D’une avant-garde l’autre. Les entretiens de Robbe-Grillet avec Jean Thibaudeau


L’article se propose d’examiner les entretiens d’Alain Robbe-Grillet avec Jean Thibaudeau sur France Culture en 1975 sous différents aspects : une analyse radiophonique montre que la « mise en son » constitue un degré zéro de l’esthétique radiophonique. L’analyse du dialogue dévoile que l’entretien est plutôt homophonique (Bakhtine) et se base sur un consensus de fond entre les deux auteurs, tandis que la mise en scène met en relief la spontanéité et l’authenticité d’un dialogue dont profite Alain Robbe-Grillet pour livrer une interprétation de sa propre carrière comme auteur, cinéaste et peintre. Celle-ci consiste avant tout à s’attribuer lui-même le rôle du Jeune Turc ou de l’avant-garde pas encore reconnue (Bourdieu), dont il décrit l’ascension vers la légitimité selon le métarécit (Lyotard) avant-gardiste, alors que tout porte à croire que sa position est en réalité bien différente, une attitude qui lui fait adopter, dans l’entretien le rôle de « bonimenteur » (John Rodden).

The article examines the interviews conducted by Jean Thibaudeau with Alain Robbe-Grillet on France Culture in 1975 from different angles: a radiophonic analysis shows that the sound editing constitutes a kind of zero degree of radio aesthetics, the analysis of the dialogue reveals that the interview is rather homophonic (Bakhtin) and based on a substantial consensus between the two writers, while the staging highlights the spontaneity and the authenticity of a dialogue which Alain Robbe-Grillet benefits from to deliver an interpretation of his own career as an author, filmmaker and painter. In this interpretation he always attributes himself the role of Young Turk or the position of the vanguard not yet recognized (Bourdieu), an attitude that permits him to describe his rise to legitimacy according to the vanguard meta-narrative (Lyotard), while everything suggests that his true position is actually very different, an attitude that makes him adopt the interview role of a literary “huckster” (John Rodden).


Texte intégral

Les entretiens entre Thibaudeau et Robbe-Grillet diffusés sur France Culture début 1975 ont lieu à un moment important des parcours respectifs des deux écrivains. Pour Jean Thibaudeau, ils se situent après son départ du groupe Tel Quel et la publication de son roman Ouverture, Roman noir ou Voilà les morts, à notre tour d’en sortir aux éditions du Seuil en 1974 [1]. Quant à Alain Robbe-Grillet, l’entretien intervient au moment où il a terminé le tournage de son dernier film, Glissements progressifs du plaisir (1974), pour lequel il avait écrit un ciné-roman du même titre [2]. Dans le domaine strictement littéraire, il se trouve à une époque de changement, car Projet pour une révolution à New York, son dernier roman, date déjà de 1970. Deux ans après l’entretien, en 1977, il écrira un texte devenu célèbre après avoir été publié dans Le Miroir qui revient et qui prend déjà ses distances avec la poétique du Nouveau Roman. Pour les deux interlocuteurs, l’entretien intervient donc à un moment charnière de leur carrière et qui présente pour Alain Robbe-Grillet la possibilité d’une rétrospective. Et l’auteur profite de l’occasion pour présenter sa version de sa carrière d’écrivain et de cinéaste.

Mais en plus de sa fonction de commentaire sur ses œuvres, qui peut également se manifester sous d’autres formes et dans d’autres médias, l’entretien entre Thibaudeau et Robbe-Grillet a une dimension spécifique concernant la forme de l’entretien radiophonique et dont une analyse de l’entretien doit tenir compte. Cependant, une telle analyse pourrait être considérée, du moins à première vue, comme une entreprise secondaire, présentant peu d’intérêt dans le cadre d’études littéraires. En fait, la question de l’appartenance à la Littérature des entretiens d’écrivains publiés dans des journaux, un genre qui dispose pourtant d’une longue tradition bien établie, est déjà assez controversée [3]. La question se pose évidemment encore plus à propos de l’entretien radiophonique, qui non seulement est marginal par rapport à l’œuvre littéraire et à son inscription dans le champ littéraire, mais joue aussi un rôle plutôt négligeable dans l’acquisition du capital symbolique spécifique des écrivains [4]. Si, toutefois, l’affirmation selon laquelle « sans livre, il n’y a pas d’entretien » est une évidence, c’est bien aussi en partie sa médiatisation qui « fait » le livre, et l’entretien en est un des principaux éléments. Les émissions littéraires à la radio et à la télévision en sont la meilleure illustration. Apostrophes en est un exemple emblématique : la célèbre émission de Bernard Pivot a largement contribué à consacrer, voire à « créer » des œuvres et aussi des auteurs [5]. Ainsi, une étude dédiée aux entretiens d’écrivains s’inscrit logiquement dans une recherche plus globale qui essaie de tenir compte des conditions économiques, sociales et médiatiques de la production et de la réception littéraires [6]. Elle appartient à une approche plus vaste dont la base méthodologique fondamentale réside dans la thèse selon laquelle une œuvre, un auteur et à plus forte raison encore un courant littéraire ne sont pas seulement constitués par les livres et les pratiques d’écritures mais également par tout un ensemble de discours ou de métadiscours qui se greffent sur ces derniers et dont les entretiens accordés à la presse ou à la radio font partie [7]. Dans un champ social comme celui de la littérature, où les enjeux sont hautement déterminés par des stratégies symboliques, les métadiscours ne réfléchissent pas seulement sur les œuvres, mais les « créent » également ainsi que les mouvements ou groupes littéraires [8].

Cette approche, déjà tout à fait pertinente en soi, devient encore plus convaincante, quand elle s’applique au Nouveau Roman, car très tôt les livres de Sarraute, Robbe-Grillet, Butor ou Simon ont été accompagnés par de nombreux entretiens, prises de positions poétologiques et théoriques qui ont constitué un véritable métadiscours sur le Nouveau Roman [9]. Parmi tous les auteurs de ce mouvement littéraire, Alain Robbe-Grillet est probablement celui qui a mené avec le plus grand acharnement ce combat symbolique contre le roman traditionnel et qui a su se servir si habilement des journaux, de la radio et même de l’université pour propager ses idées sur le roman, la littérature et le cinéma que cette pratique lui a valu le titre de chef de file du Nouveau Roman [10]. Si l’on veut donc expliquer le phénomène « Alain Robbe-Grillet », un cas assez particulier dans l’histoire littéraire, il n’est pas suffisant de se pencher uniquement sur les œuvres et les écrits théoriques du nouveau romancier : il faut également examiner les conditions médiatiques et matérielles de leur production et réception et tenir compte de leur mode de diffusion et de leur propagation, dans laquelle les entretiens jouent un rôle considérable. Dans ce domaine de recherche, l’interview radiophonique présente quelques avantages. Contrairement aux médias écrits comme par exemple le journal, la revue ou le livre, la radio, en tant que média acoustique est capable d’enregistrer et de transmettre l’interview dans toute sa réalité pleine, avec le timbre, la sonorité et le volume des voix qui font partie de la conversation normale. À la différence des médias du « symbolique », la radio est un média du « réel » qui est capable de reproduire un événement en temps réel, sans nécessairement opérer des coupures et sans obligatoirement pourvoir celui-ci d’interprétations [11]. En principe, elle peut donc rendre à l’enregistrement et à la diffusion de l’entretien la réalité de l’expérience vécue. De ce fait, il est indispensable de prendre en considération non seulement le contenu ou énoncé de l’entretien, mais également la forme spécifique de sa présentation médiale.

De là surgissent quelques questions : les premières concernent évidemment les prises de positions de Robbe-Grillet sur la littérature et le cinéma. Quels commentaires fait-il de son œuvre ? Le deuxième aspect relève de l’analyse du dialogue. Quels rôles les deux interlocuteurs s’accordent-ils ? Thibaudeau se limite-t-il à donner les répliques à son interlocuteur ou s’exprime-t-il également sur ses propres convictions esthétiques ? S’agit-il d’un véritable dialogue avec des prises de positions différentes ou bien plutôt d’une conception « chorale » de l’entretien où « les voix » au sens bakhtinien du terme sont plutôt homophoniques ? Le troisième volet d’interrogations concerne la dimension médiale de l’entretien. Sous quelle forme se présente-t-il, comment l’espace sonore est-il organisé, y a-t-il des plans acoustiques, des coupures, ou bien l’entretien se fait-il dans la continuité ? Dans l’ensemble, il s’agit donc de dégager également la poétique spécifique de l’entretien. Dans ce qui suit sera d’abord analysé l’aspect médial, ensuite la structure du dialogue, enfin l’analyse du métadiscours de Robbe-Grillet et en particulier la manière dont il présente ses prises de positions poétologiques et son cheminement comme écrivain et cinéaste.

1. Le « degré zéro » de la mise en son : une esthétique radiophonique de la transparence

L’analyse médiale des entretiens à la radio comprend différents aspects. La « mise en scène » se rapporte à tout de ce qui se passe devant le microphone ou bien ce qui est enregistré par celui-ci : contenu (message), interlocuteurs, son des voix, forme de leur interaction et espace sonore. La « mise en son » concerne tout ce qui relève de l’appareil technique, à savoir les plans acoustiques configurés par la distance du micro, les effets monophoniques ou stéréophoniques et le bruitage [12]. La « mise en chaîne » se rapporte aux différentes formes de montage acoustique [13], tandis que la « mise en ondes », au sens propre du terme, concerne la forme spécifique de diffusion, comme par exemple le format de l’émission, la station de radio, la fréquence de l’émetteur, les dates et les rythmes des émissions, etc.

La mise en ondes de l’entretien entre Jean Thibaudeau et Alain Robbe-Grillet se réalise sous la forme de l’entretien-feuilleton, un des formats courants sur les chaînes culturelles françaises d’après-guerre [14]: l’ensemble est divisé en dix parties, radiodiffusées tous les jours sauf le week-end pendant deux semaines, du 3 jusqu’au 15 février 1975. Chaque émission dure quinze minutes, la diffusion a lieu toujours à la même heure, entre 11h45 et 12h précisément [15]. Le découpage des émissions se fait en fonction des sujets évoqués : dans le premier volet de la série (É1), il est question des débuts de Robbe-Grillet, de la réception de ses œuvres et des critiques souvent défavorables, la deuxième émission (É2) tourne autour du film L’Année dernière à Marienbad, la troisième (É3) est consacrée au rôle des écrits théoriques de Robbe-Grillet, la quatrième (É4) à l’avant-garde et à la position de l’écrivain dans la société, les émissions suivantes (É5- É6, É7) traitent des romans de Robbe-Grillet et de leur poétique, tandis que les suivantes (É8, É9, É 10) se consacrent à ses films en mettant l’accent sur Le Jeu avec le feu et Glissements progressifs du plaisir. Cependant, du fait de la diffusion sous forme de feuilleton, la cohérence thématique de l’entretien n’apparaît probablement pas très clairement pour l’auditeur. Du fait de la forme de mise en ondes et du découpage, le dialogue entre les deux écrivains apparaît sous une forme discontinue, la cohérence thématique disparaît au profit d’une impression de spontanéité s’apparentant à une conversation normale qui ne suivrait pas non plus un « script » préétabli. De plus, à moins d’enregistrer les différentes émissions ou bien de se trouver tous les jours à la même heure devant son poste de radio, cette forme de diffusion favorise probablement un type de réception que Walter Benjamin a considéré comme caractéristique des mass-médias modernes, à savoir la « réception par la distraction [16] ».

Si la radiodiffusion de l’entretien ne se fait pas de manière continue, la mise en chaîne, par contre, fait tout pour en souligner la continuité, car le montage fait rarement montre de coupures perceptibles. De sorte que l’entretien ressemble à un dialogue ininterrompu, sans que l’on puisse apercevoir de véritables marques distinctives entre les différents moments de son enregistrement. Ce manque d’indices vaut également pour l’espace : la distance du microphone reste toujours la même, qu’il s’agisse de Thibaudeau ou de Robbe-Grillet. Il n’y donc aucune différence entre les différents plans acoustiques. Cette absence notoire de toute focalisation radiophonique, qui correspond, dans la terminologie narratologique, à une focalisation zéro, correspond à un élément caractéristique du dialogue, car il souligne le fait que, pendant leurs échanges, les deux écrivains adoptent en principe une attitude plutôt consensuelle.

Il n’y a pas non plus d’effet stéréophonique qui aurait permis de situer la position précise des deux interlocuteurs dans l’espace. L’espace radiophonique restant complètement abstrait, les voix de Jean Thibaudeau et de Robbe-Grillet semblent ne venir de nulle part, d’un « non-lieu radiophonique ». En combinaison avec la focalisation zéro, le manque de positionnement dans l’espace crée une espèce « d’indifférenciation » des interlocuteurs qui empêche l’auditeur d’identifier les positions respectives des deux dialoguistes. Si la position d’un individu dans le cadre d’un champ social correspond à ses prises de position, l’absence de positionnement identifiable dans l’espace radiophonique configure un type d’entretien qui se fait sur la base d’un accord de fond, il crée un espace homogène et harmonieux propice à des entretiens où les prises de paroles et de positions se font sous forme de conversation de type « chorale ». Cet effet est également souligné par une autre technique de mise en scène radiophonique qui, à la différence de bien d’autres entretiens enregistrés dans un contexte naturel, confronte l’auditeur à un espace insonorisé. La mise en scène configure un espace neutre et abstrait, sans bruits, qui n’existe pas dans la réalité. Tout compte fait, les techniques radiophoniques évoquées servent à créer un effet de transparence, elles servent à effacer la dimension matérielle et radiophonique d’un entretien dont elles soulignent le caractère plutôt consensuel.

Cette « transparence radiophonique » relèverait d’une analyse de « l’écriture » radiophonique au sens de Roland Barthes, terme qui renvoie à l’engagement de la forme esthétique elle-même [17]. La suppression des plans acoustiques, l’effacement des coupures dans le montage, la création d’un espace insonorisé produisent une espèce de « degré zéro » de l’écriture radiophonique, qui fait passer au premier plan le dialogue entre les deux écrivains. Elles servent à faire oublier le média de la radio dont les conditions de communication spécifiques provoquent une certaine gêne et la critique de Robbe-Grillet :

Je ne cherche pas particulièrement les entretiens à la radio, car le public manque. Le public, il est là, il écoute en ce moment, mais en somme, il ne parle pas. Je ne sais pas quand il tourne son bouton, quand il en a assez, quand il est intéressé. Alors ce que j’aime beaucoup et ce que je fais beaucoup en France ou en particulier en Amérique, ce sont des entretiens avec un public actif alors, un public qui parle, je réponds vraiment à ses questions, je le laisse parler et… et… j’essaie de répondre, quelquefois bien sûr aussi avec des fuites ou quelques pirouettes, mais en tout cas, il y un contact, et c’est ce contact qui m’intéresse dans le public, alors que la radio coupe ce contact (10, 25 : 10).

En dehors du fait de constituer une contradiction performative consistant à critiquer l’entretien radiophonique dans le cadre d’un entretien radiophonique, l’on pourrait objecter à cette thèse qu’elle se méprend sur l’interaction véritable, car il ne s’agit point d’une conférence que l’auteur adresserait à un public mais d’une interview accordée à un interlocuteur qui est écrivain lui-même et qui est tout à fait présent. Cependant, aussi contradictoire et désapproprié qu’il soit, le commentaire de Robbe-Grillet attire l’attention sur l’influence que ce parti pris « anti-radiophonique » a pu avoir sur la façon dont les deux interlocuteurs conçoivent la mise en scène et la « poétique » de leur dialogue.

2. Une poétique dialogique de présence pleine

En fait, cette absence de public « naturel » qui gêne Robbe-Grillet transforme les données de l’entretien, car en plus de celui de l’intervieweur, Jean Thibaudeau qui se voit attribuer le rôle du public absent [18]. Et il s’ensuit une conception de la mise en scène du dialogue comme une conversation spontanée, authentique et impromptue, dont la vivacité et la présence compensent l’absence de public radiophonique invisible. En ce qui concerne la distribution concrète des rôles entre les deux interlocuteurs, c’est évidemment, l’interviewé Alain Robbe-Grillet qui se trouve au centre de l’entretien, tandis que Jean Thibaudeau se limite en principe à poser des questions et à donner les répliques à son interlocuteur. Mais en même temps, Jean Thibaudeau tient bien sûr les rôles du « scénariste » et du « metteur en scène » qui essaie de réaliser le déroulement des questions et des réponses comme il l’a prévu, tout en suivant la liste des questions qui en constituent le scénario. De temps à autre, toutefois, son « acteur principal » en modifie le plan initial. Ainsi, il arrive à Jean Thibaudeau d’avouer qu’il avait initialement prévu de parler d’autre chose mais que ce que Robbe-Grillet vient de dire l’a fait changer d’idée [19]. Robbe-Grillet quant à lui, admet quelquefois qu’il n’est pas tout à fait sûr d’avoir pu dire ce qu’il pense et se reprend ensuite pour essayer de nouveau. Grâce à un montage qui a laissé ces passages tels quels, sans opérer de coupures, l’auditeur a l’impression d’assister à un échange pris sur le vif, à une parole vivante et à des voix présentes qui sont impliquées dans un dialogue authentique. Cet effet d’authenticité se trouve également souligné par les hésitations et les pauses qui marquent les réponses de Robbe-Grillet et de temps à autre aussi les questions de Jean Thibaudeau [20]. Le fait que le montage renonce non seulement à supprimer les hésitations, les reprises et les autocorrections – ce qui correspond plutôt à une pratique courante des entretiens plus longs – mais qu’il conserve aussi les pauses est tout à fait remarquable dans un contexte radiophonique, car normalement, la radio cherche à les éviter étant donné que – contrairement à la télévision – les pauses à la radio sont « absolues », vu que ce média ne connaît que le seul canal acoustique. Dans un média purement acoustique, une pause éveille toujours le soupçon que la diffusion a été interrompue. Si le réalisateur a tout de même opté pour la conservation des silences, c’est clairement dans le dessein de conférer à l’entretien une spontanéité et une vivacité qui soulignent l’authenticité et la présence pleine du dialogue.

Ceci est particulièrement perceptible dans les moments où Jean Thibaudeau demande des précisions à son interlocuteur, comme par exemple dans un passage sur les stéréotypes dans les romans de Robbe-Grillet où, après avoir prononcé un « oui » qui marque plutôt des réserves ou même un manque d’intérêt, et non content de la réponse obtenue, l’intervieweur invite Robbe-Grillet à approfondir sa pensée : « Oui ! J’aimerais … j’aimerais que vous alliez un peu plus loin » (6, 2 : 20), invitation à laquelle Robbe-Grillet donne volontiers suite. L’exemple cité montre que les deux écrivains partagent une conception de l’entretien qui relève d’une espèce de « maïeutique » voulant faire accoucher l’interlocuteur d’une pensée que, jusque-là, il n’a pas encore été capable de formuler. Cependant, à la différence de la maïeutique socratique, les moments où Thibaudeau se permet de faire des objections aux explications proposées par Robbe-Grillet sont plutôt rares. À ce moment-là, il quitte son rôle de simple donneur de répliques pour transformer, grâce à ce changement de statut, l’entretien en un dialogue entre deux écrivains qui ont des convictions différentes :

Jean Thibaudeau – Vous pensez que la révolution est toujours faite par des marginaux ? Vous pensez que l’écrivain est dans une marge ?

Alain Robbe-Grillet – Ah oui !

– Moi, je pense que l’écrivain a une fonction bien précise dans la société. Elle peut être marginale, éventuellement.

– Elle est marginale.

– Actuellement, elle est marginale.

– Elle est marginale partout et elle le sera probablement toujours.

– Je ne pense pas que Victor Hugo avait une position marginale.

– Eh ben, bravo pour Victor Hugo [rires] (4, 14 : 27).

Il en est de même à un autre moment où Jean Thibaudeau fait également une objection aux thèses de Robbe-Grillet pour relever une contradiction entre la thèse selon laquelle il ne saurait jamais à l’avance ce qu’il écrit d’une part et son parti pris esthétique évident contre la profondeur et l’intériorité de l’autre (7, 8 : 52). Parfois, Thibaudeau met aussi en doute l’image que son interlocuteur veut donner de lui-même comme auteur maudit, en objectant par exemple à Robbe-Grillet qu’il mentionne seulement les critiques négatives de ses romans du début, tout en passant sous silence les avis positifs d’un Roland Barthes ou d’un Georges Bataille (3, 08 : 46). S’installe de cette manière une controverse que Robbe-Grillet arrive à clore en rappelant que les rares critiques positives qu’il avait reçues au début de sa carrière provenaient d’auteurs qui étaient eux-mêmes marginalisés (3, 09 : 39). Un autre élément souligne également l’authenticité du dialogue : comme Jean Thibaudeau n’est pas critique ou journaliste mais écrivain, lui aussi, l’interview prend de temps à autre plutôt l’allure d’un échange entre deux pairs, au point d’entraîner quelquefois une véritable inversion des rôles. Ceci est par exemple le cas quand Robbe-Grillet demande à Thibaudeau comment il a perçu une certaine scène dans un de ses films ou bien quand les deux interlocuteurs manifestent des divergences concernant le statut de l’écrivain dans la société (voir supra).

En ce qui concerne le dialogue en général, l’on peut dire que la conversation entre les deux écrivains s’organise sur la base d’un consensus fondamental qui fait que la poétique de leur entretien correspond plutôt à une homophonie de fond au sens bakhtinien du terme [21]. Cependant, cet accord de fond qui se note dans la plupart des prises de positions des deux auteurs étonne, car les positions respectives des deux auteurs au sein du champ littéraire sont très différentes, car les différences d’âge, d’expérience, de renommée littéraire et de positions politiques les opposent. En 1974, Alain Robbe-Grillet, de treize ans l’aîné de son collègue, est un romancier reconnu qui se trouve, dans le champ de la production littéraire, dans la position de l’avant-garde consacrée, tandis que Jean Thibaudeau, avait fait partie de Tel Quel, un groupe littéraire qui, nonobstant sa proximité avec certaines positions esthétiques du Nouveau Roman, occuperait la place de l’avant-garde non encore consacrée [22]. Mais malgré cette différence, nous pouvons constater une certaine complicité entre les deux écrivains. Celle-ci est certainement due à une redevance personnelle de Thibaudeau à Robbe-Grillet car, comme il se plait à le rappeler au début de l’entretien, ce sont les romans de Robbe-Grillet qui l’ont poussé à écrire, et qui plus est, c’est Robbe-Grillet lui-même qui lui a permis de publier son premier roman Une cérémonie royale chez Minuit [23]. Mais en plus de cette dette personnelle de Thibaudeau à l’égard de Robbe-Grillet, la sympathie qui règne d’une manière palpable entre les deux écrivains malgré leurs positions différentes, s’explique probablement aussi par une homologie entre leurs positions respectives, car en 1974, Thibaudeau se trouve dans une situation qui montre quelques ressemblances avec celle dans laquelle se trouvait Robbe-Grillet dix ans avant, exactement à la sortie de sa première série de romans et du recueil Pour un nouveau roman, qui réunissait les articles théoriques qu’il avait écrits auparavant pour justifier et légitimer son œuvre et celle de ses contemporains (3, 08 : 00). C’est probablement cette homologie des positions respectives à des moments différents de leur carrière qui explique l’accord de fond entre les deux dialoguistes et également le choix de Thibaudeau pour réaliser l’entretien. Mais la raison la plus importante pour avoir choisi ou accepté Jean Thibaudeau comme intervieweur réside dans la critique que Robbe-Grillet a souvent faite des entretiens avec des journalistes, qui selon lui ne sont pas des spécialistes de son œuvre et font souvent preuve d’un manque de connaissance, ce qui n’arrive certainement pas avec un interlocuteur aussi bien renseigné que Thibaudeau qui de surcroît est écrivain lui-même [24].

Tout compte fait, l’on peut constater que tous les procédés de la mise en scène contribuent à créer l’impression d’un dialogue pris sur le vif et d’une pensée présente qui se cherche et qui cherche à produire des idées. Il s’agit d’une poétique de la parole vive, vivante et d’une pensée qui ne connaît pas encore sa fin au moment où elle commence à se faire. La plupart des techniques radiophoniques et les conceptions dialogiques de l’entretien sont plutôt redevables à un art de la conversation qui mise sur la capacité des interlocuteurs de produire, dans et par leur échange, des idées parfois nouvelles, parfois exposées autre part mais dont la version radiophonique a l’avantage de la présence pleine d’une parole prise sur le vif [25] compensant complètement cette absence de public qui gêne Robbe-Grillet. Que les deux dialoguistes aient parfaitement conscience de la dimension poétique de leur entretien apparaît de manière explicite à la fin, quand Jean Thibaudeau pose une question sur le caractère poétique ou bien politique de l’entretien :

Jean Thibaudeau – Alors, à la fin de ces entretiens une question [coupe] : Qu’est-ce que ces entretiens ont de révolutionnant ?

Alain Robbe-Grillet – Quelqu’un qui fait des romans ou des films, en fin de compte n’a rien d’autre à dire que cette œuvre, ces œuvres qu’il a produites et qu’il a proposées au public. Le système des mass-médias, les journaux, les radios etc. ont tendance justement, dans un souci de promotion – d’ailleurs louable pour faire connaître tel ou tel créateur au public – a [sic] tendance à chaque instant à lui demander des explications en dehors en somme de son œuvre. Et il y a là quelque chose de tout à fait gênant. Il y a d’ailleurs des créateurs – je pense par exemple à Samuel Beckett ou Henri Michaux – qui refusent absolument, c’est-à-dire que… (10, 11 : 55).

Dans sa réponse, Jean Thibaudeau objecte que Robbe-Grillet a toujours voulu tenir un rôle public et relève de cette manière le fait que l’attitude de Robbe-Grillet est du moins contradictoire pour ne pas dire paradoxale, car à quoi cela rime-t-il de donner une interview pour finir par critiquer la nécessité d’en donner et par remettre son intérêt en question ou bien de vouloir tenir un rôle public tout en en critiquant la nécessité [26]?

Si ce métadiscours de l’entretien sur l’entretien révèle donc le fait que les deux dialoguistes sont parfaitement conscients de la dimension poétique de leur entretien, ils constatent néanmoins de manière plus ou moins explicite que leur échange manque justement d’éléments qui puissent la révolutionner. Robbe-Grillet ramène ce défaut aux mass-médias, parmi lesquels il compte seulement les médias audio-visuels, mais curieusement pas les livres et les conditions de communication qu’ils imposent aux écrivains. Mais la véritable question ne réside probablement pas dans ce constat mais plutôt dans le fait que les deux écrivains se croient obligés de répondre à une attente de poétique révolutionnaire. D’où vient cette expectative ? Il est à supposer qu’elle provient d’une métonymie discursive qui transpose les attentes relatives à leurs propres pratiques esthétiques sur l’entretien radiophonique, une attente qui se trouve encore renforcée par le fait que, dans ses pièces radiophoniques, comme par exemple Reportage d’un match international de football, Jean Thibaudeau a montré que l’on peut révolutionner la poétique de la radio [27]. Or, si nous comparons la forme spécifique de la réalisation radiophonique de l’entretien avec les principes esthétiques du Nouveau roman ou de Tel Quel, force est de constater qu’il existe une divergence considérable entre les deux poétiques. Tandis que les différentes esthétiques du Nouveau Roman et en particulier celle de Robbe-Grillet font tout pour mettre en relief l’écriture dans sa matérialité et pour y puiser de nouvelles formes esthétiques, les principes de la réalisation de l’entretien contribuent à créer une transparence et un certain « effet de réel ». Cependant, la poétique de l’entretien n’est pas tout à fait homogène, car à la différence de la mise en son, la mise en scène du dialogue s’approche un peu plus de l’esthétique du Nouveau Roman et de Tel Quel en ceci qu’elle enregistre en temps réel un dialogue propice à faire surgir une idée de la pratique robbe-grilletienne [28]. Cette impression de présence est toutefois, en dernier lieu, le produit d’une absence voulue, à savoir celle du signifiant radiophonique.

3. Comment on écrit l’histoire littéraire ou le portrait de l’auteur célèbre en Jeune Turc permanent

Si les écrits théoriques de Robbe-Grillet constituent principalement des prises de position esthétiques et idéologiques, l’on peut constater que l’entretien avec Thibaudeau, qui contient certes également des éléments poétologiques, est surtout complémentaire de ses conférences, discussions et livres théoriques. Tandis que dans Pour un nouveau roman et lors de ses conférences et colloques, l’auteur a surtout développé la théorie de son œuvre, dans l’entretien avec Thibaudeau, il écrit sa version de l’histoire littéraire du Nouveau Roman et de sa propre carrière.

Son parcours, Robbe-Grillet le présente sous la forme d’une constellation et d’un récit qui, malgré les différences entre les époques, les genres et les médias, respectent toujours la même structure et dont on peut relever les éléments constitutifs suivants : dans la littérature et le cinéma, il s’assigne toujours la même position, à savoir celle d’un éternel débutant. Déjà, dans sa jeunesse, il n’a pas beaucoup lu et il connaissait mal les auteurs du canon littéraire (3, 03 : 35). Sa position externe au champ littéraire se confirme plus tard, vu qu’il gagnait sa vie comme ingénieur agronome avant de commencer à écrire. Mais selon lui, cette position constitue un grand avantage, car « la révolution vient toujours des marges » (4, 14 : 27). C’est à cette position qu’il attribue également le vif rejet que ses premiers romans ont rencontré auprès d’une critique lui objectant que « c’est pas comme ça qu’on fait ». Ses préoccupations théoriques sont expliquées par le rejet de la critique et par l’obligation de mener une lutte acharnée pour imposer sa propre vision de la littérature et pour se faire reconnaître comme auteur (1, 08 : 30). La raison particulière de l’hostilité de la critique réside, selon lui, dans une particularité esthétique de ses premiers romans, qui tournaient tous autour d’un vide, d’une attente créée chez le lecteur mais jamais satisfaite : ainsi, Les Gommes est présenté comme un roman policier sans crime, Le Voyeur est le récit d’un vicieux sans vice et La Jalousie la mise en jeu d’un triangle érotique sans scène d’amour (5, 06 : 12). Les trois premiers romans apparaissent donc comme des réalisations à la fois esthétiques et stratégiques destinées à attirer des lecteurs traditionnels par leurs thèmes, personnages et histoires pour ensuite décevoir leurs attentes afin de diriger leur attention vers autre chose. Ainsi, Robbe-Grillet interprète la poétique de ses premiers romans dans les mêmes termes que ses préoccupations théoriques : c’est une autre forme d’une pédagogie destinée à éduquer le lecteur.

Malgré la différence indéniable entre les premiers romans et ceux à partir de Dans le labyrinthe, cette éducation poétologique continue après, car les schémas, stéréotypes et clichés dont l’écrivain fait usage dans la deuxième série de ses romans sont puisés dans une culture populaire, et sont donc également faits pour attirer les lecteurs. C’est Jean Thibaudeau qui relève la base commune de ces deux esthétiques, à savoir un rejet de toute prétention à une profondeur ou intériorité quelconque (6, 09 : 41), accompagné d’une préférence nette pour la surface des phénomènes. Tout compte fait, le pari d’une éducation esthétique des lecteurs a été gagné, car les œuvres de l’ancien romancier maudit rencontrent aujourd’hui un accueil plus favorable de la critique et une reconnaissance de plus en plus grande des lecteurs (1, 09 : 04) qui se termine donc par la consécration de l’auteur comme écrivain admis (1, 09 : 25).

En général, Robbe-Grillet présente donc sa carrière de romancier selon le modèle du cheminement de l’avant-garde, à savoir comme une ascension constante du créateur révolutionnaire vers la reconnaissance.

En fait, dans les passages dans lesquels il parle de ses débuts comme conseiller littéraire aux Éditions de Minuit, les attitudes qu’il perçoit chez les responsables correspondent exactement à la structure du champ littéraire telle que la sociologie structurale l’a conçue. Selon lui, l’édition littéraire de l’époque était marquée par une opposition très nette entre les grandes maisons d’édition d’une part, qui publiaient des livres traditionnels dont le lectorat était pratiquement assuré et, de l’autre, les petits éditeurs qui publiaient des livres par sens du devoir avant-gardiste sans se soucier de l’accueil qui leur serait réservé et sans essayer particulièrement de les faire lire ou vendre (3, 14 :20). Au contraire, la relation entre le succès de vente d’un livre d’une part et sa légitimité au sein de la littérature de l’autre était inversement proportionnelle : aux éditions de Minuit par exemple, dès qu’un livre se vendait à plus de 300 exemplaires, le conseiller responsable commençait, selon Robbe-Grillet, à douter de sa qualité littéraire.

Or, les structures décrites par l’auteur ne datent pas des années cinquante, car elles correspondent en tous les points au modèle du champ littéraire avant-gardiste tel que par exemple Pierre Bourdieu l’a analysé : elles opposent des auteurs reconnus qui se trouvent au sommet de la hiérarchie littéraire, disposant d’un capital symbolique et économique élevé à une avant-garde qui n’est pas encore reconnue, ayant un capital symbolique et économique réduit, ce qui lui assigne une position subordonnée, mais lui donne la possibilité de dénoncer chaque succès de vente comme une trahison des valeurs littéraires inhérentes au champ [29]. La stratégie décrite par Robbe-Grillet se conçoit dans le cadre du processus habituel de la modernité par lequel tout mouvement avant-gardiste ayant un capital symbolique spécifique très élevé et un capital économique très réduit en dehors du champ littéraire se transforme, au cours du temps, en avant-garde consacrée et reconnue, qui de ce fait disposera ensuite également d’un capital symbolique et d’un capital économique considérables au sein du champ social [30]. Cette ascension ne se produit évidemment pas toute seule, mais est amorcée par la déclaration d’une « crise » de l’avant-garde consacrée par l’avant-garde qui n’est pas encore reconnue, une crise qui ne consiste en rien d’autre que dans l’ensemble de stratégies symboliques (dont la publication de manifestes et de critiques) qui ont pour dessein de la produire [31]. L’analyse des chiffres de vente de La Jalousie proposée par Pierre Bourdieu confirme cette évolution car les statistiques montrent une lente mais constante progression des ventes qui – selon lui – serait due à l’économie secondaire du marché scolaire et universitaire, promue par la théorisation de la pratique d’écriture du Nouveau Roman [32].

Jusqu’ici, la teneur du parcours tel que Robbe-Grillet le présente est donc très claire : il trace son propre cheminement dans la littérature et dans le cinéma selon le « métarécit » de l’avant-garde qui s’étend de ses débuts comme écrivain non légitime jusqu’à la reconnaissance finale comme auteur reconnu.

Mais selon ses propres paroles, Robbe-Grillet ne s’est pas contenté de suivre le chemin prescrit par la structure du champ littéraire en progressant au sein de cette structure tout en acceptant ses règles implicites, mais comme pour l’esthétique du roman et du cinéma : il l’a également révolutionnée.

Après son arrivée dans la maison d’éditions de Jérôme Lindon, Robbe-Grillet a dit-il essayé de dynamiser la structure statique du champ littéraire en développant une stratégie éditoriale propice à créer un public capable d’apprécier les livres qui ne trouveraient pas de lecteur sans ce travail « d’éducation esthétique ». De ce fait, selon lui, il a été le premier à vouloir faire passer une lutte d’avant-garde au grand public et à faire admettre chez le lecteur « normal » des œuvres avant-gardistes. La publication de Pour un nouveau roman s’inscrirait donc entièrement dans cette stratégie de pédagogie et de publicité avant-gardiste qui révolutionne en même temps les structures du champ littéraire. Au cours de l’interview, Robbe-Grillet ne cesse de répéter que ses écrits théoriques n’ont jamais été conçus en vue de prescrire des concepts poétologiques établis d’avance, mais qu’ils sont intervenus après-coup, une fois les œuvres de Butor, Simon, Sarraute et les siennes publiées (4, 04 : 09 ; 4, 11 : 27).

Toutes ces structures et stratagèmes s’appliquent également à ses œuvres cinématographiques. Tout au début de l’entretien, Jean Thibaudeau raconte qu’il avait observé, lors de la projection du film Glissements progressifs du plaisir, que son auteur se trouvait toujours confronté à des critiques négatives (1, 02 :03). Robbe-Grillet confirme tout de suite en constatant qu’avec ses premiers films, il s’était trouvé exactement dans la même position qu’à ses débuts littéraires. Et effectivement, les premiers films de ce réalisateur venu de la littérature rencontrent un rejet presque unanime de la part de la critique traditionnelle. Pour celle-ci tout est « faux » et elle attribue les nombreux « défauts » des films au fait que l’écrivain est un débutant dans le domaine de la mise en scène (1, 10 : 25). De ce fait, Robbe-Grillet se trouve dans une position double, où la désormais bonne réception de ses livres va de pair avec la mauvaise réception de ses premiers films (1, 11 :18). Thibaudeau voit tout de même une exception à cette règle : L’Année dernière à Marienbad, ovationné par la critique et les festivals du cinéma malgré son esthétique révolutionnaire [33]. Mais selon Robbe-Grillet, ce succès ne vient pas de son propre travail, mais de celui du réalisateur Alain Resnais qui voulait plaire au public (2, 04 : 40) [34].

Dans l’ensemble, on peut constater que le récit de la carrière du metteur en scène Robbe-Grillet se construit selon le même schéma que celui de son cheminement en littérature, car comme auparavant dans la littérature, l’écrivain est désormais admis comme cinéaste reconnu dans le champ de la production cinématographique (1, 11 : 57). Or, si l’on peut considérer qu’il décrit son cheminement comme écrivain avec justesse, on remarquera qu’il oublie de tenir compte du fait qu’en tant que cinéaste, il a pu mettre à profit tout le capital symbolique déjà acquis dans le domaine littéraire pour faire ses premiers films. C’est entre autres grâce à sa renommée littéraire qu’il a pu réunir l’argent nécessaire pour faire des films. On peut donc dire que, contrairement aux cinéastes de la Nouvelle Vague, comme Truffaut ou Chabrol, dont il se moque par ailleurs ouvertement (1, 02 :02), il n’a jamais occupé, dans le champ du cinéma, la position d’avant-gardiste à laquelle il prétend.

Cette différence entre la position présentée par l’auteur et sa position réelle fait surgir la question des motifs. Quelle est la fonction de cette insistance presque permanente sur la postériorité de la théorie par rapport à la pratique esthétique qui présente par ailleurs une chronologie inverse à celle des avant-gardes historiques ? Si en effet celles-ci lancent un manifeste pour exhorter les membres du groupe à certaines pratiques, les théories littéraires de Robbe-Grillet sont postérieures aux pratiques esthétiques qu’elles expliquent après-coup.

En fait, l’activité constante de réflexion théorique et d’explication pédagogique a fini, au plus tard au milieu des années soixante-dix, par conférer à Robbe-Grillet le statut de véritable théoricien programmatique et de chef de file du Nouveau Roman, une position qui lui a permis de s’ériger comme juge impitoyable de ses confrères. ON se souvient qu’il s’était plu, lors du fameux colloque de Cerisy consacré au Nouveau Roman, à accuser Claude Simon et particulièrement Michel Butor d’avoir cherché à transcender la matérialité du signifiant littéraire pour établir – horribile dictu – une signification ou un sens [35] ! Il est probable que c’est justement pour dissiper le soupçon d’avoir enfermé le Nouveau Roman dans les théories d’une écriture autoréférentielle et auto-génératrice et d’avoir exercé une certaine terreur théorique, que Robbe-Grillet insiste tant sur la motivation « pédagogique » originelle de sa propre réflexion théorique [36].

5. Conclusion

En résumé, on peut dire que cet entretien de Robbe-Grillet avec Thibaudeau constituent un métadiscours complémentaire des écrits et interventions théoriques de l’écrivain. Si la fonction de ces derniers consiste avant tout à développer une théorie littéraire des pratiques esthétiques du Nouveau Roman en général et de Robbe-Grillet en particulier, l’entretien sert surtout à écrire l’histoire littéraire de ce mouvement avant-gardiste et de la carrière de son chef-de-file. Comme nous avons pu le constater, cette histoire littéraire prend la forme d’un métarécit où Robbe-Grillet se présente toujours comme un débutant et révolutionnaire permanent dans les domaines de la littérature – et aussi celui du cinéma. Dans ses entretiens avec Thibaudeau, Robbe-Grillet affirme avoir acquis la reconnaissance de la critique littéraire à l’âge de 40 ans, donc seulement dix ans après ses débuts, et celle de la critique du cinéma pas avant l’âge de 50 ans, donc dix ans après ses premiers films. Immédiatement après, il raconte qu’il se tourne maintenant vers la peinture : cela laisse supposer qu’en plus de ses préoccupations pour de nouveaux modes d’expression esthétique, c’est bien la possibilité d’occuper chaque fois de nouveau la position de l’avant-gardiste non reconnu mais légitime qui présente un grand intérêt pour lui, car elle le rend dépositaire d’un haut degré de reconnaissance au sein du champ même (1,12 : 34) [37]. Grâce à cet autoportrait de l’artiste reconnu en auteur maudit, Robbe-Grillet s’arroge également un rôle qui incombe habituellement aux jeunes écrivains ou cinéastes débutant leur carrière. L’affirmation selon laquelle il aurait toujours été un débutant (1, 06 : 57) revient à déclarer qu’il occupe ce rôle d’une manière presque permanente, ce qui n’est certainement pas le cas.

Comme nous le savons, ce n’est pas en peinture que Robbe-Grillet a provoqué une nouvelle fois une « révolution », mais dans le domaine de la littérature. En fait, le renouveau poétique et esthétique que l’auteur entreprendra dans les années 1980 avec la « nouvelle autobiographie » obéit au même schéma de « révolution permanente » examiné ci-dessus. Mais cette fois-ci, c’est le Nouveau Roman lui-même qui est visé, avec ses partis pris théoriques et esthétiques comme la « mort de l’auteur », la « productivité de l’écriture » et une poétique basée sur la « matérialité du signifiant » – des acquis théoriques et esthétiques qui sont tous traités de « niaiseries rassurantes » par l’auteur du Miroir qui revient [38]. Avec cette petite différence toutefois que, cette fois-ci, Robbe-Grillet essaie d’occuper en même temps deux positions diamétralement opposées et contradictoires dans le champ littéraire : d’une part, en tant qu’auteur jouissant d’un grand prestige, il se trouve dans la position supérieure de l’avant-garde reconnue et consacrée, tandis que de l’autre, il se situe volontairement dans la position inférieure en promouvant le courant de la Nouvelle Autobiographie, ce qui lui donne l’avantage de se présenter comme le seul candidat légitime à sa propre succession. Mais cet autoportrait de l’écrivain reconnu en Jeune Turc de la littérature est évidemment une « posture littéraire [39]». En réalité, elle correspond même à une imposture qui rend mensonger le métarécit avant-gardiste qui lui sert chaque fois de légitimation. Dans la classification proposée par John Rodden des différents rôles adoptés par les auteurs dans les entretiens littéraires, Alain Robbe-Grillet ferait donc partie des « bonimenteurs [40] », mais dans un sens plus profond que celui d’un auteur qui ment sur des détails de sa vie privée ou de sa vie d’écrivain car ici, le mensonge porte sur le mythe créé par lui autour de sa propre carrière et des positions auxquelles il prétend sans qu’elles correspondent à sa véritable situation ou position. Cela dit, l’entretien montre également à quel point ces mensonges ont été propices, pour ne pas dire nécessaires, à une carrière littéraire qui n’aurait peut-être pas été possible sans eux.

Notes

[1] La rupture avec Tel Quel se fait sur le fond d’une continuité, à savoir de son engagement au Parti Communiste Français qu’il ne quittera qu’en 1979 et qui lui fait adopter un positionnement différent de celui de Robbe-Grillet, car – contrairement à Robbe-Grillet – il défend le lien entre littérature et politique. En ce qui concerne la radio, au moment où il réalise l’interview avec Robbe-Grillet, il dispose d’une longue expérience dans la production radiophonique, car il a déjà à son effectif plusieurs productions, entre autres des pièces radiophoniques réalisées pour Radio France et le Süddeutscher Rundfunk, un poste émetteur situé à Stuttgart.

[2] Alain Robbe-Grillet, Glissements progressifs du plaisir (film), France, 1974 ; Alain Robbe-Grillet, Glissements progressifs du plaisir (ciné-roman), Paris, Minuit, 1974.

[3] David Martens et Christophe Meurée. « Ceci n’est pas une interview. Littérarité conditionnelle de l’entretien d’écrivain », Poétique, vol. 177, no. 1, 2015, p. 113-130, ici p. 113 ; Martine Lavaud / Marie-Ève. Thérenty, « Avant-propos », L’Interview d’écrivain. Figures bibliques d’autorité, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2004, p. 1-22, ici p. 2 [en ligne ici].

[4] Pour l’analyse du champ littéraire voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1994.

[5] Édouard Brasey, L’Effet Pivot, Paris, Ramsay, 1987.

[6] Pour l’analyse de la condition médiale de la littérature voir Jochen Mecke, « Medien der Literatur », dans Jochen Mecke (dir.), Medien der Literatur. Vom Almanach zur Hyperfiction, Bielefeld, transcript Verlag, 2011, p. 9-25.

[7] Voir Galia Yanoshevsy, Les Discours du Nouveau Roman. Essais, entretiens, débats, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2006.

[8] Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1994, p. 181.

[9] Galia Yanoshevsky, op. cit.

[10] Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Paris, Seuil, 2002.

[11] Dans sa théorie des médias, Friedrich Kittler attribue les trois catégories lacaniennes du « symbolique », de « l’imaginaire » et du « réel » aux médias respectivement littéraires, audiovisuels et acoustiques (Grammophon, Film, Typwriter, Berlin, Brinkmann & Bose, 1986, p. 27-29).

[12] Pour les catégories et dimensions de l’analyse radiophonique voir Jochen Mecke, « Das Hörspiel als mediale Kunstform der Literatur », dans Jochen Mecke/Hermann Wetzel (dir.), Französische Literaturwissenschaft. Eine multimediale Einführung, Tübingen, Francke, UTB, 2009, p. 213-248, ici p. 233-236.

[13] Ibid., p. 236-237.

[14] Voir à ce propos les différentes formes de poétique de l’entretien développées par Pierre-Marie Héron, « Introduction : Repères sur le genre de l’entretien-feuilleton à la radio », Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 9-23.

[15] Voir la fiche technique de l’Ina : « Titre collection : Entretiens avec…, Chaîne : France Culture, Dates de diffusion : 03.02.1975-15.02.1975, Statut de diffusion : Première diffusion, Heure de diffusion : 11 : 45-11 : 58 : 00, Canal : FM, Type de description : Émission simple, Générique : Producteur et Présentateur : Jean Thibaudeau. »

[16] Walter Benjamin. « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » [1935], trad. fr. P. Klossowski avec l’auteur, Zeitschrift für Sozialforschung, Paris, Librairie Félix Alcan, 5e année, 1, 1936, p. 40-68.

[17] Roland Barthes, Le Degré zéro de la littérature, Paris, Seuil, 1953.

[18] Dans sa préface à Préface à une vie d’écrivain, Bernard Comment raconte qu’il avait exactement, si ce n’est uniquement, ce rôle-là dans ses entretiens avec Robbe-Grillet : « Il ne s’agissait pas d’entretiens. Simplement, pour les besoins de l’interlocution, il fallait une présence, un regard, une écoute, à qui Alain Robbe-Grillet puisse s’adresser. Un substitut présent de l’auditeur, si l’on veut. J’ai joué ce modeste rôle (Alain Robbe-Grillet, Préface à la vie d’écrivain, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2005, p. 7).

[19] Jean Thibaudeau, Entretiens avec Alain Robbe-Grillet, 2, 5 : 30.

[20] Ibid., 7, 13 : 30.

[21] Qu’une véritable polyphonie, voire une conception agonale, de l’entretien fasse défaut, apparaît d’une manière encore plus claire si nous comparons l’entretien entre les deux écrivains avec une représentation littéraire telle que Yasmina Réza l’a fournie dans sa pièce Comment vous racontez la partie où l’antagonisme entre la journaliste et l’écrivaine produit une véritable joute oratoire (Paris, Flammarion 2014.

[22] Pierre Bourdieu, op. cit., p. 175 sq.

[23] Jean Thibaudeau, Une cérémonie royale, Paris, Minuit, 1960.

[24] Voir la critique qu’il opère des entretiens en général dans la longue interview avec Benoît Peeters et surtout dans le deuxième chapitre intitulé « Je déteste les interviews » (Benoît Peteers, Alain Robbe-Grillet, DVD, Paris, Impressions Nouvelles, 2001, 2, 01 :54-09 :21).

[25] Voir Pierre-Marie Héron, op. cit.

[26] Gala Yaneshovsky a relevé cette contradiction permanente chez Robbe-Grillet entre une théorie négative de l’entretien d’une part et une pratique abondante du genre (op. cit., p. 69). S’y ajoute évidemment une autre entre la déclaration de la mort de l’auteur d’une part et, d’autre part, les nombreuses interviews où il est question justement du point de vue de l’auteur. Galia Yaneshovsky a expliqué ces contradictions par la nécessité de promotion de l’œuvre et une déviation inévitable de la pratique d’écriture par rapport aux positions poétologiques (ibid., p. 66-67).

[27] Jochen Mecke, « Techniques radiophoniques du Nouveau Roman : l’esthétique intermédiale de Jean Thibaudeau », dans Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Presses universitaire de Rennes, 2017, p. 157-170.

[28] Jean Ricardou, Le Nouveau Roman suivi de Les raisons de l’ensemble, Paris, Seuil, « Points », 1990, p. 86 sq.

[29] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 179.

[30] Ibid., p. 177.

[31] Ibid., p. 181.

[32] Ibid., p. 204 sq.

[33] Si tout au début, le film a fait, certes, l’objet du rejet de la profession, il a été néanmoins reconnu très tôt – en fait, dès le festival de Venise – comme un chef d’œuvre.

[34] Ce qui lui semble parfaitement injuste car il avait consenti à travailler avec Resnais pour la simple raison que celui-ci était le seul réalisateur prêt à accepter un scénario sous forme de découpage décrivant déjà le film entier dans tous ses détails. Dans son scénario, Robbe-Grillet avait décrit le film comme s’il existait déjà (2, 2 : 57), ce qui revient à dire que le travail avait déjà été fait quand Resnais a commencé à diriger les acteurs.

[35] Jean Ricardou/ Françoise van Rossum-Guyon (coord.), Nouveau Roman : hier aujourd’hui, Paris, U.G.E., « 10/18 », volume 2 : Pratiques, 1972, p. 279 sq.

[36] Que le reproche qu’on lui a alors adressé d’avoir exercé une certaine « terreur » ne soit pas complètement dépourvu de fondement apparaît clairement au colloque de Cerisy de 1975, cette fois-ci consacré uniquement à Robbe-Grillet et où Jean Ricardou revendique la notion de terrorisme pour les écrits de Pour un nouveau roman : « Toutes les procédures du Terrorisme [sic !] se trouvent en effet intensément actives dans ce chapitre de Pour un nouveau roman (Jean Ricardou, Robbe-Grillet : analyse, théorie, Paris, U.G.E. « 10/18 », volume I : Roman/cinéma, 1975, p. 17). Cette hypothèse est corroborée par la révocation spectaculaire de la théorie du Nouveau Roman dans Le Miroir qui revient, où Robbe-Grillet affirme par exemple qu’il n’avait jamais parlé d’autre chose que de lui-même (Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 1983, p, 10).

[37] Le script révolutionnaire proposé par Robbe-Grillet est même tellement omniprésent que Thibaudeau ne peut résister à la tentation de l’appliquer à l’entretien présent (10,13 : 59).

[38] Ibid., p, 11.

[39] Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007.

[40] John Rodden, « L’entretien comme performance publique. Vers une typologie des pratiques et des stratégies littéraires », dans David Martens, Galia Yanoshevsky, Pierre-Marie Héron, L’Entretien d’écrivain, Presses universitaires de Rennes, à paraître.

Auteur

Jochen Mecke, Professeur de cultures et littératures romanes à l’Université de Regensburg (Allemagne) et directeur du Centre de Recherches Hispaniques, a consacré de nombreux travaux à la littérature française moderne et postmoderne, au cinéma, à la radio, à l’esthétique intermédiale et à la temporalité du roman. Dernière publication : « Esthétiques de l’horreur de la Grande Guerre », Romanische Studien / Études Romanes, 2018.

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L’entretien littéraire dans Bruits de pages. Veinstein avant Veinstein


Bruits de pages (France Culture, 1978-1980)un des cinq magazines des débuts de Nuits magnétiques, illustre bien l’effort de cette « radio dans la radio » voulue par Alain Veinstein au sein de la chaîne culturelle française pour rompre avec certaines pratiques radiophoniques de l’époque. Pourtant, la rupture n’est pas si grande qu’il y paraît : tout en prenant position contre plusieurs émissions littéraires ou culturelles prestigieuses du moment, qui ne s’intéresseraient qu’aux best-sellers, le magazine littéraire de Nuits magnétiques accepte lui aussi la logique marchande et publicitaire de la vie des livres, en faisant du bruit, à sa manière, autour des livres « qui ne font pas de bruit ». De même, en dépit d’un discours de rupture, les entretiens de Bruits de pages continuent eux aussi, à leur manière, la tradition des interviews proposées sur les ondes de France Culture. On peut cependant identifier dans celles d’Alain Veinstein une première étape du genre d’entretien en tête-à-tête qu’il développera plus tard dans son émission nocturne Du jour au lendemain (1985-2014).

Bruits de pages (1978-1980) is one of five magazine sections of Nuits Magnétiques, the nocturnal radio program on France Culture in its early days . Conceived by Alain Veinstein, it attempts to break away from current radiophonic practices of its time. However, while positioning itself against the promotion of best-sellers on the radio, it simultaneously seeks to be part of the general tendency to advertise by endorsing books that are less heard of. The program’s interviews are in a way typical of those sounded on France Culture. However, those carried out by Alain Veinstein can be viewed as the precursors of the interviews he is to develop in later years, in his one-on-one nocturnal program Du jour au lendemain (1985-2014).


Texte intégral

D’abord mensuel (quatrième mercredi du mois), puis bi-mensuel (premier et troisième mardis du mois), Bruits de pages est l’un des cinq magazines des débuts de Nuits magnétiques [1], diffusé le soir de 22h30 à 23h50, sur France Culture, trois saisons durant (du mercredi 25 janvier 1978 au mardi 1er juillet 1980). L’émission se fait en direct, mais inclut des interviews enregistrées. Sous-titrée « le magazine des livres qui ne font pas de bruit », puis « une émission réalisée par des professionnels pour les professionnels » [2], elle est conçue par Alain Veinstein, conseiller de programmes de la chaîne, en coproduction durant la première saison (numéro 6, juin 1978, inclus) avec Gilbert Maurice Duprez [3]. Le réalisateur est Bruno Sourcis. Parmi ses collaborateurs (occasionnels et réguliers) : Pascal Dupont, Gérard Macé, Mathieu Bénézet, Anne-Marie Albiach. C’est un magazine à rubriques aléatoires, plus ou moins éphémères ‒ des documentaires, des interviews, des émissions d’archives [4] ‒, qui s’inscrit dans ce que Veinstein définit à propos de Nuits magnétiques comme « un espace librement dédié à l’aventure d’être en vie […] Il s’agit d’un territoire de création radiophonique et de documentaires dont les premiers producteurs sont presque tous des écrivains [5] ».

Dans le cadre de cet article [6], je propose d’étudier Bruits de pages comme exemple d’une radio qui se veut d’avant-garde mais qui en même temps cherche à se normaliser, qui d’une part prend position contre les émissions littéraires de commercialisation des best-sellers, mais de l’autre a sa propre manière de « faire la pub » des livres dont on entend moins parler. Les entretiens de Bruits de pages continuent la tradition des interviews proposées sur les ondes de France Culture. Celles d’Alain Veinstein, dans ce magazine littéraire, peuvent être vues comme précurseurs de ce qu’il développera plus tard dans son émission nocturne d’interviews en tête-à-tête, Du jour au lendemain (1985-2014).

1. Radio d’avant-garde en quête de normalisation

De par son choix musical [7], son goût pour les livres peu vendus ou à petits tirages, les bruits et l’imperfection dans l’enregistrement et de par son ton déclaratif, Bruits de pages s’offre aux auditeurs comme une réponse à « une conception figée du programme et de la parole radiophoniques [8] ». En cela il n’est pas le premier, car les habitudes et routines des programmes parlés sont déjà remises en question en France, dans les années 1950, sur les stations dites périphériques comme Europe 1, où Louis Merlin invente en 1955 l’emploi du « meneur de jeu », mais aussi sur les chaînes d’État, dans Le Masque et la Plume (depuis 1954), qui met à l’honneur le genre de la polémique, dans Le Pop Club de José Artur sur France Inter (1965-2005), dans Panorama culturel de la France sur France Culture (1969-1999), magazine d’actualité imposant un mode de discussion vif et rapide, où intervient Laure Adler avant de rejoindre Alain Veinstein à Bruits de pages. Après 1968, un désir de renouveau des contenus, des styles et de la relation aux publics s’exprime assez fortement, qui à France Culture s’incarne d’abord dans la vaste réforme des programmes en 1975, voulue par Yves Jaigu, en partie pensé par Veinstein, et conduit, en 1978, à l’émergence de Nuits magnétiques.

Dans Bruits de pages, le ton est au défi, aux déclarations manifestaires [9] (en début d’émission le plus souvent), comme la suivante, d’Alain Veinstein, le 1er mars 1978 : « Je vais vous dire, nous prenons position. Nous sommes contre. Nous prenons position contre les livres considérés comme marchandises ou objets sacrés [10]. » Ou bien, à l’ouverture de l’émission du 6 décembre suivant, ces réflexions ironiques de Veinstein sur « la meilleure façon de commencer une émission littéraire », pour mieux se démarquer de formules antérieures :

Bonsoir, Bruits de pages, le magazine des livres qui ne font pas de bruit.

Et d’abord, une question. Quelle est la meilleure façon de commencer une émission littéraire ?

Première méthode, le sérieux. On peut penser que parler des livres, faire parler les écrivains, exige une hauteur de ton, un climat de gravité qui situe le présentateur dans un registre quasiment sacré. Au fronton de son émission il peut alors placer utilement la citation d’une pensée implacable, remarquablement frappée, investie d’une autorité d’autant plus grande que l’auteur n’est pas le présentateur lui-même. Pour commencer ce numéro bille en tête je pourrais dire par exemple, ouvrez les guillemets : « L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégouts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé » (Montesquieu)

(musique)

Moins classiquement, je pourrais révéler les résultats d’une enquête par sondage commandée spécialement pour Bruits de pages. Ainsi, en cette période de l’année, qui ne nous jalouserait pas si nous étions en mesure de commenter l’évolution structurale des lecteurs du Goncourt dans les dix dernières années. Âge, sexe, instruction, catégorie socio-professionnelle, mode de vie, comment avec de telles précisions statistiques ne pas rédiger un éditorial percutant où les données de la science nous conduiraient à des conclusions personnelles qui mettraient aisément les rieurs de mon côté.

(musique)

Plus subtilement, pourquoi ne pas commencer par un texte apparemment naïf qui décrirait avec art les gestes d’un travailleur manuel ? Une façon intelligente de démentir d’entrée de jeu l’existence d’une coupure quelconque entre l’écrire et l’agir, l’acte et la parole.

[…]

A.V. – Mais finalement, croyez-moi, les intentions dissimulées ne font jamais de bonnes émissions. Mieux vaut être clair et net, prendre position sans ambiguïté. Affirmons nos goûts et nos partis pris. Commençons par un papier d’humeur, un compte-rendu critique de ce que nous n’hésitons pas à appeler « le meilleur livre du mois [11].

D’un point de vue formel, un aspect neuf de Bruits de pages consiste à laisser exister les bruits, ces types de sons que l’on juge souvent parasites dans une émission parlée (toux, raclements de gorge…), que le montage cherche d’habitude à éliminer ou atténuer. Les ambiances sonores des interviews hors studio deviennent ainsi partie intégrante de la couleur du magazine, que les bruits divers et variés captés par le micro soient harmonieux ou gênants : bruits de mer mais aussi de circulation routière dans l’émission du 20 mai 1980 (entretien de Claude Ollier, enregistré sur la promenade des Anglais et sur la plage de Nice le 10 mai précédent) ; ambiance de cocktail et de foule dans un dossier du 20 novembre 1979 sur les prix littéraires. Après coup, ce choix stylistique est cohérent avec le titre, comme s’en explique plus tard Veinstein :

J’ai fait un magazine qui s’appelait Bruits de pages. En général, les techniciens arrêtent quand on entend des bruits de pages qu’on tourne. Le sous-titre, c’était « Le magazine des livres qui ne font pas de bruit », pour parler des livres dont on ne parle pas, qui ne sont pas des best-sellers. Godard racontait toujours que, quand il faisait un tournage, si un avion passait, il refusait qu’on arrête. Le bruit de l’avion faisait partie de la réalité. Moi, c’était pareil, dans mon émission, il y avait des bruits [16].

Mais il est déjà annoncé par l’insertion au début de chaque numéro, dans « l’éditorial » de Veinstein et dans l’annonce du sommaire, de bruits de pages qu’on tourne.

Car, comprend-on aussi, il faut faire du bruit autour des « livres qui ne font pas de bruit bruits ». Il faut faire courir ces bruits, insiste le magazine dans sa rubrique « Les bruits qui courent » :

Les bruits qui courent ce sont les nouvelles de Bruits de pages. Et ce mois-ci les nouvelles on les trouvera dans les livres mêmes que nous avons mis sur la table, et nous les feuilletons, en direct, sans craindre les bruits de pages [17].

Il faut faire du bruit autour des livres qui, loin de ressembler à des objets clos, lisses, bouclés, achevés, touchent par leur aptitude « à l’inachevé, l’inabouti, l’infini peut-être » :

À tous les chefs-d’œuvre du monde, un vrai lecteur ne doit-il pas préférer n’importe quel livre où s’est glissé un peu d’hésitation, de maladresse, de peur. Bruits de pages voudrait donner écho à l’inachevé, l’inabouti, l’infini peut-être. Nous voulons capter l’étonnement, la stupeur parfois de ceux à qui le fait de prendre la plume ne donne pas nécessairement des ailes. Nous entendons privilégier les biffures, les ratures, les corrections, les reprises et les repentirs [..] Allons-y, l’imperfection est la cime (bruit de pages puis bruit d’oiseaux (?) puis musique et bruit de coups ; le tout mixé pendant 40 secondes) [18].

Il faut faire du bruit aussi en refusant de couper, dans les entretiens, tous les propos métadiscursifs dans lesquels l’écrivain interviewé dit son malaise à l’oral et face au micro, comme Raymond Cousse au micro de Veinstein dans l’émission du 8 janvier 1980 :

Raymond Cousse ‒ […] J’veux dire, vous savez, j’ai beaucoup de mal à parler de ce que je fais, j’ai quelques fois des idées sur ce que je veux faire, n’est-ce pas, et lorsque j’arrive un peu à le faire, étant donné que je vais vers, vous dites, le roman est très court, évidemment c’est une volonté, c’est très peu anecdotique en fait. J’essaie, en tout cas dans ce texte-là, d’aller à l’essentiel, enfin j’veux dire c’est un peu des lieux communs tout ça. Je suis toujours très effrayé, j’suis pas très bon pour parler comme ça de mes romans, j’suis toujours très effrayé par une fonction d’auto-censure très forte parce que le nombre de bêtises que je dis moi-même m’effraie toujours et j’ai toujours une seconde voix qui me dit : « essaie d’en dire le moins possible, le moins de bêtises possible ». En parlant peu on dit peut-être moins de bêtises, je n’sais pas [19].

Dans l’exemple suivant, ces maladresses de l’écrivain à l’oral, qui cherche ses mots, ses phrases pour parler de son livre, apparaissent non seulement comme un thème de conversation voulu, mais comme un phénomène recherché dans les entretiens de Bruits de pages par les intervieweurs, dont le « travail » serait aussi de faire « trébucher les auteurs » :

Lucette Finas ‒ Voyez-vous, je vous le dis maladroitement parce que je parle toujours avec une extrême maladresse de ce que j’écris. Ou bien je parle, ou bien j’écris (sourire dans la voix) mais quand il s’agit de reprendre à l’oral ce que j’ai fait à l’écrit, je me sens très empêchée.

Alain Veinstein ‒ Vous aurez quand même une très bonne note.

(éclat de rires)

‒ Mais je ne la mérite pas. (rires. un temps. un ton en dessous) Ce n’est pas trop mauvais ?

‒ Non, non. On a peut-être été un peu long mais… Non ? On est un peu long, je crois Bruno [Sourcis, le réalisateur], non ? Combien ?

‒ Mais y a quelque chose à couper. Il y a mes trébuchements à couper. Un moment j’ai trébuché alors il faudrait repartir à partir de…

‒ Non, non, ça c’est… c’est aucun problème.

‒ Ah bon ?

‒ Ça c’est… C’est un travail qu’on fait tout le temps, vous savez. Il arrive souvent qu’on fasse trébucher les auteurs [20].

Ce passage cumule les « bruits » : bruit du commentaire virant au sketch d’un instituteur (Veinstein) évaluant son élève (Finas), scénario peu flatteur pour l’écrivain mais que son premier mouvement d’auto-dénigrement justifie et qui permet de continuer sur un mode détendu. Bruit des dessous de l’émission, exposant sa « cuisine » : l’adresse de l’intervieweur au réalisateur Bruno Sourcis, tiers d’habitude absent de la conversation, type d’intervention d’habitude coupée au montage, est conservée : « On est un peu long je crois Bruno, non ? Combien ? » « Naturellement », Finas propose de couper ses ratés (« Mais y a quelque chose à couper. Il y a mes trébuchements à couper »). C’est l’occasion pour Veinstein d’exposer la logique artistique de l’émission : il ne faut pas couper les bruits, car « c’est un travail qu’on fait tout le temps, vous savez. Il arrive souvent qu’on fasse trébucher les auteurs ».

Donner ainsi en spectacle, dans la version après montage d’un entretien, la « négociation » des termes de l’enregistrement entre un écrivain, son intervieweur et le réalisateur, donne à l’auditeur un sentiment très fort de direct, d’in medias res. C’est le principe du « faux direct » que de chercher à conserver en différé, en conservant l’enregistrement tel quel, les impressions du direct, à savoir le sentiment d’être devant quelque chose qui est en train de se faire au moment où on écoute, qui peut aller dans un sens ou dans un autre, qui n’est pas déjà bouclé et achevé [21].

2. Contrepoint à la spectacularisation

Bruit de pages se présente comme un contrepoint aux émissions de médiatisation de la littérature commerciale par ses pairs (prédécesseurs et contemporains), à la radio comme à la télévision. Contre une radio et une télévision qui vendent des best-sellers, le magazine participe à l’entreprise générale de Nuits magnétiques, poursuivie par Du jour au lendemain, contre ce que Veinstein appelle la « mauvaise littérature [22] ». Le producteur y oppose ce qu’il appelle la « non-littérature » à la littérature « en mouvement » ou « en formation » (expression de Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit) [23] ; il oppose la « vraie littérature » à la fausse littérature facile, commerciale, aux « best-sellers fabriqués à la hâte », bref à ce que Sainte-Beuve appelait en 1839, dans un pamphlet retentissant, la « littérature industrielle ». Bruits de pages est bien là pour « tenir tête aux mauvais livres » en faisant lire les « bons livres », qui sont justement ceux dont on ne parle pas [24] et que la rubrique « Dans l’arrière-boutique du libraire » prétend devoir sortir de cette arrière-boutique où ils restent en pile, invendus [25]. Quelques sondages téléphoniques aléatoires menés par Veinstein auprès de diverses librairies lors du magazine, dans lesquels il demande aux vendeurs des renseignements sur des ouvrages trop pointus pour le public profane, et dont presque personne n’a entendu parler au moment de leur parution [26], confirment le bien-fondé du diagnostic, ou du moins la tendance des animateurs du magazine à mettre en valeur « l’arrière-boutique » de la production courante du moment.

Si, dans la conception de Bruits de page, La Matinée littéraire de Roger Vrigny, installé depuis 1966 sur France Culture, sert implicitement (et parfois explicitement) de repoussoir [27], d’autres modèles médiatiques littéraires, à la radio et la télévision, apparaissent au détour d’une émission comme des contre-modèles auxquels a pu aussi penser Alain Veinstein. Le premier est Radioscopie de Jacques Chancel, alors modèle prédominant de l’entretien culturel à la radio [28], allègrement réduit à ses seuls effets promotionnels au cours d’une interview de l’écrivain Gilbert Lascault à l’occasion du Festival du livre à Nice en 1981 :

Alain Veinstein ‒ Alors Gilbert Lascault, ça commencerait donc dans un studio en préfabriqué cette émission qui se trouve au Palais des Expositions à Nice, où se tient en ce moment paraît-il un Festival du livre. J’en ai pas vu beaucoup de livres, enfin ça fait rien on n’est pas là pour parler du Festival. Alors on est dans l’odeur de peinture, on a les yeux qui pleurent…

Gilbert Lascault ‒ Ouais, on a les yeux qui pleurent.

‒ … il fait très chaud.

‒ Il fait chaud. On entend les bruits du haut-parleur qui fait de la… qui parle de la culture à très haute voix.

‒ Oui, oui, on annonce « Venez à la signature de Monsieur Untel qui est passé avec Jacques Chancel dans Radioscopie », des choses comme ça [29].

Apostrophes de Bernard Pivot, né en 1975, fait aussi figure de repoussoir, dès le deuxième numéro, quand Veinstein oppose son invité Emmanuel Levinas, l’auteur de De l’existence à l’existant, ce philosophe qui ne fait pas de bruit, aux « nouveaux philosophes [30] », allusion limpide à une émission d’Apostrophes l’année précédente [31]. Bernard Pivot ne fait pas de bruit autour de ceux qui le méritent, mais plus globalement c’est le style de son émission qui ne fait pas assez de bruit, si faire du bruit est une manière de prendre des risques en sortant des conventions de l’entretien entre gens civilisés, comme Veinstein s’en amuse dans une interview avec un éditeur qu’il aurait « mis au piano » [32] :

Alain Veinstein ‒ Nous ne sommes pas dans un bar mais dans un studio de radio. Et ce qu’on n’a jamais osé faire chez Pivot ou dans La Matinée littéraire, nous en prenons le risque : mettre un éditeur au piano. Paul Vermont, on vous a entendu, on ne vous voit pas, la première question que je voudrais vous poser c’est est-ce que vous pouvez vous décrire physiquement, sans narcissisme ?

Paul Vermont ‒ Mon Dieu… c’est pas très littéraire ça. Eh bien écoutez, je suis très, très beau, je suis grand, je suis blond, élancé, se dégage de moi une impression de force et énormément de charme [33].

On se rapproche ici des « propos recueillis » de l’interview de presse écrite, qu’accompagnent le portrait de l’écrivain et une description de son habitat/environnement [34]. Mais le genre est détourné, puisque, pour sa première intervention orale, l’auteur est prié de faire lui-même son portrait ‒ demande accompagnée d’un impératif que l’on s’empressera de transgresser (« sans narcissisme »). Et qu’il a été préalablement prié de jouer de la musique (du jazz [35]) : sa performance musicale constitue un élément de son portrait, devient un enjeu de la conversation… et renvoie implicitement à un autre modèle de mise en scène des entretiens à la radio : celui du Pop Club de José Artur, qui jusqu’au début des années 1980 a lieu au Bar noir de la Maison de la Radio, auquel Veinstein fait allusion quand il dit « Nous ne sommes pas dans un bar mais dans un studio de radio ».

On peut voir dans les allusions critiques de Veinstein à certaines émissions littéraires ou culturelles rivales (La Matinée littéraire, Radioscopie, Apostrophes, Le Pop Club…), l’expression de sa résistance aux effets de la société du spectacle [36]. Elles servent aussi naturellement, quel que soit leur bien-fondé, à mettre en valeur l’esprit novateur de Bruits de pages, ses choix de contenu et de forme. Disons, de « dramaturgie », pour appliquer à bruits de pages un mot utilisé par Veinstein à propos de Du jour au lendemain :

Avec celle ou celui qui s’est assis en face de moi, j’essaie, dans la mesure du possible, de créer une petite dramaturgie. De rendre vivant – dramatique – l’espace que nous allons habiter et animer, pendant un temps donné. C’est une façon, sans doute artificielle de relier entre elles des choses qui se disent dans le désordre […] le jeu consiste aussi à s’affranchir des règles en introduisant, par exemple, des éléments déstabilisants [37][…].

Examinons donc plus avant la dramaturgie de l’interview mise en œuvre dans Bruits de pages, et plus spécifiquement le style d’entretien de Veinstein.

3. Dramaturgie de l’interview dans Bruits de pages

Revêtant diverses formes ‒ monologue, dialogues et trilogues [38] ‒ les entretiens de Bruits de pages offrent le plus souvent aux auditeurs, disons-le, un exemple de continuité plus que de rupture avec des manières de parler déjà en usage à France Culture. Pierre-Marie Héron, à propos d’un entretien avec Florence Delay, qualifie la voix de Veinstein, l’intervieweur, de « très aimable, accorte, gentille, doucereuse. Rien d’original dans le ton, les questions, les demandes à l’écrivain. Ton complètement France Culture. Aucune exploitation des silences. Juste lent, tranquille [39] ». On ne sort pas du « ton confidentiel » caractéristique, selon Jacques Copeau déjà, de la grande majorité des émissions parlées à la radio. Comme si la dramaturgie de la série Du jour au lendemain n’avait pas encore été mise au point. Dans un genre autre, plus rapide et vif, le style de parole de Laure Adler semble être l’adaptation à la situation de l’entretien en tête à tête du style de discussion en usage dans l’émission Panorama. Quant à l’éphémère rubrique « Essai de voix », où un auteur débutant est interrogé par un auteur connu, les rôles semblent typer aussi les voix : difficile au premier intervieweur par exemple, Maurice Roche, interrogeant René Belletto à l’occasion de son deuxième livre, Histoire sans suite, chez POL, de le faire sans paternalisme bienveillant (voix surplombante) plutôt que de « s’effacer ou, en tout cas, de le mettre en valeur », comme posé en règle du jeu de l’exercice juste avant l’entretien [40]. Les styles vocaux ne se renouvellent pas aisément.

Ce qui donne des moments intéressants d’écoute, ce sont les dialogues monologisés, où les questions sont gommées au montage. Le procédé n’est pas inédit : il est déjà présent dans De la nuit de Duprez, où il sert même de mode de composition systématique [41]. Il n’en est pas moins efficace dans Bruit de pages, où, sans être aussi systématique, il revient fréquemment la première année. Exemple : un entretien avec Jean-Pierre Milovanoff sur son livre, Rempart mobile (1978) aux éditions de Minuit [42]. Après une introduction de Veinstein, décrivant le livre comme « une proposition pour un roman, avec des simulacres, de la musique, de l’émotion », on entend l’auteur parle tout seul : les questions ont été supprimées et les réponses montées, ce qui produit l’effet d’un monologue. Les entretiens enregistrés pour ce numéro, avec Emmanuel Lévinas, Jacques Estager, Mathieu Bénézet et Jean-Pierre Verheggen, sont tous traités de cette manière. Un parti pris de montage qui revient dans les numéros suivants [43].

En même temps, certaines interviews de Veinstein préparent déjà son propre style d’interview – la lenteur, les silences, l’insistance ou l’impertinence ‒, qu’il développera plus tard dans Du jour au lendemain (1985-2014), dans ses écrits [44], dans les entretiens qu’il donne [45].

4. Veinstein avant la lettre

Si on ne peut pas dire que Bruits de pages révolutionne l’interview, ni par son style ni par son contenu, reprenant au fond des styles d’interview courants sur France Culture, il n’en reste pas moins qu’Alain Veinstein commence à développer ici ce qui deviendra son style plus tard dans Du jour au lendemain, émission accolée au programme de Nuits magnétiques à partir de 1985, qu’elle prolonge en quelque sorte jusqu’à une heure du matin. L’attention portée à la personne de l’écrivain et à sa voix (au sens physique), la perturbation de la bienséance, les questions persistantes, la place donnée au silence : ensemble, tous ces éléments contribuent à forger « le style Veinstein ».

 4.1. L’attention portée à la personne et à sa voix

Bien que dans Bruits de pages le livre – son intrigue, son écriture – occupe encore une place majeure, il commence déjà à se dessiner dans ce magazine littéraire de Nuits magnétiques un intérêt marqué pour la présence physique de l’écrivain. La personne de l’écrivain, la présence de l’écrivain en présence du micro, n’est-elle pas aussi intéressante au fond que ses livres ? Veinstein n’en est pas encore à dire que « les plus beaux livres, au fond, ce sont les personnes [46] », et ce qu’il s’agit de « faire naître » au cours de l’interview d’un écrivain, c’est « une présence au bout de la parole » plutôt qu’une parole critique intéressante sur un livre [47]. Mais il y a bien déjà un intérêt marqué pour la voix de l’écrivain et comment celui-ci s’en sert, avec ses caractéristiques propres, au cours de l’entretien. Non pas pour la voix comme marque de l’écrivain interviewé, un Léautaud par exemple [48], mais comme force ou faiblesse, avec laquelle il faut compter, soit pour déstabiliser l’invité, soit au contraire pour le mettre à l’aise. Veinstein place ainsi Chantal Chawaf dans une zone d’inconfort en pointant l’insuffisance de son « filet de voix » aux besoins de l’émission radiophonique :

Alain Veinstein ‒ Chantal Chawaf, on ne peut pas oublier que nous sommes ici dans un studio de radio, et tout à l’heure nous avons procédé avant l’émission, à des essais de voix, et vous aviez ce qu’on peut appeler un filet de voix.

Chantal Chawaf ‒ (voix aiguë presque inaudible) Une toute petite voix.

[…]

‒ Je disais tout à l’heure « un filet de voix » …

(hausse la voix) Faut parler plus fort ?

‒ Alors peut-être… (rires) Peut-être faut-il recourir à la méthode ?

‒ Je n’ai que la voix que j’ai malheureusement [49].

Avec l’écrivaine d’origine finlandaise Sirkku Larrivoire en revanche, pétrifiée d’avoir à parler en français de son autobiographie Ne m’oublie pas (1979), mettre d’emblée le sujet sur sa voix trop chuchotante pour être audible est un moyen de l’aider à entrer dans l’émission :

Sirkku Larrivoire ‒ (voix basse, accent très fort) Il y a l’histoire de la mère là-dedans, vous savez la mère parce que vous avez lu le livre, parce qu’elle existe toujours, elle est vivante et c’est quelque chose, c’est comme… (chuchotement, fin de phrase inaudible).

Alain Veinstein ‒ Faut peut-être parler un peu plus fort quand on va faire l’enregistrement.

(dans un souffle) Oui, oui.

‒ Pour qu’on puisse vous entendre.

‒ Oui.

‒ Là vous parliez doucement pour que (il se racle la gorge) les techniciens ne vous entendent pas ? (silence 4 secondes)

(rire étouffé) Le trac (difficilement compréhensible).

‒ Vous avez le trac ?

‒ Oui.

‒ Mais pourquoi ?

‒ Parce que je dois parler français. Et j’ai toujours un accent (silence 7 secondes).

 Dans tous les cas, il s’agit d’un glissement progressif vers l’écrivain en personne qui deviendra plus important que le livre dans Du jour au lendemain.

4.2. Perturber la bienséance

Dans Bruits de pages il y a ‒ surtout dans les deux premières saisons ‒, une corruption voulue, quasi artificielle, des règles de politesse [50]. Dans l’exemple suivant, Veinstein suggère la possibilité de dire des gros mots à la radio. Répondant à Lucette Finas, qui demande à recommencer sa réponse pour l’avoir mal exprimée, il dit :

Alain Veinstein – Oui, vous pouvez vous reprendre.

Lucette Finas – Je peux reprendre ?

– Même dire « merde » si vous voulez […] [51].

 Il y a même une mise en scène de l’atteinte portée à la bienséance, lorsqu’on met en valeur la dérogation à la règle. Dans l’exemple suivant, non seulement Veinstein accentue le fait que son interlocuteur mâche un chewing-gum, sous prétexte que « ça s’entend » (alors qu’il aurait dû théoriquement le passer sous silence), mais il en fait une petite cérémonie, articulée en faveur de l’auditeur (« Veinstein – Crachez votre chewing-gum. Vermont – Je crache. ») :

Alain Veinstein – C’est pour ça que vous mâchez des chewing-gums en répondant à une interview ?

Paul Vermont – Vous, vous savez, les gens ne nous voient pas alors pourquoi le dire ?

– Parce que ça s’entend (rires discrets).

– Alors je vais l’enlever par respect pour euh…

– Crachez votre chewing-gum.

– Je crache [52].

La dérogation à la bienséance se manifeste encore par des questions impertinentes, au sens qu’accorde au terme Pierre-Marie Héron, lorsqu’il étudie la tradition de l’impertinence dans la série Qui êtes-vous ? d’André Gillois (1949-1951) [53]. C’est « une infraction au sens commun, un dévoiement du fameux esprit à la française, qui forme avec la clarté et le naturel la triade des vertus de la conversation cultivée à l’âge classique [54] ». En régime médiatique, l’interview d’écrivain valorise davantage, « aux risques et périls du journaliste et de l’écrivain », cette évolution de l’esprit français de conversation amorcée déjà au XVIIIe siècle, « siècle du persiflage », continuée dans les interviews de presse écrite au cours du XIXe siècle [55]. Dans l’exemple suivant, Philippe Muray, proche dans les années 1970 de Philippe Sollers et de Tel Quel, est interviewé à l’occasion de la sortie de son essai L’Opium des lettres chez Christian Bourgois (1979). Après une allusion « spirituelle » au titre de l’essai (il insinue que son invité a consommé de l’opium avant de venir au studio), Veinstein pose une question embarrassante pointant un éventuel conflit entre maisons d’édition :

Alain Veinstein – Votre livre est préfacé par Philippe Sollers…

Philippe Muray : Oui.

– … qui dirige une collection aux éditions du Seuil.

– Oui (rires gênés). Euh, ce sera enregistré ça ? Ce sera…

– Oui c’est enregistré, oui. Ça vous gêne ? (rires embarrassés)

– Oui (rires).

– Pourquoi ? Vous pouvez tout nous dire parce qu’on est en famille. Et puis dans votre livre vous n’avez pas peur de régler vos comptes.

– À vrai dire… oui, oui… Oh, c’est des comptes plus généraux. À vrai dire, la… la préface de Sollers a été écrite après que je sois sûr que ce soit publié chez Christian Bourgois […] [56].

Les réponses monosyllabiques de Muray (« oui ») ne dissuadent pas Veinstein de continuer à gêner son invité (« Oui c’est enregistré, oui. Ça vous gêne ? »), en feignant l’étonnement devant son embarras, et en le poussant à parler vrai (« Vous pouvez tout nous dire parce qu’on est en famille »). Ce scénario évidemment trompeur du « lavage de linge sale en famille » est complété d’une invitation à être aussi audacieux que dans son livre (« Et puis dans votre livre vous n’avez pas peur de régler vos comptes »). Veinstein, comme si son émission était grand public, laisse entendre pour finir que Muray « peopolise » dans ses règlements de compte, tout comme s’il devait faire l’article d’un best-seller en flattant la curiosité des gens pour les petites histoires… Ce que l’écrivain récuse (« Oh, c’est des comptes plus généraux »).

4.3. Les deux tactiques de Veinstein

Dans l’entretien avec Chantal Chawaf, le « joueur d’échecs » Veinstein essaie une question puis une autre, cherchant la faille : « Est-ce qu’un livre attend une réponse quelconque ? » (réponse : « Une réponse de la part de qui ? ») ; « à qui s’adresse ce livre Landes ? » (réponse : « À celui ou à celle qui le sent, qui le reçoit, qui reconnaît peut-être quelque chose de ce qui ou de ce qu’elle vit »). Une position à occuper se présente quand Veinstein aborde la question de la publicité faite autour du livre par l’éditeur. Face à la résistance de Chawaf, la pression se fait particulièrement forte, à coups de petites phrases parfois prolongées ou amorcées par un silence :

Alain Veinstein – J’ai remarqué en tout cas que votre éditeur avait mis votre nom en gros sur la borne publicitaire du livre, « Chawaf » comme un argument…

Chantal Chawaf – C’est tellement pas important.

– …de vente ou de lecture.

– Ça me paraît très peu important de toute façon.

– Tout de même, ça n’passe pas inaperçu…

– J’ai pas envie de répondre à ça. Ça m’paraît vraiment insignifiant. C’est leur affaire. Si vous voulez des explications…

C’est tout de même sur votre livre.

– …je rêvais d’une image, je rêvais d’une image romantique.

Et en guise d’image romantique vous avez votre nom sur une borne publicitaire.

– Voilà. Voilà ce que j’ai à vous dire [63].

Suivent quelques autres « rounds ». Dans le dernier, Veinstein aborde le contenu du roman en citant le prière d’insérer : « ‒ Ça vous paraît bien résumer le livre ? ‒ Absolument pas. ‒ Le définir ? ‒ Absolument pas. »). Qu’à cela ne tienne, laissant le prière d’insérer, il utilise la carte du personnage. Un sujet de conversation lui aussi écarté d’un revers de main par Chawaf, mais qui introduit à la deuxième grande phase d’attaque et contre-attaque de l’entretien (on notera là aussi le jeu des silences) :

Alain Veinstein – Alors parlez-nous un peu de Stella.

(silence)

Tout de même si vous ne parlez pas de Stella, de quoi pouvez-vous parler ? De quoi peut-on parler ?

Chantal Chawaf – J’ai peut-être envie de parler d’autre chose. J’ai peut-être envie de parler d’écriture, de langage.

– On en parlera aussi tout à l’heure mais faut parler un peu, faut un peu parler de cette histoire, de ce livre…

– Vous avez dit vous-même qu’il y avait tout et rien…

– …le présenter à nos auditeurs.

– Je ne crois pas qu’il y ait une histoire. J’crois pas qu’on puisse en parler de cette façon.

Il y a un récit.

– Justement il ne se passe rien sauf…

– Vous employez parfois le pronom personnel « elle » et d’autres fois…

– « Je ». Oui. Indifféremment.

– Vous passez du « elle » au « je », déjà, ça c’est déjà une histoire dont on peut parler.

– Histoire de langage.

(silence)

– Oui.

(silence)

– De toute façon, « elle » ou « je », je pense que la question n’est pas là.

– Ou est-elle ?

– C’est une femme. Vous avez parlé d’une femme, il s’agit d’une femme.

Oui alors, parlez de cette femme.

– C’est à la fois « je », c’est à la fois « l’autre ». C’est des femmes, plusieurs femmes. De la femme même. Du corps, de la vie, du vivant, du langage. […] [64].

Autre exemple, où cette fois l’empathie prédomine : l’interview de Sirkku Larrivoire sur son livre autobiographique Ne m’oublie pas (1979). Il y est question d’abandon par la mère. Derrière le trac affiché d’abord par l’auteure, il y a aussi l’aveu à faire, celui que dit son livre et qu’elle sait devoir redire au micro (ses sentiments vis-à-vis de petite fille abandonnée par sa mère). Veinstein le sait aussi, le sent, et choisit un ton intime, doux, pour l’accompagner dans l’émotion, mais aussi pour ne pas la brusquer en rappelant pour l’auditeur les « précisions » utiles à la bonne perception du livre et de son histoire. Il se montre à l’écoute de l’écrivaine, en laissant s’installer des silences relativement longs, pour lui permettre d’avancer doucement. Et en même temps à l’écoute de l’auditeur, en « précis[ant] certaines choses » à la place de son interlocutrice :

Alain Veinstein – « Ne m’oublie pas » c’est une phrase que vous adressez à quelqu’un…

Sirkku Larrivoire – Oui, à ma mère.

– … à votre mère.

– À ma mère, oui. Parce que j’avais vraiment, j’ai toujours un sentiment que elle [sic] m’a oubliée. Elle m’a oubliée avec mon petit frère dans un orphelinat. Mon frère avait trois ans et moi j’avais quatre ans.

– Alors là je vais vous interrompre tout de suite (ton empathique) …

– Oui.

– … parce que il faut peut-être préciser certaines choses. Ce livre c’est un livre autobiographique, vous y racontez votre enfance (ton empathique).

– Oui.

– À quatre ans avec votre frère, vous vivez chez votre mère, en Finlande…

– C’est ça, oui.

– … et votre mère à une profession assez peu répandue, elle vend des cercueils.

– Oui, oui, elle vendait les cercueils […] [65].

5. Conclusion

Magazine littéraire alternatif au sein d’un programme, Nuits magnétiques, conçu par son producteur en rupture avec les conformismes de l’institution qui l’héberge, Bruits de pages veut tout à la fois s’en prendre à la « mauvaise littérature » des livres sans talent, dont pourtant tout le monde parle, et promouvoir la littérature des écrivains de son temps qui comptent vraiment. Le projet se veuf neuf, décalé par rapport aux pratiques des grandes émissions culturelles ou littéraires du moment, volontiers éborgnées ou persiflées au détour d’un numéro du magazine (Radioscopie, La Matinée littéraire, Le Pop Club, Apostrophes…). La vocation de Bruits de pages s’affiche dans son titre : faire du bruit autour des bons livres. Elle se traduit tout au long de la vie du magazine par un ton batailleur, combatif, prompt à défendre ses passions comme à polémiquer contre l’ennemi, mais aussi par un choix de réalisation en apparence anodin, en réalité assez agressif au regard des usages de France Culture : faire entendre concrètement des bruits et pas seulement des paroles, des musiques bruyantes aussi. Des bruits de pages qu’on tourne. Des bruits de fond sonore. Des bruits de corps (toux, raclements, reniflements, rires de diverses sortes…). Du rock et non de la musique classique. Et aussi, dans les entretiens avec les auteurs, d’autres sortes de « bruits » qui dérangent, gênent, perturbent le bon déroulement normal d’un entretien civilisé : bruits de questions intempestives, impertinentes ; bruits aussi, plus timidement, des silences qui se prolongent. Le paradoxe de ce parti pris est qu’il semble parfois se retourner contre les « bons écrivains » eux-mêmes, à peine moins malmenés que les « mauvais » dans les entretiens auxquels ils se prêtent, sauf dans les dialogues monologisés de la première année, où les « bruits » des interviewers sont complètement effacés du montage. Aussi bien, ce qui s’ébauche déjà dans les entretiens de Bruits de pages, du moins dans la pratique de son principal animateur Veinstein, c’est une préoccupation qui n’a plus grand-chose à voir avec la défense des bons livres et des vrais auteurs et qui va trouver son espace dramaturgique dans Du jour au lendemain : celle de « faire naître une présence au bout de la parole [66] », ou plutôt dans les péripéties d’une parole. Et pour faire vivre à un écrivain cette aventure, dont Veinstein fait dans son roman L’Intervieweur, mais aussi dans ses méditations de Radio sauvage, un drame proprement angoissant, le savoir-vivre n’est plus de mise, tous les coups sont permis à l’intervieweur, ceux du joueur d’échecs comme ceux du muet ; les questions qui dérangent comme les silences qui perturbent.

Notes

[1] Les cinq magazines d’actualité des débuts (jusqu’à la saison 1980-1981) sont : Peinture fraîche, magazine sur la peinture (1er jeudi du mois) ; Devine qui vient dîner, magazine de poésie (2e mardi du mois) ; Sortie de secours, magazine d’actualité culturelle (3e lundi du mois) ; Bruits de pages, magazine littéraire (4e mercredi du mois) ; Risques de turbulence (1re semaine du mois, du lundi au vendredi).

Pour une première approche de Nuits magnétiques dans son contexte historique et médiatique, voir Clara Lacombe, Nuits magnétiques. La radio libre du service public ? 1978-1999, mémoire de Master en Histoire, Université Paris 1 Sorbonne, sous la direction de Pascal Ory, 2016. Le paysage radiophonique nocturne de la période a été étudié par Marine Beccarelli dans sa thèse « Micros de nuit. Histoire de la radio nocturne en France (1945-2012) », Paris 1, Sorbonne, sous la direction de Myriam Tsikounas, 2017, et avant cela dans Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’histoire de la radio nocturne en France 1945-2013, Bry-sur-Marne, INA éditions, « Médias essais », 2014, étude issue de son mémoire de Master.

[2] Sous-titre annoncé par exemple dans l’émission du 19 février 1980.

[4] Exemple : le 1er avril 1980, pour un hommage rendu au récemment décédé Roland Barthes.

[5] Cité par Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes, op. cit., p. 31.

[6] Je remercie Pierre-Marie Héron pour sa lecture attentive, ses suggestions savantes et le partage de ses notes inédites.

[7] Musique « psychédélique » en générique, musique avec effets de studio, rock et rock alternatif (par exemple, Kevin Coyne, Nosferatu, Deep Purple…). À comparer avec le choix de musique classique offert en interlude par La Matinée littéraire de Roger Vrigny (à partir de 1966).

[8] Alain Veinstein, Radio Sauvage, Paris, Seuil, 2010, p. 80.

[9] Voir Claude Abastado, « Introduction à l’analyse des manifestes », Littérature, n° 39, 1980, p. 3-11.

[10] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 02:40-04:55.

[11] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 01:29-02:36 ; 02:51-03:33 ; 03:45-04:10 ; 04:29-04:50.

[12] André Veinstein : « Dans les librairies, pas de place, dans les journaux, pas de place, à la télévision, pas à leur place ces auteurs à petit tirage. (interlude musical) Et pourtant ils existent, ils parlent et sont parfois photogéniques. Ce soir vous ne verrez pas Jean-Benoît Puech qui se dissimule dans la bibliothèque d’un amateur. » (Bruits de pages, 31 janvier 1979, min. 01:10-02:22).

[13] Min. 02:49-3:13.

[14] Bruits de pages, 19 février 1980, min. 05:00-05 :40

[15] Voir l’article de Jochen Mecke dans ce dossier.

[16] Clara Lacombe, entretien avec Alain Veinstein, op. cit., p. 216.

[17] Bruits de pages, 29 mars 1978, min. 23:29.

[18] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 02:40-04:55. Billet de Veinstein.

[19] Bruits de pages, 8 janvier 1980, min 47-48 :07 ; je souligne.

[20] Bruits de pages, 31 janvier 1979, min. 44:15-45:17.

[21] Une rubrique de Bruits de pages, « Manuscrit perdu », consacrée à un « manuscrit inachevé qui a joué un rôle important dans un travail », fait de ce rapport entre achevé et inachevé dans l’œuvre d’un écrivain son sujet. On y entend par exemple Gérard Macé faire parler Georges Perec sur sa tentative de décrire douze lieux de Paris, projet étalé sur douze ans (émission du 1er mars 1978, min. 23).

[22] « Oui les bons livres ne font pas défaut, même s’ils sont plus que jamais menacés […] ils doivent encore tenir tête aux mauvais bouquins, aux “m’as-tu-vu” qui ont tout pour plaire, en surproduction depuis septembre, et toute cette littérature matraqueuse, non inventive, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, risque fort, c’est bien le risque qu’elle prend, de nous faire perdre le goût de la lecture considérée, pourquoi pas, comme une aventure » (Alain Veinstein, éditorial de l’émission du 2 octobre 1979).

[23] Alain Veinstein, éditorial de la première émission (25 janvier 1978).

[24] L’idée de parler des livres qui ne sont pas des best-sellers, des livres dont on ne parle pas, est déjà suggérée par Évelyne Schlumberger à Roger Vrigny, le producteur de La Matinée littéraire sur France-Culture (Les Matinées de France Culture, La littérature, 1er janvier 1969). S’ensuit une discussion, au cours de laquelle Schlumberger maintient qu’on parle trop des bestsellers (min. 51-53).

[25] [Alain Veinstein] : « L’arrière-boutique, c’est la vitrine de Bruits de pages. Des livres nous y attendent, avant les retours d’office. Celui par exemple de Dominique Charmelot, Lettres à mon homme inventé, que publient les éditions Des Femmes » (émission du 29 mars 1978).

[26] Cas par exemple d’un livre de Julia Kristeva, alors bien moins connue qu’aujourd’hui, dans l’émission du 3 juin 1980.

[27] Voir l’article de Pierre-Marie Héron dans ce dossier.

[28] Cette émission culturelle radiophonique créée par Chancel le 5 octobre 1968 et diffusée sur France Inter tous les jours en semaine de 17 heures à 18 heures jusqu’en 1982, puis à nouveau à partir de 1988 jusqu’en 1990 accueillait des invités de grande renommée (Jean-Paul Sartre, Brigitte Bardot…).

[29] Interview avec Gilbert Lascault, Nuits magnétiques, émission du 15 avril 1981, min 03:04-04:44 ; je souligne.

[30] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 23:32 :55.

[31] « Les nouveaux philosophes sont-ils de droite ou de gauche ? », Apostrophes, 27 mai 1977.

[32] L’auditeur entend un montage : au premier plan, l’interview, à l’arrière-plan, en fond sonore, Vermont (quelqu’un en tout cas) qui joue du piano.

[33] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 07:50-08:30 ; je souligne.

[34] Sur le portrait journalistique, voir Adeline Wrona, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann Éditeurs, 2012 ; Galia Yanoshevsky, L’entretien littéraire. L’anatomie d’un genre, Paris, Classiques Garnier, à paraître.

[35] Genre qui interrompt le rythme classique et qui deviendra la marque des émissions de Veinstein, succédant aux Nuits magnétiques (Surpris par la nuit, 1999-2009 et Du jour au lendemain 1985-2014).

[36] Jean-François Diana décrit le développement de ce modèle et ses conséquences à la télévision, d’Apostrophes (avec l’apparition alcoolisée de Charles Bukowski en 1978) à Des livres et moi, où l’intervieweur, Frédéric Beigbeder, lui-même écrivain, interviewe nu… (« L’écrivain contre l’image ou le reste de la parole », Médiamorphoses, n° 7, 2003, p. 63-69).

[37] Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 164.

[38] Exemple : entretien de Dominique Charmerlot avec Gilbert Maurice Duprez et Alain Veinstein à propos de son livre, Lettres à mon homme inventé (Bruits de pages, 29 mars 1978, min. 4:35).

[39] Bruits de pages, 19 février 1980, min. 23. Notes d’écoute inédites.

[40] « Il ou elle est un auteur connu, discuté, commenté. Il ou elle n’en est qu’à ses premiers livres, ses premiers mots. Il ou elle, illustre, accepte de s’effacer devant lui ou elle encore inconnu. De s’effacer ou, en tout cas, de le mettre en valeur » (Bruits de pages, 26 avril 1978).

[41] Exemple : l’interview avec Chantal Chawaf, transformée en « monologue » de 7 mn (De la nuit, 15 mars 1976). Sur l’emploi systématique du procédé, voir dans ce dossier l’article de Christophe Deleu.

[42] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 23:28-23:32.

[43] Exemple : l’entretien avec Marie-Françoise Hans autour de son livre Libres à elles au Seuil dans Bruits de pages du 29 mars 1978, min. 22:38.

[44] Alain Veinstein, L’Intervieweur, Paris, Calman-Lévy, 2002 ; Radio sauvage, Paris, Seuil, 2010 ; Cent quarante signes, Paris, Grasset & Fasquelle, 2013 ; Du jour sans lendemain, Paris, Seuil, 2014.

[45] Marine Beccarelli, entretien avec Alain Veinstein, 11 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 315-320 ; Clara Lacombe, entretien avec Alain Veinstein, 29 janvier 2014, dans Clara Lacombe, op. cit., p. 213-219.

[46] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 152.

[47] Veinstein, Radio sauvage, 2010, op. cit., p. 166-167 : « Le problème, c’est de parler. De faire naître une présence au bout de la parole, une présence qui, à son tour, engendrera un désir de lecture. L’émission n’est qu’une invitation à la lecture. Elle ne rivalise pas avec elle et cherche encore moins à s’y substituer. »

[48] « Chez Léautaud, ce fut la voix brusque, voilée, qui lui conféra une notoriété littéraire très tard dans la vie, à plus de 80 ans. La critique alla du peu d’intérêt manifesté avant le succès des entretiens radiophoniques de Léautaud par Mallet, à l’enthousiasme » (Christopher Todd, « Le succès des entretiens littéraires radiophoniques. Quelques réactions dans la presse écrite », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 33-34).

[49] Entretien avec Chantal Chawaf, Bruits de pages, op. cit., min. 21:35-22:00.

[50] Grosse modo, il s’agit de l’idée de ce qu’on peut dire à la radio, et ce qui devrait être réservé à des conversations privés.

[51] Bruits de page, 31 janvier 1979, min. 38:35-39:15.

[52] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 09:49-10:00.

[53] Pierre-Marie Héron, « De l’impertinence dans les interviews d’écrivain : l’exemple de la série radiophonique Qui êtes-vous ? (1949-1951) », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 12 | 2014, mis en ligne le 20 avril 2014, consulté le 11 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/aad/1706 ; DOI : 10.4000/aad.1706

[54] Ibid., p. 2, § 3. Il fait allusion à Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, 1994.

[55] Ibid. Le Siècle du persiflage (1734-1789), est le titre d’un ouvrage d’Élisabeth Bourguinat, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1998.

[56] Bruits de pages, 25 avril 1979, min. 35:00-37:30.

[57] Dans la typologie de l’impertinence de l’interviewé proposée par Pierre-Marie Héron (art. cit., § 34), on est presque dans le régime de l’impertinence impossible, dans la mesure où à chaque étape de l’entretien, Chawaf semble vouloir rompre avec le contrat de coopération en n’acceptant qu’à contre cœur le jeu de question-réponse.

[58] « C’est la deuxième forme d’impertinence programmée et donc autorisée par le genre de l’interview-confession. Sa finalité cognitive donne au rôle de l’intervieweur autorité pour pousser l’écrivain à clarifier les opinions ou idées qu’il exprime ou les faits qu’il relate, à sortir des formulations équivoques ou ambiguës, des sous-entendus. L’interview-confession préfère la lumière crue au clair-obscur. Dans cette perspective, l’insistance, en général perçue comme un manque de courtoisie, se trouve investie d’une fonction maïeutique qui excuse en quelque sorte son impertinence » (Pierre-Marie Héron, art. cit., §18).

[59] En fait, le style polémique de Veinstein le rapproche de certaines interviews journalistiques (news interviews), où le positionnement agonique semble être plus efficace pour arracher de l’information aux interviewés. Voir à ce sujet Elda Weizman, Positioning in Media Dialogue, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, 2008.

[60] « Ma stratégie ressemble à celle du joueur d’échecs : obtenir des positions pas forcément favorables mais où je peux manœuvrer, tourner autour de mon interlocuteur et le “masser”, comme on dit dans ce monde-là, jusqu’à ce qu’une faille minuscule s’ouvre dans l’espace des soixante-quatre cases. Et dans l’interstice ainsi ouvert insérer un coin, puis “cogner” sans relâche – si je m’autorise le mot – avec la violence toute feutrée qui caractérise la partie d’échecs » (Alain Veinstein, Du jour sans lendemain, op. cit., Kindle Locations, 181-182).

[61] « La comparaison est banale et prétentieuse mais c’était vraiment de la tauromachie. Le torero joue son truc quand il n’est pas encore dans l’arène et qu’il voit comment se comporte le taureau. Des fois, je m’accrochais pour aller jusqu’au bout » (Alain Veinstein, dans Clara Lacombe, op. cit., p. 217.).

[62] Son emploi dans Bruits de pages est certes bien plus réduit que dans Du jour au lendemain, mais suffisamment marqué quand même pour être remarqué de l’auditeur.

[63] Bruits de pages, 3 juin 1980, min. 21:35-25:37 ; je souligne.

[64] Ibid., min. 26:31-27:26 ; je souligne.

[65] Ibid.

[66] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit.

Auteur

Galia Yanoshevsky, Professeur au département de Culture française de l’Université Bar-Ilan (Israël), est actuellement professeur invitée à l’université de Franche-Comté, dans l’équipe ELLIADD (sciences du langage). Comme membre de l’équipe ADARR de l’Institut Porter, Tel-Aviv, elle dirige la section « l’Auteur au prisme des genres et des médias ». Auteur de L’entretien littéraire. L’anatomie d’un genre (Classiques Garnier, sous presse), et de Discours du Nouveau Roman : Essais, Entretiens, Débats (Septentrion 2006), elle s’est spécialisée dans des genres limitrophes de la littérature comme le manifeste (2009), l’entretien littéraire (2004, 2014) et les collections d’auteurs.  Son intérêt pour les rapports entre le visuel et l’écrit et pour le patrimoine culturel se manifeste dans le projet de recherche qu’elle dirige actuellement sur les représentations des relations France-Israël dans les guides touristiques de 1948 à nos jours (Israel Science Foundation, 2016-2019).

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Poésie numérique et manifestes


Face à la diversité des pratiques chapeautées par le terme manifeste, quelles conceptions les auteurs de « poésie numérique » convoquent-ils, et dans quelle mesure ces textes renseignent-ils, en retour, sur ce qu’est la « poésie numérique » ? Quatre manifestes, rédigés par des auteurs qui revendiquent explicitement l’expression de « poésie numérique », ont attiré notre attention. Malgré l’hétérogénéité des textes, nous nous efforçons de mettre en regard leur contexte d’apparition avec les prises de position exprimées, avant de considérer leur réception au sein des institutions culturelles, soulignant ainsi un mode de regroupement spécifique des agents et des positionnements complémentaires dans la lutte symbolique pour la reconnaissance du domaine.

Faced with the diversity of practices named by the term “manifesto”, what conceptions do authors of “digital poetry” conjure up, and to what extent do these texts inform, in return, about what “digital poetry” is? Four manifestos, written by authors who explicitly claim the expression of “digital poetry”, caught our attention. Despite the heterogeneity of the texts, we try to compare their context of appearance with the positions expressed, before considering their reception within cultural institutions, highlighting how agents group and position in the symbolic struggle for the recognition of the domain.


Texte intégral

Dans le dernier chapitre de son ouvrage consacré à la poésie contemporaine, Jean-Michel Espitallier demande : « La poésie numérique, qu’est-ce à dire [1] ? » En effet, comment définir un objet si contemporain et dont les deux termes associés qui le désignent engagent chacun une extension sémantique particulièrement forte ? Le manifeste, discours où l’on se bat pour la promotion d’une conception, semble un terrain d’étude privilégié pour répondre à cette question. Pourtant, Anna Boschetti met en garde contre une catégorisation abusive de la notion, préférant l’inscrire dans un processus historique qui lie intrinsèquement le concept à son contexte d’apparition [2]. Dès lors, si l’on s’en tient aux manifestes littéraires, il paraît évident que la pratique a énormément varié dans le temps. Hissé au rang de genre par les avant-gardes historiques [3], ce type de discours est fortement discrédité dans les années 1980. Jean-Marie Gleize n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que « l’“époque” des manifestes est close […] la posture manifestaire est devenue anachronique [4] ». Conséquence logique de la fin annoncée des avant-gardes [5], le manifeste n’aurait plus sa raison d’être. Pourtant, l’histoire du champ littéraire révèle qu’il n’est pas l’apanage des avant-gardes [6] et, au regard des pratiques contemporaines, on ne peut que constater la survivance de la forme. « [Le manifeste] se fait moins virulent, moins dogmatique et plus consensuel [7] » pour certains, ne vise plus à « fonder un mouvement ou un groupe ni [à] proclamer une série de volontés ou de vérités générales [8] » pour d’autres. Face à la diversité des pratiques chapeautées par le terme, quelles conceptions du manifeste les auteurs de « poésie numérique » convoquent-ils, et comment, en retour, ces textes renseignent-ils sur ce qu’est la « poésie numérique » ?

Quatre manifestes [9], rédigés par des auteurs qui revendiquent explicitement l’expression de « poésie numérique », ont attiré notre attention. Malgré l’hétérogénéité des textes, nous nous efforcerons de mettre en regard leur contexte d’apparition avec les prises de position exprimées, avant de considérer leur réception au sein de la communauté et des institutions culturelles.

1. Manifestes et prises de position des auteurs de « poésie numérique »

1.1. La « poésie numérique » au tournant des années 2000, dramatisation d’un moment propice aux luttes symboliques

Les quatre textes ont été rédigés entre 2002 et 2014. Si le début des années 2000 constitue un nouvel « âge d’or » du manifeste littéraire et artistique en France selon les études statistiques menées par Camille Bloomfield et Mette Tjell à partir de la base de données Manart [10], détailler les conditions historiques qui ont favorisé ces gestes paraît indispensable. La publication de « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique » de Jacques Donguy, paru en 2002 dans la revue Art Press, peut sembler tardive [11]. En effet, les premières expérimentations liant poésie et ordinateur en France sont établies dans les années 1980 [12] : dès 1985, des poèmes générés par ordinateur sont présentés au Centre Georges Pompidou lors de l’exposition « Les Immatériaux » [13] ; en janvier 1989, à l’occasion d’une Revue parlée du Centre Georges Pompidou, paraît le premier numéro d’alire, « revue de littérature et de poésie électronique [14] », créée par le collectif L.A.I.R.E. (Lecture, Art, Innovation, Écriture) [15]. Le lancement de la revue, et ses nombreux éditoriaux, contiennent déjà une portée manifestaire [16]. Pourtant, le passage du titre de « revue animée d’écrits de source électronique » à celui de « revue de littérature animée et interactive » en mars 2000, témoigne du tournant littéraire d’alire [17], mais également de la vitalité du domaine et des débats qui l’animent. La littérature et la poésie informatique font l’objet de plusieurs colloques universitaires entre 1990 et 2000 [18] ; le champ de la poésie contemporaine reconnaît ces démarches, les éditeurs et les associations professionnelles s’en préoccupent, en même temps que le secteur acquiert une portée internationale [19]. Une liste de discussion en français, e-critures [20], spécialisée dans la littérature informatique, se forme en novembre 1999. D’autres revues voient également le jour (Kaos de Jean-Pierre Balpe entre 1991 et 1993, E/cart(s) d’Eric Sadin entre 1999 et 2003, la série des numéros Web_Doc(k)s en 1999, Litératique d’Eric Sérandour en 2000). Le tournant des années 2000 correspondrait donc à un moment critique où le besoin des auteurs d’expliquer leurs démarches paraît légitime.

Alors qu’ils ne sont publiés qu’à quelques mois d’intervalle, « Terminal Zone –manifeste pour une poésie numérique » et « Transitoire Observable : Texte fondateur » affichent pourtant des intentions inconciliables. Malgré l’unique signataire, le texte de Jacques Donguy présente des pratiques partagées par plusieurs générations d’artistes. Le titre du manifeste est évocateur : s’il renvoie au célèbre poème d’Apollinaire, « Zone », qui fait lui-même écho aux manifestes futuristes [21], le substantif « Terminal » dit aussi l’accomplissement et le dépassement des expérimentations passées [22], quand l’article indéfini rappelle la portée générale du propos. Il ne s’agit pas là de définir un programme esthétique commun derrière lequel un collectif s’organiserait (les exemples renvoient d’ailleurs à des œuvres qui se nourrissent diversement du numérique [23]), mais de rendre compte d’une tendance forte, celle de l’utilisation des technologies numériques dans le champ de la poésie expérimentale française et internationale, que l’auteur connaît bien [24]. Jacques Donguy accomplit ainsi le tour de force d’assigner une généalogie supposée à la « poésie numérique » (héritière tout à la fois de la poésie sonore – Dufrêne, Chopin, Heidsieck, Blaine –, de la poésie visuelle – Bory –, et des mouvements d’avant-garde américains – Burroughs, Gysin – et brésiliens – Ladislao Pablo Györi), tout en désignant la relève (en France, Anne-James Chaton, Éric Sadin, Jean-René Étienne, Christophe Fiat, Olivier Quintyn, Christophe Hanna, Joachim Montessuis, Kathy Molnar, Laure Limongi, Emmanuel Rabu et Philippe Boisnard). Le mode de diffusion du texte est lui aussi éloquent. Le choix de Jacques Donguy d’investir le papier, et non un support numérique, pour publier son manifeste peut paraître paradoxal. Cependant, le prestige et la visibilité d’une revue comme Art Press [25] favorisent quelques compromis [26]. Dès lors, le texte s’apparente à un putsch symbolique. Alors qu’il touche un large public, Jacques Donguy s’institue en « précurseur [27] » et chef de file de jeunes poètes français manipulant les nouvelles technologies mais omet de mentionner la revue alire et le collectif Transitoire Observable, dont il connaît parfaitement les travaux [28].

Le manifeste de Transitoire Observable adopte un mode de diffusion tout à fait différent. Les auteurs affichent tout d’abord leur indépendance institutionnelle : le « regroupement d’artistes numériques » préfère créer son propre support de diffusion plutôt que de s’adosser à une revue existante pour exposer ses idées. Contrairement à Jacques Donguy, et malgré le mass-media investi [29], les signataires de Transitoire Observable s’adressent à un public restreint, celui de la communauté [30]. De plus, l’absence de tout nom propre et de toute référence culturelle précise dans le texte participe d’un positionnement sans concession. Comme le rappelle le titre du manifeste, « Texte fondateur [31] », Transitoire Observable ne s’inscrit nullement dans une filiation littéraire, mais se présente comme le prescripteur de « ce qui peut être nommé sans ambages une œuvre numérique [32] ». Là encore, les membres du collectif ressentent le besoin impérieux de se présenter clairement, à une période qui est perçue comme cruciale [33]. Philippe Bootz s’en explique : le « manifeste Transitoire Observable […] n’arrive qu’en 2003 car ce qui est dominant à l’époque dans la littérature numérique est la littérature Flash [34], c’est-à-dire une littérature de l’écran [35] ». Le collectif s’oppose donc à des auteurs qui se désengageraient de la programmation informatique en ne codant pas directement leurs œuvres, préférant passer par des logiciels d’écriture formatée, tel Flash, pour réaliser leurs créations. À l’opposé du texte de Jacques Donguy, des enjeux esthétiques liés au numérique sont alors formulés : l’interaction entre le programme informatique écrit par l’auteur, et la manipulation de la forme observable à l’écran par le lecteur, crée des œuvres dont le caractère labile et irreproductible est fondamental.

Les deux manifestes affichent donc des intentions divergentes : alors que le manifeste de Jacques Donguy légitime des pratiques liant poésie et numérique (au sens large) au sein de la poésie expérimentale, celui de Transitoire Observable initie un programme esthétique et une réflexion théorique pour des œuvres à venir.

1.2. Les années 2010 : la réapparition d’une rhétorique avant-gardiste comme aveu d’un échec de la « poésie numérique » ?

Selon Camille Bloomfield et Mette Tjell, les années 2003-2009 en France [36] représentent une période particulièrement riche en manifestes littéraires et artistiques, ce qui s’expliquerait par le recours accru à Internet comme support de diffusion. Pourtant, les auteurs de « poésie numérique » ne produisent aucun texte de cet ordre entre 2004 et 2008. Que révèle alors la proclamation de nouveaux manifestes entre 2009 et 2014 ? Si le domaine connaît un réel essor au niveau international [37], les idées des auteurs de « poésie numérique » en France sont discutées parmi les poètes expérimentaux [38] mais peinent à dépasser ce milieu [39].

La dimension avant-gardiste et contestataire des manifestes de Philippe Boisnard (2009 et 2014) et de Luc dall’Armellina (2014) corrobore l’idée d’une place difficile à tenir pour les auteurs de « poésie numérique ». L’acronyme qui compose les titres de la série des manifestes de Philippe Boisnard, « PAN » pour « Poésie Action Numérique », rappelle les mots en liberté futuristes et rend un hommage discret au recueil de Christophe Tarkos, Pan, dans lequel ce dernier se présente comme « l’avant-garde en 1997 [40] ». L’onomatopée révèle aussi l’intensité du débat qui transparaît dans la rhétorique des textes. Philippe Boisnard a largement recours à l’isotopie de la violence physique et symbolique [41], et file une antithèse fortement polémique : le livre est du côté de la « passivité textuelle », quand la Poésie Action Numérique offre « toutes les possibilités de notre être-au-monde », selon une intrication de l’art et de la vie chère aux avant-gardes. Le même système antithétique, parfois proche de l’hyperbole, survient dans le manifeste de Luc Dall’Armellina : les écritures numériques créatives, aux « dimensions artistiques, esthétiques et politiques » sont opposées à l’écriture scolaire « asservi[e] […] au dogme de l’accès aux savoirs et à l’injonction de la communication », « cantonnée à un rôle instrumental » ; « les anciennes [ou vieilles] institutions » se dressent contre les « nouvelles voies et formes » offertes par les écritures numériques créatives. Les tournures impératives et volitives du manifeste de Luc Dall’Armellina [42] suggèrent également la portée contestataire de ces textes qui cherchent à persuader leurs lecteurs.

Cette rhétorique virulente ne vient cependant pas soutenir les discours manifestaires précédents, mais porte au contraire des programmes esthétiques singuliers. À l’image de Jacques Donguy, Philippe Boisnard propose un manifeste individuel qu’il inscrit dans une tradition littéraire, la poésie action de Heidsieck et Blaine, qu’il entend dépasser grâce aux potentialités du numérique. Contrairement à la poésie action qui joue de relations finies entre différents éléments (le poète interagit avec l’espace, avec des bandes sonores, des objets ou des vidéos, mais les interactions entre ces paramètres sont impossibles), la poésie action numérique développe des interférences multiples entre différents média (la voix ou un geste peuvent générer du texte, transformer une vidéo, etc.), matérialisant des effets synesthétiques proches de l’illusionnisme. Si l’aspect interactif du numérique est également présent dans le manifeste de Luc Dall’Armellina, c’est en insistant sur la dimension participative de la notion, dont l’élaboration du texte prend acte. Ce n’est pas une interactivité maîtrisée et mise en scène par l’auteur, mais une interactivité synonyme de coopération et de co-production, une interactivité qui modifie en profondeur le rapport aux savoirs (en faveur de l’interdisciplinarité et de l’expérimentation) et l’auctorialité, qui est modifiée grâce aux relations multiples tissées par les réseaux numériques (au premier rang desquels Internet, relativement absent des autres textes). Ainsi, le manifeste de Luc Dall’Armellina, co-écrit en ligne avec « les annotations et remarques de Annie Abrahams, Philippe Aigrain, Pierre Fourny, Emmanuel Guez, Jean-Michel Lebaut, Julien Longhi, Antoine Moreau, Jacques Rodet, Stephan Hyronde », est lui-même pensé comme un « espace d’expérimentation poétique [43] ». « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste », a fait l’objet d’un site, disparu aujourd’hui, où la rédaction s’élaborait de manière collective. Si la version 78 présentée sur le site de l’artiste est figée par le format .pdf, le texte peut être librement copié, et reste susceptible d’évolution [44], comme dans la lecture performée qu’en propose Luc dall’Armellina lors du colloque ECRiDil en 2016 [45]. On retrouve cette même diffusion multimodale [46] et en expansion pour les manifestes de Philippe Boisnard. Le « Premier Manifeste Poésie Action Numérique » est publié sur le site de la revue de critique littéraire en ligne, libr-critique [47], et sur celui du collectif HP Process, alors que « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3 » paraît dans le septième numéro de la revue en ligne du Cube, avant d’être affiché sur scoop.it! [48]. Si ces reprises favorisent une réception élargie des textes, elles dénoncent aussi l’ambivalence des auteurs qui usent d’une rhétorique d’avant-garde mais ont du mal à se positionner entre l’éclairage médiatique qu’offre Internet et la méfiance vis-à-vis du médium. Publiés dix ans après les manifestes de Jacques Donguy et de Transitoire Observable, ceux de Philippe Boisnard et Luc dall’Armellina mettent tout du moins en exergue le trouble pérenne d’agents en manque de reconnaissance auctoriale.

2. Réception des manifestes au sein des institutions culturelles

2.1. Champ ou label ?

Face à la multiplication des manifestes et des prises de position individuelles, donner une définition unifiée de la poésie numérique reste donc une gageure. Si quelques éléments communs apparaissent d’un texte à l’autre (filiation avec la poésie sonore et visuelle, emphase sur les potentialités du numérique ouvrant l’espace de création, références philosophiques post-modernes [49]), ils ne sont pas suffisants pour exprimer un programme esthétique révélant une union pérenne entre les auteurs. Dès lors, comment interpréter ces prises de position régulières d’auteurs à propos d’une pratique qui reste confidentielle ? On ne peut que constater, avec Paul Aron, que « l’abondance de textes manifestaires […] paraît caractériser une position ressentie comme périlleuse [50] ». En effet, malgré les écarts temporels qui séparent les manifestes, les auteurs semblent partager le fait d’être à la marge du champ littéraire. Dans le schéma que Fabrice Thumerel propose du champ de la poésie contemporaine française entre 1980 et 2000, la « poésie numérique » se situerait au sein des « poésies-dispositifs/écritures multimédia », c’est-à-dire dans le pôle dominé du sous-champ de la production restreint [51]. Deux événements, à dix années d’intervalle, paraissent symptomatiques de cette mise à l’écart. Lors des États Généraux de la Poésie qui se sont déroulés à Marseille en 1992, les interventions de Philippe Bootz et de Tibor Papp, invités en tant que rédacteurs de la revue alire, sont passablement houleuses [52]. En 2003, Philippe Boisnard et six autres poètes dénoncent leur évincement de la cinquième édition du Printemps des Poètes (2003) consacrée aux dernières innovations poétique [53]. La place accordée par Jean-Michel Espitallier au domaine dans son essai sur la poésie contemporaine française est aussi révélatrice : le chapitre consacré aux « Poésies numérique et multimédia », un des plus courts du livre, est relégué à la fin de l’ouvrage ; l’auteur n’hésite pas à y fustiger la prise de pouvoir exercée par quelques poètes sur l’étiquette « poésie numérique » [54]. Sans approfondir ici les raisons sociologiques et individuelles qui expliqueraient cette mise à la marge, il est probant que l’expression de « poésie numérique », à travers une valorisation collective, permet de pallier le faible capital symbolique des agent [55]. Mais comment définir la forme de ce regroupement ? En 2003, Évelyne Broudoux consacre une partie de sa thèse [56] à la « constitution du champ de la littérature numérique », hypothèse partagée la même année avec Serge Bouchardon dans un article intitulé « E-critures : co-constitution d’un dispositif technique, d’un champ et d’une communauté [57] ». En 2015, Philippe Bootz propose un postulat similaire concernant la « poésie numérique » : « [la poésie numérique] existe comme champ socio-culturel avec ses acteurs, ses théoriciens, ses lieux de légitimation, de diffusion et d’enseignement. C’est un champ qui a évolué dans le temps. [58] » Pourtant, en 2012, Serge Bouchardon est plus mesuré : « En ce qui concerne le champ littéraire, on peut se demander si nous allons voir la naissance d’un nouveau champ, ou si la littérature numérique est une fraction expérimentale du champ littéraire [59]. » En effet, est-il possible de considérer la littérature et la poésie numérique comme des champs, dans le sens que Bourdieu donne à ce terme ? Le caractère expérimental des œuvres et le public restreint touché semblent saper l’hypothèse. Pourtant, au regard des divergences programmatiques et des désaccords individuels relevés, la « poésie numérique » ne peut être davantage assimilée à « un “mouvement”, fondé sur un “paradigme” ou un “programme commun” [60] ». Elle serait plutôt « une convergence provisoire, fondée notamment sur une problématique, des références et des refus partagés [61] » selon la définition qu’Anna Boschetti donne d’un label, renouvelant ainsi les notions de mouvement ou d’école, trop rigides pour désigner les modes d’action collective dans le champ littéraire contemporain.

2.2. Manifestes et positionnements dans différents champs culturels

Cependant, si on retient l’hypothèse que la « poésie numérique » forme un label, la diversité des ancrages institutionnels et des champs culturels sollicités à travers les manifestes est remarquable. Le texte de Jacques Donguy publié dans la revue Art Press s’adresse avant tout au milieu artistique alors que l’auteur, à travers ses chroniques de poésie numérique parues dans les Cahiers Critiques de Poésie, a déjà initié un travail de reconnaissance du domaine au sein du champ littéraire. Jacques Donguy précise d’ailleurs qu’il veut « remettre la poésie au centre de la création artistique [62] ». C’est également dans le champ artistique que se situe explicitement le manifeste de Transitoire Observable : « Qu’il soit bien clair que la voie que nous suivons est tout entière située dans le champ de l’art, même si la programmation est un outil indispensable dans la production de nos formes, le premier outil. » Philippe Boisnard est moins catégorique : si le premier manifeste se trouve sur libr-critique, le site de la revue de critique littéraire en ligne qui s’intéresse à « la littérature dans toutes ses formes », le troisième est publié dans le septième numéro de la revue éditée par « Le Cube », qui est un centre de création numérique. Quant au manifeste de Luc dall’Armellina, il vise explicitement les champs scolaire et universitaire, qui sont aussi ses lieux de réception [63]. La diversité des champs investis se fait aussi l’écho de la multiplicité des positions des agents dans l’espace social [64]. Jacques Donguy a été enseignant d’arts plastiques à la Sorbonne, critique de poésie et commissaire d’expositions ; Philippe Bootz (Transitoire Observable) est enseignant-chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication à Paris 8 ; tout comme Luc dall’Armellina à l’ESPE de l’université de Cergy-Pontoise ; Philippe Boisnard et Hortense Gauthier (HP Process) dirigent un centre d’art ; chacun revendiquant parallèlement le statut de poète. Si une homologie entre la position professionnelle des agents et celle qu’ils occupent dans le champ littéraire français se dessine [65], il est pourtant difficile de conclure à l’échec de ces positions multiples. En effet, le fort engagement de certains chercheurs qualifiés en Sciences de l’Information et de la Communication pour constituer la « poésie numérique » en objet d’étude littéraire semble payant. C’est tout du moins ce dont témoigne la programmation du colloque international de Nanterre consacré à « La Poésie hors le livre » en octobre 2013, où la session finale est dédiée à « la poésie numérique », légitimant ainsi l’existence de l’objet et son acception particulière dans le champ universitaire français [66].

*

Les manifestes des auteurs de « poésie numérique » étonnent par leur caractère conventionnel. Entre luttes symboliques et programmes esthétiques, ils mettent en avant des enjeux manifestaires et des modes de diffusion relativement classiques, tout en reprenant la rhétorique contestataire et éprouvée des avant-gardes. En accord avec ce constat, la chronologie de parution des textes s’accorde sensiblement aux pics de publication du genre distingués par Camille Bloomfield et Mette Tjell [67]. Ce conformisme apparent n’invalide pourtant pas leur portée subversive qui résiderait dans l’indiscipline des champs culturels investis. La contemporanéité de l’objet nous empêche cependant de témoigner, à terme, de l’efficacité des stratégies manifestaires. Il est bien sûr impossible de savoir si le domaine, qui tente de dépasser la catégorisation française des biens culturels en se liant, pour une part, à un modèle nord-américain plus ouvert au composite, gagnera en reconnaissance dans les prochaines années, ou pâtira du brouillage de classification et d’institutionnalisation des œuvres. Enfin, dépasser le cadre national, pour s’intéresser aux positions internationales des agents, serait nécessaire pour conclure cette enquête.

Bibliographie

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Alain VUILLEMIN, « Poésie et informatique II : approches », L’Encyclopédie de l’Astrolabe, Ottawa (Ontario), Canada, Université d’Ottawa, 2002.

Notes

[1] Jean-Michel Espitallier, Caisse à outils – Un panorama de la poésie française aujourd’hui, Paris, Pocket, 2014, p. 227.

[2] Anna Boschetti, « La notion de manifeste », Francofonia, n° 59, « Les manifestes littéraires au tournant du XXIe siècle », automne 2010, p. 13-29.

[3] Anne Tomiche, « Manifestes artistiques, art manifestaire », dans Anne Larue, L’art qui manifeste, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 24 et 28.

[4] Jean-Marie Gleize, « Manifestes, préfaces : sur quelques aspects du prescriptif », Littérature, n° 39, 1980, p. 13.

[5] « Revendiquer une avant-garde, en l’an 2000, relèverait assurément d’un combat d’arrière-garde. Nous l’avons sagement compris depuis plusieurs décennies, les avant-gardes sont mortes » (François Noudelmann, Avant-gardes et Modernité, Paris, Hachette Supérieur, 2000, p. 5).

[6] Anna Boschetti, art. cit., p. 28.

[7] Paul Aron, Denis Saint-Jacques & Alain Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 263.

[8] Anne Tomiche, art. cit., p. 41.

[9] Les manifestes ont été publiés à plusieurs années d’intervalle, et ont fait l’objet de modes de diffusion et de réception très variés. Jacques Donguy compose seul « Terminal Zone : manifeste pour une poésie numérique », en 2002 ; Philippe Boisnard a rédigé une série de trois manifestes pour une Poésie Action Numérique, entre 2009 et 2014, dont le premier et le troisième – co-signé avec Hortense Gautier sous le nom d’HP Process – sont mentionnés ici ; Philippe Bootz co-écrit « Transitoire Observable – Texte fondateur » avec deux autres membres du groupe Transitoire Observable, Alexandre Gherban et Tibor Papp, en 2003 ; Luc Dall’Armellina conçoit le texte « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste » « avec les annotations et remarques d’Annie Abrahams, Philippe Aigrain, Pierre Fourny, Emmanuel Guez, Jean-Michel Lebaut, Julien Longhi, Antoine Moreau, Jacques Rodet, Stephan Hyronde », en 2014. Pour cette étude, nous avons écarté « Pour une littérature informatique : un manifeste… » de Jean-Pierre Balpe, dans la mesure où l’auteur ne réclame pas personnellement l’étiquette de « poésie numérique », même si d’autres agents la lui assignent. La préface de Tag-surfusion de Jacques Donguy est évoquée mais ne fait pas partie des quatre principaux textes étudiés car elle a été rebaptisée après-coup « préface-manifeste ».

[10] Camille Bloomfield & Mette Tjell, « Les âges d’or du manifeste artistique et littéraire en France : étude contrastive à partir de la base de données Manart », Études littéraires, vol. 44, n° 3, 2014, p. 151-163. Parmi les quatre manifestes qui nous intéressent, seul celui de « Transitoire Observable » est présent dans la base de données. http://www.basemanart.com/les-manifestes [consulté le 30 avril 2018]

[11] Pour comparaison, le « Manifeste de l’œuvre d’art sur ordinateur » d’Antoine Schmitt paraît en 1998. http://www.conseildesarts.org/documents/Manisfeste/manifeste_ordinateur.html

[12] À l’instar des pratiques du rédacteur de ce manifeste qui précise : « Parmi les poètes, il faudrait parler aussi de nous-même, en collaboration avec Guillaume Loizillon, utilisant le cybertexte ou texte défilant sur l’écran dès 1983 […] » (Jacques Donguy, « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique », Art Press, n° 281, 2002, p. 60).

[13] « Les premiers programmes qui ont été présentés au public ont été les Rengas créés […] pour l’exposition Les 
Immatériaux au Centre Georges Pompidou (Paris, 1985) », entretien donné par Jean-Pierre Balpe à l’electronicliteraturereview, consultable à l’adresse suivante : https://electronicliteraturereview.wordpress.com/2015/03/27/elr-entretien-avec-jean-pierre-balpe/

[14] Expression relevée sur la page d’accueil du site Mots-Voir, http://motsvoir.free.fr

[15] La revue est éditée de 1989 à 2009 par l’équipe composée de Philippe Bootz, Frédéric Develay, Jean-Marie Dutey, Claude Maillard et Tibor Papp.

[16] À titre d’exemple, l’éditorial de l’édition originale du premier numéro de la revue, rédigé par Claude Maillard, signale le caractère collectif et pionnier de l’entreprise :

« Oserons-nous : inter/prendre. Rapprochant ainsi le verbe au mot. Entreprise.

Quelque chose s’entreprend dans alire entre écriture et machine jetant les bases d’un travail où s’élabore et se transpose l’histoire de la lettre. L’histoire de la littera.

Il ne s’agit pas d’un après.coup [sic] spécifique à l’informatique venant là pour aligner, mixer, consommer des travaux d’écriture. Ni d’un avant.coup [sic] créatif de nouveautés d’utilisation allant de pair avec la soif inextinguible de jeter sur le marché de nouvelles propositions d’images d’écriture.

Quelque chose d’autre est en œuvre dont l’itinéraire est hors de tout champs [sic] d’imitation. Quelque chose qui exige un investissement d’un autre ordre. D’une mise à lire différente. D’une prise à écrire nouvelle.

Au sein même de la machine comme invention, dans un jeu matériel et temporel – qui est aussi en jeu – l’écriture toujours en voie de s’écrire livre, dans l’humour et l’ironie voire tragique, l’in/interrompable de la démarche écrite. »

[17] Alain Vuillemin, « Poésie et informatique II : approches », L’Encyclopédie de l’Astrolabe, Ottawa (Ontario), Canada, Université d’Ottawa, 2002, http://artsites.uottawa.ca/astrolabe/fr/auteurs/

[18] Quelques exemples : « Texte et ordinateur : les mutations du Lire-Ecrire », 6-8 juin 1990, Centre de Recherches Linguistiques, Paris X Nanterre (actes du colloque : Linx, hors-série n° 4, 1991) ; Rencontre Nord Poésie et Ordinateur organisée en mai 1993 par Mots-Voir à l’Université de Lille III avec la collaboration du centre de recherche Gerico-Circav et la Maison de la Poésie du Nord-Pas-de-Calais (actes du colloque : A:/LITTERATURE, Villeneuve-d’Ascq, MOTS-VOIR et le GERICO-CIRCAV, 1994) ; Journées d’études internationales « Littérature et informatique », 20 au 22 avril 1994, co-organisées à Paris VII par Alain Vuillemin de l’université d’Artois et Michel Lenoble de l’université de Montréal avec la collaboration d’Item-sup et du laboratoire d’Ingénierie didactique de l’université de Paris VII (actes : Alain Vuillemin (dir.), Littérature et informatique, Arras, Artois presses université, 1995).

[19] Philippe Bootz est invité à intervenir lors des États Généraux de la Poésie de 1993 ; Alain Frontier note, dès 1992, que « la récente vulgarisation de l’ordinateur devait élargir encore l’éventail des moyens d’expression poétique. Tibor Papp ne tarde pas à s’emparer de ce nouveau support et, dès 1985, à Paris, au cours d’une séance de lecture publique organisée par le plasticien et poète Servin, il montre pour la première fois sans doute dans l’histoire des poésies, un poème visuel directement et entièrement composé sur ordinateur » (Alain Frontier, La Poésie, Paris, Belin, 1992, p. 334) ; Jacques Donguy tient une chronique de poésie électronique dès 1999, qui se mue en chronique électronique en 2000, pour devenir chronique de poésie numérique à partir de 2001. Le CD-Rom Machines à écrire d’Antoine Denize est publié par Gallimard Multimédia en 1999. La Société des Gens de Lettres met en place le grand prix de l’œuvre multimédia à partir de 1997. L’Electronic Literature Organization est fondée en 1999 aux Etats-Unis, http://eliterature.org

[20] Ce forum de discussion est accessible à un groupe restreint de 161 membres à travers la plateforme Yahoo ! groupes France.

[21] Anna Boschetti, La poésie partout, Apollinaire, Homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001, p. 134-141.

[22] Jacques Donguy explicite d’ailleurs cette filiation et n’hésite pas à mentionner les « techno-avant-gardes qui, aujourd’hui, prendraient le relais des avant-gardes historiques du début du 20e siècle » (Jacques Donguy, art. cit., p. 60).

[23] Le numérique favoriserait tout à la fois une mise en espace tabulaire des textes – avec les poèmes en 3D de Ladislao Pablo Györi –, des créations combinant plusieurs média – telles les performances de Jacques Donguy et Guillaume Loizillon, ou celles d’Eric Sadin –, un traitement sonore de la voix de l’artiste – comme dans les œuvres d’Anne-James Chaton –, des pratiques de détournement d’outils techniques – proposées par Olivier Quintyn ou Christophe Hanna –, etc.

[24] Jacques Donguy a consacré une thèse aux poésies expérimentales (Jacques Donguy, Poésies expérimentales, zone numérique (1953-2007), Presses du Réel, 2007), et intervient régulièrement dans diverses revues de poésie contemporaine, au premier chef desquelles le Cahier Critique de Poésie.

[25] Art Press bénéficie en effet d’un positionnement éditorial remarquable. La revue a largement été impliquée dans la polémique visant le soutien étatique et muséal dont bénéficiait l’art contemporain au début des années 1990 (Yves Michaud, La crise de l’art contemporain, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 11), mais est également connue pour son orientation en faveur des arts numériques (Norbert Hilaire, L’art dans le tout numérique – une brève histoire des arts numériques à partir de trois numéros de la revue Art Press, Paris, Éditions Manucius, 2014).

[26] Compromis que Jacques Donguy a déjà acceptés quelques années auparavant en faisant imprimer en 1996 le recueil Tag-surfusion et sa préface, rebaptisée « préface-manifeste » (Tag-surfusion, Fontenay-sous-Bois, L’évidence, 1996, p. 7-10) et reproduite en 2000 dans un numéro de la revue Mutations (Franck Smith & Christophe Fauchon, « Zigzag poésie – formes et mouvements : l’effervescence », Mutations, Paris, Éditions Autrement, 2001, p. 174-181).

[27] « Autre précurseur au niveau de la théorie, le Canadien Arthur Kroker, qui a développé la notion de “Crash art”, écrit en 1993 dans Spasm : “Chacun sera un média hacker, recodant la frontière électronique à volonté”. Parmi les poètes, il faudrait parler aussi de nous-même […] » (Jacques Donguy, art. cit., p. 60).

[28] Jacques Donguy évoque la revue alire et les noms de Philippe Bootz, Jean-Pierre Balpe, Claude Faure, Paul Nagy et Claude Faure dans la préface de Tag-surfusion, reprise dans « Zigzag poésie – formes et mouvements : l’effervescence ». Dans « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique », il fait donc le choix de ne retenir en France comme seul poète numérique de sa génération que Philippe Castellin, en tant qu’éditeur de la revue Doc(k)s.

[29] La publication du manifeste de « Transitoire Observable » sur le Web reste une ouverture ambiguë au public dans la mesure où, certes, la publication est potentiellement disponible à chaque internaute, mais l’esthétique (sobriété des choix structuraux et chromatiques) et le mode de référencement du site révèlent un rejet implicite du mass-media. En effet, dans un échange de mails datant du 20 janvier 2016, Philippe Bootz parle d’« esthétique pauvre » et explique qu’il refuse les « modes esthétiques dominants [de la publication Web], tout simplement parce que ce sont des marqueurs du jeu commercial ». De plus, le rejet d’un système de gestion de contenu pour l’internet (SGC) limite le référencement du site par les moteurs de recherche.

[30] Les grandes lignes du manifeste sont d’ailleurs présentées au cours du festival E-Poetry qui s’est tenu à Morgantown (États-Unis) du 23 au 27 avril 2003. Voir Patrick-Henri Burgaud, E-poetry 2003 : Tendances, http://transitoireobs.free.fr/to/article.php3?id_article=16

[31] Il est notable que le verbe « fonder » apparaisse à deux autres reprises dans le texte, qui est pourtant relativement court.

[32] Philippe Bootz, Alexandre Gherban & Tibor Papp, « Transitoire Observable – Texte fondateur », 2003, http://transitoireobs.free.fr/to/article.php3?id_article=1

[33] L’« erreur » de manipulation de Philippe Bootz, qui permettra la constitution du groupe « Transitoire observable », semble témoigner de cette ardeur : « L’annonce de la création du mouvement a lieu dans un message que l’auteur Philippe Bootz souhaitait adresser à l’un des membres de la liste et qu’il aurait “par erreur” adressé à la liste elle-même : “Alexandre, Tibor et moi sommes en train de mettre en place un nouveau “groupe” avant-ou-pas-garde, de réflexion-production, expérimental-ou-pas, enfin quelque-chose qui se veut un pavé dans la marre consensuelle. Notre position consiste à affirmer que la littérature électronique n’est pas, fondamentalement, une littérature de l’écran mais avant tout une aventure (ou un ensemble de démarches) programmatique littéraire dont le statut remet profondément en cause la notion d’objet textuel héritée des siècles passés. […] Le nom du groupe n’est pas définitivement arrêté. Il tourne pour l’heure autour de l’expression “transitoire observable”.” (message de Philippe Bootz à la liste E-critures le 11 janvier 2003) » (cité par Évelyne Broudoux, « Outils, pratiques autoritatives du texte, constitution du champ de la littérature numérique », Thèse de doctorat, Université de Paris VIII, 2003, p. 255).

[34] Flash, de la société Adobe, est un logiciel particulièrement prisé pour la création d’images ou de textes animés. Il est cependant en voie de disparition à l’heure actuelle : il n’est déjà plus reconnu par le navigateur Google Chrome, sauf quand il est le seul élément présent sur la page Web.

[35] Propos tenu par Philippe Bootz lors des « Rencontres autour de la poésie » organisées par le RIRRA21 le jeudi 3 novembre 2016 à Montpellier.

[36] L’année 2009 est la borne chronologique fixée par les auteurs de l’étude (Camille Bloomfield & Mette Tjell, art. cit.).

[37] Le festival international e-Poetry est créé en 2001 et se déroule tous les deux dans différentes métropoles mondiales ; l’Electronic Literature Organization organise depuis 1999 des conférences chaque année et publie sa première anthologie en octobre 2006.

[38] Le 17 novembre 2005 sont organisées à la Bibliothèque nationale de France des rencontres intitulées « Contrées de la poésie numérique » ; en 2006, paraît Caisse à outils – un panorama de la poésie française aujourd’hui dans lequel Jean-Michel Espitallier accorde un chapitre aux « Poésies numérique et multimédia » (Paris, Pocket, 2006, p. 227-228) ; en 2007, Jacques Donguy publie Poésies expérimentales. Zone numérique où un chapitre est consacré à la poésie numérique (op. cit.) ; en 2008, des auteurs se rassemblent autour d’un numéro de la revue passage d’encres intitulé « Poésie : numérique » (Alexandre Gherban & Louis-Michel de Vaulchier (dir.), n° 33, 2008) ; en 2010, en réponse à ce numéro, paraît dans la même revue « pures données » (Hélios Sabaté Beriain (dir.), n° 40, 2010).

[39] Philippe Boisnard fait partie des signataires de l’article « Les refusés du Printemps ! » publié sur Sitaudis le 27 mars 2003 (https://www.sitaudis.fr/Incitations/les-refuses-du-printemps.php). Si le texte dénonce l’académisme de l’événement, il révèle aussi les difficultés de l’auteur à investir des circuits promotionnels institués ouverts à un large public.

[40] « On dit le mot avant-garde pour dire les inventeurs, un endroit après les avant-gardes est un endroit sans inventeurs. […] Je ne comprends pas après les avant-gardes, je ne comprends pas non plus après les révolutions […]. Je suis l’avant-garde en 1997. […] Mot d’ordre : Pan et pan ; But ultime : Plaquer la plaque ; Prise de pouvoir : immédiate » (Christope Tarkos, Pan, Paris, POL, 2000, p. 35-36).

[41] « arracher », « rompre », « césarienne », « domination », « pouvoir », « contrôle », « écrasement », etc. (Philippe Boisnard, « Premier Manifeste pour une Poésie Action Numérique (PAN) », http://databaz.org/xtrm-art/?p=519; « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3 », http://lecube.com/revue/agir/pan-poesie-action-numerique-manifeste-3)

[42] Onze formes verbales à la première personne du pluriel du présent de l’impératif et treize occurrences de la tournure impersonnelle « il faut » apparaissent dans le manifeste de Luc Dall’Armellina, le verbe « devoir » est conjugué cinq fois (Luc dall’Armellina, « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste », http://lucdall.free.fr/publicat/manifeste.html).

[43] Anne Tomiche, art. cit., p. 26.

[44] Le manifeste est également publié sur le site de David Larlet (https://larlet.fr/david/blog/2016/ce-pas-qui-nous-eleve/). Luc dall’Armellina précise que le texte « est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International CC-BY-SA. Cette œuvre est libre, vous pouvez (l)également la copier, la diffuser et la modifier selon les termes de la Licence Art Libre 1.3 http://artlibe.org ».

[45] Le programme du colloque est disponible à l’adresse suivantes : https://ecridil.hypotheses.org

Le texte sera également l’occasion d’une nouvelle expérience d’écriture dans le cadre de l’œuvre Reading Club d’Annie Abrahams et Emmanuel Guez, http://readingclub.fr/events/52e521e63eac48fc70000231/info

[46] Nous n’avons pas eu la confirmation que Philippe Boisnard ait présenté un de ses trois premiers manifestes lors d’une communication universitaire malgré l’encart introductif publié sur le site libr-critique (« Ce premier manifeste, ou anti-manifeste, puisque toute action poétique y compris numérique, déborde le texte, le resitue dans un cadre de présentation plus large que la page, entre en écho avec un ensemble d’interventions performatives et explicatives mené depuis un an » (http://www.libr-critique.com). Cependant, lors des « Rencontres autour de la poésie numérique » organisée par le RIRRA21 en novembre 2016 à Montpellier, ce dernier a présenté sous forme d’une communication-performance un quatrième manifeste de Poésie Action Numérique.

[47] Philippe Boisnard et Fabrice Thumerel sont les deux administrateurs de la revue en ligne.

[48] https://www.scoop.it/t/des-poetiques?page=25

[49] Jacques Donguy ouvre son manifeste avec la notion d’« hypertexte » qui est fortement influencée par les théories post-structuralistes des années 70 ; le terme « dispositif », qui est répété sept fois dans le court texte de Transitoire Observable, peut être interprété comme un discret écho aux théories foucaldiennes (Michel Foucault, Dits et écrits, tome II, Paris, Gallimard, p. 299) ; Luc dall’Armellina fait explicitement référence aux auteurs de la French Theory (Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari) alors que Philippe Boisnard reprend leur vocabulaire (« PAN est une circulation infinie du sens de façon entropique et rhizomatique », dans « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3).

[50] Paul Aron, « Les manifestes des revues littéraires sur internet, éléments pour une analyse institutionnelle », Francofonia, n° 59, « Les manifestes littéraires au tournant du XXIe siècle », automne 2010, p. 114.

[51] Fabrice Thumerel, Le Champ littéraire français au XXe siècle – Eléments pour une sociologie de la littérature, Paris, Armand Colin, 2002, p. 152.

[52] Lors du débat consacré au rôle des revues et des anthologies, l’accueil réservé par Michel Deguy à la revue alire est des plus mitigés : « […] il y a une différence forte entre la sphère herméneutique où il ne s’agit pas de communiquer ni d’informer et puis ce que nous dit alire, qui est assez différent […], je vais citer un vieux mot de Barbey qui disait : “J’entre dans les écuries d’Augias pour y ajouter”, à moins que alire entre dans les écuries d’Augias, c’est-à-dire la surproduction, la surproduction dite textuelle, pour y ajouter… » (États Généraux de la Poésie, Marseille, Centre international de poésie Marseille, 1993, p. 114).

[53] Dans un article du site Sitaudis intitulé « Les refusés du printemps », Franck Laroze, Philippe Boisnard, Éric Sadin, Philippe Castellin, Joachim Montessuis, Julien d’Abrigeon et Jérôme Duval dénoncent leur mise à l’écart de la cinquième édition du Printemps des Poètes (2003). On peut noter le caractère paradoxal de ce geste qui critique une certaine institutionnalisation de la poésie, tout en affichant la déception de ne pas en être.

[54] « La poésie numérique, qu’est-ce à dire ? […] La poésie numérique s’est autoproclamée depuis une quinzaine d’années, autour de Jean-Pierre Balpe, Philippe Bootz, Philippe Castellin et Jacques Donguy […]. Mais, ici encore, les pratiques et les outils s’entrelacent, se pillent, se métissent et, à côté des “numéristes” autoproclamés, c’est la poésie dans son ensemble qui, en s’emparant de ces expériences pionnières, est en train de reconfigurer ses définitions et d’en repousser les limites » (Jean-Michel Espitallier, op. cit., p. 227-228).

[55] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art – Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 371.

[56] Évelyne Broudoux, op. cit.

[57] Évelyne Broudoux et Serge Bouchardon, « E-critures : co-constitution d’un dispositif technique, d’un champ et d’une communauté », Esprit Critique – Revue internationale de sociologie et de sciences sociales, automne 2003, vol. 05, n° 4.

[58] Philippe Bootz, MOOC « Poésie numérique, naissance d’un champ. De la difficulté à définir la poésie numérique », octobre 2015.

[59] Je traduis. « With regard to the literary field, we can wonder if we are going to see the birth of a new field, or if digital literature is an experimental fraction of the literary field. » (Serge Bouchardon, « Digital Literature in France », http://www.dichtung-digital.org/2012/41/bouchardon/bouchardon.htm).

[60] Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 264.

[61] Ibid.

[62] Jacques Donguy, art. cit., p. 61.

[63] « Le défi des institutions école et université, est de vivifier l’enseignement de l’écriture et de la littérature avec la culture et les pratiques numériques de sa création contemporaine » (Luc dall’Armellina, art. cit., p. 22). Lors de la lecture performée du manifeste présentée au colloque ECRiDil, Luc dall’Armellina s’adresse principalement à un public universitaire, alors que l’entretien accordé au Café pédagogique touche davantage les enseignants du primaire et du secondaire (http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/pages/2014/09/08092014article635457586911291786.aspx).

[64] Luc Boltanski, « L’espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, 1973, n° 14, p. 3-26.

[65] Les auteurs de « poésie numérique » enseignent en Sciences de l’Information et de la Communication ou en Arts, et non en Littérature française, comme c’est le cas pour nombre de poètes contemporains.

[66] Actes du colloque : La poésie délivrée, Stéphane Hirschi, Corinne Legoy, Serge Linarès, Alexandra Saemmer & Alain Vaillant (dir.), Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017. Programme du colloque à l’adresse suivante : http://www.fabula.org/actualites/la-poesie-hors-le-livre_58733.php

[67] Camille Bloomfield & Mette Tjell, art. cit.

Auteur

Professeure agrégée de Lettres Modernes, Gwendolyn Kergourlay mène une thèse dont le titre est «Autorité de la poésie numérique: un processus d’hybridation littéraire et artistique», sous la direction de Serge Bouchardon, Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Technologique de Compiègne, et de Pierre-Marie Héron, Professeur de Littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3.

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