L’éloignement du passé, de Balzac à Flaubert


Sous l’effet des progrès techniques, du développement des savoirs et des transformations sociales, le XIXe siècle est confronté à un éloignement inédit du passé, dont la validité et le sens deviennent de plus en plus difficilement lisibles. S’exprimant sous la forme de la simultanéité du non-simultané, selon l’expression de Reinhart Koselleck, la distance qui sépare le présent du passé se pose comme une question à laquelle il est possible de donner au moins deux réponses : celle du lien à maintenir et celle de l’oubli. À partir de l’exemple que constitue la représentation, par l’apparition d’un personnage de vieillard, de l’éloignement du temps au bal des Lanty, dans Sarrasine, et à celui de La Vaubyessard, dans Madame Bovary, cet article vise à montrer comment, de Balzac à Flaubert, le lien entre le passé et le présent va dans le sens d’un amenuisement.

As a result of technical progress, the development of knowledge and social transformations, the 19th century is confronted to an increasing remoteness of the past, whose meaning and validity become less and less visible. Experienced by what Reinhart Koselleck calls the simultaneity of the non-simultanous, the distance between past and present transforms itself into a question for which at least two answers are possible: the maintenance of a connection, or oblivion. With the examples of how Balzac and Flaubert both represent the remoteness of the past under the guise of two very old characters appearing in the middle of a ball, at the Lanty’s in Sarrasine, and the Vaubyessard in Madame Bovary, this paper aims to show how, from one writer to the other, the link between past and present has diminished.


Texte intégral

On connaît la façon dont Stendhal, dans Racine et Shakespeare, distingue le romantisme du classicisme : alors que le premier, dit-il, est « l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible », le second « leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères [1]. » L’écart de génération choisi par Stendhal fait mouche, bien sûr, parce qu’il est grand. Il se justifie historiquement (plus d’un siècle sépare le public romantique de celui de Racine) et stratégiquement (il s’agit de peindre les adversaires de l’art nouveau en individus très largement dépassés et de donner leur pleine légitimité aux œuvres actuelles), mais au-delà de l’ironie dont il est très clairement teinté, il comporte un autre avantage, plus subtil, qui est de laisser dans l’ombre, par son étendue même, la question délicate de la saisie de l’éloignement. Car si des bisaïeuls aux arrière-petits-enfants la distance est assez grande pour que s’exprime une distinction, qu’en est-il des grands-pères aux petits-enfants et des pères aux enfants ? À partir de quel moment, de quel intervalle, les uns et les autres cessent-ils d’habiter un temps partagé, leurs manières de se transmettre, leurs œuvres de dialoguer, leurs goûts de se communiquer ? Dans un siècle où les transformations de tous ordres vont sans cesse croissant et où chacun est amené à se voir dépassé sur un plan ou sur un autre, et souvent sur plusieurs plans, la réponse apportée à ces questions est au cœur de la mesure du temps présent.

1. La simultanéité du non-simultané : une frontière entre les temps

En cela, ce n’est pas un hasard si Stendhal calcule en termes de générations la distance qui sépare son époque de celle du classicisme. La délimitation des générations, on le sait, est l’une des obsessions du XIXe siècle et cela presque dans sa fondation, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’article 28 de la Constitution de 1793 prévoyant que ce sera à cette aune – ou au sein de cette matrice – que se décidera la caducité des lois et des choses : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. » Au-delà de cette inscription générale, chacun comprend très vite qu’avec la génération se joue la distribution concrète des places et des chances, se dessinent les délinéaments de l’histoire, s’observent les marques du progrès (ou du progrès apparent), s’édicte la tâche d’établir ce qui est actuel ou digne d’oubli, pertinent ou obsolète, temporellement proche ou éloigné. Cette tâche, sans doute, a toujours existé, mais elle prend avec le développement de la modernité une ampleur inédite, non seulement parce que la vitesse de transformation des savoirs, des mœurs, des esthétiques et des sensibilités s’accroît de façon notable, mais aussi parce que cet accroissement devient en soi un objet d’interrogation et de pensée.

Plus précisément, la génération est un des moyens les plus immédiats d’éprouver cette expérience définitoire de la modernité que constituent la présence dans le même espace de choses anciennes et de choses nouvelles, la coexistence d’éléments dont l’évolution n’a pas suivi le même chemin ou ne s’est pas produite au même rythme, bref, ce que l’historien Reinhart Koselleck a appelé « la simultanéité du non-simultané [2] ». Car nous avons beau concevoir que le progrès varie selon les lieux, les démographies et les sociétés, c’est lorsque l’asymétrie des avancées se manifeste au sein de l’existence, lorsqu’elle trace des lignes de partage entre les trajectoires et les destins, entre les possibilités offertes et les voies refusées, lorsqu’elle crée des manières différentes d’habiter le monde qu’elle nous apparaît dans sa réalité. Dans ses réflexions sur le développement asynchrone des classes sociales aux XIXe et XXe siècles, Ernst Bloch a bien résumé la façon dont la simultanéité du non-simultané, malgré sa dimension collective, est une expérience de la conscience individuelle, que c’est à l’échelle d’une vie concrètement vécue que s’éprouve la différence des temps :

Tous ne sont pas présents dans le même temps présent. Ils n’y sont qu’extérieurement, parce qu’on peut les voir aujourd’hui. Mais ce n’est pas pour cela qu’ils vivent en même temps que les autres. Ils portent au contraire avec eux un passé qui s’immisce. L’époque d’un homme dépend de l’endroit où il se trouve en chair et en os et surtout de la classe à laquelle il appartient. Des temps plus anciens que ceux d’aujourd’hui continuent à vivre dans des couches plus anciennes. On retourne facilement, on rêve qu’on retourne, dans l’ancien temps [3].

Les romanciers du XIXe siècle se sont doublement saisis de cette expérience intime du temps. Ils ont d’abord très vite perçu combien la façon de perdre ou de gagner à la distribution temporelle des chances constituait un objet de récit, et même de péripéties, à la fois éminemment actuel et éminemment adapté à l’instance esthétique que constitue le personnage (on pense bien sûr ici au thème du héros né trop tôt ou trop tard ou propulsé dans un milieu plus avancé que celui dont il est issu). Il y a dans les temps discordants, dans les aventures et les réflexions qu’ils entraînent, dans leurs ironies et leurs quiproquos, dans leur mélancolie une matière « romanesque » quasiment infinie. Mais les romanciers, et c’est ce qui m’intéresse ici, ont également perçu que le gain allait plus loin encore, qu’au-delà des récits qu’ils pouvaient tirer des rythmes disjoints de la modernité, le roman constituait, par sa forme même, un moyen à la fois d’évaluer et de représenter la vitesse à laquelle le passé s’éloignait.

Les œuvres de Balzac et Flaubert peuvent servir ici d’exemples, car elles illustrent de façon particulièrement frappante comment, en l’espace de deux ou trois décennies, se creuse cette distance qui, s’accroissant, entraîne la création de nouveaux modes de représentation du présent et du réel. En guise d’amorce à la saisie de cette évolution, on peut convoquer les deux scènes très semblables dans leurs « données » que constituent, chez Balzac, l’apparition du grand-oncle de Marianina, qui effraie tant Mme de Rochefide, au bal des Lanty dans Sarrasine, et, chez Flaubert, l’observation curieuse par Emma du vieux duc de Laverdière, au bal de la Vaubyessard. Sans doute ces deux scènes ne sont-elles pas égales, puisque la première, qui se déroule sur plusieurs pages, sert d’introduction à tout un récit, tandis que la seconde, qui tient en un bref paragraphe, marque à peine une pause dans le déroulement du bal auquel a été invité le couple Bovary. Mais outre que cette inégalité même est significative en soi, ce qui rapproche ces deux scènes est moins leur longueur ou leur développement (ou leur non-développement) que la situation qu’elles se trouvent à traiter : celle de la présence de vieillards au milieu d’une fête et du heurt, voire de l’anomalie que constitue la ruine de leur corps dans l’instant électrique des danses et des conversations galantes.

D’entrée de jeu, celui qui fut jadis la Zambinella nous est présenté comme issu d’un monde irréel, surgissant à intervalles réguliers devant les siens tel « une personne enchantée [4] » poussée « par quelque mécanisme de théâtre [5] » : « Caché pendant des mois entiers au fond d’un sanctuaire inconnu, ce génie familier en sortait tout à coup comme furtivement, sans être attendu, et apparaissait au milieu des salons comme ces fées d’autrefois qui descendaient de leurs dragons volants pour venir troubler les solennités auxquelles elles n’avaient pas été conviées [6]. » Si ces survenues créent habituellement, dans la famille du vieillard, « une grande sensation [7] », l’émoi se transforme, au cœur de la fête, en « terreur [8] », tant les Lanty craignent que le corps quasi fantomatique de leur grand-oncle ne s’abîme tout entier au contact des danseurs. Au moindre risque d’effleurement par un invité, la comtesse ou un de ses enfants se précipite :

Filippo s’élançait en se glissant à travers la foule, pour le joindre, et restait auprès de lui, tendre et attentif, comme si le contact des hommes ou le moindre souffle dût briser cette créature bizarre. La comtesse tâchait de s’en approcher, sans paraître avoir eu l’intention de le rejoindre ; puis, en prenant des manières et une physionomie autant empreintes de servilité que de tendresse, de soumission que de despotisme, elle disait deux ou trois mots auxquels déférait presque toujours le vieillard, il disparaissait emmené, ou, pour mieux dire, emporté par elle [9].

L’ancienne Zambinella s’incruste, cependant, et lorsque le vieillard égayé vient s’asseoir à côté de Mme de Rochefide, celle-ci, déjà troublée par les airs d’outre-tombe de la sidérante créature, presse très vite la main de son amant, « comme si elle eût cherché à se garantir d’un précipice [10]. »

Emma Bovary n’a pas tant de crainte quand, au moment du dîner à la Vaubyessard, elle aperçoit, assis seul au haut bout de la table, le vieux duc de Laverdière « courbé sur son assiette remplie, la serviette nouée dans le dos comme un enfant », « laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce » en mangeant les plats qu’il « désign[e] du doigt en bégayant » et qu’un « domestique, derrière sa chaise, lui nomm[e] tout haut, dans l’oreille [11]. » Mais si elle est moins spectaculaire que celle de l’ancienne Zambinella au bal des Lanty, l’apparition du vieux duc chez le marquis d’Andervilliers constitue elle aussi une forme d’entrée dans un autre monde : le beau-père du marquis fut jadis le favori du comte d’Artois et, selon la rumeur, l’un des amants de Marie-Antoinette ; pour Emma, il s’agit là d’une vision prodigieuse et alors même que le bal constitue déjà en soi, aux yeux de la jeune femme, une forme de rêve, l’image de ce vieillard venu d’un autre siècle la propulse dans un espace-temps encore plus saisissant et plus improbable : « sans cesse [s]es yeux […] revenaient d’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines [12] ! »

Ce qui frappe, dans ces deux scènes, c’est le soin mis par chacun des romanciers à représenter une distance temporelle maximale. Sans doute n’étonne-t-elle pas de la part de Balzac, qui dépeint souvent la vieillesse sous des traits spectraux et fantastiques, comme si celui qui en était le porteur habitait déjà un autre monde. Le père Goriot, par exemple, a les cheveux verdâtres et sa silhouette, au fil des années, se décharne pour ne plus laisser place qu’à un être flottant et cadavérique : « ses mollets tombèrent ; sa figure, bouffie par le contentement d’un bonheur bourgeois, se vida démesurément [13] ». On pense aussi à Porbus, dans Le Chef-d’œuvre inconnu, dont le « corps fluet et débile » laisse échapper « quelque chose de diabolique [14] » ou encore au colonel Chabert, littéralement, lui, revenu de la mort et qui en porte partout les signes sur son visage « livide » aux « rides blanches », aux « sinuosités froides » et aux « yeux couverts d’une taie transparente [15]. » Mais l’ancienne Zambinella semble venir d’une région encore plus éloignée, au point de ressembler à « une création artificielle [16] ». De la même façon, le duc de Laverdière relève d’un temps si reculé que le vieillard gâteux apparaît à Emma telle une relique. Cette distance poussée au plus loin s’explique bien sûr, dans les deux cas, par les besoins de l’intrigue : le grand-oncle de Marianina doit se présenter comme une énigme terrifiante aux yeux de Mme de Rochefide pour qu’opère tout le plaisir du conte qui va suivre, et le bal à la Vaubyessard ne constituerait pas un si grand événement dans la vie d’Emma si elle n’y était exposée à ce qui se trouve au plus loin de sa condition et de son milieu.

2. Résoudre l’éloignement

Mais la question qui se pose ici ne concerne pas tant le rôle joué par ces figures dans la psyché des personnages que la façon dont leur éloignement est traité en soi, pour constituer en lui-même, en tant que fait en propre, un objet du récit. Plus précisément : comment, une fois présentée comme plus ou moins fabuleuse la rencontre de ces temps disjoints que constituent la vivacité de la fête et l’apparition du passé sous les traits d’un très grand vieillard, les deux romanciers résolvent-ils la simultanéité du non-simultané qu’ils viennent de mettre en scène?

Balzac, de façon très claire, établit une connexion. Dès la distance énoncée, il travaille à la combattre et à la réduire. Le récit qui suit l’apparition du grand-oncle de Marianina nous révèle non seulement l’histoire et l’identité de l’inquiétant vieillard, mais également la façon dont son passé de castrat se poursuit dans le présent par la fortune que son art a permis d’amasser et dont la famille de Lanty est aujourd’hui l’héritière. Une telle résolution est fréquente dans La Comédie humaine, dont la dramaturgie repose souvent sur la permutation des places : le plus élevé devient le plus bas, le plus pauvre le plus riche, le plus célébré le plus honni, le plus secret le plus notoire, le plus ancien le plus actif. Dans la société en pleine mutation que Balzac s’est donné pour projet de décrire, aucune position ni aucune existence ne sont « arrêtées », aucun moment n’est définitif, et si aucun avenir n’est jamais totalement compromis aucun passé n’est jamais totalement liquidé. Ces déplacements sont étroitement liés au fait que le temps de La Comédie humaine, ainsi que l’écrit François Hartog, « n’est pas linéaire mais fragmenté en épisodes, discontinu. On monte et on descend du train, et le voyageur se fait observateur du simultané du non-simultané, de ces temporalités désaccordées, de ces personnages qui partagent les mêmes espaces mais ne vivent pas dans le même temps [17]. »

Cette discontinuité est bien sûr voulue par Balzac, qui y fait reposer la structure de La Comédie humaine en ce qu’elle lui donne les moyens de se mouvoir indifféremment d’une époque à l’autre de la vie de ses personnages. Mais il me semble possible de voir dans ces temporalités désaccordées non seulement ce que le romancier accueille et même recherche, mais aussi ce qu’il combat, voire s’efforce de réparer. Si l’énergie peu commune qu’il déploie partout dans son œuvre pour relier entre eux les faits du passé et ceux du présent montre que ces liens ne vont plus de soi, qu’ils ont cessé d’être clairs et évidents et même se sont rompus, elle indique également la possibilité de les renouer et, plus encore, le souhait de les retrouver. C’est là d’ailleurs un aspect oublié de la fameuse causalité balzacienne et qui invite à revoir la manière dont elle a été généralement perçue tout au long du XXe siècle, à savoir comme une forme d’abus de pouvoir de la part du romancier ou comme une logique trop carrée et trop démiurgique : l’ardeur et l’extravagance de moyens que Balzac déploie pour faire valoir ces liens (recours aux détours et aux secrets, à l’officieux et au caché, à l’effrayant et à l’impressionnant, etc.) ne seraient pas, en effet, l’indice de la puissance de ces derniers mais, tout au contraire, celui de leur fragilité. De moins en moins évidents, de plus en plus subtils ou rendus aux dernières limites de leur existence, ces liens exigeraient, pour être vus et compris, un effort soutenu d’attention, l’élaboration de récits complexes et sinueux, la construction, pour les renforcer, de dispositifs improbables, comme celui qui consiste à faire apparaître au milieu d’une fête un être quasi surnaturel.

L’avant-propos de La Comédie humaine pointe vers l’exténuation de ces liens et cela par le projet même que Balzac y présente de se faire l’historien de sa société. Les limites que le romancier donne à cette entité sont relativement circonscrites, puisque c’est l’empan d’une génération qui en détermine la dimension et, du fait même, la clôture : « Ce n’[est] pas une petite tâche que de peindre les deux ou trois mille figures saillantes d’une époque, car telle est, en définitif, la somme des types que présente chaque génération et que La Comédie Humaine comportera [18]. » Dans sa réponse à Hippolyte Castille – qui reprochait au romancier, dans un article d’octobre 1845, de créer trop peu de personnages édifiants –, Balzac est encore plus explicite : « J’ai entrepris l’histoire de toute la société. J’ai exprimé souvent mon plan dans cette seule phrase : “Une génération est un drame à quatre ou cinq mille personnages saillants.” Ce drame, c’est mon livre [19]. » Mais si la durée d’une société est relativement courte, celle de l’histoire, par définition, est longue ou, à tout le moins, libre de toutes bornes. Pour articuler l’une à l’autre, Balzac doit donc inscrire le présent dans un temps élargi. Ce temps élargi, c’est d’ailleurs précisément ce qu’il trouve et admire chez les grands personnages de roman que sont, par exemple, Don Quichotte, Manon Lescaut, Clarisse, Lovelace, Robinson Crusoé, Gil Blas, Ossian, Julie d’Étanges, Werther, René, Corinne, Adolphe, Paul et Virginie, et qui ont en commun que leur « existence devient plus longue, plus authentique que celle des générations au milieu desquelles on les fait naître. » Ces personnages, ajoute-t-il, « ne vivent qu’à la condition d’être une grande image du présent. Conçus dans les entrailles de leur siècle, tout le cœur humain se remue sous leur enveloppe, il s’y cache souvent toute une philosophie [20]. » Être une grande image du présent, c’est, bien sûr, le représenter tout particulièrement ou fortement, mais c’est aussi le donner à voir depuis un temps étendu, ce qui peut se faire de façon verticale, par universalité transcendante (« tout le cœur humain », « toute une philosophie ») ou par exploration des profondeurs (les « entrailles » du siècle), mais aussi de façon horizontale ou réticulaire, en multipliant les liens, les passerelles et les relais qui rattachent entre eux des individus et des événements a priori distants les uns des autres. C’est cette horizontalité, écrit Balzac, qui a manqué à Walter Scott pour que son œuvre réalise la pleine tâche historienne qui sera celle de La Comédie humaine : il « n’avait pas songé à relier ses compositions l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire complète, dont chaque chapitre eût été un roman, et chaque roman une époque. En apercevant ce défaut de liaison, qui d’ailleurs ne rend pas l’Écossais moins grand, je vis à la fois le système favorable à l’exécution de mon ouvrage et la possibilité de l’exécuter [21]. » Or la force de ce système ne tient pas seulement à son principe, c’est-à-dire au fait qu’en rattachant le présent au passé (et vice-versa) Balzac les agrandit l’un et l’autre, rendant ainsi l’histoire du présent plus vaste que sa simple actualité. La force du système tient aussi, comme le montre l’exemple de Sarrasine, à ce qu’il pousse au plus loin la tension que constitue la contemporanéité du non-contemporain, qu’il la porte presque au point de rupture ou, à tout le moins, à un point spectaculaire. Par sa nature très dynamique (et très dramatique), mais aussi parce que la mesure du temps loge au cœur de toute son esthétique et de toute sa réflexion, cette tension au sein des liaisons entre des temps disjoints est l’une des assises les plus importantes de La Comédie humaine.

Chez Flaubert aussi le simultané du non-simultané est une assise, mais d’une tout autre façon que chez Balzac. L’auteur de Madame Bovary, en effet, n’établit aucune connexion entre le passé et le présent. Même s’il a été, selon ce qu’on en rapporte, l’amant de Marie-Antoinette, le duc de Laverdière reste dans la solitude de son bégaiement, de sa surdité et des gouttes de sauce qu’il laisse tomber en mangeant. Tandis que l’ancien castrat risque à tout moment de perturber l’ordre et la bonne marche du bal des Lanty où il est remarqué, sinon scruté, par tous les convives, il n’y a qu’Emma pour porter son regard sur le vieux duc, dont la présence au sein de la fête est parfaitement inoffensive. Et ce regard lui-même ne s’attarde pas. Contrairement à Mme de Rochefide qui veut tout savoir du grand-oncle de Marianina, Emma n’exige aucun récit de la vie passée du vieillard et aucun récit ne nous en est donné, sinon les quelques informations qui permettent à la jeune femme d’être un instant émerveillée par l’« auguste » personnage avant qu’elle ne tourne son attention vers le champagne glacé et les fruits servis comme dessert : « Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangé d’ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin qu’ailleurs [22]. »

Le duc de Laverdière n’est pas, dans l’œuvre de Flaubert, la seule figure du passé qui disparaît presque aussitôt nommée. Au couvent d’Emma, la vieille lingère « appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution [23] » et qui apporte en cachette aux jeunes pensionnaires les romans à l’eau de rose dont elles sont si friandes ne survit pas, elle non plus, à la brièveté de son apparition. Dans L’Éducation sentimentale, la duchesse que Mme Dambreuse accueille avec « bonheur » à l’une de ses soirées existe de façon encore plus éphémère : « [Mme Dambreuse] s’avança jusqu’à la porte, au-devant d’une vieille petite dame, qui avait une robe de taffetas carmélite et un bonnet de guipure, à longues pattes. Fille d’un compagnon d’exil du comte d’Artois et veuve d’un maréchal de l’Empire créé pair de France en 1830, elle tenait à l’ancienne cour comme à la nouvelle et pouvait obtenir beaucoup de choses. Ceux qui causaient debout s’écartèrent, puis reprirent leur discussion [24]. » Le « vieillard en habit noir sur un cheval blanc, à selle de velours », tenant d’une main « un rameau vert, de l’autre un papier [25] » qu’aperçoit Frédéric au milieu de la foule lors de l’insurrection de 1848 disparaît encore plus vite, puisqu’il n’a même pas droit à l’énonciation de ses qualités. Il s’agit pourtant d’une figure historique bien réelle : le maréchal Étienne Maurice Gérard, général d’Empire et ancien ministre de la Guerre sous la Monarchie de Juillet, chargé par Louis-Philippe de parlementer avec les insurgés [26]. Mais au milieu de cette foule dont, « désespérant de se faire entendre, il se retir[e] », son identité se perd, autant pour Frédéric, qui ne reconnaît pas le maréchal (ou n’a pas les moyens de le reconnaître), que pour le roman, qui laisse aller sans la nommer cette figure insolite et à la fois représentative, par son isolement et par son désœuvrement, des personnages qui, chez Flaubert, n’appartiennent pas au présent. Sur tous les plans, en effet, le vieux maréchal est hors-jeu et à contretemps : dans sa mission d’abord, puisqu’il ne parvient pas à s’intégrer au temps de l’insurrection ; au sein de l’histoire ensuite, puisque malgré ses faits d’armes, il n’est plus l’homme de la situation ; dans le roman enfin, où aucune instance ne se souvient de lui et où sa silhouette saugrenue, surnuméraire, surgie de nulle part et aussitôt évanouie s’en va rejoindre tous les êtres excentriques et inexpliqués que Frédéric voit défiler dans la cohue, à l’instar du « grand jeune homme pâle, dont les cheveux noirs flottaient sur les épaules, prises dans une espèce de maillot à pois de couleur [27] », croisé rue Saint-Honoré, et de la « fille publique, en statue de la Liberté, – immobile, les yeux grands ouverts, effrayante [28] », qui se tient au beau milieu de la foule lors du saccage du château des Tuileries.

3. Une esthétique du temps vécu

Autant Balzac retrace, exhume et reconstitue le passé afin de le rattacher au présent, autant Flaubert l’abandonne à la disparition et à l’oubli. En apercevant dans le jardin de la Vaubyessard le visage des paysans attirés par les lumières du bal, Emma se revoit un instant aux Bertaux, à la ferme de son père, à l’époque où, jeune fille, elle écrémait les terrines de lait. Mais, là encore, l’image s’efface presque aussitôt, comme si face au présent le passé n’avait pas la force de tenir : « aux fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue [29]. » Dès le retour à Tostes, c’est le souvenir du bal qui s’estompe : « peu à peu, les physionomies se confondirent dans sa mémoire, elle oublia l’air des contredanses, elle ne vit plus si nettement les livrées et les appartements ; quelques détails s’en allèrent, mais le regret lui resta [30]. » Le seul objet qui lui permettrait de se souvenir du bal, le porte-cigares retrouvé sur la route du retour et dont Emma est convaincue qu’il appartient au vicomte avec qui elle a si délicieusement valsé, ne la ramène pas vers la fête. Si la jeune femme conserve précieusement dans son armoire l’étui de soie verte et le palpe de temps en temps, ce n’est pas pour se reporter en esprit à cette soirée qui s’éloigne de plus en plus, mais pour s’inventer des récits, se projeter des images de vie romanesque qu’elle crée de toutes pièces à partir du tout venant de ses lectures.

L’oubli des choses passées, l’éloignement sans retour de tout ce qui, une fois sa vie consumée, est versé dans la colonne de ce qui a disparu est au cœur de l’esthétique flaubertienne de la même façon que la liaison entre les événements, les époques et les êtres, si lointains soient-ils, est au cœur de l’esthétique balzacienne. Si j’utilise le terme d’esthétique, c’est parce que la différence dans la conception du temps et de l’histoire, entre les deux auteurs, n’est pas que d’ordre conceptuel, mais également technique et formel : là où le principe de causalité gouverne de part en part la composition de La Comédie humaine, la nature évasive, pour ne pas dire évanescente, des liens entre le passé et le présent est au cœur de celle des romans de Flaubert. On sait combien, chez lui, l’écriture est fondée sur la parataxe et la coordination, et laisse à la supposition du lecteur l’idée que tel événement puisse expliquer tel autre (comme dans cet exemple, au sujet de la dégradation physique de Félicité dans Un cœur simple : « Par suite d’un refroidissement, il lui vint une angine ; peu de temps après, un mal d’oreilles. Trois ans plus tard, elle était sourde [31]. ») Ce mode de composition peut certes s’interpréter par le refus bien connu du romancier de « conclure », tel qu’il l’exprime notamment à Louis Bouilhet : « Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. […] Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? Contentons-nous du tableau, c’est ainsi, bon [32] » ; ou encore par son désir de ne montrer que le milieu des choses, c’est-à-dire leur part visible et objective, détachée de toute spéculation sur ce qu’elles ont pu être ou sur ce qu’elles deviendront : « Il y aurait, écrit-il à Louise Colet, un beau livre à faire sur la littérature probante. – Du moment que vous prouvez, vous mentez. Dieu sait le commencement et la fin ; l’homme le milieu [33]. » Il me semble cependant possible d’envisager une autre explication encore à la faiblesse des liens causaux – et donc temporels – qui est la façon dont Flaubert envisage la durée de ce « milieu ». Car l’absence de pont entre le présent et le passé ne se manifeste pas seulement chez lui lorsque leur distance est grande, mais aussi lorsque l’écart est mince, voire ténu. Dans Madame Bovary et L’Éducation sentimentale, notamment, ce qui est survenu quelques mois, quelques semaines, parfois seulement quelques jours plus tôt perd autant en force et en action qu’un événement très ancien. Cette perte est parfois perçue comme telle par les personnages, ainsi que le montre l’exemple du bal à la Vaubyessard dont Emma oublie rapidement les détails, mais, le plus souvent, c’est la narration qui la produit, en ne liant pas ni ne rendant nécessaires l’un à l’autre les éléments que la chronologie pourtant rapproche. Les événements défilent, s’ajoutent les uns aux autres, se succèdent, mais, contrairement à l’explication offerte par Charles à la mort d’Emma, rien, dans l’intrigue, n’est jamais le résultat de la moindre « fatalité [34] ». À chaque moment, les personnages pourraient, sans beaucoup d’effort ni même de réflexion, opter pour une autre décision ou une autre entreprise tant ils ne sont que superficiellement ou temporairement contraints par leurs actions précédentes. Sans doute Madame Bovary repose-t-il sur un enchaînement de faits conduisant Emma de sa vie de jeune fille jusqu’à son suicide, mais la composition des chapitres et le grain du texte – faits d’ellipses jamais comblées, d’épisodes ou de détails sur lesquels on ne revient pas, de répétitions qui brouillent les séquences, de juxtapositions et d’énumérations – ne cessent de travailler contre cet enchaînement et de le rendre secondaire, d’en faire lui-même un détail au sein de tout ce qui compose le présent, les perceptions et les sentiments.

Par ailleurs, il n’y a pas que les événements qui soient « isolés » dans Madame Bovary et dans L’Éducation sentimentale. Les personnages aussi, que ce soit Charles, Homais, Rodolphe, Frédéric, Marie Arnoux, Deslauriers ou Mme Dambreuse, existent chacun dans leur temps propre, en dehors de toute durée commune ou collectivement éprouvée. Leur rencontre s’effectue essentiellement sous la forme de la coïncidence ou de la co-spatialité, comme le montre la scène des comices agricoles (qui n’est pas seulement divisée en deux, avec Rodolphe et Emma d’un côté et les villageois de l’autre, mais où chacun – Rodolphe, Emma, les messieurs sur l’estrade, la vieille Catherine Leroux toute perdue – vit dans son propre monde, avec ses propres repères et ses propres envies) ou comme le donnent à sentir, dans L’Éducation sentimentale, les innombrables rencontres produites par le hasard des déplacements, des courses, des déambulations et des rendez-vous. C’est dans ce roman, postérieur d’une douzaine d’années à Madame Bovary, c’est-à-dire plus tardif dans le siècle, que Flaubert pousse au plus loin la séparation des temps, le récit y progressant, comme l’a montré entre autres Marie-Astrid Charlier, par répétitions et par échos [35], et le lien entre le présent et le passé, même le plus proche, se donnant d’entrée de jeu comme perdu, usé, accessible uniquement par un effort de remémoration ou par les restes d’un vague souvenir. Rosanette illustre ironiquement mais aussi emblématiquement cette réduction et cet évidement du souvenir quand, au château de Fontainebleau, qu’elle visite avec Frédéric, elle ne trouve rien à dire sur les tableaux, les statues et les tapisseries, dont tout ce qu’elle saisit est qu’ils sont d’un autre temps :

Son mutisme prouvait clairement qu’elle ne savait rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance [Frédéric] lui dit : – « Tu t’ennuies peut-être ? » – « Non, non, au contraire ! » Et, le menton levé, tout en promenant à l’entour un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot : – « Ça rappelle des souvenirs [36] ! »

 

Que conclure de ces manières différentes qu’ont Balzac et Flaubert de traiter la rencontre du présent et du passé et la simultanéité du non-simultané ? Deux réponses me semblent possibles, selon qu’on adopte un point de vue externe ou interne au roman. D’un point de vue externe, qu’on pourrait qualifier d’historique ou de sociologique, la différence de traitement de l’asynchronie, chez les deux auteurs, suggère le creusement, au fil du temps, de la rupture qui, pour Stendhal en 1823, s’énonçait par l’écart séparant des générations qui, concrètement, ne pouvaient pas se rencontrer. En 1830, c’est un passé un peu plus proche – de grand-oncle à petits-neveux – qui commence à s’éloigner, mais dont la communication avec le présent est encore possible. L’ancienne Zambinella peut encore être comprise par la jeune Mme de Rochefide, qui réclame d’ailleurs que lui soit fait le récit de sa vie. Vingt-cinq ans plus tard, la communication a pris fin, et Mme Bovary, après avoir observé pendant quelques instants le vieux duc de Laverdière, abandonne le vieillard à sa décrépitude pour se tourner vers les stimulations scintillantes du présent. On remarque par ailleurs que, pour Flaubert, la génération n’est plus un élément déterminant ni même de réflexion. On oublie vite l’âge que peuvent avoir Emma et Frédéric – nous savons objectivement qu’ils sont jeunes, mais la jeunesse n’est pas un trait qui les caractérise ou qui définit leurs entreprises – et le calcul des ans qui permettrait de situer leurs actions est constamment brouillé ou laissé dans les limbes de la narration [37]. Cette absence de « datation » explique en grande partie pourquoi l’œuvre de Flaubert est si soluble dans le temps long de la réception, là où celle de Balzac, en dépit de toute sa vivacité et de la pérennité de sa psychologie, reste, sur le plan de la représentation du temps, rattachée à un moment de transition. Car même si Flaubert a dit vouloir faire, avec L’Éducation sentimentale, « l’histoire morale des hommes de [s]a génération [38] », cette histoire n’est pas spécifique à une seule génération. Ou, si l’on préfère, elle est spécifique à toutes les générations depuis celle de Flaubert, qui ne pouvait pas prévoir, quand il pensait se faire l’historien de son époque, que l’éloignement du passé dont son œuvre prenait acte et l’irrésolution de la simultanéité du non-simultané sur laquelle il avait fondé son esthétique allaient devenir la condition persistante de la modernité.

Mais les manières différentes qu’ont les deux romanciers d’aborder le simultané du non-simultané ne font pas que nous renseigner sur la façon dont se transforment le rythme et la mesure du temps au XIXe siècle. D’un point de vue interne au roman, elles nous disent aussi combien, à cet instant de son histoire, ce rythme et cette mesure ont joué un rôle dans le développement de l’art romanesque, qui, en s’y trouvant confronté, a été amené à inventer de nouveaux modes de composition et de structuration, de liaison et de déliaison. Plus précisément, sur la décision de combattre ou non l’asynchronie des êtres et des consciences amenée par ce moment où le désaccord du temps est devenu une expérience centrale de l’existence, s’est jouée l’invention de formes, réticulaires et parataxiques, dont nous sommes encore et toujours – et cela non sans ironie – les héritiers.

Notes

[1] Stendhal, Racine et Shakespeare, Paris, Hatier, 1927, p. 23.

[2] Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions EHESS, 2016, p. 151. Dans ses travaux sur l’« accélération sociale », le sociologue Hartmut Rosa fait lui aussi de la rencontre d’éléments issus de temps différents le moyen d’une saisie particulièrement forte de la condition moderne, puisque c’est toujours par comparaison que la modernité s’exprime, par la coprésence de ce qui n’a plus cours (ou ne devrait plus avoir cours) et de ce qui est perçu comme plus avancé que chacun définit sa place dans le temps. Voir Accélération. Une critique sociale du temps, traduit de l’allemand par Didier Renault, Paris, La Découverte, 2013 [2011], p. 100 sq.

[3] Ernst Bloch, Héritage de ce temps, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 95.

[4] Honoré de Balzac, Sarrasine, dans La Comédie humaine, t. VI, éd. de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 1048.

[5] Ibid., p. 1050.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 1048.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 1048-1049.

[10] Ibid., p. 1051.

[11] Gustave Flaubert, Madame Bovary, éd. de Jacques Neefs, Paris, Le Livre de Poche, 2019, p. 118.

[12] Ibid.

[13] Honoré de Balzac, Le Père Goriot, dans La Comédie humaine, t. III, éd. de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 72.

[14] Honoré de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu, dans La Comédie humaine, t. IX, éd. de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 415, p. 414.

[15] Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, dans La Comédie humaine, t. III, op. cit., p. 321.

[16] Honoré de Balzac, Sarrasine, op. cit., p. 1052.

[17] François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013, p. 171.

[18] Honoré de Balzac, « Avant-propos à La Comédie humaine », dans Stéphane Vachon (éd.), Écrits sur le roman, Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 302.

[19] Honoré de Balzac, « Lettre à Hyppolite [sic] Castille, l’un des rédacteurs de La Semaine », dans ibid., p. 313-314. Cette lettre paraît dans l’édition du 11 octobre 1845 du même journal.

[20] Honoré de Balzac, « Avant-propos à La Comédie humaine », loc. cit., p. 285.

[21] Ibid., p. 286.

[22] Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p. 118.

[23] Ibid., p. 103.

[24] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, éd. de Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, Garnier-Flammarion, 2013, p. 327.

[25] Ibid., p. 387-388.

[26] Les scénarios de L’Éducation sentimentale permettent d’identifier ce vieillard. Voir Anne Herschberg-Pierrot, « Le cavalier en habit noir : genèse d’une image », Flaubert. Revue critique et génétique, no 15 (2016) : http://journals.openedition.org/flaubert/2543. Par ailleurs, le récit fait par Maxime Du Camp des journées de 1848, dont il a été témoin avec Flaubert, correspond fortement à la vision qu’a Frédéric de l’étrange cavalier : « Tout à coup nous vîmes apparaître dans la rue de Rohan un homme, un vieillard, vêtu d’un habit noir et monté sur un cheval blanc ; d’une main il agitait un papier et de l’autre une branche d’arbre ; c’était le maréchal Gérard, qui faisait un effort pour pénétrer sur la place ; un trompette le précédait qui ne s’empressa pas de sonner au parlementaire ; deux personnes conduisaient le cheval par la bride en criant “Laissez passer ! Laissez passer !” Le cortège pacifique n’alla pas loin ; il ne dépassa point la dernière maison de la rue Saint-Honoré, avant le palais, et il s’en détourna comme il était venu. » (Souvenirs de 1848, Paris, Hachette, 1876, rééd. Paris-Genève, Slatkine, « Ressources », 1979, p. 87.)

[27] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 385.

[28] Ibid., p. 391.

[29] Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p. 122.

[30] Ibid., p. 127.

[31] Gustave Flaubert, Trois contes, éd. de Pierre-Marc de Biasi, Paris, Garnier-Flammarion, 1986, p. 69.

[32] Gustave Flaubert, Lettre à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850, Correspondance, t. I, éd. de Jean Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 680.

[33] Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 27 mars 1852, Correspondance, t. II, ibid., 1980, p. 62.

[34] Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p. 487.

[35] Voir, notamment, Marie-Astrid Charlier, « Vertiges et vestiges. Histoire, récit, mémoire dans L’Éducation sentimentale », Flaubert. Revue critique et génétique, n19 (2018) : http://journals.openedition.org/flaubert/2847 ; et Guillaume Perrier, « Notes sur la mémoire du lecteur de L’Éducation sentimentale », Flaubert. Revue critique et génétique, no 22 (2019) : http://journals.openedition.org/flaubert/3921.

[36] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 429.

[37] Sur le brouillage et les désordres du temps chez Flaubert, voir Claudine Gothot-Mersch, « Aspects de la temporalité dans les romans de Flaubert », dans Peter Michael Wetherill (dir.), Flaubert : la dimension du texte, Manchester, Manchester University Press, 1982, p. 6-55.

[38] Gustave Flaubert, Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 6 octobre 1864, Correspondance, t. III, éd. de Jean Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 409.

Auteur

Isabelle Daunais est professeure de littérature française à l’Université McGill où elle est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’esthétique et l’art du roman. Spécialiste de Flaubert, elle a publié plusieurs études sur le roman moderne : Le roman sans aventure (Boréal, 2015), Les Grandes Disparitions. Essai sur la mémoire du roman (PUV, 2008) et Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions (PUM et PUV, 2002).

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Le temps des campagnes : Balzac, Sand, Nerval


La France du XIXe siècle vit un régime de discordance des temps. La modernité se pense sous le signe de l’accélération ; à ce tempo fiévreux, surreprésenté dans la presse comme dans la culture livresque (littérature, essais, mémoires), s’oppose le rythme lent et cyclique des campagnes, fondé sur la répétition et la tradition. D’où la construction, dans la fiction comme dans les imaginaires sociaux, d’un diptyque en contrepoint. L’ambition épistémologique et totalisante de la fiction ne saurait cependant sacrifier aux seuls clichés des « romans vertueux et champêtres ». Dans une visée ethnologique, certains écrivains entendent construire une représentation totale de la vie paysanne : cette investigation amène à relativiser voire à invalider l’idée selon laquelle les territoires ruraux seraient restés à l’écart de l’histoire. D’où un dispositif critique où le hors-temps de l’idylle, strictement territorialisé, s’oppose à une société rurale clivée, entretenant avec la modernité (sociale, économique, politique) un rapport complexe et idéologiquement contrasté.

19th-century France is under a regime of conflicting times. Modernity is understood as acceleration: opposed to this feverish tempo, overrepresented in the press and in book culture (literature, essays, memoirs), is the slow and cyclical rhythm of the countryside, founded on repetition and tradition. Hence the construction, both in fiction and in social imaginaries, of a contrasted diptych. The totalizing epistemological ambition of fiction, however, cannot rely only on the tropes of “virtuous and rural novels”. Many writers strive to build a total representation of rural life: by studying such representations, this article puts into perspective, and perhaps even invalidates, the idea that the countryside remained in the margins of history. The out-of-time idyll is opposed here to the reality of a divided rural society, with a complex and ideologically contrasted relation to (social, economic, political) modernity.  


Texte intégral

« Il est bon, dans une symphonie même pastorale, de faire revenir de temps en temps le motif principal, gracieux, tendre ou terrible, pour enfin le faire tonner au finale avec la tempête graduée de tous les instruments. »
Nerval, Les Faux-Saulniers (1850)

La France du XIXe siècle vit un régime de discordance des temps. La modernité se pense sous le signe de l’accélération [1] : la scansion rapide des révolutions l’emporte sur les évolutions lentes caractéristiques de l’Ancien Régime ; le progrès technique (le train, le télégraphe en sont les emblèmes) amenuise les distances, et instaure une synchronie généralisée des échanges ; la « civilisation du journal » invente une actualité partagée où dominent les logiques de l’événementiel et, bientôt, de l’information (presque) en continu. L’histoire comme le quotidien semblent emportés par un mouvement précipité, voire frénétique. À ce tempo fiévreux, surreprésenté dans la presse comme dans la culture livresque (littérature, essais, mémoires), s’oppose le rythme lent et cyclique des campagnes : les travaux des champs, le calendrier liturgique, le retour annuel des foires et des fêtes locales supposent un rapport spécifique au temps, fondé sur la répétition et la tradition ; en une période où les révolutions sont avant tout un phénomène urbain voire parisien (1830, 1832, 1848…), le quotidien paysan se contente d’enregistrer le contrecoup des événements politiques et sociaux qui fracturent le siècle.

D’où la construction, dans la fiction comme dans les imaginaires sociaux, d’un diptyque en contrepoint. Le tempo régulier et étale de la nature offrirait un efficace antidote aux fièvres et aux emballements de l’histoire ; présentant les Études de mœurs au XIXe siècle (1834-1837), Félix Davin définit ainsi les « Scènes de la vie de campagne » : « On [y] retrouvera […] des hommes froissés par le monde, par les révolutions, à moitié brisés par les fatigues de la guerre, dégoûtés de la politique. Là donc est le repos après le mouvement [2]. » Sand reprend cette idée lorsque, dans la préface de La Petite Fadette (1849), elle justifie l’inspiration des Veillées du chanvreur par « l’attrait qu’ont éprouvé de tout temps les esprits fortement frappés des malheurs publics, à se rejeter dans les rêves de la pastorale, dans un certain idéal de la vie champêtre [3]. »

L’ambition épistémologique et totalisante de la fiction ne saurait cependant sacrifier aux seuls pastels douceâtres des « romans vertueux et champêtres [4] ». Dans une visée ethnologique qui relaie et complète les enquêtes de la monarchie de Juillet puis du second Empire, certains écrivains entendent construire une représentation totale de la vie paysanne, dans tous ses aspects notamment socio-économiques, non sans accorder une place essentielle à sa culture matérielle et à son monde de croyances. Par ailleurs, cette investigation amène à relativiser voire à invalider l’idée selon laquelle les territoires ruraux éloignés des centres urbains seraient restés à l’écart de l’histoire – la diffusion de la légende napoléonienne, puis le soutien des ruraux au second Empire, le manifestent avec éclat. Balzac, Sand et Nerval font de la pastorale un dispositif critique où le hors-temps de l’idylle, strictement territorialisé, s’oppose à une société rurale clivée, entretenant avec la modernité (sociale, économique, politique) un rapport complexe et idéologiquement contrasté.

1. Une temporalité alternative

Lorsqu’elle s’intéresse au monde rural, la fiction réactive volontiers le hors-temps propre à la tradition de l’idylle, en l’adaptant aux exigences de la mimésis romanesque. La campagne reste à l’écart du tempo précipité de la modernité d’abord en raison de son isolement géographique. Benassis, dans Le Médecin de village, en présente une version exacerbée : « Aucun événement politique, aucune révolution n’était arrivée dans ce pays inaccessible, et complètement en dehors du mouvement social [5]. » Nul besoin d’aller dans les environs de la Grand-Chartreuse pour découvrir des zones enclavées, coupées de tout ; Ermenonville, malgré la proximité de la capitale, souffre du même isolement : « On ne peut parvenir à Ermenonville, ni s’en éloigner, sans faire au moins trois lieues à pied. Pas une voiture directe [6]. »

Le travail du romancier-ethnologue tend dès lors à inscrire les événements de la fiction dans l’univers immobile de la tradition – c’est souvent la clausule qui sert de point de bascule : dans La Mare au Diable (1846), Sand ne raconte pas le mariage de Germain et de la petite Marie, mais leur substitue une évocation des noces traditionnelles en pays berrichon ; Nerval place une étude consacrée aux « Chansons et légendes du Valois » en conclusion de Sylvie (1853) : ces deux documents suggèrent, en arrière-plan de la fiction, un monde rural immobile, dominé par l’ordre coutumier et la vitalité d’immémoriales traditions. Si les mœurs des différents terroirs diffèrent, c’est plus par l’influence géographique des lieux que par le travail de l’histoire. Publié la même année que le « Tableau de la France », Le Médecin de campagne en témoigne : « Benassis montrera à Genestas l’influence des lieux – vallée ou sommet – sur le physique et la santé, sur les mœurs aussi : dans la ferme du bas on escamote la mort, dans celle du haut on pratique encore les rites funéraires que Michelet signale aussi [7]. »

Aller à la campagne, c’est changer d’espace-temps. On y mesure l’espace en lieues [8], dont la longueur varie légèrement selon les régions ; les écrivains soulignent volontiers cette singularité : « huit lieues, ou, si vous voulez, trente-deux kilomètres » ; « quatre ou cinq mètres (comme on dit en ces temps nouveaux) » ; « à six kilomètres environ de Blangy, pour parler légalement [9] ». Ce détail souligne la continuité avec la tradition d’Ancien Régime, en ces pays où « il y a donc encore des marquis [10] ! » L’usage obligatoire du système métrique dans tout le territoire est l’une des facettes de l’uniformisation autoritaire propre à la modernité, ce qui inspire au voyageur réfractaire des Faux-Saulniers cette réflexion faussement innocente : « J’ai peine à me familiariser avec ces nouvelles mesures… et je sais pourtant qu’il est défendu de se servir du mot lieues dans les papiers publics. L’influence du milieu où je vis momentanément me fait retourner aux locutions anciennes [11]. »

De fait, certains terroirs constituent des enclaves d’un autre temps, offrant une plongée dans un passé parfois très lointain. En témoigne la langue qu’on y parle : le Berry sandien mis en scène dans Jeanne (1844), vieille terre celtique à l’écart des échanges, conserve dans toute son expressivité l’ancienne langue d’oïl [12] ; autour de Compiègne, le voyageur des Faux-Saulniers remarque : « La langue des paysans eux-mêmes est du plus pur français [13]. » L’art du chant s’y conserve dans toute son authenticité quasi-rousseauiste : « Le Conservatoire n’a pas terni l’éclat de ces intonations pures et naturelles, de ces trilles empruntés aux chants du rossignol ou du merle [14]. » Ces territoires d’exception, préservés des « opéras parisiens, des romances de salon ou des mélodies exécutées par des orgues [15] », gardent la mémoire d’un répertoire populaire ancien, d’une exceptionnelle créativité – contrairement aux demoiselles chantant au piano [16] les plus plates nouveautés, Jeanne et ses compagnes emplissent la nature de mélodies naïves et pures, cependant que La Mare au diable et La Petite Fadette s’ouvrent sur le « chant du laboureur ».

Partir pour la campagne, c’est remonter dans le temps – les romans champêtres de Sand sont contemporains de l’Histoire de ma vie, et notamment du récit de l’enfance à Nohant, cependant que le voyageur nervalien note : « Saint-Germain rappelle 1830, Pontoise rappelle 1820 ; – je vais plus loin encore retrouver mon enfance et le souvenir de mes parents [17]. » Cette anamnèse intime s’articule au creusement du temps historique. Au cœur du Valois, la fête de l’Arc rappelle « l’époque où ces rudes tribus de Sylvanectes formaient une branche redoutable des races celtiques [18] » ; le Berry sandien est un haut lieu d’archéologie celtique, comme bien d’autres terroirs :

La France est pleine […] de ces contrastes entre la civilisation moderne et la barbarie antique, sur des zones de terrain qui ne sont séparées l’une de l’autre que par un ruisseau ou un buisson. Quand on se trouve dans une de ces solitudes où semble régner le sauvage génie du passé, cette pensée banale vient à tout le monde : « On se croirait ici à deux mille lieues des villes et de la société. » On pourrait dire aussi bien qu’on s’y trouve à deux mille ans de la vie actuelle [19].

Aussi la fascinante druidesse Velléda, venue des Martyrs de Chateaubriand (1809), se réincarne-t-elle sous les traits de la bergère Jeanne, ou des petites filles qu’on rencontre dans le Valois : « Célénie montait sur les roches ou sur les dolmens druidiques, et racontait [les légendes de Saint-Leu] aux jeunes bergers. Cette petite Velléda du pays des Sylvanectes m’a laissé des souvenirs que le temps ravive [20]. »

Ces espaces enchantés sont baignés de merveilleux – celui des contes et légendes, des croyances locales aussi, qui se diffractent dans l’espace du récit. Le Berry de George Sand est, à maints égards, un espace imaginaire, que la romancière invente, à tous les sens du terme : « Ce Berry [qui] est, jusqu’à ce qu’elle s’en empare et le chante, un non-lieu, un lieu qui n’intéresse que peu les antiquaires et les curieux, advient sous sa plume [21]. » « Synthèse des provinces françaises [et] principe poétique [22] », cet espace d’exception, qui de ce point de vue ressemble au Valois de Nerval, permet de « rêver les plus belles bergeries du monde [23] », où vient se loger l’espace alternatif de l’idylle.

Aussi la logique narrative du conte tend-elle à s’imposer pour surmonter les obstacles, notamment socio-économiques, qui séparent les amoureux. Dans François le Champi, l’enfant trouvé reçoit de sa mystérieuse mère, dont il ne saura jamais rien, quatre mille francs en billets : ce don des fées lui permet d’épouser Madeleine, la riche meunière désormais ruinée. La petite Fadette est trop pauvre pour espérer épouser Landry, jusqu’à ce que, à la mort de sa grand-mère, elle découvre dans sa pauvre masure un trésor caché. Nanon, riche par elle-même d’un peu plus de trois cents francs, peut acheter le moutier de Valcreux grâce à l’héritage de vingt-cinq mille francs que lui lègue le prieur. Dans La Comtesse de Charny (1853), Dumas n’hésite pas à recourir au même trésor miraculeux pour favoriser l’idylle réconciliatrice entre Ange Pitou, orphelin misérable, et Catherine Billot, fille d’un riche propriétaire ; le couple épanouira ses amours dans l’espace préservé de Villers-Cotterêts, à l’écart du Paris de la Terreur, grâce à la somme fabuleuse amassée par tante Angélique, et découverte par son neveu : « Pitou compta les louis. / Il en trouva quinze cent cinquante ! / […] Comme le louis d’or valait à cette époque neuf cent vingt livres en assignats, Pitou était donc riche d’un million trois cent vingt-six mille livres [24] ! »

2. Le poids de l’histoire

L’évasion dans le merveilleux du conte vaut pour aveu indirect : la pastorale peine à inscrire durablement son imaginaire dans des espaces ruraux où les contraintes économiques et sociales pèsent lourdement sur la trajectoire des personnages. En outre, le temps immobile des campagnes n’est pas seulement celui d’une tradition heureuse et conciliatrice : il résulte des choix imposés au pays par les élites au pouvoir, notables et grands industriels. Dès la monarchie de Juillet, l’extension du réseau de chemins de fer est censée désenclaver les campagnes et permettre l’accès de tous à la prospérité économique. Ces lieux communs sont pompeusement développés par Lieuvain aux Comices agricoles de Yonville, et repris par Zola lorsque Eugène Rougon et sa clique vont inaugurer, en grande pompe, l’embranchement de Niort à Angers :

Maintenant, toutes les prospérités allaient pleuvoir sur le département ; les champs seraient fertilisés, les usines doubleraient leur production, la vie commerciale pénètrerait jusque dans les plus humbles villages ; et il semblait, à l’entendre, que les Deux-Sèvres devenaient, sous ses mains élargies, une contrée de cocagne [25].

La réalité s’avère bien différente : le tracé des nouvelles lignes, souvent conçu en faveur des intérêts personnels de certains grands propriétaires influents, isole autant (bien plus ?) qu’il ne relie. Le train crée des déserts artificiels, jusque dans les environs immédiats de la capitale : « Le système des chemins de fer a dérangé toutes les voitures des pays intermédiaires. Le pâté immense des contrées situées au nord de Paris se trouve privé de communications directes [26]. » Conséquence : le voyageur constate avec stupeur qu’une lettre met dix-sept heures pour parcourir le trajet de Senlis à Paris, voire vingt-et-une [27]… Curieuse discordance des temps en une période d’accélération généralisée ! Inversement, le choix du voyage excentrique [28], donc du tempo lent et imprévisible des diligences, vaut pour opposition sourde mais caractérisée aux impératifs de la modernité (vitesse, ligne droite, aménagement imposé du territoire) : « Imagine-toi l’imprudence d’un voyageur qui, trop capricieux pour consentir à suivre la ligne, à peu près droite, des chemins de fer, s’abandonne à toutes les chances des diligences [29] ! » Ces caprices et zigzags permettent au voyageur nervalien une traversée du miroir : à Senlis, à Ermenonville ou à Meaux, on entre dans un espace-temps très différent de celui de la capitale ; ce clivage est néanmoins une conséquence indirecte et paradoxale de la modernité.

Cet isolement induit non un absentement, mais un rapport différé et diffracté à l’histoire et à l’actualité. L’apparent immobilisme d’un calendrier cyclique fondé sur la tradition recouvre un rapport au passé fondé sur la mémoire et le légendaire : chez Sand, la bergère Jeanne voit dans les guerres napoléoniennes la prolongation des combats de la Grande Pastoure contre les Anglais ; Napoléon est également le seul héros que connaissent les habitants du village ressuscité par Benassis – la fameuse scène de la veillée montre la manière dont l’imaginaire paysan transfigure l’épopée impériale en légende merveilleuse. Relayé par les images d’Épinal et les gravures bon marché [30], le culte napoléonien, bien attesté dans les campagnes sous la monarchie de Juillet, se traduit par l’adhésion massive des ruraux au second Empire : le hors-temps de la pastorale est une illusion.

Il en va de même de l’imperméabilité supposée des paysans à la modernité. L’isolement des villages du Valois ne les garantit pas d’une contagion diffuse par la culture urbaine : lorsque l’ex-« petit Parisien » retrouve son amie d’enfance Sylvie, il découvre en elle, non sans désarroi, une jeune fille moderne, lectrice de Walter Scott et amatrice d’airs d’opéra [31]. Dans la préface-dédicace des Maîtres sonneurs (1853), Sand reconnaît que les vieux chanvreurs entendus dans son enfance lors des veillées étaient « bien supérieur[s] à ceux d’aujourd’hui », car ils ne se piquaient pas « d’employer des mots inintelligibles pour [leurs] auditeurs comme pour [eux-mêmes [32]] » : la pureté de l’ancienne langue d’oïl parlée en Berry est impitoyablement contaminée et dissoute par la propagation accélérée des discours sociaux. Chez Balzac, Benassis annonce fièrement à Genestas qu’il attend dans son village, pour l’année suivante, un horloger, et que les habitants les plus aisés sont abonnés à divers titres de presse : le journal et la montre signalent l’invasion du quotidien paysan par le tempo de la modernité.

Celle-ci se manifeste également par les clivages socio-économiques qui fracturent les communautés traditionnelles, clivages d’autant plus accusés que la Révolution a développé la petite propriété, mais aussi largement profité aux plus aisés capables d’acquérir de vastes domaines. De manière beaucoup plus claire que dans la trilogie des « romans champêtres » de 1846-1849, Les Maîtres sonneurs décrit avec le « peuple des blés » « une société qui ne laisse pas grand espoir à ceux qui sont exclus de la propriété [33] ». Dans Nanon (1872), Sand revient avec insistance sur la valeur fondatrice de la propriété pour l’émancipation intellectuelle et politique du monde paysan – l’héroïne, encore tout enfant, prend conscience d’elle-même en tant que sujet le jour où son grand-père lui offre un mouton : « [La brebis] était probablement des plus laides, car elle avait coûté trois livres. Comme la somme me parut énorme, la bête me sembla belle [34]. » L’apparente union harmonieuse des communautés rurales recouvre des antagonismes non moins problématiques que ceux que Juin 1848 vient de révéler dans les villes.

Très consciente de cette extension du domaine de la lutte des classes, Sand choisit, pour des raisons esthétiques et idéologiques, de renvoyer ces questions à l’arrière-plan des Veillées du chanvreur, sans cependant les éluder totalement (d’où leur résolution par les logiques du conte). En cela, elle répond directement aux Paysans de Balzac (1844), lequel propose une vision du monde paysan façonné par l’histoire longue, et travaillé de luttes socio-économiques impitoyables.

Certains critiques l’ont noté dès la parution du roman en feuilleton : Balzac transpose aux champs Les Mystères de Paris, le best-seller du moment. Maints détails l’attestent. Voici la manière dont Eugène Sue présente les populations inquiétantes qui hantent les bas-fonds :

Tout le monde a lu les admirables pages dans lesquelles Cooper, le Walter Scott américain, a tracé les mœurs féroces des sauvages, leur langue pittoresque, poétique, les mille ruses à l’aide desquelles ils fuient ou poursuivent leurs ennemis […]

Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d’autres barbares aussi en dehors de la civilisation que le sauvages peuplades si bien peintes par Cooper [35].

Quand le journaliste Blondet rencontre le père Fourchon et son petit-fils Mouche, il remarque : « Voilà les Peaux-Rouges de Cooper […] il n’y a pas besoin d’aller en Amérique pour observer des Sauvages » – le curé confirme : « Monseigneur m’a envoyé ici comme en mission chez les Sauvages, mais […] les Sauvages de France sont inabordables [36]. » Le cabaret du Grand-I-Vert offre une variante champêtre du tapis-franc évoqué par Sue : « Dans ce cabaret, vrai nid de vipères, s’entretenait donc, vivace et venimeuse, chaude et agissante, la haine du prolétaire et du paysan contre le maître et le riche [37]. » On lit d’ailleurs dans un compte rendu publié dans le journal La Nation (22 décembre 1844) :

Pendez-vous, M. Eugène Sue ! Vous nous avez donné un tapis-franc et un lapin blanc rempli de chourineurs, de goualeuses, de forçats libérés, de prostituées, de voleurs et d’escarpes ; M. de Balzac a mis votre donnée en bucoliques et en géorgiques ; il nous révèle les mystères de la campagne et il fait entrer dans ce cadre champêtre vos héros et vos héroïnes sous le costume rustique et avec un autre argot [38].

De fait, Balzac prête volontiers à ses paysans des termes d’argot qu’on retrouve dans Splendeurs et misères des courtisanes, ou dans les Mémoires de Samson. Ces « Géorgiques de la crapule » revêtent une portée nettement subversive : dans Les Mystères de Paris, la campagne est un espace de régénération voire de résurrection ; au contraire, les paysans des Aigues n’ont rien à envier aux voleurs et aux assassins qui peuplent les bas-fonds des grandes villes.

Cet antagonisme de classe, qui oppose les paysans pauvres aux grands propriétaires, prolonge et approfondit le clivage ancien entre Francs et Gaulois [39], puis entre serfs et grands féodaux, enfin entre vilains et aristocrates ; la Révolution française a été vécue comme la revanche des vaincus, mais le combat reprend dès la Restauration : « Historiquement, les paysans sont encore au lendemain de la Jacquerie [40]. » Si tout indique que l’avenir appartient à la bourgeoisie locale qui instrumentalise les haines des pauvres au profit de ses intérêts (ce sont ces petits notables de province qui démembreront les Aigues), la lutte des classes s’exprime en patois avec autant de vigueur que dans l’argot populaire des villes :

La malédiction des pauvres, monseigneur, ça pousse ! et ça devient plus grand que le plus grand ed’vos chênes, et le chêne fournit la potence… Personne ici ne vous dit la vérité, la voilà, la varité. J’attends tous les matins la mort, je ne risque pas grand-chose à vous la donner par-dessus le marché, la varté [41] !

La petite-fille de Fourchon, Catherine Tonsard, est « grande et forte, en tout point semblable aux filles que les sculpteurs et les peintres prennent, comme jadis la République, pour modèle de la Liberté [42]. » Les antagonismes socio-économiques prolongent aux champs, comme dans les faubourgs ouvriers, les combats de la Révolution française.

3. Du roman champêtre comme dispositif critique

Cette inscription oblique et persistante de l’histoire longue comme des bouleversements politiques plus récents empêche le recours immédiat et naïf, fût-ce sous couvert d’ethnologie romanesque, aux lieux communs de la pastorale. Comme la modernité urbaine, le monde rural est clivé, et traversé d’antagonismes socio-économiques qui opposent les paysans aux notables, mais aussi les prolétaires à ceux qui possèdent fût-ce quelques arpents, et les travailleurs pauvres aux propriétaires plus aisés. Le roman champêtre enregistre ces lignes de fracture, mais ouvre en parallèle des espaces expérimentaux où s’essaie un autre rapport au temps, à l’histoire et au social : certes, le monde rural n’incarne plus le hors-temps de l’immobile tradition ; en revanche, des enclaves utopiques, ouvertes en son sein par le travail du récit, permettent d’inscrire dans la fiction une histoire alternative.

À cet égard, Le Médecin de campagne est à lire comme « une utopie réussie », « une expérimentation romanesque [43] » – sans doute est-ce pour cette raison que le village de Benassis n’a pas de nom, et ne se laisse localiser sur aucune carte de la région. Dans Nanon, l’une des rares fictions qui racontent la Révolution du point de vue paysan, Sand crée deux espaces hors-temps, à l’écart du hameau et de ses activités quotidiennes. Le premier est l’oasis de Valcreux, où une petite communauté harmonieuse et soudée se réunit pour traverser la période 1791-1792 ; Nanon, Émilien et leurs proches s’y trouvent comme « des naufragés sur une terre nouvelle », ils y vivent « isolés du monde entier » dans une « grande solitude [44] ». La clôture du moutier ne suffit cependant pas à conjurer les orages de 1793 ; délivré des geôles de la Terreur, Émilien fuit au désert avec son amie, dans « une oasis de granit et de verdure, un labyrinthe où tout était refuge et mystère [45]. »

Là, isolés « comme Robinson sur son île [46] », les deux jeunes gens, abrités dans un dolmen druidique, reviennent aux premiers âges de l’humanité : pour et par eux, l’histoire de la civilisation recommence dans sa pureté et son dénuement originels, comme dans le village de Benassis – des périphrases comme « planteur d’oseraies » ou « faiseur de paniers » témoignent de ce nouveau départ après une seconde Genèse. Ces espaces utopiques sont régis par une temporalité à la fois répétitive et lisse, contraire aux soubresauts contemporains de l’histoire, et étrangement accélérée : en dix ans qu’il divise en trois « ères », Benassis transforme un hameau désolé en une petite ville moderne et prospère ; la période passée à Valcreux, grâce notamment à la bibliothèque du moutier, accélère la maturation intellectuelle et politique de Nanon – à la fin de la séquence, la narratrice explique : « Je me mettrai maintenant un peu plus de niveau avec le langage et les appréciations de la bourgeoisie, car, à partir de 92, je n’étais plus paysanne que par l’habit et le travail [47]. »

Même sans aller jusqu’à cet idéal de clôture utopique, le monde des campagnes, par sa relative autonomie culturelle et sa créativité légendaire, élabore et transmet une mémoire alternative, à forte potentialité oppositionnelle – ce qui vient faire contrepoids au culte napoléonien. Le Valois de Nerval est ainsi dépositaire d’un héritage démocratique, transmis par les Francs primitifs venus de Germanie (la Germanie de Tacite, sans doute). Ces tribus « vivaient sur un pied d’égalité [48] », tradition restée vivace chez leurs descendants : « Issu, par ma mère, des paysans des premières communes franches, j’ai retenu, des impressions d’enfance, le vif sentiment du droit [49] » – d’ailleurs, les habitants nourrissent une méfiance tenace à l’égard des Bourbons : « Je les soupçonne d’être un peu, comme bien d’autres, républicains sans le savoir [50]. » En 1850, la remarque prend un sens polémique voire provocateur.

Cette mémoire de résistance se traduit par des légendes rouges non moins significatives que l’« Histoire de Soliman et de la Reine du Matin [51] », insérée dans le Voyage en Orient.

Un paysan qui nous accompagnait nous dit :

« Voici la tour où était enfermée la belle Gabrielle… Tous les soirs, Rousseau venait pincer sa guitare sous sa fenêtre, et le roi, qui était jaloux, le guettait souvent, et a fini par le faire mourir [52]. »

Les paysans, chez Nerval, partagent la mémoire de résistance propre au peuple des villes – dans Les Mohicans de Paris (1853), Dumas prête à son héros Salvator cette remarque, qui, comme beaucoup d’autres chez Nerval, s’adresse directement à Napoléon III : « Tel traître, que les rois ont réhabilité et couvert de cordons, à qui l’aristocratie a ouvert ses portes, que la bourgeoisie salue en passant, est toujours un traître pour le peuple [53]. »

Cette confiance dans la résistance paysanne à l’autorité politique se trouve, dès la monarchie de Juillet, entamée par les progrès du culte napoléonien ; en 1848, le soutien massif des campagnes à Louis-Napoléon Bonaparte lève toute ambiguïté : l’attachement aux acquis de la Révolution s’allie fort bien au bonapartisme revu et corrigé du nouveau régime (« L’Empire, c’est la paix »). Si bien que, chez Sand comme chez Nerval, se mettent progressivement en place de nouvelles lignes de partage, opposant non seulement le quotidien des ruraux aux espaces utopiques, mais aussi l’univers sédentarisé des cultivateurs, fondé sur la propriété terrienne même infime, et le monde forestier où vivent charbonniers, bûcherons, sabotiers [54], lesquels se sédentarisent au cours du XIXe siècle mais conservent des loges et huttes mobiles installées sur les chantiers où ils travaillent. Dans Les Maîtres sonneurs, Sand établit, par l’intermédiaire de son héros, une « opposition […] quasi-ethnique [55] » entre le peuple des bois et le peuple des blés. Les hommes des bois appartiennent au monde archaïque de la nuit, les forêts renvoyant à la face inquiétante et ensauvagée de la nature ; nomades, ils habitent des abris de fortune : « Nous cherchions encore des yeux quelque chose comme un bourg ou des maisons, quand [Huriel] ajouta, en nous montrant des huttes de terre et de feuillage qui ressemblaient plus à des terriers d’animaux qu’à des demeures d’humains : “Voilà nos palais d’été, nos maisons de plaisance [56].” » Certes, ce roman renvoie aux années 1770 ; mais dans Les Faux-Saulniers, feuilleton résolument ancré dans l’actualité de 1850, Sylvain, l’ami du narrateur, reste fidèle à son ascendance sylvanecte en vivant comme Huriel et les siens : « [Il] vit de je ne sais quoi dans des maisons qu’il bâtit lui-même, à la manière des cyclopes, avec ces grès de la contrée qui apparaissent à fleur de sol entre les pins et les bruyères. L’été, sa maison en grès lui semble trop chaude, et il se construit des huttes en feuillage au milieu des bois [57]. » C’est d’ailleurs un « homme des bois », un bûcheron, qui remet le voyageur égaré sur le bon chemin…

Cette vie nomade et rustique, dans les solitudes des forêts, est valorisée aussi bien par le discours romanesque sandien que par les réflexions du voyageur nervalien : l’indépendance, la noblesse du cœur, la créativité musicale et / ou légendaire sont l’apanage du peuple des bois. Celui-ci « rehausse la dignité des non-propriétaires, les dote d’une culture et d’une supériorité morale, pas seulement individuelle (comme dans les cas de la Fadette ou de la petite Marie), sur les propriétaires [58]. » Ce positionnement politique démoc-soc a une portée idéologique militante en 1853 – sans doute est-ce pour cette raison, explique Paule Petitier, que Sand a situé sa fiction dans les années 1770 : Les Maîtres sonneurs ont été publiés en feuilleton dans Le Constitutionnel, ce qui, au regard des lois sur la presse, excluait toute dimension oppositionnelle.

La campagne des romans champêtres inverse le nouveau rapport au temps que le XIXe siècle associe à la modernité urbaine : lenteur des rythmes naturels contre précipitation technologique, mouvement cyclique des saisons contre scansion médiatique accélérée, contrecoup retardé des événements politiques contre frénésie d’une actualité disruptive. Cet envers, néanmoins, n’a rien d’un hors-temps : les écrivains problématisent la manière dont, dans les territoires ruraux, l’histoire se diffracte et se reconfigure selon des modèles propres, souvent inspirés du légendaire, qui induisent un régime d’historicité et un rapport au devenir différents de ceux qui dominent la culture urbaine des élites. En une période où, sous couvert de progrès, la centralisation cherche à imposer une uniformisation linguistique et culturelle sur l’ensemble du territoire, Balzac, Sand et Nerval font de leurs terroirs d’élection des dispositifs critiques, destinés à expérimenter de nouveaux partages, des conceptions alternatives du temps et de l’histoire, et les valeurs heuristiques de l’utopie.

Notes

[1] En janvier 2021, la Société des études romantiques et dix-neuviémistes a consacré son congrès annuel à la problématique suivante : Vivre vite. Le XIXe siècle face à l’accélération du temps et de l’histoire. On trouvera sur le site de la SERD le texte-cadre de cette rencontre, ainsi que son programme : https://serd.hypotheses.org/7583.

[2] Félix Davin, introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle, texte repris dans Honoré de Balzac, La Comédie humaine, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 1148.

[3] George Sand, préface de La Petite Fadette [1849], Romans, t. I, édition publiée sous la direction de José-Luis Diaz, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019, p. 1396.

[4] Gérard de Nerval, Les Nuits d’octobre, Paris, Flammarion, « GF », 1990, p. 117.

[5] Honoré de Balzac, Le Médecin de campagne [1833], La Comédie humaine, t. IX, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 414.

[6] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers [1850], Paris, Michel Lévy, 1868, p. 64.

[7] Rose Fortassier, introduction au Médecin de campagne, op. cit., p. 374.

[8] L’adoption du système métrique date du décret du 23 septembre 1791. Mais l’usage ne s’en est pas imposé, comme en témoigne la loi du 4 juillet 1837 : à partir du 1er janvier 1840, dans le commerce et les actes officiels, on doit utiliser uniquement le nouveau système.

[9] Respectivement : Gérard de Nerval, Promenades et souvenirs [1854], Paris, Flammarion, « GF », 1990, p. 233 ; George Sand, La Petite Fadette, op. cit., p. 1435 ; Honoré de Balzac, Les Paysans [1844], La Comédie humaine, op. cit., t. IX, p. 254.

[10] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 63.

[11] Ibid., p. 132.

[12] Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « Oralités paysannes. Autour des romans champêtres de Sand », Romantisme, n° 191, 2021/1, Victoire Feuillebois et Jean-Marie Privat (dir.), « Résistances de l’oralité ».

[13] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 62.

[14] Gérard de Nerval, Promenades et Souvenirs, op. cit., p. 221.

[15] Gérard de Nerval, « Angélique », Les Filles du feu [1854], Paris, Flammarion, coll. « GF », 1994, p. 118.

[16] Alors que la piano triomphe dans la culture mondaine bourgeoise, la guitare, note le voyageur nervalien, reste en honneur à Saint-Germain, comme sous la Restauration et dans les années 1830 (Promenades et souvenirs, op. cit., p. 222).

[17] Ibid., p. 234. Le Valois des Faux-Saulniers et de « Sylvie » garde l’empreinte du XVIIIe siècle de Rousseau et de Watteau.

[18] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 112.

[19] George Sand, notice pour l’édition de 1852, Jeanne [1843], éd. de Pierre Laforgue, Paris, Christian Pirot, 2006, p. 66. Dans Nanon [1872], l’héroïne et son compagnon Émilien trouvent dans un ancien dolmen, au cœur des déserts berrichons, un abri symbolique contre les orages de la Terreur.

[20] Gérard de Nerval, Promenades et Souvenirs, op. cit., p. 237.

[21] Éléonore Reverzy, « L’invention du Berry », dans Jacques-David Ebguy et Paule Petitier (dir.), Lectures des Maîtres sonneurs de George Sand, Publications (en ligne) du centre Seebacher, Université Paris-Diderot, 2018, p. 1 : http://seebacher.lac.univ-paris-diderot.fr/bibliotheque/items/show/49.

[22] Éric Bordas, « Les histoires du terroir. À propos des Légendes rustiques de George Sand », Revue d’histoire littéraire de la France, 2006/1, p. 23.

[23] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 62. Comme Sand, Nerval invente le Valois : « La vieille France provinciale est à peine connue, de ces côtés surtout » (ibid.).

[24] Alexandre Dumas, La Comtesse de Charny, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990, p. 1246.

[25] Émile Zola, Son Excellence Eugène Rougon [1875], Les Rougon-Macquart, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 259-260.

[26] Gérard de Nerval, Les Nuits d’octobre, op. cit., p. 113. Dans Les Faux-Saulniers, le voyageur remarque : « Senlis est une ville isolée de ce grand mouvement du chemin de fer du Nord, qui entraîne les populations vers l’Allemagne. – Je n’ai jamais compris pourquoi le chemin de fer du Nord ne passait pas dans nos pays, et fait un coude énorme » (op. cit., p. 84).

[27] Ibid., respectivement p. 78 et p. 110.

[28] Cf. Daniel Sangsue, Le Récit excentrique. Gautier, De Maistre, Nerval, Nodier, Paris, José Corti, 1987.

[29] Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 173.

[30] « Une méchante gravure de Napoléon suspendue aux murs de leur chaumière est pour eux toute la politique, toute la poésie, toute l’histoire », note avec amertume Louis Blanc dans Le Nouveau monde, journal historique et politique (15 juillet 1848).

[31] « “Sylvie, Sylvie, je suis sûr que vous chantez des airs d’opéra ! […] J’aimais mieux les vieux airs, et […] vous ne saurez plus les chanter.” / Sylvie modula quelques sons d’un grand air d’opéra moderne. Elle phrasait ! » (« Sylvie », Les Filles du feu, op. cit., p. 199).

[32] George Sand, « À M. Eugène Lambert », Les Maîtres sonneurs, op. cit., p. 958. D’où le choix de laisser la parole au vieux chanvreur Étienne, né dans les années 1750.

[33] Paule Petitier, « Peuple des bois, peuple des blés », dans Lectures des Maîtres sonneurs de George Sand, op. cit., p. 3 : http://seebacher.lac.univ-paris-diderot.fr/sites/default/files/triangle2018_petitier.pdf.

[34] George Sand, Nanon [1872], Romans, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019, p. 1026. Flaubert admirait beaucoup ce passage…

[35] Eugène Sue, Les Mystères de Paris [1842-43], Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 31.

[36] Honoré de Balzac, Les Paysans [1844], La Comédie humaine, t. IX, op. cit., respectivement p. 71 et p. 110.

[37] Ibid., p. 91.

[38] Passage cité dans le dossier critique des Paysans, op. cit., p. 1320. On notera que l’usurier Rigou, retors et libidineux, reprend certains traits du monstrueux Jacques Ferrand dans Les Mystères de Paris.

[39] Balzac reprend ici la « théorie des races » qu’Augustin et Amédée Thierry empruntent à Walter Scott pour l’appliquer à l’histoire de France, des invasions franques à la Révolution française.

[40] Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 126.

[41] Ibid., p. 120 – le cabaret où fut comploté l’assassinat de Paul-Louis Courier s’appelait Le Chêne des pendus… Philippe Dufour note, au sujet de cette déclaration de guerre portée par le vieux paysan : « “La voilà la varité” / “Il y a du vrai dans ce que vient de nous crier Fourchon” : cette vérité est déjà rognée, elle glisse à l’indéfini. De la vérité à la varité, une esquive symbolique. Présenter le signifiant déformé, c’est désigner le discours de la vérité comme approximatif. Pour autant cette parole n’est pas nulle et non avenue ; les personnages ne peuvent plus faire la sourde oreille à cette vérité trop criante » (La Pensée romanesque du langage, Paris, Seuil, « Poétique », 2004, p. 207).

[42] Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 207.

[43] Françoise Sylvos, « La poétique de l’utopie dans Le Médecin de campagne », L’Année balzacienne, 2003/1, respectivement p. 103 et p. 105.

[44] George Sand, Nanon, op. cit., respectivement p. 1081, p. 1088 et p. 1097.

[45] Ibid., p. 1152.

[46] Ibid., p. 1156.

[47] Ibid., p. 1098. 

[48] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 112. L’affaire du vase de Soissons devient un apologue sur l’origine des monarchies (ou des empires)…

[49] Ibid., p. 147.

[50] Ibid., p. 111.

[51] Claude Millet a analysé la portée idéologique, politique et sociale de cette « légende rouge » dans Le Légendaire au XIXe siècle, Paris, PUF, 1997.

[52] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 157 – le passage est repris dans la nouvelle « Angélique » des Filles du feu. Sur la portée politique de cette œuvre et des Nuits d’octobre, on consultera Filip Kekus, Nerval fantaisiste, Paris, Classiques Garnier, 2019, notamment p. 308-373 (« Les Faux-Saulniers ou comment on écrit l’histoire »), et p. 274-449 (« Les Nuits d’octobre ou le réalisme en folie »).

[53] Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris, t. I, Paris, Gallimard, « Quarto », 1998, p. 69.

[54] Dans Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot [1998], Alain Corbin s’intéresse à la vie d’un de ces « homme[s] du bois », sabotier et journalier.

[55] Paule Petitier, « Peuple des bois, peuple des blés », article cité, p. 1.

[56] George Sand, Les Maîtres sonneurs, op. cit., p. 448. Tel est le campement désigné ironiquement par Huriel comme « notre ville et le château de mon père » (ibid.).

[57] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 126. On songe aussi aux braconniers qui hantent la forêt de Villers-Cotterêts, dans Mes Mémoires d’Alexandre Dumas [1848-1853] – ce sont des figures d’initiateurs démocratiques pour l’orphelin.

[58] Paule Petitier, « Peuple des bois, peuple des blés », article cité, p. 8.

Auteur

Professeur à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, membre du RiRRa21, Corinne Saminadayar-Perrin a consacré une part importante de ses travaux à l’écriture de l’histoire et à l’inscription des représentations sociales dans la fiction, la presse et les mémoires.

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