Mercure de France, 1910, p.148-149.

[4] Alain Trutat, op.cit., p. 198.

[5] Propos de René Farabet qui précèdent la diffusion de L’ingénieux maçon Lucio, de Cascante, Atelier de création radiophonique n°1399, diffusé sur France Culture le 30 décembre 2001. Enregistrement conservé à l’INA.

[6] Voir, par exemple, La radio d’art et essai après 1945, et La Radio après le Club d’Essai, Fabula, https ://www.fabula.org

[7] Alain Trutat, op. cit, p. 201.

[8] Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, préface, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 865.

[9] François Billetdoux, Dans le vent des sables, texte sur la Radiophonie écrit au moment de la première diffusion de l’ACR, le 3 octobre, 1969. Disponible à la BnF.

[10] Alain Trutat, op. cit, p. 200.

Liste des sons

1. Le Transcamerounais (extrait), par José Pivin, dans Prix Italia 1977, prod. René Farabet, France Culture, ACR du 23 octobre 1977. Enregistrement conservé à l’INA. Durée : 1’06.
2 Deux mouches s’étaient accouplées dans mon oreille, dans La Radio et les escargots, prod. René Farabet, France Culture, ACR du 10 juillet 1973. Enregistrement conservé à l’INA. Durée : 5’50.
3 Deux mouches s’étaient accouplées dans mon oreille (2e), même source. Durée : 5’00.
4. Phil Niblock : La Musique a besoin de temps, prod. René Farabet, France Culture, ACR du 20 octobre 1996. Enregistrement conservé à l’INA. Durée : 1’35.
5. Corbeau australien, enregistrement Kaye Mortley. Durée : 1’40.
6. Skye Boatsong, radio scolaire, archives Australian Broadcasting Corporation, date inconnue. Durée : 1’44.
7. Le voyage, par Kaye Mortley, France Culture, L’Expérience du 20 octobre 2019. Durée : 2’48.
8. India Song de Marguerite Duras, de et par Georges Peyrou, France Culture, Atelier de création radiophonique du 12 novembre 1974. Enregistrement conservé à l’INA. Durée : 3’30.

Auteur

Kaye Mortley, d’origine australienne, a fait des études de littérature française à Sydney (licence), Melbourne (master) et Strasbourg (doctorat), puis enseigné un temps à l’université avant d’intégrer le département « Fictions et documentaires » de l’Australian Broadcasting Corporation (ABC). Installée à Paris en 1981, elle produit des documentaires sonores pour l’ACR et d’autres émissions de France Culture comme Nuits magnétiques, Surpris par la nuit, L’atelier de la création ou (tout récemment) L’Expérience, ainsi que pour diverses radios d’État en Europe (Allemagne, Belgique, Finlande, Suisse), tout en gardant des liens avec l’ABC. Citons quelques œuvres à redécouvrir, parmi celles diffusées sur France Culture : Là-haut, le Struthof (ACR, 1995, version courte 1998) ; Une famille à Mantes-la-Jolie (ACR, 2000) ; Retour en Australie, série de 5 petites séquences sur les lieux de son enfance dans l’immense plaine de l’Ouest australien : « Le Train », « L’Aube », « La Route  », « L’École », « Le Soir » (Résonances, 2001) ; Dans la rue (Le monde en soi, 2005) ; La ferme où poussent les arbres du ciel (Les Passagers de la nuit, 2011, trois épisodes ; autre version dans L’atelier de la création, 2013) ; Thèbes: ville fauve, ville noire – the road movie (L’atelier de la création, 2011) ; Si je perdais mes oreilles… je deviendrais aveugle (L’atelier de la création, 2014). En 1989, sollicitée par Phonurgia Nova, elle se lance pour quelques décennies dans l’animation d’ateliers de « documentaire sonore de création », ateliers mêlant théorie et pratique de l’écriture sonore, dont témoigne un ouvrage collectif paru en 2013 sous sa direction, La Tentation du son (Phonurgia nova éditions). Des prix internationaux (Futura, Europa, Italia, IRAB, grand prix de la SCAM) ont salué la qualité de son travail à plusieurs reprises.

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Centre d’écoute de Michel Butor et René Koering : une écoute planétaire


Dans cette œuvre radiophonique, Michel Butor et René Koering multiplient les évocations de lieux, tout autour de la planète. S’inscrivant dans une perspective écopoétique, l’article étudie comment ils utilisent les moyens de la radio et de la musique pour faire de la littérature un art de l’espace, pour réinventer les liens entre le lieu et le langage. Il examine d’abord comment le texte cite toutes sortes d’œuvres reflétant la façon dont la littérature et la radio ont tenté de rendre compte des lieux. Il montre ensuite que l’usage de bruits et le traitement musical de la langue par des moyens électro-acoustiques ou par le chant permet d’installer la langue dans l’espace.

In this radio work, Michel Butor and René Koering multiply the evocations of places, all around the planet. From an ecopoetic perspective, the article examines how they use the means of radio and music to make literature an art of space, to reinvent the links between place and language. It first examines how the text cites a range of works that reflect the ways in which literature and radio have attempted to account for place. It then shows how the use of noise and the musical treatment of language through electro-acoustic means or singing allows language to be installed in space.


Texte intégral

Centre d’écoute a été diffusé pour la première fois dimanche 9 juillet 1972 simultanément dans l’Atelier de création radiophonique de France Culture (numéro « Écho ‒ Écoutes ») et sur le troisième programme de la RTB, puis rediffusé dans l’Atelier de création radiophonique du 2 janvier 1973 (numéro « Réseau 5 modulations »), à la suite d’œuvres radiophoniques de Claude Ollier et d’Edgardo Cantón. C’est une co-création de Michel Butor, qui se charge du texte, et de René Koering, qui compose la musique. Cependant, cette dichotomie ne reflète pas la profondeur de leur collaboration, puisque Butor, toujours curieux des potentialités artistiques offertes par les compagnonnages avec d’autres artistes, utilise le média radiophonique et la musique de Koering pour inventer une forme poétique et musicale utilisant, dit-il, « le fait radiophonique […] dans toute sa profondeur [1] ».

La manière de faire a schématiquement été la suivante : Koering a d’abord fait entendre à l’écrivain l’ensemble des matériaux sonores, déjà largement travaillés, qu’il avait décidé d’utiliser ; Butor a ensuite produit un texte composé de quinze « cartes postales [2] », dont le compositeur a suivi l’articulation pour structurer son œuvre musicale.

Dans une perspective écopoétique, je montrerai ici que l’écrivain utilise les moyens du média radiophonique pour faire de la littérature un art de l’espace, pour réinventer les liens entre le « lieu » et le langage. Il s’agira d’abord de voir comment, par le jeu des citations notamment, Centre d’écoute devient une somme des relations qu’entretiennent littérature et musique avec le « lieu ». Puis d’étudier comment le média radiophonique démultiplie les potentialités de la langue et de la musique pour offrir de nouvelles possibilités d’écriture.  

1. Dire et jouer le lieu

Le média radiophonique apparaît d’abord à Michel Butor comme un outil technique permettant de communiquer immédiatement avec les quatre coins du globe. Il déclare ainsi : « L’important était de réussir à passer d’un lieu à l’autre dans le texte aussi aisément que l’on peut le faire dans une station d’écoute en changeant un simple réglage [3]. » Pour parvenir à cette fluidité spatiale, l’écrivain utilise plusieurs procédés dans la construction même de son texte.

1.1 Récits de voyage

D’abord, comme souvent, il invite d’autres écrivains par l’usage des citations. Il choisit ceux qu’il appelle « d’illustres descripteurs, Marco Polo, Nerval, Chateaubriand et d’autres [4] », parce que ceux-ci sont capables de « donner voix à des régions très distantes les unes des autres [5] ». Si l’on regarde le détail des textes cités, on se rend compte que Michel Butor déploie une large palette de relations entre littérature et voyage [6].

Dans la première carte postale, Butor choisit des textes qui invitent au voyage : il s’agit plutôt de rêver d’ailleurs que de décrire des pays lointains. Un premier extrait du Roi-Lune d’Apollinaire décrit un voyage dans un registre merveilleux. Puis vient une lettre de Descartes à Jean-Louis G. dit Balzac, dans laquelle le philosophe invite son correspondant à le rejoindre à Amsterdam, ville ouverte sur le monde par son port, plutôt que d’aller à la campagne. Ce texte en amène un autre, notamment par l’intermédiaire du mot « vaisseaux » : c’est l’invitation au voyage de Baudelaire. Le voyage n’y est que suggéré, contemplé depuis un « ici » langoureux ou confortable. Au contraire, un peu plus loin, Butor nous offre des extraits de récits de voyage qui mettent en avant le dépaysement. On trouve ainsi un extrait du Voyage en Orient de Gérard de Nerval :

L’aurore, en Égypte, n’a pas ces belles teintes vermeilles qu’on admire dans les Cyclades ou sur les côtes de Candie ; le soleil éclate tout à coup au bord du ciel, précédé seulement d’une vague lueur blanche ; quelquefois il semble avoir peine à soulever les longs plis d’un linceul grisâtre, et nous apparaît pâle et privé de rayons, comme l’Osiris souterrain ; son empreinte décolorée attriste encore le ciel aride, qui ressemble alors, à s’y méprendre, au ciel couvert de notre Europe, mais qui, loin d’amener la pluie, absorbe toute humidité. Cette poudre épaisse qui charge l’horizon ne se découpe jamais en frais nuages comme nos brouillards : à peine le soleil, au plus haut point de sa force, parvient-il à percer l’atmosphère cendreuse sous la forme d’un disque rouge, qu’on croirait sorti des forges libyques du dieu Phtha.

Cet extrait, comme les autres qu’on trouve dans Centre d’écoute, fait entendre la fascination du voyageur ; si la description porte bien sur le pays étranger, on perçoit aussi le regard occidental étonné et ébloui, notamment dans l’évocation du « ciel couvert de notre Europe » ou « nos brouillards », qui fait du « ici » de l’Occident le point de référence. Par ailleurs, l’évocation d’Osiris, du dieu Phtha et des forges libyques soulignent la fascination de Nerval pour la culture égyptienne : on y sent l’orientalisme en vogue chez les écrivains du XIXe siècle, et chez Nerval en particulier [7]. On entend ensuit un extrait des Enfants du Capitaine Grant de Jules Verne, dans lequel est décrite l’Australie comme une « contrée bizarre, illogique, s’il en fût jamais, terre paradoxale et formée contre-nature » : la projection du regard occidental, qui prend pour référent ce qu’il connaît, est ici à son comble.

On perçoit ensuite des extraits de documentaires radiophoniques, décrivant divers lieux, notamment des villes lointaines ; on comprend ainsi comment le désir d’ailleurs et les fantasmes occidentaux accompagnent le propos, y compris dans ces documentaires.  

Dans les dernières « cartes postales », sont cités des textes dans lesquels le narrateur européen se fait plus discret, laissant toute la place à l’enregistrement des sons et des voix étrangères. On trouve ainsi un extrait de Mobile, œuvre de 1962 dans laquelle Butor met en représentation les États-Unis. L’extrait fait entendre un dialogue de rue dans lequel s’invitent des extraits publicitaires, dont on peut penser qu’ils peuplent l’inconscient des personnages – si on peut encore les appeler ainsi. Bien qu’écrit en français, l’extrait semble donc offrir la pensée de deux américain·es :

                        Mademoiselle !

Fumez…

                              Ce n’est pas à vous ?

Buvez…

                              Oh, merci…

Mangez…

                              Vous vous sentez mal ?

Rentrer,

                              Rentrez,

Dormez,

                              Dormir,

Avez-vous pensé à acheter vos kleenex ?

                              Si vous pensez que toutes les soupes concentrées…

Avez-vous pensé…

                              Si vous pensez…

Uiie,     

uuiiie,

vez-vous pensé,

                              vous pensé,

olez,

                              umez,

cacola,

                              cicola,

clic,

                              clac,

qu’est-ce que c’est ?

                              ce n’est rien,

vraiment rien,

                              rien,

uvez,

                              angez,

mal ?

                              merci,

c’est là,

                              bonsoir,

je t’aime,

                              entrez,

ormez,

                              ormir,

respirer,

                              respirez,

spirez,

                              pirez,

irez,

                              les bruits de la nuit [8].

 Il s’agit d’un échange entre un homme noir et une femme blanche. L’homme interpelle la femme, qui a peur d’être agressée et est traversée par des pensées racistes. L’homme finit par lui dire qu’il a ramassé quelque chose qu’elle avait laissé tomber. S’ensuivent des déclarations d’amour dont on ne sait qui les dit. Le dialogue reflète le racisme et l’ambivalence du rapport des Américains blancs aux Américains noirs, largement soulignés par Mobile. S’y entremêlent des extraits publicitaires suggérant la prégnance de la publicité, et plus largement de la consommation de masse dans la culture américaine. Il s’agit de donner à sentir ce que Butor appelle « le génie du lieu », lié ici à un certain type de mentalité et de hantises. Remarquons au passage – j’y reviendrai – la façon dont le dialogue se mêle aux bruits de pluie et au son d’un saxophone, chaque strate sonore prenant par instant le dessus.

Du désir d’ailleurs à la description lyrique d’un territoire largement fantasmé, à l’écriture des mentalités, les citations littéraires explorent donc les différents rapports entretenus par la littérature et les lieux.

1.2. Communiquer à travers le monde

Le texte de Centre d’écoute est aussi composé de trois séries. La première, issue du poème en prose de Butor « Je hais Paris », se construit sur le modèle « allô Paris » + adjectifs nominalisés au féminin, avec certaines variations. Ce sont parfois d’autres villes qui viennent remplacer la capitale française, et « Paris » est parfois sous-entendu. Voici certains extraits de cette série de formules :

  1. « allô Paris la cligneuse »
  2. « allô Paris la vantée, Paris la chantée »
  3. « allô Paris gueuse la charmeuse, la menteuse la hargneuse la baveuse bavasseuse »
  4. « allô Paris paresse, purin purée, carie caresse, caveau curée, vous qui n’êtes pas de Berlin, venez à Berlin, car Berlin vaut bien le voyage et vous pourrez y voir les gens qui viennent à Berlin […] allô, ici Stockholm, »
  5. « allô la voleuse venimeuse, la cagneuse caqueteuse, la véreuse vaniteuse »
  6. « allô des cliques des claques, du fric des flaques, des briques qui craquent, des ploucs qui plaquent, la trique la traque, allô ; ici Dakar […], allô, ici Moscou »
  7. « allô Paris chérie, crassie rancie, marrie tarrie, Paris pourrie, allô, ici Caracas »
  8. « allô Paris mangeaille, mitron mitraille, rupins ripailles, frichti flicaille, allô, ici Hang-Tchéou, […], allô Paris Beaux-Arts, chicards roublards, gueulards tocards, cafards vantards, allô ici Lagos »
  9. « allô Paris palace, velours vinasse, mamours mélasse, virus vivaces, allô ici Oulan-Bator »
  10. « allô Paris pouilleuse glaneuse, la rieuse soucieuse, malicieuse, malheureuse »
  11. « allô, nous voici à New-York où chantent les vaisseaux sur l’Hudson, allô Paris la nuit, la rue la glu, Paris la pluie, la suie le pus »
  12. « allô la brumeuse ténébreuse, la rêveuse merveilleuse, la dormeuse matineuse »
  13. « allô Paris l’usée, Paris rusée »
  14. « allô Paris la mélancolieuse ».

Cette série permet à la fois d’ancrer l’auditeur à Paris, le nom de la ville revenant comme un refrain, et d’ouvrir Paris à toutes sortes de régions du monde : c’est bien la fonction des stations d’écoute « en changeant un simple réglage », comme le dit Michel Butor dans sa présentation. La série des « allô » introduit dans le texte cette fluidité des parcours dans le monde.

À cela s’ajoute – deuxième série – des « avez-vous rencontré » + nom de la compagne ou de l’une des filles de Butor, qui amènent de l’intime dans le texte : comme le retour du nom de la ville de Paris, ces prénoms donnent un foyer à l’auditeur. Le mot est de l’écrivain, qui présente ainsi la récurrence des mentions à Paris : « avec une référence régulière à Paris, un refrain, pour leur donner un foyer [9] ». Ces voyages de par le monde ne sont pas un éclatement ou une dispersion, mais plutôt une ouverture : depuis son foyer, vers les quatre coins du monde, ce qui peut s’entendre comme une autre métaphore de l’écoute radiophonique, ou de la lecture.

Une troisième série intègre des personnages issus de la culture mondiale : on trouve ainsi : « avez-vous des nouvelles de l’inventeur de la géométrie analytique et de l’amant de Jeanne ? » (allusion à René Descartes et à son épouse Jeanne Morin, juste après une allusion à Stockholm où le philosophe a séjourné auprès de la reine Christine) ; « avez-vous des nouvelles du marchand de Venise ? » (titre d’une comédie de Shakespeare) ; « avez-vous des nouvelles du Prince d’Aquitaine ? » (allusion au poème « El Desdichado » de Nerval) ; « avez-vous des nouvelles des enfants du capitaine Grant ? » (titre d’un roman de Jules Vernes).

Ces trois séries présentent diverses modalités de circulation des discours par-delà les frontières et les mers, des plus publiques aux plus intimes. Le texte inscrit ainsi les potentialités qu’offre la radio dans l’histoire des communications mondiales.

1.3. Musiques folkloriques et bruits enregistrés

René Koering a composé la musique à partir de matériaux musicaux divers, qu’il décrit ainsi :

–  des ondes courtes captées sur des gammes courtes, essentiellement la nuit et allant de messages personnels à des émissions musicales en passant par des messages codés militaires ou commerciaux, provenant des quatre coins du monde et de l’espace ;

–  des fragments préexistants de musique instrumentale, provenant de partitions antérieures : « Images du couloir », pour violon et orchestre, Pièce pour clarinette et deux pianos, jouée par Michel Portal et Katia et Marielle Labèque (qui jouent la transcription du Mahler final) ;

–  une voix chantée, très spéciale, utilisant essentiellement les possibilités insoupçonnées du gosier et de la respiration, réalisée par l’incroyable Tamia ;

–  le texte de Butor, dit par lui-même et par la comédienne Thalie Fruges [10].

Le premier type de matériau m’intéresse tout particulièrement. D’abord, il montre que Centre d’écoute, dans sa composition musicale, est aussi une réflexion et un hommage à l’art radiophonique : le matériau principal provient d’émissions radiophoniques, retravaillées pour s’inscrire dans la composition de René Koering. De plus, dans le choix des éléments, le compositeur balaie le spectre des échanges radiophoniques, du message intime au message commercial, militaire ou musical : cette œuvre radiophonique se veut ainsi, par le jeu des citations, une œuvre-somme, résumant les potentialités de la radio.

Ces extraits radiophoniques impliquent la présence de citations musicales ou textuelles, dans toutes sortes de langue. Ces citations musicales s’articulent avec le texte pour évoquer des lieux. Certains types de musiques font en effet penser à des villes ou à des nationalités : ainsi, à 22h48, on entend du jazz, et à 22h51, le texte évoque Chicago. Les enregistrements de bruit permettent d’entendre, littéralement, les endroits dont il est question dans le texte : la douzième carte postale, qui comporte un extrait de Mobile de Michel Butor, intègre les enregistrements de bruits réalisés par l’auteur durant son voyage aux États-Unis. La présence de messages codés militaires ou commerciaux, parfois fortement déformés, est aussi à rapprocher des fragments de discours publicitaires contenus dans Mobile : on peut estimer que ces messages nous donnent à entendre une partie de la mentalité d’un pays.

Si les citations recensent et illustrent le passé, radiophonique ou musical, la voix de la chanteuse Tamia inscrit la musique de René Koering dans les avant-gardes musicales : la chanteuse ouvre ainsi les lieux cités à une exploration inédite. Plus largement, le traitement électro-acoustique des voix invite à un dépassement du connu, ce que le texte de Michel Butor relaie lui aussi, puisque le dernier voyage évoqué par l’auteur est celui du mourant : « allô je suis enfermée, je suis immobilisée dans mon lit, le bombardement continue, je suis murée, je respire encore, pour longtemps », entend-t-on. Lorsque la comédienne récite ce texte, sa voix est modifiée : « Un autre procédé utilisé a été celui, dans les graves moments d’anxiété de la fille, de transcrire le texte en récurrence, de l’enregistrer ainsi et de le mixer dans le sens normal : le résultat est une émission difficile et pleine de heurts [11]. » Ces procédés électro-acoustiques ont bien sûr une fonction expressive, soulignant l’anxiété et l’agonie du personnage : ils produisent aussi une voix post-humaine, modifiée par la machine. Le texte se termine sur l’apaisement subi de la jeune fille à la découverte de son « immortalité spatiale », le voyage se faisant planétaire et s’offrant l’espace. On entend à ce moment-là la fin du Chant de la Terre (Das Lied von Erde) de Gustav Malher transcrit pour piano, choisi par le compositeur parce qu’il raconte lui aussi un apaisement face à la mort et se conclut sur la double répétition de « ewig » (« éternellement »), quand Butor répète, lui, « longtemps, longtemps » : musique et texte se rejoignent pour ouvrir le voyage sur l’inconnu de l’espace et de la mort.

2. Un texte écrit pour l’oreille : langage et musique

Le fait que le matériau musical lui-même intègre du langage, mais dans des langues a priori non maîtrisées par l’auditeur francophone, brouille les limites entre musique et langage. On est ainsi invité à écouter les mots uniquement pour leurs caractéristiques sonores, ce qui est la vertu principale de l’écoute radiophonique, d’après Michel Butor : 

Lorsque j’écris pour l’oreille, spécialement pour l’oreille, je traite évidemment les mots comme des phénomènes auditifs, c’est-à-dire que si on veut j’écris dans la musique avec les mots, mais d’une manière tout à fait différente de la façon dont on pouvait entendre de telles expressions à l’époque symboliste. La radio a cet avantage considérable qu’elle nous rend aveugle à volonté. Lorsque j’écoute quelque chose à la radio (c’est la même chose avec un magnétophone ou un disque), il y a une séparation complète entre ce que j’entends et ce que je vois, ce qui n’existe pas par exemple lorsque je parle avec quelqu’un dont je vois les attitudes, les gestes. Dans le travail pour la radio, le mot manifeste complètement ses qualités d’événement sonore.

Un premier point donc : les textes en question sont des textes faits pour l’oreille et donc qui se prêtent d’eux-mêmes à la musique [12].

Nous privant du mot écrit comme de la vision du référent, la radio concentre notre attention sur les sonorités des mots. Le choix de l’écrivain se fait donc en fonction de celles-ci. Cependant, Butor prend soin de différencier sa pratique de l’écriture radiophonique des tentatives symbolistes pour faire de la musique avec les mots : il pense sans doute ici au célèbre « Art poétique » de Verlaine (« De la musique avant toute chose, // Et pour cela préfère l’impair »…). Les sonorités travaillées par lui ne concernent pas le nombre de syllabes ou la prosodie en général. Il ne s’agit pas non plus exactement de rimes. Les mots se font matière sonore, de façon à s’intégrer à l’ensemble musical qu’est l’émission radiophonique. La musique n’est pas le modèle selon lequel s’écrit la poésie ; c’est dans leurs caractéristiques sonores intrinsèques que les mots puisent leur accointance naturelle avec la musique.

2.1. Musique bruitiste

D’abord, les mots deviennent des bruits, au sens où pouvaient l’entendre les praticiens de la musique bruitiste. C’est surtout le cas dans les interventions de la chanteuse Tamia. Les sons émis par sa voix se fondent dans la musique électro-acoustique, jouant sur des timbres peu usités : la voix, comme les sons électro-acoustiques, explorent les potentialités des bruits et transcendent largement les sons traditionnellement associés à la musique.

D’après l’écrivain, les cartes postales possèdent des « timbres » différents, pour s’accorder à la musique :

[…] le texte de Centre d’écoute fait se succéder des couleurs ou des timbres de textes différents, c’est-à-dire que l’articulation n’est pas une articulation grammaticale normale, c’est une articulation qu’on pourrait appeler hyper-grammaticale entre des timbres de phrases, entre des timbres de textes différents [13].

 Le mot « timbre » décrit la qualité sonore spécifique à chaque instrument ou à chaque voix humaine. Considérer que la qualité sonore du mot est un timbre ne va pas de soi :  c’est assimiler le mot à une matière sonore. À l’écoute de l’œuvre , on peut penser que ce timbre est constitué de plusieurs paramètres :

–  les sonorités choisies, notamment dans les adjectifs nominalisés appliqués à Paris : certaines cartes postales privilégient les assonances et les mots de deux syllabes, produisant une impression de douceur voire de lenteur (« allô Paris gueuse la charmeuse, la menteuse la hargneuse la baveuse bavasseuse »), tandis que d’autres multiplient les allitérations et les mots monosyllabiques, créant un timbre plus brutal  (« allô des cliques des claques, du fric des flaques, des briques qui craquent, les ploucs qui plaquent, la trique la traque ») ;

–  les référents évoqués : si on reprend les deux exemples ci-dessous, la douceur du timbre du premier vient aussi du fait que Paris y est personnifiée en femme ; au contraire le deuxième exemple renvoie à un univers crapuleux et sordide ;

–  les intonations de la comédienne et la modification des voix par des moyens électro-acoustiques, qui s’accordent avec la dimension psychologique de son message.

On comprend ainsi que le « timbre » du mot, s’il est d’abord défini par les caractéristiques purement sonores du mot, englobe aussi le référent auquel il renvoie. René Koering insiste d’ailleurs, dans sa participation au colloque de Cerisy, sur les qualités « expressionnistes » du texte butorien et de sa musique : la citation de Mahler à la fin permet, selon lui, d’assumer cette part d’expressivité affective comprise par le texte et la musique, loin des idées reçues sur l’écriture du Nouveau Roman ou de la musique contemporaine atonale. Cette expressivité révélée du langage est aussi un moyen de rendre les mots capables de traduire l’atmosphère d’un endroit, de dépeindre un lieu : les exemples ci-dessus décrivent par exemple une Paris ville de l’amour, puis une Paris mafieuse et crapuleuse.

2.2. Musique électro-acoustique : spatialiser les voix

Centre d’écoute fait du langage un élément musical qui peut être traité de la même manière que les autres matériaux sonores utilisés par le compositeur, par un jeu sur les canaux et les volumes donnant l’impression que la voix vient de droite ou de gauche, de près ou de loin, ou par des modulations de hauteurs et de débits. Ce travail se concentre principalement dans la douzième carte postale. Voici comment René Koering la décrit :

Une petite note en début de texte indique la volonté de l’auteur selon laquelle ce dialogue doit être lu par une seule voix. J’ai donc pris le plaisir de travailler cette voix (celle de Butor), ce monologue, et les caprices imaginés de la retransmission et de la réception aidant, d’en faire une sorte de ballet ironique sur le timbre de la voix, en appliquant à l’enregistrement un son de violoncelle et surtout une série de masques à l’aide d’un tempophone (machine permettant d’accélérer le débit sans en changer la hauteur, et l’inverse). Un autre procédé utilisé a été celui, dans les graves moments d’anxiété de la fille, de transcrire le texte en récurrence, de l’enregistrer ainsi et de le mixer dans le sens normal : le résultat est une émission difficile et pleine de heurts [14].

Le choix de Butor de faire lire le dialogue par une seule voix est une invitation, bien comprise par le compositeur, à faire entendre une pluralité de timbres dans cette même voix par des moyens électro-acoustiques. M’intéresse ici la façon dont René Koering traite le langage comme un élément sonore lui aussi, lui appliquant les mêmes méthodes de modification. Cependant, il conserve toujours au langage ses capacités signifiantes et affectives : son travail vise à faire entendre le dialogue, et  même à le démultiplier pour l’installer dans l’espace, donnant l’impression que différents interlocuteurs, situés à différents endroits du monde, communiquent. Reprenons l’extrait déjà entendu dans lequel Michel Butor fait entendre le texte de Mobile. On entend d’abord une voix d’homme (Mademoiselle ! Ce n’est pas à vous ?  Vous vous sentez mal ?») à laquelle répond une voix de femme (« Oh, merci… »). Une autre voix récite les impératifs, d’abord très doucement (« Fumez ») puis à égalité avec les voix des personnages (« Buvez ») puis couvrant les mots des personnages (« Mangez »), donnant l’impression que la publicité vient écraser la voix de l’homme et la rendre imperceptible. Cette troisième voix, celle de la publicité, s’affirme tant et plus et se fait mécanique, heurtée, révélant la façon dont elle réifie les échanges humains. La fin de l’extrait, qui ne contient plus de mots existants, mais seulement des fragments ou des onomatopées (Uiie, umez, clic), témoigne de ce processus de réification qui transforme l’homme en machine et vide le langage de son sens.

De même, les modifications du texte de la comédienne soulignent l’anxiété dont le texte témoigne et donne l’impression que ses mots nous parviennent avec difficulté, ce qui rend sa situation inquiétante. La voix est d’abord lyrique, fluide, puis se fait hachée sur « je respire moins haut », suggérant une asphyxie.

Une autre preuve que les moyens électro-acoustiques sont ici mis au service de l’expressivité du langage est que Michel Butor a dirigé ces opérations : « Tous ces éléments ont été traités, manipulés et réalisés par les soins de Bernard Lerouoc et ses assistants Michel LaCaille et Alain Médélec sous la direction de l’auteur [15]. » Ainsi le langage devient un élément concret, capable de remplir l’espace et de témoigner de l’éloignement ou du rapprochement des émetteurs.

2.3. Hybridité musicale et textuelle

Au bout du compte, ce travail musical de la langue rejoint la modification de la musique en fonction du texte : le texte et la musique se confondent dans le sens où ils construisent une structure commune. L’ordre de composition, qui fait alterner le travail du musicien et celui de l’écrivain, est à ce titre révélateur.

Butor revient, dans la discussion qui suit l’intervention de René Koering au colloque de Cerisy, sur ce que signifie pour lui le fait d’écrire en fonction d’une musique déjà partiellement établie, à propos du dialogue issu de Mobile inséré dans Centre d’écoute :

Est lu par une voix et passe dans une phrase ce qui habituellement est lu par deux voix ou passe dans deux phrases ou plusieurs phrases, ce qui trouve son application dans ce dialogue lu par une seule voix. Le traitement musical, le placement dans l’espace sonore va permettre de restituer à ce monologue toutes ses possibilités de dialogue et même de les amplifier, c’est-à-dire que le traitement électro-acoustique, le placement musical fait sortir du texte un dialogue, des potentialités qui n’apparaissent pas autrement ; ces potentialités sortent du fait que les différentes transformations de la matière sonore vont mettre en évidence des aspects très ténus de la matière verbale [16].

Les moyens électro-acoustiques nous rendent évidemment sensibles aux débits et aux hauteurs des paroles, puisqu’ils les font varier. La musique révèle aussi des paramètres sonores du mots souvent oubliés : on peut notamment penser à la sonorité du souffle, plus ou moins ample, ou à la qualité de l’articulation, laquelle peut être soulignée par l’articulation musicale. De même, Koering conclut son intervention au colloque de Cerisy par des considérations sur l’enfermement de la musique contemporaine et sur l’ouverture que peut apporter la collaboration butorienne :

Pour moi la possibilité nouvelle de construire une forme en dehors des obligations du texte soumis. La musique tendant depuis quelques temps à réduire sensiblement (malgré toutes les fallacieuses impressions d’élargissement) son ambitus potentiel, et par là risquant dans un proche avenir, d’être acculée à une minimisation du faisceau des possibles, j’ai la conviction que l’élargissement des tendances expressionnistes rendra au paramètre « hauteur », par exemple, réduit aujourd’hui à l’état d’assaisonnement quasi superflu, un rôle et un impact singulièrement régénérateur. C’est aussi cet aspect, transposé dans l’œuvre de Butor, qui me fait découvrir chaque fois les éléments du plaisir de notre collaboration [17].

Pour le compositeur, le texte de Butor rend à la musique ses capacités expressives ; peut-être faut-il entendre par là ses capacités descriptives, Butor étant convaincu que la musique est capable de décrire le monde [18], et de faire imaginer des lieux, ce qui se ressent tout particulièrement dans Centre d’écoute. Koering prend pour exemple de paramètre musical revalorisé par le langage celui de la hauteur, ce qui est apparemment surprenant puisque la hauteur, si elle est marquée par la notation musicale, ne l’est pas par l’écriture. Cependant, les modifications des voix que nous pouvons entendre dans l’œuvre rendent effectivement primordiale les questions de hauteur : parce que les modifications électro-acoustiques amènent la voix dans des ambitus qui ne lui sont pas naturellement accessibles, la hauteur devient très sensible à l’auditeur.

*

Le média radiophonique est, dans Centre d’écoute, l’occasion et le moyen d’un travail sur les potentialités de la musique et du langage à partir d’une question centrale, celle de l’expression du lieu et de l’espace. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que les œuvres radiophoniques sont pour l’écrivain l’occasion d’une réflexion sur le voyage : Mobile, cité dans Centre d’écoute, se veut une « étude pour une représentation des États-Unis » et s’ouvre, dans sa version écrite, sur une carte des États-Unis ; Réseau aérien raconte les parcours des avions autour du globe ; Description de San Marco fait entendre les différentes langues des touristes visitant Venise, faisant de cette ville une sorte de nouvelle Babel. S’il y a une particularité de Centre d’écoute, elle vient de la collaboration musicale qui permet de travailler, dans la matière sonore même du mot, sa capacité à se déployer dans l’espace.

Notes

[1] Michel Butor, texte de présentation de 1972, cité par René Koering, « Une information : être musicien et collaborer avec Butor », in Butor. Colloque de Cerisy, George Raillard (dir.), Paris, Union générale d’éditions, 1974, p. 299-315, p. 299.

[2] Expression de René Koering, ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] V. le dossier de la revue en ligne Trans– Revue de littérature générale et comparée, n°26, mars 2021, Chloé Chaudet, Muriel Détrie, Claudine Le Blanc, Sarga Moussa (dir.) : « Hors frontières. Écritures du déplacement dans une perspective mondiale [Beyond Borders : Displacement Writing from a Global Perspective] ».

[7] V. Revue Nerval, n°4, 2020, Sarga Moussa (dir.) : « Résonances. Autour de l’Orient nervalien ».

[8] Michel Butor Mobile [1962], in Œuvres complètes de Michel Butor, Paris, La Différence, vol. 5, Le Génie du lieu 1, 2007, p. 408-409.

[9] Michel Butor, texte de présentation de 1972, cité par René Koering in Butor, op.cit., p. 299.

[10] René Koering, « Une information : être musicien et collaborer avec Butor », ibid., p. 300.

[11] Ibid., p. 304.

[12] Discussion à la suite de la communication de René Koering, ibid., p. 312-313.

[13] Ibid., p. 314.

[14] Ibid., p. 304.

[15] Ibid., p. 300.

[16] Michel Butor, discussion à la suite de la communication de René Koering, ibid., p. 315.

[17] Id., p. 305.

[18] Michel Butor, « La musique, art réaliste » [1960], in Œuvres complètes de Michel Butor, Paris, La Différence, vol. 2, Répertoire 1, 2006, p. 387-398.

Auteur

Marion Coste est PRAG à l’IUT de Neuville-sur-Oise. Elle a fait une thèse sur les rapports entre littérature et musique dans l’œuvre de Michel Butor, sous la direction de Mireille Calle-Gruber ; thèse partiellement publiée en 2017 aux Presses Sorbonne nouvelle sous le titre Une leçon de musique donnée aux mots. Les collaborations de Michel Butor avec Ludwig van Beethoven et Henri Pousseur. Ses recherches concernent les rapports entre musique et littérature aux XXe et XXIe siècles dans les littératures françaises et francophones. 

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Michel Butor, le temps infinitif… et la radio

À plusieurs reprises, j’ai sollicité la participation de Michel Butor dans mes « documentaires de création ».

Le documentaire de création est un produit radiophonique curieux : ni Hörspiel, ni art acoustique, ni fiction, ni musique – surtout pas ce qu’on appelle un « reportage » – il est hybride, mutant, un peu orphelin…

Et s’il semble puiser sa matière dans le réel, c’est l’imaginaire qu’il prise.

« Mais l’imaginaire est dans le réel, et nous voyons le réel par lui », dit Butor… « Une description du monde qui ne tiendrait pas compte du fait que nous rêvons ne serait qu’un rêve »…

Trois courts extraits des émissions Combien de lieues jusqu’à Babylone… ? (1999), C’est au printemps qu’on moissonne les moutons et des Antipodes aux Antipodes (1985) nous révèlent une certaine façon de « rêver le réel ».

À chaque fois, Butor grossit son texte tout en approfondissant sa réflexion sur le support du poème – affiche, radio, livre – et sur les rapports complexes de l’écrit et de l’oral.

Nous ne nous demandons pas ici quelle place tient la radio dans la genèse de ce poème (car existe-t-il pour Butor une forme définitive de ses textes ?) ; nous examinons plutôt les recherches poétiques, à la fois formelles et sonores, menées par l’écrivain grâce au support radiophonique.

Auteur

Née en Australie, Kaye Mortley a fait des études de littérature française à Sydney (licence), Melbourne (master) et Strasbourg (doctorat), puis enseigné un temps à l’université avant d’intégrer le département « Fictions et documentaires » de l’Australian Broadcasting Corporation. Deux bourses, du gouvernement français puis du gouvernement finlandais, lui permettent de faire une année de stage à l’Atelier de création radiophonique de France Culture puis trois mois à l’Yleisradio d’Helsinki, renommée pour ses archives de « son naturel ». Basée à Paris depuis 1981, elle réalise des documentaires sonores pour l’A.C.R de France Culture, ainsi que pour de nombreuses radios d’état en Europe et pour l’Australian Broadcasting Corporation. De nombreux prix internationaux (Futura, Europa, Italia, IRAB, grand prix de la SCAM) ont salué la qualité de son travail à de nombreuses reprises. Elle a coordonné en 2013 l’ouvrage collectif La Tentation du son (Phonurgia nova éditions).

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Le « regard questionneur » de Nicole-Lise Bernheim


Nicole-Lise Bernheim (1942-2003) a été écrivaine, journaliste, femme de radio, grande voyageuse et militante féministe. Présente dès l’année 1978 dans l’équipe des Nuits magnétiques, elle a produit une trentaine d’émissions, n’interrompant ce travail que lors de grands voyages dans les années 80. Son choix de la radio de création s’ancre dans une réflexion esthétique qui voit dans la priorité du son sur l’image une potentialité créative importante. Son style de productrice accordait une place importante aux éléments sensible : la musique, le silence, et de façon quasi obsessionnelle, les bruits de vagues et les sons de cloches. Avant que ce soit une orientation privilégiée des Nuits magnétiques, elle avait souvent recours aux confidences autobiographiques. Elle usait enfin abondamment des questions n’appelant pas nécessairement de réponses, au point d’avoir lors d’un entretien avec Alain Veinstein résumé sa démarche par l’expression « regard questionneur ».

Nicole-Lise Bernheim (1942-2003) was a writer, a journalist, a radio producer, a world traveler and a feminist activist. Since 1978 she was part of the team of Nuits magnétiques and produced about thirty broadcast, interrupting this work only during major trips in the 80s. Her choice of radio art is anchored in an aesthetic reflection that sees the priority of sound over image as an important creative potential. Her style as radio producer emphasized the sensitive elements: the music, the silence, and in an almost obsessive way, the noises of waves and the sounds of bells. Before it was a focus of Nuits magnétiques, she often used autobiographical narrative. Finally, she employed a lot of questions that did not necessarily require answers. In an interview with Alain Veinstein, she summarized her way to be on the radio with the expression “questioning look”.


Texte intégral

Les premiers mots qui viennent à l’esprit quand on découvre le travail littéraire et radiophonique de Nicole-Lise Bernheim sont ceux de richesse et de diversité. Née en 1942 à Périgueux où sa famille juive alsacienne [1] s’était réfugiée après l’exode, décédée prématurément le 10 avril 2003 à Strasbourg, Nicole-Lise Bernheim a été à la fois écrivaine, journaliste, productrice à la radio et grande voyageuse, ainsi que de façon plus marginale, scénariste et actrice de cinéma. Elle était également féministe et femme engagée.

C’est donc dans un contexte créatif et intellectuel particulièrement large et diversifié que s’inscrit son travail pour la radio. Il s’agira ici de cerner l’originalité de celui-ci, de voir comment il se situe par rapport à d’autres pratiques et quelles évolutions il a connu mais aussi de mettre en évidence les liens entre les activités de Nicole-Lise Bernheim comme productrice et les autres domaines où elle a créé ou exprimé ses convictions.

1. Une expérience fondatrice

Il y a eu dans le parcours intellectuel et artistique de Nicole-Lise Bernheim une expérience fondatrice : celle de la participation au tournage du film de Marguerite Duras, India Song. Celle-ci, contemporaine de ses débuts à la radio, a été à l’origine à la fois du premier livre qu’elle a publié et de ses choix esthétiques comme productrice.

Le lien entre Marguerite Duras et la radio est contradictoire [2]. Il y a chez elle une prise en compte ambiguë du statut artistique de ce media : elle a souvent eu recours à la radio pour faire connaître ou transposer des œuvres existantes et souvent participé à des émissions mais, à la différence de ses contemporains de l’école du Nouveau Roman, elle n’a jamais écrit directement de pièce radiophonique. On peut cependant constater une coïncidence profonde entre le statut de la voix à la radio et celui qu’elle lui donne à la fois au théâtre et dans ses films. Son théâtre est plus un théâtre de la parole qu’un théâtre des images ou alors d’images dans un sens particulier révélant un « manque à voir ». Même chose dans son cinéma qui réévalue constamment le statut du son. On connaît la déclaration paradoxale de Duras : « On croit que le cinéma c’est l’image, mais le cinéma c’est le son [3]. »

Duras, qui avait publié en 1973 le livre India Song, a d’abord enregistré la pièce comme Atelier de création radiophonique en avril 1974, puis tourné le film durant l’été de la même année, de façon muette, créant ensuite la bande-son en grande partie à partir de l’enregistrement radiophonique. La pièce pour les ondes a été diffusée pour la première fois en novembre 1974 et le film est sorti au printemps suivant.

Il s’agit d’une expérience créative particulière qui inverse les priorités traditionnelles (de l’image sur le son) à laquelle Nicole-Lise Bernheim a participé. Dans le générique d’India Song, son nom figure deux fois : elle est l’une des « voix de la réception » et « stagiaire son ». Plus tard elle aimera affirmer que pour elle la radio est première, antérieure à sa pratique du cinéma ou du théâtre, en parfaite harmonie donc avec la conception durassienne de la voix.

De l’expérience du tournage d’India Song, elle tire son premier livre : Marguerite Duras tourne un film, publié en 1975 chez Albatros. Ce livre est conçu et structuré sur le même modèle qu’une émission de radio et ressemble à ce que sera plus tard le travail de Nicole-Lise Bernheim pour ce média. Il est en effet constitué d’interviews successives, initiées, comme elle le fera ultérieurement pour Nuits magnétiques par une question très large ; ici, la façon dont chacun ressent le fait de travailler avec un « metteur en scène » qui est une femme. De façon totalement démocratique et horizontale, cette question est posée à tous les participants au film (maquilleuse, coiffeuse, comédiens, producteurs, Duras elle-même, tous les acteurs, dont Delphine Seyrig, Michael Lonsdale, etc.) et sert de prétexte ou de point de départ à l’expression de points de vue sur le cinéma, ce film en particulier, l’écriture de Duras, le féminisme…

Dans l’interview d’elle-même mené par l’acteur Claude Mann, elle affirme le caractère exceptionnel de ce tournage :

Non, là…c’était le premier tournage auquel je participais. Et j’ai été fascinée, au sens très fort du terme, par Marguerite Duras. J’ai aussi eu l’impression que, par rapport à ce que disent mes amis quand ils participent à des films, il se passait quelque chose de différent sur ce tournage [4].

Elle reconnaît la présence d’une démarche radiophonique sous-jacente au livre. À la question « Pourquoi as-tu eu envie d’interviewer […] ? », elle répond : « […] je fais de la radio depuis deux ans et demi. Avant, je faisais du travail de marketing. J’ai l’habitude de demander aux gens de répondre à mes questions. J’aime bien parler avec les gens [5]. »

Il s’agit pour Nicole-Lise Bernheim d’une expérience fondatrice à partir de laquelle se sont développés parallèlement une œuvre littéraire polymorphe et une activité de productrice radio. Malgré son grand intérêt pour le cinéma, auquel elle consacrera de nombreuses émissions, elle ne s’engagera pas très loin dans cette voie. Elle a néanmoins joué de petits rôles à trois reprises (toujours dans des films de femmes) et son nom figure parmi les trois scénaristes du film Clara de Helma Sanders-Brahms, sorti plusieurs années après son décès [6].

2. Nicole-Lise Bernheim, écrivaine et femme engagée

Choix assumé de l’autobiographie, humour, importance des voyages et de l’ailleurs, arrière-plan féministe, curiosité pour des dispositifs originaux d’écriture caractérisent les sept livres publiés par Nicole-Lise Bernheim dans la foulée de Marguerite Duras tourne un film.

En 1978, les éditions Régine Deforges éditent Pourquoi les lions baissent la tête, récit à partir de souvenirs d’enfance. Mersonne ne m’aime, publié la même année, a été écrit à quatre mains par Nicole-Lise Bernheim et Mireille Cardot. Il s’agit d’une romance policière, un ouvrage perecquien et plein d’humour. Une écrivaine est assassinée et un groupe de femmes se met en quête de l’assassin. Un policier devenu fou déforme les mots et confond le m de mère et le p de père, d’où le titre. Cet ouvrage fera l’objet d’une adaptation pour la télévision et sera diffusé sur Antenne 2, le 26 juin 1982. Suivra en 1980 le recueil de nouvelles Les hommes-spirale, livre constitué de 49 courts récits, micro fictions avant la lettre, que l’auteur désigne comme des « portraits », narrant des rencontres avec des hommes dans une perspective à la fois autobiographique et féministe. Elle explore également, comme elle l’a fait sur le mode de l’humour dans son livre précédent, la question de l’appropriation par les femmes d’un langage façonné par les hommes pour parler de sexualité. Selon une démarche plus tard considérée comme caractéristique de l’autofiction, elle provoque des rencontres pour ensuite les décrire et les intégrer à sa galerie de portraits masculins. Enfin en 1984, elle renonce au côté expérimental et publie L’Aigle et la soie, roman d’aventure et récit historique, où se croisent les thèmes du voyage, de la liberté féminine mais aussi du lien avec Strasbourg et l’Alsace, lieu de l’origine familiale. De ce livre, elle a dit qu’il n’avait aucun lien avec la radio mais davantage avec le cinéma qui lui servi de modèle [7]. On peut constater – et il s’agit d’un point de vue assumé – que la radio est associée à l’expérimentation et le cinéma à un retour vers un certain classicisme.

Ses trois livres suivants seront des récits de voyage : Chambres d’ailleurs en 1986, Saisons japonaises en 1999 et Couleur cannelle en 2002.

Enfin en 2002, elle publie un essai, La Cloche de 10 heures. Radiographie d’une rumeur, chez l’éditeur alsacien La Nuée bleue, ouvrage qui reprend la matière d’une émission de radio de deux ans antérieure [8] et qui, à l’instar de son premier ouvrage, s’inspire d’un dispositif radiophonique, puisqu’il est constitué de récits de rencontres et d’entretiens.

Dans les années 80, Marie-Lise Bernheim s’est lancée dans l’expérience de grands voyages. Dans l’un des livres rapportés de ses périples, elle explique que c’est suite à un héritage [9] qu’elle a pu s’engager dans cette aventure. Elle est partie une première fois en 1982 et 1983, en Asie, Chine, Inde, Japon, Népal, Pakistan, Sri Lanka, etc. Elle a effectué ensuite un voyage dans le Nord-Est du Canada en 1986 avant de retourner au Japon dans les années 90 : en 1995 pour un travail de journalisme, puis en 1997 pour un séjour plus long, invitée par la Fondation du Japon. Outre trois livres, elle a rapporté de ses voyages matière à de nombreuses émissions de radio.

Elle peut être considérée comme un « écrivain voyageur » puisque ses voyages en Orient ne sont pas simplement du tourisme ou une expérience intellectuelle mais engagent complètement sa personne et sont partie prenante d’un projet littéraire.

Parmi d’autres caractéristiques de ses séjours, on peut noter le fait qu’elle a voyagé de façon aventureuse et précaire, dormant dans des lieux sans confort, utilisant tous types de moyens de transport, dont certains assez dangereux. Elle ne se protégeait pas. Elle a été irradiée en Inde. Le lecteur de Chambres d’ailleurs ne peut que frémir en lisant :

L’océan est souillé, il s’y produit une répugnante écume grise qui modifie son goût et son odeur. Nous avions cru à une marée noire, nous nous y sommes baignés, nous avons mangé ses poissons, ses langoustes […] L’Inde, jeune puissance nucléaire, ne fait pas attention à ses déchets, les rejette à la mer qui est faite pour ça ; nous sommes contaminés, les animaux aussi [10].

Enfin, elle a été une femme d’engagements. Elle se disait féministe mais d’un féminisme non agressif, ouvert aux hommes. Au moment de la publication du livre Les hommes-spirale, elle répond sur les ondes aux questions de Gilles Lapouge à propos de son « féminisme » et se dit « à contre-courant de la ligne, s’il y en a une, qui s’est développée dans beaucoup de livres de femmes », déclarant : « je ne revendique pas du tout, je décris des situations que je vis et que beaucoup de femmes partagent [11] ». Elle souhaite limiter son propos au vécu féminin, en évitant la théorie et le dogmatisme, d’où quelques réactions violentes au sein même du camp qu’elle défend.

Il semble que l’un de ses principaux combats ait consisté à faire connaître les femmes cinéastes. Dès ses débuts à la radio, elle consacre une émission à la pionnière du cinéma, Alice Guy. En 1974, elle a créé avec quatre femmes un festival international de films de femmes (Musidora) et une association du même nom dédiée au cinéma féminin [12]. Ces choix sont emblématiques d’une démarche constructive et non polémique. Elle ne se révolte pas ouvertement contre le peu de place des femmes comme réalisatrices de cinéma, mais s’efforce de mettre en avant celles qui se sont imposées dans un univers masculin [13].

3. Son parcours de productrice pour la radio

Elle avait une voix à la fois douce et claire, aux tonalités juvéniles, qu’elle utilisait fréquemment dans le registre de la confidence mais aussi dans celui de l’analyse ou de la démonstration. Elle parlait de façon posée et savait user de l’ironie légère.

On peut distinguer quatre moments dans sa carrière radiophonique.

Entre 1973 et 1978, on trouve trace de son travail à France Culture dans quelques émissions : Cinémagazine, Le Monde insolite, Cinéastes sans images, etc. À l’exception d’une émission sur un marché aux puces, toutes ses productions sont en relation avec la question des femmes, de l’image ou plutôt du corps des femmes, du cinéma fait par des femmes et de Marguerite Duras. Le 9 mars 1975, elle produit une émission sur les reines de beauté, le 2 juillet 1975, le reportage mentionné ci-dessus sur Alice Guy. Les autres émissions sont toutes dédiées à Marguerite Duras.

Entre 1978 et 1981, elle s’engage complètement dans l’aventure des Nuits magnétiques. Elle intègre cette équipe dès ses débuts. Alain Veinstein a déclaré lors de l’émission d’hommage de France Culture après son décès : « Je l’ai recrutée [14]. »

Durant la seule année 1978, elle produit quatorze Nuits, toujours avec un ou une partenaire (Gilbert Duprez, Claire Clouzot, Bruno Sourcis, Liliane de Kermadec) et est présentatrice dans plusieurs autres. Six autres suivront entre 1979 et 1981.

Certaines de ces séries ont fait date. Par exemple « L’espace des hommes », diffusé la première fois du 8 au 12 mai 1978, a été rediffusé à plusieurs reprises, notamment, le 6 mai 2003 lors de l’hommage que France Culture lui a rendu après son décès.

Mais on peut également citer des reportages comme celui qui est consacré au 31e festival de Cannes, diffusé entre le 2 et le 6 mai 1978, dont elle a produit les cinq émissions hebdomadaires, qui toutes se terminent par une note subjective, désignée à partir du troisième soir comme « Les lettres de Cannes de Nicole-Lise Bernheim ». Ou encore « En train pour 1979 », suite d’émissions consacrées au train, dans toutes ses dimensions et avec toutes les résonances affectives possibles (souvenirs d’enfance, rencontres dans les trains, sexualité dans les trains, etc.) Ou encore l’émission (unique cette fois) « Place des Abbesses », rêverie sur la place où elle habite, entretiens avec des habitants du quartier et des urbanistes, etc. À l’instar des Nuits magnétiques de ses collègues, il est difficile de définir le genre de ses productions : reportages quelquefois ou documentaires mixtes, majoritairement artistiques mais où la parole des experts n’est pas absente.

Une troisième étape de son travail pour la radio se situe entre 1981 et 1991. Durant cette décennie, elle ne produit plus d’émissions pour Nuits magnétiques. Ses contributions se diversifient et s’interrompent pendant de longues périodes.

Il y a d’abord un blanc de trois ans. Elle est absente des ondes entre 1981 et 1984. Ce qui correspond à la première époque de ses voyages en Asie. Elle revient à la radio en 1984, mais disparaît de nouveau en 1985 et en 1987. Elle travaille alors pour des émissions comme L’Échappée belle, La Matinée des autres ou Perspectives scientifiques. Elle évoque dans celles-ci des régions du Québec, s’intéresse à l’amiante, aux écrivains voyageurs ou à l’alpinisme. On est dans une autre sphère que précédemment, plus documentaire, moins expérimentale.

Parallèlement à cela, elle participe à la création de fictions radiophoniques : La Grande Revue gothique 15 (avec Alfredo Arias), l’adaptation pour la radio de son roman Mersonne ne m’aime [16], un journal de voyage dans le nord du Canada, Voyage au pays des esprits, du vent et des étendues sauvages [17], ainsi qu’une adaptation pour la radio d’une nouvelle d’Oscar Wilde [18].

Quatrième étape : dans les années 90, elle revient vers la radio de création, produit quatre Nuits magnétiques, ainsi que trois Ateliers de création radiophonique.

Quand elle est productrice pour Nuits magnétiques, il s’agit toujours d’une émission unique (deux dans un cas) et non d’une série comme lors des débuts de l’émission. Ces productions ont toujours un référent initial géographique. C’est le cas pour « Rue des nostalgies » sur la rue des Rosiers, le quartier du Marais et le souvenir d’un monde perdu lié au judaïsme, ou pour le reportage intitulé « Bouvard et Pécuchet », sur le quartier du canal Saint-Martin. Elle produit ensuite en 1992, toujours pour Nuits magnétiques, deux émissions sur Monte-Carlo, originales car tournant le dos à toute approche touristique, riches en entretiens avec les personnes ordinaires qui y habitent et en réflexions sur le côté excentré, marginal de la principauté. Sa dernière contribution à Nuits magnétiques est en 1997, deux ans avant la fin de cette émission, une production en deux volets avec Colette Fellous sur le vêtement dans le monde.

On la retrouve pendant la même période, productrice de trois Ateliers de création radiophonique : « Jours d’hiver à Berlin » (1992) ; « Jours d’été à Lavaur » (1996) et « Kyoto, vert mousse » (1998). Chaque fois, l’ancrage de l’émission est géographique mais celui-ci ne constitue qu’un point de départ ou un prétexte. Dans l’émission sur Berlin il est longuement question de la Shoah et du souvenir de la seconde guerre mondiale, tout comme de la chute du mur et de simples questions d’urbanisme. Le reportage sur Lavaur, village de Dordogne, est un « essai radiophonique », une enquête autobiographique sur le village où elle a vécu sous une fausse identité pendant la seconde guerre mondiale, quand sa famille devait se cacher parce qu’elle était juive. Cette émission a reçu le prix de la SCAM. De même le reportage sur Kyoto ne porte pas seulement sur cette ville mais également sur l’architecture et l’art japonais.

Comme lors de la période précédente, Nicole-Lise Bernheim est aussi auteur de fictions radiophoniques. Elle produit avec Mireille Cardot une fable burlesque intitulée « Hourra sur le baudet », qui a été diffusée l’après-midi pendant cinq jours en novembre 1996.

Parallèlement à ces contributions, elle est productrice ou présentatrice d’émissions liées aux voyages pour L’Échappée belle, L’Usage du monde, La Matinée des autres, État de faits et Carnets de voyage. À côté du Japon et du Sri Lanka, on peut noter dans son travail un retour d’intérêt pour des thèmes géographiquement proches : une enquête sur une boucherie alsacienne et un reportage sur la culture de l’olive à Nyons.

4. Ses choix comme productrice

Si l’on tente de rassembler quelques constantes du travail radiophonique de Nicole-Lise Bernheim, on peut commencer par remarquer le fait qu’elle a eu à cœur de ne jamais oublier le sensible, c’est-à-dire les voix, le silence, la musique. Le bruit des vagues et celui des cloches sont donnés à entendre de façon répétitive dans ses émissions. On entend la mer dans les contrepoints personnels sur lesquels se terminent les Nuits magnétiques consacrées au festival de Cannes en 1978, où elle se met en scène sur la plage. Le premier de ces contrepoints est une sorte de poème sur fond de bruit de vagues, à partir de la répétition de la phrase « Tu entends la mer ». Les deux émissions sur Monte-Carlo font constamment entendre le son des vagues. Il y a des bruits de cloche dans « Place des Abbesses », dans « La cloche des Juifs » et dans la plupart des émissions qu’elle a consacrées à des quartiers de Paris. Elle arrive ainsi à créer un univers sensible personnel, facilement reconnaissable. À propos de la place des Abbesses, elle dit : « Le vent se lève, cette place c’est comme une plage… Paris au loin, c’est comme la mer… »

Le silence est également très présent dans ses émissions, non seulement quand elle parle seule au micro mais aussi quand elle s’adresse à un interlocuteur, dont elle attend longuement les réponses, sans tenter de meubler les silences qui s’intercalent. Par exemple les « Lettres de Cannes » évoqués ci-dessus donnent à entendre non seulement les vagues mais aussi le silence.

On pourrait dire la même chose des bruits de rue, de café lors d’entretiens avec des personnes ordinaires, ou du train dans la série qu’elle lui a consacré où on l’entend, y compris dans la diction saccadée des intervenants.

La musique est également importante dans ses émissions. Difficile de se représenter « L’espace des hommes » sans les airs d’Offenbach qui à la fois servent de contre-point, de clin d’œil humoristique mais aussi de reformulation sensible des clichés sur la masculinité qui jalonnent l’émission. De même toutes les émissions des années 80 et 90 dont le référent premier est géographique (lointain ou européen) donnent à entendre de larges extraits de musique populaire ou folklorique (accordéon parisien, chants juifs, musiques indiennes etc.), qui n’illustrent pas simplement des paroles mais font partie du propos de l’émission.

La nuit enfin, celle du titre des émissions et celle de l’heure de diffusion est complètement prise en compte dans ses premières productions. Elle tente de la faire sentir, de la mettre dans le contenu et pas seulement dans le cadre de son travail, par exemple lorsqu’elle présente en 1978 le 4e festival du cinéma de Paris, elle interroge des acteurs et des cinéastes sur ce qu’est la nuit pour eux, tentant, par approches successives, de dire et d’une certaine façon de faire entendre la nuit.

Une autre manière pour elle de mettre le sensible en avant est l’attention qu’elle porte au corps et en particulier au corps des femmes. Cette question comme celle de la sexualité ne sont jamais oubliées dans son travail. En 1981, elle consacre une Nuit magnétique à la question « Qu’est-ce qu’on fera quand on sera gros ? » dont le thème est, comme l’indique le titre, le fait d’avoir un corps différent de la norme, et le ressenti émotionnel de ceux qui sont dans cette situation. De même « L’espace des hommes » donne à entendre des confidences sans tabou, où il est question de la façon dont les hommes ressentent leur propre corps.

Une autre constante de ses émissions est l’élan vers les marges et l’altérité. Elle s’intéresse toujours aux autres les plus humbles, les plus ordinaires et les plus lointains. On peut mentionner à ce propos le recours constant dans ses reportages à la parole des anonymes, rencontrés dans la rue. Par exemple dans la série « L’espace des hommes », c’est à des inconnus, dans un bar, qu’elle pose en premier la question « qu’est-ce que c’est pour vous qu’être un homme », avant de demander la même chose à des artistes ou des psychologues. La parole de personnes ordinaires est présente dans toutes ses enquêtes ; dans « Place des Abbesses », les anonymes sont écoutés avant les experts en urbanisme et parmi eux se trouvent majoritairement des pauvres, des marginaux.

L’ailleurs géographique, celui de ses voyages, est également matière à élaboration radiophonique et même la principale matière à partir de 1984. Lors de son reportage en 1978 sur le festival de Cannes, le soir elle s’éloigne de la ville et enregistre depuis la plage, à distance de l’agitation, dans une sorte de marge. Elle aime les lieux sauvages, oubliés. Nombre de ses reportages portent sur des pays très pauvres, exclus du développement, comme le Sri Lanka.

Bien avant, semble-t-il, que la parole autobiographique ou autofictionnelle n’acquière le statut qu’elle a aujourd’hui, Nicole-Lise Bernheim a intégré la parole sur soi et son histoire à de nombreuses émissions. Elle s’est prise souvent elle-même comme sujet de son discours radiophonique. Lorsqu’elle est sur la plage en marge du festival de Cannes, elle parle d’elle, de son éloignement d’un homme auquel elle dit le désir de le revoir ; un autre soir, elle avoue un échange de regards avec un autre homme qui lui a plu. Ces passages sont à la seconde personne et ces moments en viennent à être désignés comme des lettres de Nicole-Lise Bernheim. De tels moments de parole jouent aussi sur l’ambiguïté du destinataire. Par exemple lorsqu’elle déclare au cœur de la nuit : « Je pense à toi qui n’es pas là. Je me demande comment serait cette ville avec toi si tu étais là sur le sable. Que fais-tu ce soir ? », l’auditeur peut avoir l’impression que cette voix féminine s’adresse à lui et elle joue de cette ambiguïté.

De nombreux passages autobiographiques sont également présents dans « En train pour 1979 ». Dans un moment particulièrement intense, elle évoque une rencontre en train avec son père qu’elle n’a pas vu depuis longtemps et qui revient du camp de concentration où il avait été déporté. Plus tard dans la même émission, il y a des confidences sur des rencontres érotiques en train. La place des Abbesses, évoquée dans une autre Nuit magnétique, est la place où elle habite (elle dit « ma place »), elle se met en scène chez elle (« De ma fenêtre, là, maintenant je la vois… »), les habitants du quartier qu’elle interroge la connaissent, etc. Même recours à des souvenirs personnels dans « Qu’est-ce qu’on fera quand on sera gros ? » (le on du titre étant déjà révélateur de cette perspective). L’enquête sur son enfance est enfin le thème principal de l’Atelier de création radiophonique « Jours d’été à Lavaur » où elle tente de retrouver dans ce village des personnes ayant connu sa famille lorsqu’elle se cachait pendant la guerre. Bien avant qu’elle explicite son lien avec l’Alsace et le monde juif dans les deux pans de son enquête sur le judaïsme strasbourgeois, elle a fait ponctuellement référence à sa tante, ses parents, ses grands-pères colporteurs, sa famille alsacienne, ses vacances à Mulhouse.

Tout se passe donc comme si le travail radiophonique de Nicole-Lise Bernheim avait anticipé l’évolution des Nuits magnétiques, vers l’exposition de soi du producteur et l’usage d’un je autobiographique assumé, évolution qu’on situe quelquefois dans les années 199019 et attribue à l’influence de Colette Fellous.

Une dernière caractéristique du travail radiophonique de Nicole-Lise Bernheim est le recours systématique aux questions, non pour arriver à des réponses mais pour développer un thème. Ses interviews se situent à la pointe extrême de l’entretien non directif, puisqu’elle aborde ses interlocuteurs avec des questions très vastes, du type « Qu’est-ce que pour toi qu’être un homme ?» On est dans un empan très large, laissant toute liberté quant au domaine de réponse. Même chose avec le train, avec le ressenti de maigreur ou grosseur, l’écoute d’une cloche, le lieu où on vit.

Le questionnement est pour elle une démarche heuristique. Dans de nombreuses émissions, Nicole-Lise Bernheim (capable à d’autres moments d’avoir une parole pleinement assumée) se tait et donne toute la place à ses interlocuteurs, les laissant seuls face au trouble d’une question pouvant être comprise de différentes façons. Dans « L’espace des hommes », cette démarche lui permet de recevoir d’une part des réponses stéréotypées mais révélatrices de préjugés, comme « être un homme, c’est être grand, c’est être fort, c’est être marié, c’est être responsable », mais aussi des confidences très intimes et une parole libérée des tabous puisque les hommes en viennent à parler de choses comme l’expérience de l’érection, la bisexualité, la transsexualité, le viol.

Le lien est évident entre cette posture d’intervieweuse et celle d’un psychanalyste, qui se tait pour laisser toute sa place à la parole de l’analysant. Nicole-Lise Bernheim (qui s’est elle-même soumise à l’expérience de la psychanalyse) sait se taire pour qu’émerge de façon libre la parole de ceux qu’elle questionne. Cette démarche lui permet d’explorer un sujet et d’en dire plus que si elle avait recours à des questions frontales. Elle éclaire, sans arriver à des certitudes. A aucun moment elle ne tente de déconstruire les préjugés des hommes qu’elle interviewe. Son but n’étant pas la réponse juste mais le déploiement d’une parole qui informe sur une question.

5. La Cloche de 10 heures

De même qu’on trouvait à l’origine de l’écriture et du travail radiophonique de Nicole-Lise Bernheim l’expérience de la participation au tournage d’India Song, une enquête réalisée à Strasbourg croise une dernière fois les deux fils de son activité d’écrivaine et de femme de radio. Elle produit (avec William Ducan) le 2 juillet 2000 un documentaire pour États de faits, intitulé : « La cloche des Juifs, réalité ou fantasme ? » Pour réaliser celui-ci elle a séjourné trois jours à Strasbourg et enquêté sur une sonnerie de cloche qui retentit tous les jours depuis la cathédrale dix minutes après le carillon de 10 heures. Étonnamment les Strasbourgeois pensent que cette cloche a pour origine le fait d’établir un couvre-feu et de demander aux Juifs de quitter la ville où autrefois ils n’étaient admis que durant la journée pour des activités marchandes. L’enquête révèle une confusion entre la cloche de 10 heures et une corne qui a été effectivement utilisée comme signal pour autoriser les Juifs à entrer dans la ville ou leur demander d’en sortir, mais dont l’usage a été aboli au moment de la Révolution française. L’objet du reportage est ensuite élargi au judaïsme strasbourgeois : description du quartier juif, préjugés antisémites et souvenir encore vivant d’un massacre au XIVe siècle des Juifs rendus suspects par le fait qu’ils n’étaient pas morts dans les mêmes proportions que le reste de la population lors d’une épidémie de peste. Nicole-Lise Bernheim associe, comme dans toutes ses émissions la parole d’experts à celle des anonymes, donne longuement et à plusieurs reprises à entendre le mystérieux carillon et ne dissimule à aucun moment sa propre identité de Juive d’origine alsacienne et sa proximité émotionnelle avec les questions abordées.

Deux ans après la diffusion de ce reportage et un an avant son décès, elle publie son dernier livre La cloche de 10 heures. Radiographie d’une rumeur [20]. Elle dit avoir été troublée par le caractère désagréable de la riche matière découverte lors du reportage pour France Culture :

Pendant les entretiens, le preneur de son, le chargé de réalisation et moi-même avions ressenti une impression identique de désarroi […] Au fur et à mesure des discussions pendant la réalisation de l’émission, le malaise a grandi en moi et aussi l’impression désagréable d’avoir impoliment évoqué un sujet tabou [21].

Après un premier temps où elle a été, comme elle l’écrit, « heureuse » et « soulagée » de quitter Strasbourg, elle est revenue y séjourner à deux reprises afin de reprendre et approfondir son enquête. Dans le titre du livre, la mention « cloche des Juifs » a disparu et ne figure plus que la désignation « cloche de 10 heures », ne véhiculant aucun préjugé antisémite. L’essai publié ressemble par sa forme chorale à une enquête radiophonique, car la parole y est donnée successivement à des habitants de Strasbourg, des historiens, des prêtres, des spécialistes du judaïsme, etc. On retrouve parmi ceux-ci la totalité de ceux qui avaient été interviewés pour l’émission de France Culture, dans un ordre rappelant celui du reportage radiophonique. Le nombre de témoignages et de points de vue savants à la fois sur la sonnerie de la cloche et le judaïsme strasbourgeois a beaucoup augmenté. Si le texte publié n’apporte rien de fondamentalement neuf quant au noyau de l’enquête (la confusion entre la sonnerie de cloche à 10 heures et l’usage plus ancien d’un cor), il amplifie la réflexion sur l’antisémitisme, intégrant un point de vue sur d’autres formes de racismes, donnant par exemple la parole à un Turc. Afin de conserver le lien avec l’origine radiophonique du travail, quelques lignes intitulées « Micro-trottoir » sont insérées au bas de certaines pages, consistant toujours en la question « La cloche de 10 heures, c’est quoi pour vous ? » suivie d’une réponse brève.

Ce qui est nouveau ici est le fait que viennent s’intercaler dans ces paroles d’origine diverses, une sorte de « carnet de voyage » tenu par l’auteur lors de la reprise de son enquête. Dans celui-ci, on trouve non seulement un compte-rendu de rencontres et de déplacements mais aussi la formulation d’émotions ayant accompagné cette enquête et des passages autobiographiques où émergent des souvenirs d’enfance et la revendication plus explicite encore que précédemment d’une « origine juive ». C’est ainsi qu’elle raconte avoir accompli avec sa mère et son oncle un rituel de souvenir sur des tombes de la famille, visité l’appartement d’un autre oncle et revécu de façon empathique l’exclusion et l’errance qui ont été celles de ses ancêtres. Tout se passe comme si cette enquête sur son origine venait prendre la place des récits de voyage dans des pays lointains, suggérant qu’il s’agit profondément de la même démarche et d’un travail au centre duquel se trouve un questionnement sur l’altérité. Elle mentionne dans l’émission radiophonique, comme dans le livre, l’idée selon laquelle les Juifs sont des signifiants de l’altérité.

Si la thématique de la différence et donc de l’altérité peut apparaître comme le moteur du parcours esthétique et idéologique d’Anne-Lise Bernheim, cela s’articule, du point de vue du mode d’expression choisi, avec un refus radical des certitudes, qu’on peut associer au désir assumé d’en rester au questionnement. Dans un entretien qui sert d’introduction à « L’espace des hommes22 », Alain Veinstein lui a demandé comment elle abordait la question de la masculinité : « Avec un regard hostile ou un regard critique ? » Elle a répondu : « Un regard bienveillant, parfois agressif, parfois agacé… critique non… c’est un regard si je puis dire questionneur. » On peut penser que cette dernière formulation, qui associe l’idée de la vision – présente de façon précoce dans son intérêt pour le théâtre et le cinéma – à celle du choix de la posture de l’interrogation, formule et résume les raisons de son choix de la radio de création comme mode d’expression privilégié.

Notes

1 Les informations données çà et là par Nicole-Lise Bernheim sur sa famille permettent de savoir que celle-ci est d’origine alsacienne et juive. Ils se sont réfugiés en Dordogne pendant la seconde guerre mondiale. Le père a été déporté, est revenu du camp de Sachsenhausen mais est mort jeune. Nicole-Lise Bernheim est allée à l’école à Figeac, puis a habité à Paris. Elle était très attachée à sa tante qui habitait à Mulhouse, chez qui elle a résidé quelques années et qu’elle allait voir en vacances. Elle mentionne souvent le fait que ses deux grands-pères étaient colporteurs, métier modeste, souvent exercé par des Juifs. Elle cite également le fait qu’elle a grandi avec un secret de famille sur la naissance de sa mère, non reconnue par son père.
2 V. mon article « L’écriture radiophonique de Marguerite Duras : le sens exact de la théâtralité », dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, 2017, p. 89-100.
3 Marguerite Duras, Le Ravissement de la parole, disque III, extrait n°6.
4 Nicole-Lise Bernheim, Marguerite Duras tourne un film, Paris, Albatros, p.78.
Ibid., p.77.
6 Figurante dans Mon cœur est rouge de Michèle Rosier (1977), L’homme fragile de Claire Clouzot (1981), Les Nanas de Annick Lanoë (1984). Scénariste (posthume) avec Helma Sanders-Brahms et Colo Tavernier, du film Clara sur Clara Schuman de Helma Sander-Brahms, sorti en 2009.
7  Lors de l’émission « Hors-texte : Nicole-Lise Bernhein », France Culture, 26 avril 1984.
8 « La cloche des Juifs, réalité ou fantasme », État de faits, France Culture, 2 juillet 2000.
9 « En 1982, à Mulhouse, tante Suzanne meurt. Avec l’argent qu’elle me lègue, je décide de connaître un peu mieux la planète » (Nicole-Lise Bernheim, Saisons japonaises, Paris, Payot & Rivages, 1999, Petite bibliothèque Payot, p.11).
10 Nicole-Lise Bernheim, Chambres d’ailleurs, Paris, Arléa, 1986, réédition Payot & Rivages, Petite bibliothèque Payot /Voyageurs, 1999, p. 124 et 125.
11 Agora, France Culture, 19 juin 1980, 24 min., producteur Gilles Lapouge, intervenante Nicole-Lise Bernheim.
12 V. Françoise Marrou-Flamant, À tire d’elles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 41 & Collectif Musidora, Paroles… elles tournent !, éditions des femmes, 1979. L’association a rassemblé : Françoise Flamant, Nicole-Lise Bernheim, Dana Sardet, Claire Clouzot, Claudine Serre.
13 Elle a contribué à la préface du livre d’Alice Guy, Autobiographie d’une pionnière du cinéma 1873-1968 : Alice Guy, Paris, Denoël-Gonthier, 1976.
14 Surpris par la nuit, 6 mai 2003.
15 Diffusée le 26 avril 1984.
16 Diffusée le 19 avril 1986.
17 Diffusée le 18 décembre 1988.
18 L’Anniversaire de l’infante, diffusée le 14 janvier 1990.
19 V. Clara Lacombe, Nuits magnétiques, la radio libre du service public, 1978-1999, mémoire de master 2, session 2016, sous la direction de Pascal Ory, Université Paris 1, version en ligne sur le site Archives ouvertes HAL, p. 170.
20 Nicole-Lise Bernheim, La Cloche de 10 heure. Radiographie d’une rumeur, Strasbourg, éditions de la Nuée Bleue, 2002.
21 Ibid., p. 7.
22 Diffusé pour la première fois le 8 mai 1978.

Auteur

Annie Pibarot est maître de conférences honoraire de l’Université de Montpellier. Membre de l’équipe RIRRA21, elle a publié deux livres et des contributions à des revues et ouvrages collectifs autour des questions de l’autobiographie, l’autofiction et la littérature de l’extrême contemporain. On lui doit plusieurs articles sur l’œuvre  ou l’activité radiophonique de Claude Ollier et Marguerite Duras. Elle a co-édité en 2017, avec Pierre-Marie Héron et François Joly l’ouvrage Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 276 p.

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Considérer la radio comme un des beaux-arts


Au micro d’Agathe Mella en 1987, Alain Trutat revient sur les tout débuts de l’ACR, son projet de départ, son influence stylistique sur d’autres programmes de France Culture, sa légitimité au sein de la chaîne, les fondamentaux de l’art sonore, rattaché au spectacle, distinct du journalisme et de son allégeance à l’information, l’apport des autres arts, la nécessité d’un accompagnement critique des émissions. L’article de 1974 présenté à la suite, tout en articulant déjà à sa manière certains de ces thèmes, est remarquable par son style d’avant-garde : il mime le déroulement d’une bande magnétique, pour, selon un phrasé discontinu et dans une typographie bruitiste, défendre, « à côté de la radio pour tous », une « radio pour chacun » dans laquelle l’ACR peut, pour sa part, « exiger un auditeur exigeant ».

Speaking to Agathe Mella in 1987, Alain Trutat revisits the very beginnings of the ACR, his original project, his stylistic influence on other France Culture programs, his rightful place within the station, the fundamentals of radio art, connected to performance as distinct from journalism and its allegiance to information, the contribution of other art forms, the necessity of critical support of programs. The 1974 article that follows, all while already articulating in its own way some of these themes, is notable for its avant-garde style: it mimics the unwinding of a magnetic tape in order to defend, according to a fragmented phrasing and a  bruitist typography, “next to the radio for all”, a “radio for each person” in which the ACR can, for its part, “demand a demanding listener.”


1. Alain Trutat au micro d’Agathe Mella (1987)

Entretien diffusé dans Les chemins de la connaissance, 8, France Culture, mercredi 2 septembre 1987, 10h30-11h. Dans le cadre d’une série en dix épisodes des Chemins de la connaissance, consacrée à « La recherche à la radio », diffusée du 24 août au 4 septembre 1987 (épisodes 1 à 5 : « La technique et la musique », épisodes 6 à 10 : « Les essais et la création »). Personnalités interrogées : Pierre Schaeffer, Jacques Poullin, Pierre Henry, Michel Philippot, François Bayle pour « La technique et la musique », Bernard Blin, François Billetdoux, Alain Trutat, René Farabet, Yann Paranthoën pour « Les essais et la création ». Transcription, mise en page et notes de Pierre-Marie Héron.

*

Agathe Mella ‒ Alain, si mes souvenirs sont exacts, vous êtes à l’origine d’une longue série d’émissions, qui s’appelle l’Atelier de création. Est-ce que vous pouvez vous souvenir à peu près à quel moment cette série continue a pris naissance ?

Alain Trutat ‒ Moi je ne dirais pas que c’est une série d’émissions, je dirais que c’est plutôt un lieu de travail que j’ai voulu essayer de mettre sur pied, disons un avatar très très modeste de ce qu’avait pu être autrefois le Club d’Essai ou le Studio d’Essai. Je sais que ça date d’après 69, mais ça faisait plusieurs temps que ça marinait. J’avais fait des projets, d’ailleurs j’en avais parlé avec Schaeffer, avec Tardieu [1]. C’est pour vous dire qu’il y a quand même une certaine filiation, un souci de ne pas avoir à la radio que des productions élaborées dans le minimum de temps, pour une consommation courante ‒ une production qui pouvait être de qualité ‒, mais d’essayer d’avoir aussi des productions qui seraient beaucoup plus poussées, beaucoup plus affinées.

Et pour lesquelles il y aurait ‒ ah ça, j’y ai toujours tenu ‒ une servitude antenne, parce que moi je crois que la radio, c’est toute la chaîne, ça n’est pas uniquement ce que l’on fait en studio, ce que l’on écoute en studio, mais c’est ce que l’on écoute après, sur sa chaîne ou sur son transistor, dans d’excellentes ou de médiocres conditions. Et une émission c’est ce qui sort, c’est ce qui est passé par le filtre de l’antenne, c’est ce que l’on reçoit chez soi. Je me méfie beaucoup de l’écoute uniquement, qui peut être très très belle. Je crois que ce qui a tué le premier Studio d’Essai, c’est que, effectivement, les gens se réunissaient, rue de l’Université, et écoutaient beaucoup entre eux, et puis cela n’allait pas au-delà [2]. Or c’est peut-être très intéressant, très passionnant, parce qu’on avait affaire à des gens très attentifs, qui étaient riches et qui donnaient des idées, mais il n’y avait pas cette espèce de réponse du public. Même si on ne la reçoit pas, parce qu’on sait très bien que l’auditeur écrit très peu, il y a toute une série d’impondérables qui se passent entre la sortie du magnétophone et la réception, et ça, ça fait partie pour moi de la radio. Là je sais que c’est un des points dont j’avais débattu, parce que, lorsque j’en avais parlé, c’était à Dhordain, il m’avait dit « Ah mon petit père – vous connaissez son langage – oui… Quelle connerie, j’y comprends rien, mais vas-y ! » Mais alors il avait discuté : « Mais bon, l’antenne », etc. Il souhaitait que ça se fasse – pas trop cher ‒, et puis de temps en temps quand il y avait un produit, qu’on le diffuse.

C’était plutôt un petit programme, un microprogramme si je puis dire, qu’une émission. C’est devenu une émission, ‒ et ça je le regrette ‒ c’est devenu une émission quand les moyens nous ont été diminués. Parce que ce microprogramme, qui comportait à l’origine des séquences d’aspects différents, de disciplines différentes ‒ disciplines radiophoniques ‒, d’approches radiophoniques différentes, de tons, etc. dans chaque soirée, nécessitait évidemment plus de moyens. Et lorsque les moyens techniques ont été diminués, on a diminué le nombre de sujets, le nombre d’approches, pour continuer à essayer d’avoir sur un seul thème l’approche la plus affinée, complexe, à la fois, parfois trop sophistiquée, enfin…

Il y a eu des échecs, mais je crois qu’il y a eu des réussites exceptionnelles.

Ce qu’il y a eu d’étonnant dans les réussites, ça a été l’influence qu’a eu l’Atelier, notamment, sur des tas de modes de présentation. Les premiers qui ont piqué en ont fait des trucs. Je ne dis pas que dans l’Atelier il n’y a pas parfois, ou qu’il n’y a pas eu parfois, des moments où c’était des trucs. Mais c’était quand même assez rare, ce n’était jamais des effets pour l’effet, c’était toujours pour essayer d’écrire au-delà du son premier, pour essayer de donner des approches multiples, de multiplier les informations sonores à partir d’un même thème. Mais il est évident que cela a été repris souvent, et repris comme effet pour l’effet, comme truc pour le truc. Ce qui d’ailleurs a amené l’Atelier – puis c’était une nécessité, une heureuse évolution – à peut-être plus de froideur, plus d’ascèse, et à peut-être moins de sophistication dans le sens péjoratif du terme.

Extrait d’émission

Alain Trutat ‒ Nous nous sommes fondés entièrement sur les programmes de la Biennale de Paris dont j’avais par ailleurs la responsabilité. Vous savez qu’à cette époque-là on était très producteurs à la Biennale, c’était un lieu où on enregistrait beaucoup de choses, il y avait des spectacles présentés, etc., enfin la Biennale était beaucoup plus riche que maintenant, ça indiquait tout de suite un état d’esprit, la Biennale ‒ ça s’appelait la Biennale des jeunes artistes de Paris. À cette époque-là elle était encore très vigoureuse, assez insolente, et l’Atelier était aussi dans la ligne, dans cet état d’esprit, ce qui nous a même valu quelques rappels à l’ordre de temps en temps – enfin, disons, une ou deux fois par an. Dans les thèmes retenus, dans les thèmes travaillés, dans les thèmes évoqués.

Et je pense que ça représentait sur Culture un lieu où il y avait des perturbations. Je l’ai dit en général plutôt pour France Culture et je le pense plus pour France Culture que pour l’Atelier seul, mais j’ai toujours pensé que France Culture devait être un accélérateur d’identité (sourire). Alors je dirais que l’Atelier là-dedans était une particule qui avait sa fonction propre dans cette accélération d’ensemble – parce que France Culture doit former un tout et doit avoir cette diversité.

L’accablement dont j’ai été couvert pendant au moins cinq ans ou six ans, c’est que les gens me disaient :« Ah oui vous voudriez que tout France Culture soit comme l’Atelier », etc. Parce que les gens ne comprennent pas, les gens ont toujours un esprit globalisant, totalitaire… Mais surtout pas ! ça aurait été inaudible ! Parce que l’Atelier parfois c’était inaudible !

Extrait d’émission

Alain Trutat ‒ Je vais employer un mot qui va faire rire certains : je dirais qu’il y avait quand même une primauté de l’esprit sur la matière – mais que dans certains cas il y pouvait y avoir une primauté de la matière sur l’esprit. J’appelle l’esprit le fond, et la matière la forme, le travail sur le son, etc. Tout ça on essayait de le conjoindre…

J’ai toujours pensé que toute parole pouvait être nue, parfaitement nue, et tout ça dépend de son contenu. Et puis que toute parole pouvait être au contraire perturbée, brisée, rompue, mêlée, malaxée, nattée avec une autre parole selon aussi ce que l’on veut exprimer. Il y a deux niveaux, il y a le niveau de ce que… j’avais une formule qui vaut ce qu’elle vaut, c’était : « Sont-ce sons sans sens ou sons sensés [3] ? » Est-ce que ce sont des sons qui n’ont pas de sens ou est-ce que ce sont des sons qui ont un sens ? Je pense que tout son a un sens, mais le sens qu’il a vient de son organisation, de son rapport avec le son voisin, avec le son avec lequel on peut le faire cohabiter, auquel on peut le conjoindre. Alors le problème, c’était à la fois d’aborder des idées, des propos qui, ou esthétiquement ou dans leur contenu, pouvaient être nouveaux – si tant est qu’il y ait quoi que ce soit de nouveau, mais là c’est un faux débat, il est évident qu’il y a toujours des choses nouvelles dans la façon de les dire–, et alors c’était aussi, justement, la façon de dire ces choses qui comptaient.

Vous savez il y a un mot… vous connaissez mon immense modestie, je dirais qu’il est ou de Victor Hugo ou de moi, je ne sais plus (sourire) : « La forme, c’est le fond amené à la surface [4]. » Je crois que c’est ça : trop souvent, on recouvre le fond, parce qu’on met des déluges de forme, on met, comme sur les tableaux, un « bitume » inutile puisqu’on cache le fond – donc il n’est même plus inutile, il est – employons un grand mot – criminel, comme à la radio la moitié sinon les trois quarts des fonds sonores. Cela dit, il y a parfois des multiplicités d’informations sonores qui peuvent être intéressantes, parce qu’elles peuvent multiplier aussi dans l’esprit … je dirais, des visions.

Je dis toujours que les quatre mamelles de la radio, c’est : parole, musique, bruit et silence. Ce qu’on oublie toujours. Le silence est capital. Bien sûr pas le trou, pas le vide, pas le blanc. Le silence. Or ce dont crève à mon avis la radio – ça c’est une influence journalistique que je trouve très néfaste –, c’est que plus jamais on ne laisse la pensée respirer. On ne laisse pas au temps le temps d’exister. Or pour moi la radio c’est une question de temps. C’est linéaire, ça se déroule dans le temps, ça n’est pas comme un tableau où on a tout de suite une vue globale, panoramique. Bien sûr, l’œil s’accroche toujours plus ou moins de tel ou tel côté, on sait qu’on oriente plus la lecture dans un certain sens, etc. Tandis que la radio ça se déroule obli-ga-toi-re-ment dans le temps ; d’ailleurs le ruban magnétique en est la preuve matérielle. Or ce qu’il faut, c’est laisser au temps le temps d’exister. On ne le fait plus à la radio et ça c’est terrible, à la radio, ce « débagoulé » continu… et alors l’assommoir sonore.

Extrait d’émission

Alain Trutat ‒ Ce que je voudrais dire aussi à propos de l’Atelier : il y a eu un double souci, qui a l’air un peu contradictoire, d’une part d’affirmer au maximum l’appareil radiophonique, le terrain sonore, le terrain radiophonique et de penser toujours que la radio existe en soi : de la radio considérée comme un des beaux-arts. Et qu’il y a là quelque chose de capital, de toujours penser à l’instrument qu’on utilise – d’ailleurs ça a amené à faire plusieurs programmes sur la radio, sur le son, etc. Et d’autre part le souci – et ça n’est pas contradictoire –, en plaçant la radio parmi les beaux-arts, de considérer aussi l’apport des autres arts. Parce que je crois beaucoup à l’interpénétration, à l’apport des autres arts. Par exemple, il y a eu des travaux assez poussés sur les rapports avec la peinture. Bon, d’une part je suis passionné de peinture, et j’ai toujours pensé qu’il fallait essayer de trouver des possibilités de rendre visible, de « donner à voir », la peinture. Il y a plusieurs approches possibles pour arriver à rendre l’esprit d’un peintre. Bien sûr, l’auditeur ne connaissant pas la toile n’imaginait pas forcément la toile du peintre. Mais là je crois qu’il y a eu des réussites. Même chose dans le rapport avec le cinéma. On a travaillé, ou sur le cinéma, ou avec des cinéastes qui ont fait des réalisations à l’Atelier. Pourquoi uniquement se limiter à la musique sous prétexte que c’est du son ? Alors c’est très intéressant parce qu’on s’enrichit les uns les autres. Le drame c’est de se limiter toujours à ses petites brochures, à ses petits micros, ses petites distributions, ce qu’on est obligé de faire dans bien des cas – et ce ne sont pas forcément des petites brochures, des petits micros et des petites distributions ! Mais je veux dire qu’il y a quand même un côté formel, au départ, où on fonctionne sur des rails, plus ou moins riches – ils peuvent être très très riches d’ailleurs. Il faut tâter des terrains, c’est un peu ça la recherche, il faut essayer de voir, et puis tout ne réussit pas… De même qu’on a diffusé aussi parfois des bandes sonores de films, uniquement, par exemple je me souviens avec Georges Perec, la bande sonore d’un film, qu’il commentait en même temps, on a fait tout un travail… C’est ça qui est passionnant.

Il y a trente-six formes de radio, il y a trente-six approches, de même qu’il y a trente-six tons de voix et tout, c’est comme dans tous les spectacles. Mais moi, ce que j’aurais voulu – je crains que ce soit de plus en plus difficile maintenant, c’est que la radio soit considérée, je vous le disais, comme un des beaux-arts. En tout cas elle doit appartenir au spectacle. Je veux dire qu’une certaine radio, celle qui m’intéresse, j’ai toujours considéré qu’elle avait de toute façon un public restreint, de même que, disons, les livres de poésie.

Ce qui est dramatique à la radio c’est qu’il n’y a plus aucun appareil critique. Il n’y a aucun appareil critique en face, c’est ça qui est dramatique. Parce que je pense – et c’est pour ça que la radio n’a pas réussi à atteindre vraiment le statut de l’art – qu’un art vit aussi… de lui d’abord, de son existence, de ce qu’il propose – oui, propose… et puis de la façon dont il est reçu. Or il n’y a aucun appareil critique. Il n’y a pas une critique de radio. Il y a eu une époque, quand même, où il y avait une certaine attention aux programmes ; maintenant il n’y a plus que Télérama qui publie des petites informations sur la radio. Il y a eu autrefois, quand même, La Chambre d’écho, la revue du Club d’Essai [5], les Cahiers [d’étude de radio-télévision], avec des articles de Bachelard, de Tardieu [6], etc. J’ai d’ailleurs recueilli tout ça, je voulais les publier, je n’en ai jamais eu les moyens, et puis je n’ai jamais eu le temps de poursuivre. J’ai toute une petite collection de prête. Des écrits sur la radio il y en a très très peu : il y a quelques écrits des futuristes italiens, qui proposaient des choses [7] ; il y a quelques textes de Brecht [8]… Il y aurait un corpus très intéressant à composer.

En fait la radio souffre aussi de la communication, c’est-à-dire qu’on est envahi par une maladie qui s’appelle communication, dont on n’arrive pas à se débarrasser, parce qu’elle n’a aucun sens, elle n’est plus naturelle. Le drame c’est que, d’un côté il y a une toute petite fourmi, et puis de l’autre côté il y en a dix mille. Et elles sont toutes valables. Mais la toute petite fourmi, évidemment, on finit par ne plus l’entendre, ne plus la voir. Or c’est à partir de l’instant où quelqu’un peut s’exprimer personnellement qu’il pourra communiquer quelque chose vraiment. Sinon il est un transmetteur, il est… c’est beaucoup plus flou. Vous croyez que le père Léautaud avait le souci de communiquer ? Non, de s’exprimer. Et les gens d’ailleurs, la plupart, l’ont reçu. Certains ne recevaient que le côté clownesque, etc., et n’attendaient pas ce qu’il pouvait y avoir de plus profond, par-delà effectivement tout un aspect d’humeur, mais… je crois que c’est ça qu’il faut préserver. Même s’il ne s’agit pas que toute la radio soit comme ça.

Filet musical

Alain Trutat ‒ Très grossièrement, que ce je distingue toujours, c’est la radio-diffusion – je ne parle pas de l’institution, de l’organisme ni de l’établissement, mais de la radiodiffusion –, c’est-à-dire tout ce qui est diffusé par la radio, où elle ne sert que de support, et la radio-phonie, qui est le lieu où, à un certain moment, la phonie, c’est-à-dire les sons, est utilisée aussi pour être une sorte de communication – puisque vous me parliez de communication.

Agathe Mella ‒ Oui, mais spécifique à la radio.

Alain Trutat ‒ Spécifique à la radio ! Et je dirais que l’Atelier, pour moi, c’est de la radiophonie. Au même titre que certains programmes de ce qui, avant L’Oreille en coin, s’appelait… enfin, du temps où Codou et Garretto en étaient directement les responsables [9] – à l’origine, plus maintenant, je trouve que maintenant ils ne font plus de la radiophonie. Et que les émissions très populaires de Stéphane Pizzella, Les Nuits du bout du monde [10], que peut-être les jeunes générations ne connaissent pas, étaient de la radiophonie. Émissions méprisées par beaucoup, mais dans le genre, je ne vois pas qu’on ait fait mieux depuis. Il y avait un travail radiophonique, un travail sur le son.

2. Alain Trutat, « Ce mardi 5 mars 1974… » (1974)

Publié dans l’art vivant, n°47, mars 1974, p. 32-34. Article sollicité par Daniel Caux, chargé de cours à Paris 8, passionné de création musicale, producteur à l’Atelier de création radiophonique depuis 1970, et membre de la rédaction du mensuel. Numéro intitulé « Biblioclastes… Bibliophiles ». Il faut tourner le magazine à la verticale pour lire l’article, qui défile sur deux colonnes (gauche et milieu) de la rubrique « Tribune libre », dont la colonne de droite est occupée par un texte de René Farabet et des photos.

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Notes

[1] Voir, dans le numéro « Jean Tardieu et la radio » des Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n°48, mars-mai 1996, p. 148-158, la publication d’une « proposition » co-signée par Jean Tardieu et Alain Trutat, datée du 24 avril 1968 et adressée au directeur de la Radiodiffusion de l’époque, Pierre de Boisdeffre, en réponse, écrit Tardieu dans un mot d’accompagnement, à son projet d’un « “atelier de création radiophonique” chargé de fournir un programme d’émissions, à la fois distinct, limité et régulier, appelé à jouer un rôle assez voisin de l’ancien “Club d’Essai” ». Document conservé au Service d’Archives écrites de Radio France.

[2] De fait, le Studio d’Essai, créé par la direction de la Radiodiffusion nationale (Radio-Vichy) en janvier 1943, supprimé en mai 1945, n’a diffusé d’émissions que très exceptionnellement, notamment le samedi 3 juillet 1943 après-midi (adaptations d’œuvres de Proust par Albert Ollivier et de Montherlant par lui-même, inédit radiophonique de Claude Roy). Sur le Studio d’Essai, voir l’article de Karine Le Bail dans Martin Kaltenecker et Karine Le Bail, Pierre Schaeffer : les constructions impatientes, Paris, CNRS, 2012, p. 117-127.

[3] Titre donné par Alain Trutat à une émission de l’ACR du 28 juin 1970, qui fait notamment entendre, en première audition, Isma ou ce qui s’appelle rien de Nathalie Sarraute, dans la mise en ondes remarquable de Claude Roland-Manuel.

[4] Mot connu de Victor Hugo, cité en général sans référence.

[5] La Chambre d’écho n’a eu qu’un numéro, hors-commerce, en 1947. Au sommaire, des textes de : Jean Tardieu, Jean Cocteau, Paul Gilson, Charles-Albert Cingria, R.-J.-T. Griffin, Henry Barraud, Arthur Honegger, René Leibovitz, Paul Claudel, André Jolivet, Léon-Paul Fargue, Paul-Louis Mignon, Pierre Renoir, Charles Dullin, Jacques Prévert et Kosma, Agnès Capri, Maurice Cazeneuve, Samy Simon, Jacques Peuchmaurd, Roger Pradalié.

[6] 28 numéros, de 1954 à 1960. Table des matières des numéros 1 à 20 (1954-1958) dans le n°20.

[7] Notamment « La Radia », manifeste de Marinetti et Masnata publié dans la Gazzetta del Popolo le 22 septembre 1933, « à rapprocher des émissions futuristes que Marinetti et Dépéro inaugurent le 24 novembre 1933 sur Radio-Milano », écrit Michel Collomb. Son article nous apprend que le manifeste a aussitôt été repris en français, sous le titre « Manifeste de la Radia futuriste », dans Comœdia du 14 décembre 1933, p 4 (Michel Collomb, « Les premiers jalons d’une esthétique de la radio », dans Claudia Krebs (dir.), Radio, entre approches critiques, théoriques, expérimentales, Berlin, Avinus Verlag, Berlin, 2008, p.115-130). Ce manifeste, publié en retraduction par Syntone en 2001 (ici), ne figure pas dans l’anthologie critique de Giovanni Lista, Théâtre futuriste italien, publié en 1976 aux éditions L’Âge d’Homme.

[8] Textes de 1928-1932 regroupés en France dans la section « Théorie de la radio » du volume I de ses Écrits sur l’art et la littérature aux éditions de l’Arche, coll. « Travaux », 1970.

[9] L’Oreille en coin a commencé sur France Inter, samedi 30 mars 1968, sous le nom de TSF 68 (puis 69, 70, 71). L’émission a reçu le Prix des critiques de radio et de télévision en 1975. Sur l’émission, voir la vivante évocation de Thomas Baumgartner, accompagnée d’un CD : L’Oreille en coin, une radio dans la radio, préface de François Cavanna, Paris, Nouveau monde éditions / France Inter, 2007.

[10] Émission inaugurée mardi 17 octobre 1950 à 22h15 sur la Chaîne parisienne, diffusée tous les quinze jours jusqu’en 1966, sur France Inter à partir de 1964. Textes d’émissions des débuts publiés dans Les nuits du bout du monde, André Bonne, 1953, avec une lettre-préface de Pierre Benoît.

Auteur

Alain Trutat (1922-2006) est un des grands noms de la radio d’État en France dans la deuxième moitié du XXe siècle et une de ses personnalités les plus influentes à l’étranger, notamment au sein de l’Union Européenne de Radiodiffusion et de la Communauté des radios publiques de langue française (CRPLF), dont il préside la Commission culturelle de 1973 à 1979. Jean-Marie Borzeix, directeur de France Culture (1984-1997) salue en lui « non seulement la mémoire de la chaîne, mais un de ses éveilleurs », dont « l’un des principaux mérites fut de ne pas être, en dépit de sa passion pour les studios, un homme de média, mais un homme épris de poésie, de théâtre, de peinture, de toutes les formes de création, parmi lesquelles l’art radiophonique ». Il fait ses débuts à la radio tout jeune, dans les années trente (à Radio Tour Eiffel avec Jean Nohain, puis Poste parisien, puis à Radio-Luxembourg avec Jean Masson). Il y revient après la guerre comme assistant de réalisation au service des émissions littéraires et dramatiques, passagèrement dirigé par le poète Jean Lescure. Il y fait ses classes « auprès de réalisateurs chevronnés » (« On apprend à la fois ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, enfin ce qu’on estime ne pas devoir faire ») et collabore un peu au Club d’Essai. Son parcours de producteur, adaptateur et réalisateur à la RTF et à l’ORTF jusqu’en 1965, nourri de relations, amitiés et collaborations avec nombre d’écrivains et artistes de l’époque (Eluard, André Frénaud, Du Bouchet, Michaux, Beckett, Obaldia, Duras, Ollier, Sarraute… Jean Vilar, Marias Casarès, Alain Cuny, Michel Piccoli, Edith Scob…), cumule les belles émissions, parmi lesquelles : Pâques à New-York de Blaise Cendrars (1946) ; Don Quichotte est parmi nous, magnifique et fantasque feuilleton en huit épisodes de Georges Ribemont-Dessaignes et Henri-François Rey (1947) ; Le Soleil des eaux de René Char (1948) ; Chemins et routes de la poésie de Paul Eluard (1949) ; Bonjour Monsieur Jarry (1951) ; Au bois lacté [Under milk wood] de Dylan Thomas (1954, prix Italia en version originale) ; en 1955 Ruisselle de Roger Pillaudin, prix Italia 1955, Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras et, dans des adaptations d’Adamov, La Logeuse, de Dostoïevski et Les âmes mortes de Gogol ; en 1957 Le Square de Marguerite Duras et Ad majorem Joyce gloriam (hommage à Joyce) ; Tous ceux qui tombent [All that Fall] de Beckett (1959) ; Thomas l’imposteur de Cocteau (1960) ; en 1961, Cendres [Embers] de Beckett, Reportage international d’un match de football de Jean Thibaudeau et Histoire véridique de Jacotin, d’après un conte de Camillo Cela, prix Italia 1961 ; Les Enfants de palais de Michel Cournot, prix Italia 1963. Chargé en 1962 par Henry Barraud la réforme de la Chaîne nationale, il est à l’origine de sa transformation en France Culture. Sans complètement renoncer à la réalisation (signalons Ici la voix de Georges Hugnet en 1967, Cris de Maurice Ohana, prix Italia 1969, Sans [Lessness] de Beckett en 1971, non diffusé…). Il passe ensuite « de l’autre côté », comme conseiller artistique de l’ORTF de 1965 à 1974 puis, de 1975 à 1997, conseiller de programmes de France Culture, notamment pour les dramatiques (dont le service est rebaptisé « Fictions » à son initiative en 1992), et à ce titre membre du jury du prix Italia. Dans ces fonctions il est avec Lucien Attoun un des artisans de la présence continue de la chaîne au Festival d’Avignon à partir de 1969. La même année il ouvre à France Culture, avec l’appui de Jean Tardieu, l’Atelier de création radiophonique, dans la vie duquel il reste « très très présent » (Andrew Orr) jusqu’au début des années 1980. Hors du domaine des fictions, on lui doit de nombreuses émissions, dont Profils perdus (émission de portraits, 1987-1995, sur une idée de Jean-Marie Borzeix) et À voix nue (émission d’entretiens, depuis 1987). Ses archives papier professionnelles sont déposées aux Archives nationales.

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À l’ombre du réel


Liant l’impulsion documentaire de l’ACR en 1969 à la pression du « monde en ébullition » qui après Mai 68 « vient frapper » à la porte des studios, la conférence revient d’abord sur ce qui fait de chaque programme une aventure, à l’écart des « autoroutes de l’information » mais aussi en retrait des attentes supposées du public, attentive surtout aux « tensions qui s’exercent derrière l’état des choses ». Plusieurs « films sonores » de l’auteur permettent ensuite d’illustrer quelques thèmes : l’importance de travailler sur des sons réels ; la prise de son et l’écoute de la réalité ; le lien entre silence et son ; la relation aux « objets » de l’enregistrement ; la composition de chaque œuvre radiophonique comme travail à la fois artisanal et unique.

Tying the documentary impulses of the ACR in 1969 to the pressures of the “world in turmoil” that, after May 68, “comes knocking” on studio doors, the conference first retraces what makes each program an adventure, far from the “information superhighways” but also set back from the public’s supposed expectations, especially attentive to the “tensions that operate behind the state of things”. Several of the author’s “sound films” then make it possible to illustrate some themes: the importance of working on real sounds; sound recording and listening to reality; the link between silence and sound; the relationship to the “objects” of the recording; the composition of each radiophonic work as both artisanal and unique.


Comme exergue à cette petite rêverie rétrospective [1], je proposerai cette phrase de Gilles Deleuze : « L’art n’est pas fait pour informer, mais pour lutter contre la mort [2]. » À quoi j’ajouterai, du bout des lèvres et en m’excusant, une remarque de Walter Benjamin : « L’artiste fait une œuvre, le primitif s’appuie sur des documents [3]. » Permettez-moi d’adopter une formule plus conciliante à propos de l’auteur de documentaire : c’est un primitif artiste ‒ variante : un artiste primitif.

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Donc le documentaire – un mot de réputation assez ambigu. Si l’on se réfère à l’étymologie latine, le documentum a, semble-t-il, une vocation essentiellement pédagogique, je dirais même scolaire. Documenter : distribuer des connaissances, dispenser un enseignement, instruire, produire un dossier (documents à l’appui), etc. En ce sens, il n’y avait pas de quoi réjouir les écoliers turbulents, rassemblés au Rueil Palace en 1944, contraints de subir avant la projection du grand film, un documentaire sur la pêche à la sardine – ce qui a conduit Raymond Queneau à noter : « Les gosses ça les emmerde le docucu, et comment [4]. » Bon, il paraît que, de nos jours, les choses ont heureusement évolué…

Pour ce qui est de l’Atelier de création radiophonique (l’ACR), que dire d’abord du paysage sonore dans lequel s’enracine le programme à ses débuts, en octobre 1969 ? L’histoire n’étant pas une science exacte, je me bornerai à quelques observations à propos du contexte de l’époque. Le concept de « radiophonie », d’« art radiophonique » (disons : la spécificité de l’objet sonore diffusé sur les ondes) a, de toute évidence, pris un nouvel essor dans l’euphorie de l’immédiat après-guerre (avec le Studio et le Club d’Essai, les travaux de Pierre Schaeffer…). Cela n’a pourtant pas empêché Antonin Artaud, fin 47, début 48 ‒ juste avant de mourir ‒ de s’époumoner dans le vide et de conclure, désabusé : « Là où est la machine c’est toujours le gouffre et le néant [5]. » Une machine qui, à ce moment-là, est assez rudimentaire : le Nagra n’est pas opérationnel, la stéréophonie pas encore au point et bientôt, le petit ruisseau sonore va se trouver débordé par les torrents d’images déversées par la télévision… Le Club d’Essai ferme ses portes à la fin des années 50.

Dès lors, le champ d’expérimentation radiophonique est, trop souvent, laissé en friche, cerné de toutes parts par ce que Jean Tardieu appelait « le bla-bla et la zizique [6] ». Le « bla-bla », c’est-à-dire la parole triomphante, le son lui-même étant en général relégué au rang d’appoint, de simple accompagnement. Non seulement dans le « bavardage d’antenne », mais également dans un bon nombre de programmes dits élaborés, c’est la voix qui est privilégiée – et la voix généralement porteuse de texte : l’œuvre est écrite à l’avance, y compris certains entretiens (ceux d’André Breton, bien d’autres). Et au sommet de la hiérarchie, trône ce que, dès le début des années 30, certains avaient appelé la « théâtrophonie [7] » (des récitations comédiennes et quelques illustrations bruitistes). Le studio est une scène à huis-clos, un petit laboratoire du « trompe-l’oreille ».

Éclate Mai 68. La scène se déplace dans la rue. Et là, c’est le monde qui vient frapper à la lourde porte du lieu de recherche – le monde en ébullition, le monde au présent. Il a semblé alors nécessaire, urgent de remiser au plus vite, dans un coin moins exposé aux lumières, les brochures, les partitions, les livrets et d’« éventrer » le studio, d’en faire un espace de « lutte contre la mort », un « atelier » où serait travaillée une matière vivante, en gestation, en vibration, une matière pour l’essentiel puisée à la source. Est-ce à dire que le label « documentaire » allait être placardé à la porte ? Non, car l’idée était plutôt de réfuter précisément cette notion rigide de « genre », qui permet aux chaînes de radio de sécuriser leurs grilles.

L’ACR : un rendez-vous hebdomadaire d’écoute, non soumis à la logique de la série – le but étant que chaque programme soit une petite aventure, que chaque démarche soit accordée au propos lui-même, sans référence à des modèles préétablis. Des œuvres hybrides, métissées, aux titres volontiers elliptiques, des « films sonores » (si l’on tient aux étiquettes [8]), où sont censés se succéder, se mêler des plans d’énonciation variés, et se combiner des sons sans hiérarchie. Le grand format initial (2h50) a pu ainsi favoriser le développement d’œuvres voyageuses, vagabondes : des traversées de paysages et de milieux divers, délaissant les autoroutes de l’information au profit de chemins plus forestiers, de chemins de traverse, avec des trajets en zigzag, des détours, des digressions, des rencontres imprévues… et des escales (du temps pour la flânerie, la divagation).

Au fil des années, la durée du programme a peu à peu été réduite (1h25, en 2001) – un gain d’homogénéité, au détriment du nomadisme ! Néanmoins, le projet était toujours de prendre le temps de creuser la surface des choses – le temps d’entrer dans la tête d’une personne, dans le labyrinthe d’une pensée, d’une recherche créatrice, dans le ventre d’un son. Et de « rêver » le sujet, en quelque sorte. D’ouvrir par exemple le réseau polyphonique susceptible de se développer à partir d’un thème, d’un concept, d’un mot, d’un événement, d’un lieu, d’une activité, d’un groupe social, d’une œuvre, d’un conflit, etc. Aucune idée n’étant taboue à priori, la seule exigence était celle d’une potentialité sonore suffisamment riche (dans l’approche comme dans le traitement), et aussi celle d’une complète implication de l’auteur à tous les stades du travail, d’une démarche sensible, personnelle. Le regard n’avait pas à se fixer à tout prix sur un supposé « horizon d’attente » de l’auditeur, pas plus que sur des faits spectaculaires ou anecdotiques (les trains qui « ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent », comme dit Perec, ou les voitures dont l’« unique destin » est de « percuter les platanes [9] »). L’enjeu était de faire ressentir les tensions qui s’exercent derrière l’état des choses, le feu qui couve, ce qui est en suspens, « dans l’air du temps », comme on dit. Il y a un philosophe italien qui affirme : « Regarder le contemporain, c’est regarder son temps pour apercevoir non les lumières mais les ténèbres [10]. » Georges Perec, de son côté, parlait de « l’infra-ordinaire ». Donc diriger l’attention du côté des fêlures, des ruptures de cadre, de l’envers du décor, des coulisses, etc…

Je parlais précédemment d’une matière puisée, pour l’essentiel, « à la source » : des sons choisis, captés in situ, des sons de nature et non d’après nature comme ceux fabriqués dans le no man’s land du studio, cet espace non marqué, non coloré, « sans qualités », cet espace de nulle part, coupé du monde extérieur et qui n’est pas sans évoquer, métaphoriquement, la prison. Cela m’amène à mentionner une expérience particulière d’enfermement, précisément. Voici un extrait d’un programme intitulé Paroles du dedans, qui a pour cadre une Centrale où quelques détenus, condamnés à de très longues peines, ont la possibilité de se livrer à des activités de réinsertion. À l’intérieur même de la citadelle pénitentiaire, un studio a été installé, où ils s’appliquent à « travailler » le son, à fabriquer de petites pièces sonores. Le studio, ici, c’est une espèce de prison miniature enclavée dans l’immense forteresse, et protégé des stridences, des « bruits mesquins » propres à l’espace carcéral. Pour s’abstraire de l’environnement immédiat, l’un des prisonniers écoute très souvent des cassettes de nature – cette nature qu’il a perdu l’habitude d’entendre – la mer, les oiseaux, la forêt… Mais le son d’une cassette n’est pas identique à celui du plein air, les tourterelles y ont la voix un peu aigrelette ! Pour sa composition sonore, Philippe, faute de mieux, fait appel à des bruits d’instruments d’évasion (à partir de documents d’archives) : le son comme pigeon voyageur, comme passe muraille, « le son comme le rêve », soupire-t-il. Paroles du dedans est, entre autres, un travail sur cette dialectique du dehors et du dedans.

Extrait sonore : Paroles du dedans. Centrale de Saint-Maur, de René Farabet, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 2 janvier 1994. Groupe de réalisation : Philippe Bredin, Bernard Charron, René Farabet, Yvette Tuchband. Prix Futura 1993 (version courte). Écoute en ligne intégrale ici.

Se frotter à la réalité, opérer la réalité, voilà l’acte documentaire par excellence. Réalitéréel : la terminologie est sujette à de multiples controverses… Disons ici : la réalité envisagée comme un signe sensible, concret, d’articulation du réel [11]. Une réalité qui, d’abord, semble exister indépendamment de nous, qui est a-radiophonique, et que l’on est parfois tenté d’appréhender comme si c’était une donnée, comme s’il suffisait de l’observer passivement et de procéder à un prélèvement mécanique. C’est d’ailleurs ce à quoi s’essaie un personnage (un cinéaste, dans un film de Wim Wenders, Lisbonne story) qui, escomptant échapper à l’arbitraire de toute captation, aux choix nécessairement subjectifs, espérant donc saisir les choses mêmes à l’état brut en les laissant s’engouffrer simplement dans la machine, se met à errer au hasard dans la ville, en aveugle et avec des tampons dans les oreilles, les appareils techniques fixés dans le dos et branchés sans arrêt.

C’est oublier naturellement que tout dispositif d’enregistrement impose ses propres codes, ses cadrages, etc. Prise de son : prise de sens. L’inscription du son n’est jamais innocente, pas plus que sa diffusion d’ailleurs, aucun média n’est transparent. C’est oublier aussi que si le microphone peut être assimilé à une lanterne sonore, capable de balayer un espace jusque dans ses arrières, là même où l’oreille la plus fine se révèle sourde, il ne fait que tailler, découper dans la réalité. Son aire de détection est limitée (de même que notre perception à nous n’est jamais intégrale). Les choses se livrent par profil, la réalité nous parvient à travers une sorte de clignotement. Et le son n’est qu’une portion de la chose : c’est la chose elle-même (corps, objet) qui nous dit adieu, qui s’absente, qui délègue son ombre… Le son est toujours plus ou moins orphelin. On peut évoquer sa densité, sa matérialité même (« monter », par exemple, c’est travailler comme un sculpteur – quelqu’un comme Pierre Henry parle de « toucher le son », et chaque pore de la peau est en fait une oreille). Mais ce son, si consistant soit-il, est volatil, évanescent. C’est une ombre portée, emportée, déportée, appelée à se dissoudre au plus vite, à s’éclipser comme le fantôme surpris par l’aube.

L’auteur de radio est ainsi constamment confronté à ce phénomène de présence/absence, apparition/disparition. Le réel est un champ énergétique, traversé de forces d’intensité – un théâtre de situations, sans cesse en évolution, au sein duquel il faut se tenir en alerte, sur le qui-vive, s’adapter, réagir, interpréter, au besoin même provoquer, et d’une certaine manière indexer à soi ; non dans un geste prédateur, mais par une écoute intense, active qui permet de l’approcher au plus près. William James affirmait que « la réalité se dissipe avec l’attention [12] ». Tendre l’oreille : tendre, attendre, entendre – l’attention, la tension, le désir, le mouvement vers… et d’incessantes accommodations. « Viser le réel, disait Deleuze, et non pas imaginer le représenter ». En effet, plus que le son ne représente, il résonne (et avec lui le sens, bien entendu). Ainsi l’opération radiophonique est-elle en quelque sorte un travail sur le temps de la résonance – cette élongation intermittente du temps (Tarkovski : « sculpter le temps [13] »). Résister aux enchaînements mécaniques, aux gammes, aux litanies, etc. Un jeu du plein et du vide. Et travailler avec le silence – le silence qui se dépose dans le corps comme une neige feutrée, douce : celle que l’on rencontre, par exemple, au nord de la Laponie.

Voici maintenant deux extraits d’un programme intitulé Du côté de la terre Same, dans lequel les tableaux surgissent l’un après l’autre et, tour à tour, s’évanouissent dans le blanc, dans le silence, dans la neige – la neige qui étouffe les sons dans la nuit ininterrompue de décembre [14]. Des sons bus par le paysage, teintés des couleurs du lieu, transportant des morceaux de territoire avec eux. Et des voix rouillées par le froid. Des voix atmosphériques, des paroles de « dessous la neige », pourrait-on dire, des paroles rentrées qui mûrissent lentement dans la bouche, ralenties, clairsemées. Où la coulée du temps est perceptible. Où se devine le déroulement, la fabrique de la pensée. Il y a un poète lapon qui dit : « Je sens les pensées cheminer dans ma tête ». L’enjeu est de laisser affleurer dans le champ acoustique ce sillon creusé à l’intérieur des têtes (Antonin Artaud, lui, parlait du « bruit de la pensée »). Ainsi ouvrir l’atelier du pré-langage, laisser tomber doucement la rosée du son, laisser résonner…

Extrait sonore : Du côté de la terre Same, de René Farabet et Kaye Mortley, réalisation de Monique Burguière et Marie-Ange Garrandeau, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 16 avril 1989. Sélection pour le prix Italia 1991.

Silence et son, tous deux, sont des sismographes. Tous deux étroitement liés. Et le son pur n’existe pas, il n’y a que des situations d’écoute. Capter des moments de vie, c’est aussi faire entendre ce qu’on pourrait appeler avec Jean-Luc Godard « la vie d’à côté [15] » – l’intervalle, l’arrière-fond, les sons de contexte, de voisinage, l’environnement familier. Un milieu vivant, en activité, partagé à plusieurs. Et la sèche interview, elle aussi, va faire place à une « rencontre », le face-à-face se doubler d’un côte à côte – une rencontre, un instant en commun, un moment de confiance. Il y a une belle phrase de Robert Bresson qui dit : « Donner aux objets l’envie d’être là [16] ». Objets, êtres humains : aborder l’autre non en malin stratège, professionnel de la question, inquisiteur, mais l’autre comme compagnon de passage, et non comme simple témoin, ou porte-parole, ou expert, que sais-je… Une forme de co-présence, une approche d’empathie. J’aime beaucoup cette réflexion d’un peintre chinois : « Seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon[17] ». Devenir saumon, c’est magnifique ! D’ailleurs observez attentivement l’homme en train d’enregistrer… un grillon, par exemple : vous pouvez voir ses lèvres s’entrouvrir légèrement, remuer un peu… Nul doute, il est en train de striduler, il est devenu grillon ! Naturellement cette identification ne peut être que passagère ! On retrouve là la méthode de l’acteur stanislavskien, complétée par Brecht. C’est-à-dire que cette espèce d’osmose va alterner avec une prise de distance (nécessaire, bien sûr !). Il y a comme un mouvement de navette, un glissement du dedans au dehors et vice-versa, sur une échelle graduée des distances. Voilà ce qu’il faut négocier chaque fois. La finalité étant toujours d’obtenir chez l’autre une authenticité de comportement, libéré des conventions de la théâtralité quotidienne, de la mise en scène de soi, des effets de masque ou de manche, des récitations.

Peut-être est-ce dans certaines situations d’urgence que peut s’entendre justement le cri des choses, celui des êtres, leur expression directe. Le prochain extrait que je propose (Les bons samaritains, tel est le titre du programme) met en scène des êtres totalement démunis, en état de précarité profonde. Ils squattent des maisons délabrées, désaffectées, dans une petite rue d’un vieux quartier de Bruxelles, les Marolles (rue de la Samaritaine). Ces personnes sont menacées d’expulsion pour cause officielle de rénovation (phénomène classique, toujours d’actualité). Des exclus, des membres du quart-monde comme on dit, cantonnés dans une sorte de réserve (samaritain = indien). Et ils crient : « Aidez-nous, écoutez-nous ! » – le désir intense d’être écoutés : c’est le même appel que dans la parabole biblique. Dans cette séquence, il s’est agi de les accompagner dans leurs déambulations (nocturnes, le plus souvent), avec de nombreuses escales, de maisons en cafés, de cafés en cafés… Aucun commentaire de surplomb (le commentaire : l’ombre d’un rapace au-dessus des sons), si ce n’est quelques brefs rappels de la fable rapportée dans la Bible. Donc les accompagner en les incitant, autant que possible, à conduire eux-mêmes les opérations, c’est-à-dire à se faire non plus seulement des protagonistes passifs, répondant à des batteries de questions, mais des « producteurs » narrateurs d’eux-mêmes. La scène débute par le rêve utopique de l’un d’entre eux qui vient de faire visiter ce qu’il appelle son futur studio, où il souhaiterait disposer d’un émetteur radio (Radio-Sama, le titre est déjà prêt), afin d’évoquer les problèmes du quartier. Et tout finira sur une scène de rue pathétique…

Extrait sonore : Les bons samaritains, de René Farabet, prix Futura 1985 (version courte)réalisation de Marie-Ange Garrandeau, première diffusion sur France Culture dans l’ACR 639 du 7 décembre 1986 [18]. Écoute en ligne intégrale ici.

De l’ACR, qu’aimerais-je retenir au fond ?

Plus que le mot « création », un peu flamboyant – on ne crée pas ex nihilo –, le mot « atelier ». C’est-à-dire le caractère artisanal : un atelier, une fabrique, pas une usine. Un atelier du cousu main. Un atelier de germination, où l’on prend le temps nécessaire à la maturation, où s’élabore le work in progress, au fil de multiples écoutes – et si le matériau résiste, on le laisse en sommeil pour un certain temps, jusqu’à ce que son et sens trouvent une piste commune. À chaque œuvre son propre rythme. Il y a un aphorisme de Lichtenberg qui dit « Deux mouches s’étaient accouplées dans mon oreille [19] ». Le travail de composition est, au fond, un acte de copulation : des sons qui se frottent les uns aux autres, se nouent, se combinent, se repoussent parfois. La phase de l’élaboration dramaturgique est la plus longue, peut-être aussi la plus inventive. Il s’agit d’introduire de la cohérence dans le désordre du vivant (espaces distants, temps hétérogènes). Non de répondre aux consignes conventionnelles de narration, de rechercher impérativement la good story (selon le modèle anglo-saxon), mais de frayer un petit sentier de randonnée, borné de quelques repères – de mettre en place une structure signifiante permettant au concept comme à l’émotion de se développer. Il s’agit d’orchestrer des matériaux sonores plus ou moins hétéroclites, en y ajoutant des éléments d’appoint (analogues à ces mots étrangers, ces « côtes en argent » dont parlait Benjamin à propos du montage littéraire qu’il considérait comme « une opération chirurgicale »). Cette redistribution n’est pas un emboîtement mécanique de pièces, comme dans les puzzles où l’on procède par raccordements successifs, de bord à bord, mais elle devrait donner naissance à un ensemble inédit, à une entité nouvelle. Chaque son est toujours plus ou moins que lui-même. Les sons se jettent mutuellement des ombres – directes ou distantes, transparentes ou opaques, nettes ou floues… Ainsi s’engage une autre traversée du réel, un autre feuilletage du temps. La radio est un lieu de pluralité, de friction. L’opération dramaturgique est donc cet art combinatoire, cette mise en réseaux, cette recherche de connexions, de correspondances, d’aiguillages, d’accords ou de dissonances : un processus de ramification. Interroger le réel, ce n’est pas simplement le refléter, c’est le connoter, le contextualiser. Et le propulser parfois sur une scène de l’impossible, à la lisière de la fiction. En fait, il y a un plaisir intense dans le travail de composition ; Eisenstein parlait justement de « l’extase créatrice qui accompagne le choix des plans et leurs assemblages [20] ».

Je voudrais terminer par l’extrait d’un programme ludique – frivole et sérieux à la fois : L’ai-je bien descendu ? L’avons-nous bien monté ? – un programme en marge du music-hall. Ce genre théâtral y est analysé, démonté, monté, métaphorisé… Moins d’ailleurs au terme d’une approche frontale (face à la scène) que de biais, à partir des coulisses, du sous-sol, des loges, de la cabine de régie, etc… Et au sein d’un grand nombre des temples parisiens de ce type de show, avec leurs rumeurs (croisement de musiques, chansons, danses, bruits, paroles d’artistes et d’artisans du spectacle, sons de répétition, de représentation, etc.). Un fouillis sonore organisé !

Extrait sonore : L’ai-je bien descendu ? L’avons-nous bien monté ? co-production de René Farabet, Jean-Marc Fombonne, Andrew Orr, Jean-Loup Rivière, textes lus par Michael Lonsdale, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 1er janvier 1978. Mention spéciale au Prix Italia 1979. Écoute en ligne intégrale ici.

Dans ce programme, on a pu entendre cette citation de Nietzsche qui pourrait fort bien s’appliquer au travail dramaturgique à la radio : « Il faut porter en soi le chaos pour enfanter une étoile dansante [21] ».

Notes

[1] Ce texte est la retranscription d’une intervention de René Farabet à la journée sur « Les territoires du documentaire sonore » organisée par l’Association pour le développement du documentaire radiophonique (Addor), en partenariat avec l’Ina, le 26 novembre 2010 à Paris. Publié avec l’aimable autorisation de Tristan Farabet, Kaye Mortley et l’Addor. Les notes sont ajoutées par les éditeurs de ce numéro.

[2] Source non retrouvée. Farabet pense peut-être à ce passage connu de « Qu’est-ce que l’acte de création ? », conférence donnée par Deleuze le 17 mai 1987 aux mardis de la fondation Femis : « L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. […] Malraux développe un bon concept philosophique. Malraux dit une chose très simple sur l’art, il dit “c’est la seule chose qui résiste à la mort”. »

[3] Première des « Treize thèses contre les snobs » dans Sens unique (1928). Citation exacte : « I. L’artiste fait une œuvre. Le primitif s’exprime en documents. »

[4] Dans Loin de Rueil, Gallimard, 1945.

[5] Lettre à Paule Thévenin du 24 février 1948. Après l’enregistrement (et l’interdiction) de Pour en finir avec le jugement de dieu.

[6] Expressions du professeur Froeppel, personnage récurrent de Tardieu à partir de Un mot pour un autre (1951), pour qui « à la radio, il y a deux sortes d’émissions : le “bla-bla” et la “zizique” » (les émissions parlées et les émissions musicales).

[7] Farabet se fait ici une idée un peu rapide des émissions dramatiques diffusées dans l’entre-deux-guerres. On n’y parle guère de théâtrophonie sinon, comme Paul Deharme, pour dénoncer la pratique très répandue des retransmissions (« la T.S.F. n’est qu’un vaste théâtrophone » se plaint-il par exemple dans « Pour un art radiophonique », Radio-Magazine, 31 mars 1929, p. 6). Dans Le théâtre radiophonique, nouveau mode d’expression artistique (1926), Pierre Cusy et Gabriel Germinet distinguent ces retransmissions, appelées « théâtre radiophoné », du « théâtre radiophonique » proprement dit, dont Roger Richard a montré la riche diversité dans « Les étapes françaises de la radiodramaturgie » (La Nef, n°73-74, février-mars 1951). Voir aussi Pierre-Marie Héron, « Fictions hybrides à la radio », Le Temps des Médias, n°14, printemps 2010, p. 85-97. Quant à l’utilisation de « sons bruts » (sons du dehors), les techniques du radio-reportage la rendent possible en direct dès les années 1926-1927, en différé avec le développement de l’enregistrement sur disque au sein des camions de radio-reportage à partir de 1931. L’utilisation de ce genre d’enregistrements dans des émissions dramatiques n’est pas rare dans les années trente. À propos de « théâtrophonie » au sens propre, notons que l’ACR du 27 juin 1971 propose une émission intitulée « Le grand Théâtrophone. Marcel Proust, abonné », dans une réalisation d’Alain Trutat. Rediffusions en 1972, 1982, 1998, 2012, 2013.

[8] C’est de fait l’étiquette adoptée par lui comme la moins inadaptée pour qualifier la « suite tout à fait organique », conçue comme un tout même si composée parfois de « séquences extrêmement distinctes, extrêmement séparées », que doit constituer à ses yeux une émission de l’ACR (citations de son entretien avec Agathe Mella pour la série en dix épisodes « La recherche à la radio » des Chemins de la connaissance, France Culture, 24 août-4 septembre 1987, émission du 3 septembre 1987). Dans la conférence ici publiée, Farabet semble cependant privilégier le terme plus neutre de « programme ».

[9] Citations tirées de « Approches de quoi ? », texte liminaire de L’Infra-ordinaire (Le Seuil, 1989).

[10] Citation exacte : « Le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité » (Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? traduit de l’italien [2005] par Maxime Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2008).

[11] Dans l’ACR du 7 décembre 1986, Réalité / Fiction, de René Farabet, propose un « essai théorique accompagné d’images sonores, sur l’art radiophonique dans ses relations avec le réel ».

[12] Dans Principles of Psychology (1890) – “the reality lapses with the attention” –, citation peut-être lue dans Les cadres de l’expérience d’Erving Goffman, Paris, Éditions de Minuit, 1991 (trad. de Frame analysis : an essay of the organization of experience, 1986).

[13] « Le cinéma, c’est l’art de sculpter le temps », écrit le cinéaste russe dans Le Temps scellé, publié en français par les Cahiers du cinéma (Éditions de l’Étoile) en 1989.

[14] René Farabet a donné un court récit de ce séjour en Laponie finlandaise, en 1989, dans « Nocturne en Terre Same », La Revue littéraire, n°5, août 2004, n.p.

[15] Dans Godard par Godard, Cahiers du Cinéma, 1985, p. 228.

[16] Citation exacte, tirée de ses Notes sur le cinématographe (Gallimard, 1993, préface de J. M. G. Le Clézio) : « Donner aux objets l’air d’avoir envie d’être là. »

[17] Citation attribuée au peintre chinois Yu T’ang par Henri Maldiney dans Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973 : « Seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon, sinon qu’il le laisse tranquille. Car si précis que soit son dessin des écailles, des nageoires et des paupières, l’ensemble paraîtra mort. »

[18] Présentation de la notice Ina : « Les bons samaritains (nouvelle version), par René Farabet : Bruxelles, le vieux quartier des Marolles, où se sont réfugiés depuis des décennies des “parias”, comme on disait jadis, des “asociaux”, comme on dit maintenant – Pour des raisons de “rénovation du quartier”, comme on dit aussi un peu partout, les habitants de la rue de la Samaritaine sont menacés aujourd’hui d’expulsion. Essai d’approche familière et de compréhension d’un milieu plein de chaleur humaine, rencontre d’une vérité à la fois bouleversante et pitoyable : les Bons Samaritains n’ont qu’eux-mêmes pour s’entraider ‒ la Bible est loin derrière eux. ». Sur ce programme, on pourra lire la note d’écoute de Pascal Mouneyres dans Syntone, 28 février 2018.

[19] Aphorisme utilisé par Farabet en titre d’une petite production mordante sur la radio, son écoute et sa censure, diffusée dans l’ACR du 10 juillet 1973 intitulé « La Radio et les Escargots ». Lors de la rediffusion d’un extrait au Festival Longueur d’ondes 2018 (« René Farabet et l’Atelier de Création Radiophonique »), Kaye Mortley y voyait « un produit bien de son temps », illustrant « parfaitement l’esprit Atelier de l’époque ».

[20] Dans Le Film, sa forme, son sens, adapté du russe et de l’américain sous la direction d’Armand Panigel, Paris, Christian Bourgois, 1976.

[21] Dans Ainsi parlait Zarathoustra (1885). Autre traduction : « Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. »

Auteur

René Farabet (1934-2017), ancien élève du Conservatoire national d’art dramatique de Paris, docteur ès-lettres, producteur d’émissions littéraires et documentaires à la radio à partir de 1959, « comédien, doué d’une voix exceptionnellement belle, metteur en scène », notamment au Festival d’Avignon (La vie mode d’emploi de Perec en 1988), Récital René Char en 1990, Atours et alentours de Don Juan en 1993) ; producteur permanent à l’ACR de 1969 à 1983, puis son unique producteur coordinateur de 1983 à 2001 ; réalisateur. Grand Prix de la SCAM 1993 pour l’ensemble de son œuvre, dont on mentionnera, en plus des titres cités dans la conférence : Comment vous la trouvez, ma salade ?, comédie-documentaire sur la consommation diffusée en 1970, Prix Italia 1971 (co-production Harold Portnoy, Robert Valette et l’écrivain Jacques-Pierre Amette) ; Cordoba Góngora, détails (1980, autour du poète baroque espagnol Luis de Góngora), sélection prix Italia 1981 et Une étoile nommée absinthe (2000, sur la catastrophe nucléaire de Tchenobyl), prix Italia 2001. Sa réflexion sur le son, la radio documentaire et le « film sonore » s’exprime dans quelques émissions de l’ACR égrenées au fil des ans, des articles et conférences (en partie accessibles en ligne), et des ouvrages, notamment  : Bref éloge du coup de tonnerre et du bruit d’ailes (éditions Phonurgia Nova 1994), Théâtre d’ondes, théâtre d’ombres (éditions Champ social 2011), Le son nomade (Lucie éditions 2016).

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Un son est un son. Cellule 128

En plein cœur d’août 2018, j’ai retrouvé Andrew Orr, à Paris. Gravement malade, il savait qu’il ne lui serait pas possible de participer au colloque sur les écrivains et la radio de création, prévu en octobre. Mais il tenait à témoigner, encore une fois, du précieux creuset qu’avait constitué pour lui l’Atelier de création radiophonique, depuis l’aventure initiatique d’Irish Stew, son premier documentaire réalisé en 1972.

Dans Joli temps pour la pêche, savoureux mémoires encore inédits, Andrew Orr décrit les innombrables heures passées à écouter et à monter des sons dans la cellule minuscule de l’ACR, la 128, « encombrée de cartons de bandes [avec] en son centre, un gros Belin gris à lampes », où « l’ambition se proposait d’ouvrir des fenêtres sur le monde, d’agiter le cocotier, de faire connaître des choses nouvelles tout en tirant vers le haut, quitte à exiger l’effort, pour apprendre, à l’émission, comme à la réception. Le dicton dit bien lorsqu’il dit que l’on n’a rien, sans rien ».

Andrew Orr n’a pas pu écouter cet entretien, qui s’avère être la dernière trace de sa voix captée par une machine enregistreuse. Nous en publions ici quelques moments, en leur adjoignant d’autres traces, d’autres entretiens réalisés par Thomas Baumgartner et Christian Rosset.

Karine Le Bail

*

En janvier 2015 à Brest, dans le cadre du festival Longueurs d’ondes, Andrew Orr s’entretient avec le journaliste et producteur de radio Thomas Baumgartner [1]. Il évoque sa rencontre à la radio avec Alain Trutat alors qu’il est jeune correspondant pour la radio irlandaise et pour le quotidien The Irish Times. Trutat lui propose de partir en Irlande enregistrer le point de vue des poètes sur le conflit qui déchire leur île. Ce premier documentaire pour l’ACR, Irish Stew, est diffusé le 21 mai 1972. Pourquoi Trutat et Farabet, aux profils très littéraires, ont-ils choisi ce tout jeune journaliste, demande Thomas Baumgartner.

Parce que j’étais paysan, les pieds dans la glaise, et qu’il fallait bien que quelqu’un sorte et se confronte au réel ! Donc je suis parti un peu comme Tintin reporter « ramener du son ». C’est pour ça que j’ai été embauché, et pour prendre en charge le volet anglo-saxon de la chose. Comme j’avais cette chance d’être bilingue, j’étais là pour aller vers le réel et ouvrir vers l’extra-hexagonal. […] Je suis arrivé avec des gens d’une qualité extraordinaire, c’est presque des trésors vivants : Janine Antoine, qui était assistante, René Farabet bien sûr, Alain qui était un peu au-dessus mais qui suivait très attentivement le déroulé des choses […]. [Il était] l’ordonnateur et le concepteur de ce groupe, avec une capacité commando d’accueillir des personnes de l’extérieur, qu’ils soient musiciens, écrivains, auteurs… documentaristes en herbe, cinéastes… enfin il y avait du beau monde ! Toute l’intelligentsia française de l’époque passait par là. […] À l’époque on ne me demandait rien. Je rentrais dans le bureau d’Alain, on prenait un café, je disais : « Après l’Irlande, j’ai assez envie d’aller au pays de Galles faire un projet sur les mineurs et sur les chapelles protestantes »… C’était comme ça ! Éventuellement on avait peut-être une petite conférence de rédaction, c’est-à-dire qu’on mangeait ensemble et on discutait. Par exemple le projet qu’on a fait avec Yann Paranthoën sur le courrier [2], c’était à partir d’une conversation chez Mme Marcelle où on s’est dit : « Tiens ce serait drôle de suivre une lettre. » Alors on est vraiment partis, on a vraiment suivi une lettre, d’une boîte à lettres de Montparnasse jusqu’à la maison en Bretagne où la femme a ouvert la lettre qu’elle recevait de son fils qui était matelot dans les îles. Et toutes ces lettres se croisaient pour raconter l’année, tous les grands thèmes de l’année, ressurgis par les courriers et par les voix, dans un grand fracas de croisements de trains, de sacs ouverts et fermés… On était même allés par l’aéropostale entre Paris et Rennes. […]

L’Atelier, au début, c’était une revue sonore, un assemblage de séquences courtes autour de la Biennale de Paris [3]. Ensuite, petit à petit sous l’autorité de René Farabet et Janine Antoine, c’est devenu, en fait, d’abord des émissions d’une heure successive ‒ il y avait trois émissions d’une heure, puis des émissions de trois heures. […] Alain insistait toujours beaucoup sur la nécessité de prévoir des pauses-pipi ! Parce qu’on était bien conscients du fait qu’on était exigeants… Alors ce pouvait être des interludes musicaux, des choses comme ça… Ensuite, la construction se faisait selon la nature de l’émission. Une émission sur Philip Glass [4] était bâtie selon le principe des répétitions, d’un additionnement de choses couche par couche qui montait graduellement vers un crescendo et un climax ; ma première émission, Irish Stew [5], déclinait des quartiers, c’était une géographie des quartiers, avec des brèches qui allaient vers la ruralité parce que certains de mes poètes, comme Seamus Heaney, étaient des ruraux. Donc c’était construit comme une symphonie, par paliers, passant d’un quartier à un autre. […]

Une chose est sûre, on n’était pas des drôles ! On était sérieux, sérieux. C’est assez d’époque. Ce qui ne veut pas dire que c’était de la morgue, mais juste : on est là… de vrais moines-soldats ! On avait un sentiment de notre propre spécificité assez précis, et affiché. Avec un sentiment diffus qu’un jour ça s’arrêterait. Donc il fallait que chaque œuvre résiste au temps. Ce qu’on faisait, c’était des émissions construites pour la vie, pour que ça tienne. […] Ce que j’aimais beaucoup, c’était la générosité de l’échange. Même dans la violence ! Janine parfois me balançait des bobineaux à la gueule, en me disant que je ne comprenais rien et que j’étais inapte au français ! J’ai tout appris là-bas.

*

Trois ans plus tard, en 2018, toujours dans le cadre du festival Longueur d’ondes à Brest, une séance d’hommage à René Farabet réunit Kaye Mortley, Michel Créïs et Christian Rosset, lequel fait entendre des propos d’Andrew Orr, interviewé pour l’occasion (propos reproduits avec aimable autorisation de l’intervieweur).

Il y a deux grandes phases de l’Atelier, on va dire. Il y a 1969-1979/80 puis après une deuxième phase où on a basculé d’un système collectif à beaucoup plus d’individualisation. Je n’ai pas connu cette deuxième partie puisque je n’y ai plus travaillé. Dans la première phase, Trutat était très très présent dans la vie de l’Atelier, c’est lui qui le dirigeait, c’est lui qui l’avait fondé et qui avait constitué l’équipe, et c’était dans son bureau du quatrième que se passaient les décisions éditoriales. Même les bandes elles-mêmes étaient stockées là au début. C’était un véritable collectif. L’équipe était restreinte – l’équipe fixe. Il y avait donc Alain, René, Janine [Antoine], Viviane [van den Broek], les deux assistantes – on dirait aujourd’hui « chargées de réalisation ». Quand moi je suis arrivé, c’était cette équipe-là, c’était mi-71, j’avais fait une émission et demie avec René en tant qu’auteur accompagnant on pourrait dire, comme la plupart d’ailleurs des gens qui arrivaient à l’Atelier, il y avait quand même un tutoring, ce qui était assez formidable. Puis après j’ai plutôt travaillé dans le même type de rôle, c’est-à-dire j’accompagnais des porteurs de projets. […]

Ensuite en 1974, 1975, il y a eu une deuxième vague de recrutement de producteurs « permanents » : Jean-Loup Rivière, Jean-Marc Fombonne, Louis-Charles Sirjacq. C’est cette période-là que je considère comme la période du collectif. L’Atelier que j’ai connu, en tout cas c’était celui-là, coopératif et collectif, avec une cellule de base capable d’accompagner des porteurs de projets et de les amener à faire de la radio, dans des circonstances de production à la hauteur des ambitions du projet. […] Il y a quelques rares personnes que moi j’appelle des trésors vivants, et je mets dans ces quatre personnes Alain, René, Janine et Viviane, qui ont donné naissance à un formidable outil – avec la bénédiction de Roland Dhordain qui dirigeait la radio de l’époque, qui n’y comprenait rien mais qui leur a fait confiance. Donc c’est à eux qu’on doit cet objet, ce luxe pour l’oreille et pour l’intelligence. […]

La folie de ce lieu c’était son extravagance, ses libertés, la qualité des personnes qui y étaient, et l’esprit de corps qui y régnait. C’était ça qui faisait l’Atelier de l’époque. Une émission qui a été vraiment collective, c’est l’émission sur le music-hall L’ai-je bien descendu l’avons-nous bien monté ? [1er janvier 1978]. Tout le monde y a travaillé, tous les producteurs, tous les réalisateurs, tous les auteurs, enfin. Sans qu’il y ait de nomenklatura, c’est-à-dire telle personne fait telle chose ; avec un générique qui était, comme tous les génériques de l’Atelier, un générique par ordre alphabétique. C’est assez drôle ! Quand on regarde les fiches de l’Ina aujourd’hui, c’est à mourir de rire parce qu’ils ne comprennent rien. Ils ne savent pas qui a fait quelle émission puisqu’ils se fient au générique. Le générique correspond à un collectif alphabétique, hors fonction. Et ça aussi c’était formidable. On n’avait pas de nom, enfin pas de fonction, il n’y avait pas de hiérarchie. Même si évidemment, par l’expérience, la voix d’Alain, la voix de René comptaient plus, évidemment. Mais elles ne s’affichaient pas comme une parole d’autorité. On était vraiment dans un passage de relais ; les compétences des aînés étaient mises à disposition des plus jeunes. Et on a été élevés nous-mêmes, par ces personnes, à transmettre à notre tour. […]

Ce qu’a vraiment réussi Alain, au début de l’Atelier donc à la fin des années 1960, c’est d’obtenir une part de grille, c’est-à-dire que le travail de laboratoire ou de conceptualisation débouchait sur une diffusion. Malheureusement avec le temps, cette vitrine, qui supposait également des moyens importants pour la nourrir à ce niveau d’exigence – moi quand j’ai démarré on faisait des émissions de trois heures – [ça a diminué] avec l’effritement du temps, l’effritement des moyens (ça va de pair), donc une difficulté croissante pour maintenir le niveau d’exigence et pour rémunérer les gens qui venaient travailler de l’extérieur. Parce que le but de l’Atelier tel qu’il avait été conceptualisé était qu’il y devait y avoir une vraie lucarne pour la création, faire venir de l’extérieur des gens qui n’avaient pas nécessairement d’atomes crochus ou de liens particuliers avec la radio, vers des équipes capables de les accompagner. C’était ça les deux fondements de l’Atelier au début.

*

En août 2018, à Paris, Andrew Orr est revenu longuement sur la dimension collective de l’écriture radiophonique à l’ACR.

Je pense que la présence des écrivains aux ACR était très liée à la conception de leur propre travail. La notion d’œuvre. Ils venaient essentiellement pour faire des émissions sur eux-mêmes, sur leurs écrits ou sur leurs compositions. Ils ne venaient pas dans des démarches autres que leur raison d’être à eux, en tant qu’auteurs. Ce qui est légitime, mais ça les positionnait dans un autre rapport à l’Atelier. Les permanents de l’ACR – il y en avait en fait très peu –, c’étaient des producteurs qui étaient eux-mêmes auteurs mais qui avaient décidé de sacrifier la donne personnelle de leur travail à une donne plus collective, avec une signature commune sur les émissions et une facture commune au niveau de l’écriture. Toutes proportions gardées, on peut comparer ça avec le journal Actuel, bien des années plus tard, où dans l’écriture il y avait une forte mainmise de Patrick Rambaud et de Michel-Antoine Burnier sur les écrivains. C’était un peu la même mise, c’est-à-dire l’acceptation qu’il y avait ce petit groupe de gens qui écrivaient pour les autres. Nous on était un peu de ceux-là : on écrivait pour les autres, pour l’écriture de l’ACR. […] Tout peut cohabiter. Ce qui est bien, c’est que l’ouverture soit la plus grande possible en direction des auteurs et qu’il y ait, au-delà de la politique éditoriale, une véritable vision de ce qui fait un écrivain aujourd’hui : qu’est-ce qu’il a à dire dans le monde ? Qui est celui qui en impose aux autres, celui dont la faconde l’emporte sur celle de ses congénères si bien qu’elle devient donc presque du domaine public, puisqu’elle rentre dans l’écriture collective par ce biais-là, elle s’impose à l’écriture collective ? Donc, tant que c’était ouvert, comme ça, et qu’il n’y avait pas d’ego… Ce n’était pas une revue, avec une rédaction ; là il s’agissait d’aller au-delà de ce concept étroit et d’aller vers toutes les écoles. C’était une volonté manifeste de Trutat depuis le début. […]

La radio impose une forme d’humilité à tous. L’auteur est réalisateur, le réalisateur est monteur, mixeur… C’est ça qui était intéressant dans l’Atelier. Moi je dirais que plus que des fonctions, des écoles, des noms ou des groupes de personnes, ce qui était intéressant c’était cette volonté ou pas de se résoudre à participer à une œuvre commune. C’était le choix des thèmes abordés. On s’était en fait affecté des territoires. René Farabet était plus dans le littéraire, dans le théâtre. Il a fait des documentaires remarquables, mais sa patte essentielle elle était là. Chacun avait sa chasse gardée en quelque sorte ! Moi j’étais un peu l’étranger de la bande. J’étais plutôt tourné vers la littérature anglo-saxonne. Dès qu’il y avait une collaboration avec par exemple Allen Ginsberg ou Timothy Leary, ça venait vers moi. […] Ce qui m’intéressait à l’Atelier, c’était le social. C’est moi qui ait fait la première émission sur le rock avec Hippie Pop Hurrah [1er mai 1973]. Je pourrais parler de plein de sujets sociétaux, comme la prostitution [Mac à dames, 1er février 1975], la mort avec Viviane Forrester [Fosse Commune, 11 mai 1975], l’engagement des écrivains dans la guerre clandestine, l’Irlande [Irish Stew, 21 mai 1972], le Chili [Les yeux de cuivre et de salpêtre, 21 novembre 1976 et La chasse aux frères est ouverte, 28 novembre 1976]. C’était ces thématiques-là qui m’intéressaient. Ma voie d’entrée était celle-là : la littérature qui regarde le monde. C’était ça, ma constante, s’il y en avait une. L’émission avec le poète Mohammed Khaïr-Eddine qui dénonçait la torture sous Hassan II est la seule émission de l’ACR qui n’ait jamais été diffusée parce qu’elle a été censurée [fin 1974]. Jacques Sallebert [6] a demandé à l’écouter la veille de la diffusion. Malheureusement on n’avait pas fait de copie et le lendemain, à l’heure de la diffusion, il n’y avait rien, on nous a dit que les bandes avaient été perdues. L’émission sur l’affaire Lip, qui était un engagement social très fort de cette époque, on l’a intitulée discrètement La maison de verre [mardi 19 février 1974]. Il y avait un vrai engagement idéologique. […]

J’ai le souvenir du premier atelier que j’ai fait avec René Farabet, Irish Stew. On avait une émission qui faisait 3 heures 10 le samedi soir. On est allés manger dans un restaurant vietnamien et ensuite on a passé la nuit et presque jusqu’au midi le lendemain à élaguer ces 3 heures dix pour en faire trois heures, à coup de respirations ! Et là il y avait Janine, René, Alain.

Il y avait une certaine forme d’exigence. Il fallait être un peu cinglé pour travailler des heures et des heures avec une telle minutie, dans le détail. C’était la folie pure. Mais en même temps quelle beauté. Quelle élégance d’esprit, quel partage. […] C’est pour ça qu’en fin de compte ça a duré assez peu de temps cette période, une décennie. Car il y a toujours des problèmes d’ego, de « propriété » on va dire. […] C’est vrai aussi qu’à un moment, la bande qui était au centre, qui fabriquait, était restreinte en nombre. Un homme ne peut pas faire quatre émissions élaborées par mois ! C’est au-delà des capacités de chacun. C’est ça que je critiquais. La restriction imposée en nombre de producteurs réguliers était telle qu’elle ne permettait pas de maintenir cette zone de qualité qui fait qu’on n’est pas dans la commande, qu’on n’est pas dans l’obligation de fournir. […] Je prends un exemple : si Yann Paranthoën n’avait pas eu à disposition des studios pendant un an pour travailler sur ses émissions, qui connaîtrait Yann Paranthoën ? C’est le fait qu’il y avait une mise à disposition de moyens qui a permis l’éclosion de son talent. Le fait qu’on mette à disposition des outils. C’est vrai pour plein de gens. Donc, si on tarit l’accès, on accélère la monotonie et on accélère le clientélisme d’un certain nombre de gens qui veulent que leur écriture prédomine sur celle des autres. […] D’ailleurs Alain Trutat trouvait que l’ACR s’enclavait et se ritualisait. Il voulait qu’il s’ouvre à de petites formes, plus aiguës, plus contemporaines. Il trouvait qu’une forme de bienséance avait pris le pas sur le reste à l’ACR. Moi j’étais assez de cet avis, j’avais même proposé qu’on arrête de diffuser pendant un an et qu’on réfléchisse à une autre conception. Il y avait largement de quoi tenir un an en rediffusions. L’argument de René Farabet contre ça c’était : « Si on arrête de diffuser pendant un an, quelqu’un va nous prendre la place. » Il voulait sa mainmise sur l’antenne. Comme l’ACR tardait à bouger vers des formes plus alertes, Alain a beaucoup agi avec Alain Veinstein pour mettre en places les Nuits magnétiques, qui est une filiation directe avec l’ACR, avec une philosophie plus « kleenex », plus jetable, si bien qu’on flirtait parfois dangereusement avec le ready made, la commande.

Notes

[1] « Andrew Orr : la foi radiophonique », entretien avec Thomas Baumgartner au Festival Longueur d’ondes 2015, enregistrement en partenariat avec la web revue Syntone, en ligne sur oufipo.org. Merci à Thomas Baumgartner pour son autorisation de reprise d’extraits de cet entretien dans ce numéro.

[2] Lettres ouvertes, émission du 20 décembre 1981. Le documentaire suit le parcours d’une lettre jusqu’à sa destinataire à Coatréven.

[3] 11 émissions « Spécial Biennale 69 » suivent, du 12 octobre au 4 janvier 1970, l’émission programmatique du 5 octobre, « Spécial Prix Italia 1969 ».

[4] Deux émissions de l’ACR sont consacrées à Philip Glass avant le départ d’Andrew Orr : One + One The music of Philip Glass, mardi 9 avril 1974, prod. Daniel Caux et René Farabet ; Einstein on the beach, dimanche 10 octobre 1976, prod. René Farabet.

[5] Émission sur la situation en Irlande du Nord après les émeutes de Londonderry en août 1969. Sur une idée d’Alain Trutat, qui propose à Andrew Orr d’aller en Irlande enregistrer le point de vue des poètes sur le conflit. L’ACR diffusera dimanche 2 octobre 1977 une deuxième émission d’Andrew Orr sur l’Irlande du Nord, incluant une séquence sur les enfants dans la guerre : Les anciens moules ont craqué en Ulster.

[6] Directeur de la Radiodiffusion (1972-1974) après Roland Dhordain (1969-1972).

Auteur

Documentariste, journaliste, homme de son et d’image, Andrew Orr (1948-2019) a tout d’abord imaginé suivre la voie évangélique de son père, pasteur irlandais venu s’installer en Savoie, à Chamonix. Il y renonce toutefois très tôt, après une brève expérience de prêche en parallèle d’un cursus de théologie à l’université de Cardiff. Des études de lettres et de journalisme le conduisent en août 1970 à Paris pour une thèse sur François Mauriac et son Bloc-notes, mais la mort de ce dernier, le 1er septembre, signe la fin des études. Andrew Orr rentre comme pigiste à l’ORTF à la section anglaise des programmes en langues étrangères, assure une rubrique littéraire au journal La Croix et devient correspondant pour le quotidien irlandais The Irish Times. Son bureau à la radio jouxte celui d’Alain Trutat, qui lui propose d’entrer en ACR par un premier documentaire sur les écrivains dans le conflit nord-irlandais. Jusqu’en 1979, Andew Orr y défend une « radio du réel » à travers une quarantaine de documentaires de trois heures. En 1977, il participe à l’aventure de Radio Verte, radio pirate qui émet en toute illégalité jusqu’à la libéralisation des ondes, en 1981, voulue par François Mitterrand. Cette même année, il co-fonde avec Jean-François Bizot Radio Nova, dont le ton, la musique, le son révolutionnent le paysage radiophonique. Puis, en 1992 commence l’aventure de Nova Production, société de production sonore créée avec Catherine Lagarde qui réalisera l’habillage son d’Arte avec la « patte » Nova, ainsi que de nombreux programmes pour la radio et la télévision. Andrew Orr est décédé le 17 janvier 2019, après une lutte pied à pied contre un cancer déclaré en 2016.

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Une expérience des frottages

Ce ne sera pas une communication “sur”, mais “avec”. Impossible de faire autrement. Avec l’ACR et avec certains écrivains. Ce sera donc un récit subjectif, comme une suite de pages arrachées à un journal plutôt rêvé, en tout cas travaillé par la nuit, et non un essai. Ou alors un essai au sens de tentative de faire passer quelque chose de l’ordre d’une expérience – à la fois personnelle et partagée par la petite communauté qui en a vécu les péripéties.

1.

Début octobre 1975, il y a tout juste 43 ans, j’entrais pour la première fois dans un studio de radio, à l’invitation de l’Atelier de Création Radiophonique. Bien qu’introduit par un écrivain, il ne s’agissait pas de converser sur tel ou tel sujet, ou de lire des textes, mais d’enregistrer quelques partitions musicales qui étaient de ma plume. Le studio était trop étroit, les enregistrements se faisaient en mono, n’importe quel musicien aujourd’hui refuserait de jouer dans ces conditions ; mais à l’époque, on s’en contentait, on en redemandait même.

Depuis quelques années, j’ai pris l’habitude d’emprunter la machine à remonter le temps afin de faire rejaillir en surface, ce qui a disparu – ou a été voilé – de cette activité, la création radiophonique, qui est pourtant loin d’avoir dit son dernier mot. Je me souviens qu’à mes débuts, tout avait lieu au présent ; à peine un projet réalisé, on passait au suivant ; on était impatient d’aller de l’avant, oubliant aussitôt ce qui, venant tout juste d’être diffusé, se trouvait déjà archivé dans des lieux sombres où on nous affirmait que les bandes magnétiques seraient d’autant mieux protégées que peu accessibles. Et puis, il y a eu comme un basculement : les temps se sont superposés, le passé s’est mis à dialoguer avec le présent dans le but d’alimenter un futur aux contours de plus en plus incertains. Aujourd’hui, je dois témoigner de ce qui fut, tout en continuant d’entretenir le feu sacré, c’est-à-dire ce désir de radio d’essai que nous sommes encore quelques-uns à partager. En ce moment précis où je me trouve à deux doigts de déposer les outils de la création radiophonique, j’aimerais ici partager ce que j’appelle une « expérience des frottages » – en principe collective et en perpétuelle reprise, à moins que l’on coupe le son, ce qui n’est pas encore à l’ordre du jour, même si le bruit le plus audible ces derniers temps est celui de portes qu’on referme.

Je suis donc heureux d’avoir encore un peu les mains dans le cambouis. Car venir en témoin du passé pourquoi pas ? mais pour moi le dossier n’est pas clos. Faire une aussi longue expérience des frottages, c’est avoir fidèlement suivi son devenir-artiste, autrement dit : avoir avancé pas à pas, selon un lent et tortueux cheminement, vers ce que j’ai nommé le monde du Terrain Vague – ce lieu d’échanges un peu à l’écart qui était déjà – de manière alors inconsciente, et en tout cas non théorisée – le sujet de ma toute première émission à l’ACR.

2.

Donc à l’automne 1975, je découvre le studio 115 de la Maison de la Radio. À peine entré, on me présente au chef opérateur du son, Yann Paranthoën. J’ignorais alors tout de son travail d’auteur. On m’avait juste soufflé à l’oreille que c’était un technicien hors pair, mais « têtu comme un Breton ». La séance à peine achevée, je me retrouve sidéré par sa force de pensée du médium et son désir d’aller le plus loin possible.

Bien entendu, comme je n’avais pas encore vingt ans, on ne m’avait pas laissé entrer seul. J’étais chaperonné par deux individus plus âgés que moi. Le plus jeune était René Farabet, 41 ans, un comédien féru de littérature qui était alors un des producteurs coordonnateurs de l’ACR (avant d’en devenir dans les années 1980 et jusqu’à fin 2001 l’unique programmateur [1]). Le plus âgé était Claude Ollier, 52 ans, un écrivain dont j’avais lu avec enthousiasme les premiers livres (il en avait alors publié neuf : les huit composant Le Jeu d’enfant, plus un recueil de nouvelles intitulé Navettes[2]. J’ignorais qu’une de ses plus remarquables fictions écrites pour la radio, L’Attentat en direct, avait été diffusée au cours de la première émission de l’Atelier de Création, le 9 octobre 1969. Six ans plus tard, au moment de mon entrée en ACR (comme on dit « entrer dans les ordres »), je n’avais encore découvert qu’une seule œuvre de création radiophonique signée par un écrivain (ou plutôt une écrivaine) : Marguerite Duras. C’était India Song qui me hantait au point de désirer le réécouter en boucle. Je l’avais dit à Claude Ollier qui était d’accord avec moi : c’était un chef d’œuvre dont la sortie récente d’une version filmée ne pouvait qu’amplifier les résonances. Je note au passage que L’Attentat en direct et India Song ont en commun d’avoir été réalisées par Georges Peyrou.

J’ai pour l’instant nommé trois personnes. Celui qui m’a conduit au bon moment au bon endroit : Claude Ollier. Un écrivain. Celui qui, après m’avoir ouvert les portes des studios, m’a relancé, une fois ce premier ACR diffusé : René Farabet. Un écrivain, lui aussi, du moins à sa manière qui deviendra un peu plus tard la mienne, celle de quelqu’un qui noircit en permanence des feuilles de papier et qui finira par publier plusieurs livres. Enfin, celui qui m’a contaminé par son exigence formelle : Yann Paranthoën. Quelqu’un qui ne lisait pas, qui pensait même que les écrivains n’avaient rien à faire à la radio, mais qui savait reconnaître la force d’un Claude Ollier ou d’un Pierre Guyotat, et qui a fini par composer une émission en hommage à Georges Perros. Il manque le nom du dernier archet de ce quatuor d’initiateurs impeccables : Alain Trutat. Ancien secrétaire de Paul Eluard, proche de Jean Tardieu, ami d’André du Bouchet et de bien d’autres, il est celui qui, un an après les fameux événements de 1968, avait rendu possible cette forme singulière de radio de création. Il m’impressionnait encore plus que les autres, car, doué d’esprit critique et d’une grande exigence, il parlait peu et ne se montrait que rarement encourageant. Il avait réussi à m’imprimer la certitude que la fin de cette belle aventure arriverait tôt ou tard et probablement sous peu. Heureusement, les trois autres m’ont persuadé du contraire. Au moment où je vous parle, ces quatre-là nous ont quittés. Mais je continue à dialoguer avec eux, presque quotidiennement, sans pour autant faire tourner les tables de mixage. Le monde du Terrain Vague est peuplé de fantômes. Vous voyez : dans cette affaire, la littérature n’est jamais loin. La part des écrivains, pour reprendre l’intitulé de ce colloque, est primordiale. Même si je dois aussitôt ajouter que ce que Daniel Arasse a appelé la pensée non-verbale reste, me semble-t-il, aussi essentielle à la création radiophonique que ce que Claude Ollier a désigné par voix intérieure pour l’écriture littéraire. D’Ollier, j’aime aussi citer ce fragment de « Radiographie », écrit en 1974 pour Alain Trutat, publié en 1981 dans Nébules : « L’inscription radiophonique oscille entre vide et plein de sens, oscille entre repères, vacille, choit en tout silence. Et le silence est loi d’écoute. » Parmi les plus belles expériences de frottages que permet la création radiophonique, il y a celles qui se font entre les silences qui ne cessent de l’irriguer : silences dans les textes, silences dans les paroles, silences dans les musiques, silences dans le monde extérieur.

3.

À l’automne 1976, de retour à l’ACR pour engager un deuxième opus, cette fois à l’invitation du seul René Farabet, il me semblait qu’il fallait avant tout creuser ce qui n’avait qu’à peine été esquissé l’année précédente. À savoir rechercher d’autres modes de rencontre – essentiellement par frottages – entre textes et musiques (puisque, jusqu’en 1980, c’étaient les deux seuls matériaux dont j’avais usage, le travail se faisant entièrement en studio). Donc : tailler dans les enregistrements, des lectures comme des musiques (alors purement instrumentales), sans avoir peur d’y aller. Puis : superposer par mixage ces découpes, de manière à obtenir autre chose que de belles lectures sur un fond sonore prétendument adéquat. J’avais vaguement compris que ceux de l’Atelier avaient coopté un jeune musicien qui leur convenait, notamment par son ingénuité qui le rendait assez libre d’expérimenter des choses qui ne se font pas. Et ce dernier devait leur rendre la confiance qui lui avait été accordée en conviant en studio des partenaires encore vierges de toute participation à des travaux de création radiophonique. Même si j’étais déjà travaillé par le désir de faire venir des peintres ou des sculpteurs, ces partenaires se sont trouvés être principalement des écrivains. Claude Ollier m’en avait fait rencontrer plus d’un, comme Maurice Roche ou Italo Calvino, mais je ne me voyais pas me lancer dans une aventure radiophonique avec eux, alors qu’ils avaient déjà tant travaillé avec certains de mes aînés. Pareil pour Georges Perec ou Michel Butor qui apparaîtront néanmoins au générique d’émissions plus tardives, le second bien avant sa disparition, le premier longtemps après, mais à partir d’un enregistrement effectué en vue d’une émission hélas abandonnée pour cause de décès, et gardé secret pendant une bonne trentaine d’années.

Il fallait faire en permanence comme si tout restait à inventer. On ne peut concrètement acquérir de l’expérience qu’à force de tâtonnements dans la nuit des studios. La bande magnétique est un support, comme pour les écrivains la page blanche, où tout ce qui s’inscrit est susceptible d’être, au moins partiellement, effacé. Pour reprendre une proposition de David Lynch, la tête principale du dispositif technique qui régit – entre autres – l’essai radiophonique a pour nom Eraserhead (ou « tête de gomme », selon l’équivalent français proposé par Didier Pemerle). Il faut apprendre à effacer, comme les écrivains doivent apprendre à raturer. C’est pour cela que cette pratique demande du temps et des moyens. C’est pour cela aussi que nous n’y rencontrons que les écrivains et les artistes travaillés par cette nécessité.

Je viens de nommer Didier Pemerle. Il était le plus jeune des membres du collectif Change qui avait été créé dans l’immédiat après-1968, en violente rupture avec Tel Quel, par Jean-Pierre Faye, Jacques Roubaud, Maurice Roche et quelques autres. Comme l’ACR, Change était en recherche de chair fraîche. En ces temps de fin encore non-déclarée des avant-gardes, les choses s’enchaînaient avec une rapidité affolante. Je me suis retrouvé projeté dès mes vingt ans dans toutes les manifestations de ce que Faye désirait cristalliser sous forme de mouvement – celui du Change des formes – à la manière dont André Breton l’avait fait, un demi-siècle plus tôt, pour le surréalisme. Du coup le désir qu’avait René Farabet d’entendre à l’Atelier de nouvelles voix d’écrivains a pu être très simplement exaucé (il faisait d’ailleurs de même de son côté). Paul Louis Rossi, Philippe Boyer, Didier Pemerle, Jean-Claude Montel, Jean-Pierre Faye, Saúl Yurkievich et Jacques Roubaud – tous membres du Collectif Change – ont été les principaux complices de mes premiers essais radiophoniques. Pour cinq d’entre eux (Montel, Rossi, Faye, Roubaud et Pemerle), les échanges n’ont jamais cessé : plus de quarante années d’amitié qui se sont assez régulièrement traduites dans un travail sonore de plus en plus exigeant. Depuis quelques temps, je tente de remettre en jeu ces archives, en prélevant certains fragments, ceux qui me semblent aujourd’hui les plus parlants, et les frottant au présent en réalisant de nouvelles prises de son avec ces écrivains, devenus pour certains très âgés, mettant ainsi en évidence, non seulement leur parcours dans l’écriture, mais aussi les transformations de leur voix – de leur timbre autant que du contenu que leur parole véhicule. Ceci, afin de composer leur portrait, tentant ainsi de conclure nos trajets communs, tout en laissant les choses ouvertes. Ranger notre atelier, ce n’est jamais figer le placement des objets qui s’y trouvent : juste permettre à qui le pénétrera après notre disparition de ne pas perdre son temps à rechercher ce qui n’y est pas. Le désir de clarté n’est pas incompatible avec l’entretien nécessaire des mystères qui hantent cet Atelier.

Tous ces écrivains avaient en commun de saisir parfaitement les enjeux de cette forme singulière de composition radiophonique qui ne peut donner de bons résultats qu’en ne se soumettant pas à telle ou telle volonté éditoriale (nos Ateliers étaient diffusés sans que personne d’autre que ceux qui les avaient fabriqués ne les aient auparavant écoutés). Nous étions tous des compagnons du Terrain Vague pratiquant un art sauvage. Nous le sommes demeurés et j’appelle les futurs auteurs à le devenir à leur tour, de la manière la plus radicale et singulière possible. On sait qu’Alain Veinstein a intitulé le livre qu’il a écrit sur son parcours ô combien marquant d’homme des nuits : Radio Sauvage. Ce n’est pas un hasard si j’ai dû conduire les écrivains dont je viens de parler (et beaucoup d’autres que je vais bientôt nommer) à prolonger ce travail pensé initialement pour l’ACR aux Nuits magnétiques, puis à Surpris par la nuit, à chaque fois que l’Atelier de Création ne répondait plus – ou pas assez).

Radio sauvage ? Oui. Notamment par volonté de remettre en cause ce qui faisait l’excellence des dramatiques ou fictions, nous privant parfois volontairement de comédiens au profit de non-professionnels (le plus souvent des écrivains, parfois des peintres, des musiciens, des photographes – donc des artistes), refusant obstinément l’usage de toute musique illustrative au profit de rencontres imprévues, sollicitant parfois le hasard, suivant avant tout nos intuitions. Ce qui nous liait, c’était un désir de sortir des lieux communs de la réalisation : cet artisanat, certes furieux, mais trop souvent inhibé par divers savoir-faire appliqués que nous souhaitions alors remettre en question. Je me souviens avoir intégré début 1978 de la musique punk (celle des Sex Pistols) dans un ACR avec Philippe Boyer qui pourtant ne jurait que par Wagner et Verdi. À l’époque, nous étions habités par la certitude que nous arriverions à imposer nos désirs. C’était un peu naïf, mais ça nous permettait d’avancer, quitte à se casser la figure, alors que je crains qu’aujourd’hui, le seul projet qui puisse être porté plus ou moins collectivement – individuellement, c’est une autre affaire : la création solitaire a encore de beaux jours devant elle – est de sauver les meubles.

4.

J’avais connu le travail des écrivains de cette revue Change à partir de la sortie en mai 1975 du n°23 qui s’intitulait Monstre Poésie. En accroche de ce livre collectif, Jean-Pierre Faye avait écrit : « le monstre poésie manifeste le change ». Cela suffisait pour orienter un travail de création radiophonique à venir : monstre (rechercher plutôt les freaks que les nantis de l’air du temps) ; poésie (selon un sens opposé au poétisme standard : plutôt contrainte, en recherche de formes) ; manifeste (car toute création authentique manifeste ne serait-ce que d’infimes différences avec ce qui fait la norme) ; change (car c’est bien cela le mouvement de la vie : ne jamais rien figer). Comme le clamait haut et fort Edgar Varèse un demi-siècle auparavant : « le compositeur d’aujourd’hui refuse de mourir » – ce refus n’étant pas une dénégation de la mort qui nous attend, mais la conscience que, quand nous nous retrouverons enseveli six pieds sous terre comme tout-un-chacun, nous aurons la tête encore débordante d’idées de transformations du monde – ou, plus modestement, du médium que nous aurons pratiqué notre vie entière.

Le numéro de Change de mars 1978, le n°34-35, s’intitulait La narration Nouvelle, en écho bien entendu à Nouveau Roman – cette avant-garde littéraire qui, née un quart de siècle plus tôt, ne pouvait plus apparaître comme porteuse d’avenir pour les jeunes écrivains (mais en 1978 quelqu’un comme Claude Ollier avait déjà pris distance avec ce vrai-faux groupe qui l’avait pourtant lancé vingt ans auparavant, alors qu’il obtenait le premier prix Médicis pour son premier roman La mise en scène, publié chez Minuit). Le désir de raconter autrement, sans céder aux sirènes de l’abstraction sonore, théoriquement séduisante, mais au fond impossible à concrétiser dès qu’on use de mots (et pas si facile si on s’en passe), était très puissant. Raconter est peut-être ce qui tend l’essai radiophonique. Mais avec poésie, bien entendu : c’est-à-dire, musicalement. Par la voie des rythmes ajouterait Michaux. Et en faisant montre – Faye dirait en faisant monstre – d’un très grand sens de l’économie.

Une expression à la mode aujourd’hui est « storytelling ». Proposer, non un projet ouvert (ça ne se fait quasiment plus), mais un sujet, doit s’accompagner aujourd’hui de la mise au propre d’une sorte de récit préétabli, décrivant son déroulé dans le temps. Comme si composer un essai aujourd’hui impliquerait de posséder un talent de conteur s’appliquant à faire passer des choses déjà figées avant même d’avoir effectué le premier geste de réalisation. Bien entendu, on peut tricher. Le monstre poésie est l’arme anti-storytelling absolue, il ne faut pas hésiter à en faire usage. La création – notamment radiophonique, mais pas seulement – est surgissement progressif de cet inconnu, parfois familier, mais aussi doué d’étrangeté, qui ne pourra être sensuellement compris qu’une fois le travail accompli. Il est strictement impossible de raconter par avance un authentique ACR. Un mot ou deux plus quelques noms devraient suffire pour que la réalisation d’un projet soit engagée. Cela se passait comme ça au vingtième siècle et encore un peu au vingt-et-unième – enfin, essentiellement du côté des dinosaures toujours à l’ouvrage.

De projet en projet, explorer en tous sens les sentiers de cette narration nouvelle, tout en gardant en permanence le cap en direction de la poésie comme forme. Et sans se défaire d’une arme essentielle : l’humour. Puisqu’on parle de la part des écrivains à l’ACR, il me semble que celles et ceux qui n’avaient aucun humour n’y ont jamais eu leur place. Bien entendu, les mélancoliques, les suicidaires, les autodestructeurs n’ont jamais été refoulés, car ils débordaient de cet humour que Jacques Vaché, comme plus tard Marcel Gotlib, orthographiaient sans h, qu’André Breton a défini comme noir et que les élisabéthains faisaient rimer avec humeur. Cette expérience des frottages qui caractérise l’essai radiophonique s’imprime sur la bande magnétique, ou le disque dur de l’ordinateur aujourd’hui, de saut en saut d’humeur. Chaque geste d’écriture sonore est de cet ordre : manifestation/gravure d’une empreinte humorale. C’est pourquoi ce travail demande du temps, car il est nécessaire de laisser chaque tentative de montage ou de mixage reposer un moment, afin de mieux la reconsidérer, de l’intégrer ou de la détruire, de la retravailler ou de la laisser tel quel. Les ACR, dans leurs manifestations les plus réussies, les plus éruptives, les plus émouvantes, ont été les fruits d’une lutte contre la mélancolie.

5.

Ceux et celles qui ont vécu ces années 1970 qui préservaient encore un côté héroïque aiment en faire partager le souvenir et les survalorisent ; mais il ne faudrait pas oublier de rappeler qu’elles se sont fracassées sur la décennie suivante qui a amorcé un long processus de restauration dont nous subissons, aujourd’hui plus que jamais, les effets.

1980 a marqué une rupture très nette du travail engagé depuis 5 ans à l’ACR. Cette année-là, j’ai entrepris un nouvel Atelier avec Paul Louis Rossi qui publiait un de ses livres les plus impressionnants, Le Potlatch, Suppléments aux voyages de Jacques Cartier, dans la collection de Paul Otchakovsky-Laurens chez Hachette [3]. Cette année-là, les émissions duraient encore deux heures et vingt minutes. Le livre de Rossi n’était pas débordant de signes, mais il fallait bien entendu tailler dedans. L’idée était encore et toujours de ne pas singer le processus de fabrication des fictions où, à la base, il y a un écrit – une pièce, un livret – plus ou moins intouchable. À cet effet, on accumulait les prises de son, quitte à enregistrer (et même travailler, au moins par montage) des séquences qu’on déciderait, au tout dernier moment, de ne pas diffuser. Mais ce surplus de matière était tout sauf un gâchis – et le temps qu’on passait à expérimenter ces agencements nullement perdu. Nous étions animés simultanément par la volonté de prendre notre temps et une réelle impatience. Yann Paranthoën venant de claquer la porte de l’ACR, c’est un plus jeune opérateur du son, Michel Créïs, qui a pris la relève. En complicité avec l’équipe de production, nous avons décidé de n’engager aucun comédien professionnel. Et surtout, de sortir des studios pour enregistrer les lectures des textes en extérieur, dans n’importe quelles conditions, même les plus inconfortables : dans une voiture tout en roulant, dans des lieux bruyants, en marchant, en courant à petites foulées… Quant à la musique, elle était composée de pièces brèves, le plus souvent minimalistes, pour voix, claviers, clarinettes, étirant (entre autres) des mélodies du temps de Rameau (le compositeur des Indes Galantes). Donc des choses de peu qu’on n’aurait pas eu idée de faire jouer en concert. Au moment du mixage, il fallait faire se rencontrer ces matériaux, sans avoir établi le moindre conducteur, du moins sur le papier. On venait en studio avec un caddy rempli à ras bord de centaines de bobinots de bande magnétique sur lesquels étaient gravés des lectures, des sons, des musiques. On en installait certains sur en principe six magnétophones et on tentait de les faire se frotter, selon l’intuition de l’instant, mais non sans les mémoriser, au point d’avoir leur contenu parfaitement en tête. Il fallait faire montre d’une extrême concentration. Si ça ne marchait pas, on essayait immédiatement d’autres combinaisons. Au début, il y a toujours une infinité de possibles. Mais, plus on se dirige vers la fin, moins on en trouve. Le travail de mise en forme procède par épuisement de la matière dans un temps donné. Quand on perdait trop de temps à rater (car, même si les moyens étaient alors plus qu’excellents, il fallait rendre la copie à l’heure), on devait tricher. On laissait alors filer cinq minutes de musique à blanc. Ou quelques pages de texte. Puis, ayant ainsi avancé, on relançait nos essais. Le principe de frottage devrait toujours provoquer au moins quelques étincelles. Comme pour le souligner, l’ACR s’ouvrait par un générique intégrant des sons d’orage : tonnerre et éclairs. Je vais citer une seconde fois Edgar Varèse : « Au fond, la musique n’est qu’une perturbation atmosphérique ». C’est en cela que l’Atelier de Création procède souvent d’une forme – d’une pensée – musicale. Claude Ollier, s’il était encore des nôtres, nous dirait peut-être qu’il a toujours agi en compositeur, hanté par le désir qu’il avait eu enfant d’écrire des partitions, au point que, rencontrant Alain Robbe-Grillet en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, il s’était tout d’abord présenté à lui comme musicien (on sait qu’il a fait plusieurs fois le mur du camp où il effectuait le STO pour aller jouer du piano la nuit dans des bars de Nuremberg).

Comme ça fait une bonne dizaine de fois que j’emploie ce mot « frottage », il me faut maintenant rendre hommage à celui qui a publié en 1979 un livre portant ce titre – au pluriel comme il se doit – dans la collection Textes chez Flammarion, dirigée par Bernard Noël (qui venait de prendre la suite de Paul Otchakovsky-Laurens) et qui, encore à l’état de manuscrit, avait incité l’élaboration de mon cinquième ACR. Il s’agit de Jean-Claude Montel, un écrivain né en 1940, adoubé à 27 ans par Jean-Pierre Faye et Maurice Roche qui avaient préfacé son premier livre au Seuil. C’était un être terriblement mélancolique, traversé par le sentiment qu’il ne pourra mourir que seul au milieu des décombres. Il portait dans sa voix, dans ses écrits, l’idée que la littérature n’était plus que pour mémoire – ce en quoi il était paradoxalement fascinant pour le jeune homme que j’étais. Il portait en lui l’affirmation qu’un des gestes fondamentaux de la création était le frottage, c’est-à-dire cette opération permettant d’inscrire sur un support quelque chose de la réalité du monde (comme les peintres le font en posant une toile souple ou un papier très fin sur tel ou tel amas d’objets ou tel mur lézardé pour en prendre, à l’aide d’un pinceau presque sec, ou d’une craie grasse, l’empreinte), avant d’en retravailler – ou non – le résultat. Donc d’en prolonger les résonances par un travail plus secret, plus personnel, dans le silence d’un atelier d’écriture. Yann Paranthoën avait bien compris que ce processus, venant de la peinture, puis transposé dans l’écriture littéraire, pouvait caractériser le travail de création radiophonique. Il disait : on procède ainsi, d’abord par extraction en extérieur de quelque chose de la réalité qui nous environne – et surtout nous concerne. Puis : on retravaille ce matériau en intérieur (par exemple dans un studio, autrement dit en atelier), prenant le temps qu’il faut, avec l’exigence d’aboutir à quelque chose d’autre qu’un ready-made. Par la suite, plusieurs autres projets de création radiophonique avec Jean-Claude Montel – à l’ACR et aux Nuits magnétiques – nous permettront de creuser cette affaire, la dénudant jusqu’à l’os. Le tout dernier a été fabriqué en 2001 pour Surpris par la nuit. Le résultat a pu être retravaillé en 2013, suite à la disparition tragique de l’écrivain, grâce à Irène Omélianenko. Cette émission est presque terrifiante, de par sa force émotionnelle : on y entend la voix d’un quasi mort vivant, mais qui porte encore en lui le désir puissant de noircir quelques pages plus ou moins testamentaires. Il venait de publier Motus, un des plus beaux livres écrits à la toute fin du vingtième siècle et publié presque clandestinement par Mathieu Bénézet chez Comp’act. On ne pouvait alors trouver ce livre que dans de très rares librairies. Donc personne ou presque ne l’avait même ouvert. Force de résistance de l’ACR : faire surgir l’inactuel, en suivant le fil de ce qui aura été expulsé de la bonne société et que l’on ne trouve qu’au Terrain Vague, ce lieu à l’écart où la beauté règne en maîtresse absolue.

6.

J’en arrive maintenant à l’automne 1985, soit dix ans après ma première incursion en studio grâce à Claude Ollier. À ce moment-là, j’ai au compteur 16 ACR et 14 Nuits magnétiques, soit 56 heures d’essais radiophoniques ayant pour la plupart un lien direct avec les écrivains dont je viens de donner les noms. Mais la matière littéraire de ces premiers opus avait toujours été taillée dans des manuscrits en voie de publication ou des livres déjà publiés. Pour ce 17e Atelier, je m’étais associé à Jean-Yves Bosseur, un musicien qui était, depuis le début de cette aventure, un de mes plus proches alliés, et nous avions eu l’idée d’imaginer un compositeur de musique contemporaine devenu célèbre par un crime qu’il aurait commis et non par sa musique. Nous avions aussi lancé l’idée qu’un film était en train de se tourner à partir de ce fait divers. Bien entendu, la musique de ce film était sans lien stylistique avec l’œuvre bien trop « avant-gardiste » de ce compositeur. Nous nous devions donc de rétablir la vérité en faisant rejouer pour l’ACR certaines de ses compositions – les plus pures, prétendions-nous. Bien entendu, les musiques de l’émission, aussi bien celles du film contre lesquelles nous nous insurgions que celles attribuées à ce compositeur, allaient être écrites par Bosseur et moi-même, sans pour autant que ce soit dit clairement à l’antenne. Et pour finir, afin de rendre notre fiction crédible, nous pensions aller interviewer des compositeurs qui auraient eu la chance de bien connaître ce musicien (Henri Pousseur, Paul Méfano et Michèle Reverdy se prêteront à ce jeu). C’était bien joli, tout ça, mais il fallait trouver quelqu’un pour en rédiger le texte, tout en le laissant libre d’inventer à son tour.

En accord avec Alain Trutat et René Farabet, nous avions alors demandé à Didier Pemerle de rédiger un long monologue narratif porté pour l’essentiel par la voix d’un seul comédien. Ce dernier ayant accepté a aussitôt intitulé cette histoire « Laissez-moi mourir » (en hommage à Monteverdi, ce qui ne pouvait que nous parler), proposant que ce compositeur soit une compositrice prénommée Suzanne qui aurait, un jour de dépression, tué son mari, avant de le découper en morceaux, déposés ensuite dans des sacs poubelles sur son piano. Elle se serait suicidée dans la foulée, non sans avoir éprouvé au clavier la musique produite par cette préparation inédite de l’instrument. C’était un texte, encore une fois, mélancolique et fortement teinté d’humour noir. Cet ACR nous aura donné l’occasion de faire venir en studio Jean-Pierre Cassel, car il était impossible cette fois de flirter avec l’amateurisme, il nous fallait un vrai professionnel.

Laissez-moi mourir aurait pu, du moins sur le papier, être diffusé dans la case des fictions, et pourtant, non : c’était plus que jamais un ACR, donc quelque chose d’impossible à enfermer dans un catalogue (on peut imaginer la suite des Ateliers comme formant une constellation d’îlots dans un vaste océan, et non comme une accumulation de bandes magnétiques serrées sur des étagères). Une fois encore, nous sommes arrivés en studio sans le moindre conducteur, respectant simplement la continuité du texte. L’expérience des frottages suivant son cours, nous avions surtout besoin de stratégies et non de partitions réglées par avance. Le mixage ne cessait de provoquer des surprises, ce qui était ce que nous recherchions. Le résultat s’étant avéré concluant, Didier Pemerle travaillera une deuxième fois avec nous en 1986/87 pour Le loup dans l’île, une série de petites formes (20 fois 10 mn) dont la contrainte était de changer de lieu environnemental à chaque épisode. Puis, une nouvelle fois en complicité avec Jean-Pierre Cassel en 1988, pour La journée du retour, une histoire de fantômes se passant en appartement. Cette fois, j’étais seul à composer, non seulement les musiques, mais aussi leurs superpositions avec les monologues et les sons concrets enregistrés pour ce projet, sollicitant sans cesse le hasard afin de mieux faire surgir le fantomatique, suivant des stratégies qui n’étaient inscrites que dans la tête et qui demandaient une complicité exceptionnelle avec la chef-opératrice du son, Monique Burguière. La part des équipes de l’ACR vaut bien celle des écrivains. Seule une aventure réellement collective peut donner corps aux fantasmes d’un Control Freak obsessionnel. Le « je créateur » (qui est, certes un autre, mais aussi un « tu ») a besoin de faire partie d’un « nous ». Ne serait-ce que pour aller faire la fête avec l’équipe, une fois les choses, du moins en apparence, terminées.

7.

Simple note au passage : au cours des années 1980, la parole des écrivains a pris progressivement une place supérieure à celle de leurs écrits. Le jeu consistait, de plus en plus, à monter morceaux de conversations et fragments de lectures, sans qu’il n’y ait illustration de l’une par l’autre. Les musiques, le plus souvent mixées avec des sons dit réalistes, permettaient de souligner, de fluidifier ce tressage des voix : plus qu’un fond sonore, un commentaire secret.

Jusqu’aux années 1990, mon travail à l’ACR avait été co-signé avec Claude Ollier et les écrivains de Change – ces derniers étant devenus pour la plupart après 1979 ex-membres de ce collectif, car le temps des grandes dispersions était arrivé. En réaction, l’Atelier se devait, du moins me semblait-il, d’ouvrir son Terrain Vague à cette petite meute de solitaires plus ou moins endurcis. Sans jamais perdre le lien avec les aînés, cette dernière décennie du vingtième siècle (dont on ne savait pas encore qu’elle serait la toute dernière de la première – et plus longue – période de l’histoire de l’Atelier de Création Radiophonique) requérait de nouveaux sujets (dans tous les sens du mot), donc de lancer des rencontres avec d’autres auteurs – souvent des auteures –, de ma génération parfois et, une fois passé l’an 2000, des générations suivantes (au début je collaborais avec des personnes de vingt ou trente ans plus âgés que moi ; aujourd’hui, je travaille avec des personnes de vingt et même trente ans plus jeunes. C’est ce qu’on appelle un parcours…).

Relancer les dés de la création radiophonique s’est accompli tout d’abord avec Liliane Giraudon, Michelle Grangaud, Marie Étienne, Sabine Macher, Yves di Manno et Pascal Quignard. Puis les choses se sont accélérées, comme si la petite phrase désabusée d’Alain Trutat sur la fin imminente des Ateliers devenait plus que jamais d’actualité. La fin du vingtième siècle aura été agitée. De Michel Deguy à Philippe Beck et Jean-Luc Nancy ou Dominique Fourcade (dont les poèmes seront lus dans un ACR intitulé Fable par Claude Royet-Journoud) ou encore Florence Delay, Denis Roche et Pierre Alféri (et j’en passe – on remarquera à quel point la poésie est présente, souvent en lien avec la philosophie), les collaborations avec les écrivains n’ont cessé de s’enchaîner, débouchant à chaque fois sur quelque flamme à entretenir, notamment par amitié. C’est une chose sur laquelle je me dois d’insister, car elle est essentielle. N’ayant jamais séparé vie et travail, une fois un Atelier de Création mis en « prêt à diffuser », celles et ceux qui les signaient, mais aussi les réalisateurs, continuaient de se fréquenter, de se parler, d’imaginer un futur commun. C’est pourquoi j’insiste une dernière fois sur ce que j’ai nommé Terrain Vague qui est d’abord un lieu d’échanges pour qui désire ouvrir de nouveaux modes d’écriture comme d’existence. C’est un espace de contamination. Les auditeurs peuvent d’ailleurs en attraper le virus par l’écoute. C’est tout le mal que nous leur souhaitons.

N’ayant plus le temps de développer ce que je n’ai, une fois de plus, qu’esquissé, je voudrais terminer en notant que ce lien constant et renouvelé avec certains écrivains, a fini par me pousser à tenter de le devenir à mon tour, jusqu’à ce que cette activité finisse par prendre le pas sur la composition musicale. De manière d’abord très timide, comme terrassé d’angoisse à l’idée des retours d’aînés trop admirés, puis s’affirmant peu à peu, au point de me retrouver, surtout dans les années 1990, à écrire les livrets de mes émissions, accumulant des pages et des pages (une anthologie très resserrée a paru récemment chez Hippocampe Éditions qui a été pour l’instant bien plus commentée par des écrivains que par des gens de radio).

L’ACR aura été pour moi un lieu d’apprentissage de la vie, à travers la découverte et l’expérimentation de pratiques plurielles de modes d’écriture. Malgré d’inévitables tensions et des moments d’intense fatigue, cette radio d’essai a toujours été composée pour le plaisir et jamais dans la douleur. Ce qui est infiniment précieux, mais hélas peu compatible avec les modes de culpabilisation de ces pratiques sauvages aujourd’hui.

(Écrit en septembre 2018, tout en écoutant principalement la Partita n°1 de Jean-Sébastien Bach, puis relu le 9 novembre de la même année, en écoutant le Quatuor n°14 de Dmitri Shostakovitch)

Notes

[1] Je lui ai rendu hommage dans un billet de Diacritik en 2017, « Bref éloge de René Farabet (1934 – 2017) » (ici).

[2] Sur sa recherche de formes spécifiquement radiophoniques et nos collaborations à l’ACR, voir « Claude Ollier et la création radiophonique », Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 103-112.

[3] Sur ma découverte de son œuvre, notre amitié et quelques-unes de nos collaborations à l’ACR, dont celle-ci de 1980, je me permets de renvoyer à mon texte « Excursions sur le terrain vague (cartographie d’échanges) », Nu(e), n°67, septembre 2018, p. 121-134. Numéro téléchargeable ici.

Auteur

Christian Rosset est compositeur (musique instrumentale et électroacoustique), essayiste et producteur de radio, depuis 1975, notamment à l’ACR et à Nuits magnétiques. Son dernier livre publié, Les voiles de Sainte-Marthe (Hippocampe éditions, 2018), réunit des micro-récits et notes d’Atelier autour de ces fructueuses années de collaboration à l’ACR, en prolongement d’Avis d’orage dans la nuit (l’Association, 2011), qui évoquait entre autres ses collaborations à l’ACR déjà, mais aussi à quelques Nuits magnétiques. Christian Rosset a aussi coordonné Yann Paranthoën, l’art de la radio aux éditions Phonurgia Nova en 2009.

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Retranscription du dialogue entre Karine Le Bail, historienne, et Sandra Escamez, documentaliste multimédia à l’Ina, sur le traitement documentaire des programmes de l’Atelier de création radiophonique conservés à l’Ina et leurs reprises aujourd’hui sur les ondes.

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Karine Le Bail – Lorsque le projet d’un colloque consacré aux programmes de l’Atelier de création radiophonique et de Nuits magnétiques a vu le jour, nous avons immédiatement sollicité l’Institut national de l’audiovisuel, qui conserve leurs archives. Par sa longévité, l’Atelier de création radiophonique constitue un corpus gigantesque : son projet même, avec son principe d’une écriture chorale, à plusieurs mains, sans hiérarchie de fonction, et ses trois heures de radio pensées comme œuvre, représentent un défi documentaire. Il en est de même de Nuits magnétiques, dont la quotidienneté a nourri le fonds Ina dans des proportions tout aussi impressionnantes. Considérons ici l’Atelier de création radiophonique, qui représente à lui seul un défi pour l’analyse documentaire. Comment en effet caractériser la création, dans un langage documentaire ? Comment indexer/classer/catégoriser l’inclassable revendiqué, l’œuvre collective qui entend brouiller les catégories ? Comment repérer qui parle, qui produit, qui réalise, dans ces émissions ultra-mixées de trois heures conçues comme une aventure ? Dans le champ « résumé » des notices documentaires, donner la ligne directrice de la conception d’un ACR représente alors un véritable défi… et pour certains ACR il se révèle même plus qu’ardu de décrire avec un résumé chronologique. Comment donc l’Ina s’empare  de ces objets sonores ?

Nous avons la chance ce soir d’être en compagnie de Sandra Escamez, laquelle, dans l’optique du colloque, a été détachée des urgences de l’antenne pendant un mois pour plonger dans les archives de l’ACR.

Sandra Escamez – Oui, j’ai pu me consacrer entièrement à l’étude de ce fonds gigantesque. Je le connaissais un petit peu mais là, je me suis un peu rendu compte de « l’ampleur des dégâts » ! 32 ans de programmation hebdomadaire ‒ sous la tutelle de Farabet et de Trutat ‒, cela représente 1361 notices documentaires, soit 954 émissions (si l’on exclut les rediffusions). Or, seulement 404 ACR sont indexés – c’est-à-dire identifiés mais sans description du contenu. Puis quand j’ai rencontré des collègues plus anciens que moi, ils m’ont dit « Sandra bon courage ! tu vas rentrer dans un monde… » C’est vrai qu’écouter un ACR de 3 heures, c’est quand même une démarche… Et en plus, il faut avoir une certaine culture pour comprendre les auteurs, les artistes, les plasticiens, la jeune musique ‒ parce que c’est aussi une émission qui a beaucoup accueilli la création contemporaine musicale… Et là en me mettant à écouter ces ACR, je me suis rendue compte que tout n’est pas décrit, qu’il y a vraiment encore beaucoup de choses à découvrir. L’autre jour je suis tombée sur une exposition à la Biennale de Vincennes avec un artiste du groupe Supports/Surfaces qui expliquait ses tableaux, et ça n’était pas du tout dans la notice. C’est émouvant…

KLB – En fait, les Nuits magnétiques ont bénéficié d’un travail d’indexation systématique alors que ce n’est pas le cas de l’ACR.

SE – Oui. L’ACR a été créé en 1969. L’Ina n’existait pas. On a donc récupéré les supports physiques et les fiches (d’abord manuelles, dactylographiées), les minutes et les rapports d’écoutes fournis par la Documentation des émissions artistiques de la radio. Pour les émissions de Nuits magnétiques en revanche, les documentalistes de Radio France les avaient écoutées et indexées, puis l’Ina a réalisé un travail d’indexation supplémentaire. La description chronologique est même parfois très pointue. En plus c’est un format peut-être plus classique alors que l’ACR c’est complètement hors norme, d’un point de vue radiophonique je veux dire. Et puis ce format… Il faut déjà avoir le temps, le temps de l’écoute, le temps de la retranscription… Pour faire un résumé avec une chronologie, c’est un travail énorme !

KLB – Tu vas peut-être nous montrer comment tu es rentrée dans les archives, ce qu’il est possible de faire quand on est face à un fonds aussi gigantesque et complexe à informer ?

SE – Eh bien en fait, mon premier réflexe a été de faire une mise à plat de ces ACR avec un tableau [diapo]. J’ai besoin de voir. Rien que de regarder les titres c’est assez agréable. Il y en a parfois de très poétiques. Et puis on voit qu’il y a parfois des zones vides. Parfois même il y a juste le nom d’un producteur, on ne sait pas qui va intervenir dans l’émission… J’en ai répertorié à peu près 400 comme ça. Pour travailler sur cette collection on s’appuie alors sur un ensemble de documents à notre disposition, tels que les avant-programmes, qui donnent parfois une idée de qu’il y a dans l’émission. [diapo].

KLB – Justement, en préparant cette intervention avec Sandra, on découvre l’ACR Dans ce joli pavillon allons [23 octobre 1977], signé Jean-Loup Rivière. Or il n’était pas mentionné dans la notice documentaire ! On est donc parties à la recherche de cet ACR, on a fini par le retrouver, tu as corrigé la notice et rajouté Jean-Loup Rivière.

SE – Oui. Il y aussi ma source documentaire préférée, les « célèbres » rapports d’écoute. Ils étaient rédigés à la main par des « écouteurs », qui ont existé à la radio dès les années 1930 [et jusque dans les années 1970].

KLB – Ces rapports d’écoute, c’est vraiment un matériau extraordinaire pour saisir la réception contemporaine de ces œuvres …

SE – Par exemple les 19 pages du rapport d’écoute de l’ACR d’Andrew Orr, À chaque porc vient la Saint-Martin [15 avril 1979]. Simplement en le lisant, j’ai été assez terrorisée ! C’est une émission assez violente en fait. Et puis il y a les boîtes, les supports physiques. Maintenant ils sont stockés aux Essarts-le-Roi puisque le fonds ACR a été numérisé en 2009. L’Ina, au moment de la numérisation, a eu la très bonne idée de conserver ce qu’il y avait à l’intérieur. J’ai adoré ce qu’il y a d’écrit sur cette boîte [diapo] : « Les effets de bande passée sur le côté mat sont volontaires, merci, et les blancs aussi. » Enfin, dans la boîte, il y a les droits d’auteur…

KLB – … Ce qui fait foi, en fait, d’un point de vue juridique : ces droits d’auteur déterminent la personne qui parle, qui produit l’émission. Il peut dès lors y avoir une différence entre ce qui est mentionné dans les droits d’auteur et les génériques, dans lesquels les producteurs des ACR souhaitaient justement ne pas faire apparaître de hiérarchie avec le réalisateur, etc. Soit une mise en tension entre un désir de radio et puis ce que ça devient ensuite, à la fois pour déterminer le statut de l’auteur, pour savoir qui détient le droit moral, et puis aussi pour générer des droits d’auteur ; entre ceux qui ont désiré l’être-ensemble, collectivement, et ceux qui le restent d’un point de vue juridique par le droit d’auteur. Je ne sais pas s’il y a beaucoup d’émissions comme l’ACR, qui mettent par-dessus tête, comme ça, cette notion de l’auteur…

Et maintenant, qui réutilise les ACR sur les ondes de Radio France ? Pour les Nuits magnétiques, l’atemporalité des sujets traités comme les moyens qui étaient mis à disposition pour sortir rencontrer les anonymes, servent aujourd’hui à illustrer les émissions de société. Les archives de Nuits magnétiques redonnent ainsi une qualité de témoignage, une qualité de son aux radios d’aujourd’hui…

SE – Les Nuits magnétiques sont énormément réutilisées dans les émissions de Radio France. Pour les ACR j’ai demandé un rapport statistique. Et il y a aussi une petite vie sur les ondes ! France Culture bien sûr (dans Concordance des temps, Les Nuits de France Culture, Création on air, l’Atelier de la création/LSD, Les Chemins de la philo…) mais aussi France Inter  (dans L’humeur vagabonde, EclectiK, Affaires sensibles, Ça peut pas faire de mal…) et France Musique (Les Grands entretiens, Étonnez-moi Benoît, Les Routes de la musique, L’Expérimentale…). Les ACR sont même de plus en plus utilisés : entre 2009 et 2017, le nombre d’extraits réutilisés a presque été multiplié par 3 (46 en 2009, 114 en 2017) et le nombre d’intégrales rediffusées par 5 (de 5 à 24).

Auteurs

Sandra Escamez est documentaliste multimédia à la Thèque média de l’Institut national de l’audiovisuel à Bry sur Marne.

Karine Le Bail est historienne, chercheuse au CNRS (Centre de recherches sur les arts et le langage EHESS/CNRS).

Copyright

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Claude Ollier à l’écoute de l’ACR : une radio «strictement pour initiés» ?


Claude Ollier, auteur associé au Nouveau Roman et homme de radio occasionnel, a rédigé des notes d’écoute pour les 39 émissions de la saison 1975-76 de l’Atelier de création radiophonique à la demande de son fondateur, Alain Trutat. Dans ses appréciations des différentes émissions, Ollier s’interroge sur la nature de l’ACR, son auditoire et sa mission. Il se montre critique du traitement du sujet, souvent élitiste à son avis, et de l’objet sonore, trop porté au nivellement pour son goût. Pourtant, quand une émission dose habilement des aspects didactiques et esthétiques, il prend un vrai plaisir à l’écouter. L’analyse des notes d’écoute de Claude Ollier nous révèle autant sur sa propre vision de la création radiophonique que celle de l’ACR, non seulement en tant qu’auditeur, mais aussi en tant qu’écrivain.

Claude Ollier, author tied to the New Novel and sometime radioman, wrote “listening notes” or critiques of the 39 programs composing the 1975-76 season of Atelier de création radiophonique at the request of its founder, Alain Trutat. In his assessment of the various programs, Ollier examines the nature of ACR, its audience, and its mission. He is critical of the treatment of subject, often too elitist in his opinion, and sound, not enough contrast for his taste. However, when an episode balances skillfully its didactic and esthetic aspects, he takes real pleasure in listening to it. The analysis of Claude Ollier’s notes reveal as much about his own vision of radiophonic creation as that of ACR, not only as an auditor, but also as a writer.


Texte intégral

Dans la carrière de Claude Ollier, on pourrait considérer les années 1970 comme sa période « Atelier de création radiophonique ». Lors de cette décennie, l’écrivain figure parmi ses plus fidèles adhérents, d’abord en tant qu’auditeur attentif, puis comme créateur de pièces radiophoniques et émissions, et enfin critique. Conscient de cette assiduité, le fondateur de l’ACR, Alain Trutat, lui propose de soumettre ses notes d’écoute pour la saison 1975-1976 et de dresser des classements des émissions. Ce faisant, Ollier s’interroge sur la nature de l’ACR, son auditoire et sa mission. Dans ses notes pour l’édition de la rentrée, il offre les observations et questions suivantes :

Il est incontestable que l’ACR tel que je l’ai entendu hier s’adresse à un auditeur relativement initié, donc déjà relativement complice. Cela découle du caractère très codé de son écriture – codes en rupture, au départ, avec ceux du vieil académisme radiophonique culturel, et qui, au cours des ans, ont tendu à constituer à leur tour un « système » assez particulier, clos – dans le bon et le mauvais sens du terme – et qui pourrait peut-être prêter le flanc au reproche d’« élitisme ». Pour qui est produit l’ACR ? Qui l’écoute ? A-t-on idée des notes d’écoute ? Est-on satisfait de la qualité de cette écoute ? De son volume ? Quelle « différence » d’écoute l’ACR crée-t-il à l’intérieur de France-Culture ? Désire-t-on élargir cette écoute, ou la réorienter, et dans quelle direction [1] ?

Les commentaires qui suivent s’appuient sur ses critiques des 39 émissions de cette saison composée de 27 nouvelles productions et 12 rediffusions [2]. Ses notes d’écoute et d’autres documents associés nous fournissent également son appréciation de l’esthétique de l’ACR et ses propres critères de ce qui constitue une bonne émission. De ce fait, les notes d’écoute de Claude Ollier nous révèlent autant sur sa propre vision de la création radiophonique que sur celle de l’ACR, non seulement en tant qu’auditeur, mais aussi en tant qu’écrivain. Après un petit rappel de son parcours radiophonique, nous passerons à un examen de ses critiques globales de cette saison de l’ACR, puis nous nous arrêterons brièvement sur trois émissions : une exceptionnelle, une typique, et une décevante. En conclusion nous offrirons quelques réflexions sur les considérations littéraires qui ne cessent d’influencer ses notes et ses suggestions offertes à Alain Trutat à la fin de la saison.

1. Claude Ollier et son parcours radiophonique

Parmi tous les auteurs associés au Nouveau Roman, Claude Ollier est celui dont les liens radiophoniques ont été les plus soutenus. Longtemps auditeur passionné, il passe à la création radiophonique en 1964, tout comme d’autres Nouveaux Romanciers tels que Robert Pinget, Nathalie Sarraute et Claude Simon, suite à la demande d’une radio allemande, la Süddeutscher Rundfunk de Stuttgart. Sa première création radiophonique, La Mort du personnage, est écrite en février 1964, puis diffusée sur les ondes allemandes en novembre 1966 et sur celles de la RTB et de l’ORTF en janvier 1968. Au moment d’écrire les notes d’écoute pour la saison 1975-76 de l’ACR, Ollier a une dizaine de créations radiophoniques à son actif dont cinq créées pour l’ACR à partir de 1970. Bien que la plupart de ses œuvres radiophoniques soient tirées de ses textes littéraires, aucune adaptation scénique n’est possible, une caractéristique qui le distingue de Pinget ou Sarraute, par exemple. Ce sont de véritables créations pour l’oreille dans lesquelles c’est l’imagination auditive seule qui est sollicitée [3]. Dans un entretien avec Alexis Pelletier, il explique sa conception de l’écriture radiophonique et sa différence avec l’écriture littéraire ainsi :

Il n’y a pas grand rapport, pour moi, entre écrire pour la page blanche, là devant moi, et écrire pour un studio où des acteurs, des bruiteurs, des musiciens, des techniciens de la prise de son, un metteur en ondes et son assistante donneront une réalisation sonore complète, orchestrée, des lignes de texte et des notations d’enregistrement que je consigne sur le papier. Il y a une spécificité radiophonique, une « scène » radiophonique, qui n’est ni celle de la page littéraire, évidemment, mais non plus celle du théâtre ou du cinéma. Sur cette scène – invisible pour l’auditeur, par définition – se produisent des voix, toutes sortes de bruits et de sons préenregistrés ou enregistrés pour l’occasion, toutes sortes de musiques, et toutes sortes de silences, ce qui est le plus important peut-être. Je peux faire jouer ces matériaux-là entre eux, les combiner, les opposer, les superposer [4].

Conscient des différences entre le littéraire et le radiophonique et impatient de se lancer dans un nouveau domaine, Ollier prend rapidement goût à ce médium. Sa deuxième pièce, L’Attentat en direct, écrite en 1965 mais réalisée et diffusée seulement en 1969, recevra le prix Italia. Par ailleurs, il participe à la création de quelques émissions de l’ACR dans les années 1970 et des extraits de ses œuvres figurent dans d’autres émissions de cette même période, dont une nouvelle création, Our Musique, urmusik, our music ! (en collaboration avec Christian Rosset) et une rediffusion, « Réseau Ollier Navettes », durant la saison 1975-76.

Avec toute cette expérience, Claude Ollier est donc bien placé pour écrire des critiques radiophoniques. Ayant vécu à l’étranger en 1973 et 1974, il se replonge dans l’écoute de l’Atelier de création radiophonique avec enthousiasme à l’automne 1975. Il prend ce travail très au sérieux ; il écoute l’émission, programme à la main, et prend des notes sur son déroulement et son contenu. Puis il tape sa critique (deux ou trois pages en interligne simple) et l’envoie à Alain Trutat. Rien ne semble lui échapper : les titres des émissions, leur contenu, les voix des intervenants et la musique, tout capte son attention et devient la matière de ses commentaires. Un fonds aussi riche en observations pourrait confondre tout effort d’organisation et de synthèse de ses critiques. Pourtant, c’est Ollier lui-même qui nous fournit une feuille de route dans cet extrait de ses notes d’écoute pour une émission d’un autre programme de France Culture, L’Autre Scène : « Deux aspects que devrait revêtir, à mon avis, toute émission du type informatif ou didactique pour satisfaire pleinement l’attente de l’auditeur: la qualité de l’information, sa consistance, sa richesse, et par ailleurs, simultanément, le plaisir d’écoute [5]. » Quoique toutes les émissions de l’ACR ne soient pas de nature didactique, ces critères correspondent bien aux commentaires d’Ollier. La division trouvée ci-dessous de ses critiques en deux catégories générales, le traitement du sujet et le traitement de l’objet sonore, reflète le raisonnement d’Ollier.

2. Critiques générales : le traitement du sujet

Les critiques touchant le traitement du sujet commencent souvent par les titres des émissions. Selon Ollier, tous les titres de l’ACR sont accrocheurs : ils donnent par eux-mêmes envie de se mettre à l’écoute. Voici sa description du rapport entre le titre et le matériau :

Un bon Atelier est celui qui utilise titre et promesse comme tremplins pour une organisation spécifique du matériau en jeu. Ce n’est en général qu’au bout d’un quart d’heure, vingt minutes, qu’on sait si cette « relance » s’opère ou non. Il est très rare en effet qu’elle s’opère ultérieurement. C’est exactement la « prise » radiophonique sur le matériau. Et dans les meilleurs programmes – les plus créatifs – d’autres relances interviennent, parfois à mi-parcours, parfois même dans le dernier quart d’heure d’écoute.

Il souligne en particulier les titres des Ateliers #243, « Mille et trois différences », #269, « Gloussoglossoglose », et #273, « Mâle sans savoir qu’en faire ». Mais quand le titre semble promettre un contenu qu’il n’y trouve pas, Ollier n’hésite pas à indiquer son mécontentement. C’est le cas pour l’Atelier #257 sur la prostitution. Le titre, « Mac à dames », donnait à penser qu’on donnerait la parole aux maquereaux. Or, on n’en entend aucun. Et Ollier critique : « Il peut être gênant, pour le plaisir d’un calembour, de décevoir l’auditeur. » Dans ses notes, Ollier parle souvent en termes de déception, d’attentes non réalisées pour lui personnellement ou pour l’auditeur moyen, mais aussi en termes de surprise, de moments inattendus qui lui apportent du plaisir ou du savoir.

L’identité de cet auditeur moyen reste opaque. Ollier déclare vouloir le représenter, sans jamais le définir explicitement. Différentes caractéristiques se révèlent ici et là dans les notes. Il s’agit d’un auditeur de bonne volonté, fidèle, attentif, désireux d’apprendre, mais pas forcément un habitué de France Culture et de l’ACR ni un spécialiste du sujet traité dans l’émission. Alors quand l’émission, par son contenu ou son style, représente un obstacle à cet auditeur moyen, Ollier le signale. Comme déjà mentionné, sa critique la plus récurrente concerne le caractère élitiste des émissions, et ce reproche revient à la charge à plusieurs reprises dans les notes ultérieures. Pour l’Atelier #242 sur Ezra Pound, le troisième de la saison, Ollier critique l’absence de contexte ou de références et pose la question directement : « Est-ce une radio strictement pour initiés ? » Il développe cette idée par la suite, tirant la conclusion que l’émission était « destinée à une élite très au fait du sujet » et « à un auditeur si familier des formules et astuces de ce travail radiophonique qu’il ne se réjouirait plus, à la limite, que de la perception d’infimes variations dans ce genre de travail ». Soucieux de l’importance du contexte historique, social ou culturel, Ollier signale tout écart dans ce domaine. L’Atelier #251 sur Albert Ayler, dit-il, s’adressait, une fois encore, à des initiés, et il critique, au nom de l’auditeur moyen, son contenu :

[…] je doute qu’un auditeur non particulièrement captivé par le jazz contemporain ait pu, non pas être accroché par la musique, mais saisir toute l’importance des événements donnés à entendre ou, plus généralement, des événements auxquels il était fait allusion d’une manière ou d’une autre.

Pourtant, Ollier ne souhaite pas l’intervention d’experts pour fournir le contexte manquant. Pour lui, l’élitisme ressenti est souvent la faute aux professeurs. Il ne mâche pas ses mots à leur sujet dans ses notes d’écoute de l’Atelier #262, « Quelques hommages à la voix de ma mère » :

Qui nous délivrera des profs de Faculté ? Qui nous débarrassera, disait Bataille je crois [6], de la race des commentateurs de Kafka ? Est-ce vraiment – je me répète – le rôle de l’Atelier que de donner aussi souvent la parole aux tenants de cet élitisme universitaire dont une des fonctions les plus néfastes est de reconduire cette sacrée tradition du sérieux de l’Art et de la Pensée ? À qui s’adressent-ils, sinon – exclusivement – à leurs collègues éventuellement à l’écoute ? Et puis : dans quelle mesure un jeune écrivain ne peut-il donc se passer de leur caution ?

Informer l’auditoire est important pour Ollier, pourvu qu’on ne l’assomme pas avec du pédantisme ou de « l’universitarisme », comme il dit.

Malgré cette intention de représenter l’auditeur moyen, Ollier est, le plus souvent, un auditeur averti, un initié. Il n’arrive à endosser l’identité de l’auditeur moyen que dans deux ou trois cas, tels l’Atelier #257 sur l’écriture pornographique et l’Atelier #268 sur le théâtre de Jean Audureau. Mais le fait d’être lui-même dans la peau de l’auditeur moyen ne l’empêche pas d’offrir la même critique d’élitisme qu’ailleurs. À propos du programme sur Audureau, il pose la question suivante : « Pourquoi cette obstination de l’Atelier à ne fournir que parcimonieusement, voire pas du tout, un certain nombre de précisions qui seraient utiles à bien des auditeurs ? » En revanche, il se réjouit quand l’émission dose habilement les aspects didactiques ou théoriques avec juste ce qu’il faut en détails pour cet auditeur moyen non spécialiste, comme c’est le cas pour l’Atelier #257, rediffusion de « Pense Bêtes ».

3. Critiques générales : le traitement de l’objet sonore

Si Ollier se montre soucieux des effets du traitement du sujet sur l’auditeur moyen, ses commentaires sur le traitement de l’objet sonore relèvent plus souvent de ses propres bêtes noires. Dans ses notes d’écoute de l’édition de la rentrée, il identifie le traitement de l’objet sonore comme un des principaux défauts de l’esthétique de l’Atelier de création radiophonique :

[…] cette critique a trait à l’une des conséquences de sa conception même du continuum radiophonique comme « objet sonore » : celle qui conduit à mettre sur le même plan – la qualité, l’intérêt sonore – tous les énoncés, quelle que soit leur provenance. Comme s’ils étaient tous égaux devant la loi radiophonique. Je sais bien qu’acoustiquement, ils sont tous égaux. Et que chacun a bien le droit de s’attacher avant tout aux jeux issus de cette égalité. Mais ne risque-t-on pas, ce faisant, de perdre ce qui m’apparaît néanmoins comme l’essentiel : l’historicité des énoncés ?

Cette tendance au nivellement est souvent une source de critique. Par exemple, il n’aime pas du tout le traitement de la traduction simultanée dans l’Atelier #251 sur Albert Ayler :

N’est-il pas possible d’alléger la partie traduite, de façon à laisser plus souvent audible la voix originale, et surtout à ne pas aboutir à brouiller les deux de telle façon que les deux textes soient incompréhensibles ? C’est assez irritant, à la longue, de perdre sur un tableau sans beaucoup gagner sur l’autre.

S’il n’aime pas les traductions simultanées, il a en horreur la superposition des voix, un procédé qu’il caractérise comme presque toujours répréhensible. Voici son opinion de l’usage de cette technique dans l’Atelier #242 consacré à Ezra Pound :

Le résultat d’une telle superposition de bandes – souvent deux récitations plus un bruitage très intense – est de brouiller complètement le sens des textes, sans que de ce brouillage naisse d’autre sensation que fatigue ou exaspération. J’attends des arguments en faveur de ce système, n’en imaginant pas.

Ollier est à la recherche du contraste, de la variation, du relief. Il se montre admiratif quand une émission n’épouse pas cette esthétique de l’objet sonore pur. Tel est le cas pour l’Atelier #244 dédié à Denis Roche : « Il me paraît que dans cette affaire, la technique faisait ressortir, palpable, le râpeux de la matière, au lieu – comme souvent – de la fraiser et limer, pour ne rien dire des jours où elle la pulvérise. » Ou encore, cette description de l’Atelier #253, la création dramatique Rouge réalisée par René Jentet : « Le plus frappant est le relief du son, l’impression que le son a une forme à plusieurs dimensions figurées là dans ce qui est diffusé ; on le perçoit comme, pour l’œil, une sphère, ou un cylindre, ou une aiguille, ou un dé. » Il loue « l’extraordinaire densité des objets sonores non pas ici proposés, mais bien imposés ; plus exactement, leur compacité, la compacité des séquences, leur richesse dans la brièveté. » Ce sont les moments où l’Atelier de création radiophonique se montre novateur, prêt à prendre des risques avec la matière sonore, que préfère Ollier.

Ollier fait tout particulièrement attention aux qualités des voix qu’il entend. Elles peuvent, pratiquement à elles seules, assurer la réussite ou l’échec de l’émission. Pour l’Atelier #274, « Deixa falar », il dit ceci :

TOUTES les voix données à entendre étaient plaisantes. C’est là un point important : une émission intéressante peut être gâchée par une ou deux voix rébarbatives (je songe à plusieurs voix de type « hystérique » entendues cette année lors d’émissions consacrées à tel ou tel problème, et aussi à ces voix professorales qui débitent tout un discours d’une seule haleine en bafouillant ou grommelant, ce qui, pour moi, « casse » irrémédiablement un programme, si attachant qu’il ait été jusqu’alors).

Dans l’Atelier #250, le ton du récitant du texte d’Arnaldo Calveyra lui est insupportable : terne, monotone, avec quelque chose de compassé, de vieillot, dit-il. Mais dans d’autres cas, il fait l’éloge des voix entendues. Son appréciation favorable de l’émission sur Denis Roche est largement due à la voix de celui-ci « et ses exceptionnelles qualités radiophoniques, par opposition à celles d’autres excellents auteurs, mais plutôt assoupies ». Voix plaisantes ou tranchantes, Ollier aime toute voix qui ne relève pas de la monotonie.

La musique est un autre élément décisif dans le plaisir ou l’agacement qu’une émission lui procure. Il s’explique le mieux dans ses notes sur l’Atelier #249, « Our Musique, urmusik, our music ! », une émission dont il est un des producteurs :

Une constatation s’impose à l’audition : quels que soient les vertus ou les vices qui la marquent, son intérêt tient quasi uniquement à celui qu’on porte à la musique donnée à entendre. C’est elle là qui est la création, non le texte du livre, non le montage fait avec les entretiens et les documents. Si l’on est axé sur ce genre d’invention musicale contemporaine et qu’on le trouve effectivement inventif, voire passionnant, l’émission tout entière est reçue comme une réussite […] Si à l’inverse, ce genre de recherche et d’invention collective, assez proche par instants du free-jazz dans son esprit et sa lettre, laisse indifférent, alors tout s’écroule.

Les montages et fonds musicaux peuvent gâcher son plaisir, comme dans l’Atelier #266 où quelques mesures d’Archie Shepp collés comme fond d’ambiance sur le poème HOWL d’Allen Ginsberg lui laisse perplexe, ou bien ils peuvent représenter le seul beau moment de la soirée comme le chant turc dans l’Atelier #264. Le plaisir de l’écoute compte autant pour lui que le sujet traité.

4. Les trois types d’émission : le bon, le typique et le mauvais

 Ollier a tendance à écrire une bonne critique quand l’émission contient des traits qu’il considère typiques de l’ACR : « de la bonne fabrication, du bel objet sonore, du mixage créatif habile, du dosage équilibré ». Si ces critères sont satisfaits, alors il l’est aussi. Mais quand l’émission ne respecte pas ces attentes, il se montre soit particulièrement enthousiaste, soit extrêmement déçu. L’analyse rapide de trois émissions successives du mois de mai 1976 nous donnera un exemple de chaque cas de figure.

Ollier juge l’Atelier #271, intitulé « Masques et dé-masques, Carnaval à Limoux », comme une des trois émissions les plus réussies de la saison [7]. Il apprécie l’espace radiophonique qui s’édifie grâce à l’alternance de musiques et textes et la variété des éléments qui contribuent à la création d’une description située qui dépasse de loin le pittoresque ou le folklorique. Il applaudit également l’absence de pédantisme. Sa dernière phrase résume bien son appréciation très favorable : « Travail remarquable, donc, réalisation très intelligente, à la fois robuste et aérée, légère, dansante, apprenant beaucoup sans lourdeur ni passage à vide, et communiquant heureusement à l’auditeur la réjouissante euphorie des participants. » Comme pour d’autres émissions, c’est la présence de certains éléments comme la variation et la communication réussie du sujet et des émotions à l’auditeur, et l’absence d’autres éléments comme l’élitisme qui résultent en une excellente critique.

L’émission suivante, une rediffusion d’un Atelier sur Steve Reich, répond exactement à son attente :

[…] réalisée simplement, efficacement, sans coquetteries de la technique, elle initie de façon claire, accessible à tous, aux recherches déjà « classiques » en la matière d’un musicien dont la démarche d’approche des phénomènes musicaux est tout à fait intéressante, et, de plus, les résultats obtenus – sinon les « œuvres » – assez curieux, assez surprenants parfois, pour inciter l’auditoire à en connaître davantage sur tous ceux qui travaillent dans la même direction. Là, l’auditeur de bonne volonté apprend quelque chose, surtout celui qui est « contre » a priori.

Sans en être bluffé, Ollier est content de l’émission. Elle contient tous les éléments clés : la clarté, l’accessibilité, et la curiosité éveillée de l’auditeur moyen.

Après ces deux critiques favorables, on constate un contraste frappant avec ses notes sur l’Atelier #273, « Jean Rouch, Palabres ». Il l’attaque dès ses premières phrases :

Cet « essai » sur Rouche inaugure-t-il un nouveau genre d’émission ? C’est la première fois, à ma connaissance, qu’on en met une sur pied pour dévaloriser celui qui en est l’objet. Non pas pour critiquer, pour peser le pour et le contre honnêtement et sérieusement, mais bien dévaloriser, et ce de façon confuse, lacunaire, boiteuse, inintéressante.

Ensuite il s’exprime à titre personnel en donnant les deux raisons pour lesquelles il attendait avec plaisir l’émission : Rouch est un grand inventeur du cinéma, et Rouch est un excellent conteur. Pourtant on entend très peu Rouch s’exprimer dans l’émission. Ollier se demande alors pourquoi on a créé cette émission. Si c’était pour contester l’ensemble du travail de Rouch depuis 25 ans, dit-il, il aurait fallu le faire sérieusement, en entrant dans le vif du sujet. Il conclut ses notes avec des pensées pour ce fameux auditeur moyen :

D’abord déconcerté, bientôt révolté de ce « démolissage », je pensais à l’auditeur non prévenu, ignorant de quoi il était question, qui tournait peut-être en ce moment le bouton de son poste pour entendre semblable « exécution » du coupable. Il ne se dérangera sûrement pas pour aller voir un film de Rouch, à l’occasion !

Cette note d’écoute est particulièrement intéressante car Ollier y adopte trois points de vue différents. Par moments il est l’auditeur initié qui comprend bien l’esthétique de l’ACR et de ce fait est choqué qu’elle ne soit pas respectée ici, mais ailleurs il se présente comme un grand admirateur de Jean Rouch qui espérait prendre du plaisir à l’entendre s’exprimer sur son cinéma. Enfin, il se positionne en tant que l’auditeur « non prévenu » ou moyen qui ferait sans doute un trait sur Rouch après avoir écouté un tel programme.

Ces trois émissions ne représentent qu’un échantillon de la saison 1975-76 de l’ACR, mais les notes d’écoute à leur sujet contiennent les critiques les plus récurrentes faites par Claude Ollier. Satisfait quand l’émission respecte ce qu’il attend du programme, déçu quand elle ne respecte pas son traitement habituel du sujet, il écrit à la fois au nom de l’auditeur moyen et en son propre nom en tant qu’auditeur initié.

5. Ollier, l’écrivain et le traitement du texte

Il nous reste néanmoins à explorer un dernier point de vue souvent épousé par Ollier. Car malgré sa bonne expérience de la radio et sa place parmi les initiés de l’ACR, même s’il essaie de se mettre dans la peau de l’auditeur moyen, Claude Ollier est, avant tout, un écrivain. En tant que tel, il montre un intérêt tout particulier pour le traitement des écrivains et des textes littéraires, y compris les siens. Selon ses propres calculs, neuf émissions de la saison traitent de littérature [8]. Dans ses notes, il se montre sensible aux obstacles que la radio peut poser pour le traitement d’un texte littéraire. Parfois il s’agit d’un échec technique, comme dans l’émission sur Ezra Pound, ou d’un mauvais choix d’interprète vocal, comme c’était le cas pour le texte d’Arnaldo Calveyra. Mais d’autres fois, les résultats sont époustouflants. Ses commentaires sur Anna Livia’s Awake de Jean-Yves Bosseur, une création radiophonique inspirée d’un fragment de Finnegan’s Wake de James Joyce qui fait partie des sélections pour le Prix Italia que compose l’Atelier #241, est un bon exemple des résonances qu’il ne trouve que rarement entre le sonore et le scriptural :

C’est une sorte de roman des phonèmes, d’abord, et des syllabes, des morphèmes, nourri de micro-intrigues à dénouements étonnamment décalés : débouchant soudain dans l’ordre sémantique, par surprise. Et inversement ; le sens s’effritant et explosant, irrécupérable dans la nébuleuse sifflée, fricative, ou sourde, selon un lexique oublié. Typographie auditive à cheval sur l’acoustique, la phonologie, la phonétique, l’acte musical à l’état naissant, et aussi l’acte scriptural, bizarrement. Et c’est là un autre intérêt de cette composition, que d’avoir réussi à matérialiser, par le truchement de l’oreille, les phénomènes constitutifs de l’acte d’écriture: surgissement du trait, du point, du tiret, du segment de phrase soudain « dicté », de la rature, de l’espacement et de sa fonction décisive dans l’économie du texte.

Un « roman à phonèmes », une « typographie auditive », la matérialisation sonore de l’acte d’écrire, ce programme, démontré par les choix lexicaux d’Ollier, représente le mariage parfait entre un texte et son traitement radiophonique.

L’autre exemple d’une grande réussite du même type est l’Atelier #261, India Song de Marguerite Duras réalisé par Georges Peyrou. Ollier, qui connaît déjà le film, trouve que la radio s’avère un meilleur médium que le cinéma pour « un travail basé essentiellement sur la répartition des mots dans l’espace sonore ». Et il l’estime « une des choses les plus remarquables que j’aie entendues dans ce domaine ». Étant lui-même écrivain de radio, il montre un intérêt tout particulier pour des textes qui s’apprêtent bien au traitement radiophonique.

C’est aussi dans ses critiques des émissions littéraires que Claude Ollier nous révèle le plus clairement son propre talent littéraire. On l’a vu dans sa manière de décrire Anna Livia’s Awake. Mais c’est sans doute dans ses notes sur une autre émission consacrée à Duras, l’Atelier #260 intitulé « Marcher, danser, passer, parler, partir », que la valeur littéraire de son texte est la plus remarquable. Sa longue description de l’émission en termes religieux mérite d’être citée dans son intégralité :

On nous installe dans le chœur, d’emblée. On nous a fait l’honneur d’assister à l’office. On nous rappellera gentiment, de temps en temps, la faveur à nous faite. On marche à pas feutrés sous la voûte. Une surveillance discrète prévient tout éclat intempestif. Personne n’a envie de faire un éclat, on écoute attentivement le bref sermon de l’Ancien venu apporter la caution du Saint-Siège. Un agréable dispositif Son et Lumière dispense un bruit de vagues. Entre la Prêtresse, qui d’une voix simple, volontiers douce, qu’ascendant et prestige ont rôdée, circonscrit avec maîtrise le lieu du débat, le « périmètre où se coulent les histoires du Vice-Consul, de Lol V. Stein, de La Femme du Gange, d’India Song », tous êtres mythologiques dont l’Olympe semble bien connu des spectateurs, puisqu’aucune présentation n’en est faite, aucune explication génétique ou historique esquissée. Le seul commentaire autorisé est celui d’un Officiant au verbe lent, recherché, quelque peu exotique, dont le rôle est d’établir à chaque stade du rituel son point de raccordement avec les activités essentielles du monde profane actif à la périphérie du Temple, mais dont ne nous parvient heureusement aucune rumeur. Deux Vestales dialoguent en termes extatiques, par petites phrases étonnamment rythmées, par filets de voix étrangement émis et diffusés dans le silence propice. On est sous le charme, la subjugation captive et inhibe au point que tout fait de scandale paraît a priori exactement rejeté dans l’impossible, l’inaccessible, l’impensable au-delà hors du sacré périmètre. Ouvrir grand les portes, faire sonner les cloches, se moucher même relève de l’improbable absolu. Seul geste autorisé : faire craquer une allumette, la fumée s’élevant entre les colonnes comme douillet symbole d’accord : le texte passe entre les volutes avec la matérialité fascinante du signifiant à l’état pur. Bouches bées. Il va de soi qu’aucune identification n’est possible, aucune histoire, il n’était pas inutile de le rappeler cependant, pour les retardataires, les non-initiés, les marxistes repentis. Une longue récitation incantatoire est suivie d’une belle évocation d’un office antérieur, célébré dans un autre lieu. Intéressante recherche vocale avec le Grand Prêtre. Quête patiente, drôlatique, familière, imposant un respect accru. La grâce a touché l’auditeur depuis longtemps.

À la fin de sa critique, Ollier caractérise ce rituel durassien d’« étrange cérémonie » mais aussi de rare exemple de « communion textuelle ». Cette note d’écoute atypique est la preuve qu’une création radiophonique peut inspirer une création littéraire.

Conclusion

Que faut-il retenir des notes d’écoute de Claude Ollier ? D’une certaine manière, la réponse se trouve dans sa note pour l’édition de la rentrée. L’ACR a rompu avec ce qu’on faisait traditionnellement à la radio, mais il est devenu lui-même un système clos avec une écriture très codée. Pour Ollier il est temps que l’ACR s’interroge sur l’auditoire actuel aussi bien qu’envisagé, et qu’il renouvelle son esthétique : « On rêve alors d’une réalisation tout autre : dérangeante, agressive. Ce que demande la radio sans doute, aujourd’hui : de nouvelles formes créatrices d’émotion. » Mais ses notes d’écoute ne sont pas l’unique source de conclusions sur cette saison de l’ACR ; il y a aussi la correspondance entre Ollier et Alain Trutat. Le 28 juillet 1976, Trutat lui écrit pour lui demander ses classements et recommandations. Il reçoit une réponse quinze jours plus tard dans laquelle, en plus des catégories [9], Ollier offre des idées de types de programme à monter. Il déplore l’absence de thèmes scientifiques et d’émissions sur des grandes questions touchant à l’information à travers la Radio, la Télévision, la Presse. Il s’étonne aussi qu’il y ait si peu de fictions narratives. Et s’il ne parle pas à Trutat du besoin d’innovation comme il le fait dans ses notes, il y reprend un autre souhait pour l’avenir de l’ACR : un dialogue avec l’auditeur. Il dit qu’il faut « faire quelque chose pour tenter de mêler l’auditoire au débat ». Les notes d’écoute de Claude Ollier représentent une tentative pour franchir ce gouffre entre la radio et son auditoire. Elles sont une source très riche, à la fois pour une meilleure compréhension de l’Atelier de création radiophonique au milieu des années 1970 et pour des intérêts artistiques et priorités radiophoniques de Claude Ollier.

Bibliographie

Calle-Gruber, Mireille. « Claude Ollier. Quand le texte dresse l’oreille », dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 33-45.

Collomb, Michel. « “Matières à silence” : Claude Ollier au Süddeutscher Rundfunk de Stuttgart », dans Les écrivains et la radio. Actes du colloque international de Montpellier (23-25 mai 2002), Pierre-Marie Héron (dir.), Centre d’Étude du XXe siècle, Université Montpellier III/INA, 2003, p. 305-323.

Ollier, Claude. Notes d’écoute de la saison 1975-1976 de l’Atelier de création radiophonique, Fonds Claude Ollier, Département des manuscrits, Bibliothèque nationale de France, NAF 28509 (59-3).

—. Notes d’écoute de la saison 1976-77 de L’Autre Scène, Fonds Claude Ollier, Département des manuscrits, Bibliothèque nationale de France, NAF 28509 (59-3).

—. Cité de mémoire, entretiens avec Alexis Pelletier, Paris, P.O.L., 1996.

—. Hors-Champ (1990-2000), Paris, P.O.L., 2009.

Pibarot, Annie. « L’écriture radiophonique de Claude Ollier ou l’impossible coïncidence », dans Les écrivains et la radio, op. cit., p. 163-176.

Rosset, Christian, « Claude Ollier et la création radiophonique », dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, op. cit., p. 103-112.

Document 1 : La saison 1975-1976 de l’Atelier de création radiophonique

Numéro           Date de diffusion                   Titre

# 240               5 octobre 1975                       Contre-bandes

# 241               12 octobre 1975                     Italia

# 242               19 octobre 1975                     Ezra Pound liquide

# 243               26 octobre 1975                     Mille et trois différences

# 244               2 novembre 1975                   Décharge publique (Denis Roche)

# 245               9 novembre 1975                   Mohamed Philonardus El Mouhajir (rediffusion)

# 246               16 novembre 1975                 Tombeau de Ludovic

# 247               23 novembre 1975                Grandola (rediffusion)

# 248               30 novembre 1975                Réseau Ollier Navettes (rediffusion)

# 249               7 décembre 1975                   Our Musique, urmusik, our music!

# 250               14 décembre 1975                 Iguana iguana

# 251               21 décembre 1975                  My Name Was Albert Ayler (rediffusion)

# 252               28 décembre 1975                 Lettres ouvertes

# 253               4 janvier 1976                        Rouge

# 254               11 janvier 1976                      Pense Bêtes (rediffusion)

# 255               18 janvier 1976                      Le Voyage du vieux San Chin

# 256               25 janvier 1976                      Anti-légende du siècle

# 257               1er février 1976                      Mac à dames

# 258               8 février 1976                         Peinture/écriture

# 259               15 février 1976                       Tout est rose

# 260               22 février 1976                      Marcher, danser, passer, parler, partir: Marguerite Duras (rediffusion)

# 261               29 février 1976                       India Song (rediffusion)

# 262               7 mars 1976                            Quelques hommages à la voix de ma mère

# 263               14 mars 1976                          Chryssothemis (rediffusion)

# 264               21 mars 1976                          A.A.D.D (Diwan et Delta de André Almuro)

# 265               28 mars 1976                         À portée de texte

# 266               4 avril 1976                            Allen’s Apocalypse ou la chute de l’Amérique

# 267               11 avril 1976                          La Maison de verre (rediffusion)

# 268               18 avril 1976                          Audureau, Jean Théâtre

# 269               25 avril 1976                          Gloussoglossoglose, opérette philosophique

# 270               2 mai 1976                             Do you hear me better now? Herbert Marcuse

# 271               9 mai 1976                             Masques et dé-masques, Carnaval à Limoux

# 272               16 mai 1976                           Un processus graduel : Steve Reich (rediffusion)

# 273               23 mai 1976                           Jean Rouch, Palabres

# 274               30 mai 1976                           Deixa falar

# 275               6 juin 1976                             La bande témoin

# 276               13 juin 1976                           Mâle sans savoir qu’en faire (rediffusion)

# 277               20 juin 1976                           Opéra opéré (rediffusion)

# 278               27 juin 1976                           Page arrachée à un alphabet poétique et rural

Document 2 : Classifications envoyées à Alain Trutat le 11 août 1976

Essai de classement par genres

  1. Essais sur un problème d’actualité (10)

                        Radio              1

                        Sexe                3

                        Racisme          1

                        Politique          4

                        Délinquance    1

  1. Essais de (ou sur la) création « artistique » (20)

                        Musique          7

                        Littérature       9

                        Théâtre            1

                        Cinéma            1

                        Peinture           1

                        Philosophie     1

  1. « Dramatiques » (4)

(2 créations – 2 reprises)

  1. Essais sur une topographie (6)

(Couvent—Règne animal—Carnaval—Réseau postal—Jardin—Une société et sa musique)

Essai de classement par pays concernés

Portugal                      1          Politique

Grèce                          1          Littérature/Politique

Allemagne                  1          Philosophie

Brésil                          1          Société musicale

U.S.A.                        7          Radio-Sociologie-Poésie-Politique-Jazz

Yougoslavie (⅕)        1          Radio/Politique

Angleterre (⅕)          1          Radio/Politique

Belgique (⅕)              1          Radio/Politique

France                         28        Tous sujets précédents

(⅕ = ⅕ de programme)

Notes

[1] Toutes les citations des notes d’écoute font partie du Fonds Claude Ollier, Département des manuscrits, Bibliothèque nationale de France, NAF 28509 (59-3). Tous nos remerciements à Ariane Ollier, qui nous a permis de citer largement dans cet article les notes d’écoute de son père.

[2] Voir la liste chronologique des émissions, Doc. 1.

[3] Pour des études plus approfondies sur les pièces radiophoniques de Claude Ollier, voir les articles d’Annie Pibarot et Michel Collomb réunis dans Les écrivains et la radio, Pierre-Marie Héron (dir.), Montpellier, Presses de Montpellier III/INA, 2003, p. 163-176 et 305-323, et ceux de Mireille Calle-Gruber et Christian Rosset dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Rennes, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017.

[4] Claude Ollier, Cité de mémoire, entretiens avec Alexis Pelletier, Paris, P.O.L., 1996, p. 194-95.

[5] Les notes d’écoute pour la saison 1976-77 de L’Autre Scène se trouvent dans le même dossier du fonds Claude Ollier, cote NAF 28509 (59-3).

[6] Ollier répète cette citation dans Hors-Champ (1990-2000), Paris, P.O.L., 2009, l’attribuant cette fois-ci à Maurice Blanchot. Nous n’avons pas réussi à trouver la référence exacte.

[7] Les deux autres sont « Lettres ouvertes » et « Rouge ». Voir Doc. 1.

[8] Voir les classements par catégorie, Doc. 2.

[9] Voir Doc. 2.

Auteur

Carrie Landfried est Associate Professor of French and Francophone Studies à Franklin & Marshall College en Pennsylvanie, USA. Spécialiste du Nouveau Roman et surtout Nathalie Sarraute, elle a écrit sur son œuvre radiophonique et co-édité ses Lettres d’Amérique (2017, Gallimard), en collaboration avec Olivier Wagner du Département des Manuscrits de la BnF. Actuellement elle prépare, toujours avec Olivier Wagner, un volume de correspondance entre plusieurs auteurs du Nouveau Roman qui paraîtra chez Gallimard en 2020. Elle travaille également sur la traduction en anglais de deux textes de Sarraute, Lettres d’Amérique et Ouvrez.

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« Fermer les portes des yeux » : Hélène Cixous et la radiophonie du rêve


Si les écrits radiophoniques d’Hélène Cixous apparaissent marginaux au sein de son œuvre, ils rendent compte néanmoins d’un rapport singulier entre le rêve comme source d’inspiration créatrice et la radio comme medium par excellence de l’activité onirique. En effet, le motif des yeux clos associé au rêve chez Cixous renvoie directement au phénomène acousmatique de la radio. En outre, à l’instar du rêve, l’écriture radiophonique constitue pour elle une plongée dans la mémoire, tant personnelle qu’historique, et une traversée du royaume des morts. Cet article verra comment s’articulent travail du rêve et écriture radiophonique chez l’écrivaine en examinant les deux créations radiophoniques qu’elle a produites, à plus de trente ans d’intervalle, pour l’Atelier de création radiophonique : Portrait de Dora (1973), qui est une réécriture du célèbre cas Dora de Freud, et Ceci est un exercice de rêve (2005).

If Hélène Cixous’s radiophonic writing is a minor part of her work, the two pieces she wrote for the Atelier de création radiophonique (1973 ; 2005) indicate nonetheless a singular relationship between dreaming as a source of creative inspiration and radio as the medium of oniric activity par excellence. Associated with dreaming, the motif of the eyes closed actually evoks the acousmatic phenomenon of the radio. Furthermore, like dreams, radiophonic writing for Cixous is a plunging into the personal and historical memory, and a journey through the kingdom of the dead. The present article examines Portrait de Dora, broadcasted in 1973, which is a rewriting of Freud’s Case study on Dora, and Ceci est un exercice de rêve, broacasted 30 years later, in 2005, in order to see how the dream-work and the radiophonic writing are articulated.


Texte intégral

« L’autre vie [1] ». C’est ainsi qu’Hélène Cixous nomme, en écho à la célèbre formule du poète Gérard de Nerval, le mystérieux monde des rêves, dont elle n’a jamais caché qu’il constitue l’une des sources actives de son écriture de fiction depuis ses commencements. Dans les rêves, c’est « l’autre monde [2] », écrit celle qui se dit « droguée au rêve [3] » et dont les textes sont « dictés de nuit [4] » : « on y est sans effort, en fermant les portes des yeux [5] » ; c’est là, dit-elle encore, où « reviennent vivants les morts bien-aimés ». Si l’on ferme les portes des yeux, c’est pour percer, comme le dit Nerval, les « portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». Derrière ces portes, affirme le poète, « le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence [6] ».

Les portes d’ivoire ou de corne, appelées également les Portes du Sommeil, sont une référence explicite au chant XIX de l’Odyssée : Pénélope, qui attend Ulysse depuis près de vingt ans, raconte, tout en s’interrogeant sur le sens de cette vision, qu’elle vient de faire un rêve pouvant signifier le retour de son mari. L’image des portes est reprise par Virgile dans son Éneide : après avoir décrit la descente d’Énée, conduit par la Sibylle de Cumes, aux enfers, Virgile rapporte par la bouche d’Anchise, le père du héros, que les rêves seront envoyés par les âmes des morts : ceux qui racontent la vérité sortiront par une porte de corne, tandis que les rêves trompeurs emprunteront une porte d’ivoire.

Le dispositif qui consiste à « fermer les portes des yeux » tout en empruntant, pour reprendre les mots de Cixous, « les couloirs magiques de la nuit [7] », apparaît paradoxal dans la mesure où c’est pour mieux voir du côté de l’invisible que l’écrivaine nous invite à renoncer à voir, renoncer à regarder : de l’autre côté en effet se loge, dit-elle, « le monde de la vision, de l’illumination [8] », qui fait écho à la « clarté nouvelle [qui] illumine » et aux « visions [9] » évoquées jadis par Nerval. En donnant accès à l’autre monde, le rêve selon Cixous permet ainsi de voir autrement, de pratiquer une autre forme du voir, de penser une autre forme de visible.

Ce dispositif se rapproche singulièrement de celui de la radio. Le fait de ne pas voir est en effet le propre de celle-ci ; elle crée ainsi, faut-il le rappeler, une situation acousmatique, c’est-à-dire une situation où « l’on entend le son sans voir la cause dont il provient [10] ». En tant qu’univers sonore sans visualité, la radio repose exclusivement sur les ressources de l’oralité et du son, c’est-à-dire sur les vibrations de celui-ci, les tessitures et les singularités des voix, la musique, le silence, etc. Ainsi, la radio amplifie les diverses sensations auditives, ou plutôt rend l’auditeur plus attentif à celles-ci.

La parenté entre le dispositif de la radio et l’expérience du rêve tel que le pense Hélène Cixous repose donc sur cette première étape : avoir les yeux clos, pour que s’accroissent d’autres sensibilités, pour que s’éveillent d’autres sens, d’autres manières de voir et de percevoir. Par ailleurs, l’allusion catachrétique aux portes dans ce contexte (« les portes des yeux ») rappelle le lien qu’établit Virgile entre le monde du sommeil et l’expérience du royaume des morts : rêver pour Hélène Cixous revient nécessairement à rencontrer les ombres. C’est ainsi une autre expérience de la mort qui se trouve éprouvée ; faisant du songe une allégorie à l’instar de Virgile qui allégorisait les créatures gardant l’entrée du royaume des morts (les Deuils, les Soucis, la triste Vieillesse, etc.), l’écrivaine révèle que « chez le Rêve, la mort devient ce qu’elle est : une séparation seulement presque interminable, interrompue par des retrouvailles brèves et extatiques, dans une rame de métro ou dans un train [11]. »

Je voudrais examiner ce rapport entre rêve et radio à partir de deux créations radiophoniques d’Hélène Cixous, écrites à plus de trente ans d’intervalle pour l’Atelier de création radiophonique, à savoir Portrait de Dora, diffusé en mai 1973, qui constitue une réécriture du célèbre cas Dora de Freud ; et Ceci est un exercice de rêve, diffusé en novembre 2005. Ces deux pièces apparaissent en effet emblématiques de ce lien singulier qui existe chez Hélène entre travail de rêve et écriture radiophonique.

1. Portrait de Dora[12] : une révolte féministe. Rêver, résister

 1.1. La réécriture d’un cas freudien par la fiction

La pièce radiophonique Portrait de Dora, réalisée par Jean-Jacques Vierne, a été diffusée en deux parties dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique les 22 et 29 mai 1973. Il s’agit d’une réécriture du « cas Dora » de Freud, publié officiellement en 1905 sous le titre Fragment d’une analyse d’hystérie [13], et il est intéressant de noter que le cas devait avoir pour titre à l’origine « Rêve et Hystérie ». La cure a eu lieu à la fin de l’année 1899, au moment même où paraissait à Vienne L’Interprétation des rêves (Die Traumdeutung). Il s’agit du cas clinique le plus célèbre de Freud et qui demeure l’éclaircissement par excellence, dans le champ analytique, de la névrose hystérique.

Résumons-le en quelques lignes : en octobre 1900, une jeune femme âgée de 18 ans, Ida Bauer (à qui Freud a donné le pseudonyme de Dora), est conduite par son père chez Freud. Ayant trouvé une note de suicide sur son bureau, le père s’inquiétait de ce que sa fille allait tenter de se donner la mort. Selon le père, ce dont Dora souffrait et les raisons pour lesquelles il voulait la faire soigner par Freud sont liés à deux événements qui ont eu lieu durant son adolescence. Le premier incident s’est produit à l’âge de treize ans et demi et impliquait Monsieur K., le mari de l’amante de son père, qui s’était trouvé seul avec elle dans son magasin et avait essayé de l’embrasser, provoquant la répugnance de la jeune fille. Le deuxième incident a eu lieu lors d’une visite, à l’âge de quinze ans et demi, chez le couple K. La « scène du lac », comme l’a baptisée Freud, a eu lieu à la maison de campagne où monsieur K. a fait des avances à la jeune fille. Cette fois-ci Dora ne s’est pas tue ; au contraire elle a fait un scandale de l’événement en racontant ce qui s’était passé à sa mère et en quittant inopinément l’endroit. Tout le monde s’est arrangé pour accuser Dora d’avoir fantasmé cette scène de séduction et cette ingérence pédophile. Dans le chapitre « L’état de la maladie » qui est l’occasion pour Freud de rappeler le sens que peut prendre pour lui la « fable d’Œdipe [14] », Freud expose ses hypothèses selon lesquelles les symptômes de Dora (toux, aphonie, épisode dépressif) seraient liés à un conflit psychique tournant autour de l’amour pour son père, auprès de qui elle aurait été évincée par l’amante de ce dernier, Madame K. ; conflit qui lui ferait refuser simultanément les avances de Monsieur K. Au cours de la cure, Dora fait deux rêves importants, auxquels Freud consacre deux chapitres entiers (« Le premier rêve », « Le second rêve ») : le rêve de l’incendie et celui de la promenade dans une ville étrangère, qui joueront un rôle essentiel dans la conduite de l’analyse. Cherchant à établir l’étiologie de la névrose hystérique tout en vérifiant sa théorie du rêve et celle du complexe d’Œdipe, Freud produit paradoxalement un récit qui laisse peu d’espace à la parole de Dora : par exemple, les moments où elle raconte ses rêves sont pratiquement les seuls passages au discours direct. En outre, peu d’espace est donné à l’incertitude, à la suspension du jugement, au doute de manière plus générale. La fin de la cure, on le sait, survient lorsque Dora quitte Freud précipitamment, abandonnant l’analyse après trois mois – « comme une gouvernante donne son congé quinze jours à l’avance [15] », selon la formule de Freud lui-même – mais s’abandonnant aussi elle-même d’une certaine façon, puisque, de fait, elle interrompt le travail analytique commencé avec lui. Sans que Freud le dise explicitement, la cure aura été un échec pour lui.

Au début des années 1970, lorsqu’Hélène Cixous est invitée à écrire une pièce pour l’Atelier de création radiophonique, la société française connaît sa deuxième vague de lutte féministe dont le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), s’inscrivant dans le sillage du Women’s Lib aux États-Unis, est l’un des principaux acteurs. Née en Algérie, l’écrivaine Hélène Cixous, qui a déjà fait paraître cinq ouvrages de fiction en 1973, dont l’un, Dedans (1969), lui a valu le Prix Médicis, participe au mouvement et cherche à traduire dans son œuvre ce désir d’émancipation et de liberté. Elle s’intéresse par ailleurs à la psychanalyse et à ses potentialités créatrices, mais elle ne peut pas ne pas voir en même temps la normativité de ce champ théorique et sa tendance, dès les moments fondateurs, à reconduire des schémas de pensée patriarcaux et androcentrés. Cixous, comme bon nombre de féministes avant elle, cherche notamment à interroger les prémisses freudiennes sur l’hystérie afin de dévoiler sa prétention à l’objectivité scientifique au nom de laquelle l’on excluait toute une génération de femmes du discours émancipateur de la modernité, autrement dit au nom de laquelle toute expression de révolte ou de protestation de la part d’une femme était pathologisée comme hystérique. C’est dans ce contexte qu’elle écrit la pièce radiophonique Portrait de Dora, dont certains passages figurent dans son roman polyphonique Portrait du soleil, qui paraît la même année, dont Dora est l’un des personnages [16]. En réouvrant le cas Dora dans le cadre d’une fiction radiophonique et d’un roman, Cixous cherche non seulement à remettre Dora au centre de la cure, mais aussi à redonner place aux voix intérieures qui l’ont traversée et aux désirs qui ont été étouffés pendant le travail analytique effectué avec Freud. Trois ans plus tard, en février 1976, la pièce sera montée par Simone Benmussa au Petit Théâtre d’Orsay (Compagnie Renaud-Barrault) puis publiée aux Éditions des femmes [17]. Portrait de Dora est l’une des pièces de théâtre les plus connues d’Hélène Cixous, mais peu de gens savent que le texte  a d’abord été une création radiophonique, c’est-à-dire une création destinée d’abord et avant tout à des voix. La pièce radiophonique de 1973 et la version mise en scène en 1976 sont assez proches ; néanmoins la version de 1976 est plus complexe dans la mesure où sont venues s’ajouter des séquences filmées par Marguerite Duras, incluant notamment la participation dansée de Carolyn Carlson, et où un principe de séparation du plateau en différents espaces a permis de représenter simultanément les différentes temporalités de l’histoire de Dora, ces temporalités étant indiquées dans les didascalies.

La pièce radiophonique s’ouvre avec la voix de Dora donnant, en guise de prologue, des « instructions pour faire le portrait de Dora ». Elle semble s’adresser à son analyste (« Vous m’appellerez Dora »), mais les pistes sont brouillées, l’interlocuteur pourrait tout aussi bien être Monsieur K. Elle annonce ensuite la présence de trois « joueurs » : se met donc en place un jeu comprenant « divers lieux, divers scènes », qui n’est pas sans rappeler le sordide « manège [18] » orchestré par les deux couples adultes. Après cette brève entrée en matière, on entend la voix de Freud prononcer la phrase suivante :

Ces événements s’annoncent, comme une ombre, dans les rêves, ils deviennent souvent si distincts qu’on croit les saisir d’une façon palpable, mais, malgré cela, ils échappent à un éclaircissement définitif, et si l’on procède sans habileté ni prudence particulière, on ne peut arriver à décider si une pareille scène a réellement eu lieu [19].

Or il s’agit ici des vrais mots de Freud : en effet, la phrase vient d’une note prélevée dans un autre texte célèbre de lui, tiré de Cinq psychanalyses, concernant non pas Dora mais un autre patient surnommé « l’Homme aux rats » qui était, lui, atteint d’une grave névrose obsessionnelle [20]. Dans ce passage, Freud tente de cerner les rapports entre événement, souvenirs et fantasme. Le fait d’introduire cet intertexte, fût-ce une note de bas de page, n’est pas innocent de la part de Cixous puisqu’à travers ces mots, Freud reconnaît ‒ ce qui est plutôt rare chez lui ‒ que certains événements évoqués au cours de la cure peuvent parfois « échappe[r] à un éclaircissement définitif ». Hélène Cixous fait donc dire à Freud, dès l’entrée de sa pièce, que les questions entourant Dora et sa maladie ne seront peut-être pas entièrement résolues. Freud reprend ensuite son discours [21]  et évoque à ce moment-là la notion de transfert. En réalité, Cixous met ici dans la bouche de Freud un passage de la Postface à Fragment d’une analyse d’hystérie où le psychanalyste explique le concept-clé de transfert qu’il a élaboré justement durant la cure de Dora par le biais de la métaphore de l’édition d’un livre : les transferts sont, explique Freud, « des rééditions, des reproductions des motions et fantaisies appelées à être éveillées tandis que l’analyse avance s’accompagnant d’un remplacement – caractéristique de toute cette catégorie – d’une personne antérieure par la personne de l’analyste […] [22] ». Lorsqu’ils reproduisent à l’identique le prototype de lien, les transferts sont, insiste Freud, « de simples réimpressions, des rééditions non modifiées » ; d’autres, fabriqués avec plus d’art, constituent selon lui des « éditions revues et corrigées, et non plus de simples réimpressions [23] ». Encore une fois, ce n’est pas fortuit que ces mots de Freud, qu’il a lui-même écrits, soient prononcés ici : Cixous semble en effet pointer, dès les premières minutes de la fiction radiophonique, l’échec de Freud, à savoir l’analyse du transfert et du contre-transfert (pour aller vite). Il est reconnu en effet depuis assez longtems que l’échec de la cure de Dora s’explique par le fait que Freud, en raison de son contre-transfert, est revenu trop constamment sur l’amour que Monsieur K. pouvait inspirer à Dora, ce qui l’a empêché de voir la motion homosexuelle qui attirait Dora vers Madame K. et ce qui s’y jouait.

S’amorce alors un dialogue entre Freud et Dora : « Si vous osez m’embrasser, s’écrie la jeune fille, je vous donnerai une gifle ! » La scène du lac, au cours de laquelle Monsieur K. a tenté d’embrasser Dora qui le gifle et s’enfuit, semble ainsi se rejouer entre Dora et Freud. Évidemment, c’est Hélène Cixous qui imagine cette scène de séduction explicite entre Dora et son analyste, mais cette façon d’intégrer un élément du passé dans le temps de l’énonciation permet d’introduire un nouveau rapport de temporalité entre ce qui constitue le « présent », c’est-à-dire le moment de la cure, et le « passé ».

1.2. Une pièce composite permettant l’amplification d’une voix

La structure dramatique de la pièce ne relève pas des formes théâtrales habituelles (tragédie, drame, etc.). Fragmentée en plusieurs segments plus ou moins identifiables, elle est construite autour du dialogue entre Freud et Dora qui forme une sorte de récit-cadre et déploie, de manière intriquée et sans ordre chronologique apparent, les quatre grands moments de la cure que sont : le récit de la scène du lac (qui est une scène de séduction), le premier rêve, le second rêve et l’acting-out final de Dora interrompant l’analyse. Sa particularité, autrement dit, est de mêler les temps du passé et du présent, et donc de ne pas faire de hiérarchie entre les souvenirs et ce qui se rejoue dans la cure. Le « présent » correspond au dispositif analytique, c’est-à-dire au moment où Freud et Dora sont réunis ; il n’est d’ailleurs peut-être pas inutile de rappeler que le dispositif analytique, à l’instar de la radio, relève précisément d’une situation acousmatique telle que nous l’avons définie plus haut puisque l’analysant ne voit pas l’analyste qui pourtant lui parle – et surtout l’écoute. Ainsi, l’on pourrait voir dans Portrait de Dora une mise en abyme de la radio qui, en retour, se trouve dotée de vertus analytiques insoupçonnées du simple fait que le son est coupé de sa source. C’est cela aussi qui permet que les époques et les temps puissent se mêler. À cet égard, la pièce est construite, dans sa quasi-totalité, selon un agencement singulier où les  événements du passé sont intégrés à l’énonciation plutôt que racontés comme des souvenirs : ainsi, par exemple, les discussions que Dora a eues avec Madame K. lorsqu’elle allait rendre visite au couple d’amis de ses parents, discussions que Dora rapporte à Freud dans le cadre de la cure, sont parlées par les personnages eux-mêmes, comme en témoigne ce passage, reproduit par ailleurs dans la version théâtrale de 1976 :

MADAME K

Vous savez que vous pouvez tout me dire et tout me demander. Il n’existe rien que je doive vous cacher.

Néanmoins, pour marquer la différence de temporalité entre la situation d’énonciation et les réminiscences de la jeune patiente, la voix du personnage est en retrait, dans une sorte d’arrière-plan sonore par rapport aux deux voix principales que sont celles de Dora et de Freud.

La deuxième particularité de la pièce est de donner accès aux voix intérieures de Dora, y compris lorsqu’elles semblent contradictoires, ce que le récit donné à lire par Freud à l’origine n’avait pas su faire. On entend en effet les pensées de la jeune femme, ses peurs, ses hésitations, l’expression de ses désirs, même quand ils semblent aller dans des directions opposées. Par exemple, si l’attachement pour le père ou encore l’attirance pour Monsieur K. peuvent se lire dans certaines répliques de Dora, le désir homosexuel pour Madame K., qui avait été laissé de côté chez Freud du fait de sa surdité à la « significativité du courant homosexuel [24] », émerge clairement dans la pièce de Cixous, comme on peut le lire dans cette scène d’affection quasi amoureuse entre Dora et Madame K :

DORA

Laissez-moi vous embrasser ! […]

DORA

Je suis plantée là ! Devant vous. J’attends. Si seulement ! si seulement vous vouliez me dire !

MADAME K

Mais je n’ai rien à dire

DORA

Tout ce que vous savez : Tout ce que je ne sais pas. Laissez-moi vous donner cet amour.

MADAME K

Oh ! Impossible, impossible, mon petit fou.

DORA
J’ai mal, j’ai toujours mal, mettez vos mains sur ma tête, tenez-moi.

MADAME K

Mon Dieu. Qu’est-ce que je vais faire de toi ?

DORA

Regardez-moi. Je voudrais entrer dans vos yeux. Je voudrais que vous fermiez les yeux.

C’est donc toute l’ambiguïté et la complexité de la figure de Dora que Cixous fait ressortir dans ce portrait.

Le jeu sur les différents plans sonores permet en outre d’accentuer les différentes versions de l’histoire. Ainsi, à l’arrière-plan, on entend parfois la voix du père de Dora se confiant à Freud et exposant ses hypothèses à propos du mal dont souffre sa fille, ou encore Monsieur K. s’adressant au père de Dora au téléphone pour nier les faits (« Je suis prêt à me rendre auprès de vous, pour éclaircir tous ces malentendus. Dora n’est qu’une enfant pour moi […] »). L’auditeur a donc directement accès aux pensées et aux émotions des différents personnages, sans le moyen du discours rapporté. On entend même les réflexions de Freud qui médite sur le cas, s’interroge, évalue les différents éléments de sa recherche qu’il mène telle une enquête. La pièce multiplie en quelque sorte les points de vue. Des connexions inattendues se produisent par l’agencement des scènes. Une dimension onirique s’installe, faisant se télescoper voire coïncider certains éléments du récit. La hiérarchie entre les souvenirs, les rêves et les pensées traversant l’esprit de la jeune femme semble abolie. On aboutit ainsi à une explosion du récit, rendue possible par le dispositif radiophonique des voix. Cette construction produit un « type de vision hétérogène [25] ». Prenant délibérément parti pour une forme expérimentale non-narrative et fragmentaire, Hélène Cixous fait éclater la représentation réaliste de la fable victorienne ou du drame bourgeois à l’intérieur duquel Dora est plongée bien malgré elle.

Hélène Cixous prend évidemment une certaine liberté vis-à-vis de l’histoire, et vis-à-vis de la figure même de Dora. Outre les deux rêves qui ont retenu l’attention de Freud dans la cure, elle lui prête notamment d’autres rêves, dont celui-ci qui constitue une véritable vision, proche des visions-illuminations dont l’auteure dit elle-même être envahie la nuit :

Il y a une porte dans Vienne par où tout le monde peut passer sauf moi. Souvent je rêve que j’arrive devant cette porte, elle s’ouvre, je pourrais entrer. Des jeunes hommes et des jeunes femmes s’y déversent, je pourrais me glisser parmi le flot, mais je ne le fais pas, cependant je ne puis m’éloigner à jamais de cette porte, je passe devant, je m’attarde mais je ne le fais pas, je n’y parviens pas, je suis pleine de mémoire et de désespoir, ce qui est étrange, c’est que je pourrais passer mais je suis retenue, je crains, je suis au-delà de toute crainte, mais je n’entre pas, si je n’entre pas je meurs, si j’entrais, si je voulais voir Monsieur K. mais si papa me voyait, mais je ne veux pas le voir, mais si papa me voyait le voir il me tuerait, je pourrais le voir une fois. Ce serait la dernière. Ensuite [26]

Ce rêve ou récit fantasmé possède une véritable qualité poétique. Le langage de Dora semble refléter la difficile position où elle se trouve, non seulement à l’intérieur du « quatuor amoureux », mais aussi dans cette ville mystérieuse qui fait l’objet de son rêve. Dans ce rêve, elle est la seule à ne pas pouvoir passer par cette « porte » qui la fascine, comme si l’accès à un ailleurs lui était empêché ou interdit. La syntaxe est incertaine, hachée, coupée, faite de parataxes qui miment la violence intérieure de Dora mais aussi son incertitude et son hésitation, comme en témoigne l’arrêt brutal de son discours. Ici, la langue même performe, met en acte toute la complexité, l’ambiguïté voire l’ambivalence du désir de Dora qui n’arrive pas à entrer dans cet ailleurs qu’elle désire tout en souffrant d’être incapable de le faire, qui ne sait pas si elle veut ou non voir Monsieur K. et qui pèse en même temps l’avis de son père. La porte apparaît comme le symbole même de cet impossible passage, de cette difficile traversée que constitue le passage de l’enfance à l’âge adulte. Plus encore, la porte représente ce lieu impossible que constitue la place de Dora : trahie et trompée par tous, en marge de tous ceux qu’elle aime et qu’elle continue d’aimer malgré ce qu’ils lui font subir.

Le bruitage de la pièce est assez sommaire : on entend parfois le bruit d’un train, des sons que l’on pourrait entendre dans une gare, le grésillement de la ligne téléphonique lorsque Monsieur K. appelle le père de Dora. Dans la deuxième partie de la pièce revient de manière répétitive un bruit semblable au mouvement de la trotteuse d’une horloge, qui représente probablement le temps de la cure, dont Dora trouve qu’elle s’éternise : « Cette cure dure trop longtemps. Encore combien de temps ?» Les silences de la cure sont ainsi fortement perceptibles : non seulement les silences réels ponctuant les séances et qui sont marqués par les voix de l’analysante – dont on sait que l’aphonie était l’un de ses symptômes – et de l’analyste, mais aussi ceux concernant l’histoire de Dora que l’analyse n’a pas su mettre au jour. Lorsque Dora décide finalement d’abandonner l’analyse, la pièce se termine sur un cri déchirant qui rompt avec la tonalité sobre du reste de la composition. L’auditeur reste en effet plongé plusieurs secondes dans la profondeur de ce cri proféré par la jeune fille qui exprime à la fois la douleur d’abandonner le travail analytique et celle d’être incomprise et abandonnée par ceux qu’elle aime.

Ainsi, l’environnement sonore minimaliste de cette création radiophonique met d’autant plus en évidence la pluralisation des points de vue, la superposition volontaire des souvenirs et des rêves et la non-hiérarchie entre ce qui relève de la fiction et de la vérité qui sont à l’œuvre dans ce portrait. La forme éclatée de la pièce rend compte, par ailleurs, de la difficulté pour Dora de se trouver une place ou même un refuge parmi les adultes. Mais l’auditeur ne peut rester insensible à ce cri de révolte qui passe par la résistance à l’autorité analytique représentée par Freud. Cixous offre dans sa pièce une vision alternative du cas Dora en montrant toutes les contradictions qui la traversent, manière en quelque sorte pour Dora d’acquérir une « voix amplifiée » [27] et de parvenir enfin à se faire entendre.

2. Ceci est un exercice de rêve : une radio à la rencontre des fantômes du passé

Réalisé par Lionel Quantin, Ceci est un exercice de rêve a été diffusé le 20 novembre 2005 dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique. Accompagnée d’une musique originale de Jean-Jacques Lemêtre, cette pièce radiophonique composée par Hélène Cixous a une facture très originale. Il s’agit d’un collage de récits de rêve de quatre auteurs, à savoir William Shakespeare, Marcel Proust, Jacques Derrida et Hélène Cixous elle-même, entrecoupés de dialogues inspirés de ces textes et d’intermèdes musicaux allant d’une mélodie jouée au psaltérion à un air de fête foraine en passant par quelques accords entonnés par un chœur a cappella. La pièce propose une véritable constellation de voix, autant féminines que masculines, puisqu’il n’y a pas moins de onze locuteurs [28]. Ces voix parlent en français, en allemand, en anglais et en arabe. Récits de rêve et souvenirs des différents récitants de la pièce sont tissés ensemble.

La pièce est construite en cinq parties, chacune étant introduite par le bruit d’une sonnerie de téléphone ou d’une sonnette dont on comprend rapidement qu’elle est celle de la porte de l’appartement d’Hélène Cixous à Paris. Ce bruit constitue une sorte de scansion avant le moment onirique. Une dizaine de récits de rêve composent cette singulière création radiophonique. Il y a d’abord un rêve tiré de  Sodome et Gomorrhe de Proust : il s’agit du moment où le narrateur de la Recherche rêve de sa grand-mère morte. Vient ensuite un rêve attribué par Shakespeare au personnage de Georges, duc de Clarence, dans sa tragédie historique Richard III ‒ pour rappel, le duc de Clarence est le frère rival de Richard, duc de Gloucester, tous deux souhaitant accéder au trône d’Angleterre. Le rêve qui suit est de Derrida, qu’il raconte dans son essai à caractère autobiographique Mémoires d’aveugle, où revient, précisons-le, le motif des yeux clos. Se succcèdent ensuite six récits de rêve tirés du recueil d’Hélène Cixous Rêve je te dis [29]. Tout l’ensemble est entrecoupé de bribes de rêves et de souvenirs d’Ève Cixous, la mère de l’écrivaine, qui constitue un personnage à part entière de la pièce radiophonique ; on entend à plusieurs reprises les deux femmes discuter, l’écrivaine interrogeant sa mère sur son enfance en Allemagne et sa vie de jeune épouse en Algérie.

On sait depuis la parution en 2003 de Rêve je te dis qu’Hélène Cixous note et archive ses rêves. Elle les note la nuit, dans le noir, précise-t-elle dans les Avertissements, avec un feutre « V-Sign pen » de la marque Pilot : « Docile je ne dis mot le rêve dicte j’obéis les yeux fermés [30]. » L’idée de dictée et de commande mentionnée en préambule apparaît de nouveau, de même que le leitmotiv des yeux fermés. Le titre du recueil a cette particularité qu’il fait entendre à la fois une invitation à rêver adressée au lecteur – le mot « rêve » serait dans ce cas un verbe à l’impératif – et une interpellation ou une apostrophe directe au rêve – dans ce deuxième cas, le mot rêve serait un substantif. Systématiquement datés, les quelques cent rêves compilés dans le recueil ont été notés sur une période de sept années, entre 1990 et 1997, et suivent parallèlement l’écriture des fictions de cette décennie, comme OR. les lettres de mon père [31], Osnabrück [32] ou encore Le jour où je n’étais pas là [33], qui marquent le tournant algérien dans l’œuvre de l’écrivaine. D’emblée, Cixous affirme qu’il s’agit d’un « livre de rêves sans interprétation [34] » ; autrement dit, il n’est pas question pour elle d’interpréter les rêves : « Je me suis tenue loin de l’analyse et de la littérature. Ces choses sont des récits primitifs. Des larves. J’aurais pu, les couvant, les porter à papillons. Alors ils n’eussent plus été des rêves [35]»

Ce choix de mettre en voix des rêves dans le cadre d’une création radiophonique, que ce soit ceux de Cixous, de Proust ou de Derrida, est surprenant. On peut se demander en effet si un rêve est partageable de la même manière qu’une simple fiction. Qu’est-ce qui est transmissible dans un récit de rêve ? Quel est le rôle de la radio ? Le passage par la voix radiophonique en approfondit-il l’énigme ? Jean-François Lyotard soulignait cet aspect difficilement exprimable du rêve :

Chacun a l’expérience du rêve et sait de quoi l’on parle lorsqu’il s’agit de rêve. Mais que peut-il, que peut-on en dire, que peut-on en faire ? Voilà la question ; et voici le paradoxe : l’expérience du rêve est universelle, mais c’est l’expérience d’une singularité incommunicable, où les conditions de l’objectivité ne peuvent s’instaurer sans détruire aussitôt leur « objet » [36].

Que devient cet incommunicable dans une pièce radiophonique ? Dans Ceci est un exercice de rêve, c’est le tissage des différents rêves issus de la littérature (Proust, Shakespeare) mais aussi des autres rêves, avec les souvenirs d’Ève Cixous, avec la bande-son et avec les différents bruitages, qui fait littérature, qui fait écriture radiophonique.

2.1. La dimension spectrale du rêve

L’ensemble de la pièce radiophonique met en évidence deux aspects du rêve qui nous intéresseront dans les pages qui suivent, à savoir la communication avec les morts et la fin momentanée d’un exil pouvant se traduire par le retour sur les lieux que l’on a quittés. C’est donc avant tout la dimension spectrale du rêve que la radiophonie vient souligner à travers le singulier attelage construit par Hélène Cixous et Jean-Jacques Lemêtre. Cette dimension spectrale, l’écrivaine la nomme « la Revenance [37] ». Hélène Cixous est friande en effet des néologismes créés par dérivation lexicale avec le suffixe -ance – le mot « algériance [38] », qui revient comme un leitmotiv dans l’œuvre depuis 1997, en est l’exemple le plus récurrent –, et le mot revenance ici fait aussi entendre en sourdine la voyance rimbaldienne. Dans Rêve je te dis, Cixous nous dit pourquoi elle apprécie tant les rêves : c’est parce qu’ils rendent possibles, selon elle, les joies bouleversantes des retrouvailles avec les morts. On lit ainsi dans les Avertissements du recueil le passage repris en ouverture de la pièce radiophonique de France Culture, qui évoque si bien ces moments d’extase :

C’est par ici, par les couloirs magiques de la nuit que reviennent vivants les morts bien-aimés, c’est ici et sans l’impôt de sang versé à la douane. Ici la mort devient ce qu’elle est : une séparation seulement presque interminable, interrompue par des retrouvailles rares et brèves mais extatiques. Sans les rêves la mort serait mortelle – ou immortelle ? Mais elle est fendue, déjouée, refaite. De ses terres s’échappent les fantômes qui consolent les mortels que nous sommes [39].

Il est intéressant de noter que la citation a été légèrement modifiée dans la pièce radiophonique : il est question en effet « d’une séparation presque interminable, interrompue par des retrouvailles brèves et extatiques dans une rame de métro ou dans un train » ; la partition musicale de Lemêtre nous fait d’ailleurs entendre des bruits de métro et de train, comme pour nous plonger dans un univers banal, quotidien, et ainsi rendre encore plus concrète l’idée des retrouvailles fortuites, mais si précieuses, avec les morts.

Parmi ces morts croisés au détour d’un rêve, il y a bien sûr le père d’Hélène Cixous, mort lorsqu’elle n’avait que onze ans, qui est devenu un personnage central de son œuvre : plus qu’un thème ou qu’un motif, le deuil du père traverse quasiment tous les textes de l’écrivaine depuis le début de son écriture, où semble à l’œuvre une élaboration de la perte. La fantôme paternel est une figure familière chez Cixous. Dans Ceci est un exercice de rêve, c’est l’actrice Nicole Garcia qui lit le rêve intitulé « Papa » :

J’étais dans un coin de la grande salle d’attente. Là-bas, invisible papa recevait, il faisait des radios, sans arrêt. […] Mon père n’arrêtait pas de travailler. Jusqu’au moment où enfin il surgit du cabinet au fond à droite, en blouse. Je l’appelai, je lui parlai doucement mais fermement. Tu ne peux pas t’arrêter un peu ? Au moins entre midi et deux heures. Non, non, il ne pouvait pas, il y avait tellement à faire, je lui parlai gentiment, c’est que les choses étaient faites depuis si longtemps tu ne peux pas dis-je t’arrêter une heure ? Il faut vivre un peu. J’insistai. Je lui dis : c’est que je suis venue trop tard, et je n’ai pas pu t’apprendre à t’arrêter un instant ? […] Il m’écoutait en souriant. Un sourire doux et bon et sérieux. Arrête pour une fois, dis-je. Et viens, emmène-moi comme tu l’avais fait une fois tu te rappelles, quand j’étais petite, tu m’avais emmenée, c’était l’unique promenade où j’avais été seule avec lui, je la voyais là-bas dans les lointains dans la brume, comme un conte, comme un mythe, tu m’avais emmenée à, j’ai voulu dire le nom mais le nom était perdu, je le cherchais debout devant mon père en blouse blanche […] je ne trouvais pas, je m’efforçais, ce nom ce nom, c’est la clé […] Comme lorsque nous avions été à – soudain le nom revint comme un coup de couteau déchirer la brume, brutal, réel, vrai, ayant eu lieu. Je criai : au Cap Falcon. Je l’avais !! Je l’ai. Sous le coup les deux scènes se rejoignirent – celle de jadis où j’étais si petite et qui n’avait eu lieu qu’une fois et celle d’ici. Au Cap Falcon ! Et j’éclatai en sanglots, je pleurai tout je pleurai la vie qui n’avait pas été vécue, et mon père qui n’arrivait pas à s’arrêter entre midi et deux heures. Maintenant, viendras-tu ? Maintenant que tu es mort, vas-tu continuer encore à faire des radios toute la journée, comme si tu avais peur de ne pas finir la tâche avant de mourir ?

Samedi 15. 5. 96.

OR [40]

J’ai reproduit ici le rêve tel qu’il est transcrit dans Rêve je te dis car il est mis en voix avec très peu de modifications. Le titre noté sous la date indique qu’au moment où l’écrivaine a fait ce rêve, elle écrivait en même temps le livre OR. les lettres de mon père, dans lequel on retrouve ce même rêve, mais beaucoup plus développé, plus écrit, et intégré au reste de la fiction [41].

Dans la deuxième partie de la pièce radiophonique, le fantôme qui surgit est celui de la grand-mère de Proust. Celle-ci arrive par le biais d’un rêve tiré de la fin du premier chapitre de Sodome et Gomorrhe, « Les Intermittences du cœur », lu ici par Daniel Mesguich. Ce rêve raconte comment, lors d’un séjour à Balbec où il avait l’habitude d’aller, enfant, avec sa grand-mère, le narrateur de la Recherche rêve qu’il a oublié d’écrire à sa grand-mère ; il a le sentiment d’avoir perdu l’adresse de sa grand-mère, et se reproche de ne plus la trouver : « comment ai-je pu oublier l’adresse ? » Cela fait naître en lui le remords de l’avoir oubliée. Il ressent un désespoir profond car il réalise qu’elle est « perdue pour toujours ». Le rêve prend les traits d’une catabase : le passage s’ouvre en effet sur une longue réflexion à propos du « monde du sommeil » dont le narrateur dit qu’il est comme le reflet de « la douloureuse synthèse de la survivance et du néant » ; vient ensuite l’évocation des « flots noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuples replis » ; et alors, poursuit-il, « de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes ». Pour douloureuses qu’elles soient, ces apparitions en rêve permettent néanmoins de raviver la mémoire. Ainsi, c’est grâce au rêve que la grand-mère du narrateur est sauvée de l’oubli. Après une autre évocation du « fleuve aux ténébreux méandres », le songe se termine sur une série de mots énigmatiques : « cerfs cerfs Francis Jammes fourchette ». Le narrateur se réveille et ne trouve pas de sens à ces mots. Il ne s’efforce pas pour autant d’en trouver un, car il comprend que le récit de rêve ne doit pas être interprété avec les outils de l’état de veille. Il ne s’agit pas d’interpréter le rêve, mais de lui donner un statut d’écriture.

Ainsi, la pièce radiophonique d’Hélène Cixous met en avant le rêve en tant qu’il devient écriture, qu’il devient littérature. En outre, la juxtaposition des rêves de Cixous et de Proust montre que la portée des textes dépasse le seul deuil privé (la mort du père ou la mort de la grand-mère). Dans son œuvre de manière générale, Cixous privilégie en effet la littérature dans son rapport aux morts, en réinvestissant notamment le motif de la descente aux Enfers, mais aussi d’autres motifs en lien avec « l’autre monde ». Dans Ceci est un exercice de rêve, la dimension fantomale et spectrale du rêve est encore plus accentuée du fait du dispositif radiophonique et son recours aux voix. Le rapport aux morts dans cette création radiophonique apparaît ainsi essentiel et évident.

La quatrième partie de la pièce fait entendre un rêve sur Oran, désignée « ville perdue » par l’écrivaine ; celle-ci en effet y est née en 1937 et y a habité les cinq premières années de sa vie avec sa famille, qui s’est ensuite installée à Alger. Ce rêve figure dans le recueil Rêve je te dis où il s’intitule « Un tel désir d’aller à Oran [42] ». Lu par Daniel Mesguich dans la création radiophonique, il s’y touve légèrement modifié et abrégé :

Je pris donc le train en me réjouissant à l’idée de revoir pour la première fois, de loin, même une minute, les couleurs de ma ville natale. Pour y aller il fallait passer dans la gare par les couloirs élevés, suspendus au-dessus des quais, et au milieu du couloir, redescendre par l’escalier. Nous arrivâmes sur le quai, chargées de lourdes valises. Nous prîmes le train. J’étais dans le compartiment avec Y., cet ancien étudiant thésard, un grand type assez beau au visage fermé. […] L’important c’était Oran que je désirais tellement. C’est dans le train que je découvris que entre l’aller et le retour se passait une heure et demie : ce serait un aller-retour. Ainsi, j’aurais donc le temps de plonger une heure dans ma ville natale ? Une grande émotion me saisit. Je me vis entrer dans le cœur de la ville, vers la Place d’Armes, je me vis parmi la matière colorée, parmi les quartiers épais [43].

La particularité de ce passage dans la création radiophonique est qu’il fait s’entremêler le rêve de l’écrivaine avec quelques souvenirs et bribes de rêves d’Ève Cixous, sa mère, à qui elle pose également des questions : « Tu me racontes ton dernier rêve ? […] Retrouves-tu Papa dans tes rêves ? » Au fil des réponses de la mère, qui parle alternativement français et allemand, une autre « ville perdue » est mentionnée : Osnabrück. Ville de naissance d’Ève Cixous qu’elle quitta au début des années 1930, Osnabrück représente le passé de la famille maternelle de l’écrivaine, de confession juive ashkénaze. L’allusion à l’Allemagne rappelle ainsi les souvenirs des tragédies historiques et en particulier le traumatisme de la Shoah puisqu’une grande partie de la famille Jonas (la famille maternelle d’Ève Cixous) fut anéantie par le nazisme. Ainsi, les villes perdues évoquent autant l’exil que le drame de l’extermination.

À cet égard, la troisième partie de la pièce radiophonique revêt, par l’agencement particulier des rêves qu’elle propose, une dimension politique forte. Après la lecture successive par Pierre Cixous et Daniel Mesguich du rêve du « duel de[s] aveugles aux prises l’un avec l’autre » de Derrida [44] qui soulève la question de la rivalité entre père et fils mais aussi celle de l’héritage, suivent deux rêves d’Hélène Cixous. Le premier, porté par la voix de Nicole Garcia, raconte une véritable scène de guerre : « Justement cette nuit voilà ce qui s’est passé. C’était une nuit tragique de toute façon, plongés que nous étions dans un pays nazi. Le monde violent, cruel [45]. » La narratrice voit les parties du corps d’un homme blessé et affamé. Un autre homme arrive, il s’agit peut-être du prétendant de sa fille, Anne :

Soudain un cri affreux. Affreux. Dans la nuit. Un cri d’angoisse et de douleur inouïe. La hache ! La hache ! [échos] Je vois dans la nuit, l’homme allongé avec une hache plantée dans la poitrine et qui crie, qui crie qui crie ! La hache ! Je vais mourir ! Ils lui ont planté une hache ! Sans doute les nazis. Que faire ? [] De toutes parts rôde le danger [46].

La lecture s’interrompt. Après quelques mots prononcés par Ève Cixous, on entend les notes d’une musique légère telle une mélodie de cirque. Puis tout à coup ce sont des bruits d’avion, un signal électrique et enfin des bruits que l’on pourrait entendre lors d’un bombardement. Or dans le rêve suivant, lu de nouveau par Nicole Garcia, il est justement question d’un bombardement. Dans Rêve je te dis, il est intitulé « Bombardées [47] ». J’en donne ici une version écourtée :

Et aussitôt éclata au-dessus de la ville le grondement d’un tonnerre d’une largeur et d’une durée inouïes. Les camions du ciel, pensais-je. Le bruit roulait, roula, enfla, occupa l’air entier. Alors, du bruit sortit un avion. [] Bombardées dis-je. Un bombardement dis-je. [] C’est une répétition de la guerre. [] Nous fûmes emportées dans le lourd hurlement de l’avion. C’était arrivé. La chose [48].

Ce fragment de rêve, qui apparaît également dans Le jour où je n’étais pas là, rappelle la tragédie de la Deuxième Guerre mondiale. La phrase « C’est une répétition de la guerre » est reprise par un autre lecteur, Daniel Mesguich ; on entend alors plusieurs voix dire en écho, de manière théâtrale, la phrase qui a donné son titre à la pièce radiophonique : « Ceci est un exercice. » Le passage se clôt sur un battement de tambour puis, après un bref silence, le bruit du ressac qui vient apaiser la situation. L’articulation des deux rêves, qui n’étaient pas liés à l’origine, s’est faite grâce aux bruitages radiophoniques, autrement dit par liaison sonore. C’est donc le dispositif radiophonique qui a permis de mettre en rapport ces rêves où la mémoire de tout un continent est ravivée.

2.2. Vers une démultiplication des sens

Le dernier rêve que je voudrais évoquer est un rêve de transport amoureux. Il est lu, dans la deuxième partie de la pièce, successivement par deux voix différentes, Nicole Garcia puis Jacques Derrida. Le philosophe a en effet commenté ce rêve lors de la conférence qu’il a prononcée à l’ouverture du colloque organisé autour de l’œuvre de Cixous à la BnF en 2003 et ce moment fut enregistré ; on retrouve ce même passage dans l’ouvrage qui en a été tiré, qui s’intitule Genèses, généalogies, genres et le génie [49]. Voici le rêve, qui est légèrement modifié par rapport à la version du recueil Rêve je te dis :

Dans cette foire immense comme une ville d’un jour, tout nous sépare et tout nous réunit. Le miracle, ou la chance gagnée, c’est que nous arrivons à nous retrouver et à jeter les mots de feu malgré tout. C’est ainsi que le soir tard, après les journées folles de monde, j’ai pu te rejoindre dans ta chambre, malgré la présence dans les lieux d’Al. et les siens. […] Aussi tard le soir, je m’élance à travers les chambres luxueuses immenses et vides de cet hôtel infini, et courant par les salons déserts, ailée, je traverse les espaces jusqu’à ta chambre. Ce qui nous sépare c’est seulement le jour les obligations le monde les obstacles. C’est ainsi que dans l’immense foule de l’exposition, emportée par la fièvre de l’amour je me retrouve auprès de toi dans un wagon de métro bondé que je n’aurais pas dû prendre, mais je n’ai pas pu te quitter. La rame traverse à grande vitesse des distances énormes […] À l’arrêt, soudain, ta voix serrée à moi, comme si c’était la mienne, crie sans un son, dans mon être je t’adore je t’adore je t’adore. Dans le bruit des machines et du monde les mots sont hurlés doucement, un peu inquiets, c’est le cadeau de Dieu et tandis que les portes automatiques me poussent dehors je crie moi aussi parce que je ne peux prononcer autre chose. Alors pleine de ce feu et de hâte, me voilà qui rebrousse chemin vers ma chambre où je dois me préparer pour l’inauguration afin de te retrouver publiquement un peu plus tard. […] le temps passe – arriverai-je à temps dans ma chambre pour me changer […] Enfin voilà l’étage, la chambre. Mais les événements ont transformé le paysage. La chambre est à nu, pas de plafond, elle est dans une cuvette. Tout autour sur les hauteurs des passants et voyeurs. Je suis vue, et de haut. Comment me changer ? Alors tant pis. Faisant comme si j’étais chez moi je commence à me déshabiller. J’enlève mon slip. Je garde un petit tee-shir noir – assez long – je vais vite m’habiller et avec élégance. Rien ne m’aura été épargné. Mais quand même la nuit j’ai pu te rejoindre. Et tes mots ardents sont dans ma vie, je t’adore je t’adore jeta jet’ [50]

À travers la voix de Nicole Garcia, le rêve se lit comme une véritable déclaration amoureuse. Une musique instrumentale l’accompagne en fond ; le rythme s’accélère au moment de la course dans le métro, mimant ainsi la fièvre de la passion. Commenté en partie ensuite par Jacques Derrida, le rêve résonne autrement. La prononciation très articulée du philosophe lui confère une autre qualité onirique, plus réfléchie et moins intérieure. Porté par ces deux voix, par ces différents timbres, le rêve se trouve en quelque sorte désapproprié de celle qui l’a rêvée. L’ « incommunicable du rêve » souligné par Lyotard passe ainsi par les vibrations des deux voix, féminine et masculine. Il apparaît donc possible de dire que la radio, c’est-à-dire le passage par les voix, d’une part déprivatise le rêve et d’autre part le pluralise en lui donnant une résonance proprement littéraire. Cette séquence se termine de manière très originale puisque les derniers mots du rêve prononcés par Derrida (« Je t’adore, je t’ador, jet’ ») sont repris en sample et fusionnés à un rythme de rap, à quoi vient s’ajouter une voix opératique. Ce mélange, qui associe la voix d’un des plus grands philosophes français du XXe siècle à une musique rap, est étonnant. Ici le rêve se fait le support d’une expérimentation interartistique donnant lieu à la création d’un objet hybride et tout à fait inédit. En définitive, cette dimension expérimentale apparaît centrale dans la pièce radiophonique de Cixous qui se donne, ne l’oublions pas, comme un « exercice de rêve » : il s’agit donc d’une expérimentation, d’une création en train de se faire.

La pièce radiophonique se clôt sur la réitération du pouvoir mémoriel du rêve à travers la voix d’Hélène Cixous elle-même :  « Si je ne rêvais pas, je tomberais en poussière. Si je ne te rêvais pas, tu tomberais en poussière. » Le rêve vient en effet sauver de l’oubli le rêvé autant que la rêveuse. Les derniers mots de l’auteure proposent une réflexion sur l’inséparabilité de l’être avec l’autre, mais font surgir en même temps, par différents jeux de signifiant, une multiplicité de sens :

C’est ici que les aveugles luttent en s’embrassant. Tu es moi, tu es mon frère. Ne tuez pas mon frère […] Sommes-nous dehors ? Sommes-nous dedans ? […] Chut, rêve, tais-toi maintenant. Je t’ai eu. T-U, tu. Tu es un tu. Tu vois ce que je veux dire ? Je vois ce que « tu » veux dire. Tu, t-u. Surtout ne te réveille pas. Reste là, très cher rêve [51].

Les aveugles désignent ceux qui ont les yeux fermés, c’est-à-dire ceux qui, parce qu’ils ne voient pas, parviennent à entendre l’homophonie propre au langage (tu es/ tuez ; tu/ tu), homophonie que le dispositif radiophonique ne peut qu’accentuer. Ainsi, la fin de la pièce fait encore une fois la démontrastion des nombreux effets de démultiplication qui sont rendus possibles par la radio.

*

Coda

« […] Je ne me demande jamais “qui suis-je ?”, je me demande “qui sont-je ? ” – phrase intraduisible. Qui peut dire qui je sont, combien d’êtres je sont, quel je est le plus propre de mes je ? […] [52] » C’est ce qu’Hélène Cixous écrivait dans la préface d’une anthologie en anglais à elle consacrée il y a plus d’une vingtaine d’années. Bien sûr, l’homophonie de l’expression “qui sont-je ? ” ne lui a pas échappé : «  notre oreille française entend, quand je prononce ma question, la phrase “qui songe ? ” c’est-à-dire qui rêve. Qui sont-je quand je songe ? Qui rêve quand je rêve ? [53] » On le voit, pluralité de l’être et rêve chez Cixous sont toujours liés. Car cette non-unité du je, cette énonciation plurielle, ce sont d’abord les rêves qui nous l’enseignent. Ce que les rêves nous disent, c’est que nous sommes des « être[s] composé[s] »[54], nous avons une vie au moins double, un monde toujours multiple.

Notes

[1] Hélène Cixous, Le Détrônement de la mort. Journal du Chapitre Los, Paris, Galilée, 2014, « Lignes fictives », p. 25.

[2] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », Atelier de création radiophonique, série « Le “je” radiophonique », France Culture, 20 novembre 2005, résumé en ligne sur le site de France Culture.

[3] Hélène Cixous, « Entretien autour de Stendhal », propos recueillis par Catherine Mariette, Orages. Littérature et culture 1760-1830, Florence Lotterie et Pierre Frantz (éd.), n° 12, mars 2013, p. 292.

[4] Ibid.

[5] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[6] Gérard de Nerval, Aurélia, préface de Gérard Macé, édition établie et annotée par Jean-Marie Illouz, Paris, Garnier, « Folio Classique», 2005, p. 123 (souligné par l’auteur).

[7] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[8] Hélène Cixous, « Entretien autour de Stendhal », op. cit., p. 292.

[9] Gérard de Nerval, Aurélia, op. cit., p. 123.

[10] Michel Chion, « Glossaire acoulogique », article « Acousmatique », Lampe-tempête [revue en ligne], n° 2, 2007 (souligé par l’auteur).

[11] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit. (je souligne).

[12] Hélène Cixous, Portrait de Dora. D’après « Le cas Dora » de Freud, en deux parties, Atelier de création radiophonique, réalisation Jean-Jacques Vierne, 22 mai 1973. Avec les voix de Douchka, Jean-Marc Bory, Ginette Franck, Lucien Frégis, Catherine Laborde, Jacques Mauclair et Monique Mélinand.

[13] Sigmund Freud, Dora. Fragment d’une analyse d’hystérie, trad. Françoise Kahn et François Robert, Paris, PUF, « Quadrige », 2006.

[14] Ibid., p. 54.

[15] Ibid., p. 103-104.

[16] Hélène Cixous, Portrait du soleil, Paris, Denoël, « Les Lettres Nouvelles », 1973.

[17] Hélène Cixous, Portrait de Dora, Paris, Des femmes, 1976.

[18] Hélène Cixous, Entretien télévisuel à l’occasion de la mise en scène au Théâtre d’Orsay, Émission Péplum, 6 mars 1976, Archives Ina, disponible en ligne.

[19] Repris à l’identique dans Hélène Cixous, Portrait de Dora, Paris, Des femmes, 1976, p. 9.

[20] Sigmund Freud, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle. L’Homme aux rats » (1909), Cinq psychanalyses, trad. Marie Bonaparte et R. Loewenstein, Paris, PUF, 1954, p. 233, note.

[21] Ce passage ne sera pas repris dans la version théâtrale de 1976.

[22] Sigmund Freud, « Postface », Dora, op. cit, p.113.

[23] Ibid.

[24] Voir la note de la Postface :  « Plus je m’éloigne dans le temps du terme de cette analyse, plus il devient vraisemblable à mes yeux que ma faute technique a consisté à omettre ce qui suit : Je n’ai pas su deviner à temps ni communiquer à la malade que la motion d’amour homosexuelle (gynécophile) pour Mme K. était le plus fort des courants inconscients de sa vie d’âme » (Sigmund Freud, Dora, op. cit., p. 117, note 1).

[25] Jeannelle Laillou Savona, « Portrait de Dora d’Hélène Cixous. À la recherche d’un théâtre féministe », dans Hélène Cixous. Chemins d’une écriture, Françoise van Rossum-Guyon et Myriam Diaz-Diocaretz (dir.), Amsterdam, Rodopi, 1990, p. 163 (je souligne).

[26] Repris dans Portrait de Dora, op. cit., p. 14.

[27] V. Mairéad Hanrahan, « Cixous’s Portrait of Dora : The Play of Whose Voice ? », The Modern Language Review, vol. 93, n°1, 1998, p. 58.

[28] Avec les voix d’Ève Cixous, Hélène Cixous, Pierre Cixous, Anne Berger, Saranya, Jacques Derrida, Nicole Garcia, Daniel Mesguich, Luce Mouchel, Nicolas Royle et Jean-Jacques Lemêtre.

[29] Hélène Cixous, Rêve je te dis, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2003.

[30] Ibid., p. 11 (les italiques sont de l’auteure).

[31] Hélène Cixous, OR. les lettres de mon père, Paris, Des femmes, 1997.

[32] Hélène Cixous, Osnabrück, Paris, Des femmes, 1999.

[33] Hélène Cixous, Le jour où je n’étais pas là, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2000.

[34] Hélène Cixous, Rêve je te dis , op. cit., p. 17 (les italiques sont de l’auteure).

[35] Ibid., p. 19 (les italiques sont de l’auteure).

[36] Jean-François Lyotard, « Rêve », Encyclopædia Universalis, vol. 14, 1974 (je souligne).

[37] Hélène Cixous, Rêve je te dis , op. cit., p. 16.

[38] Hélène Cixous, « Mon algériance », Les Inrockuptibles, n° 115, 20 août-2 septembre 1997, p. 7.

[39] Ibid., p. 16-17 (les italiques sont de l’auteure).

[40] Ibid., p. 78-80.

[41] Hélène Cixous, OR, op. cit., p. 56-60.

[42] Hélène Cixous, Rêve je te dis, op. cit., p. 58-59.

[43] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[44] Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1991, p. 23.

[45] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit. Voir Rêve je te dis, op. cit., p. 72-74.

[46] Ibid.

[47] Hélène Cixous, Rêve je te dis, op. cit., p. 98-99.

[48] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[49] Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie. Les secrets de l’archive, Paris, Galilée, 2003.

[50] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[51] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[52] Hélène Cixous, “Preface”, The Portable Cixous, Susan Sellers (éd.), Londres /New York, Routledge, 1994, p. xviii (ma traduction).

[53] Ibid. ( je souligne).

[54] Hélène Cixous, « Entretien autour de Stendhal », op. cit., p. 292.

Auteur

Sarah-Anaïs Crevier Goulet est professeure certifiée de lettres modernes et docteure en Littérature française, membre associée de l’UMR 7172 THALIM. Sa recherche s’inscrit au croisement des études littéraires, des études de genre et de la psychanalyse. Sa thèse, qui portait sur l’œuvre d’Hélène Cixous, est parue en 2015 aux Éditions Honoré Champion sous le titre Entre le texte et le corps : deuil et différence sexuelle chez Hélène Cixous. Elle a publié divers articles en revue et co-dirigé plusieurs ouvrages collectifs (avec M. Balcazar, Pensées du corps. La matérialité et l’organique vus par les sciences humaines, PSN, 2011 ; avec A. Frantz et M. Calle-Gruber, Fictions des genres, EUD, 2013 ; avec M. Calle-Gruber, Écritures migrantes du genre (II). Langues, arts, inter-sectionnalité, PSN, 2017 ; avec M. Calle-Gruber, A. Oberhuber et M. Penalver Vicea, Les folles littéraires, des folies lucides. Les états borderline du genre et ses créations, Nota Bene, 2019).

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«Sans arrêt l’oreille doit être à nouveau conquise» : la radio au service du théâtre des paroles novarinien


En 1980, Valère Novarina propose à l’Atelier de création radiophonique sa première émission, significativement intitulée « Le Théâtre des oreilles ». La radio s’est en effet emparée très tôt de l’écriture dramatique radicale de ce jeune auteur qui peine à trouver son public, et dont l’œuvre se caractérise par son oralité et son rejet de l’idée de représentation. Jusqu’en 1998, date à laquelle le théâtre de Novarina sera révélé à un public plus large, l’Atelier de création radiophonique va ainsi devenir pour le dramaturge à la fois le lieu où affirmer les partis pris théoriques et esthétiques de son « drame de la parole » ; le laboratoire où mettre à l’épreuve son théâtre des voix ; et la scène sonore où créer quelques-unes des meilleures interprétations de ses œuvres.

In 1980, Valère Novarina gave the Atelier de Création Radiophonique his first radio program, which was significantly entitled “The Theater of the ears”. Indeed, radio quickly took over the radical dramatic writing of this young playwright struggling to find his audience, and whose work is characterized by orality and a rejection of the idea of representation. Until 1998, when Novarina’s work would reach a larger audience, the Atelier de Création Radiophonique thus became for the playwright the place to assert the theoretical and esthetical position of his “word drama” ; the laboratory where he could test his theater of voices ; and the sound stage where some of the best performances of his work were created.


Texte intégral

L’aventure radiophonique de Valère Novarina commence alors qu’il est très jeune, et elle décide de son avenir d’écrivain. Novarina a raconté à plusieurs reprises cette expérience fondatrice : il a quinze ans, et sur le poste à galène qu’il a fabriqué lui-même il capte avec ses écouteurs, une nuit, à la radio suisse romande, les notes d’une sonate de Beethoven. C’est à la suite de la vision éprouvée en écoutant ce morceau de piano à la radio qu’il rédige ses premiers écrits littéraires :

La pulsion d’écrire m’est venue de ce contact sonore. Quelque chose s’est déclenché, du côté du langage, par l’oreille. Depuis lors, dans chaque phase d’écriture intense, j’éprouve des sensations physiques particulières, une sorte de sensibilisation douce du côté de l’oreille : presque une caresse, comme un toucher [1].

De fait, tout au long de sa carrière d’auteur dramatique, Novarina n’a cessé d’affirmer son appartenance à la littérature orale, déclarant écrire pour la voix, mettre en scène « le drame de la parole [2] » et pratiquer l’écriture de façon à se délivrer de l’idée de représentation [3]. Dans un de ses tout premiers textes, Le Babil des classes dangereuses [4], dont le titre est en lui-même explicite, il met en scène les personnages de Bouche et Oreille. Novarina parle d’ailleurs de ce texte, qui date de 1972, non comme d’une pièce ou d’un livre mais comme d’un livret, impraticable sur scène, et à lire à haute voix [5]. Par la suite, il théorise abondamment l’art de l’écrivain et celui de l’acteur comme exploration, incorporation, mastication et profération de la matière du langage, un art du mouvement et de la danse des mots, autant que de l’espace et de la résonance produits par la parole émise. Il fait son théâtre de la combustion du verbe traversant les corps. On ne s’étonne donc pas que la radio ait accompagné la trajectoire de Novarina, qui faisait à la question « Vous considérez-vous comme un auteur de théâtre ? », la réponse suivante, qui semble décrire les composantes de l’écoute radiophonique :

Non. Je pense que j’essaye de faire des pièces de théâtre, que je n’y arrive pas, parce que je suis un aveugle : quand j’écris je ne vois rien. J’entends absolument tout, j’entends comment les choses doivent être dites mais je n’ai pas de représentation de la scène, alors ça se passe complètement dans le noir. On crée les choses beaucoup à partir de ses infirmités. J’ai une situation d’infirme par rapport au théâtre [6].

1. Une scène radiophonique pour porter atteinte au théâtre

Tel fut le point de départ. Il fallait ensuite qu’ait lieu la rencontre avec la radio. À cet égard, la situation des auteurs dramatiques face à l’Atelier de création radiophonique est particulière, puisque l’année même où celui-ci est créé, en 1969, se crée également le Nouveau répertoire dramatique, sous l’impulsion de Lucien Attoun [7]. C’est d’abord ce dernier qui propose à Novarina, en 1972, de diffuser sa première pièce, L’Atelier volant, que vient de publier la revue Travail théâtral [8]. La mise en ondes est assurée par Georges Peyrou, dans une version remaniée pour la radio par Novarina, et la réalisation [9], bénéficiant d’une remarquable distribution [10], est à la hauteur de cette première pièce ambitieuse. Sans chercher à tirer parti des ressources propres du langage radiophonique, elle présente néanmoins une dramaturgie des voix qui déploie la parole novarinienne dans la pluralité de ses dimensions, qui travaille les écarts avec les intonations et les interprétations attendues, qui invente un équivalent spatial, sonore, vocal et rythmique à l’étrangeté d’un texte frayant déjà très loin des côtes réalistes et des conventions dramatiques. L’émission n’appartenant pas au corpus de l’Atelier de création radiophonique, il ne s’agit pas ici d’en analyser plus longuement les procédés. Notons simplement, mais c’est essentiel, qu’en l’occurrence la radio s’empare immédiatement d’une œuvre déroutante (dont Jacques Sallebert, alors directeur de la Radiodiffusion, interdit la diffusion le 22 avril 1972, parce que la pièce est trop brûlante et critique sur le plan politique !), de l’œuvre d’un inconnu, un auteur dramatique qui n’a encore jamais été mis en scène, et qu’elle va répondre au désir de Valère Novarina d’écrire hors de l’économie du théâtre, ou contre le théâtre.

On ne peut en effet dissocier l’aventure radiophonique de Novarina de sa trajectoire d’auteur et d’homme de théâtre. Or l’autre épisode fondateur de la relation de Novarina à la radio est la mise en scène de L’Atelier volant, sa première pièce donc, en 1974, par Jean-Pierre Sarrazac [11]. Elle est à l’origine d’un malentendu profond entre les deux hommes [12], et Novarina, ne supportant pas d’être chassé des répétitions, écrit alors en deux jours la Lettre aux acteurs [13] : ce pamphlet, qui fait le procès des metteurs en scène, énonce une nouvelle théorie de l’acteur qui remet celui-ci au centre du phénomène théâtral et au centre du texte lui-même. Le spectacle de L’Atelier volant connut ensuite un accueil particulièrement houleux et les rapports dégénérèrent à l’intérieur de la troupe.

Cette première expérience violente du passage de son texte à la scène conduit alors Novarina à écrire contre le théâtre, contre l’économie des spectacles dramatiques : économie temporelle (un spectacle ne doit pas excéder une certaine durée), économie de personnel (il doit comporter un nombre de personnages réduit), économie spatiale (peu de changements de lieux, comptabilité des entrées et sorties), etc. Le Babil des classes dangereuses, rédigé après L’Atelier volant, met en scène 257 personnages, dans des lieux impossibles, dans une longueur de texte impossible ; La Lutte des morts [14] nomme 1000 personnages et fait 200 pages, Novarina écrit aussi ce texte avec la volonté de produire une œuvre impossible à mémoriser ; enfin Le Drame de la vie [15] culmine à 2587 personnages – même si le terme de personnages ne convient plus, puisqu’il s’agit plutôt d’entités vocales surgissant le temps d’une réplique et disparaissant aussitôt. Ainsi s’ouvre la période des écrits utopiques de Novarina, des textes démesurés qui tournent le dos au plateau. Cette période correspond également pour l’auteur à une traversée du désert, à la fois scénique et éditoriale. Ses textes sont refusés partout, entre 1972 et 1978, et la véritable percée scénique de l’œuvre novarinienne n’interviendra qu’en 1984, lorsqu’André Marcon la fera entendre [16].

Ajoutons enfin, pour achever cette présentation du contexte général dans lequel se développent les relations entre Novarina et l’Atelier de création radiophonique, qu’au-delà du cas particulier de Valère Novarina, les années 70-80 correspondent à une époque sombre pour les auteurs dramatiques : d’une part les « grands » metteurs en scène entrent en action ; d’autre part, de Grotowski à Mnouchkine, le statut du texte sur scène change radicalement ; enfin le théâtre se voit placé sous le régime du visuel, au détriment de la dimension sonore, par la primauté donnée à la mise en scène et à la « co-présence active, physique, des acteurs et du public », comme l’a analysé Marie-Madeleine Mervant-Roux [17]. Durant cette période, la radio devient le refuge des auteurs et des textes, elle continue de la sorte à assurer sa fonction de laboratoire du théâtre contemporain, en y ajoutant celle d’éditeur, comme en témoigne Liliane Atlan :

Après 68, il s’est passé qu’on aurait pu mourir, il y a eu une série d’années noires pour les auteurs dramatiques, il suffisait d’être auteur dramatique pour être piétiné, et à ce moment-là, France Culture […] nous [a] permis de survivre, la diffusion sur France Culture était devenue une forme d’édition, et je dirais même la seule forme d’édition où on puisse encore jouir d’une vraie liberté [18].

Novarina entérine ces propos, déclarant : « C’était une époque où France Culture (avec Alain Trutat, Lucien Attoun) jouait un rôle important pour nous tous : la radio était le premier endroit où l’on pouvait faire entendre ses textes [19] ».

C’est donc dans ce contexte que l’Atelier de création radiophonique ouvre ses portes à Novarina, en 1980. Le compagnonnage entre l’ACR et l’œuvre de Novarina donnera lieu à huit émissions, échelonnées entre 1980 et 1994. Pourquoi s’arrête-t-il en 1994 ? En 1989, Novarina met en scène Vous qui habitez le temps au Festival d’Avignon ; puis en 1991 Je suis au Théâtre de la Bastille, et en 1995 il monte La Chair de l’homme au Tinel de la Chartreuse à Avignon. À partir de là, les créations s’enchaînent, d’autant qu’en 1998 la mise en scène de L’Opérette imaginaire [20] par Claude Buchvald conquiert soudain à Novarina un public élargi. Les créations radiophoniques cessent dès lors que l’auteur trouve à s’exprimer directement sur la scène. Si Novarina reste très présent sur les ondes (le catalogue de l’Inathèque affiche 290 notices lorsqu’on tape son nom), c’est désormais par le biais des entretiens, régulièrement programmés à l’occasion de la publication de ses livres ou de la création de ses spectacles.

La radio, et plus particulièrement le Nouveau répertoire dramatique et l’Atelier de création radiophonique, auront donc pleinement joué leur rôle de têtes-chercheuses, d’éclaireurs, de diffuseurs, de promoteurs, de tremplins d’une œuvre radicale qui a mis presque vingt ans à trouver son public au théâtre.

2. La radio comme laboratoire et mise à l’épreuve d’une écriture d’oreille

Comment Novarina s’est-il emparé du médium radiophonique ? Quelles fonctions la radio a-t-elle rempli à l’égard de l’œuvre novarinienne ? En réalité, sur les huit émissions réalisées, deux seulement sont le fait de Novarina lui-même, la première et la dernière. Elles se démarquent nettement des autres, et attribuent deux fonctions distinctes à la radio. En 1980, Novarina aborde la radio à la fois comme un lieu et un outil d’expérimentation, comme un laboratoire et une mise à l’épreuve de son langage. Carte blanche lui est donnée par Alain Trutat pour réaliser une émission qu’il intitule Le Théâtre des oreilles. Elle dure plus de deux heures et s’est constituée à partir de quatre séances d’enregistrement au studio 110 de la Maison de la Radio.

À cette époque, Novarina expérimente divers supports artistiques qui sont à la fois des prolongements et des dérivatifs de son activité d’écriture. Il a commencé à dessiner en 1978 mais c’est en 1980, la même année que cette première émission radiophonique, qu’il se livre à ses premières performances de dessin en public [21], performances qu’il appelle des crises de dessin. Or l’émission radiophonique va lui permettre de plonger plus avant dans l’univers sonore qu’il a déjà commencé à travailler par l’écriture, de développer ses recherches sur l’oralité et la voix, et de tâter du langage instrumental. Il s’enferme donc dans le studio 110 avec ses livres, La Lutte des mortsEntrée de l’homme de Valère dans le Théâtre des oreillesNaissance de l’homme de V., et des instruments : « piano, célesta, xylophone, violon, trompes, contrebasse, flûte, cor, guitare, clarinette, accordéon, voix, pieds, mains [22] ».

L’émission, expérimentale, se présente comme une immersion sonore dans un milieu – acoustique – où les frontières entre langage instrumental, langage verbal et langage vocal tendent à se dissoudre, où Novarina travaille les traversées de l’un à l’autre, les frottements : pour sortir la voix de son insularité, comme il œuvre dans ses textes à sortir le verbe de son carcan signifiant ; pour mettre en présence, comme les protagonistes d’une pièce, les différents régimes de la parole et de la voix, du bruit au son, du son au mot, du mot à la modulation, etc.

Dans La Lutte des morts, il a porté à son paroxysme une écriture visant à déstabiliser perpétuellement la lecture et l’audition, à maintenir lecteur et spectateur sur le qui-vive. L’idée centrale de ce texte était de supprimer toute perspective sémantique, sonore ou rythmique, en se fixant l’objectif fou d’écrire une langue faite d’hapax, une langue qui en finirait avec « ses refrains, son vieux système stupide d’écho [23] ». La méthode appliquée était la suivante : « […] une méthode à faire dire à sa bouche tout ce qu’elle veut. Il voulait la plier, la travailler, la soumettre tous les jours à l’entraînement respiré, l’affermir, l’assouplir, la muscler par l’exercice perpétuel – jusqu’à ce qu’elle devienne une bouche sans parole, jusqu’à parler une langue sans bouche [24] ». Son émission radiophonique prolonge et amplifie cette recherche méthodique, en tressant à ses textes sa propre voix et celle des instruments qu’il manipule, en explorant toutes les possibilités expressives et discordantes, c’est-à-dire échappant aux cadences et aux harmonies préétablies, de ces trois langages.

En somme Le Théâtre des oreilles élargit la pulsion expressive au corps entier de l’auteur, en prolongeant ses attributs (bouche, mains, pieds) par les instruments et en permettant à l’ensemble des sons émis de résonner dans l’espace. Le Théâtre des oreilles devient, matériellement, une scène et une mise en scène sonore où peut s’incarner la page écrite ; c’est l’unique possibilité offerte à Novarina de se faire homme-orchestre de son œuvre, et de lui donner, sans l’intermédiaire des acteurs et des musiciens, un corps sonore dans l’espace et le temps. On sait que Valère est un acteur empêché [25], un danseur empêché, peut-être un musicien empêché. Dans le cadre spatial, temporel et acoustique du studio 110, plus rien ne l’empêche. L’émission est une performance physique, à l’image des lectures-marathon que Novarina a inaugurées en 1972 et qu’il va poursuivre au long des années 1980. Le mot Théâtre du titre est donc à prendre au pied de la lettre, un théâtre de la dépense respiratoire et articulatoire, de l’athlétisme pulmonaire et vocal.

De fait, dans ses expériences sonores, Novarina s’inscrit sans aucun doute dans les pas de deux illustres devanciers. En explorant les possibilités expressives de la voix hors du mot, en conduisant l’oreille aux limites des cris et des bruits qu’il tire de son appareil phonatoire et des instruments, il évoque l’émission d’Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu : réalisée en 1947, elle est finalement diffusée en 1973 et Novarina n’a pu que l’écouter. On sait la place qu’occupe Artaud dans son œuvre, Artaud à qui il consacre une année entière et son mémoire de Master en 1965. L’autre grand aîné est Jean Dubuffet, avec qui Novarina engage une correspondance nourrie à partir de 1978 [26]. Dubuffet, grand défigurateur de l’image humaine, pour reprendre une expression chère à Novarina, s’est aussi aventuré du côté de la défiguration de l’écrit. En 1960 il fait paraître La Fleur de barbe [27], qu’il met en ondes en 1961, dans une émission [28] où on l’entend dire son texte, qu’il tresse déjà dans un réseau serré d’échos, d’improvisations musicales, de bruitages vocaux et de contrepoints sonores. Comme Le Théâtre des oreilles, La Fleur de barbe tient autant de la performance physique éprouvante que de l’émission radiophonique. Dubuffet, par ailleurs prévenu par Novarina de la diffusion du Théâtre des oreilles, lui en fera compliment :

Et le dimanche 22 juin la longue fête à France Culture, je l’ai trouvée excellente, très étonnante et régalante. Les séquences de musique m’ont paru de même farine que les musiques que j’ai faites moi-même naguère. Votre idée qu’on est jeté non dans un monde mais dans une langue, que c’est la langue et non un sang qui coule dans nos veines, est on ne peut plus fondée. Reste à tirer parti de ce faux sang [29].

On aura compris que Novarina s’intéresse de façon essentielle à ces questions de pratique du souffle, et de passage entre le souffle et la parole, entre le souffle et la pensée. Il ramasse sa pratique d’écrivain dans cette formule : « Écrire comme un expiré » et décrit ainsi le besoin qui le pousse à dire ses textes à haute voix :

Impression grandissante de folie, de forcer le monde à entendre une autre langue. Comme un sacrifice. J’offre une maladie. Besoin physique, après le livre qui s’écrit toujours en silence, de donner une lecture pour achever l’expulsion et réapprendre à souffler. […] Il ne s’agit pas d’interpréter, de diffuser oralement le texte écrit mais de pratiquer une expérience mentale d’expiration, comme un qui serait à chaque fois obligé de se nourrir de sa propre parole [30].

Cette théorisation intervient entre 1972 et janvier 1980, donc avant la réalisation du Théâtre des oreilles, dont on a vu que les enjeux dépassent de beaucoup la lecture des textes.

3. Le jeu radiophonique du théâtre novarinien : de l’expérimentation à l’affirmation d’un canon

En réalité c’est après 1980, dans les émissions suivantes, que l’Atelier de création radiophonique va réellement faire entendre l’œuvre novarinienne et donner la possibilité aux auditeurs de faire l’expérience, en temps réel, c’est-à-dire aussi en souffle et en oreille réels, de ces plongées dans une autre langue, de ces traversées respiratoires et verbales. Là où Novarina ne faisait entendre que des bribes de ses écrits, entrecoupées ou chevauchées par des compositions instrumentales, les émissions postérieures consacrées à son œuvre ont en commun de faire entendre les textes dans leur quasi-totalité et dans leur continuité, en dépit des coupes nécessaires pour ne pas excéder les heures d’antenne attribuées. Surtout, Novarina y procède en quelque sorte à une délégation de sa voix. Désormais, ce sont des acteurs qui prennent en charge ses textes. Sur les ondes vont s’élaborer les modes de jeu du théâtre novarinien qui s’imposeront ultérieurement sur les scènes.

En 1982, Jean-Loup Rivière crée Le Monologue d’Adramélech, tiré du Babil des classes dangereuses, dans une mise en ondes inégalée [31]. Cette fois les moyens propres de la radio sont exploités au profit du texte : la déformation des voix des acteurs, rendues enfantines, suraiguës et asexuées, leur « artificialisation » par la technique sonore, les effets d’échos et de superposition vocale, travaillent dans le sens de l’anti-réalisme du texte, de son refus de la représentation, de son tressage prosodique, et contrastent d’autant avec l’émergence de la voix d’Adramélech. À cet égard, l’émission de Rivière propose aussi un chef-d’œuvre de diction : entouré de Clothilde Mollet, Christian Rist et Gérard Wajeman, Alain Cuny y interprète Adramélech, ce roi biblique figurant aussi le roi du drame face à un monologue d’une longueur inhumaine. Son entrée a été annoncée en début d’émission par une musique de péplum digne des meilleures reconstitutions hollywoodiennes, qui vient rendre au Babil des classes dangereuses sa dimension burlesque et ludique. Mais la performance de Cuny constitue une sorte d’hapax historique de l’interprétation novarinienne, dans la mesure où il est le seul à avoir mis le texte à l’épreuve de la lenteur et des silences – prenant le contrepied du tempo virtuose, de la prouesse articulatoire et de la cadence étourdissante qu’adopteront par la suite les comédiens dans les spectacles de Novarina. Pas une syllabe qui ne soit investie de la masse physique de l’acteur, du grain de sa voix et de son souffle très audible, et ne s’en trouve prodigieusement incarnée, charriant avec elle toute une profondeur imaginaire. L’écriture de Novarina, soumise à cet inhabituel ralentissement qui équivaut à une mise à nu, ne perd rien de son rayonnement poétique et signifiant, de sa force d’étrangeté ni de sa puissance évocatrice. Au contraire, sa densité sonore et prosodique éclate.

Puis c’est en 1986 que René Farabet met en ondes Pour Louis de Funès [32], dans l’interprétation d’André Marcon, avant de réaliser en 1989 l’enregistrement radiophonique du Discours aux animaux [33], à nouveau interprété par Marcon (il s’agit en réalité d’une émission hybride, composée pour la première partie d’une captation de la performance de l’acteur à Saint-Émilion en juillet 1987, et pour la seconde partie d’un enregistrement de 1989 en studio). Pour ces deux émissions, Farabet se borne à capter et diffuser le jeu essentiellement vocal de Marcon, sans aucun recours à des procédés spécifiquement radiophoniques. Le canon du jeu novarinien « classique » se met en place, fait d’austérité (accentuée par un plateau absolument nu et par le pardessus sombre qui revêt Marcon et masque son corps) et d’une économie du geste tout entière tournée vers la mise en relief du seul texte, un jeu qui, curieusement, est presque un jeu radiophonique dans la mesure où il rejette tout effet scénique autre que la corporalité et la vocalité de l’acteur engagé dans la profération du texte. Sans cesse reprise au théâtre depuis sa création [34], la performance d’André Marcon dans Le Discours aux animaux est devenue un modèle d’interprétation du texte novarinien, une référence qui restera historiquement attachée à l’œuvre. Ici, voix du texte, voix de l’acteur à la radio et au théâtre ne font plus qu’une, formant un exemple assez rare de coïncidence des voix et de leur passation au travers des médias successifs.

Il convient d’ajouter à cette liste, bien que l’émission n’ait pas été réalisée dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique mais du Nouveau répertoire dramatique, la création du Repas, en 1995, sous la direction de Claude Buchvald, dans une réalisation de Jacques Taroni [35]. À l’instar d’Adramélech, cette mise en ondes est remarquable, et la particularité du contexte radiophonique, la prise de risque de cette captation en direct et qui était jouée en public, ont permis aux comédiens de trouver un équilibre parfait entre fantaisie interprétative et virtuosité de la diction, splendeur sonore et vélocité rythmique, concentration et circulation des voix. Valère Novarina participe à cette création, endossant à nouveau sa casquette de lecteur, puisqu’il profère la longue liste liminaire et la liste finale. Dans ce dernier exemple, le dispositif de la dramatique réalisée en public et en direct démontre à nouveau que, dans le cas d’un théâtre de paroles comme celui de Valère Novarina, radio et théâtre tendent à se confondre : ici le théâtre se réalise pleinement dans la radio, et l’on se souvient de la définition que donne Novarina des acteurs et des spectateurs : « il y a ceux qui parlent et ceux qui viennent regarder parler, regarder la parole [36] ».

Dans le cas de Novarina, la radio aura ainsi permis aux textes, avant que le théâtre ne s’y risque, de déployer dans l’espace et le temps la parole comprimée sur la page, d’en faire entendre la force orale, le mouvement, la rythmique interne, la substance sonore. Or il faut l’avouer, sans ce passage par l’oral, sans la transmission de cette clé rythmique et intonative que Cuny, puis Marcon et la troupe de Buchvald ont su trouver, il est très difficile de s’aventurer dans la forêt novarinienne. L’Atelier de création radiophonique aura joué un rôle décisif, de courroie de transmission et de mise à l’épreuve des textes, entre l’auteur, les interprètes et les auditeurs, et elle est directement responsable de l’ouverture de Novarina à un plus vaste public, puisque c’est la réussite du Repas à la radio qui persuada la troupe de monter le spectacle l’année d’après à Beaubourg, et que cette mise en scène permit ensuite de monter L’Opérette imaginaire.

Il faut également saluer l’intrépidité de l’Atelier de création radiophonique qui, dans cette politique de promotion des auteurs contemporains, ne mit pas en ondes ce qu’il y a de plus facile à entendre mais au contraire, du moins dans le cas de Novarina, les morceaux de bravoure, et les plus indigestes : le monologue d’Adramélech, le plus long monologue de tout le théâtre français, écrit, selon Novarina, « dans la volonté d’épuiser l’acteur, de le pousser à bout [37] » ; Le Discours aux animaux, roman théâtral insaisissable se traduisant là encore par un immense monologue ; et la prodigieuse liste des choses à manger que développe Le Repas sur des dizaines de pages.

4. Un aperçu radiophonique de l’atelier du créateur

Ces réalisations diffèrent donc de celles que produit Novarina, en 1980 et en 1994, et j’en viens à cette dernière collaboration entre l’auteur et l’Atelier de création radiophonique. En 1994 Novarina crée Les Cymbales de l’homme en bois du limonaire retentissent, une émission de deux heures [38]. Comme pour Le Repas, le texte est issu de l’une des quatre gigantesques listes qui étayent La Chair de l’Homme, la rosace de la Loterie Pierrot. Il est égrené par Jean-Marie Patte, de façon délibérément lente et avec une platitude recherchée. À l’instar du Théâtre des oreilles, ce nouvel « essai radiophonique », comme le désigne Novarina, ne fait pas entendre le texte en continu. Novarina ne cesse d’y intervenir, d’en interrompre le déroulement, de la même façon qu’il tressait la lecture de ses extraits avec ses improvisations musicales et buccales dans la première émission. Cette fois, il insère dans la lecture de Jean-Marie Patte tout le matériau sonore dont il s’est inspiré pour nourrir et écrire cette liste. On entend tour à tour des chansons de Jean Liardet, homme du Chablais et grand ami de Novarina ; des bruits de la Foire de Crête ; les voix des animateurs de stand et notamment celle de la sœur de Gugusse qui faisait tourner la roue de la Loterie ; de la musique émanant des musiciens et des divers stands ; un accordéon ; des bruits d’animaux ; la voix du fameux Gugusse ; la musique du limonaire du manège Dufaud. Ce n’est donc pas tant le texte qui ressort, que ce matériau vivant, mouvant, cet écheveau de sons que l’écriture a entrepris à la fois de capter et de démêler. Loin de mettre en scène son texte pour en faire entendre la vertigineuse virtuosité, Novarina au contraire, via la lecture de Jean-Marie Patte, l’arythmise et l’aplanit volontairement, utilisant la radio pour remonter aux sources sonores de la liste, faire entendre l’univers bruissant de la foire de Crête. L’auditeur a ainsi l’impression d’entrer, concrètement, dans la fabrique du texte, et d’assister à l’incroyable processus de mise en mots silencieux de cette énorme masse sonore. La radio fait entendre l’arrière-plan de la langue de Valère, révèle les coulisses de son écriture, comme si elle faisait entrer dans son atelier.

Pour Novarina, la radio joue alors aussi le rôle d’un Conservatoire, ou d’un réservoir de ces bruits, de ces sons et de ces milliers de noms qu’il a si patiemment récoltés auprès des gens du pays, conservatoire des voix et des accents, des patois et des parlers des habitants du Chablais. Par la radio, il donne accès à des archives sonores qu’il n’a fait entendre nulle part ailleurs : dans une autre émission [39] on entend les chants des paysans de Trécout, la voix de sa mère, celle de Louis de Funès, le yiddish de Leile Fischer et de Léon Spiegelmann.

Novarina n’aura donc pas employé le médium radiophonique à seule fin de diffuser ses propres textes (on tombera d’accord, de ce point de vue, que Le Théâtre des oreilles était plutôt de nature à faire fuir l’auditeur ordinaire) : ce sont d’autres réalisateurs qui les auront fait entendre. Il n’aura pas exploité ou repris dans ses mises en scène les possibilités techniques du langage radiophonique dont certaines réalisations avaient démontré les ressources expressives, dramatiques et poétiques. Il n’aura pas non plus investi la radio pour développer une écriture spécifiquement radiophonique, à l’instar d’autres auteurs de cette époque, de Sarraute à Perec, de Butor à Prigent. Mais il a intégré la radio dans son processus d’écriture, soit pour confronter sa création verbale à d’autres expressions sonores, soit, en aval de ses textes, pour garder trace de leur genèse et remettre le texte à l’épreuve de la richesse phonique du réel. En cela, il a joué de la radio comme d’un instrument d’exigence et de vigilance à l’égard de sa propre écriture, s’appliquant à lui-même la mise en garde qu’il formule, en 1992, dans une émission qui n’est pas l’Atelier de création radiophonique mais Le bon plaisir : « On est naturellement sourd, naturellement redevenant sourd tous les jours, fabriquant nous-mêmes de la surdité et de la mort ; sans arrêt l’oreille doit être à nouveau conquise, l’oreille, c’est-à-dire l’ouverture d’un espace [40]. »

Notes

[1] Alain Berset (dir.), Valère Novarina, théâtres du verbe, Paris, José Corti, 2001, p. 353 ; Marion Chénetier-Alev et Valère Novarina, L’Organe du langage c’est la main [entretiens], Paris, Argol éditions, 2013, p. 10.

[2] V. Valère Novarina, Le Drame dans la langue française, Paris, Christian Bourgois, 1978 ; Le Théâtre des paroles, Paris, P.O.L, 1989.

[3] V. Valère Novarina, Le Drame dans la langue française, op. cit., p. 41 et 56 ; Pour Louis de Funès, dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 124 et 127.

[4] Valère Novarina, Le Babil des classes dangereuses, dans Théâtre, Paris, P.O.L, 1989.

[5] Archive INA n° PHD99229601, « Démarches », émission produite par Gérard-Julien Salvy pour France Culture, enregistrée le 9 février 1978.

[6] Archive INA n° PHD98042222, « Du jour au lendemain », émission réalisée par Georges Haddadène, produite par Alain Veinstein et François Poirié pour France Culture, enregistrée le 1er janvier 1987.

[7] V. Pierre-Marie Héron, « Lucien Attoun, prospecteur du théâtre contemporain », dans Le Théâtre à (re)découvrir, Witold Wołowski (dir.), Peter Lang, 2 volumes, 2018, vol. I, p. 15-47.

[8] L’Atelier volant a été publié pour la première fois dans la revue Travail théâtral (Lausanne, Éditions La Cité), n°5, 1977.

[9] Archive INA n° PHD99218510, « L’Atelier volant », une émission du Nouveau répertoire dramatique, réalisée par Georges Peyrou, et produite pour France Culture par Lucien Attoun, enregistrée le 26 janvier 1972.

[10] Les interprètes en sont Tsilla Chelton, Marcel Maréchal, Jean Bolo, Colette Bergé, Bérengère Dautun, Rosy Varte, René Jacques Chauffard, Jean Martin et Denis Manuel.

[11] L’Atelier volant de Valère Novarina, mise en scène de Jean-Pierre Sarrazac, création le 25 janvier 1974 au Théâtre de Suresnes Jean Vilar.

[12] Pour un historique de cette première mise en scène, v. L’Organe du langage c’est la main, op. cit., p. 49-55.

[13] Lettre aux acteurs, dans Le Théâtre des paroles, op. cit.

[14] Valère Novarina, La Lutte des morts, dans Théâtre, op. cit.

[15] Valère Novarina, Le Drame de la vie, Paris, P.O.L, 1984.

[16] André Marcon interprétera Le Monologue d’Adramélech dans une mise en scène de Christian Rist, au festival de La Rochelle, création le 4 juillet 1984.

[17] Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Pour une histoire des disques de théâtre », Le son du théâtre 1. Le passé audible, Théâtre/Public n°197, Gennevilliers, 2010, p. 69.  

[18] Liliane Atlan, archive INA n° PHD99236173, « Colloque Théâtre et radio », Nouveau répertoire dramatique, émission réalisée par Évelyne Frémy, produite par Lucien Attoun, diffusée le 13 novembre 1980 sur France Culture.

[19] Valère Novarina, Marion Chénetier-Alev, L’Organe du langage c’est la main, op. cit., p. 40.

[20] L’Opérette imaginaire de Valère Novarina, mise en scène de Claude Buchvald, création le 21 septembre 1998 au Quartz de Brest.

[21] À la galerie MEDaMOTHI à Montpellier le 2 avril 1980 ; à la galerie Art Contemporain-Jacques Donguy à Bordeaux, les 11 et 12 juin ; à la galerie Arte incontri, Fara Gera d’Adda, en Italie, le 14 décembre.

[22] Archive INA n° PHD86076547, « Le Théâtre des oreilles », émission réalisée par Valère Novarina pour l’Atelier de création radiophonique, produite par Alain Trutat, diffusée le 22 juin 1980.

[23] Le Drame dans la langue française, op. cit., p. 51.

[24] Valère Novarina, Entrée dans le théâtre des oreilles, dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 67.

[25] Il échoue au Conservatoire en 1962, mais il écrit en 1972 : « Acteur, je n’ai jamais été que ça. Non pas l’auteur mais l’acteur de mes textes, celui qui les soufflait en silence, qui les parlait sans un mot » (« Carnets », dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 85).

[26] Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, Paris, L’Atelier contemporain, 2014.

[27] Édition d’auteur limitée à 500 exemplaires, texte imprimé sur papier vélin Arches par l’imprimerie Duval.

[28] Archive INA n° PHD99280548, « La Fleur de barbe », émission produite et réalisée par Jean Dubuffet, diffusée le 1er janvier 1961.

[29] Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, op. cit., p. 17.

[30] « Carnets », dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 86-87.

[31] Archive INA n° PHD98023935, émission « Abécédaire », produite et réalisée pour l’Atelier de création radiophonique par Jean-Loup Rivière, enregistrée le 1er janvier 1982.

[32] Archive INA n° PHD98038939, « Suite Valère Novarina », émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée par Monique Burguière et René Farabet, enregistrée le 1er janvier 1986.

[33] Archive INA n° 00388810, « Le Discours aux animaux de Valère Novarina », émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée René Farabet, enregistrée le 1er janvier 1989.

[34] La pièce a été créée par André Marcon au Théâtre des Bouffes du Nord, le 19 septembre 1986. Au moment où s’écrit cet article, en décembre 2018, la dernière représentation d’André Marcon dans Le Discours aux animaux date d’août 2018, au colloque Valère Novarina de Cerisy, plus de trente ans donc après sa création.

[35] Archive INA n° 00029342, « La Chair de l’homme : Le Repas », émission du Nouveau répertoire dramatique réalisée par Jacques Taroni et produite par Lucien Attoun, dans une dramaturgie de Claude Buchvald, diffusée le 13 mai 1995.

[36] Archive INA n° 00755749, Le Bon plaisir, émission produite et réalisée par Yvonne Taquet pour France Culture, enregistrée le 17 septembre 1992.

[37] « Abécédaire », émission citée.

[38] Archive INA n° 00599102, Les cymbales de l’homme en bois du limonaire retentissent, émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée par Valère Novarina, enregistrée le 20 mars 1994.

[39] « Le Bon plaisir », émission citée.

[40] Ibid.

Auteur

Marion Chénetier-Alev est maître de conférences en études théâtrales à l’École Normale Supérieure d’Ulm,  membre de l’UMR 7172 THALIM-Arias (CNRS). Ses recherches portent sur la stylistique et la dramaturgie des écritures dramatiques modernes et contemporaines ; sur la théorie et la poétique du travail de l’acteur ; sur l’histoire et les enjeux de la critique dramatique ; ainsi que sur les liens entre théâtre et radio, et l’histoire sonore du théâtre. Auteur de L’Oralité dans le théâtre contemporain (Éd. Universitaires Européennes, 2010), elle a également publié un livre d’entretiens avec le dramaturge Valère Novarina, L’Organe du langage, c’est la main (Argol, 2013) ; dirigé des collectifs sur la critique dramatique (PUFR, 2013), l’histoire sonore du théâtre (Éditions Ulm, 2017), et le jeu de Maria Casarès (RHT, 2018). Traductrice, elle a également co-publié l’édition scientifique et bilingue du Théâtre des Fous d’E. Gordon Craig (IIM/L’Entretemps, 2012).

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