De Ne m’attendez pas ce soir aux Veuves, l’écriture avec marionnettes de François Billetdoux


Poursuivant une ligne expérimentale commencée avec Ne m’attendez pas ce soir (1971), François Billetdoux, dans Les Veuves (1972), réunit sur un même plateau des marionnettes de Jacques Voyet, leurs manipulateurs ainsi que des acteurs. L’étude de ces deux pièces, ainsi que de versions préparatoires des Veuves, fait apparaître une dramaturgie complexe dans laquelle les éléments non verbaux (effets sonores, tableaux, sculptures) interagissent avec les composants traditionnels de l’écriture dramatique. Tandis que l’identité des personnages peut se scinder en différents corps et différentes voix, les marionnettes sont utilisées pour représenter des êtres qui se tiennent sur le seuil entre la vie et la mort. Dans les deux pièces, la complexité de la structure dramaturgique, la présence de l’auteur sur la scène (dans le rôle du protagoniste) et la combinaison des marionnettes, des marionnettistes et des acteurs sont au service d’une autofiction théâtrale.

Following the same experimental line which began with Ne m’attendez pas ce soir (1971), François Billetdoux, in Les Veuves (1972), brings together Jacques Voyet’s puppets, their manipulators and actors on the same stage. A close study of these two plays, including preparatory versions of Les Veuves, reveals a complex dramaturgy where non-verbal elements (sound effects, pictures, sculptures) interact with the traditional components of drama. While the characters’ identity can split into different bodies and voices, puppets are used to play the parts of beings who stand on the threshold between life and death. In both plays, the complicated dramaturgical structure, the author’s presence on stage (playing the protagonist’s part) and the combination of puppets, puppeteers and actors serve a theatrical autofiction.

 


Texte intégral

« Ah ! j’en ai cru ! j’en ai cru des choses !…
Tout en allant comme un jeune homme
vers tout ce qu’on me racontait ! »
François Billetdoux, Les Veuves.

Il est toujours frappant de constater combien l’histoire la plus récente, parce qu’elle n’est pas tout à fait écrite, comporte d’oublis et de distorsions. Encore proche en cela de la mémoire humaine, elle sélectionne, occulte, transforme, selon des critères difficilement identifiables mais qui ont surtout pour effet de donner l’illusion aux nouvelles générations qu’elles découvrent, à chaque pas, un monde inédit. C’est pourquoi il est périodiquement nécessaire de revenir aux archives, de confronter les témoignages et d’examiner toutes les traces des activités passées, non pas seulement pour rendre à chacun les inventions qui lui sont dues – l’historien, si l’on en croit l’étymologie, joue le rôle d’un arbitre –, mais aussi pour mieux connaître le chemin qui conduit au présent, les étapes déjà parcourues et le mouvement qui, tel l’Angelus novus peint par Paul Klee, nous emporte irrépressiblement vers l’avenir.

Retraversant aujourd’hui l’œuvre théâtrale de François Billetdoux, prenant la mesure des expérimentations dramaturgiques et scéniques qui l’ont accompagnée, on peut en effet légitimement s’étonner de la faible place qu’elle occupe dans l’histoire de la scène contemporaine. Je ne prendrai ici que deux exemples : Les Veuves et Ne m’attendez pas ce soir, pièces écrites au seuil des années 1970, réunissant toutes deux acteurs et marionnettes en une configuration puissamment originale, mais qui restent généralement ignorées de l’historiographie des arts de la marionnette tout comme de celle de l’écriture théâtrale. Engageant en ce moment une réflexion sur la place du théâtre de figure dans l’émergence de dramaturgies complexes, au sein desquelles la narration repose conjointement sur des éléments verbaux et non verbaux, j’ai été frappé de découvrir dans l’œuvre de François Billetdoux des manifestations particulièrement riches et précoces de ce phénomène. C’est donc à cette lumière, celle de l’articulation du dicible et du visible dans l’écriture théâtrale « avec marionnettes » de la fin du 20e siècle, que je voudrais ici examiner ces deux œuvres.

Cet examen n’est qu’une invitation à poursuivre plus avant la recherche, car plusieurs zones d’ombre subsistent autour de ces deux pièces, et des Veuves tout particulièrement [1]. Il faudrait en particulier comparer plus systématiquement que je ne l’ai fait le texte des Veuves, tel qu’il a été publié par son auteur dans L’Avant-scène [2], avec les versions manuscrite et multigraphiée conservées à la Bibliothèque nationale de France, dans le Fonds François Billetdoux du Département des Arts du spectacle [3]. Outre le fait que la publication dans L’Avant-scène récrit intégralement le texte destiné à la scène en le faisant basculer du mode dramatique au mode narratif, la pièce prenant la forme d’un conte moderne, des déplacements de répliques, des changements d’identité des personnages, de larges coupes ainsi qu’un profond remaniement des dernières scènes ont été effectués par François Billetdoux : il y a donc lieu de se demander si le texte joué en 1972 était encore proche de ces états manuscrit et multigraphié ou bien s’il comportait déjà certaines des transformations de la version publiée dans L’Avant-scène. Mais une étude réellement approfondie des Veuves devrait prendre en compte d’autres variantes encore, en amont et en aval de la réalisation scénique, car la pièce de François Billetdoux a connu un parcours singulier : depuis une première lecture radiophonique jusqu’à une mise en scène, puis une adaptation pour la radio, suivant un double mouvement d’émergence du visible puis de replongée dans l’invisible qui serait des plus intéressants à étudier.

1. Le « cycle des poupées » de François Billetdoux

Un premier état des Veuves a en effet été enregistré le 26 juin 1972 à l’Auditorium 102 de la Maison de la Radio [4]. Une reprise (peut-être sous le titre Le Chapeau-soleil ?) a lieu quelques semaines plus tard, le 18 juillet 1972, dans le cadre du Festival de Vaison-la-Romaine-Carpentras [5], en coproduction avec France Culture-ORTF. La véritable création scénique, « en nouvelle version » comme le précise l’auteur [6], se fait à l’automne à Paris, le 25 octobre 1972, pour 50 représentations à l’Espace Pierre Cardin. Une seule reprise a lieu un peu plus d’un an et demi plus tard dans la Round House à Londres, pour dix représentations (du 29 mai au 18 juin 1974), avec le concours de l’Association Française d’Action Artistique. Des changements de distribution sont effectués entre ces différentes dates, le plus notable concernant le rôle de l’Oncle Rouge-et-or qui, interprété par François Billetdoux à l’Espace Pierre Cardin, est confié à Olivier Hussenot à la Round House. En 1981, une adaptation radiophonique réalisée par Georges Gravier est diffusée sur France Culture.

Les Veuves_répétition à l'Espace Cardin, 1972

Doc. 1 ‒ Répétition des Veuves à l’Espace Cardin, avec François Billetdoux, 1972. Photographie : Michel-Jean Robin.

Par ailleurs, comme le remarque Jean-Pierre Miquel dans l’introduction qu’il rédige pour sa publication dans L’Avant-scène, Les Veuves est l’aboutissement d’un bref « cycle des poupées » commencé un an plus tôt avec Ne m’attendez pas ce soir, « poème-spectacle » de François Billetdoux créé le 20 octobre 1971 au Petit Odéon à l’invitation de Miquel qui en assurait la programmation. Je cite ce dernier :

[…] pour la première fois, je crois, Billetdoux avait donné plus d’importance à l’image qu’au texte. Il s’était laissé provoquer par une grande poupée de Jacques Voyet, par d’autres objets et par des sons. Il avait établi des relations entre lui, trois acteurs, des musiques et des objets d’art [7].

Ces deux œuvres, Ne m’attendez pas ce soir et Les Veuves, ont en effet bien des points en commun, lesquels ne se réduisent pas à la seule présence des marionnettes de Jacques Voyet. L’un d’eux est la citation, en filigrane, des derniers mots écrits par Gérard de Nerval à sa tante avant de se suicider : « Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche [8]. » La première pièce y fait clairement allusion en reprenant dans son titre, sous une forme légèrement modifiée, la première partie de la citation, complétée et restituée à Nerval sur la page de titre de l’édition de 1994 [9]. Dans Les Veuves, la formule d’adieu du poète apparaît dans le texte même de la pièce, sous la forme d’un télégramme adressé par l’Oncle Rouge-et-or aux trois jeunes filles qui lui ont demandé de revenir au village : « Ne-m’attendez-pas-ce-soir-car-la-nuit-sera-noire-et-blanche [10] ».

Un autre point commun entre ces deux œuvres est la présence d’un protagoniste masculin interprété par François Billetdoux lui-même, Bonaventure dans Ne m’attendez pas ce soir et l’Oncle Rouge-et-or dans Les Veuves, personnages étranges et comme décalés par rapport à leur environnement : Bonaventure porte même un masque de clown. Ces figures déléguées de l’auteur sur la scène, interprétées par l’écrivain en personne, sont en outre sujettes à des dédoublements. Dans Ne m’attendez pas ce soir, un Enfant Rouge représente Bonaventure enfant, entraînant la pièce dans un long retour en arrière. À la fin des Veuves, l’Oncle Rouge-et-or reconnaît dans l’enfant Poussière comme un prolongement de lui-même. C’est assez dire que ces deux pièces peuvent être lues comme des autofictions théâtrales, l’auteur se projetant dans la diversité de ces figures pour revisiter les souvenirs de son enfance ou sa relation avec ses propres filles. Analysant la place que Raphaële Billetdoux, en 4e de couverture de son récit autobiographique Chère Madame ma fille cadette, donne à une photographie de son père dans Ne m’attendez pas ce soir, Nicole Trêves confirme cette interprétation :

Cette photo nous offre l’équivalent visuel de la toute première phrase de Chère Madame ma fille cadette : “Mon père était auteur dramatique. Personne à part cela ne peut dire qui il était.” (p. 11). Enfin, faire surgir (mais d’une manière si allusive, en insérant la photo du père y jouant un rôle) le titre de sa pièce Ne m’attendez pas ce soir, n’est-ce pas rappeler, ou tout simplement revivre pour soi-même, intimement et d’une manière cachée, cette composante primordiale de la relation avec un père sur la présence duquel on ne pouvait guère souvent compter ? Combien de fois dans la vie quotidienne François n’a-t-il pas annoncé aux siens “Ne m’attendez pas ce soir” [11] ?

Un dernier point commun, enfin, est l’équipe artistique rassemblée autour de ces deux créations ; la part importante qu’y occupent les arts plastiques, tout d’abord : dans Ne m’attendez pas ce soir, sont présents sur la scène une sculpture de Louis Chavignier, l’Épouvantail aux miroirs, un tableau de Jacques Voyet, Quatre jeunes filles en bleu, un portrait de L’Enfant Rouge « par Adrienne Bx » (Adrienne Billetdoux, mère de François), ainsi qu’une grande marionnette de Jacques Voyet, la Figure. Dans Les Veuves, nous trouvons 21 grandes marionnettes de Jacques Voyet, celle plus petite de l’enfant Poussière ainsi que (sur les versions manuscrite et multigraphiée) deux énigmatiques « têtes aux voiles ».

Le travail sonore est lui aussi très important, François Billetdoux s’entourant notamment de collaborateurs artistiques, ingénieurs du son [12] et musiciens, qu’il a pu rencontrer dans son travail pour la radio. Significativement, la liste des personnages est remplacée, dans Ne m’attendez pas ce soir, par une « Instrumentation » où apparaissent, en plus des protagonistes de la pièce, des éléments de décor, un « rythme lumineux », mais aussi un « objet sonore », le Vroum, « une suite de bruitages en stéréophonie », ainsi qu’un chant d’Irène Pappas sur une musique composée par Vangelis Papathanassiou. Dans Les Veuves, nous retrouvons la musique de Vangelis, mais le chant est celui de Katharina Renn, comédienne d’origine allemande et collaboratrice de longue date de François Billetdoux, puisqu’elle a joué dans Tchin-tchin en 1959. Surtout, sont présentes sur la scène des structures sonores de Bernard et François Baschet, sur lesquelles improvise Alain Bouchaux. Les frères Baschet sont des facteurs d’instruments qui ont beaucoup travaillé dans le domaine de la musique concrète, en collaborant par exemple avec le Groupe de Recherche Musicale de Pierre Schaeffer à l’ORTF. On reconnaît en particulier sur les photographies publiées dans L’Avant-scène une « tôle à voix » des frères Baschet, que le texte de la pièce désigne comme une « croix sonore », diffusant les messages-télégrammes « aux quatre vents [13] ».

On voit donc que, pour ces deux productions, François Billetdoux s’écarte des modes de composition dramatique qu’il avait préalablement suivis, ceux d’un théâtre fondé sur la parole, pour explorer les voies d’une écriture scénique enrichie, basée sur la mise en jeu d’une « instrumentation » qui serait tout à la fois sonore, plastique, lumineuse et poétique. En cela, il suit le pas de son époque : du Livre de Christophe Colomb de Paul Claudel mis en scène par Jean-Louis Barrault jusqu’aux expérimentations de Jacques Poliéri, des happenings de l’avant-garde américaine jusqu’au Théâtre Panique de Fernando Arrabal, Roland Topor et Alejandro Jodorowsky, du Regard du sourd de Robert Wilson jusqu’aux spectacles du Bread and Puppet, les années 1960 et le début des années 1970 ont vu se multiplier les transferts de charge du dicible au visible et, plus généralement, les nouveaux modes d’agencement entre les composants verbaux et non-verbaux de l’action théâtrale. En France tout particulièrement, l’idée de « théâtre total » ou de « spectacle total », suscite à cette époque d’innombrables débats et prises de position [14].

Il est rare, cependant, de voir un auteur de théâtre associer si intimement à son écriture les éléments d’une dramaturgie visuelle et sonore, et surtout de présenter ceux-ci à égalité avec les personnages humains de sa pièce : des « fils de perspective ouvrant l’espace » ou un « morceau de porte ouvragée » ne sont-ils pas intégrés dans l’« Instrumentation » de Ne m’attendez pas ce soir au même titre, par exemple, qu’Évangéline ou l’Entrepreneur de démolition ? Les éléments musicaux, quant à eux, sont directement associés à la production du sens, comme le montrent les didascalies des versions manuscrite et multigraphiée des Veuves ; on y lit, par exemple :

De très courtes interventions

signifiant musicalement : attente,

de temps en temps,

et qui seront de moins en moins espacées [15]

Ces choix n’impliquent pas seulement une forme de révolution copernicienne pour le théâtre dramatique dans les rapports hiérarchiques de la parole théâtrale avec les composants visuels et sonores de la représentation, mais aussi un renversement du temps de l’écriture par rapport à celui du plateau. L’écriture de la pièce, en effet, ne précède plus la mise en scène, anticipant sur son devenir scénique potentiel par le biais des didascalies, mais elle vise à consigner les traces du spectacle tel qu’il a réellement eu lieu et qu’il s’est inventé, au moins partiellement, dans le temps des répétitions. Comment écrire, par exemple, « Bonaventure se retourne et l’Épouvantail aux miroirs semble devenir un manteau de bronze dont il se revêt [16] » si l’on n’a pas déjà pu vérifier, sur le plateau, comment jouer avec la sculpture de Louis Chavignier ? François Billetdoux l’affirme d’ailleurs dans un bref préambule au texte des Veuves :

Ce spectacle a été composé sans écriture préalable, par invention de “moments” visuels et sonores, s’inscrivant directement dans l’espace scénique et modelés par approches jusqu’à l’architecture finale [17].

Le témoignage de Virginie Billetdoux le confirme : son père n’avait pas achevé la rédaction de son texte au moment de commencer les répétitions, mais disposait seulement d’un canevas « très serré » qu’il a « remanié et amplifié » à partir des essais réalisés avec l’équipe artistique [18]. C’est donc dans le va-et-vient entre le temps du travail scénique et celui de la consignation écrite que s’est progressivement construite cette « tapisserie lyrique [19] », selon un processus qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler une « écriture de plateau ». Ce processus, certes, n’est pas neuf : c’est celui de tous les auteurs habitués à travailler avec une troupe, de Shakespeare à Molière. Hélène Cixous (avec le Théâtre du Soleil), Didier-Georges Gabily, Wajdi Mouawad ou Joël Pommerat l’ont pratiqué ou continuent de le faire à des degrés divers. Mais cette pratique est plutôt rare au début des années 1970, sur une scène théâtrale encore largement dominée par le prestige des auteurs dramatiques, et plus encore lorsque l’écriture renonce à la toute-puissance du langage pour convoquer la musique et les arts plastiques. Geneviève Latour, dans la notice biographique qu’elle consacre à l’écrivain sur le site internet de l’Association de la Régie Théâtrale, a donc raison de caractériser cette période du travail théâtral de François Billetdoux comme celle de « la recherche de formes scéniques inédites [20] ».

2. Des marionnettes « shamanes »

Je voudrais maintenant examiner de plus près la place qu’occupent les marionnettes de Jacques Voyet dans ces deux textes. Un mot sur leur créateur, d’abord.

Jacques Voyet est un dessinateur, peintre et sculpteur discret, secret même. Ses tableaux baignent dans une lumière étrange, tremblée, à la limite du fantastique, même lorsqu’on le voit réinterpréter à sa façon des thèmes de Balthus, de Vermeer ou d’Edward Hopper. Selon le témoignage de Michel-Jean Robin, assistant de François Billetdoux pour la mise en scène des Veuves, c’est son travail de dessinateur, en particulier avec la technique du fusain, qui lui donne le désir de réaliser des marionnettes : amené à dessiner une comédienne couchée dans un cercueil, il est gagné du désir de voir s’animer les traits qu’il a formés sur le papier. Son travail de sculpteur, aussi, intègre des figures proches de la poupée ou de la marionnette, en aluminium ou en tissu, par exemple.

Avant de rencontrer François Billetdoux, Jacques Voyet a été décorateur de théâtre pour des spectacles de Guy Suarès à la Comédie de la Loire à Tours (Zoo Story d’Edward Albee et Chant funèbre pour Ignacio Sanchez Meijas de Federico García Lorca, 1968). C’est pour Le Damné de René de Obaldia, spectacle créé à la Comédie de la Loire en février 1969 dans une mise en scène de Guy Suarès [21], qu’il construit ses premières marionnettes. Mais c’est d’abord comme peintre qu’il participe à la création de l’espace scénique de Ne m’attendez pas ce soir, avec un tableau intitulé Quatre jeunes filles en bleu qui, comme le portrait de L’Enfant rouge peint par Adrienne Billetdoux, s’éclaire par instants pour donner vie aux personnages représentés. Il semble bien que ce soit aussi pour ce spectacle qu’il réalise sa première marionnette de taille humaine, « la Figure » faite en tissu. Bien que les documents iconographiques manquent pour avoir une idée précise des œuvres ainsi réunies sur la scène, tableaux et marionnette font vraisemblablement contraste avec la sculpture en bronze de Louis Chavignier, l’Épouvantail aux miroirs qui n’est pas, elle, attachée précisément à un personnage.

Pour Les Veuves, Voyet réalise 21 grandes « marionnettes-shamanes », selon son expression : elles font presque 2 mètres de haut et sont manipulées par l’arrière, par des marionnettistes vêtus et cagoulés de noir, tels ceux du Bunraku japonais qu’on a pu voir pour la première fois à Paris au festival du Théâtre des Nations, en avril 1968. Le personnage du jeune enfant Poussière, quant à lui, est représenté par un petit pantin en tissu qu’anime notamment Virginie Billetdoux.

Ces premiers pas dans le métier de marionnettiste se prolongeront par la création d’une compagnie, le Théâtre de marionnettes Jacques Voyet, qui créera notamment La Mort blanche, adaptation d’un conte japonais présentée au Festival de Nancy, Une messe pour Barbe-Bleue aux IIIe Rencontres Internationales d’Art Contemporain de La Rochelle (1975), Les Possédées au Théâtre national de Chaillot à l’invitation d’Antoine Vitez en 1984 : le metteur en scène, en effet, a fait installer un théâtre de marionnettes dans le grand foyer du théâtre, où jouent régulièrement Alain Recoing ou Pierre Blaise.

À propos de ce dernier spectacle, évocation des « possédées de Loudun » (ville dont Jacques Voyet est originaire), un spectateur écrit ce compte-rendu :

Splendide ! Un rituel magique conduit par dix officiants. Pas une parole, une musique de bal portée à son paroxysme. Des poupées… non des femmes… hypnotiques. En général, de la taille du manipulateur, mais d’autres soit plus petites, soit totem démesuré, selon la symbolique impliquée. Manipulation à la japonaise, une main à l’intérieur de la tête, l’autre régissant les bras ou le corps. Le manipulateur, vêtu de noir, visage découvert totalement investi par son personnage. “Recherche des possibilités du comédien face à son double avec l’intention de montrer la force d’envoûtement des sosies et leur pouvoir”, lisons-nous sur le programme. Ballet halluciné et hallucinant où le manipulateur étreint à bras le corps la manipulée, où la manipulée violente le manipulateur dans une rixe de désir et d’amour. La tension intérieure est si forte qu’à certains moments on ne sait plus qui manipule l’autre [22] !

Ce témoignage nous permet de deviner pourquoi Jacques Voyet appelle « marionnettes-shamanes » les figures qu’il construit pour Les Veuves. L’étrangeté de ces interprètes, surtout lorsqu’elles approchent de la taille humaine, le fascine. Silhouettes inquiétantes qui émergent de l’obscurité du plateau pour y replonger ensuite, selon le témoignage de Michel-Jean Robin, ces marionnettes semblent manipulées par leur ombre ou leur double, le comédien vêtu de noir qui accompagne et guide leurs mouvements. Leur présence est d’autant plus troublante qu’elles restent longuement muettes et immobiles, semblant ainsi, comme la grande Figure de Ne m’attendez pas ce soir, s’extraire des espaces de la mort pour revenir un instant à la vie. Ces considérations ne sont pas seulement celles de Jacques Voyet. L’auteur des Veuves, si l’on en croit Agnès Pierron, les partage :

Pour François Billetdoux, […] les rapports du comédien et de la marionnette sont troubles. Ils sont liés aux degrés d’existence des comédiens et des marionnettes, dans le rapport de forces qui s’établit entre eux, les marionnettes étant forcément – pour lui – les plus fortes, parce qu’elles sont muettes [23].

Cette puissance de la marionnette ne se mesure pas seulement dans la relation imaginaire qu’entretient avec elle le manipulateur : elle s’étend aussi à l’ensemble des interprètes présents sur le plateau puisque, dans Ne m’attendez pas ce soir comme dans Les Veuves, les acteurs ont à composer et à jouer avec ces autres « degrés d’existence », ces présences à peine incarnées, comme creusées par l’absence. C’est pourquoi je voudrais, dans un dernier temps, examiner quel mode de construction dramaturgique régit les rapports des uns et des autres.

3. Glissement et diffraction des identités

Le point de départ de Ne m’attendez pas ce soir est, en apparence, des plus ténus : homme déjà vieillissant, Bonaventure a longuement croisé le regard d’une jeune fille, Évangéline, ce qui a produit chez l’un comme chez l’autre une forme d’ébranlement intime. Tous deux présents sur la scène, mais dans des espaces distincts, ils repensent à cet instant. Celui-ci a déclenché chez Bonaventure une forme de rêverie mélancolique, révélatrice du difficile renoncement aux jeux de séduction qu’implique l’accumulation des années, tandis qu’en écho Évangéline, couchée dans un hamac, laisse vagabonder ses pensées et son désir. Puis, à la fin de la première séquence, la rêverie de Bonaventure se fait remémoration et l’on voit apparaître un Enfant rouge, figuré par un portrait peint qui représente le vieil homme lorsqu’il était enfant. Dans la deuxième séquence, la présence de l’Enfant rouge se complète d’une voix, tandis que des souvenirs de l’enfance de Bonaventure dans les années 1930 commencent de se matérialiser, souvenirs auxquels il assiste comme au spectacle de sa propre mémoire, les commentant parfois au micro. Les séquences suivantes voient ces images se faire de plus en plus consistantes, puis les deux strates temporelles, celle du présent et celle du souvenir, se mêler. Au centre de ces souvenirs, il est question d’une grande maison au bord de l’océan, promise à la démolition (l’un des personnages est d’ailleurs nommé l’Entrepreneur de démolition), de la rencontre d’un personnage masculin, l’Homme Qui, avec la mère de l’Enfant rouge, Rosalie, et de leur idylle naissante mais aussitôt repoussée, tandis que l’enfant est emmené en promenade automobile par le chauffeur de l’Homme Qui. La dernière séquence, qui entremêle les voix et les identités, montre le retour de l’Homme Qui auprès de Rosalie : retour rêvé ou retour véritable, il est impossible d’en décider.

La Figure (elle ne porte pas d’autre nom), grande marionnette construite par Jacques Voyet, est présente sur la scène mais presque toujours immobile, placée sur un reposoir « comme un amas de chiffons [24] ». À plusieurs reprises, et notamment dans la dernière séquence, elle apparaît comme la matérialisation scénique de Rosalie : c’est bien à elle que l’Homme Qui s’adresse dans le dialogue amoureux, et c’est elle qu’il ramène à la vie, sous ses caresses, à la toute fin de la pièce.

Cependant, de même que l’identité de Bonaventure se partage, sur la scène, entre la présence physique de François Billetdoux incarnant le personnage vieillissant, un tableau de l’Enfant rouge et une Voix de l’enfant rouge, celle de Rosalie se diffracte aussi en plusieurs régimes de présence : la Figure, la voix d’Évangéline (ou plus exactement celle de l’actrice jouant Évangéline, Virginie Duvernoy) et, à la fin, un chant enregistré d’Irène Pappas. La dernière didascalie, en effet, décrit ce moment comme suit :

Sort de la Figure qui peu à peu se relève et renaît sous les caresses de l’Homme Qui, le chant terrible d’Irène Pappas avec ses longs cris de jouissance et de naissance [25].

Nous nous trouvons donc devant un dispositif dramaturgique particulièrement complexe, puisque deux opérations inverses s’y conjuguent : d’une part, un même personnage peut se manifester sous plusieurs modes d’incarnation distincts, visuels ou sonores, animés ou inanimés (tableau, acteur, marionnette, voix). D’autre part, une actrice peut, tout en conservant son propre personnage, endosser fugitivement un autre rôle. Dans certains cas, l’Épouvantail aux miroirs, la sculpture de Louis Chavignier, sert d’opérateur pour ces changements d’identité, en reflétant dans un miroir les visages successifs de Bonaventure et de l’Enfant rouge. Dans d’autres cas, cependant, c’est le jeu des comédiens qui doit seul le permettre, comme lorsque l’Homme Qui, après avoir été éconduit par Rosalie, s’adresse à Bonaventure présent sur la scène comme s’il était encore l’Enfant rouge. Ainsi les deux protagonistes sont-ils tous deux traversés par des voix venues du passé, celle de sa propre enfance pour Bonaventure, celle de la mère de Bonaventure pour Évangéline.

Le dispositif dramaturgique des Veuves, par comparaison, est plus simple, les identités y apparaissant mieux stabilisées : d’une part trois petites filles, Chrysalide, Marie-Châtaigne et Petite-Misère, jouées chacune par une actrice ; d’une autre leurs tantes les Veuves, femmes prématurément vieillies d’un village dont Virginie Billetdoux précise qu’il est construit à partir de souvenirs liés à la grand-mère maternelle, d’origine corse, qui a élevé son père, ces Veuves étant représentées par les 21 « marionnettes-shamanes » de Jacques Voyet ; puis l’Oncle Rouge-et-or, joué par François Billetdoux ; enfin les « crapaudines », interprétées par quatre comédiennes qui incarnent les servantes des vieilles femmes : étranges présences elles aussi, presque muettes, vêtues de longues robes de bure jaune, voûtées malgré leurs jeunes visages, et qui semblent plutôt sortir de la forêt de Brocéliande que d’un village des montagnes corses. Billetdoux les décrit en ces termes :

Mais survient une crapaudine, ce genre de personne dont on se demande ce que c’est dans les campagnes : de l’animal ou du végétal, des sortes d’entre-deux encore embourbés, avec une figure, et dont on ne s’aperçoit pas qu’elles sont là ou pas là, et qui servent à tout [26].

Dans ce village, tous les hommes sont morts ou bien partis ; la seule présence masculine est celle de Poussière, « un garçon fragile, fait de silence et de tremblement, qui n’avait pas encore atteint l’âge de raison [27] ». Le sort de cet orphelin, de père et mère inconnus, préoccupe les trois petites filles qui appellent à la rescousse l’Oncle Rouge-et-or : un homme qui autrefois a vécu dans ce village, qui y a séduit (ou rêvé de séduire) quelques-unes de celles qui sont aujourd’hui les Veuves, qui y a aimé une énigmatique Dame-de-midi au « chapeau-soleil » et qui s’est enfui pour parcourir le monde. Aujourd’hui, il hésite encore à revenir sur les lieux de son passé, tarde un peu, puis se décide enfin. Faisant le tour des Veuves, échappant à leurs appels, les interrogeant sur la disparition de tous les hommes, l’Oncle Rouge-et-or reparcourt les lieux de son enfance, retrouve Poussière qui avait disparu, songe à repartir avec lui et les trois petites filles, mais finit étouffé entre les corps des Veuves. La fin cependant reste ouverte : les trois petites filles entourent de leurs soins Poussière qui apprend à marcher, répétant « Commençons recommençons » [28].

Si les identités sont clairement dessinées, si la fable est plus immédiatement lisible que celle de Ne m’attendez pas ce soir, on voit qu’une certaine ombre de fantastique s’étend aussi sur cette pièce. La présence des Veuves, d’abord, est souvent fuyante : elles ne sortent dans la lumière que pour replonger parfois immédiatement dans l’ombre, telle la nonne qui « s’enfuit comme si elle n’existait pas [29] ». Toujours fragmentaires, les souvenirs rapportés par les uns et les autres suscitent plus de questions qu’ils ne permettent de deviner ce qui s’est passé entre l’Oncle et toutes ces femmes. Toutes semblent garder derrière leurs vêtements de deuil, leur mutisme et leurs grands yeux noirs de lourds secrets, celui de leurs relations avec l’Oncle Rouge-et-or, mais aussi celui de la disparition de leurs maris, ce qui pousse Marie-Châtaigne à demander : « Est ce que ce ne sont pas les Veuves qui les tuent [30] ? »

Enfin, les voix semblent parfois se détacher des corps pour flotter, invisibles, dans l’air, ou bien encore une fois pour prendre possession d’un autre corps. Dans les versions manuscrite et multigraphiée de la pièce, il est à plusieurs reprises précisé que des voix prolongent en écho, dans différentes langues, les répliques prononcées sur la scène, et l’on voit aussi l’interprète d’une crapaudine dire une réplique « au nom de l’Aveugle rouge », l’une des Veuves. La mystérieuse Dame-de-midi, dont l’Oncle était amoureux, prend la parole après la mort de celui-ci : bien que le texte publié dise qu’elle apparaît alors « tranquille et enluminée sur son trône d’or vert », elle ne figure pas dans la distribution et ne semble donc pas avoir été incarnée sur la scène. L’insistance sur sa voix, « sur une seule corde, avec un accent pas d’ici [31] » invite à formuler une hypothèse : sans doute s’agit-il de la voix enregistrée de Katharina Renn, mentionnée dans la présentation du spectacle – les versions manuscrite et multigraphiée renforcent d’ailleurs cette hypothèse puisqu’elles prévoyaient, au lieu de cette Dame-de-midi, une Dame-Reine s’exprimant en allemand. Le moment le plus étrange, cependant, est celui où, dans la scène finale, la « grosse voix retenue[32] » de l’Oncle Rouge-et-or vient se substituer à celle de l’enfant Poussière, vite relayée par celle de la Dame-de-midi : il semble alors que le dibbouk de l’oncle mort, doublé par celui de la femme dont il était amoureux, prenne possession du frêle corps de l’enfant-pantin…


Au terme de cette première enquête, beaucoup de questions restent non résolues, on le voit. Il me semble cependant que deux grandes directions du travail d’interprétation peuvent déjà apparaître.

La première, c’est que les marionnettes de Jacques Voyet viennent s’insérer dans une composition théâtrale d’une grande complexité, tant pour ce qui concerne la variété des éléments visuels et sonores mis en jeu que pour les glissements d’identité venant affecter les personnages principaux. Parce qu’elle implique la dissociation du corps et de la voix, parce qu’elle apparaît elle-même comme une figure double, bordée par son ombre, ce manipulateur vêtu de noir, la marionnette devient ici un instrument privilégié dans l’expérimentation que fait François Billetdoux d’une écriture scénique « totale », pour reprendre le vocabulaire des années 1960 – 1970 : une dramaturgie qui ne serait pas fondée sur la simple addition des moyens scéniques, mais sur leur décomposition et recomposition en une œuvre puissamment originale. Anticipant sur des dispositifs théâtraux aujourd’hui familiers, mais qui étaient alors presque entièrement inédits, l’auteur va jusqu’à faire quitter leur rôle d’instrumentistes presque invisibles aux manipulateurs des marionnettes pour les insérer fugitivement, à deux reprises, dans l’univers fictionnel ; une première fois, pour faire d’un marionnettiste le spectre du mari de l’une des Veuves :

Soudain l’oncle désigne Rosalie :

– Et qu’est devenu Noël

Noël Martinetti

qui était amoureux de toi ?

Rosalie se sent fautive

et se jette pour pleurer

de bras en bras.

 

Son manipulateur

‒ Noël, censément –

se détache et va

vers le bâtis d’échelles.

Une deuxième fois pour le faire tomber sous les coups de ses propres marionnettes :

Un manipulateur

aux prises avec trois Veuves

se débat

‒ comme s’il avait pris parti pour l’Oncle.

On l’étouffe.

On le jette à terre [33].

La deuxième direction d’interprétation, elle, n’a été évoquée qu’en filigrane : c’est la capacité de la marionnette à mettre en scène les questionnements les plus intimes, les plus radicaux, les plus douloureux – ici, ceux de l’auteur sur lui-même. Les éléments autobiographiques sont nombreux dans ces deux pièces : la simple décision que prend François Billetdoux d’accrocher sur la scène un portrait de lui enfant, réalisé par sa mère disparue lorsqu’il avait sept ans, nous laisse deviner quel nœud de souvenirs personnels trouve sa transposition théâtrale dans Ne m’attendez pas ce soir, jusqu’à l’image finale de la Figure maternelle ressuscitant, naissant et jouissant dans un même cri. De même Les Veuves, avec cet Oncle Rouge-et-or parcourant le monde, retardant le moment de revenir au village où l’attendent trois petites filles, donne-t-elle à François Billetdoux la possibilité de « revivre pour soi-même, intimement et d’une manière cachée » (pour reprendre la formule de Nicole Trêves), mais aussi de façon tout à la fois plaisante et grave, sa propre difficulté à vivre sous le toit familial, parmi les siens.

La complexité du dispositif dramaturgique dans ces deux pièces, leurs jeux de masques et de dédoublements, leurs compénétrations du présent et du souvenir, trouvent très certainement l’une de leurs principales raisons d’être dans l’exposition publique qu’y fait l’auteur de ses fêlures intimes. C’est en cela, aussi, que les marionnettes sont « shamanes » : dans leur capacité à faire revenir les fantômes du passé.

Notes

[1] Je tiens ici à remercier les personnes qui ont eu la gentillesse de répondre à mes questions et de m’aider à mieux comprendre les informations et les documents que j’ai commencé de rassembler : en particulier Virginie Billetdoux, fille de l’auteur et comédienne dans Les Veuves, où elle jouait le rôle de Marie-Châtaigne, Michel-Jean Robin, qui a joué dans les deux spectacles et assisté François Billetdoux pour la mise en scène des Veuves, ainsi que Jean-Jacques Martin et Alain Irlandes, amis proches du peintre et marionnettiste Jacques Voyet, collaborateur de François Billetdoux sur ces deux spectacles.

[2] François Billetdoux, « Les Veuves », L’Avant-scène théâtre, n°571, 15 septembre 1975.

[3] Sous les cotes Ms 4-COL-162 (314) pour le manuscrit et Ms 4-COL-162 (315-316) pour deux exemplaires de la version multigraphiée. Cette dernière met au propre la version manuscrite, mais comporte quelques légères modifications, soit dactylographiées, soit sous forme de corrections manuscrites.

[4] Le Fonds François Billetdoux de la Bibliothèque nationale de France conserve en effet deux bandes magnétiques de ces enregistrements, malheureusement non communicables (Ms. ASPBAN 4763 et ASPBAN 4764 – « Les Veuves. Bande 3 » et « Les Veuves. Bande 4. 6e séquence. 7e séquence » : enregistrements sonores, 1972).

[5] L’Avant-scène, numéro cité, p. 19, donne le titre des Veuves pour cette production. Mais le catalogue du Fonds F. Billetdoux indique pour sa part le 14 juillet 1972 comme date de création de Chapeau-soleil, de même que Pizzicati pour un pingouin (deux volets d’un diptyque intitulé On dira que c’est le vent), qu’il classe parmi les œuvres radiophoniques de l’auteur.

Par ailleurs l’Association de la Régie Théâtrale indique pour le 18 août, au programme de ce même Festival de Vaison-la-Romaine – Carpentras, la création du Chapeau-soleil (en ligne ici). Comme l’expression « chapeau-soleil » se rattache à un personnage des Veuves (« N’avez-vous pas connu la Dame-de-Midi ? / celle qui savait tout / sous son chapeau-soleil ? », ibid., p. 29) il s’agit peut-être d’une première version de cette pièce, mais cela reste (comme la date) à vérifier…

[6] L’Avant-scène, numéro cité, p. 19.

[7] Jean-Pierre Miquel, « Le grand auteur français de sa génération », L’Avant-scène, numéro cité, p. 20.

[8] Gérard de Nerval, lettre à Mme Alexandre Labrunie, 24 janvier 1855, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome 1, 1956, p. 1134.

[9] François Billetdoux, Ne m’attendez pas ce soir, Arles, Actes Sud – Papiers, 1994.

[10] F. Billetdoux, « Les Veuves », L’Avant-scène, numéro cité, p. 26.

[11] Nicole Trèves, « Chère Madame ma fille cadette de Raphaële Billetdoux : biographie, autobiographie ou livre inclassable ? », dans Michael Bishop & Christopher Elson (dir.), French Prose in 2000, Amsterdam / New-York, Rodopi, 2002, p. 107.

[12] Madeleine Sola et Nicole Prat dans Les Veuves.

[13] F. Billetdoux, « Les Veuves », loc. cit., p. 24.

[14] Voir par exemple le dossier réuni sous ce titre dans Le Théâtre dans le monde, 14e année, no 6, novembre 1965, et André Boll, Le Théâtre total, Paris, Olivier Perrin, 1971. L’expression est récurrente sous la plume de Jean-Louis Barrault.

[15] F. Billetdoux, Les Veuves, Bibliothèque nationale de France, Département des Arts du spectacle, Fonds Billetdoux, Ms 4-COL-162 (314) et Ms 4-COL-162 (315-316).

[16] F. Billetdoux, Ne m’attendez pas ce soir, p. 19.

[17] F. Billetdoux, « Les Veuves », L’Avant-scène, numéro cité, p. 23.

[18] Entretiens téléphoniques, 3 avril et 3 septembre 2015.

[19] C’est le sous-titre des Veuves.

[20] Geneviève Latour, « François Billetdoux ou Un magicien du théâtre », Association de la Régie Théâtrale,  en ligne ici.

[21] Entretien téléphonique avec Jean-Jacques Martin, 9 avril 2015.

[22] Marc Chevalier, « À l’école de la marionnette », Marionnette et thérapie, bulletin trimestriel 84-2, Paris, 2e trimestre 1984, p. 2.

[23] Agnès Pierron, « De la marionnette aux formes animées », dans Paul Fournel (dir.), Les Marionnettes, Paris, Bordas, 1982, p. 91. L’une des marionnettes des Veuves est aussi appelée « la Shamane » par l’auteur (versions manuscrite et multigraphiée).

[24] F. Billetdoux, Ne m’attendez pas ce soir, p. 9.

[25] Ibid., p. 60.

[26] F. Billetdoux, « Les Veuves », loc. cit., p. 24.

[27] Idem, p. 23.

[28] La fin des versions manuscrite et multigraphiée voit quant à elle une Dame-Reine parlant allemand, et qui accompagne l’Oncle Rouge-et-or dans un réquisitoire contre l’humanité, coupable d’avoir rendu la Terre « malade ». Les derniers instants de la pièce, toutefois, rejoignent la version publiée.

[29] F. Billetdoux, « Les Veuves », loc. cit., p. 28.

[30] Ibidem.

[31] Idem, p. 38.

[32] Idem, p. 40.

[33] F. Billetdoux, Les Veuves, BnF, Fonds Billetdoux, Ms 4-COL-162 (314) et Ms 4-COL-162 (315-316).

Auteur

Didier Plassard est professeur en études théâtrales à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Ses travaux portent sur le théâtre contemporain (mise en scène, dramaturgie), le théâtre et les autres arts, le théâtre de marionnettes. Principales publications : L’Acteur en effigie (L’Age d’homme, 1992), Les Mains de lumière (Institut International de la Marionnette, 1996, 2005), Edward Gordon Craig, Le Théâtre des fous (L’Entretemps, 2013), Mises en scène d’Allemagne(s) de 1968 à nos jours (Éditions du CNRS, 2014). Il a aussi dirigé la revue en ligne Prospero European Review (2010-2013), le numéro 20 (Humain / Non humain) de Puck – La marionnette et les autres arts (avec Cristina Grazioli, 2014) et le numéro 37 (La marionnette sur toutes les scènes) d’Art Press 2 (avec Carole Guidicelli, 2015).

Il a reçu le Prix Georges-Jamati d’esthétique théâtrale (1990), la Sirène d’or du festival Arrivano dal mare ! (2012) et été nommé chevalier des Arts et des Lettres (2015).

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Donner corps à la fiction : les performances littéraires de Chloé Delaume


Cet article se propose d’interroger l’importance de la performativité dans l’œuvre de Chloé Delaume. La pratique de la performance s’inscrit directement dans les dispositifs expérimentaux de l’auteure qui caractérisent ses différents projets d’écriture. Chez elle, la création littéraire, en plus de l’autofiction, passe en grande partie par l’exploration des formes variées de médiatisation du texte. Si ses performances sont avant tout des mises en scène de la lecture de ses romans, un de leurs objectifs premiers est en effet d’expérimenter des médiatisations inédites pour ses textes, c’est pourquoi elles possèdent souvent une dimension multimédia. Mais elles contribuent également, du fait qu’elles impliquent la présence physique de l’auteure, à construire le récit autofictionnel au cœur de la pratique littéraire de Delaume.

This article intends to question the significances of performativity in Chloé Delaume’s work. The practice of performance falls directly within the author’s experimental plan that characterize her various writing projects. For her, literary creation, in addition to autofiction, passes in large part through the exploration of various forms of mediation of the text. Although her performances primarily stage the reading of her novels, one of their most important objectives is to experiment new medias for her texts, which explains why they often are multimedia. Performance also contributes, because it implies the physical presence of the author, to construct the autofictional narrative at the core of Delaume’s literary practice.


Texte intégral

Les formes de littérature performées, si elles appartiennent à une histoire longue de la littérature – qui intègre notamment la transmission orale, la lecture publique, les représentations scéniques – trouvent actuellement un regain d’intérêt de la part des praticiens comme des récepteurs. Si la pérennité de ces formes de médiatisation du littéraire est moindre en comparaison de celle du livre, c’est aussi parce qu’elles posent ontologiquement un problème pour leur propre transmission et leur inscription historique. En effet, elles ne laissent que peu de traces à la postérité littéraire et leur éphémérité constitutive ne concède que peu de prise à l’exégète. Ces formes de manifestations du littéraire posent donc un problème épistémologique important pour le chercheur : quel objet étudier, sur quoi appuyer l’analyse ? En tant que chercheur, il est indispensable de prendre en compte ces manifestations sous peine de faire preuve d’une vision étroite de la littérature contemporaine, pour ne pas dire sclérosée. Et, dans le cas plus précis de la pratique de Chloé Delaume, comment aborder ses performances, dont il est si primordial de se saisir en dépit de leur labilité, pour comprendre la dimension expérimentale de son œuvre ? La pratique de la performance par Chloé Delaume s’inscrit directement dans les dispositifs expérimentaux qui caractérisent ses différents projets d’écriture. Chez elle, la création littéraire, en plus de l’autofiction, passe en grande partie par l’exploration des formes variées de médiatisation du texte.

Sans aborder les problèmes de définitions inhérents à la variété de pratiques que recoupe la performance, ou la pluralité de disciplines qui se sont approprié le terme, je propose de désigner par « performance », tout événement artistique produisant des gestes, des actes, ayant lieu le plus souvent en public, et dont le déroulement temporel constitue l’œuvre même. La performance peut être plus ou moins improvisée, mais chaque occurrence reste unique. La présence du performeur (qui peut être physique ou médiatisée) y est généralement centrale. Renvoyant aux essais fondateurs de Roselee Goldberg, Cynthia Carr ou Arnaud Label-Rojoux [1], je passerai outre l’équivocité essentielle du terme de performance, pour me concentrer sur la manière dont Delaume la pratique en acte.

Dans son essai, Performance: a Critical Introduction, Marvin Carlson décrit les différentes pratiques que recoupe le terme :

D’un côté, il y avait la performance […] l’œuvre d’un seul artiste, ayant souvent recours à des matériaux tirés du quotidien et qui joue rarement un personnage conventionnel, se concentrant sur les actions du corps dans l’espace et le temps, parfois grâce à la mise en scène de comportements naturels, d’autres fois par l’exhibition de compétences physiques hors du commun ou extrêmement intenses, se tournant progressivement vers des explorations autobiographiques. De l’autre côté, il y avait une tradition, que nous n’appelions pas performance jusqu’aux années 80, mais qui y a été incluse par la suite. Une tradition de spectacles plus élaborés, non plus basés sur le corps ou la psyché de l’artiste même, mais consacrés à la représentation d’images et de sons, impliquant le plus souvent du spectacle, de la technologie et un mélange de médias [2].

Les performances telles que les réalise Delaume se trouvent entre ces deux tendances décrites par Carlson. Elles sont avant tout des mises en scène (souvent dépouillées) de la lecture de ses romans. Un de leurs objectifs premiers est d’expérimenter des médiatisations inédites pour ses textes, c’est pourquoi elles possèdent souvent une dimension multimédia. Mais elles contribuent également, du fait qu’elles impliquent la présence physique de l’auteure, à construire le récit autofictionnel au cœur de sa pratique littéraire. Ceci nous conduira ultimement à interroger de manière plus large l’importance de la performativité dans l’œuvre de Chloé Delaume.

1. La performance comme expérimentation médiatique

La performance est une pratique ontologiquement liée à l’expérimental et c’est probablement cette dimension qui attire Delaume. Son premier roman, Les Mouflettes d’Atropos paraît en 2000 et presque immédiatement elle débute les lectures en public et les projets musicaux qui la conduisent vers la pratique de la performance. C’est en 2002 et en collaboration avec Dorine_Muraille, alias Julien Loquet [3], musicien électronique, qu’a lieu le premier cycle de performances auquel elle participe. Ce dernier, intitulé L’Impasse Muraille se déclinait en six volets et interrogeait déjà le lien entre fiction et identité cher à l’auteure, même si cette fois le personnage central était Dorine_Muraille. La performance accompagne ainsi dès le départ les expérimentations littéraires de Delaume qui en a effectué autour d’une cinquantaine.

Dans chacune de ses occurrences, la performance est un des avatars d’un projet d’écriture qui la dépasse, en perpétuelle mutation et qui inclut une pluralité de médiatisations. À ce titre le projet Corpus Simsi réalisé par Chloé Delaume de 2002 à 2005 est exemplaire [4]. Au cœur de ce dernier se trouve le jeu vidéo Les Sims, utilisé à des fins fictionnelles. Dans Corpus Simsi, l’auteure est une joueuse de God Game et le personnage un avatar de jeu de simulation de vie, mis en scène dans différents contextes d’énonciation. Il se construit en premier lieu dans une situation de jeu privé effectué par Chloé Delaume, puis il entre, à travers des performances multimédias, dans la sphère publique. Un blog, consacré au projet, relate au quotidien les aventures de l’avatar Sims, des articles et un livre paru en novembre 2003 aux Éditions Léo Scheer, sont publiés ; mais l’avatar est aussi au centre de plusieurs performances.

L’une d’entre elles est Corpus Simsi 1.0. Elle a eu lieu le 15 septembre 2002 lors de la soirée Chronic’Organic à La Cigale (Paris) et en collaboration avec Jim Thirlwell alias Foetus. Corpus Simsi 1.0 a été choisi comme exemple parce qu’il s’agit d’une des rares performances dont on peut trouver quelques traces. Il est en effet possible d’en voir un très court extrait vidéo sur youtube.

Vidéo 1 : Extrait de la performance de Chloé Delaume et Jim Thirlwell, Corpus Simsi 1.0, Chronic’Organic, Paris : La Cigale, 15 septembre 2002. Consulté le 23 mars 2016.

Chronic’Organic était organisée par le magazine culturel Chronic’Art qui accueillait des performances en tous genres alliant musiciens et écrivains expérimentaux. La Cigale est une salle de spectacle pouvant accueillir environ mille personnes, elle est utilisée habituellement pour des concerts et autres festivals. Cette performance de lecture et de jeu ne se fait donc pas dans un environnement intimiste, mais dans une grande salle hébergeant un public nombreux.

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Figure 1 : Corpus Simsi 1.0, image tirée du site Internet de Chloé Delaume.

Chloé Delaume est installée à une table au centre de la scène, devant un ordinateur sur lequel elle effectue en direct des séquences du jeu Les Sims, qui sont simultanément projetées sur un écran géant face au public, en même temps qu’elle lit un texte. Jim Thrilwell l’accompagne en créant en direct un morceau de musique électronique adapté aux situations décrites par Chloé Delaume. L’ambiance musicale est celle d’un univers gothique de film d’horreur qui apparaît a priori en totale opposition avec l’univers aux couleurs acidulées du jeu vidéo. D’un point du vue proprement plastique, nous avons un environnement obscur avec seulement deux pôles de lumière éclairant les artistes sur scène et l’écran géant. Le dispositif technique (ordinateurs, micros, console, fils) est mis en lumière. Dans le projet Corpus Simsi, le processus et les procédés de réalisation médiatique sont au cœur même de l’œuvre.

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Figure 2 : Corpus Simsi 1.0, image tirée du site Internet de Chloé Delaume.

 La technique fait partie intégrante de la création, qu’il s’agisse de la partie performance, ou par ailleurs du livre ou du site Internet. Tout le projet est un work in progress, et c’est la sémiose même, la construction du sens à travers les différentes aventures médiatiques de l’avatar et l’expérimentation, qui sont à l’origine du projet artistique et littéraire de Chloé Delaume. Comme l’explique Fernando Aguiar,

La performance en tant qu’acte esthétique est avant tout l’art de l’expérimentation, l’art de l’intensité et de la communicabilité, l’art ayant le plus grand nombre de signes à chaque moment de son évolution, l’art de la narration constante, de la transformation chromatique et formelle. L’art où l’artiste n’est plus le créateur contemplatif de sa propre œuvre, mais vit l’art qu’il crée et crée un art qui vit [5].

Dans les performances Corpus Simsi, tout se fait en direct dans un temps donné. L’objectif est de mélanger les médias, la technique et la littérature dans un spectacle ultra-contemporain, permettant de véhiculer une histoire fictive aux éléments classiques : un personnage vit une action, subit des péripéties (ici générées par l’adjuvant logiciel) dans un contexte expérimental. La fiction ici créée est une fiction assumée, aucune suspension d’incrédulité comme l’a explicité Coleridge n’est nécessaire : son artificialité se fait manifeste.

La performance est, pour reprendre une expression de Rosenthal et Ruffel la « cristallisation éphémère d’un processus [6] ». Elle est une étape parmi d’autres du work in progress que constitue chaque projet de Chloé Delaume, elle appartient à ce que David Ruffel appelle la littérature contextuelle qui désigne ces

[…] pratiques littéraires qui ont en commun de déborder le cadre du livre et le geste d’écriture, de démultiplier les possibilités d’intervention et de création des écrivains, possibilités parmi lesquelles le livre occupe toujours une place centrale mais désormais partagée, et de se faire in situ, sur les scènes des théâtres, dans les centres d’art, dans les bibliothèques ou dans la ville. Une littérature qui se fait donc « en contexte » et non dans la seule communication in absentia de l’écriture, du cabinet de travail ou de la lecture muette et solitaire des textes. Je propose de regrouper ces pratiques littéraires sous l’énoncé de « littérature contextuelle », en référence à la notion d’« art contextuel » inventée par l’artiste polonais Jan Swidzinski dans un manifeste intitulé « L’art comme art contextuel 1 » et popularisée récemment par l’essai de l’historien de l’art Paul Ardenne, Un art contextuel [7].

Il semble que bien des pratiques littéraires de Chloé Delaume appartiennent à cette littérature contextuelle, particulièrement ses performances, à travers lesquelles elle rompt avec la vision romantique de l’écrivain solitaire à sa table de travail. D’abord, elle s’approprie en tant qu’auteure des espaces publics, des espaces qui par ailleurs ne sont pas habituellement ceux où l’on partage de la littérature. La performance Corpus Simsi ici étudiée, se déroule à La Cigale, mais Delaume peut également investir les jardins de la villa Medicis pour la première performance du projet sur Le Parti du Cercle, intitulée « In bosco veritas » qui a eu lieu le 21 juin 2011, ou encore la chapelle de la Miséricorde à Metz en octobre 2011 pour « Strenga Misericordia. » Pour David Ruffel, l’écrivain contemporain,

prenant acte de l’affaiblissement et du décentrement de la position de la littérature dans la culture contemporaine, […] intègre naturellement les lieux de l’art, les scènes de théâtre, les milieux sociaux, là où il est possible de gagner en visibilité, en puissance symbolique, en « modernité », ainsi que de déplacer sa discipline, de l’interroger et de la doter de possibilités nouvelles [8].

Si elle peut aussi dénoter une nécessité économique pour les écrivains contemporains – nécessité que l’on ne saurait naïvement écarter – cette délocalisation, ou plutôt déterritorialisation de la littérature hors de ses lieux de prédilection que sont la bibliothèque, la librairie ou même l’université, fait partie intégrante de la démarche expérimentale de Delaume : elle témoigne d’une volonté explicite d’investir le réel. Comme elle l’écrit sur son site pour décrire Le Parti du Cercle, la saison 10 de son grand œuvre :

Les fictions dominantes colonisaient les mots, les eaux du Bangladesh étaient devenues violettes, l’industrie teignait ses textiles au jus de mort. La soirée du solstice d’hiver, elle a lancé Le Parti du Cercle à la Maison de la Poésie. Depuis, il s’écrit ici-même, et ailleurs. Surtout dans le réel, pour qu’il reste des traces. Des ateliers, des performances, des créations diverses, si possible collectives. La Sibylle est nomade, mais toujours connectée [9].

Investir de nouveaux lieux, en contact avec le public et rompre avec l’isolement de l’écriture, être « connectée » : un désir de collaboration qui caractérise chacune de ses performances. Pour la musique elle s’accompagne tour à tour de Dorine_Muraille, Fœtus, The Penelopes ou Gilbert Nouno, mais il y a aussi parfois des scénographes comme John Mahistre qui a participé à la performance « Invoquer les puissances femelles est ce soir la seule solution » du 9 septembre 2014 dans l’Amphithéâtre des trois Gaules à Lyon. Par ailleurs, pour cette même performance, Chloé Delaume était accompagnée d’une danseuse (Fanny Riou) et a convoqué le travail de « Devastée », un duo de designer gothique qui a réalisé ses tenues.

Fig3_GuiletFig4_Guilet

Figure 3 et 4 : Corpus Simsi 1.0, images tirées du site Internet de Chloé Delaume.

2. Ostension du moi et du corps dans la performance

Toutefois, quelle que soit la part de collaboration dans les performances de Delaume, l’auteure est toujours au centre de l’événement. Il est dans la définition de la performance qu’elle soit incarnée, les anglophones diraient embodied. En tant qu’acte de représentation, de mise en scène de soi, elle s’avère correspondre parfaitement à la démarche autofictionnelle de Delaume. L’auteure est mise en « ostension » pour reprendre le vocabulaire d’Umberto Eco dans son article « Semiotic of Theatrical Performance ». Pour Eco : ce qui est en ostension « a été prélevé parmi les corps physiques existant et a été montré ou mis en ostension [10]. » Sans trop verser dans la sémiotique ou dans les théories de la performativité, l’ostension, caractéristique de la représentation, crée une distance avec le réel, elle inscrit la chose ou la personne comme signe, c’est-à-dire porteuse de signification. Il s’agit, dans les performances de Chloé Delaume, de mettre en scène un personnage de fiction joué par l’auteure qui, comme elle aime à le répéter, est de toute façon déjà un personnage de fiction [11].

Selon Marin Carlson, « au sein de l’espace de jeu, la performeuse n’est pas elle-même (du fait de l’illusion de la représentation) mais elle n’est aussi pas pas elle-même (du fait que ceci appartient au réel). La performeuse comme le public opèrent dans un monde de double conscience [12]. » Ainsi la mise en scène de soi à travers la performance, poursuit la démarche autofictionnelle de l’auteure. Pour reprendre les mots de Nancy Huston dans L’Espèce fabulatrice : « Devenir soi – ou plutôt se façonner un soi – c’est activer, à partir d’un contexte familial et culturel donné, toujours particulier, le mécanisme de la narration [13]. » La performance comme l’écriture romanesque semblent participer chez Delaume d’une seule et même narration, celle de l’autofiction. Dans la lignée des performeuses adeptes du monologue que sont Anna Dewaer Smith ou Laurie Anderson ou, avant elles Ruth Draper et Beatrice Herford, les performances de Delaume s’inscrivent dans une tradition d’exploration personnelle par la performance, qui selon Marvin Carlson remonte aux années 70 : « L’usage de la performance afin d’explorer des alter ego, de révéler des fantasmes ou son autobiographie psychique est devenu à partir de la moitié des années 70 une des approches majeures de la performance aux États-Unis [14]. »

Néanmoins, si les performances artistiques sont souvent centrées sur la problématique de la corporéité, celles de Corpus Simsi ont la particularité de moins mettre en scène le corps du performeur que la corporéité virtuelle de son avatar, ainsi que le titre même du projet le sous-entend. Corpus Simsi, en latin, signifie le corps du Sims, parodie de Corpus Christi : l’eucharistie, le symbole de la mort et de la résurrection du Christ, son passage de l’absence à une nouvelle présence. À travers l’avatar, nous avons affaire à un corps médiatisé. Le corps physique de Chloé Delaume, l’auteure, est d’ailleurs, durant la performance, dans une posture plutôt passive : elle est assise sur sa chaise quand son corps médiatique, Chloé Delaume, le personnage de fiction, est actif à l’écran.

Fig5_Guilet

Figure 5 : Corpus Simsi 1.0, image tirée du site Internet de Chloé Delaume.

La présence corporelle n’est donc pas évacuée de la performance, mais elle se joue ici de manière différente : c’est un corps médiatisé dans un corps virtuel, un corps qui n’existe plus par le fait même de sa numérisation, un corps présent et absent. Chloé Delaume est à la fois physiquement présente sur scène, par sa voix, sa lecture, mais son corps est rendu absent, aspiré par son avatar, personnage de fiction, présence purement visuelle, dont le corps numérique est fondé sur une absence.

Les performances Corpus Simsi semblent ainsi être exemplaires d’une relation difficile au corps qui parcourt toute l’œuvre de Delaume. À ce sujet, dans Dans ma maison sous terre, elle écrit : « Je n’habite pas mon corps, j’ose à peine l’habiter, parce qu’il n’est pas le mien, mais celui de Nathalie [15]. » Puis, dans un entretien récent avec Colette Fellous, elle ajoute : « J’ai une sensation de flottement, je l’habite très peu mon corps [16]. » Ce mode de relation au corps se retrouve de manière assez similaire dans Messalina Dicit, performance centrée autour de la figure de Messaline, « puissante et bacchante qui a de son vivant fait ployer le réel au point que celui-ci l’a rejetée [17]. »

Vidéo 2 : Extrait de la performance « Messalina Dicit » réalisée par Chloé Delaume et Gilbert Nouno, le 14 septembre 2011 à La Criée à Marseille lors du festival Actoral.11.

Si la scénographie est quelque peu différente de Corpus Simsi, puisqu’il n’y a pas d’écran, le dispositif technique est encore une fois visible : les fils et la console du musicien Gilbert Nouno, les micros, etc. Delaume se tient dans une attitude relativement figée : elle est debout, vêtue en noir sur un fond noir, postée derrière son micro, les mains posées fixement sur le pupitre, dans une posture très solennelle. Elle n’effectue pas de gestes, presqu’aucun déplacements tout au long des cinquante minutes de performance –  si ce n’est pour sortir de scène. L’espace scénique occupé par l’auteure est minime : le corps cède ainsi l’initiative aux mots, à leur lecture.

 Au tout début de la performance, elle signale sa présence physique et sa posture publique. Elle dit :

Sur scène se dresse un corps articulant des sons qui s’agencent de façon à former un discours, un discours. Ce corps il m’appartient, m’appartiendra toujours… j’en ai pris possession il y a longtemps maintenant […] [18]

Elle dit « un corps » et non « mon corps », elle dit « ce corps », utilisant un déictique, impliquant une distance, une scission puisque le « je » et le corps y sont deux entités distinctes. Ces mots témoignent d’une relation complexe à son propre corps, qui transparaît dans la mise en scène. Toutefois cette forme de négation du corps dans la performance, peut aussi être vue comme la volonté de produire une œuvre minimaliste où le sonore, c’est-à-dire la voix et, à travers elle, le texte, « le discours » de Delaume, ainsi que la musique de Nouno, priment absolument. Delaume lit de manière assez monocorde, sa lecture est scandée par des phrases souvent courtes et de nombreuses pauses. Ceci, ainsi que la longueur même de la performance, lui confèrent une dimension proprement incantatoire, accentuée par des jeux d’écho, l’absence de mélodie et les rythmes répétitifs ponctués de notes aiguës créées par Nouno. La performance reprend la thématique du rituel de sorcellerie, de l’incantation qui caractérise les différentes déclinaisons du projet réalisé autour du Parti du Cercle. Le corps de Delaume est un corps possédé, elle le déclare pendant la performance : « Ce corps est un médium, le verbe le pénètre comme les identités. Ce corps est un médium [19]. » En même temps, la performance même, en tant qu’expérimentation médiatique, peut être perçue comme une tentative de réapparition, d’exorcisation de ce corps, de ce médium. Delaume dit à ce sujet :

Je suis très éloignée de mon corps, je l’habite vraiment très très peu et assez mal, en même temps, je somatise parfois assez violemment et puis je suis la reine des bleus. […] Donc, il s’agit en ce moment de réhabiter ce corps, parce qu’effectivement, je pense avoir assez bien réussi à me réapproprier une nouvelle identité fixe, fixe au sens de pas mouvante et donc, il y a rien de schizophrénique là-dedans, c’est vraiment quelque chose de volontaire et d’esthétique j’ai envie de dire, c’est une démarche artistique, en fait mais le corps est le seul, le seul point d’ancr…, qui pourtant est le point d’ancrage principal, où j’ai pas encore résolu l’affaire [20].

Les propos de Delaume peuvent laisser penser que la performance est une manière d’ancrer ce corps, de l’expérimenter pour finalement en reprendre les rênes.

3. La dimension performative de l’écriture, de l’œuvre de Chloé Delaume

Si réaliser une performance apparaît comme un moyen de se réapproprier son corps, il semble que la dimension performative de sa pratique ne puisse se réduire à une volonté d’incarnation. Plus largement, la dimension performative est présente dans l’ensemble de son œuvre tant le dire et le faire y sont toujours liés. Performance et performativité se recoupent dans sa pratique même d’écriture. À ce titre, l’auteure ne peut se contenter du livre comme support d’écriture : pour que cette performativité du langage puisse pleinement s’épanouir, elle doit investir le réel, se faire parole et donc lecture publique.

Chez Delaume, écrire, performer le soi, c’est être ; et ce quand bien même ce moi est fictionnel. Selon elle, de toute façon, le réel est composé d’une multitude de fictions ; par conséquent, dans une forme de syllogisme implacable, écrire la fiction de soi, c’est entrer dans le réel. L’autofiction devient ainsi une manière de reconstruire son identité après le drame inaugural. Beaucoup de ses œuvres répètent ce leitmotiv : « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction [21]. » Ces paroles relèvent d’une dimension performative. Elle crée son personnage, recrée son identité sous son pseudonyme à chaque fois qu’elle l’énonce. À travers cette phrase, et donc à travers le langage, elle reprend en main sa fiction. Elle écrit :

Parce que j’affirme m’écrire, mais je me vis aussi. Je ne raconte pas d’histoires, je les expérimente toujours de l’intérieur. L’écriture ou la vie, ça me semble impossible, impossible de trancher, c’est annuler le pacte. Vécu mis en fiction, mais jamais inventé. Pas par souci de précision, pas par manque d’imagination. Pour que la langue soit celle des vrais battements de cœur [22].

Écrire, c’est vivre. Dire, c’est être. Toutefois cette performativité du langage s’exprime chez Delaume au-delà de l’aspect cathartique du dire. Dans Dans ma maison sous terre elle écrit pour tuer sa grand-mère. La tuer et, si possible, pas seulement symboliquement. Dans un très beau billet de blog, Arnaud Maïsetti déclare à propos de ce roman :

D’une écriture qui se voudrait performative : de celle capable de donner la naissance de la mort, accomplissant l’acte qu’elle énonce : mais ce qu’elle énonce, ce n’est pas : tu meurs, tu vas mourir. C’est sans doute plus que cela : j’écris pour que tu meures. Et que la mort vienne ou non, ce n’est pas le plus important [23].

Delaume croit en l’efficace du « Verbe » avec une majuscule, au pouvoir « illocutoire » du langage, pour reprendre le vocabulaire du philosophe du langage John Austin. Et ce n’est pas un hasard si dans ses dernières expérimentations dans le cadre du Parti du Cercle elle a recours à la magie, à la performativité du rituel de sorcellerie et du sortilège. D’ailleurs, dans un entretien avec Barbara Havercroft, elle déclare à ce sujet :

L’autofiction s’approche souvent de la magie noire. Le Je n’est pas le Moi, il exige des rituels et souvent des victimes. La femme de Doubrovsky, en lisant le manuscrit du Livre brisé, a bu de la vodka jusqu’à ce que mort s’en suive. Le père de Christine Angot est mort, lui aussi, d’avoir lu L’Inceste [24].

En effet, le langage a des effets illocutoires et perlocutoires redoutables et le décès de la grand-mère de Chloé Delaume à l’issue de la parution de Dans ma maison sous terre ne dément pas la puissance de ses sortilèges. Néanmoins, au-delà de la magie noire, c’est la force de vie ou de survie que Delaume semble dégager du langage qui interpelle le plus souvent le lecteur.

User de la fiction pour construire, reconstruire, le passé le présent signifie rester maître de son propre destin. Contrer Parque et fatum, se redresser par le biais des techniques narratives. Ne jamais filer doux, tisser son quotidien. Dire non, rester debout. Se réapproprier sa propre narration existentielle, utiliser la langue pour parer aux attaques rampantes et permanentes issues du Biopouvoir. Position verticale, riposte politique [25].

Au-delà de l’autofiction, Delaume fait donc preuve d’un rapport vital à l’écriture. Pour elle, comme pour Proust dans Le Temps retrouvé, « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent, c’est la littérature [26] » et ce quel que soit son mode de médiatisation.

Si jusque-là le livre, de par son pouvoir consacrant, était, pour les auteurs et leurs exégètes, un « horizon d’écriture incontournable [27] », pour reprendre l’expression de Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal dans « La Littérature exposée [28] », il est aujourd’hui indispensable d’accompagner le mouvement amorcé par des auteurs comme Pierre Guyotat, François Bon, Jean-Luc Raharimanana, Éric Chauvier, Jean-Yves Jouannais, ou encore Éric Chevillard, etc. [29], qui proposent un rapport tout à fait différent à l’écriture et qui dépassent le rapport quasi métonymique entre la littérature et le livre. Chloé Delaume appartient résolument à ces écrivains capables de penser la littérature hors le livre. D’ailleurs, dans un billet issu de la section « remarques et compagnie » (aujourd’hui disparue) de son site Web, elle réagit au fait qu’on lui demande régulièrement son avis sur le livre numérique et la tant annoncée mort du livre, et déclare une absence d’attachement ‒ d’aucuns parleraient de fétichisme ‒ pour le livre :

Je ne comprends pas cette peur du numérique. C’est le texte qui importe, pas son support. […], le rapport charnel au livre, c’est vrai que je ne le saisis pas, je ne l’ai jamais vécu, la bibliophilie, les reliures, ça me laisse de glace, seul le contenu me touche. Mais je reste perplexe, quand même, face à cette frayeur de la fin du livre, comme si ça signifiait la mort de la littérature, le numérique [30].

Cette posture qui fait primer le texte, l’écriture, l’expérimentation sur le support, elle la développera également à travers le dialogue entre Théophile et Clotilde Mélisse dans Dans ma maison sous terre. Clotilde Mélisse, qui aime à déclarer « le livre est mort, vive la littérature [31] ! », avec un point d’exclamation comme le précise Théophile, est une sorte d’alter ego militant du personnage de fiction Chloé Delaume, « un creuset à fantasmes, un transfert très grossier [32] » dit-elle. La littérature hors le livre selon Delaume possède une dimension indéniablement politique, voire éthique : contre « la république bananière des lettres [33] », puisque le livre est aussi pour elle, dans une certaine mesure, symbole de ce monde éditorial rongé par le monopole des grandes maisons d’éditions et leurs démarches commerciales. Ainsi, chercher à s’échapper du livre par la performance est également comme un moyen de remettre en question son monopole symbolique. Cela permet aux auteurs comme Delaume d’exercer le littéraire à l’extérieur du monde normatif de l’édition, l’objectif étant avant tout de laisser plus de place à l’expérimental.

Au-delà du simple exercice promotionnel, les écrivains contemporains revendiquent leur place dans l’espace public, et la lecture et la performance participent résolument de cette nouvelle présence. Loin d’être un locuteur in absentia, l’auteur contemporain s’incarne, s’expose, voire se trouve « surexposé », comme le constatent Ruffel et Rosenthal :

L’écrivain, s’il veut être présent et exister en tant qu’écrivain, doit désormais se rendre visible. Ses interventions dans le champ social vont de pair avec le développement du spectaculaire et d’une industrie culturelle littéraire pour lesquels le corps physique de l’auteur est de plus en plus requis : des signatures en librairie aux lectures publiques jusqu’au développement inédit et massif des festivals littéraires, on assiste à une transformation de la présence sociale de l’auteur. La visibilité de l’écrivain devient à la fois un principe esthétique et une condition sociale [34].

L’exercice même de la performance permet de pallier les écueils que peuvent parfois former la présence publique de l’écrivain en le faisant entrer dans l’espace et en lui donnant corps sur un mode purement représentationnel et fictionnel, mode qu’embrasse absolument Delaume. Grâce à son pseudonyme concaténant références à L’Écume des jours de Boris Vian et L’Arve et l’Aume d’Antonin Artaud, adaptation-traduction de La Traversée du miroir de Lewis Caroll, l’auteure reste toujours du même côté du miroir, le seul dans lequel la vie est possible : la fiction.

Notes

[1] V. Roselee Goldberg, Performances  L’Art en action, Londres, Thames & Hudson, 1999 ; Roselee Goldberg, La Performance, du futurisme à nos jours, Londres, Thames & Hudson, [1979] 2001 ; Cynthia Carr, On Edge  Performance at the End of the 20th Century, Middletown, Wesleyan University Press, [1993] 2008 ; Arnaud Label-Rojoux, Acte pour l’art, Paris, Al Dante, [1989] 2007.

[2] Je souligne. « On the one hand there was performance […] the work of a single artist, often using material from everyday life and rarely playing a conventional “character”, emphasizing the activities of the body in space and time, sometimes by the framing of natural behaviour, sometimes by the display of virtuosic physical skills or extremely taxing physical demands, and turning gradually toward autobiographical exploration. On the other hand there was a tradition, not often designated as performance until after 1980 but subsequently generally included in such work, of more elaborate spectacles not based upon the body or the psyche of the individual artist but devoted to the display of non-literary aural and visual images, often involving spectacle, technology, and mixed media. » (Carlson Marvin, Performance : A Critical Introduction, New York et Londres, Routledge, 2004, p. 115).

[3] V. Dorine Muraille, Mani, Fat Cat Records, 2003.

[4] Une partie de cette analyse de Corpus Simsi est tirée d’un article précédemment publié : Anaïs Guilet, « Lire le jeu vidéo, jouer à la littérature : Corpus Simsi de Chloé Delaume », Questions de communication, série acte 8 : Les jeux vidéo au croisement du social, de l’art et de la culture, Sylvie Craipeau, Sébastien Genvo et Brigitte Simonnot (dir.), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010.

[5] « Performance as an aesthetic act is above all the art of experiment, the art of intensity and communicability, the art having the greatest number of signs at each moment of its evolution, the art of constant narrative, chromatic and formal transformation. Where the artist is also no longer the contemplative creator of his own work, but lives the art he creates and creates an art that lives. » (Fernando Aguiar, Performance : the Essence of the Senses, en ligne ici).

[6] Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel, « Introduction », Littérature, nº 160, décembre 2010, p. 9. En ligne ici.

[7] David Ruffel, « La littérature contextuelle », ibid., p. 62. En ligne ici.

[8] Ibid,  p. 63.

[9] Chloé Delaume, « Vie, saisons, épisodes », en ligne ici.

[10] « [It] has been picked up among the existing physical bodies and it has been shown or ostended » (Umberto Eco, «Semiotic of Theatrical Performance», The Drama Review : TDR, Vol. 21, nº 1, Theatre and Social Action Issue, mars 1977, p. 110).

[11] « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. Je le dis, le redis, sans cesse partout l’affirme. Je m’écris dans des livres, des textes, des pièces sonores. J’ai décidé de devenir personnage de fiction quand j’ai réalisé que j’en étais déjà un. À cette différence que je ne m’écrivais pas. D’autres s’en occupaient. Personnage secondaire d’une fiction familiale et figurante passive de la fiction collective. J’ai choisi l’écriture pour me réapproprier mon corps, mes faits et gestes, et mon identité » (Chloé Delaume, S’écrire mode d’emploi, Publie.net, 2008).

[12] « Within the play frame a performer is not herself (because of the operation of illusion) but she is also not not herself (because of the operations of reality). Performer and audience alike operate in world of double consciousness » (Carlson Marvin, Performance : A Critical Introduction, New York et Londres, Routledge, 2004, p. 49).

[13] Nancy Huston, L’Espèce fabulatrice, Paris, Actes Sud, 2008, p. 24.

[14] « […] the use of performance to explore alternate selves or to reveal fantasies or psychic autobiography had by the mid 1970’s become a major approach to performance in the United States » (Carlson Marvin, Performance : A Critical Introduction, New York et Londres, Routledge, 2004, p. 126).

[15] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009, p. 202.

[16] Entretien radiophonique avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, dimanche 9 août 2009.

[17] Description de la performance « Messalina Dicit » sur le site d’Actoral.11. En ligne ici.

[18] Retranscription de la performance « Messalina Dicit » réalisée par Chloé Delaume et Gilbert Nouno, le 14 septembre 2011 à La Criée à Marseille lors du festival Actoral.11. En ligne ici, consulté le 25 mars 2016.

[19] Ibid.

[20] Entretien radiophonique avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, dimanche 9 août 2009.

[21] V. Chloé Delaume, La Vanité des Somnambules, Paris, Leo Scheer, 2003 ; Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Leo Scheer, 2003 ; Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, Paris, Seuil, 2012 ; La règle du Je. Autofiction : un essai, Paris, PUF, 2015.

[22] Chloé Delaume, S’écrire mode d’emploi, Publie.net, 2008.

[23] Arnaud Maïsetti, « Chloé Delaume Dans ma maison sous terre : Poétique de l’autofiction », billet de blog, 28 février 2009, en ligne ici.

[24] Chloé Delaume, « Le soi est une fiction », entretien avec Barbara Havercroft, Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012. En ligne ici.

[25] Chloé Delaume, S’ écrire mode d’emploi, Publie.net, 2008.

[26] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard [1927], 1990, p. 202.

[27] Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel, « Introduction », Littérature, op. cit., p. 4.

[28] Ibid.

[29] Auteurs que citent David Ruffel dans « Une littérature contextuelle », Littérature, op. cit.

[30] Chloé Delaume, billet de blog, « Remarque et cie », anciennement en ligne ici, consulté le 13 juin 2010.

[31] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009, p. 27.

[32] Ibid. p. 29.

[33] Ibid. p. 27.

[34] Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel, « Introduction », Littérature, op. cit., p. 10.

Auteur

Anaïs Guilet est maîtresse de conférences en Lettres et en Sciences de l’information et de la communication à l’université Savoie-Mont Blanc. Elle fait partie de l’équipe G-SICA, consacrée à la  recherche sur l’image, la communication et les arts numériques, du laboratoire LLSETI. Spécialisée dans les humanités numériques, ses recherches portent sur les esthétiques numériques et transmédiatiques, ainsi que sur la place du livre dans la culture contemporaine. Son site Web : www.cyborglitteraire.com.

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Chloé avec les vampires


« L’autofiction s’approche souvent de la magie noire » a déclaré Chloé Delaume dans un entretien avec Barbara Havercroft. Sous ce titre qui démarque explicitement  la série télévisée Buffy the vampire slayer et La nuit je suis Buffy Summers, on se propose d’examiner, d’une part, la recherche de supports extra-littéraires dans le travail de Delaume, et d’autre part les aspects performatifs (différents de son activité de « performeuse ») de l’œuvre, dans sa relation avec la mort – mort cherchée, mort procurée – ainsi que dans sa volonté de provoquer un « haut-le-cœur du lecteur ».

“Autofiction often borders on black magic”, states Chloé Delaume in an interview with Barbara Havercroft. With this title, “Chloé with vampires” which refers to the TV serial Buffy the vampire slayer and Delaume’s book By night I am Buffy Summers, we intend to look for extra-literal basis in Delaume’s work, as well as the performative trends in several of her books, as linked with death and her wish to provoke “the reader’s nausea”.


Texte intégral

Lorsque [l’écrivain] publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée […] de vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. À peine un livre s’est-il abattu sur un lecteur qu’il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s’épanouit, devient enfin ce qu’il est : un monde imaginaire foisonnant où se mêlent indistinctement […] les intentions de l’écrivain et les fantasmes du lecteur. Ensuite, la lecture terminée, le livre épuisé, abandonné par le lecteur, attendra un autre vivant afin de féconder à son tour son imagination […] [1].

Ces réflexions de Michel Tournier proposent de définir le livre, et non l’écrivain, comme un vampire, qui va se nourrir du lecteur. Or le vampire en littérature a de multiples usages, depuis le littéral (le personnage) jusqu’aux nombreuses fonctions métaphoriques. Il m’a semblé que cette image pouvait constituer une clef de lecture du travail de Chloé Delaume, d’autant qu’elle nous est obligeamment fournie par l’auteur à divers moments de l’œuvre. Parmi ces usages, on dénombrera le vampire littéral (dont on verra qu’il accède très vite au second degré) par exemple dans La nuit je suis Buffy Summers [2], le vampire intertextuel, le vampire psychologique (même si l’auteur casse sur la tête d’un psy qu’on espère imaginaire un cendrier de bonne qualité ‒ c’est du Baccarat [3]), vampire qui se rencontre entre autres dans Une femme avec personne dedans, le vampire performatif et le vampire métatextuel. Quant au vampire autofictionnel, il est en facteur commun avec tous ces avatars de la variété, dont on va voir qu’ils sont étroitement articulés.

Assez tôt dans La nuit je suis Buffy Summers, le personnage déclare « Je m’appelle Buffy Summers. Je suis un personnage de fiction » (LN 32). Or le titre et cette déclaration font écho avec le leitmotiv « Je m’appelle Chloé Delaume, je suis un personnage de fiction [4] », qui est précisément la signature de Chloé Delaume, son auto-présentation. Il s’agit d’un roman interactif, sur le modèle des « livres dont vous êtes le héros ». Ce type de livre, d’origine anglo-saxonne, fonctionne sur le principe de choix multiples proposés au lecteur, choix qui offrent des bifurcations possibles à l’histoire. La nuit je suis Buffy Summers est

une jolie utilisation nostalgique des Livres dont vous êtes le héros, immensément populaires durant les sept ou huit années qui suivirent la parution du The Warlock of Firetop Mountain, de Steve Jackson et Ian Livingstone, en 1982, avec leurs choix multiples numérotés en fin de paragraphe permettant au lecteur de développer une lecture « interactive ». […] Surprenante, réussie parodie, rusée et inquiétante, d’un livre dont vous et Buffy seriez les héros [5].

À ce titre, le livre de Delaume joue avec la frontière des genres, ou plus précisément avec leur hiérarchie : les « livres dont vous êtes le héros » n’appartiennent pas à la « bonne » littérature [6], hiérarchie que refuse implicitement l’auteur.

D’autre part, les bifurcations proposées à tout moment, même si elles ne sont pas sans exemple dans la littérature-papier [7], font évidemment signe du côté de la littérature numérique avec les liens, les renvois hypertextuels. On pourrait faire le même type d’analyse avec Corpus Simsi [8] ou Certainement pas [9], mais la spécificité de Buffy est précisément le motif vampirique. D’autant plus que le livre est lui-même un emprunt « vampirique » à la série télévisée Buffy contre les vampires. Cette série appartient à ce que Martin Winckler appelle des « fictions-miroirs », c’est-à-dire des fictions qui cultivent l’intertextualité et « s’interrogent ouvertement sur leur propre élaboration [10] ». Ce qui invite potentiellement le lecteur (ou le téléspectateur) à s’interroger aussi, voire à participer. Le livre de Delaume est plus précisément fondé sur un épisode de la série Buffy [11] qui met en question tout ce qui a précédé : l’épisode se situe dans un hôpital psychiatrique et suggère que, depuis le début de la série, Buffy est une schizophrène, toutes ses aventures ne sont que des projections mentales.

Delaume va jouer avec les éléments sémantiques fournis par la série, mais en pratiquant des crossover et en modifiant le pacte générique, notamment en proposant au lecteur une série de choix qui modifient son parcours de lecture, même si sa liberté est finalement restreinte.

1. Vampire et intertexte

La thématique du vampire, on l’a dit, est à multiples entrées. J’examinerai en premier lieu le fait que l’écriture est une opération de vampirisation des écritures antérieures. Delaume en a parfaitement conscience, à preuve la description qu’elle fait des opérations d’écriture dans un entretien avec Barbara Havercroft :

L’écrivain est un fossoyeur : des siècles d’histoire littéraire, alignement des urnes et Necronomicon [12]. Chaque lourd volume vous toise, tant d’œuvres vous contemplent, classiques, modernes et avant-garde. […] pratiquer l’écriture c’est user du charnier mis à disposition, prélever dans les entrailles un motif ici-même, tricoter sa syntaxe sur des nervures anciennes, si fragiles que souvent elles se changent en poussière au premier point de croix. Tous mes livres sont bâtis sur des monticules d’os et à base de fragments de moult cages thoraciques [13].

L’intertextualité est certes un phénomène général, mais dans le cas de Buffy elle est étroitement liée au genre du texte : en effet, le fait que le livre soit censé interactif induit notamment qu’il fonctionne avec un personnel, des décors, des actions reconnaissables par le lecteur. Au premier chef, l’usage du personnel de la série : Buffy et ses compagnons, réduits à une initiale, W pour Willow, A pour Alex, ou X pour Xander, nom d’Alex dans la série d’origine, tandis que les méchants sont nommés : Spike, qui est un vampire, garde son nom, ainsi que Cordelia. En second lieu, des scènes canoniques. Par exemple, la séquence 58 est un compendium de situations stéréotypées : désastre imminent et sauvetage in extremis. L’héroïne, captive, est entraînée dans des souterrains, cernée par des hommes encagoulés, ligotée sur un pentacle, incantations, surgissement de Zarathoustra réveillé par les incantations, il estourbit les méchants, tous les gentils arrivent, couverts de sang mais heureux, the end (LN 110-115). Sauf que ce n’est pas the end ; la séquence suivante récrit la précédente, mais finit mal : « Je suis désolé, dit le médecin. Cette fois-ci nous l’avons perdue » (LN 119). On reviendra sur cette fin.

En troisième lieu, le livre puise dans l’encyclopédie du fantastique, de la science-fiction, de la fantasy, fondée sur une culture filmique et télévisuelle, même si, à l’arrière-plan, il y a la tradition « gothique » : dans Le Monde [14], Alain Morvan, qui a procuré dans La Pléiade une édition de cinq romans gothiques (Frankenstein, Le Moine, Le château d’Otrante, etc.) déclarait son affection pour Buffy contre les vampires. Le champ sémantique du vampirisme est présent sous la forme éminente (car unique) d’un dessin, représentant un pieu, qui ponctue à intervalles réguliers les rubriques « Salubrité Mentale » et « Habitation Corporelle [15] ». Examinons quelques exemples de ces intrusions.

Le plus souvent, il s’agit d’allusions ponctuelles, assez faciles à repérer pour le lecteur familier de cette culture, et portant essentiellement sur des personnages. Ainsi la dame qui tient une bûche dans ses bras (LN 34) est un personnage de la série Twin Peaks de David Lynch, ce qui est confirmé par l’apparition de Laura Palmer (LN 45), héroïne (morte) de la série. De même Bree Van de Kamp (LN 86), sortie de la série Desperate Housewives, dont l’obsession du rangement et de la propreté est bien utile quand il s’agit d’éliminer quelques cadavres, ou Locke (LN 98) et le vol 815 d’Oceanic Airlines, en provenance de Lost. Mais les séries télévisées, familières certes aux « jeunes lecteurs » supposés de Buffy, ne sont pas la seule source intertextuelle. Le cinéma est également convoqué, avec des allusions parfois plus délicates à repérer. Certes, on identifie assez vite un certain Stéphane Blandichon, dont le nom ne nous dit rien, mais qui nous devient familier quand nous apprenons qu’il a fait ses études à Poudlard, dans la section Serpentard, où il a passé son Master de Sorcellerie sur le sujet suivant : « De l’utilisation de la littérature pour conquérir le monde. » (LN 70) Cet émule de Harry Potter définit ainsi son programme, qui pourrait bien avoir inspiré l’auteur :

Nous avons oublié d’évider les personnages de fiction. Puiser l’énergie des héros de légende, aspirer l’essence fictionnelle dont ils sont constitués. Se gorger de la vitalité de l’écriture. À terme rédiger un roman dans le seul but de s’emparer de la vigueur de ses personnages. (LN 70)

La série des films inspirés de l’œuvre de J.K. Rowling appartient peu ou prou au même univers culturel que les séries télévisées. Plus difficile est de cerner à quoi fait allusion le personnage qui déclare :

Le soleil vert, depuis longtemps, on sait que c’est de la chair humaine. […]

On n’a pas toujours mangé les morts dans les sociétés occidentalisées du xxième siècle. On préférait les animaux, c’est eux qu’on tuait exprès pour ça. (LN 21-22)

car la référence au film de Richard Fleischer, Soylent Green (1973), dont le titre français est Soleil vert, est moins immédiate que dans les exemples précédents. Plus difficile encore de décrypter le nom de Sutter Cane (LN 101), qui renvoie au film de John Carpenter, In the mouth of Madness (1994) (en français, L’Antre de la folie) : la thématique du film, par l’indécidabilité qu’elle programme entre le « réel » et la « folie », est en résonance évidente avec celle de La nuit je suis Buffy Summers [16]. D’autant que l’un des inspirateurs de Carpenter est précisément Lovecraft, déjà évoqué à propos de l’imaginaire Necronomicon, et qui ressurgit dans l’invocation à Cthulhu, dans une langue inconnue mais compréhensible pour les lecteurs de L’appel de Cthulhu (LN 100), identification confirmée peu après par le nom même de l’écrivain : « L’auteure n’entendait pas. Pour faire peur à ses personnages, elle avait invoqué un illustre Grand Ancien qui lui dévorait le crâne à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre [17]… » (LN 102).

Dans tous ces cas, les « emprunts » sont à la fois des hommages (Lovecraft), des clins d’œil à une culture partagée avec le lecteur (Harry Potter) mais aussi des détournements (Bree Van de Kamp.) Surtout, ils constituent des étayages : le lecteur, dans la mesure où il a affaire à une encyclopédie dont il partage les références, accepte plus volontiers de s’immerger dans un univers fictionnel ; à la limite, il accepte le pivotement qui lui est proposé entre son « réel » et ce qu’il lit. C’est précisément la question posée par l’épisode de Buffy, comme dans le cas de Sutter Cane et d’autres, et qui renouvelle agréablement la question canonique à la fin d’un récit d’épouvante : « était-ce un rêve ? »

2. Vampire et psychologie

Quittons provisoirement Buffy pour examiner Une femme avec personne dedans. De ce texte on ne retiendra que la relation entre l’auteur et sa lectrice, qui est une variation sur le motif du vampire, mais pas exactement dans le sens suggéré par Tournier. Mais il faut préciser d’emblée que le savoir psy que détient à l’évidence l’auteur ne l’emprisonne pas. Elle ironise à plusieurs reprises sur les prétentions des analystes à « comprendre » ou commenter son histoire, son mal-être : dans Le Cri du sablier intervient de loin en loin un psy qui fait chaque fois fausse route, et dont le texte finit par dénoncer le caractère fictif :

Il me fallait seulement dialogue à l’avatar un double ficelé rôti pour enfourner proprette ma post-consomption […] Car depuis le début tout n’était qu’autopsy[18].

L’auto-analyse forge ses propres outils, même si elle fait usage de ceux que l’analyse peut lui fournir.

Une femme avec personne dedans relate l’identification pathologique d’une lectrice à l’écrivain, difficilement supportable pour celle-ci, car elle lui présente un miroir, mais déformant. Le manuscrit de la lectrice lui apparaît comme « un décalque malsain de [ses] trois premiers livres. […] sa langue […] ânonnait les stigmates de la mienne » (UF 8). La narratrice s’interroge sur la carence qui a provoqué cette assimilation morbide : « qui pouvait à ce point être devenu aphone pour se greffer fil blanc, au vif des cordes vocales, mes polypes étrangers ? » (UF 8) Nous reviendrons sur cette émergence de la voix, voix empêchée d’un côté, voix dérobée/dérobante de l’autre. La lectrice finit par énoncer son but : « Je veux être à mon tour Chloé Delaume » (UF 12). Face à l’impossible de cette demande, la narratrice tente de donner un conseil : « cesser d’aspirer mon ombre » (UF 8), c’est-à-dire : cesser d’être (ou d’essayer d’être) mon vampire. Mais la lectrice se suicide. Son secret : elle a été victime d’un inceste, et l’écriture ne lui a pas permis de surmonter son trauma. Commentaire, implacable mais lucide, de la narratrice : « Elle n’avait pas saisi qu’une plaie seule ne chante guère » (UF 11).

Ce suicide, point de départ du livre, ouvre ou plutôt accompagne une crise dans la vie de la narratrice, qui se dit « exsangue » (UF 9). Les ruptures, liaisons et déliaisons évoquées sont renvoyées à une cause unique :

Être en moins, c’est la cause. J’ai déserté mon corps il y a des années […] J’ignorais que la vacance pouvait être visible pour une âme extérieure. […] Un qui suis-je, n’est-ce pas, qui suis-je. Peut-être bien une femme avec personne dedans. (UF 15-16)

Je m’enfonce au divan, une enfant laissée seule, toujours seule. L’ennui. L’ennui, le vide. L’angoisse qui creuse, les os troués, l’attente attire les morts vivants (UF 27).

Et de fait, les morts-vivants sont bien arrivés : « Mon cœur a l’âge d’une reine vampire » (UF 35). Comme le prouve l’expérience du miroir, bien connue de tous les lecteurs de Bram Stoker et autres : « mon reflet n’y est plus » (UF 86). La narratrice a donc bien été vampirisée (« exsangue »), toutefois la conséquence n’est pas la mort, ou la transformation en un nouveau vampire qui répandrait à son tour la malédiction, mais la perte du langage, ou de la parole. Le lecteur est confronté à deux chapitres quasi-vides, l’un intitulé « Calliope, mutisme », l’autre « Calliope, autisme », qui ne comportent qu’une phrase chacun : « Ceci est le récit de ma propre Apocalypse » (UF 69). « Ceci est le récit de ma propre Apocalypse, il ne faudrait pas l’oublier » (UF 99). Calliope, muse de la poésie, de l’éloquence, est donc ici à contre-emploi, mais la référence érudite ne doit pas masquer la terreur, car c’est un mutisme qui remonte loin, à l’enfance et au silence imposé par l’entourage :

Vous fûtes témoin cuisine dénouement innommable pour tout individu benoîtement formaté. Chaque membre de la famille redoutait qu’un matin vous lâchiez le récit au petit déjeuner. Vous fûtes enfant rustine du silence imploré [19].

Mais mutisme et autisme ‒ apanages de la narratrice ‒ sont paradoxalement des auxiliaires de l’écriture, loin toutefois de l’écriture-sublimation, ou consolation, comme l’a peut-être cru la lectrice :

Écrire pour ne pas mourir, ça ne peut avoir de sens. J’écris pour déconstruire : modifier le réel, la fiction et la langue sont des outils guerriers. […] je suis de Némésis une enfant naturelle, le don de qui est dû j’en ai fait ma mission, seule la vengeance m’anime […] mon âme est un hachoir. (UF 74-75)

Après l’évocation du « désastre étranger » (UF 76) – même le désastre n’est pas de l’ordre du « propre », il est invasion [20] ‒ le dernier chapitre, intitulé « De l’autre côté », change de registre, devient interactif, et par là humoristique. Il fait appel au lecteur qu’il suppose « attendant lascivement la suite des événements » (UF 111) : « Au milieu est ma vie. Laquelle me souhaitez-vous ? » (UF 112) Suit un questionnaire, sur le modèle familier des magazines féminins, dont le résultat permet de savoir lequel des chapitres suivants vous est destiné [21]. Le temps des noyaux est une réponse post mortem à la lectrice, ou à tout lecteur : « Ne m’investissez pas en surface à transferts, entrez en votre Je […] Écrivez-vous vous-même, quelle vie vous souhaitez-vous » (UF139).

Une femme avec personne dedans (2012) est postérieur à La nuit je suis Buffy Summers (2007) alors qu’on serait tenté de croire que cette fin interactive, qui intervient à la fin d’un roman non interactif, prépare le passage de l’un à l’autre. En fait cette absence de fléchage pourrait être la marque de ce refus des hiérarchies de genres déjà signalé.

3. Performativité du vampire

L’enfant du Cri du sablier, prise dans la violence du père (et de la mère), prie : « Dieu vous qui êtes si bon et si juste exaucez ma prière par pitié tuez mon père et je promets d’être sage et de devenir bonne sœur et de plus jamais monter sur les marches de l’autel [22]. » Curieusement, elle ne prie pas pour la mort de sa mère, alors que celle-ci n’est pas mal non plus :

Combien de fois ma fille mon tourment mon dégoût ai-je espéré qu’enfin tu ne sois qu’un mirage. […] Ma Chloé mon erreur comprends-tu ton prénom je te crachais en mars à la vie à ma mort pensant t’inoculer cancer du nénuphar et […] j’ai fini première enterrée en juillet [23].

On sait que « Chloé » n’est pas le prénom natif de l’auteur, c’est le prénom de l’héroïne de L’Écume des jours, qui meurt d’un nénuphar dans le poumon : or la mère (dans la fiction) prononce le prénom que l’auteur s’est donné bien après la mort de la mère, comme une signature, un aval.

Dieu, pour une fois, répond, et même il exauce le vœu :

Tu as voulu du père la chute irrémédiable la chute au marécage parricide écumant. J’accède à ta requête. Mais contre prélèvement. Un modique tribu (sic) : je t’enlève la maman. Ton souhait est exaucé. Maintenant il faut payer. […] Car ma petite sirène, vois j’ai coupé la queue. A présent donne ta voix [24].

Quelles ont pu être les conséquences, pour l’enfant puis pour l’adulte, de cette efficacité de la pensée magique ? L’auteur lui-même y a réfléchi, et s’en explique :

L’autofiction s’approche souvent de la magie noire. Le Je n’est pas le Moi, il exige des rituels et souvent des victimes. La femme de Doubrovsky, en lisant le manuscrit du Livre Brisé, a bu de la vodka jusqu’à ce que mort s’en suive. Le père de Christine Angot est mort, lui aussi, d’avoir lu L’Inceste. Il est fort possible que les écrivains aient depuis fort longtemps perdu le pouvoir de changer le monde, mais la particularité de l’autofiction, c’est qu’elle manipule du vivant, les corps et les âmes sont réels, et au-dessus du grimoire nous sourit Némésis. La déesse de la vengeance, mais plus précisément “le don de ce qui est dû”. Le projet de mon roman Dans ma maison sous terre était de tuer ma grand-mère. Ça a bien fonctionné, mais je n’ai aucun mérite, elle était tellement vieille. Par contre, je l’ai payé [25].

La performativité de l’écriture est donc articulée, non pas à l’autobiographie, mais à l’autofiction.

4. Fiction, autofiction

Retour à Buffy.

Le pacte de base de la littérature, c’est le maintien d’une frontière ferme entre l’univers de la fiction et l’univers du lecteur, même s’il y a suspension d’incrédulité pendant le temps de la lecture. Des textes du type de Continuité des parcs de Cortazar [26] sont, en principe, l’exception. Or, dans Je suis Buffy Summers, le « dérapage » est une constante. La fiction contamine le réel, à preuve : « Tout a dérapé quelques années après que le premier personnage de fiction ait (sic) été élu gouverneur de Californie [27] » (LN 35) ? Mais ce dérapage ne consolide pas pour autant le statut des personnages de fiction, et les voix narratives s’en inquiètent : « Personnage de fiction, c’est la mémoire des hommes qui nous maintient en vie au-delà de nos aventures gravées dans un airain dont les supports varient » (LN 32).

Un personnage toutefois a un statut à part dans le texte, c’est Clotilde : elle semble se situer au même niveau que les autres mais elle est peut-être un avatar de C[h]loé, c’est du moins ce que l’on peut croire d’abord, comme le suggérerait ce qu’elle déclare :

Je ne m’entends pas si bien avec le reste du groupe […] Je suis une pièce rapportée. […] Ils disent que je suis paranoïaque, qu’on m’écrit au même niveau qu’eux, que je n’ai pris la place de personne, et que jamais ils ne pensent à ça. […] Laisse-toi écrire n’importe comment si tu veux. Mais moi je ne suivrai plus la moindre des lignes imposées. À partir de maintenant je me désolidarise de cette narration. (LN 46-47)

Cette liberté qu’elle prend pourrait nous faire penser qu’elle est l’auteur, ou l’un des auteurs possibles. Clotilde ne peut pourtant pas être confondue avec « l’auteur », elle se distingue de « son écrivain »:

Je suis une borderline tout ce qu’il y a de plus classique, je n’ai aucun pouvoir magique. […] Avant, là où j’étais, mon utilité, je ne sais pas. Mon insertion sociale non plus. Mais au moins j’écrivais des livres. […] Je n’ai jamais été héroïne principale, et ça c’est assez triste, voire décevant, pour un personnage de fiction. J’étais écrivaine terroriste, je posais des bombes dans les salons. Je m’amusais énormément mais la police m’a attrapée. Mon écrivain n’a rien pu faire […] (LN 85-86)

Discutant avec « Vous », qui incarne la nouvelle Buffy, elle la met en garde :

Je crois que notre auteure est furieuse […] Tu étais l’héroïne, tu avais le pouvoir et très souvent le choix. C’est pas tellement fréquent, elle était laxiste avec toi. A mon avis elle t’aimait bien, elle doit être extrêmement déçue. (LN 101)

Clotilde interpelle alors l’auteur, mais « l’auteure n’entendait pas. Pour faire peur à ses personnages, elle avait invoqué un illustre Grand Ancien qui lui dévorait le crâne à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre… », monstre que nous avons déjà rencontré.

5. Où se situe donc l’auteur autofictionnel ?

Si on examine la dissémination des pronoms personnels, on constate que « Vous » désigne le lecteur, mais aussi la nouvelle Buffy, ce qui revient au même puisque le joueur/la joueuse est censé s’identifier au héros du jeu ; les « Je » (Miss Mildred, Clotilde…) sont variables, de mêmes que les « Il », « Elle ». Le seul pronom qui semble vraiment « personnel », c’est le « Tu » : « Tu ne commets le meurtre qu’à l’intérieur. Tu ne sais lutter que contre toi. Ton héritage c’est un sang rance, ton histoire inscrite aux cellules tu as voulu y échapper. » (LN117) Ce « Tu » est au centre de la séquence finale, mais c’est un centre immobile, cerné par les voix, car cette dernière séquence est une sorte de strette infernale, à voix multiples.

Les voix ennemies, sous couleur d’exempter « Buffy » de sa responsabilité ‒ « (Ce qui se passe en vrai, ce n’est pas de ta faute. C’est une tare génétique. […] Tu es atteinte, mon ange, d’une maladie terrible. Tu dois être née comme ça, l’inné de la souffrance » (LN 118) ‒ l’incitent à revenir « au réel », c’est-à-dire à l’hôpital, à la normalisation pathologique. Les voix amies, qui sont les voix de la fiction, l’appellent au contraire : « Être l’Élue pour soi ce n’est peut-être pas grand-chose mais tu resteras vivante, avec nous oui, vivante, car ici est ton monde. Renonce à leur là-bas, pour eux tu ne seras rien qu’une énième schizophrène » (LN 119). « Buffy » s’échappe dans la mort, ultime liberté : « Je suis désolé, dit le médecin. Cette fois-ci nous l’avons perdue » (LN 119). Ce qui était la fin de l’épisode de la série originale.

Dans cette strette, le lecteur retrouve les éléments qui lui sont familiers depuis les premiers livres de l’auteur, la folie familiale et ses conséquences sur la vie de l’enfant puis de l’adulte, mais ces éléments sont modulés dans le registre vampirique de la série, donc ludiques (« En guise d’arme un fémur est brandi cœur de poing […] la salle est un marais de sang, etc. » LN 118-9) ce qui laisse au lecteur la liberté de lire au degré qu’il voudra. Le tragique (incontestable) de l’histoire, Chloé Delaume ne l’a jamais modulé au premier degré. Ce que n’avait pas compris la lectrice d’Une femme avec personne dedans. Et l’auteur Delaume n’en reste pas à « la plaie seule ».

Il y a peut-être une efficacité particulière dans la série Buffy. En 2002, j’avais organisé avec Martin Winckler une décade à Cerisy sur les séries télévisées, et une soirée était consacrée à Buffy : c’était un épisode où les vampires avaient dérobé la voix des habitants de tout un village, et donc tous les humains de cet épisode étaient muets. Le lendemain, une participante du colloque était frappée d’aphasie… Heureusement, par-delà le drame et la psychose, la voix de l’écrivain continue de « chanter ».

Notes

[1] Michel Tournier, Le Vol du vampire, Paris, Gallimard, « Idées », 1981, p. 12-13.

[2] Chloé Delaume, La nuit je suis Buffy Summers, Alfortville, Éditions Ère, 2007. Désormais LN. Les références seront données dans le corps du texte.

[3] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction et Cie », 2012. Désormais UF. Les références seront données dans le corps du texte. « Un jour un thérapeute a émis l’hypothèse selon laquelle mes tentatives de suicide suivaient le modèle paternel, le modèle, la pulsion de mort en héritage, une singerie pour m’en rapprocher. Je lui ai cassé le nez avec le cendrier. Un baccarat, pas de la camelote, le cabinet était à Saint-Cloud » (UF 93).

[4] Déclaration notamment dans Chloé Delaume, La règle du Je, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 5, 21, 35, 44, 79. Voir aussi Chloé Delaume, « S’écrire mode d’emploi », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s) : Colloque de Cerisy, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, p. 109.

[5] Charybde2, blog consulté le 2 février 2014.

[6] Lors de la publication de mon Atelier d’écriture (première édition : Paris, Bordas, 1989), j’avais proposé en guise de sous-titre « Un livre dont vous êtes le héros », et le responsable de la collection avait répondu en substance : vous ne connaissez certainement pas, mais c’est un intitulé très bas de gamme…

[7] V. Raymond Queneau, « Un conte à votre façon » [1967], dans Oulipo, La littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973, p. 273-276.

[8] Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003.

[9] Chloé Delaume, Certainement pas, Paris, Éditions Verticales, 2004.

[10] Martin Winckler, Les Miroirs de la vie. Histoire des séries américaines, Paris, Le Passage, 2002, p. 80.

[11] L’épisode 17 de la sixième saison.

[12] Le Necronomicon est un livre maléfique, mais imaginaire, inventé par H.P. Lovecraft. Après lui, d’autres auteurs de fantasy ont repris ce titre, au point de faire croire à son existence. Pour finir, le titre a été « décliné » en plusieurs réalisations.

[13] « Le soi est une fiction : Chloé Delaume s’entretient avec Barbara Havercroft », dans Barbara Havercroft et Michael Sheringham (dir.), Fictions de soi/Self-fictions, numéro de la Revue critique de fixxion françaisecontemporaine / Critical Review of Contemporary French Fixxion, n°4, juin 2012, p. 126.

[14] Double page « Fort accès de fièvre gothique » (Le Monde du 31 octobre 2014). Alain Morvan, « Un monde sans peur est un monde qui fait peur », propos recueillis par François Angelier : « Touchant le cinéma et les séries télévisées, je suis assez sévère avec “Twilight”, mais la série “Buffy contre les vampires” m’a semblé intéressante » (p. 3.)

[15] Il y a bien un autre graphisme, en bas de page impaire, représentant une paire de dés, mais contrairement au précédent il n’est pas inclus dans le texte.

[16] Rappelons que le livre est fondé sur l’épisode où est suggéré que toutes les aventures de Buffy ne sont que fantasmes schizophréniques.

[17] Les mots en italiques citent L’appel de Cthulhu.

[18] Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Tours, Farrago, 2001, p. 122-123.

[19] Le Cri du sablier, op.cit., p. 82. Les lecteurs de Delaume savent à quel drame familial il est fait allusion : le meurtre de la mère par le père, le suicide de ce dernier, précédé par un geste de menace meurtrière vis-à-vis de l’enfant qui y assiste.

[20] Nous avons volontairement laissé de côté des pans entiers du récit et l’évocation des relations avec Igor ou la Clef.

[21] J’ai une majorité de B, mon chapitre est donc B5, F7, dame cavalier (UF 130), un hymne à la déconstruction. Lilith dolorosa (UF 119-128) est un hymne à la nulliparité et le récit du meurtre de la femme aimée qui annonce qu’elle veut avoir un enfant.

[22] Le Cri du sablier, op.cit., p. 37.

[23] Ibid., p. 65.

[24] Ibid., p. 80. Dans le conte d’Andersen, la petite sirène, amoureuse d’un humain, veut être semblable à lui : elle obtient des jambes à la place de sa queue de sirène, mais devient muette.

[25] Entretien cité avec Barbara Havercroft.

[26] Julio Cortazar, « Continuité des parcs » [1956], dans Les Armes secrètes, traduit de l’espagnol par Laure Bataillon, Paris, Gallimard, 1973.

[27] Il s’agit de l’acteur Arnold Schwarzenegger, qui n’est évidemment pas un « personnage de fiction » mais que le public a pu confondre avec les rôles qu’il a incarnés (Terminator…).

Auteur

Anne Roche, professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, spécialiste de littérature française et francophone des xxème et xxième siècles, est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages de théorie littéraire ainsi que de fiction (romans, théâtre). Dernière publication : Algérie, textes et regards croisés, Éditions Casbah (Alger), 2017.

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De Nathalie Dalain à Chloé Delaume : qui est qui ?


Tout en étant d’abord le pseudonyme de Nathalie Dalain, « Chloé Delaume » est devenue, au fil des années, un être autonome, indépendant et distinct de celle-là. Bien que les deux partagent des éléments d’identité incontestables, dire qu’elles sont identiques serait naïf et inexact. En prenant surtout des exemples dans les textes de l’auteure, mais aussi en s’appuyant sur des articles de journal relatant le meurtre-suicide de ses parents, cet article trace l’évolution et la fonction du nom et de l’identité de Chloé Delaume, et montre comment elle se distingue de Dalain.

While “Chloé Delaume” was originally Nathalie Dalain’s pseudonym, she has become, with the passage of time, an autonomous, independent, separate being. While these two undeniably share certain elements of their identities, saying they are identical is both naïve and inaccurate. Primarily through the use examples from the author’s work, supported by the newspaper articles relating her parents’ murder-suicide, this article traces the evolution and the function of the name and identity of Chloé Delaume, and explicitly demonstrates how she is different from Dalain.


Texte intégral

« Je ne dis pas tout mais je peins tout. »

Pablo Picasso

« [P]arce qu’écrire, c’est toujours cacher quelque chose de façon qu’ensuite, on le découvre. »

Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur

« Qui détient le langage possède déjà le pouvoir. »

Chloé Delaume, Les Sorcières de la République

Quand elle écrit : « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction », devrait-on la croire ? Si celle qui le dit est en effet un personnage de fiction, quel est son rapport à l’identité de Nathalie Dalain qui figure sur ses papiers d’identité (« figurait » serait peut-être plus exact, mais nous y reviendrons dans la conclusion) ? Depuis 2000, on lit ces deux phrases-phares comme une rengaine récurrente et régulière dans les textes principaux de l’écrivaine qui s’appelle et se fait appeler Chloé Delaume. Toujours depuis cette même année de l’arrivée de Delaume sur la grande scène littéraire avec la publication des Mouflettes d’Atropos, les journalistes, les lecteurs et les chercheurs semblent prendre plus ou moins pour acquis que, tout en se disant personnage de fiction, Chloé Delaume n’a fait que prendre le relais de l’adulte qu’est devenue Nathalie Dalain, la petite fille qui, le 30 juin 1983, à Bourg-la-Reine, a vu son père assassiner sa mère avant de se suicider. L’écrivaine le dit souvent, elle n’écrit pas pour guérir de cet épisode, mais pour se construire en dépit de lui et contre lui, contre toutes les fictions collectives qui échappent à son contrôle.

Depuis l’avènement de l’autofiction, que l’on admire ou trouve nombrilistes ceux et celles qui la pratiquent, les lecteurs et critiques de ces textes se livrent à cœur joie au jeu du décryptage entre vécu et fiction, souvent ricanant et pointant du doigt les « oublis », les « mensonges » ou les « écarts ». Selon le point de vue du lecteur, il sera certainement possible de lire le présent article, dont les recherches sont complétées par des références et des citations de documents externes au travail de Delaume publiés ici pour la première fois, comme participant à cette activité de dépistage comme s’il s’agissait d’un roman à clé, mais ce serait se méprendre sur le but de son auteure. Celle-ci tient en effet à souligner des « écarts » entre vie et littérature, mais dans l’unique but de démontrer que, tout en ayant accès au passé et aux souvenirs de Nathalie Dalain, Chloé Delaume est irréductiblement autre, c’est-à-dire quelqu’un qui se construit délibérément dans son œuvre, en partie du moins par le changement d’identité mais aussi en transcrivant à la fois la vie et la fiction dans ses textes. Nous organiserons notre réflexion autour de l’évolution de l’identité Chloé Delaume, de la relation entre Delaume et Nathalie Dalain, et des différentes versions du meurtre-suicide parental chez Delaume et dans des journaux, pour conclure par la possibilité d’une construction illocutoire dans la création de Chloé Delaume.

Aux environs du 19 novembre 2003 [1], Delaume a créé et lancé son site web, chloedelaume.net. Celui-ci se composait d’une pièce sonore, d’images de nénuphars vert fluo, et de rubriques « actualités », « corpus simsi », « adaptations et cie », « musique électronique », « presse » et « liens ». Bien que tout soit de nature autobiographique puisqu’il s’agit du travail de l’écrivaine, la rubrique « bio » n’apparaît que vers le 25 février 2007. À partir de cette date, un examen des incipit des différentes rubriques « bio » du site permet de comprendre l’évolution de Chloé Delaume, surtout en ce qui concerne le descripteur « personnage de fiction » au fil des années. Delaume a réorganisé le site web plusieurs fois, et mis à jour son autobiographie, comme on le voit dans le tableau ci-dessous, qui comporte une entrée pour chaque modification importante.

date [2]

rubrique

Description

07/05/07

bio [3]

Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. J’ai pour principal habitacle un corps féminin daté du 10 mars 1973. Conception franco-libanaise, le néant pour signe particulier. Les locaux étaient insalubres lorsque j’en ai pris possession.

 

07/01/12

Bio

Le corps de Chloé Delaume est né le 10 mars 1973 dans le département des Yvelines. Il ne se destinait à rien, aussi s’est-il inscrit en Lettres Modernes à l’orée de ses dix-huit ans. L’Université de Nanterre Paris X comportant la spécificité d’être en face de la gare et de l’ANPE, il n’acheva pas son mémoire de Maîtrise sur La Pataphysique chez Boris Vian et s’engouffra de lui-même dans le premier train menant nulle part.

[…]

Personnage de fiction qui s’écrira lui-même, le pacte était formel et je m’y suis tenu.

30/03/14

accueil

Chloé Delaume est écrivaine et personnage de fiction ; son premier roman est paru en 2000. Elle pratique la littérature et ses hybridations, expérimente des formes, investit des espaces, s’essaie à des techniques.

12/11/14

Accueil

Chloé Delaume a 41 ans, elle est principalement auteur et personnage de fiction. De fait, elle est performeuse : pratique le Dire, c’est faire.

21/02/15

( ;

Chloé Delaume est écrivain et performeuse.

Ses premiers textes ont été publiés dans des revues littéraires et poétiques à la fin des années 90. Son premier roman, Les Mouflettes d’Atropos, a été publié par feues les Éditions Farrago en 2000. Après avoir obtenu le Prix Décembre 2001 pour Le Cri du Sablier, elle a poursuivi son exploration de l’autofiction à travers de multiples supports, techniques et outils.

31/03/16

( ;

Chloé Delaume est née en 1973. Elle pratique l’écriture sous de nombreuses formes depuis la fin des années 90. Romans, autofictions expérimentales, livres-jeux, nouvelles, fragments poétiques, pièces de théâtre, essais romancés ; fictions radiophoniques, dialogues, chansons ; un court-métrage.

Ce défilé de descriptions de soi en pleine mutation dynamique suscite plusieurs commentaires. Tout d’abord il faut constater que Nathalie est entièrement absente de ces notices autobiographiques ; elle n’y a pas de rôle à jouer, elle est exclue et le site est entièrement voué à Delaume – sa vie et son œuvre. Aussi, le premier portrait est resté inchangé pendant environ cinq ans et se raconte à la première personne – le nouveau Je se crée et s’affirme de toutes ses forces. Avec le premier changement de description vient aussi le changement le plus radical sur le plan grammatical en 2012, l’écrivaine passe de la première personne du singulier à la troisième, mais insistant un tant soit peu sur les particularités de l’identité de Chloé Delaume en disant que c’est son corps qui « est né le 10 mars 1973 dans le département des Yvelines ». Tout comme le Je de la première autobiographie, le corps disparaîtra de celles qui suivront à partir de 2014. À partir de ce moment, ce seront la place et l’importance accordées à la formule « personnage de fiction » dans cette série qui se montreront dignes d’intérêt. Dans la notice de 2007, cette remarque est presque l’écho de l’annonce du nom : « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction » – la symétrie et le positionnement en début de notice en disent long sur l’importance du nom et son statut comme personnage de fiction. Malgré d’autres modifications et mises à jour, cette conjonction du nom et du statut reste inchangée sur le site web pendant environ cinq ans. En 2012, les informations de l’autobiographie sont augmentées, et la mention « personnage de fiction » se voit reléguée à une position bien plus basse sur la page. Dans les deux mises à jour de 2014, la formule se trouve de nouveau plus proche du nom de l’auteur en tête d’article, mais sans la symétrie sonore notée dans la première version. De plus, le statut d’écrivaine ou d’auteur intervient entre le nom et sa description de personnage de fiction, ce qui témoigne d’un changement subtil mais réel de l’importance qui lui est accordée dans une hiérarchie de descriptions. Finalement, dans les deux derniers exemples du tableau ci-dessous, on voit que la mention « personnage de fiction » est entièrement absente de la page d’accueil représentée par l’émoticon ( ; . Par contre, la mention n’est pas pour autant rayée du site, revenant dans le sous-titre de la page « Parcours » : « Vie, saisons, épisodes / Les aventures d’un personnage de fiction pire que les autres : Résumé des nombreux épisodes précédents. » Loin des yeux, peut-être, mais pas absent du cœur (du site web).

Tout comme c’est le cas des romans de Delaume, la lecture approfondie des différentes versions du site web montre que bien des éléments de la vie de Nathalie Dalain se trouvent mis en fiction chez l’écrivaine. Cette stratégie de la part de l’auteure mène à une confusion des identités qui est délibérée mais contre laquelle il faut aussi se mettre en garde. Tout en étant une stratégie de lecture problématique, prendre pour acquis que Chloé Delaume = Nathalie Dalain déguisée en romancière et faire l’amalgame des deux se comprend. D’une part, le lecteur trouve les détails du meurtre-suicide et aussi parfois le nom de Nathalie ou même Anne dans les textes autofictifs de l’auteure Delaume où elle-même laisse se profiler plus que des ressemblances. D’autre part, cela arrive parce que les références à la vie de Nathalie – repêchées dans l’œuvre delaumienne, mais sans vérification externe – ont été considérablement reprises et répétées dans les articles savants et journalistiques, ainsi que sur des sites web populaires et universitaires, faisant donc d’elles la biographie de Delaume après coup. À l’encontre de la plupart des autofictionalistes qui écrivent sous pseudonyme (pour ne mentionner que Michel Houellebecq et Camille Laurens, par exemple), Delaume accorde une place privilégiée à son nouveau nom sans exclure celui qui l’a précédé. Par exemple, dans Dernière fille avant la guerre (2007), un petit prénom et deux phrases font astucieusement le pont entre Delaume et Nathalie (dont le deuxième prénom est Anne) : « Anne est morte je crois. Peut-être qu’elle avait raison, que je n’aspirais qu’à la tuer, elle était tellement encombrante [4] […] » Selon l’auteure il n’y a pas de doute, Nathalie ne fait plus partie de ce monde, Chloé Delaume s’en est bel et bien débarrassé.

Cependant, si Nathalie /Anne pointe juste le bout du nez dans Dernière fille, cela n’est qu’un petit écho de sa présence dans La Vanité des Somnambules [5] (2003), quatrième des récits de l’auteure, où à tour de rôle Nathalie et Delaume prennent chacune la parole en se disputant le titre de maîtresse du corps physique qui ne saurait les héberger toutes les deux en même temps. Ceci dit, bien que ce soit Nathalie qui triomphe et garde possession du corps à la fin de ce récit, la conclusion de Dans ma maison sous la terre, texte publié 6 ans après La Vanité[6], informe le lectorat de la mort de Nathalie : « Nathalie, Anne, Hanné, Suzanne Dalain à l’état civil. Fantômes envahissants et parfaitement geignards. Sont reliés à la mère, se nourrissent de sa terre, ne mâchent que des vers blancs. Mortes en 1999 [7]. » La narratrice accompagne cette annonce de sa suggestion pour l’inscription à graver sur la tombe que Nathalie partagerait avec sa mère, et ses grands-parents maternels : « Je propose que sur la stèle, avant Suzanne, après Charles et Soazick, soit gravé Nathalie. Nathalie Dalain (1973 -1999). Comme ça les choses seront claires, et vous pourrez enfin, quand perceront les remords, un peu vous recueillir [8]. » L’annonce de la date de 1999 sert implicitement mais fermement à souligner la distinction entre Chloé Delaume et Nathalie Dalain puisque la date du décès de celle-ci précède la publication de tous les récits de Delaume.

Seulement un an après la publication de Dans ma maison, Delaume insiste de nouveau sur la mort de Nathalie dans La Règle du Je (2010), l’essai théorique où elle expose sa pratique autofictionnelle et donc un texte qui devrait être classé dans une catégorie à part des romans autofictifs. Dans cet essai, Delaume écrit d’abord : « Mon corps est né dans les Yvelines le 10 mars mille neuf cent soixante-treize, j’ai attendu longtemps avant de m’y lover. […] J’ai très officiellement pris possession des lieux l’été de ses vingt-six ans [9]. » Plus loin, elle revient à la relation Chloé-Nathalie, et ajoute le fait que « Chloé Delaume est un personnage de fiction créé par Nathalie Dalain (1973-1999). Elle a pris le relais dans le corps, et elle s’écrit avec depuis [10]. » Il convient de s’arrêter un instant pour bien comprendre cette dernière phrase capitale dans la distinction Delaume/Dalain. Delaume, dans ce cas essayiste et non pas romancière, dit bien qu’elle prend « le relais », alors il serait facile de la voir comme celle qui a remplacé Dalain dans l’accomplissement d’une tâche qui leur est commune : raconter le passé de Nathalie par le biais de l’autofiction telle que conçue par Delaume. Mais, ce dont l’écrivaine prend le relais dans cette phrase n’est pas la vie de la fille de Soazick et Sylvain ; ce dont elle prend le relais, c’est le corps, dont grâce à la mort de Nathalie, Chloé Delaume est maintenant bel et bien la maîtresse. Ce corps, c’est la charnière entre les deux identités, et aussi ce qui, grâce aux traces physiques laissées par les événements passés, permet à Chloé Delaume d’avoir accès au passé de Nathalie sans être exactement la même personne.

De surcroît, dans plusieurs textes, l’écrivaine propose la notion selon laquelle ce corps est un endroit, un lieu d’hébergement. Par exemple, toujours dans La Règle, elle fait ainsi le lien : « Les locaux étaient sombres et plutôt insalubres, j’ai passé une saison à blanchir à la chaux les parois cervicales. Les nerfs étaient hirsutes et le cœur en lambeaux, j’ai mis beaucoup de temps à le raccommoder [11]. » Par extension de la métaphore d’un lieu d’habitation, le lien peut se faire entre le corps d’où Delaume a chassé Nathalie et deux habitants successifs d’une même maison. Dans ce cas, un deuxième habitant peut prendre connaissance de la vie du premier par des traces laissées dans la maison et ainsi avoir une connaissance de l’existence qui y a été menée. D’ailleurs, dans un second texte théorique, « S’écrire, mode d’emploi », publié dans l’ouvrage collectif voué au colloque Autofiction tenu à Cerisy-la-Salle en 2008, cette analogie est rendue explicite : « la vie marque le corps et le corps retransmet. À la langue d’effectuer le travail de conversion [12]. » Il se comprend donc que Chloé Delaume, en investissant le corps de Nathalie Dalain, a pu prendre connaissance de sa vie, qu’elle raconte en partie dans son autofiction. Toutefois, le changement de propriétaire n’élimine pas l’histoire qui s’est déroulée dans une maison, et tout comme le deuxième habitant de la maison y construit sa propre vie tout en gardant le papier-peint mais en refaisant cuisine et salle de bains, Chloé Delaume, dans ses textes, choisit des aspects de la vie antérieure qu’elle intègre dans l’autofiction qu’elle construit depuis 2000.

La scène précise de la vie de Nathalie qui attire le plus l’attention du public et des chercheurs – la scène où même le corps de celle-ci en sort marqué – c’est celle du meurtre -suicide parental. Les deux exemples les plus concis et explicites figurent dans deux textes séparés d’une dizaine d’années, Le Cri du sablier et Où le sang nous appelle. Le premier, intégré au Cri se transmet comme une réponse au psychiatre qui veut tout savoir sur ce qui s’est passé le 30 juin 1983 :

Mon synopsis est clair. En banlieue parisienne il y avait une enfant. Elle avait deux nattes brunes, un père et une maman. En fin d’après-midi le père dans la cuisine tira à bout portant. La mère tomba première. Le père visa l’enfant. Le père se ravisa, posa genoux à terre et enfouit le canon tout au fond de sa gorge. Sur sa joue gauche l’enfant reçut fragment cervelle. Le père avait perdu la tête sut conclure la grand-mère lorsqu’elle apprit le drame [13].

Le deuxième fait partie de Où le sang nous appelle, texte signé en tandem avec le journaliste Daniel Schneidermann, l’actuel conjoint de Delaume. Ce texte, annoncé comme le dernier du cycle autofictif, présente [14], en partie, le face-à-face avec le père et sa famille, à Kobayat, au Liban, mais n’esquive pas pour autant le face-à-face avec le crime et son contexte :

Trente ans après, comment résumer le fait divers ? On pourrait essayer ainsi : c’est le début de l’été, on va partir en vacances. On est tous dans la cuisine. Il semble que papa n’est pas d’accord avec ce départ en vacances. On s’en fiche. On va partir sans lui. Dans l’escalier, la petite Nini l’a un peu nargué. On s’en va lalalère. Nini est née Nathalie Abdallah, récemment francisée Nathalie Dalain, et ne sait pas du tout qu’elle deviendra Chloé Delaume. Il faut croire que papa n’est vraiment pas content. Tout d’un coup papa prend son fusil et le dirige vers maman. Et puis il tire. Ensuite il vise la petite Nini recroquevillée dans un coin de la cuisine. Mais heureusement il ne tire pas. À la place, il retourne le fusil contre lui, cale le canon sous son menton, et il tire encore. La petite Nini ne partira pas en vacances cette année, lalalère. Pour l’instant, elle est éclaboussée par des morceaux de cervelle, que des voisins vont venir nettoyer, après l’arrivée de la police. Mais c’est une enfant solide. Elle perd quelques mois l’usage de la parole, puis elle est recueillie par son oncle et sa tante maternels qui habitent les Yvelines, dans un HLM [15].

Dans ces deux extraits, le lecteur est surtout conscient du fait que c’est une enfant qui a assisté à cette scène criminelle : des « nattes brunes » qu’on voit dans le premier au « lalalère » qu’on entend – deux fois – dans le deuxième, tous les marqueurs soulignent le bas âge du témoin. Bien qu’elles soient de longueur inégale, les deux scènes partagent les même détails – une petite famille, 3 personnes : père, mère, et fille ; un lieu : leur cuisine ; l’ordre des coups et des morts : la mère d’abord, ensuite le père ; la fille visée entre les deux mais pas tuée et l’effet immédiat sur elle : les morceaux de cervelle qui lui tombent dessus. Il y a une unique suppression d’une description à l’autre : la mauvaise blague de la grand-mère. La distinction entre les deux réside surtout dans l’ajout de détails dans la deuxième – le départ en vacances imminent et l’attitude négative du père, le canon du fusil enfoui « tout au fond de sa gorge » ou calé « sous le menton », le surnom et le changement de nom récent de la fille (ainsi que celui à venir), la description de celle-ci comme « une enfant » solide qui finira par vivre chez son oncle et tante. Ainsi, malgré le glissement du temps de la narration du passé vers le présent historique, une distance dans le temps d’une dizaine d’années, et le remaniement de quelques détails supplémentaires, les deux textes se ressemblent largement, surtout dans le ton distant et quasi neutre et l’emploi de phrases courtes et simples qui scandent rythmiquement le déroulement des étapes de l’événement.

Malgré toutes ces ressemblances, il n’est pas exclu de se poser tout de même des questions concernant les différences entre les deux mises en fiction des événements. D’ailleurs, dans des colloques et conférences où je présentais des recherches sur le travail delaumien, il est arrivé qu’on me demande si le crime avait vraiment eu lieu, car, dans les divergences, il y en a qui voient le signe du mensonge et l’indice selon lequel Delaume aurait tout inventé. Comment alors gérer ces différences en regardant dans son ensemble non seulement les textes, mais le projet autofictionnel de l’auteure ? Un point de départ serait d’examiner des documents externes à l’œuvre de celle-ci. Ce sont les résultats de ces recherches en archives qui informeront le prochain point de notre analyse de la relation entre Nathalie Dalain et Chloé Delaume.

Les premiers documents à prendre en considération – les plus neutres de tous – sont les documents officiels de la République française. Selon un extrait du registre civil de la ville de Versailles, délivré le 21 juillet 2014 à l’auteure de cet article, Nathalie Anne Hanné Dalain – les prénoms et nom déjà vus dans les citations de La Vanité et de Dernière fille ci-dessus – y est bien née le 10 mars 1973 – date qui paraît aussi dans La Vanité, ainsi que sur le site web. De même, deux actes de décès fournis le 16 juillet 2014 par la commune de Bourg-la-Reine confirment que Sylvain et Soazick (Leroux) Dalain sont décédés le 30 juin 1983 dans leur appartement au 32, rue Jean Roger Thorelle, dans la même ville. Les éléments de base – noms, lieu, dates de naissance et de décès – qui figurent dans les écrits de Chloé Delaume bénéficient donc de cette preuve documentée de véracité.

En revenant aux textes signés Delaume, il convient de remarquer que les références à la scène traumatique sont souvent accompagnées d’une autre répétition : la formule « fait divers », contre lequel l’écrivaine s’écrit et se construit, dans sa prise de position et de pouvoir littéraire. Dès l’ouverture du Cri, on lit : « Par-dessus la croûte fine de maman sur ma robe s’étala contiguë la mélassonne pitié le jus du parvenu la déjection des pleutres qui jalousent en geignant le clinamen aride qui s’abat sur tous ceux ornant les faits divers [16] » (c’est moi qui souligne) ; et « Mais quand se pétrifie à l’envie et aux sabres le chuintement poumonneux qui flagorne à tout vent il n’est pas étonnant qu’amygdales faits divers [17] » (c’est moi qui souligne). Dans les lignes d’Où le sang nous appelle qui précèdent la narration du crime citée ci-dessus, un des coauteurs y revient encore : « La famille de Chloé Delaume n’est pas une famille, c’est une blessure encore à vif. Un éclair rouge dans la cuisine d’un appartement de Bourg-la-Reine, Hauts-de-Seine. Drame familial, titrent les manchettes de journaux. Le 30 juin 1983, il est probable que Le Parisien, édition des Hauts-de-Seine, a titré Drame familial. Trente ans après, comment résumer le fait divers[18] ? » (c’est moi qui souligne). En fait, l’expression « fait divers » revient régulièrement dans les écrits de Delaume et l’évaluation des copies numériques des textes donne le décompte suivant : Où le sang nous appelle (2013), 4 mentions ; Le Cri du sablier (2001), 2 mentions ; Le Deuil des deux syllabes (2011), une mention ; Une Femme avec personne dedans (2012), une mention ; La Vanité des Somnambules (2003), une mention. Néanmoins, la formule ne figure pas dans tous les romans analysés de cette manière, et se trouve absente des Mouflettes d’Atropos (2000), de Certainement pas (2004), et de Dans ma maison sous la terre (2009). Alors afin de voir de près contre quels faits divers, autrement dit des versions de son « histoire » qu’elle ne contrôle pas, Chloé Delaume se construit, des recherches dans les archives des quotidiens, France-Soir et Le Parisien, se sont imposées. Ces recherches ont montré qu’il existe trois versions journalistiques [19] du meurtre de Soazick Dalain et du suicide de Sylvain Dalain. Ces articles présentent des différences importantes entre eux, ainsi que, bien sûr, des différences avec les variantes incorporées à l’œuvre de Delaume.

Avant donc de passer à une comparaison entre les articles de presse et les écrits de Delaume, il faut se faire une idée du contenu et du contexte des trois articles, parus dans deux numéros de France soir et un du Parisien, entre les 1er et 3 juillet 1983. L’article paru dans Le Parisien est très court, 72 mots seulement ; mais les deux autres, bien plus longs et publiés dans France-Soir, ne donnent pas seulement les détails du crime, mais esquissent aussi un portrait de la famille concernée. Un tableau récapitulatif permet de prendre connaissance des points saillants de chaque article :

 

France Soir1 juillet 1983, p. 3195 mots France Soir2 juillet 1983, p. 6444 mots Le Parisien23 juillet 1983, p. 672 mots
titre de l’article Drame de la rupture à Bourg-la-Reine // Le mari évincé tue sa femme et se suicide Privé de mer, le capitaine a craqué, et tué sa femme avant de se suicider à Bourg-la-Reine Il tue sa femme et se suicide(Rubrique « En bref »)
heure/lieu 32 rue Roger Thorelle, à Bourg-la-Reine ; jeudi ; 17h 32, de la rue Jean-Roger Thorelle, à Bourg-la-Reine ; jeudi ; début de soirée son appartement à Bourg-la-Reine
le père Sylvain Dalin ; 38 ans ; d’origine libanaise ; officier de la marine marchande Sylvain Dalin ; capitaine au long cours ; d’origine libanaise ; frappé d’une crise de folie subite ; courtois avec les femmes Sylvain Dalain ; officier de la marine marchande
la mère Soizic ; 36 ans enseignante Soizic ; 36 ans ; institutrice ; réservée ; heureuse de vivre ; son mari lui manquait sa femme – sans nom
enfants 2 enfants ; 3 et 10 ans ; pas de nom ; dans une pièce voisine Nathalie, 10 ans, et Frédéric, 3 ans ; presque sous leurs yeux 2 enfants ; 3 et 10 ans ; pas de nom ; confiés aux grands-parents ; témoins du drame
lettre du père « il ne pouvait pas supporter l’idée que sa femme voulait se séparer de lui » pas mentionnée explication de « son geste dû à une mésentente familiale »
arme/blessures un fusil à pompe ; elle : balle en pleine poitrine ; lui : pas de détails un fusil à pompe ; elle balle en pleine tête ; lui : 1ère balle dans la poitrine, 2e dans la bouche devant un voisin aucun détail

Malgré les différences dans les détails (présence des enfants, blessures, lettre d’explication) ces trois brefs textes ne laissent aucun doute : jeudi le 30 juin 1983, Sylvain Dalain a assassiné sa femme, dans l’appartement familial, avant de se suicider. Ce sont les mêmes détails qui parcourent l’autofiction de Chloé Delaume, qui retient aussi sa propre présence au crime et la blessure de la mère. Il est intéressant de noter que le deuxième article de France soir, le seul qui donne des détails sur la blessure du père – une balle dans la poitrine, une deuxième dans la bouche – présage le glissement de cette blessure dans les deux citations de Delaume offertes ci-dessus, où l’auteure écrit dans le premier texte qu’il a placé le fusil au fond de la bouche mais dans le deuxième sous le menton. Les ressemblances figurent aussi dans la mention, chez la romancière, du journal Le Parisien (bien que l’édition locale Hauts-de-Seine n’existait pas en 1983), ainsi que dans le titre de l’article proposé dans Où le sang : « Drame de rupture », et non pas « Drame familial. »

En ce qui concerne les faits proprement dits racontés dans les articles et leur relation à l’œuvre de Chloé Delaume, ces aspects sont certainement les moins intéressants pour la critique, sauf dans le fait que, malgré les variations, ils confirment l’existence du crime en dehors des textes de l’écrivaine. Par contre, ce sont les dissemblances voire les contradictions entre journaux et romans qui méritent une attention plus élaborée.

Par exemple, le portrait de la famille demande une analyse plus approfondie. Bien que ce soit seulement les textes de France Soir qui mentionnent la nationalité libanaise de Sylvain, aucun des trois articles ne manque de fournir sa profession – capitaine ou officier de la marine marchande, ce qui fait de lui un homme à profession responsable. À cause des exigences de cette profession, nous apprenons en lisant les articles, que Sylvain était souvent loin de sa famille, absent de longs mois d’affilée quand il était en mer. Avec ces réalités matérielles, le portrait psychologique de ce père de famille devenu assassin – et qui finit par « se faire justice » – se ressemble d’article en article. Dès les titres, les journaux nous proposent des raisons (presque des accusations contre Soazick) qui l’auraient motivé – le marin est « évincé » et « privé de mer » par sa femme. Les textes développent ce portrait en insistant sur le fait que Soazick était sur le point de quitter Sylvain, parce qu’il refusait de travailler davantage à terre, faisant ainsi passer sa « grande passion », la mer, avant sa famille. Le long article de France soir propose la conclusion d’un voisin selon laquelle « M. Dalin a dû être frappé d’une crise subite de folie », mais on peut avoir des doutes sur l’exactitude des commentaires des voisins et des conclusions des journalistes. S’il s’agissait d’une crise subite de folie, pourquoi est-ce que Dalain se serait procuré un fusil deux jours plus tôt (détail de l’article « Privé de mer ») et quand aurait-il écrit une lettre d’explication, comme c’est indiqué dans les deux autres articles ?

Qui plus est, toujours dans le long article de France soir, on lit la description suivante de Sylvain Dalain : « D’origine libanaise, il était très courtois avec les femmes. À commencer par son épouse. “Le dimanche, il ne manquait jamais de lui rapporter un bouquet de fleurs…” raconte une voisine. » On y reconnaît la description d’un mari heureux, « normal », qui cherche peut-être à faire pardonner son absence quasi obligatoire, en offrant à sa femme des fleurs, « chaque dimanche ». Il est vrai qu’aucun des deux autres articles ne parlent de ces fleurs, mais elles ne sont pas pour autant absentes des écrits de Delaume, surgissant presqu’à la fin de Dans ma maison sous terre, où le crime de Dalain est quasiment absent du récit. Dans ce texte, Delaume écrit : « Elle est allée chez le fleuriste avant. Quand les pompiers m’ont demandé d’ouvrir la porte, c’était longtemps après, les roses avaient séché, des brassées sur le lit [20]. » Avec ces deux phrases, Delaume l’autofictionaliste s’affirme, et continue à se créer contre les fictions collectives et les voisins, derrière les détails d’un fait divers. C’est, au moins en ce qui concerne le dernier exemple du geste, la mère de l’auteure et narratrice, ce personnage de fiction, qui s’est offert des fleurs.

Finalement, ces articles offrent, tout discrètement, un élément de la vie de Nathalie Dalain qui n’est jamais présent dans les écrits de Chloé Delaume. Il s’agit de l’existence du jeune frère de Nathalie, Frédéric, qui, selon les trois articles de journal, avait seulement 3 ans au moment du crime de 1983. Les raisons derrière une telle absence peuvent être multiples… un sentiment de protection à l’égard de cet individu ou bien une peur des poursuites judiciaires, comme celles lancées contre Angot ou Laurens, sont peut-être les deux plus évidentes. Elles sont d’ailleurs tout à fait raisonnables comme hypothèses. Nous en avons une autre par contre, et elle est la clé du projet d’autofiction de Chloé Delaume : c’est tout simplement véritablement que Chloé Delaume n’est pas, n’a jamais été, ne sera jamais Nathalie Dalain. Nathalie avait un petit frère. Chloé n’en a pas.

Jusqu’ici nous avons examiné le rôle des noms propres et celui de la mise en fiction des faits réels, car, en tant qu’autofictionaliste, Delaume construit son travail en grande partie sur ces deux notions. Bien qu’il s’agisse pour la plupart de pratiques normales sinon obligatoires pour l’autofiction, la relation entre le nom et la mise en fiction a quelque chose de particulier chez elle – la création d’un nouvel être : Chloé Delaume, qui est à la fois personnage de fiction, écrivaine, et femme française. Ceci dit, Delaume n’est pas la seule autofictionaliste à imposer l’emploi du deuxième nom dans son quotidien, et nous pourrons la comparer dans ce fait à sa contemporaine belge Amélie Nothomb. Celle-ci, semble-t-il, vit sous le prénom que nous lui connaissons et qu’elle s’est attribué, pour remplacer Fabienne, qui figure dans les documents officiels [21]. Ce changement, ainsi que le fait que l’écrivaine est née en Belgique et non pas au Japon, mène le critique Benjamin Hiramatsu Ireland à tirer la conclusion selon laquelle Stupeur et tremblements ne remplit pas les critères obligatoires pour une œuvre d’autofiction. Dans son article, « Amélie Nothomb’s Distorted Truths : Birth, Identity, and Stupeur et tremblements », en citant l’État présent de la noblesse belge et Le Bulletin de l’Association de la Noblesse du Royaume de Belgique, Ireland propose :

[…] chez ses lecteurs, la falsification de ses date et lieu de naissance est une imposture qu’elle commet, et tout en sabotant la confiance entre l’auteur et ceux-ci, le geste façonne aussi une identité qui rend encore plus flou, d’un côté, les limites entre l’expérience vécue et la narration authentique, et, de l’autre, la création et performance d’un personnage-auteur imaginaire [22].

Ireland se sert de cette interprétation pour renforcer son opinion selon laquelle Stupeur et tremblements ne tombe pas dans la catégorie de l’autofiction :

Sans doute, ce qui place Stupeur et tremblements dans la catégorie « fiction » (et non pas celle de « fiction autobiographique », ni celle d’ « autofiction », par exemple), c’est le fait que le court roman rompt le « pacte de confiance » entre l’écrivaine et ses lecteurs à cause du récit externe et falsifié. […] [Q]uand cette confiance est brisée, les frontières deviennent flous et l’autobiographie devient la fiction [23].

Sans contredire le fait que de pareilles modifications du vécu compliquent le cas de Nothomb – on peut se demander quel cas d’autofiction n’est pas compliqué – nous proposons donc que les « mensonges » signalés par Ireland ne suffisent pas à nous obliger à rayer Stupeur et tremblements des grandes listes d’œuvres d’autofiction, tout en confirmant, comme lui, qu’il ne s’agit nullement d’un exemple d’autobiographie, bien sûr. Toutes les deux, surtout en ce qui concerne le rôle du nom, Chloé Delaume et Amélie Nothomb poussent avec audace les limites de l’autofiction, sans pour autant nuire à la participation primaire à un projet autofictionaliste. Comme le dit Natalie Edwards à propos de Jane Sautière :

Les lecteurs ne savent pas quand c’est l’autobiographie qui prime ni quand le texte devient fictif, puisque l’autofiction de Sautière insinue que les faits et la fiction sont tous les deux présents, avec entre eux la création de frontières fluides et indistincts. […] Plutôt, elle représente cela comme un processus progressif, ancré dans l’investigation de soi – « j’ai, au fil du temps, créé mon histoire » [24].

Dans La Règle du Je, Delaume a écrit, « Par la littérature, l’énoncé contient simultanément l’acte auquel il se réfère. Déclarer institue, parce que dire c’est faire. L’autofiction contient des gènes performatifs [25]. » Quelques années plus tard, dans son entretien avec Barbara Havercroft dans la revue Fixxion, elle souligne l’importance de se créer et du pouvoir qu’elle s’est accaparé pour ce faire en se disant :

Il était nécessaire de me créer une nouvelle identité, qui porterait mon propre Je, l’imposerait dans le réel. Se définir comme personnage de fiction c’est dire je choisis qui je suis, je m’invente moi-même, jusqu’à l’état-civil. Je ne suis pas née sujet, mais par ma mutation en Chloé Delaume, je le suis devenue [26].

Récemment, le roman de Laurent Binet, La Septième Fonction du langage, nous a rappelé de manière ludique les relations théoriques entre langue et réalité, entre dire et faire ou devenir, bref, entre la langue et la performativité :

La théorie d’Austin, c’est le performatif, tu te rappelles ? L’illocutoire et le perlocutoire. Quand dire, c’est faire. Comment on fait des trucs en parlant. Comment on fait faire des trucs aux gens simplement en leur parlant. Par exemple, si je disposais d’une force perlocutoire plus conséquente, ou si tu étais moins con, il me suffirait de te dire « conférence de Derrida » pour que tu sautes dans tes pompes et qu’on aille déjà réserver nos places [27].

Peut-être que, pour devenir Chloé Delaume, il suffit de dire, ou écrire plus précisément, « Je m’appelle Chloé Delaume » devant des personnes moins « cons », pour reprendre le terme de Binet. Ceci dit, il se peut aussi que Delaume, en se créant dans le réel, soit allée plus loin encore que la simple parole, quand son intentionnalité illocutoire ne s’est pas réalisée de manière perlocutoire chez les lecteurs. Face à pareil échec, on peut trouver deux manières de se faire véritablement, définitivement Chloé Delaume. La première se trouve toujours du côté du langage, et nous l’avons vu avec les citations du site web : il s’agit pour le moins de distancer la mention « personnage de fiction » du nom Chloé Delaume, ou au moins mettre davantage de distance littéraire entre la remarque et le nom qui veut s’imposer dans le réel. Mais cela ne garantit pas non plus que Chloé Delaume soit autre que personnage de fiction, au mieux, ou simple pseudonyme banal, au pire. Il faut aller plus loin encore, et rayer Nathalie Dalain d’autres écrits, qui ont de leur côté la puissance de l’état français. Dans Où le sang, Delaume écrit :

[…] elle n’existe plus, tu sais, Nathalie. Un avocat s’occupe de l’effacer de mes papiers, identité définitive, je suis Chloé Delaume. Je reprends la parole. Ça ne sert à rien de poursuivre. Seconde partie de vie, mon corps et l’écriture, l’abandon de Calliope, être asséchée de soi pour devenir sibylle, cette fois c’est terminé [28].

Nonobstant, comme nous l’avons signalé à l’ouverture de ce texte, prendre la littérature pour la réalité chez Delaume est une stratégie problématique.

Notes

[1] Le moteur de recherche des archives d’Internet (www.archive.org) a répertorié le site pour la première fois le 19 novembre 2003. Toutes les citations des anciennes versions du site web de Delaume figurent dans cette archive.

[2] Chaque date indique une mise en archive de www.chloedelaume.net sur le site www.archive.org, qu’il ne faut pas prendre pour la date de publication sur le site de l’auteur.

[3] Les premières années, il n’y a pas de rubrique « accueil » et l’internaute visitant chloedelaume.net tombe d’abord sur la page « bio ».

[4] Chloé Delaume, La dernière fille avant la guerre, Paris, Naïve, p. 107.

[5] Après la première référence à chaque titre, les abréviations suivantes serviront à les identifier : La dernière fille avant la guerre : Dernière fille ; La Vanité des Somnambules : La Vanité ; Le Cri du sablier : Le Cri ; Où le sang nous appelle : Où le sang ; La Règle du Je : La Règle ; « S’écrire mode d’emploi » : « S’écrire ».

[6] Les principaux textes publiés entre-temps sont Corpus Simsi (2003), Certainement pas (2004), Les juins ont tous la même peau (2005), J’habite dans la télévision (2006), La nuit je suis Buffy Summers (2007) et La dernière fille avant la guerre (2007).

[7] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 2009, p. 202.

[8] Id. p. 205.

[9] Chloé Delaume, La Règle du Je, Paris, PUF, « Travaux pratiques », 2010, p. 5.

[10] Id. p. 3.

[11] Id. p. 5.

[12] Chloé Delaume, « S’écrire mode d’emploi », dans Autofiction(s) : Colloque de Cerisy, Claude Burgelin, Isabelle Grell, Roger-Yves (dir.), Lyon, PUL, 2010, p. 113.

[13] Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Paris, [Scheer, 2001], Gallimard « Folio », 2003, p. 20.

[14] En effet, bien qu’annoncé avec la publication d’Une Femme avec personne dedans, le cycle autofictif s’est prolongé avec Où le sang… En réalité, c’est ce texte-ci qui marque la fin du cycle, le roman annoncé pour la rentrée littéraire de 2016, Les Sorcières de la République, n’a aucun élément d’autofiction.

[15] Chloé Delaume, Où le sang nous appelle, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2013, p. 49-50.

[16] Le Cri du sablier, op. cit. p. 9.

[17] Id. p. 13-14.

[18] Où le sang nous appelle, op. cit. p. 49.

[19] Je tiens à remercier chaleureusement mon amie Michèle Bošković pour sa contribution aux sources de cet article. C’est en 2015, en faisant ensemble des recherches à la BnF, que nous avons découvert les trois articles dont il s’agit ici. Actuellement, Michèle Bošković étudie le thème des suites littéraires au suicide d’un proche, et prépare un volume au titre provisoire Endeuillés après suicide. Études de cas littéraires contemporains, dans lequel elle se penchera sur le cas de Delaume, entre autres.

[20] Dans ma maison sous terre, op. cit. p. 171.

[21] Le texte d’Ireland offre un aperçu des circonstances dans lesquelles Nothomb se fait appeler soit Amélie soit Fabienne. Il semblerait que, exigences légales à part, elle vive depuis l’adolescence sous le nom d’Amélie.

[22] « The falsification of her birth date and place for her readers constitutes a deceptive gesture on her behalf, which not only undercuts reader-author trust, but also forges an identity that further blurs the boundaries between lived experience and authentic narration, on the one hand, and the creation and performance of an imaginary writer-persona on the other » (Benjamin Hiramatsu Ireland, « Amélie Nothomb’s Distorted Truths : Birth, Identity, and Stupeur et tremblements », New Zealand Journal of French Studies, vol. 33, n°1, mai 2012, p. 154).

[23] « Arguably what makes Stupeur et tremblements belong to the genre of fiction (and not “autobiographical fiction” or autofiction, for example) is that the
novella ruptures the established “pact of trust” between the author and reader because of the external, falsified narrative. […] [O]nce the trust is broken, the borders become blurred and autobiography becomes fiction » (ibid., p. 152).

[24] « The reader does not know when the autobiography takes precedence and when the text becomes fictional, as Sautiere’s brand of autofiction hints that both fact and fiction are present but creates fluid, indistinct boundaries between them. […] Instead, she presents this as a gradual process that is rooted in self-invention – “j’ai, au fil du temps, créé mon histoire” » (Natalie Edwards, « Jane Sautière’s Autofictional Explorations : Nullipare », Contemporary Women’s Writing in French Seminar : Non-Motherhood in Contemporary Women’s Writing in French, University of London, Senate House, 21 février 2015, inédit, p. 10-11.

[25] La Règle du Je, op. cit. p. 179.

[26] Barbara Havercroft, « Le soi est une fiction. Interview avec Chloé Delaume », Revue critique de fixxion contemporaine, nº4, 2012, p. 126.

[27] BINET, Laurent, La Septième Fonction du langage, Paris, Grasset, 2015, ebook, Troisième partie – Ithaca, p. 74.

[28] Où le sang nous appelle, op. cit., p. 134.

Auteur

Dawn M. Cornelio est professeure titulaire à la University of Guelph (Canada). Ses recherches se font principalement dans deux domaines : l’autofiction et la théorie et la pratique de la traduction littéraire. Elle a fait de nombreuses communications et publié plusieurs articles sur Chloé Delaume, dont le plus récent est « Fragmentation des corps et des identités chez Chloé Delaume » (@nalayses, vol 11.1, Hiver 2016, n. p.). Ses traductions sont régulièrement publiées dans Contemporary French and Francophone Studies. Actuellement, elle prépare une longue étude de cas de Chloé Delaume, publiée en ligne sur le site ChloéDelaumeCritique.com, et une traduction vers l’anglais de Certainement pas de Delaume à paraître aux presses de l’université du Nebraska (University of Nebraska Press).

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