De Ne m’attendez pas ce soir aux Veuves, l’écriture avec marionnettes de François Billetdoux


Poursuivant une ligne expérimentale commencée avec Ne m’attendez pas ce soir (1971), François Billetdoux, dans Les Veuves (1972), réunit sur un même plateau des marionnettes de Jacques Voyet, leurs manipulateurs ainsi que des acteurs. L’étude de ces deux pièces, ainsi que de versions préparatoires des Veuves, fait apparaître une dramaturgie complexe dans laquelle les éléments non verbaux (effets sonores, tableaux, sculptures) interagissent avec les composants traditionnels de l’écriture dramatique. Tandis que l’identité des personnages peut se scinder en différents corps et différentes voix, les marionnettes sont utilisées pour représenter des êtres qui se tiennent sur le seuil entre la vie et la mort. Dans les deux pièces, la complexité de la structure dramaturgique, la présence de l’auteur sur la scène (dans le rôle du protagoniste) et la combinaison des marionnettes, des marionnettistes et des acteurs sont au service d’une autofiction théâtrale.

Following the same experimental line which began with Ne m’attendez pas ce soir (1971), François Billetdoux, in Les Veuves (1972), brings together Jacques Voyet’s puppets, their manipulators and actors on the same stage. A close study of these two plays, including preparatory versions of Les Veuves, reveals a complex dramaturgy where non-verbal elements (sound effects, pictures, sculptures) interact with the traditional components of drama. While the characters’ identity can split into different bodies and voices, puppets are used to play the parts of beings who stand on the threshold between life and death. In both plays, the complicated dramaturgical structure, the author’s presence on stage (playing the protagonist’s part) and the combination of puppets, puppeteers and actors serve a theatrical autofiction.

 


Texte intégral

« Ah ! j’en ai cru ! j’en ai cru des choses !…
Tout en allant comme un jeune homme
vers tout ce qu’on me racontait ! »
François Billetdoux, Les Veuves.

Il est toujours frappant de constater combien l’histoire la plus récente, parce qu’elle n’est pas tout à fait écrite, comporte d’oublis et de distorsions. Encore proche en cela de la mémoire humaine, elle sélectionne, occulte, transforme, selon des critères difficilement identifiables mais qui ont surtout pour effet de donner l’illusion aux nouvelles générations qu’elles découvrent, à chaque pas, un monde inédit. C’est pourquoi il est périodiquement nécessaire de revenir aux archives, de confronter les témoignages et d’examiner toutes les traces des activités passées, non pas seulement pour rendre à chacun les inventions qui lui sont dues – l’historien, si l’on en croit l’étymologie, joue le rôle d’un arbitre –, mais aussi pour mieux connaître le chemin qui conduit au présent, les étapes déjà parcourues et le mouvement qui, tel l’Angelus novus peint par Paul Klee, nous emporte irrépressiblement vers l’avenir.

Retraversant aujourd’hui l’œuvre théâtrale de François Billetdoux, prenant la mesure des expérimentations dramaturgiques et scéniques qui l’ont accompagnée, on peut en effet légitimement s’étonner de la faible place qu’elle occupe dans l’histoire de la scène contemporaine. Je ne prendrai ici que deux exemples : Les Veuves et Ne m’attendez pas ce soir, pièces écrites au seuil des années 1970, réunissant toutes deux acteurs et marionnettes en une configuration puissamment originale, mais qui restent généralement ignorées de l’historiographie des arts de la marionnette tout comme de celle de l’écriture théâtrale. Engageant en ce moment une réflexion sur la place du théâtre de figure dans l’émergence de dramaturgies complexes, au sein desquelles la narration repose conjointement sur des éléments verbaux et non verbaux, j’ai été frappé de découvrir dans l’œuvre de François Billetdoux des manifestations particulièrement riches et précoces de ce phénomène. C’est donc à cette lumière, celle de l’articulation du dicible et du visible dans l’écriture théâtrale « avec marionnettes » de la fin du 20e siècle, que je voudrais ici examiner ces deux œuvres.

Cet examen n’est qu’une invitation à poursuivre plus avant la recherche, car plusieurs zones d’ombre subsistent autour de ces deux pièces, et des Veuves tout particulièrement [1]. Il faudrait en particulier comparer plus systématiquement que je ne l’ai fait le texte des Veuves, tel qu’il a été publié par son auteur dans L’Avant-scène [2], avec les versions manuscrite et multigraphiée conservées à la Bibliothèque nationale de France, dans le Fonds François Billetdoux du Département des Arts du spectacle [3]. Outre le fait que la publication dans L’Avant-scène récrit intégralement le texte destiné à la scène en le faisant basculer du mode dramatique au mode narratif, la pièce prenant la forme d’un conte moderne, des déplacements de répliques, des changements d’identité des personnages, de larges coupes ainsi qu’un profond remaniement des dernières scènes ont été effectués par François Billetdoux : il y a donc lieu de se demander si le texte joué en 1972 était encore proche de ces états manuscrit et multigraphié ou bien s’il comportait déjà certaines des transformations de la version publiée dans L’Avant-scène. Mais une étude réellement approfondie des Veuves devrait prendre en compte d’autres variantes encore, en amont et en aval de la réalisation scénique, car la pièce de François Billetdoux a connu un parcours singulier : depuis une première lecture radiophonique jusqu’à une mise en scène, puis une adaptation pour la radio, suivant un double mouvement d’émergence du visible puis de replongée dans l’invisible qui serait des plus intéressants à étudier.

1. Le « cycle des poupées » de François Billetdoux

Un premier état des Veuves a en effet été enregistré le 26 juin 1972 à l’Auditorium 102 de la Maison de la Radio [4]. Une reprise (peut-être sous le titre Le Chapeau-soleil ?) a lieu quelques semaines plus tard, le 18 juillet 1972, dans le cadre du Festival de Vaison-la-Romaine-Carpentras [5], en coproduction avec France Culture-ORTF. La véritable création scénique, « en nouvelle version » comme le précise l’auteur [6], se fait à l’automne à Paris, le 25 octobre 1972, pour 50 représentations à l’Espace Pierre Cardin. Une seule reprise a lieu un peu plus d’un an et demi plus tard dans la Round House à Londres, pour dix représentations (du 29 mai au 18 juin 1974), avec le concours de l’Association Française d’Action Artistique. Des changements de distribution sont effectués entre ces différentes dates, le plus notable concernant le rôle de l’Oncle Rouge-et-or qui, interprété par François Billetdoux à l’Espace Pierre Cardin, est confié à Olivier Hussenot à la Round House. En 1981, une adaptation radiophonique réalisée par Georges Gravier est diffusée sur France Culture.

Les Veuves_répétition à l'Espace Cardin, 1972

Doc. 1 ‒ Répétition des Veuves à l’Espace Cardin, avec François Billetdoux, 1972. Photographie : Michel-Jean Robin.

Par ailleurs, comme le remarque Jean-Pierre Miquel dans l’introduction qu’il rédige pour sa publication dans L’Avant-scène, Les Veuves est l’aboutissement d’un bref « cycle des poupées » commencé un an plus tôt avec Ne m’attendez pas ce soir, « poème-spectacle » de François Billetdoux créé le 20 octobre 1971 au Petit Odéon à l’invitation de Miquel qui en assurait la programmation. Je cite ce dernier :

[…] pour la première fois, je crois, Billetdoux avait donné plus d’importance à l’image qu’au texte. Il s’était laissé provoquer par une grande poupée de Jacques Voyet, par d’autres objets et par des sons. Il avait établi des relations entre lui, trois acteurs, des musiques et des objets d’art [7].

Ces deux œuvres, Ne m’attendez pas ce soir et Les Veuves, ont en effet bien des points en commun, lesquels ne se réduisent pas à la seule présence des marionnettes de Jacques Voyet. L’un d’eux est la citation, en filigrane, des derniers mots écrits par Gérard de Nerval à sa tante avant de se suicider : « Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche [8]. » La première pièce y fait clairement allusion en reprenant dans son titre, sous une forme légèrement modifiée, la première partie de la citation, complétée et restituée à Nerval sur la page de titre de l’édition de 1994 [9]. Dans Les Veuves, la formule d’adieu du poète apparaît dans le texte même de la pièce, sous la forme d’un télégramme adressé par l’Oncle Rouge-et-or aux trois jeunes filles qui lui ont demandé de revenir au village : « Ne-m’attendez-pas-ce-soir-car-la-nuit-sera-noire-et-blanche [10] ».

Un autre point commun entre ces deux œuvres est la présence d’un protagoniste masculin interprété par François Billetdoux lui-même, Bonaventure dans Ne m’attendez pas ce soir et l’Oncle Rouge-et-or dans Les Veuves, personnages étranges et comme décalés par rapport à leur environnement : Bonaventure porte même un masque de clown. Ces figures déléguées de l’auteur sur la scène, interprétées par l’écrivain en personne, sont en outre sujettes à des dédoublements. Dans Ne m’attendez pas ce soir, un Enfant Rouge représente Bonaventure enfant, entraînant la pièce dans un long retour en arrière. À la fin des Veuves, l’Oncle Rouge-et-or reconnaît dans l’enfant Poussière comme un prolongement de lui-même. C’est assez dire que ces deux pièces peuvent être lues comme des autofictions théâtrales, l’auteur se projetant dans la diversité de ces figures pour revisiter les souvenirs de son enfance ou sa relation avec ses propres filles. Analysant la place que Raphaële Billetdoux, en 4e de couverture de son récit autobiographique Chère Madame ma fille cadette, donne à une photographie de son père dans Ne m’attendez pas ce soir, Nicole Trêves confirme cette interprétation :

Cette photo nous offre l’équivalent visuel de la toute première phrase de Chère Madame ma fille cadette : “Mon père était auteur dramatique. Personne à part cela ne peut dire qui il était.” (p. 11). Enfin, faire surgir (mais d’une manière si allusive, en insérant la photo du père y jouant un rôle) le titre de sa pièce Ne m’attendez pas ce soir, n’est-ce pas rappeler, ou tout simplement revivre pour soi-même, intimement et d’une manière cachée, cette composante primordiale de la relation avec un père sur la présence duquel on ne pouvait guère souvent compter ? Combien de fois dans la vie quotidienne François n’a-t-il pas annoncé aux siens “Ne m’attendez pas ce soir” [11] ?

Un dernier point commun, enfin, est l’équipe artistique rassemblée autour de ces deux créations ; la part importante qu’y occupent les arts plastiques, tout d’abord : dans Ne m’attendez pas ce soir, sont présents sur la scène une sculpture de Louis Chavignier, l’Épouvantail aux miroirs, un tableau de Jacques Voyet, Quatre jeunes filles en bleu, un portrait de L’Enfant Rouge « par Adrienne Bx » (Adrienne Billetdoux, mère de François), ainsi qu’une grande marionnette de Jacques Voyet, la Figure. Dans Les Veuves, nous trouvons 21 grandes marionnettes de Jacques Voyet, celle plus petite de l’enfant Poussière ainsi que (sur les versions manuscrite et multigraphiée) deux énigmatiques « têtes aux voiles ».

Le travail sonore est lui aussi très important, François Billetdoux s’entourant notamment de collaborateurs artistiques, ingénieurs du son [12] et musiciens, qu’il a pu rencontrer dans son travail pour la radio. Significativement, la liste des personnages est remplacée, dans Ne m’attendez pas ce soir, par une « Instrumentation » où apparaissent, en plus des protagonistes de la pièce, des éléments de décor, un « rythme lumineux », mais aussi un « objet sonore », le Vroum, « une suite de bruitages en stéréophonie », ainsi qu’un chant d’Irène Pappas sur une musique composée par Vangelis Papathanassiou. Dans Les Veuves, nous retrouvons la musique de Vangelis, mais le chant est celui de Katharina Renn, comédienne d’origine allemande et collaboratrice de longue date de François Billetdoux, puisqu’elle a joué dans Tchin-tchin en 1959. Surtout, sont présentes sur la scène des structures sonores de Bernard et François Baschet, sur lesquelles improvise Alain Bouchaux. Les frères Baschet sont des facteurs d’instruments qui ont beaucoup travaillé dans le domaine de la musique concrète, en collaborant par exemple avec le Groupe de Recherche Musicale de Pierre Schaeffer à l’ORTF. On reconnaît en particulier sur les photographies publiées dans L’Avant-scène une « tôle à voix » des frères Baschet, que le texte de la pièce désigne comme une « croix sonore », diffusant les messages-télégrammes « aux quatre vents [13] ».

On voit donc que, pour ces deux productions, François Billetdoux s’écarte des modes de composition dramatique qu’il avait préalablement suivis, ceux d’un théâtre fondé sur la parole, pour explorer les voies d’une écriture scénique enrichie, basée sur la mise en jeu d’une « instrumentation » qui serait tout à la fois sonore, plastique, lumineuse et poétique. En cela, il suit le pas de son époque : du Livre de Christophe Colomb de Paul Claudel mis en scène par Jean-Louis Barrault jusqu’aux expérimentations de Jacques Poliéri, des happenings de l’avant-garde américaine jusqu’au Théâtre Panique de Fernando Arrabal, Roland Topor et Alejandro Jodorowsky, du Regard du sourd de Robert Wilson jusqu’aux spectacles du Bread and Puppet, les années 1960 et le début des années 1970 ont vu se multiplier les transferts de charge du dicible au visible et, plus généralement, les nouveaux modes d’agencement entre les composants verbaux et non-verbaux de l’action théâtrale. En France tout particulièrement, l’idée de « théâtre total » ou de « spectacle total », suscite à cette époque d’innombrables débats et prises de position [14].

Il est rare, cependant, de voir un auteur de théâtre associer si intimement à son écriture les éléments d’une dramaturgie visuelle et sonore, et surtout de présenter ceux-ci à égalité avec les personnages humains de sa pièce : des « fils de perspective ouvrant l’espace » ou un « morceau de porte ouvragée » ne sont-ils pas intégrés dans l’« Instrumentation » de Ne m’attendez pas ce soir au même titre, par exemple, qu’Évangéline ou l’Entrepreneur de démolition ? Les éléments musicaux, quant à eux, sont directement associés à la production du sens, comme le montrent les didascalies des versions manuscrite et multigraphiée des Veuves ; on y lit, par exemple :

De très courtes interventions

signifiant musicalement : attente,

de temps en temps,

et qui seront de moins en moins espacées [15]

Ces choix n’impliquent pas seulement une forme de révolution copernicienne pour le théâtre dramatique dans les rapports hiérarchiques de la parole théâtrale avec les composants visuels et sonores de la représentation, mais aussi un renversement du temps de l’écriture par rapport à celui du plateau. L’écriture de la pièce, en effet, ne précède plus la mise en scène, anticipant sur son devenir scénique potentiel par le biais des didascalies, mais elle vise à consigner les traces du spectacle tel qu’il a réellement eu lieu et qu’il s’est inventé, au moins partiellement, dans le temps des répétitions. Comment écrire, par exemple, « Bonaventure se retourne et l’Épouvantail aux miroirs semble devenir un manteau de bronze dont il se revêt [16] » si l’on n’a pas déjà pu vérifier, sur le plateau, comment jouer avec la sculpture de Louis Chavignier ? François Billetdoux l’affirme d’ailleurs dans un bref préambule au texte des Veuves :

Ce spectacle a été composé sans écriture préalable, par invention de “moments” visuels et sonores, s’inscrivant directement dans l’espace scénique et modelés par approches jusqu’à l’architecture finale [17].

Le témoignage de Virginie Billetdoux le confirme : son père n’avait pas achevé la rédaction de son texte au moment de commencer les répétitions, mais disposait seulement d’un canevas « très serré » qu’il a « remanié et amplifié » à partir des essais réalisés avec l’équipe artistique [18]. C’est donc dans le va-et-vient entre le temps du travail scénique et celui de la consignation écrite que s’est progressivement construite cette « tapisserie lyrique [19] », selon un processus qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler une « écriture de plateau ». Ce processus, certes, n’est pas neuf : c’est celui de tous les auteurs habitués à travailler avec une troupe, de Shakespeare à Molière. Hélène Cixous (avec le Théâtre du Soleil), Didier-Georges Gabily, Wajdi Mouawad ou Joël Pommerat l’ont pratiqué ou continuent de le faire à des degrés divers. Mais cette pratique est plutôt rare au début des années 1970, sur une scène théâtrale encore largement dominée par le prestige des auteurs dramatiques, et plus encore lorsque l’écriture renonce à la toute-puissance du langage pour convoquer la musique et les arts plastiques. Geneviève Latour, dans la notice biographique qu’elle consacre à l’écrivain sur le site internet de l’Association de la Régie Théâtrale, a donc raison de caractériser cette période du travail théâtral de François Billetdoux comme celle de « la recherche de formes scéniques inédites [20] ».

2. Des marionnettes « shamanes »

Je voudrais maintenant examiner de plus près la place qu’occupent les marionnettes de Jacques Voyet dans ces deux textes. Un mot sur leur créateur, d’abord.

Jacques Voyet est un dessinateur, peintre et sculpteur discret, secret même. Ses tableaux baignent dans une lumière étrange, tremblée, à la limite du fantastique, même lorsqu’on le voit réinterpréter à sa façon des thèmes de Balthus, de Vermeer ou d’Edward Hopper. Selon le témoignage de Michel-Jean Robin, assistant de François Billetdoux pour la mise en scène des Veuves, c’est son travail de dessinateur, en particulier avec la technique du fusain, qui lui donne le désir de réaliser des marionnettes : amené à dessiner une comédienne couchée dans un cercueil, il est gagné du désir de voir s’animer les traits qu’il a formés sur le papier. Son travail de sculpteur, aussi, intègre des figures proches de la poupée ou de la marionnette, en aluminium ou en tissu, par exemple.

Avant de rencontrer François Billetdoux, Jacques Voyet a été décorateur de théâtre pour des spectacles de Guy Suarès à la Comédie de la Loire à Tours (Zoo Story d’Edward Albee et Chant funèbre pour Ignacio Sanchez Meijas de Federico García Lorca, 1968). C’est pour Le Damné de René de Obaldia, spectacle créé à la Comédie de la Loire en février 1969 dans une mise en scène de Guy Suarès [21], qu’il construit ses premières marionnettes. Mais c’est d’abord comme peintre qu’il participe à la création de l’espace scénique de Ne m’attendez pas ce soir, avec un tableau intitulé Quatre jeunes filles en bleu qui, comme le portrait de L’Enfant rouge peint par Adrienne Billetdoux, s’éclaire par instants pour donner vie aux personnages représentés. Il semble bien que ce soit aussi pour ce spectacle qu’il réalise sa première marionnette de taille humaine, « la Figure » faite en tissu. Bien que les documents iconographiques manquent pour avoir une idée précise des œuvres ainsi réunies sur la scène, tableaux et marionnette font vraisemblablement contraste avec la sculpture en bronze de Louis Chavignier, l’Épouvantail aux miroirs qui n’est pas, elle, attachée précisément à un personnage.

Pour Les Veuves, Voyet réalise 21 grandes « marionnettes-shamanes », selon son expression : elles font presque 2 mètres de haut et sont manipulées par l’arrière, par des marionnettistes vêtus et cagoulés de noir, tels ceux du Bunraku japonais qu’on a pu voir pour la première fois à Paris au festival du Théâtre des Nations, en avril 1968. Le personnage du jeune enfant Poussière, quant à lui, est représenté par un petit pantin en tissu qu’anime notamment Virginie Billetdoux.

Ces premiers pas dans le métier de marionnettiste se prolongeront par la création d’une compagnie, le Théâtre de marionnettes Jacques Voyet, qui créera notamment La Mort blanche, adaptation d’un conte japonais présentée au Festival de Nancy, Une messe pour Barbe-Bleue aux IIIe Rencontres Internationales d’Art Contemporain de La Rochelle (1975), Les Possédées au Théâtre national de Chaillot à l’invitation d’Antoine Vitez en 1984 : le metteur en scène, en effet, a fait installer un théâtre de marionnettes dans le grand foyer du théâtre, où jouent régulièrement Alain Recoing ou Pierre Blaise.

À propos de ce dernier spectacle, évocation des « possédées de Loudun » (ville dont Jacques Voyet est originaire), un spectateur écrit ce compte-rendu :

Splendide ! Un rituel magique conduit par dix officiants. Pas une parole, une musique de bal portée à son paroxysme. Des poupées… non des femmes… hypnotiques. En général, de la taille du manipulateur, mais d’autres soit plus petites, soit totem démesuré, selon la symbolique impliquée. Manipulation à la japonaise, une main à l’intérieur de la tête, l’autre régissant les bras ou le corps. Le manipulateur, vêtu de noir, visage découvert totalement investi par son personnage. “Recherche des possibilités du comédien face à son double avec l’intention de montrer la force d’envoûtement des sosies et leur pouvoir”, lisons-nous sur le programme. Ballet halluciné et hallucinant où le manipulateur étreint à bras le corps la manipulée, où la manipulée violente le manipulateur dans une rixe de désir et d’amour. La tension intérieure est si forte qu’à certains moments on ne sait plus qui manipule l’autre [22] !

Ce témoignage nous permet de deviner pourquoi Jacques Voyet appelle « marionnettes-shamanes » les figures qu’il construit pour Les Veuves. L’étrangeté de ces interprètes, surtout lorsqu’elles approchent de la taille humaine, le fascine. Silhouettes inquiétantes qui émergent de l’obscurité du plateau pour y replonger ensuite, selon le témoignage de Michel-Jean Robin, ces marionnettes semblent manipulées par leur ombre ou leur double, le comédien vêtu de noir qui accompagne et guide leurs mouvements. Leur présence est d’autant plus troublante qu’elles restent longuement muettes et immobiles, semblant ainsi, comme la grande Figure de Ne m’attendez pas ce soir, s’extraire des espaces de la mort pour revenir un instant à la vie. Ces considérations ne sont pas seulement celles de Jacques Voyet. L’auteur des Veuves, si l’on en croit Agnès Pierron, les partage :

Pour François Billetdoux, […] les rapports du comédien et de la marionnette sont troubles. Ils sont liés aux degrés d’existence des comédiens et des marionnettes, dans le rapport de forces qui s’établit entre eux, les marionnettes étant forcément – pour lui – les plus fortes, parce qu’elles sont muettes [23].

Cette puissance de la marionnette ne se mesure pas seulement dans la relation imaginaire qu’entretient avec elle le manipulateur : elle s’étend aussi à l’ensemble des interprètes présents sur le plateau puisque, dans Ne m’attendez pas ce soir comme dans Les Veuves, les acteurs ont à composer et à jouer avec ces autres « degrés d’existence », ces présences à peine incarnées, comme creusées par l’absence. C’est pourquoi je voudrais, dans un dernier temps, examiner quel mode de construction dramaturgique régit les rapports des uns et des autres.

3. Glissement et diffraction des identités

Le point de départ de Ne m’attendez pas ce soir est, en apparence, des plus ténus : homme déjà vieillissant, Bonaventure a longuement croisé le regard d’une jeune fille, Évangéline, ce qui a produit chez l’un comme chez l’autre une forme d’ébranlement intime. Tous deux présents sur la scène, mais dans des espaces distincts, ils repensent à cet instant. Celui-ci a déclenché chez Bonaventure une forme de rêverie mélancolique, révélatrice du difficile renoncement aux jeux de séduction qu’implique l’accumulation des années, tandis qu’en écho Évangéline, couchée dans un hamac, laisse vagabonder ses pensées et son désir. Puis, à la fin de la première séquence, la rêverie de Bonaventure se fait remémoration et l’on voit apparaître un Enfant rouge, figuré par un portrait peint qui représente le vieil homme lorsqu’il était enfant. Dans la deuxième séquence, la présence de l’Enfant rouge se complète d’une voix, tandis que des souvenirs de l’enfance de Bonaventure dans les années 1930 commencent de se matérialiser, souvenirs auxquels il assiste comme au spectacle de sa propre mémoire, les commentant parfois au micro. Les séquences suivantes voient ces images se faire de plus en plus consistantes, puis les deux strates temporelles, celle du présent et celle du souvenir, se mêler. Au centre de ces souvenirs, il est question d’une grande maison au bord de l’océan, promise à la démolition (l’un des personnages est d’ailleurs nommé l’Entrepreneur de démolition), de la rencontre d’un personnage masculin, l’Homme Qui, avec la mère de l’Enfant rouge, Rosalie, et de leur idylle naissante mais aussitôt repoussée, tandis que l’enfant est emmené en promenade automobile par le chauffeur de l’Homme Qui. La dernière séquence, qui entremêle les voix et les identités, montre le retour de l’Homme Qui auprès de Rosalie : retour rêvé ou retour véritable, il est impossible d’en décider.

La Figure (elle ne porte pas d’autre nom), grande marionnette construite par Jacques Voyet, est présente sur la scène mais presque toujours immobile, placée sur un reposoir « comme un amas de chiffons [24] ». À plusieurs reprises, et notamment dans la dernière séquence, elle apparaît comme la matérialisation scénique de Rosalie : c’est bien à elle que l’Homme Qui s’adresse dans le dialogue amoureux, et c’est elle qu’il ramène à la vie, sous ses caresses, à la toute fin de la pièce.

Cependant, de même que l’identité de Bonaventure se partage, sur la scène, entre la présence physique de François Billetdoux incarnant le personnage vieillissant, un tableau de l’Enfant rouge et une Voix de l’enfant rouge, celle de Rosalie se diffracte aussi en plusieurs régimes de présence : la Figure, la voix d’Évangéline (ou plus exactement celle de l’actrice jouant Évangéline, Virginie Duvernoy) et, à la fin, un chant enregistré d’Irène Pappas. La dernière didascalie, en effet, décrit ce moment comme suit :

Sort de la Figure qui peu à peu se relève et renaît sous les caresses de l’Homme Qui, le chant terrible d’Irène Pappas avec ses longs cris de jouissance et de naissance [25].

Nous nous trouvons donc devant un dispositif dramaturgique particulièrement complexe, puisque deux opérations inverses s’y conjuguent : d’une part, un même personnage peut se manifester sous plusieurs modes d’incarnation distincts, visuels ou sonores, animés ou inanimés (tableau, acteur, marionnette, voix). D’autre part, une actrice peut, tout en conservant son propre personnage, endosser fugitivement un autre rôle. Dans certains cas, l’Épouvantail aux miroirs, la sculpture de Louis Chavignier, sert d’opérateur pour ces changements d’identité, en reflétant dans un miroir les visages successifs de Bonaventure et de l’Enfant rouge. Dans d’autres cas, cependant, c’est le jeu des comédiens qui doit seul le permettre, comme lorsque l’Homme Qui, après avoir été éconduit par Rosalie, s’adresse à Bonaventure présent sur la scène comme s’il était encore l’Enfant rouge. Ainsi les deux protagonistes sont-ils tous deux traversés par des voix venues du passé, celle de sa propre enfance pour Bonaventure, celle de la mère de Bonaventure pour Évangéline.

Le dispositif dramaturgique des Veuves, par comparaison, est plus simple, les identités y apparaissant mieux stabilisées : d’une part trois petites filles, Chrysalide, Marie-Châtaigne et Petite-Misère, jouées chacune par une actrice ; d’une autre leurs tantes les Veuves, femmes prématurément vieillies d’un village dont Virginie Billetdoux précise qu’il est construit à partir de souvenirs liés à la grand-mère maternelle, d’origine corse, qui a élevé son père, ces Veuves étant représentées par les 21 « marionnettes-shamanes » de Jacques Voyet ; puis l’Oncle Rouge-et-or, joué par François Billetdoux ; enfin les « crapaudines », interprétées par quatre comédiennes qui incarnent les servantes des vieilles femmes : étranges présences elles aussi, presque muettes, vêtues de longues robes de bure jaune, voûtées malgré leurs jeunes visages, et qui semblent plutôt sortir de la forêt de Brocéliande que d’un village des montagnes corses. Billetdoux les décrit en ces termes :

Mais survient une crapaudine, ce genre de personne dont on se demande ce que c’est dans les campagnes : de l’animal ou du végétal, des sortes d’entre-deux encore embourbés, avec une figure, et dont on ne s’aperçoit pas qu’elles sont là ou pas là, et qui servent à tout [26].

Dans ce village, tous les hommes sont morts ou bien partis ; la seule présence masculine est celle de Poussière, « un garçon fragile, fait de silence et de tremblement, qui n’avait pas encore atteint l’âge de raison [27] ». Le sort de cet orphelin, de père et mère inconnus, préoccupe les trois petites filles qui appellent à la rescousse l’Oncle Rouge-et-or : un homme qui autrefois a vécu dans ce village, qui y a séduit (ou rêvé de séduire) quelques-unes de celles qui sont aujourd’hui les Veuves, qui y a aimé une énigmatique Dame-de-midi au « chapeau-soleil » et qui s’est enfui pour parcourir le monde. Aujourd’hui, il hésite encore à revenir sur les lieux de son passé, tarde un peu, puis se décide enfin. Faisant le tour des Veuves, échappant à leurs appels, les interrogeant sur la disparition de tous les hommes, l’Oncle Rouge-et-or reparcourt les lieux de son enfance, retrouve Poussière qui avait disparu, songe à repartir avec lui et les trois petites filles, mais finit étouffé entre les corps des Veuves. La fin cependant reste ouverte : les trois petites filles entourent de leurs soins Poussière qui apprend à marcher, répétant « Commençons recommençons » [28].

Si les identités sont clairement dessinées, si la fable est plus immédiatement lisible que celle de Ne m’attendez pas ce soir, on voit qu’une certaine ombre de fantastique s’étend aussi sur cette pièce. La présence des Veuves, d’abord, est souvent fuyante : elles ne sortent dans la lumière que pour replonger parfois immédiatement dans l’ombre, telle la nonne qui « s’enfuit comme si elle n’existait pas [29] ». Toujours fragmentaires, les souvenirs rapportés par les uns et les autres suscitent plus de questions qu’ils ne permettent de deviner ce qui s’est passé entre l’Oncle et toutes ces femmes. Toutes semblent garder derrière leurs vêtements de deuil, leur mutisme et leurs grands yeux noirs de lourds secrets, celui de leurs relations avec l’Oncle Rouge-et-or, mais aussi celui de la disparition de leurs maris, ce qui pousse Marie-Châtaigne à demander : « Est ce que ce ne sont pas les Veuves qui les tuent [30] ? »

Enfin, les voix semblent parfois se détacher des corps pour flotter, invisibles, dans l’air, ou bien encore une fois pour prendre possession d’un autre corps. Dans les versions manuscrite et multigraphiée de la pièce, il est à plusieurs reprises précisé que des voix prolongent en écho, dans différentes langues, les répliques prononcées sur la scène, et l’on voit aussi l’interprète d’une crapaudine dire une réplique « au nom de l’Aveugle rouge », l’une des Veuves. La mystérieuse Dame-de-midi, dont l’Oncle était amoureux, prend la parole après la mort de celui-ci : bien que le texte publié dise qu’elle apparaît alors « tranquille et enluminée sur son trône d’or vert », elle ne figure pas dans la distribution et ne semble donc pas avoir été incarnée sur la scène. L’insistance sur sa voix, « sur une seule corde, avec un accent pas d’ici [31] » invite à formuler une hypothèse : sans doute s’agit-il de la voix enregistrée de Katharina Renn, mentionnée dans la présentation du spectacle – les versions manuscrite et multigraphiée renforcent d’ailleurs cette hypothèse puisqu’elles prévoyaient, au lieu de cette Dame-de-midi, une Dame-Reine s’exprimant en allemand. Le moment le plus étrange, cependant, est celui où, dans la scène finale, la « grosse voix retenue[32] » de l’Oncle Rouge-et-or vient se substituer à celle de l’enfant Poussière, vite relayée par celle de la Dame-de-midi : il semble alors que le dibbouk de l’oncle mort, doublé par celui de la femme dont il était amoureux, prenne possession du frêle corps de l’enfant-pantin…


Au terme de cette première enquête, beaucoup de questions restent non résolues, on le voit. Il me semble cependant que deux grandes directions du travail d’interprétation peuvent déjà apparaître.

La première, c’est que les marionnettes de Jacques Voyet viennent s’insérer dans une composition théâtrale d’une grande complexité, tant pour ce qui concerne la variété des éléments visuels et sonores mis en jeu que pour les glissements d’identité venant affecter les personnages principaux. Parce qu’elle implique la dissociation du corps et de la voix, parce qu’elle apparaît elle-même comme une figure double, bordée par son ombre, ce manipulateur vêtu de noir, la marionnette devient ici un instrument privilégié dans l’expérimentation que fait François Billetdoux d’une écriture scénique « totale », pour reprendre le vocabulaire des années 1960 – 1970 : une dramaturgie qui ne serait pas fondée sur la simple addition des moyens scéniques, mais sur leur décomposition et recomposition en une œuvre puissamment originale. Anticipant sur des dispositifs théâtraux aujourd’hui familiers, mais qui étaient alors presque entièrement inédits, l’auteur va jusqu’à faire quitter leur rôle d’instrumentistes presque invisibles aux manipulateurs des marionnettes pour les insérer fugitivement, à deux reprises, dans l’univers fictionnel ; une première fois, pour faire d’un marionnettiste le spectre du mari de l’une des Veuves :

Soudain l’oncle désigne Rosalie :

– Et qu’est devenu Noël

Noël Martinetti

qui était amoureux de toi ?

Rosalie se sent fautive

et se jette pour pleurer

de bras en bras.

 

Son manipulateur

‒ Noël, censément –

se détache et va

vers le bâtis d’échelles.

Une deuxième fois pour le faire tomber sous les coups de ses propres marionnettes :

Un manipulateur

aux prises avec trois Veuves

se débat

‒ comme s’il avait pris parti pour l’Oncle.

On l’étouffe.

On le jette à terre [33].

La deuxième direction d’interprétation, elle, n’a été évoquée qu’en filigrane : c’est la capacité de la marionnette à mettre en scène les questionnements les plus intimes, les plus radicaux, les plus douloureux – ici, ceux de l’auteur sur lui-même. Les éléments autobiographiques sont nombreux dans ces deux pièces : la simple décision que prend François Billetdoux d’accrocher sur la scène un portrait de lui enfant, réalisé par sa mère disparue lorsqu’il avait sept ans, nous laisse deviner quel nœud de souvenirs personnels trouve sa transposition théâtrale dans Ne m’attendez pas ce soir, jusqu’à l’image finale de la Figure maternelle ressuscitant, naissant et jouissant dans un même cri. De même Les Veuves, avec cet Oncle Rouge-et-or parcourant le monde, retardant le moment de revenir au village où l’attendent trois petites filles, donne-t-elle à François Billetdoux la possibilité de « revivre pour soi-même, intimement et d’une manière cachée » (pour reprendre la formule de Nicole Trêves), mais aussi de façon tout à la fois plaisante et grave, sa propre difficulté à vivre sous le toit familial, parmi les siens.

La complexité du dispositif dramaturgique dans ces deux pièces, leurs jeux de masques et de dédoublements, leurs compénétrations du présent et du souvenir, trouvent très certainement l’une de leurs principales raisons d’être dans l’exposition publique qu’y fait l’auteur de ses fêlures intimes. C’est en cela, aussi, que les marionnettes sont « shamanes » : dans leur capacité à faire revenir les fantômes du passé.

Notes

[1] Je tiens ici à remercier les personnes qui ont eu la gentillesse de répondre à mes questions et de m’aider à mieux comprendre les informations et les documents que j’ai commencé de rassembler : en particulier Virginie Billetdoux, fille de l’auteur et comédienne dans Les Veuves, où elle jouait le rôle de Marie-Châtaigne, Michel-Jean Robin, qui a joué dans les deux spectacles et assisté François Billetdoux pour la mise en scène des Veuves, ainsi que Jean-Jacques Martin et Alain Irlandes, amis proches du peintre et marionnettiste Jacques Voyet, collaborateur de François Billetdoux sur ces deux spectacles.

[2] François Billetdoux, « Les Veuves », L’Avant-scène théâtre, n°571, 15 septembre 1975.

[3] Sous les cotes Ms 4-COL-162 (314) pour le manuscrit et Ms 4-COL-162 (315-316) pour deux exemplaires de la version multigraphiée. Cette dernière met au propre la version manuscrite, mais comporte quelques légères modifications, soit dactylographiées, soit sous forme de corrections manuscrites.

[4] Le Fonds François Billetdoux de la Bibliothèque nationale de France conserve en effet deux bandes magnétiques de ces enregistrements, malheureusement non communicables (Ms. ASPBAN 4763 et ASPBAN 4764 – « Les Veuves. Bande 3 » et « Les Veuves. Bande 4. 6e séquence. 7e séquence » : enregistrements sonores, 1972).

[5] L’Avant-scène, numéro cité, p. 19, donne le titre des Veuves pour cette production. Mais le catalogue du Fonds F. Billetdoux indique pour sa part le 14 juillet 1972 comme date de création de Chapeau-soleil, de même que Pizzicati pour un pingouin (deux volets d’un diptyque intitulé On dira que c’est le vent), qu’il classe parmi les œuvres radiophoniques de l’auteur.

Par ailleurs l’Association de la Régie Théâtrale indique pour le 18 août, au programme de ce même Festival de Vaison-la-Romaine – Carpentras, la création du Chapeau-soleil (en ligne ici). Comme l’expression « chapeau-soleil » se rattache à un personnage des Veuves (« N’avez-vous pas connu la Dame-de-Midi ? / celle qui savait tout / sous son chapeau-soleil ? », ibid., p. 29) il s’agit peut-être d’une première version de cette pièce, mais cela reste (comme la date) à vérifier…

[6] L’Avant-scène, numéro cité, p. 19.

[7] Jean-Pierre Miquel, « Le grand auteur français de sa génération », L’Avant-scène, numéro cité, p. 20.

[8] Gérard de Nerval, lettre à Mme Alexandre Labrunie, 24 janvier 1855, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome 1, 1956, p. 1134.

[9] François Billetdoux, Ne m’attendez pas ce soir, Arles, Actes Sud – Papiers, 1994.

[10] F. Billetdoux, « Les Veuves », L’Avant-scène, numéro cité, p. 26.

[11] Nicole Trèves, « Chère Madame ma fille cadette de Raphaële Billetdoux : biographie, autobiographie ou livre inclassable ? », dans Michael Bishop & Christopher Elson (dir.), French Prose in 2000, Amsterdam / New-York, Rodopi, 2002, p. 107.

[12] Madeleine Sola et Nicole Prat dans Les Veuves.

[13] F. Billetdoux, « Les Veuves », loc. cit., p. 24.

[14] Voir par exemple le dossier réuni sous ce titre dans Le Théâtre dans le monde, 14e année, no 6, novembre 1965, et André Boll, Le Théâtre total, Paris, Olivier Perrin, 1971. L’expression est récurrente sous la plume de Jean-Louis Barrault.

[15] F. Billetdoux, Les Veuves, Bibliothèque nationale de France, Département des Arts du spectacle, Fonds Billetdoux, Ms 4-COL-162 (314) et Ms 4-COL-162 (315-316).

[16] F. Billetdoux, Ne m’attendez pas ce soir, p. 19.

[17] F. Billetdoux, « Les Veuves », L’Avant-scène, numéro cité, p. 23.

[18] Entretiens téléphoniques, 3 avril et 3 septembre 2015.

[19] C’est le sous-titre des Veuves.

[20] Geneviève Latour, « François Billetdoux ou Un magicien du théâtre », Association de la Régie Théâtrale,  en ligne ici.

[21] Entretien téléphonique avec Jean-Jacques Martin, 9 avril 2015.

[22] Marc Chevalier, « À l’école de la marionnette », Marionnette et thérapie, bulletin trimestriel 84-2, Paris, 2e trimestre 1984, p. 2.

[23] Agnès Pierron, « De la marionnette aux formes animées », dans Paul Fournel (dir.), Les Marionnettes, Paris, Bordas, 1982, p. 91. L’une des marionnettes des Veuves est aussi appelée « la Shamane » par l’auteur (versions manuscrite et multigraphiée).

[24] F. Billetdoux, Ne m’attendez pas ce soir, p. 9.

[25] Ibid., p. 60.

[26] F. Billetdoux, « Les Veuves », loc. cit., p. 24.

[27] Idem, p. 23.

[28] La fin des versions manuscrite et multigraphiée voit quant à elle une Dame-Reine parlant allemand, et qui accompagne l’Oncle Rouge-et-or dans un réquisitoire contre l’humanité, coupable d’avoir rendu la Terre « malade ». Les derniers instants de la pièce, toutefois, rejoignent la version publiée.

[29] F. Billetdoux, « Les Veuves », loc. cit., p. 28.

[30] Ibidem.

[31] Idem, p. 38.

[32] Idem, p. 40.

[33] F. Billetdoux, Les Veuves, BnF, Fonds Billetdoux, Ms 4-COL-162 (314) et Ms 4-COL-162 (315-316).

Auteur

Didier Plassard est professeur en études théâtrales à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Ses travaux portent sur le théâtre contemporain (mise en scène, dramaturgie), le théâtre et les autres arts, le théâtre de marionnettes. Principales publications : L’Acteur en effigie (L’Age d’homme, 1992), Les Mains de lumière (Institut International de la Marionnette, 1996, 2005), Edward Gordon Craig, Le Théâtre des fous (L’Entretemps, 2013), Mises en scène d’Allemagne(s) de 1968 à nos jours (Éditions du CNRS, 2014). Il a aussi dirigé la revue en ligne Prospero European Review (2010-2013), le numéro 20 (Humain / Non humain) de Puck – La marionnette et les autres arts (avec Cristina Grazioli, 2014) et le numéro 37 (La marionnette sur toutes les scènes) d’Art Press 2 (avec Carole Guidicelli, 2015).

Il a reçu le Prix Georges-Jamati d’esthétique théâtrale (1990), la Sirène d’or du festival Arrivano dal mare ! (2012) et été nommé chevalier des Arts et des Lettres (2015).

Copyright

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Réveille-toi, Philadelphie !

 


Une maison dans la forêt, un loup qui rôde, une petite fille de neuf ans, ‒ bientôt douze, qui a soudain quatre-vingt trois ans, un père négligent.  C’est un conte, une comptine, un fait divers violent, une pièce de rêve qui a connu un grand succès lors des représentations en 1988. Une des plus belles réussites du dramaturge François Billetdoux.

A house in the forest, a roaming wolf, a little girl of nine years old, ‒ going on twelve, who suddenly turns eighty-three, a neglecting father. It’s a fairy tale, a nursery rhyme, a violent current event, a dream play that received a great success when first produced in 1988. One of the greatest achievments of dramatist François Billetdoux.

 


Texte intégral

Ce titre éclatant et cryptique est celui de la pièce de François Billetdoux qui marque son retour à la scène et son dernier succès. Elle est créée au Théâtre national de la Colline le 7 octobre 1988 et se joue jusqu’au 18 novembre dans une mise en scène de Jorge Lavelli. Ce dernier vient de prendre la direction de ce nouveau lieu théâtral, construit dans le 20e arrondissement de Paris par J. Fabre et V. Perrottet, qui attire l’attention par sa programmation brillante : Le Public de Federico Garcia Lorca, Une visite inopportune de Copi et, pour cette première saison complète, l’œuvre de Billetdoux qui reçoit le prix du Syndicat de la critique pour la meilleure création d’une pièce en langue française et le Molière du meilleur auteur (1989) ; l’interprétation de Denise Gence suscite également beaucoup d’enthousiasme. La distribution est la suivante :

Victor Velt : Claude Rich

Hildegarde : Anna Prucnal

Philadelphie 1 : Marie-Eugénie Maréchal (ou Barbara Planchon ou Anne Meson Poliakoff)

Le Préfet : Max Vialle

Abigaïl : Myriam Boyer

Philadelphie 2 : Denise Gence

Le docteur Cornélius : Henri Garcin

La pièce est publiée aux éditions Actes Sud-Papiers en 1988. Il existe à la BnF un important fonds François Billetdoux qui regroupe des notes préparatoires et des brouillons, le manuscrit autographe de la pièce, la version révisée de l’acte 3, scène 7 et une correspondance adressée par Jorge Lavelli.


Pourquoi ce succès ?

D’abord parce que la pièce est très habilement construite pour susciter l’intérêt : un premier acte en 5 scènes pour poser la situation et les personnages, un acte II en 7 scènes qui commence par une surprise considérable dont les conséquences occupent le reste du temps, un entracte nécessaire après tant de volubilité langagière puis un acte III en 7 scènes qui élargit le jeu scénique à l’extérieur pour aboutir à un effet de bouclage final à la fois apaisant et ironique.

L’intrigue est localisée dans une maison « en automne dans quelque forêt noire. » (p. 13) Les deux espaces de la maison et de la forêt semblent s’interpénétrer.

Un nombre réduit de personnages : un père et sa fille, une nurse, une amie, un préfet, un docteur, permet de maintenir subtilement l’équilibre entre action et dialogue. L’auteur fait feu de tout bois pour croiser les registres entre drame familial, satire sociale et conte enfantin avec des trouvailles constantes et un brio d’écriture remarquable.

La structure narrative s’appuie sur un fait divers : un animal menaçant décime les troupeaux. Dans la masse des notes et brouillons de Billetdoux on trouve un texte dactylographié relatant des faits et un feuillet manuscrit, daté du 12-10-1979, disant : « Voici le document concernant la “Bête de Vosges” transmis par Antoine Reille producteur de l’émission de Marylise de la Grange. Apparemment le loup court toujours [1]. »

C’est à partir de cet événement que se déploie l’action principale. Le prédateur est signalé et pisté. Les services publics s’organisent. Le Préfet vient voir Velt puisque la bête se dirige vers sa propriété ; c’est l’objet de la scène 3 de l’acte 1 :

Le Préfet : Bien. Comme vous ne le savez pas, j’espère, le bilan actuel du carnage est catastrophique, en tout cas pour l’opinion : sept moutons égorgés en septembre, quatre-vingt-treize à la fin octobre ; la courbe de la hausse est statistiquement sensible. Plus onze vaches et une pouliche victimes d’une agression spécifique. Plus : trente et une poules, trois canards et un dindon, passés à trépas ou à la casserole. (p. 31)

La traque est organisée pour attirer la bête dans la forêt du domaine mais on devine, lors d’un échange à l’acte 3 entre Cornélius et le Préfet, que ce dernier est prêt à tout pour se débarrasser du problème y compris à liquider Velt et sa fille comme victimes expiatoires.

Le Préfet : […] Comme je ne crois guère que le monsieur pourra nous livrer la défroque d’un animal acceptable pour calmer les populations, autant se résoudre à un carnage anonyme. Puis on nommera une commission d’enquête. On pourra lui raconter tout ce qu’on voudra, tout sera noté, donc exact. Puis comme en l’occurrence, nous n’avons pas besoin de coupable, à part le loup, on oubliera. Avec le temps. (p. 79)

Grâce au fait divers l’auteur tisse une trame socio-politique en arrière-plan de son intrigue qu’il inscrit dans une durée limitée puisqu’il y a urgence. Il faut agir vite.

Puisque loup il y a, présent et invisible, cela entraîne l’utilisation sur scène d’objets concrets qui servent d’appui de jeu et acquièrent aussi une fonction symbolique. C’est le cas du fusil qui passe de mains en mains, instrument de mort et de pouvoir ; plusieurs coups de feu, trois, sont tirés. C’est aussi le piège à loup qui se referme, comme pour l’accuser, sur le pied de Velt, à l’acte 3, scène 4.

Velt (se mordant le poing) : … Hou ou aou ! Surtout ne pas cri-aye-ier ! Non. Que c’est bête ! […] Pourquoi maman mon pied gauche ?

Pourquoi le mien à moi qui suis si gentil le dimanche ?

aouh maman le piège me tire jusqu’aux souriceaux !

Quel est l’idiot qui m’a foutu cette bricole à denture dans l’herbage de ma forêt ? (p. 96)

C’est également la peau du loup qu’il faut pouvoir exhiber. Philadelphie s’en empare à l’acte 3, scène 5.

Elle sort vivement du mirador

la peau du loup

referme avec précaution

puis s’installe sur les marches

La la la ! Ne pas s’en faire !

Il est venu, il est venu !

Oh maman est-il venu ?

Comme il est râpeux !

Pourquoi ne le voulait-il pas l’enlever, maman, son costume ? (p. 100)

Elle confie la dépouille à Hildegarde qui la porte sur son dos.

Au début de la scène finale, Velt reparaît et, selon les didascalies : « Il porte sa gibecière, son fusil et le pardessus noir du loup qu’il accroche à des patères »(p. 110). Le pelage est devenu costume. Atténuation ou constatation de la proximité entre humains et animaux ?

Une partition sonore s’organise dès l’acte 1, scène 4 : « La lune se lève. Au loin le premier hurlement du loup » (p.37). Et ainsi tout au long de la pièce, par exemple acte 3, scène 2 : « Au loin le loup hurle » (p.91) Le point culminant est atteint à la fin de l’acte 3, scène 6 : « Tout alentour éclate un concert de hurlements qui ne sont pas que d’animaux, les hommes étant si bêtes parfois » (p.109). C’est l’une des morales de l’histoire. Elle est d’autant plus troublante que l’on ne voit jamais le loup, même si tout au long de cette scène 6 on l’entend remuer, gémir et que son ombre se précise.

Crainte, peur et sang, tous les éléments sont là pour imposer la sensation d’une menace de mort. Qui sera tué, par qui ?


À l’instar du personnage d’Hildegarde qui tente obstinément de rappeler la légende du loup du nord, Billetdoux organise sa pièce comme un conte. Les références abondent ; dès l’acte 1, scène 2, le « Petit chaperon rouge » (p. 20) est mentionné. Dans ses notes préparatoires [2], l’auteur évoque la Belle au bois dormant, Blanche neige endormie et il fait allusion à Bruno Bettelheim dont le livre La psychanalyse des contes de fées [3] connaît un grand succès dans les années 1976-1981 qui correspondent à la gestation de l’œuvre. Bien entendu on perçoit des échos de la célèbre comptine « Promenons-nous dans les bois pendant que le loup n’y est pas » qui est utilisée directement p. 89.

Billetdoux s’interroge sur ses personnages et sur ce qu’ils représentent comme symboles.

 Philadelphie – n’a pas d’arrière-pensées, ne calcule pas

– elle est amoureuse de tout ce qui vit, en tant que métamorphose dont la mort fait partie, ainsi que le vieillissement et elle souffre sans cesse de tout ce qui empêche l’amour

– elle est drôle parce qu’elle dit « ce qui est » comme elle le voit et l’entend.

Velt est un énorme peureux qui cherche sans cesse à rassurer par « bon sens ».

Le Dr Cornélius est un « puits de sciences » qui ne sait rien, que par « savoirs ».

Mme Abigaïl est une « consommatrice », elle cherche l’avoir. C’est une ogresse de l’amour sexuel, de l’argent, du pouvoir (la réussite).

Hildegarde est une « ordonnée », une sorte d’insecte humain qui accepte tout ce qui est « dans l’ordre ».

Le Préfet est un représentant en principe du pouvoir, du gouvernement, du peuple mais en fait de quelque chose qui n’existe pas et change tout le temps : « l’opinion publique [4]. »

Il dessine ainsi le schéma d’une série de situations qui sont comme autant d’étapes d’un conte.

Ainsi donc, il était une fois un Monsieur Victor Velt qui avait ramené du pensionnat dans sa maison forestière sa fille unique et souffrante Philadelphie. Il lui avait donné une nurse Hildegarde. Et il avait pour amante la séductrice Abigaïl. On le voit, Billetdoux est doué pour l’onomastique. Il s’en amuse dans son texte : « Velt : […] Mon nom d’origine est Weltanschaung. Mais loin, loin. Puis Weltang. Enfin Welt. Avec double V. Aujourd’hui n’en reste qu’un. Avec le temps. » (p. 29)

Philadelphie célèbre l’amour fraternel et sororal [5]. Abigaïl évoque l’exultation du père.

Il y a dans la maison une double menace, celle du loup, extérieure, celle du père irrité, intérieure. La petite fille de neuf ans déclare que le loup vient la chercher. Elle demande à son père de le protéger. Le pacte est assorti d’une menace.

Philadelphie : Mais si tu pars avec ton fusil

Dès que tu auras fermé la porte

À chaque heure qui passera

Je vieillirai d’une année.

Velt : Ah mon petit comme on t’a bourrée de contes !

Il faudra que j’y remédie.

Philadelphie : Si tu reviens à minuit tapante

J’aurai presque mes dix-huit ans

Je saurai si je suis jolie.

Mais si c’est seulement demain à midi

J’en aurai trente oh mon papa

je serai vieille fille

sans avoir fait de bêtises.

Jure promesse s’il te plaît

d’accorder ta sauvegarde

à mon loup tout éperdu !

Velt : C’est promis. » (p. 23-24)

Mais la promesse n’est pas tenue. Et lorsque Velt rentre au logis après trois jours et quatre nuits de chasse, la petite a quatre-vingt-trois ans ! L’effet théâtral est puissant. Il impose un changement d’interprète très soigneusement élaboré puisque et le public et les personnages mettent longtemps, jusqu’à la scène 5 de l’acte 2, à voir vraiment l’apparence de Philadelphie.

Entre Philadelphie-vêtue en jeune fille de pensionnat, dans un vêtement de sa mère-tenant son gros oreiller qu’elle ne lâchera pas.

Philadelphie (faisant révérence) : Oh le bonjour docteur Cornélius ! Me voilà debout ! ça vous ébaubit !

Cornélius (rendu stupide à son tour) : Non ne m’embrassez pas ! Euh je suis bourré de microbes ! » (p. 53)

Ce jeu de bascule exacerbe soudain les relations entre les personnages et ajoute au thème de la fascination effrayée pour le loup, celui du conflit des générations.

Comme le remarque Billetdoux dans son avant-propos : « Le théâtre sert à retrouver ce sens de la vie que l’on renifle dans l’adolescence, au-dehors et au-dedans, puis que l’on perd vers la quarantaine dans “l’ambiguïté du concret”, en découvrant avec plus ou moins de bonheur la conscience d’une solitude » (p. 7).

Dès lors on comprend que le sujet principal de la pièce est la confrontation du Père et de sa Fille. L’enfant abandonnée, ignorée, mal aimée, annonce son mariage à l’assemblée ébahie : « Devinez avec qui ? Devinez !…Vous ne pourrez pas le croire ! Avec le loup ! Oui, qui se nomme Lupus Lazuli » (p. 54).

Les rôles liés à l’âge étant renversés, les adultes perdent pied et s’allongent sur le sol. « Bientôt trois des grandes personnes seront couchées par terre, en grappe, avec Velt accroupi, sous l’œil étonné de Philadelphie qui se tient à distance, son oreiller contre elle » (p.60).

Un des moments les plus importants se situe à l’acte 3. « Dans la luminosité bleue de la nuit : le mirador bâti dans les branches d’un vieil arbre immense planté sur une colline en clairière, surplombant la forêt profonde » (p.81). Billetdoux en a fait un dessin dans ses notes préparatoires. C’est une cabane enfantine où Philadelphie apporte des objets de ménage minuscules qui sont des jouets.

C’est aussi un lieu suspendu qui illustre le combat symbolique du haut et du bas, de l’esprit et du corps, du ciel et de la terre, de l’innocence et de la compromission. Billetdoux esquisse un schéma du conflit dans ses notes :

esprit

Lucifer en haut Mirador

VELT

Philadelphie Abigaïl

Âme Animal Corps

dedans en bas dehors [6]

À ce moment là Velt se trouve tout à fait déconnecté de sa fille et incapable de communiquer avec elle. Il la vouvoie, l’appelle Madame, s’emporte. Les échanges entre eux sont semi- délirants.

 Velt : Comment croire oh comment croire que tu es Philadelphie ?

Philadelphie : Je le suis comme la graine et l’œuf et le nuage. J’en donne mon petit doigt à couper.

Velt : Quel changement quand même ! Et pour quel profit ?

Philadelphie : Ça c’est le secret du papillon multicolore. Mais oh mon papa, moi c’est moi ! C’est moi !

Elle se coupe le petit doigt.

Au loin le loup hurle. (p. 91)

 Culpabilité, colère, menace et désarroi. Qui va être sacrifié ? Qui va être sauvé ?

On devine du coup le sens caché du titre de la pièce. À plusieurs reprises dans ses notes Billetdoux fait allusion à « la fille de Jaïre [7] ». Dans son texte il indique que Philadelphie a neuf ans, bientôt douze (p. 21, 101, 110). Dans la Bible (Marc 5 : 21-43, Matthieu 9 :18-26, Luc 8 :40-56), il est rapporté que Jésus a ramené à la vie la fille de Jaïre , âgée de douze ans, en prononçant ces paroles, en araméen, « Talitha Koumi », ce qui veut dire : « Jeune fille réveille-toi ».

La pièce nous fait suivre à sa manière la mise à l’épreuve initiatique de Velt, le père et de Philadelphie sa fille, qui se transforme et change d’âge.


« Qui rêve qu’il dort ? » lance Philadelphie à Hildegarde lors de leur confrontation à l’acte 3, scène 5 (p. 101). Billetdoux compose avec soin une pièce onirique, ce qui lui donne une grande liberté de langage et d’invention scénique. C’est probablement pour cela qu’il met en exergue à son texte d’introduction une citation d’Arcane 17 d’André Breton (p. 7).

Une grande partie de l’action se déroule au crépuscule ‒ acte 1 ou en pleine nuit ‒ acte 3 sauf la scène finale. Au cours de la scène 5 de l’acte 1, on assiste à l’endormissement progressif d’Hildegarde et de Philadelphie qui va commencer sa transformation.

Philadelphie : […] mais à quoi je sers en ce monde

Si je ne peux même plus même

Faire danser mes petits doigts ?

Elle essaie en vain de remuer les mains

au-dessus des couvertures

dans la lumière en provenance du miroir-sorcière. (p. 39)

L’ambition de l’auteur est de constituer « un RÊVE VRAI », il écrit ces mots en majuscules dans ses brouillons [8]. Il consulte un livre sur les cauchemars de l’enfant [9]. Il note des remarques comme venues du subconscient qui peuvent servir de soubassement à l’histoire racontée : « Un rêve vrai. Une petite fille qui ne veut pas dormir/mourir, exsangue, qui étouffe d’interdits, qui veut croire » et qui souhaite « se faire re-connaître comme personne par le père [10] ». François Billetdoux rédige aussi quelques notes par ci par là sous la rubrique « pour moi père » et s’appuie sur sa propre expérience avec ses filles.

Il règne un climat de divagation comme si les personnages ne contrôlaient pas leurs discours et leurs comportements, un mélange très bien dosé d’inquiétude, d’humour, de poésie et d’interrogation finement définie par la citation de Goethe placée avant le texte : « Quel est le secret le plus important ? Celui qui se révèle » (p. 11).

Avec sa partition sonore forestière, ses jeux d’ombres fantasmagoriques, ses corps qui se cherchent, ses paroles claires et confuses portées par une langue vive et légère traversée par le modèle des comptines enfantines, la scène est le lieu de l’entrecroisement des rêves.

La séquence finale a été réécrite en juillet 1988 pour les représentations [11]. De façon plus nette que dans la version précédente de 1981, elle propose une sortie de l’épreuve, de l’obscurité et donne à voir, au petit matin, les retrouvailles entre Velt, qui « arrive en fort mauvais état avec un gros pied plâtré » et Philadelphie redevenue petite fille : « Philadelphie ‒ neuf ans bientôt douze ‒ apparaît noircie de fumée dans sa longue chemise déchiquetée et une “poupée” au petit doigt. » (p. 110-111). Nouvelle permutation d’interprète, et amorce d’un dialogue de réconciliation.

Velt : Ah Phila philon philou ! Je veux t’embrasser. Mais je n’ose pas.

Philadelphie : C’est que je suis encore bien dépenaillée.

Velt : Certes. Moi de même. Mais juste un tout petit peu dans le cou !

Elle tend le cou. Il y pose un baiser.

Je ne sais s’il vient à mordre (p 112)

 Le sort jeté s’en est allé. Comme si tout le monde avait dormi et rêvé ce qui vient de se passer. Restent un père et sa fille qui refont connaissance. Et le loup en chacun de nous.

Suprême élégance, le « je » dans la didascalie finale. À nous d’imaginer.


C’est une bien belle pièce que François Billetdoux a écrite presque au terme de sa carrière de dramaturge. Elle appartient à cette catégorie des œuvres qui parlent de l’adolescence et s’inspirent des contes. On peut évoquer parmi ses contemporains Romain Weingarten, auteur de L’Été (1966) et aujourd’hui Joël Pommerat qui aime raconter à sa façon Le Petit chaperon rouge (2004), Pinocchio (2008) ou Cendrillon (2011).

Par chance Billetdoux a rencontré un metteur en scène qui a su avec son équipe trouver le bon registre et le juste équilibre pour donner à la pièce sa pleine force. Du coup nous souhaitons laisser la parole finale à Jorge Lavelli qui lorsqu’il a reçu le manuscrit ‒ donc bien avant de se lancer dans la création, lui a écrit depuis Marbella, le 28 août 1986 :

[…] C’est du plus beau théâtre qui soit ; celui qui embrasse dans un même mouvement la réalité et le rêve, le mythe et la fable, le quotidien et l’allégorie et tout cela avec une simplicité et une élégance surprenantes. Les personnages sont sensibles et touchants et l’humour, toujours présent, ne cesse pas de les accompagner : ils finissent par nous séduire et envahir nos pensées [12].

Document

Texte de la dernière scène de la pièce, acte 3, scène 7 dans la version du manuscrit de 1981. BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (329).

Dans la grande chambre
qui a l’air encore plus immense que d’habitude
Velt entre fatigué, sale, dans une tenue de chasse
avec un gros pied plâtré.
Velt : Phila ! ma Delphine ! Hop c’est l’heure ! Voilà ton papa du matin chagrin qui s’en vient sonner ton réveil !..
Quelle est donc dongue don la vilaine qui ne veut pas quitter son lit ?..
Mon dieu, mon dieu ! rien qu’un polochon dans les couvertures ! Encore un malheur !
Et les gouttes de sang partout ! partout !
Philadelphie (off) : Hou hou hou !
Velt : Où es-tu ?
Philadelphie : Dans la cheminée ! Je me fais voir les étoiles.
Velt : En plein jour ?
Philadelphie ‒ 9 ans bientôt douze ‒ apparaît noircie de fumée
dans une longue chemise déchiquetée
et une « poupée » au petit doigt.
Philadelphie (faisant révérence) : Le bonjour, mon papa. Je ne t’attendais pas de si tôt.
Velt : Vous m’avez bien petite mine !
Philadelphie : En votre absence, je m’avais coupé mon petit doigt qui dit tout.
Mais il m’a repoussé la nuit dans le ruisseau
qui s’en va lon laire.
Velt : Et que vous dit-il de neuf ?
Philadelphie : Ah ça c’est encore un secret tralala.
Velt : Nous reprendrons cette conversation plus tard.
Philadelphie : Non mon papa n’entre pas dans la salle de bains. Elle est occupée.
Velt : Ah oui j’avais oublié Hildegarde.
Philadelphie : Oh elle a bien du tintouin. Elle est plongée dans les dictionnaires, sous la tonnelle d’aristoloche. Ce qu’on se demande, c’est si on pourra te garder.
Velt : C’est à dire ?
Philadelphie : Supporteras-tu de vivre dans une maison de verre ?
Velt : Ah ça quand même comme allusion c’est trop ! S’il y a quelqu’un mon petit qui a toujours eu horreur du mensonge, eh bien je ne sais pas qui c’est !
Philadelphie : Et à quoi lui sert-il ce gros pied-là qu’il a ?
Velt : À battre la mesure ! pan pan pan tireli relan !
Mais à quel moment, ma petite maman, aurai-je l’autorisation d’accéder à mon lieu de toilette ?
Philadelphie : Pas avant quarante jours.
Velt : Simple curiosité ! Je peux me laver dans le vieil abreuvoir. Mais qui est donc dans la salle de bains ?
Philadelphie : Oh à peu près personne ! Si minuscule ! On se demande qui c’est. Il n’a pas dit son nom.
Velt : Et que fait-il ?
Philadelphie : Oh il flotte ! Il est dans la baignoire. Oh papa, mon papa, je n’ai pas pu faire autrement !
Velt : Et d’où nous vient-il ?
Philadelphie : Du ruisseau, je pense. Ah ne lui fais pas peur ! Il est encore sauvage !
Velt : Ah bon ?
Elle le conduit en catimini
vers la porte de la salle de bains
qu’elle ouvre avec précaution.
Philadelphie : C’est un enfant loup, mon papa ! Mais un peu loup de mer.
On entend le vilain cri
D’une sorte de bébé phoque
Velt : Ra ro roh ! Comme il me ressemble !
François Billetdoux. 13 août 1981

Notes

[1] Bnf, Département des Arts du spectacle, fonds Billetdoux, 4-COL-162 (328), brouillons manuscrits, feuillets 92-110.

[2] BnF, fonds Billetdoux, 4-COL-162 (327) feuillet 32.

[3] Bruno Bettelheim, La psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont, 1976.

[4] BnF, fonds Billetdoux, 4-COL-162 (327) feuillet 31.

[5] « Philadelphie : fraternité. Reconnaître l’autre quel que soit l’âge » (BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (327) feuillet 34).

[6] BnF, fonds Billetdoux, 4-COL-162(328) feuillet 59.

[7] BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (328) feuillets 128 et 195.

[8] Id., feuillet 59.

[9] Id., feuillet 287.

[10] BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (327) feuillet 34.

[11] BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (330).

[12] BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (756)

Bibliographie

BILLETDOUX, François, Réveille-toi, Philadelphie !, Paris, Actes Sud-Papiers, 1988.

BnF Archives et manuscrits, Fonds Billetdoux, François. Sous-unités de description :

4-COL-162 (326) Notes préparatoires et brouillons

4-COL-162 (327) Contenu d’une chemise intitulée « Aspects généraux » notes préparatoires manuscrites autographes

4-COL-162 (328) Brouillons manuscrits

4-COL-162 (329) Texte manuscrit autographe de la pièce

4-COL-162 (330) Version révisée de l’acte III, scène 7

4-COL-162 (756) Correspondance adressée à François Billetdoux par Jorge Lavelli.

Gallica (site BnF) montre 37 photographies du spectacle par Daniel Cande, 1988.

Le Théâtre national de la Colline donne accès sur son site, à la rubrique archives, à quelques photos du spectacle, à l’affiche et au programme de salle.

Auteur

Professeur émérite en études théâtrales à l’université Paul Valéry Montpellier.

Ses recherches portent sur l’histoire et l’esthétique du théâtre : Gaston Baty, Actes Sud-Papiers, 2004 ;  participation à l’édition du Théâtre complet de Jean Cocteau, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2003 ; contribution à l’anthologie Le Théâtre du XX° siècle, Histoire, textes choisis, mises en scène, Avant-scène théâtre, 2011.

Il travaille régulièrement comme dramaturge, particulièrement avec le metteur en scène Jacques Nichet,  voir son livre Je veux jouer toujours, Milan, 2007 et Dramaturgies, mélanges offerts à G. L., Espaces 34, 2013.

Copyright

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François Billetdoux ou le Boulevard détourné


L’article revient sur la qualification de Billetdoux comme « auteur de boulevard », écrivant des intrigues de vaudeville. Il relit pour cela Tchin-Tchin (1959), pièce sans doute la plus responsable du malentendu, tout en s’autorisant des incursions dans Le Comportement des époux Bredburry (1960) qui interroge aussi la vie de couple, et dans l’« épopée bourgeoise » que constitue Il faut passer par les nuages (1964). Il s’agit de montrer comment les principes du boulevard sont « ironisés » et comment la mécanique attendue s’intériorise au profit d’un rituel de dépouillement quasi initiatique.

The article addresses the question raised by the expression “bedroom farce author” about Billetdoux and some plots of his theatre as falling within the “vaudeville”. In that perspective, Tchin-Tchin (1959), which is probably the most responsible for the misunderstanding, is chosen as main object, with incursions into Le Comportement des époux Bredburry (1960) that also questions the couple’s life, and into Il faut passer par les nuages (1964), which is an epic about the middle-class. The aim is to show how the principles of the boulevard are twisted and made fun of, and how the expected principles of bedroom-farce theatre get more internalized to virtually become a stark initiatory ritual that is very remote from the conventions of bedroom farce theatre.

 


Texte intégral

 

« … tenter d’accommoder luxueusement et abruptement
quelques formes traditionnelles du spectacle
aux nouvelles manières de saisir le temps qui passe. »
(Lettre à Jean-Louis Barrault, 16 mars 1963)

François Billetdoux est présenté comme un « auteur de boulevard » dans l’encyclopédie que Bordas consacre au théâtre en 1980, tandis que le Petit Robert parle de « vaudeville traditionnel » pour caractériser l’intrigue de ses pièces. L’aurions-nous mal lu ? Pour le vérifier, nous avons choisi de revenir à sa pièce Tchin-Tchin, la plus populaire et boulevardière en apparence, créée en 1959 au Théâtre de Poche-Montparnasse à Paris, traduite dans dix-neuf langues, représentée dans vingt-huit pays. Il y est question de l’épouse d’un chirurgien au nom assez ridicule, Mrs Paméla Puffy-Picq, qui fait la rencontre d’un homme, entrepreneur en bâtiment, autour de verres consommés sans modération. On pense alors à du théâtre bourgeois, convenu et sans surprise. On semble loin de l’épopée métaphysique de Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! donnée à voir quelques années plus tard (1964). La programmation de la pièce en novembre 1962 dans une tournée Karsenty, avec Daniel Gélin et Madeleine Robinson dans les rôles principaux, peut accréditer encore cette impression. Mais alors, comment comprendre la reprise de la pièce par Peter Brook, assisté de Maurice Bénichou, au Théâtre Montparnasse vingt-cinq ans plus tard, en 1984 (avec dans la distribution un certain Marcello Mastroianni…) ? Cela invite à aller au-delà des apparences. Autour de Tchin-Tchin, deux autres pièces nous permettront d’élargir nos analyses et de questionner davantage l’appellation d’auteur de boulevard : Le Comportement des époux Bredburry, qui date de 1960, et Il faut passer par les nuages (1964).

1. Premiers écarts génériques

Dans le vaudeville, et plus largement dans le théâtre de boulevard, le personnage n’a pas d’identité propre, tant il est « dépourvu de substance » pour jouer le rôle « d’un instrument destiné à mettre en œuvre l’intrigue [1] ». Comme l’écrit Michel Corvin, les personnages du boulevard « sont les rouages – somme toute secondaires – d’un dispositif agencé pour les besoins d’une démonstration [2] ». Beaucoup d’entre eux sont interchangeables et s’apparentent à des types récurrents d’une œuvre à l’autre, voire à l’intérieur d’une même pièce. Que l’on songe ainsi aux deux prétendants d’Henriette dans Le Voyage de monsieur Perrichon (1860) d’Eugène Labiche (1815-1888), aux scènes 3 et 4 de l’acte I. Comme le fait remarquer Corvin à propos d’une pièce de Guitry : « l’amant ne saurait être qu’amant, la femme qu’infidèle à son mari et maîtresse de l’amant, le mari que cocu [3]… »

Leur classe sociale est secondaire par rapport à leur métier ou à leur statut familial. Certes, ils appartiennent pour la plupart d’entre eux à l’univers de la bourgeoisie, sans remettre en question son fonctionnement. Mais on ne saurait y voir pour autant une peinture fidèle de cette classe. Le prétendre, comme le fait Philippe Soupault à propos de Labiche [4], c’est faire selon Henri Gidel « un contresens total [5] ». Car le bourgeois, dans ce théâtre, n’est « nullement défini par son appartenance à un groupe social déterminé [6]», mais par opposition à « l’artiste », peu soucieux du conformisme et des biens matériels. Le bourgeois sur scène doit répondre à une esthétique théâtrale, être un anti-héros, une source de comique. Il n’a que très peu de « réalité sociologique [7] ». Et il en est de même chez Feydeau : « On aurait tort […] de chercher dans cette œuvre […] une peinture, même caricaturale, de la société de la “Belle Époque” [8]. »

Quant à l’espace, il « est très généralement figuratif [9] », soucieux d’illusion réaliste pour installer le spectateur dans un cadre bourgeois, un salon très souvent : « C’est que l’espace dans les pièces de Boulevard est un lieu de passage et de rencontres [10] […] » Comme les personnages, le lieu est au service de l’action, tout particulièrement dans le vaudeville où les portes peuvent se multiplier sur scène jusqu’à l’invraisemblance. Michel Corvin proposait d’ailleurs de donner à cette forme théâtrale « le titre générique de “Les portes claquent” [11] ».

L’intrigue cependant s’installe rarement dans une époque donnée, elle n’a pas le souci d’un ancrage historique tant elle fait appel aux clichés, aux conventions qui traversent le temps. Comme le fait remarquer l’encyclopédie Larousse en ligne (article sur le théâtre de boulevard) : « C’est l’inactualité même des pièces de Guitry (nul n’a moins que lui reflété son époque) qui fut le gage de leur succès. »

Sacha Guitry illustre bien par ailleurs une autre caractéristique du théâtre de boulevard et la principale fonction scénique des personnages : l’échange de bons mots. C’est en effet « un théâtre de la parole [12] ». Michel Corvin parle à son propos de « conversation sous un lustre [13] ». Le comique de mots y occupe une large place : « […] le spectateur assiste souvent à une véritable fête du langage [14] ». Et les mots d’auteur s’y multiplient. Il s’agit de faire rire à tout prix.

La pièce Tchin-Tchin et les deux autres œuvres convoquées, répondent-elle à ces critères génériques? C’est ce que nous nous proposons de mesurer.

Notons déjà un premier écart avec le Boulevard : le cadre temporel de la pièce semble en décalage avec les attentes sur cette forme théâtrale. L’action est située « à Paris en 1958 », « à l’époque de la conception de l’ouvrage [15]». Et cela se traduit par une couleur locale précise dans le texte lui-même :

Alors, les tagliatelles [16] faisaient figure de nouveauté, les pizzerias étant peu nombreuses, le whisky ne se vendait pas dans les épiceries arabes et la nuit, les Halles [17], pour les gens de toute espèce et les rats et au petit matin les oiseaux, étaient encore le lieu le plus enchanteur au cœur de la capitale, qui cette année-là perdait la tête [18].

Le contexte historique est plus affirmé encore dans Il faut passer par les nuages. Non seulement l’action est de nouveau située à l’époque de l’écriture de la pièce, « en l’année 1963, au long des quatre saisons [19] », mais certaines réflexions semblent annoncer mai 1968 et des formes de vie en vogue dans ces années-là. Cela est sensible dans les propos de Jeannot :

Si maman avait une ferme, je m’y retirerais, j’exploiterais, j’expérimenterais les nouveaux procédés en matière d’élevage, je ferais le pain moi-même, je vivrais du produit de mon travail, un bol de lait de chèvre au réveil, un œuf à la coque et une pomme à midi, puis la vie en plein vent […] (p. 197)

Marielle, la jeune bonne de seize ans (p. 240), fait allusion pour sa part à une célèbre chanson de 1962 en faisant la vaisselle : « Zut ! L’assiette est cassée. Où est-ce qu’est la poubelle, belle, belle ? » (p. 198). À la fin du premier « mouvement » passent des jeunes gens « qui chantent et dansent un twist » (p. 209).

Le désir d’émancipation sociale est lui aussi perceptible dans cette œuvre de 1964, quand Claire incite Manceau à « favoriser l’action des divers groupements ouvriers qui militent au sein de notre établissement afin qu’ils en arrivent à revendiquer très vite la co-gestion, puis l’auto-gestion » (p. 223). De même, les craintes sur l’importance donnée à l’« automation » (p. 234), à la modernisation, nous replongent bien, elles aussi, dans les années 1960. La grande Histoire fait même une discrète apparition avec la guerre d’Algérie, où Lucas « abandonnait sa faction pour s’égarer dans le désert vivre au milieu des Arabes […] » (p. 274).

Par leurs références historiques, les pièces de Billetdoux ne relèveraient donc pas du boulevard.

Qu’en est-il du trio traditionnel constitué par le mari, la femme et l’amant, et de la structure en trois actes récurrente dans cette forme de comédie ?

La structure des pièces de Billetdoux retenues dans notre champ d’étude est soit en quatre, soit en cinq temps, donc bien distincte du rythme habituel du vaudeville (les vaudevilles de Labiche en cinq actes, peu nombreux, sont perçus comme des écarts par rapport à cette norme).

Quant à l’intrigue, aucune de ces pièces ne repose sur l’infidélité conjugale : celle-ci est extérieure à l’action dans Tchin-Tchin, esquissée sans être vécue dans Le Comportement des époux Bredburry, et l’amant potentiel dans Il faut passer par les nuages appartient au royaume des ombres… Certes, l’institution du mariage est questionnée, tournée plusieurs fois en dérision, comme dans Le Comportement des époux Bredburry :

Rébecca. […] Sait-on jamais qui on épouse ! On regrette toujours [20].

L’inspecteur. […] Les événements se précipitent sur nous et nous en sommes tout étonnés.

John. Je pense que vous donnez là une juste définition du mariage. (p. 29)

John. Je suppose qu’ils sont malheureux tous les deux, puisqu’ils sont mariés ensemble. (p. 37)

Mais cette approche du mariage n’en reste pas moins elle-même d’une tonalité plus grinçante, plus cynique, que celle que l’on rencontre d’ordinaire dans un vaudeville.

2. L’accueil critique de Tchin-Tchin

Ce qui est certain, c’est qu’à la création de Tchin-Tchin en 1959, la critique théâtrale ne perçoit ni théâtre de boulevard, ni vaudeville. Marcelle Capron salue dans Combat la découverte d’un auteur « dès les premières répliques, dès les premiers silences, dès ce long presque-monologue de Césario Grimaldi […] » Elle se dit saisie « par la nouveauté du ton, par sa qualité aussi ». Elle dit son enthousiasme pour cette « voix encore in-entendue » qui parle d’un amour « qui vous porte plus loin que dans un lit », d’un village « où les femmes sont en deuil d’on ne sait quoi parmi les rochers ». Ce sont pour elle « des mots tout neufs, des images toutes neuves » d’un « jeune dramaturge-poète [21] ». Georges Lerminier, dans Le Parisien libéré, perçoit l’auteur comme « énormément spirituel, vaguement inquiétant » et juge sa pièce « amèrement humaine ». Il précise le ton en ajoutant « qu’il y entre pas mal de préciosité, une préciosité ironique, très consciente », cela à côté d’un humour qui reste dominant. Jean-Jacques Gautier, dans Le Figaro, croit « déceler dans son ouvrage une nécessité intérieure », « cette immanence si rare au théâtre ! » et invite ses lecteurs à aller voir la pièce, malgré son écœurement à voir des personnages « qui se pochardent». Prolongeant cette dernière remarque, Jean Vigneron dans La Croix, qui s’attendait justement à voir « un vaudeville » ou une autre forme théâtrale répertoriée dans l’histoire littéraire, n’y voit que l’emploi de l’alcool comme « nouveau ressort dramatique » (et confie s’être profondément ennuyé face à une œuvre « où se mêlent humour noir et considérations pessimistes »). Gabriel Marcel salue pour sa part dans Les Nouvelles Littéraires« un talent indiscutable », « une des bonnes surprises de cette saison », même s’il trouve la pièce « gênante », « d’un bout à l’autre ». Il ne peut que remarquer un dialogue « d’une qualité exceptionnelle. Serré, incisif », et la nouveauté d’une œuvre qui « sort absolument de l’ordinaire ». Morvan Lebesque ira même jusqu’à parler, dans Carrefour, de « chef-d’œuvre, [d’]un miracle de tendresse et d’ironie », nous maintenant en permanence entre rire et larmes. Il s’émerveille de la performance consistant à avoir bâti « une pièce avec deux personnages qui ne se quittent jamais et ce, sans aucune « astuce », sans le moindre décrochement scénique ». Il ne fait aucun doute, pour lui, qu’un « nouveau poète de théâtre » est apparu avec ce « spectacle qui tranche sur tout ce qui nous a été offert depuis le début de la saison ».

Si l’on synthétise cette rapide revue de presse, on notera l’insistance sur la nouveauté de l’œuvre aux yeux de ces critiques, sur le talent de son auteur. Ils y perçoivent tous une forme de rupture plutôt qu’une manière de s’inscrire dans une tradition, quelle qu’elle soit. Cette modernité est associée à un ton qu’il semble difficile de caractériser, où l’humour se teinte d’amertume de façon troublante, mais aussi à une langue originale et très soignée, voire précieuse, et à des dialogues d’une extrême précision. La dimension humaine et poétique de l’œuvre est soulignée, même si elle passe par l’ironie. Les premiers critiques nous conduisent donc bien loin des conventions du boulevard et de la mécanique du vaudeville.

3. Le couple autrement menacé

Ce qui retient l’attention dès qu’on entre dans Tchin-Tchin, c’est le décalage installé par Billetdoux dans la situation initiale elle-même. Nous sommes mis en présence d’un couple improbable, lui entrepreneur en bâtiment d’origine italienne, Césaréo Grimaldi, elle femme de chirurgien d’origine anglaise, Mrs Paméla Puffy-Picq, dans un salon de thé de « genre anglais » que l’entrepreneur en bâtiment ne doit pas habituellement fréquenter. Ils se reconnaissent à la photo que chacun a apportée, celle de leurs conjoints respectifs. Nous comprenons assez vite que ces conjoints forment eux-mêmes un couple illégitime et que la pièce nous met en présence des exclus, des délaissés de cette histoire d’amour. En cela, nous n’avons nullement le couple traditionnel du boulevard et les amants resteront absents de la pièce. Le troisième personnage ici sera Bobby, le fils que Paméla a eu avec son mari chirurgien.

Le décalage se manifeste aussi dès la première réplique en français de Césaréo, par la fantaisie de ses enchaînements, ou plutôt, de la discontinuité de ses propos : « Je ne connais que quelques mots anglais. Mother, father, kitchen, good bye, pencil. Et ceux que je vous ai dits, bien sûr. Et Shakespeare. » La référence à cet auteur introduit immédiatement une rupture avec la vraisemblance. Certes, il n’est pas impossible qu’un entrepreneur en bâtiment connaisse Shakespeare, au moins de nom, mais le surgissement de ce nom a un effet inattendu, déroutant, que la réplique suivante du personnage, citant un poème de Christina Georgina Rossetti (1830-1894) mis en musique par Charles Wood en 1916, confirme : « J’entends la musique ! “What is white? A swan is white, sailing in the light [22]”. Le nord ! Le vent marin ! Parlez-vous italien ? »

Une forme de décousu semble s’installer où le son, la musicalité des mots l’emportent, au profit des images qu’ils font surgir et qui semblent éloigner l’interlocutrice, comme si Césaréo s’adressait moins à elle qu’à lui-même. Ce début de texte montre que le dialogue est en lui-même problématique, pas seulement parce qu’il faut décider en quelle langue se fera la conversation, mais parce que chaque réplique semble inventer un langage, une musique, qui isolent celui qui la profère et rendent la communication difficile, incertaine. Certes, ce n’est pas la forme d’incommunicabilité qui caractérise le théâtre de l’absurde, car le personnage garde ici une présence, d’autant plus forte qu’elle est sonore, très intime. Mais le dialogue semble en quelque sorte miné par une tendance au monologue, plus exactement au soliloque (pour reprendre la distinction que Jean-Marie Lhôte propose de ces deux termes [23]), renforçant du même coup la solitude des personnages.

Cette parole qui semble avoir du mal à parvenir jusqu’à l’autre, peut prendre un air exalté, se perdre dans une démesure un peu inquiétante, ainsi de cet échange, après avoir bu du vin français qui « éveille des délicatesses » :

Césaréo. […] Tenez ! Vous me paraissez jolie dans ma brume. Dites-moi que je suis beau et fruité.

Paméla. No ! No !

Césaréo. Je suis vilain, vilain, vilain ! Soyez joyeuse, madame, s’il vous plaît ! Entraînez-moi ! Jouez de la cornemuse ! Mais ne restez pas plantée là, pleine de jugements, d’idées, de lois, de drapeaux ! Allons boire, que diable ! (p. 18)

La parole, autant sinon plus que l’alcool, conduit à des vertiges [24] qui malmènent les certitudes, les identités. Au fil de la pièce, Mrs Puffy-Picq est de moins en moins l’épouse d’Adrien, le chirurgien ; elle se réduit de plus en plus à Paméla, engagée dans une étrange relation avec le mari de la maîtresse du sien.

Pour autant, le nouveau couple en construction n’échappera pas à la solitude, et on les verra même « soliloquer » chacun de son côté à l’acte III (p. 40-41), prendre conscience de leur commune solitude un peu plus tard (« Paméla. Comme nous sommes seuls ! », p. 50), tenter de dialoguer avec une chaise, avec les choses (p. 47) [25] (car « il faut bien parler à quelqu’un ! »), s’adresser à l’autre sans être entendu de lui :

Paméla. […] Il y a quelques années à peine, j’étais adolescente et je savais qu’il y avait quelque chose de miraculeux à atteindre.

Césaréo. Vous me parliez ?

Paméla. Oui.

Césaréo. Je n’ai pas entendu. (p. 51)

Il est vrai que Paméla vient d’évoquer un passé proche mais révolu, qu’elle prend conscience de la distance parcourue depuis. Or ce passé est devenu inaudible, il ne parvient pas à l’oreille de Césaréo.

Dans Il faut passer par les nuages, c’est même un revenant des années 1920 qui exprime, pour Claire seule, leur bonheur d’autrefois : « […] nous nous en irons promener notre vieil air de jeunesse à pas lents, partout où nous aurons rêvé un baiser au bord de la bouche […] » (p. 186). On ne peut s’étonner de retrouver dans les répliques du personnage le décousu constaté dans celles de Césaréo :

Oh n’ayez plus de pudeurs sottes ! Il y a la guerre, il y a la guerre, comprenez-vous ? Partout ! Le monde est ouvert ! Aboli le temps qui dure ! Mon père est mort hier du côté des Ardennes. Et le vôtre, où est-il ? Vous ne me l’avez jamais dit ! Je veux faire l’amour avec vous. (p. 203-204)

Des vivants, Claire a elle aussi du mal à être entendue : « […] je ne connais autour de moi que des personnes sans oreilles » (p. 207). Et son acharnement à tout vendre ne peut déguiser ce qu’elle ressent : « Savez-vous que je suis bien seule ? » (p. 251).

Dans Le Comportement des époux Bredburry, Rébecca tente de son côté de préciser sa difficulté à communiquer avec son mari : « On ne s’entend pas. Au début, on cherche en tâtonnant. On ne dit trop rien. Puis on essaie des phrases, l’un et l’autre. Puis on s’aperçoit qu’on dit les mêmes mots et qu’ils ne signifient pas la même chose » (p. 24). Elle en est convaincue : « […] personne ne dit rien à personne. » (p. 65). Et Jonathan confirme plus tard son impression :

Notre solitude nous devient un peu plus sensible. Nous vieillissons face à face au lieu de vieillir côte à côte. Chacun voit dans les yeux de l’autre non pas la sottise de l’espérance, mais une attente qui n’a pas de nom et qui est peut-être la seule expression de l’amour. (p. 34-35).

Aussi, quand Elsbeth lui déclare qu’ils étaient faits pour s’aimer elle et lui, il s’insurge : « Non ! Non, vous vous trompez, chère amie. Personne n’est fait pour quelqu’un » (p. 59).

Dans les trois pièces retenues, la relation à l’autre est difficile, douloureuse, tant elle fait mesurer la solitude de chacun.

4. Boire pour redessiner la carte du Tendre

Bien sûr, l’effet de l’alcool explique partiellement l’exaltation fréquente de la parole dans Tchin-Tchin, si l’on veut conserver à la pièce une part de réalisme. Il peut permettre à Paméla d’être « sans retenue », si elle est « ivre morte » (p. 30-31). Il n’a pas le pouvoir de rendre heureux, selon Césaréo, seulement celui de mettre en mouvement l’intériorité d’un être : « Ce qui compte, c’est ce quelque chose que ça permet d’éveiller quelquefois par là-dedans » (p. 32). Mais la boisson semble avoir un rôle bien plus important encore. Ici, comme le dit Césaréo, on ne boit pas « pour oublier » (p. 54), mais « pour donner des couleurs », pour libérer l’imaginaire, pour voir la réalité autrement, la revisiter culturellement :

Et ce soir, par exemple, Mrs Puffy-Picq, je voudrais que vous soyez une négresse, mafflue et toute nue, dans un désert aux broussailles rares, et nous chanterions sous la lune pour conjurer les esprits. » Cela ne l’empêche pas de mesurer les résistances de sa partenaire, « impérialiste sans empire […] refusant les mirages et les oasis. (p. 18)

Mais c’est bien d’une quête intérieure qu’il s’agit à travers les verres consommés et qui fait écho à la phrase du mage Krishnamurti mise en exergue de la nouvelle édition de 1986 : « Tant que l’esprit est à la recherche de sa satisfaction, il n’y a pas une grande différence entre la boisson et Dieu. »

Cette dimension spirituelle prend la forme d’un dépouillement, d’un rituel, où il s’agit de se délester d’une vie passée, apparemment très heureuse pour Césaréo et Paméla, mais qui semble compromise pour l’un et l’autre depuis que leurs conjoints sont en couple.

Certes, le renoncement n’est pas facile, et ce n’est pas pour lui que Césaréo et Paméla se retrouvent, initialement, mais pour mettre sur pied une stratégie, une contre-attaque. Comme le déclare Paméla : « Nous avons décidé de séparer votre Marguerite et mon Adrien » (p. 19). Ils veulent encore y croire, Paméla du moins. Césaréo pour sa part paraît assez vite prêt à capituler (« Quelle importance ! Si elle ne me préfère pas à n’importe quel inconnu ! »), avant de rêver de reconquête : « Nous les retirerons de la circulation, nous les isolerons comme des fleurs précieuses. Marguerite, je l’emmènerai chez moi, dans mon village, où les femmes sont toutes en deuil d’on ne sait quoi, parmi les rochers. Et je l’enfermerai ! » (p. 20). Il oscille entre son envie de la reprendre, de « bramer » sa peine, son amour pour Marguerite, et son désir de se sacrifier pour le bonheur de sa femme :

[…] dire à toute une rue que j’aime Marguerite ! Que je pleure Marguerite, que l’on m’a prise parce qu’une Anglaise prévoyante n’a pas su retenir son mari dans son lit ! Pour dire que je suis tragique et que ça ne me va pas du tout, à moi, pauvre homme ! qui aime Marguerite comme le pain, parce que c’est bon et nécessaire, et que je comprends trop bien que quelqu’un d’autre aime le pain ! (p. 20-21)

Et : « Alors, je me dis qu’il est bien triste qu’une femme aussi belle que Marguerite et un homme aussi glorieux que votre époux ne vivent pas ensemble un amour admirable. » (p. 24).

Dès l’observation des photos apportées par l’un et l’autre au début de la pièce, il s’était exclamé : « Franchement ! […] Et regardez-les, l’un à côté de l’autre ! Comme ils sont beaux ! C’est à pleurer ! » (p. 16). Paméla, comme le lecteur ou le spectateur, s’en étonne : « Êtes-vous en train de dire que nous devons accepter […] Et les bénir ? » (p. 24) Césaréo confirme son désir à présent de « les laisser libres, oui », pour qu’ils « soient capables d’un amour énorme »… Une telle générosité, un tel don de soi et de ce que l’on chérit serait déplacé dans un vaudeville qui fonctionne avec des réactions attendues, les passions humaines ordinaires. Billetdoux choisit de toute évidence une autre façon de faire sourire son destinataire.

5. Aimer bien au-delà du lit

À contrepied du boulevard, l’homme et la femme réunis dans Tchin-Tchin ne forment pas un couple d’amants, au sens où on l’entend d’ordinaire.

D’une part, l’un et l’autre aiment profondément celle et celui qui les ont délaissés. La jalousie, si elle peut apparaître, reste très ponctuelle, éphémère, et n’est pas suffisante pour que l’entreprise de séparer les amants aboutisse. Ce sont eux qui l’éprouveront, une fois installés dans leur vie de couple (acte IV, scène 2, p. 58). Le plan est vite abandonné au profit d’une nouvelle relation à nouer entre Paméla et Césaréo.

D’autre part, ils ne cherchent pas à profiter de la situation, en se vengeant de leurs conjoints par une autre liaison adultérine. Quand ils se retrouvent dans une chambre d’hôtel de catégorie B (acte III, scène 2), c’est d’abord pour faire des économies en consommations, loin du Harry’s Bar (p. 29) qui avait remplacé le salon de thé de leur rencontre : « Césaréo. […] Savez-vous combien nous avons dépensé dans les cafés le mois dernier ? J’ai fait le calcul ! » (ibid.). En cela, il l’affirme, ils reprennent une pratique connue ailleurs qu’en France : « Dans tous les pays civilisés, il existe des clubs spécialisés où l’on peut louer des chambres uniquement pour y boire » (p. 30). Rien de très original à cela, selon lui. Ce décalage d’emploi de la chambre d’hôtel ne doit pas être interprété : « Ne faites pas une aventure d’un événement tout à fait banal. Buvons et bavardons » (p. 31). Le fils de Pamela, Bobby, est donc dans l’erreur quand il déclare à Césaréo : « […] je ne sais pas ce que vous fricotiez avec elle […] » (p. 33). Contresens bien naturel, bien facile. Il se croit dans le théâtre de boulevard et Césaréo doit lui ouvrir les yeux en disant à Bobby comment il voit sa mère : comme une autre Jeanne d’Arc : « C’est exactement le même genre de personne. Absolue, excessive, militaire ! Alors reconnaissez qu’on a lieu par moments de se montrer réticent. La grandeur, à la longue, ça fatigue ! » (p. 34). Elle ne peut donc pas être aimée « comme on doit aimer une femme » (p. 35) :

[…] c’est une personne qui regarde haut, elle, et pour qui l’amour n’est pas une occupation ni une situation, mais une raison de vivre ! Et ce n’est pas de la morale, ça ! Car cet amour-là ne vous étrique pas, ne vous limite pas, mais il vous porte et pas seulement dans un lit, mais plus loin, beaucoup plus loin. (ibid.)

Il y a une forme de ressemblance entre Césaréo et Paméla, plus « frère et sœur » (p. 52) qu’amants, car on devine que Césaréo parle davantage ici de son amour pour Marguerite, qu’on est de nouveau proche du soliloque. De ce fait, quand Césaréo fait sa déclaration à Paméla, on ne peut la croire vraiment sincère et authentique, non seulement parce qu’il est ivre mort et s’écroule sur un lit dès qu’il l’a terminée, mais aussi car son lyrisme a la particularité de mettre en scène une forme d’abolition du Moi, une dissolution, où l’objet aimé ne compte pas en lui-même mais pour la fusion avec le monde qu’il permet :

Je vous aime ! Vous êtes monstrueusement belle et vulgaire ! Comme une foule dans l’allégresse des victoires ! Je vous aime ! Vous êtes immense, immensément immense et chaude et bleue comme la Méditerranée. Emportez-moi ! Noyez-moi ! Respirons, respirons de toute la puissance de cette épaisseur bleue, toute remuée de poissons énormes et d’algues effrayantes ! Roulons-nous ! […] Je vous aime et je vous salue ! Et je vous dis que je vous aime, mais ce n’est pas moi qui parle ! C’est le vent ! Et vous êtes l’herbe ! Je vous caresse et ce n’est pas vous seulement que je caresse, c’est la terre ! Et ce n’est pas nous qui sommes là, c’est un tourbillon ! (p. 32)

Cette conception poétique de l’amour n’a rien à voir, on en conviendra, avec l’usage qui est fait de ce sentiment dans des œuvres commerciales et faciles.

6. Un réalisme mis à mal, une fantaisie de langage parfois plus convenue

En fait, la pièce s’écarte trop du réalisme pour s’apparenter au boulevard ou au vaudeville.

Par le personnage de Césaréo déjà, qui peut déclarer à Paméla : « Je ne suis pas fait pour ce monde-là ! Je ne suis pas réaliste, moi. Je suis bête, bête. » Il lui évoque ses enthousiasmes d’enfant à l’annonce d’une nouvelle naissance (« Et moi, je me roulais par terre ! »), son besoin de « vivre passionnément » (p. 28). De Marguerite, il peut dire : « Je la voulais heureuse et débordante comme je veux le monde brûlant autour de moi ! » (ibid.). Sa vie, il préfère la rêver quand elle ne répond pas à ses attentes, ce que lui reproche Paméla : « Vous rêvez, vous rêvez, vous rêvez ! Vous passez votre temps à rêver au lieu d’agir » (p. 23). Il est à des lieues de l’homme qu’elle espérait trouver en lui : « […] vous devez vous battre pour défendre ce que vous aimez […] Votre affaire est de vous montrer à la hauteur de ce que vous êtes, pour réduire votre adversaire sur un terrain qu’il n’a pas choisi » (p. 22). Ses accusations à son égard s’écartent elles aussi des propos attendus dans un tel cas : « Vous, vous êtes faible, vous êtes complaisant, vous êtes chanteur, vous êtes chèvre et chou, gris ! » (p. 46).

La langue, une nouvelle fois, détone avec fantaisie, soucieuse de sa sonorité (« chèvre et chou »), de sa liberté poétique, sans souci de sa vraisemblance. Cette liberté se manifeste pleinement quand Césaréo décline les diverses façons de dire « boire un verre » (p. 49-50), rappelant au passage le goût de Billetdoux pour le parler populaire, régional, paysan (« chopinons »). Sa longue réplique prend l’allure d’un petit cours sur la langue française, ses niveaux de langue, son histoire, sa conjugaison. On le voit recourir au dictionnaire pour constater son insuffisance : « Il n’y a rien dans le dictionnaire. Des mots ! Des mots ! Des mots ! Il faut dire : “À boire !” Il faut dire “Je brûle”, il faut dire “Hop”, n’importe quoi ! » (p. 50). Il avait précédemment cherché en vain le juste mot pour définir Paméla avant de capituler : « Il y a trop de mots dans ce dictionnaire » (p. 46).

Cette interrogation explicite sur la langue, on la retrouve plus discrètement dans Il faut passer par les nuages quand Verduret se reprend, après son emploi troublant d’un verbe : « Lorsque tu m’as engagé, je veux dire : quand nous nous sommes épousés… En anglais, c’est en anglais, il me semble, que l’on utilise le verbe « engager » pour l’autre […] » (p. 205).

La démarche de Bobby vers Césaréo, dans Tchin-Tchin, est elle aussi éloignée de tout réalisme, quand il vient le trouver parce que depuis un mois Paméla « reste enfermée toute la journée et a […] abandonné toutes ses activités […] ne s’occupe même plus de la maison, des repas ni de rien et […] a mis la bonne à la porte », tout cela, sans doute, pour se saouler (p. 33). Le voilà donc qui, pour sauver sa mère et parce qu’il n’aime pas les ennuis, vient l’offrir à Césaréo : « À mon avis, vous l’épouseriez, vous ne feriez pas une mauvaise affaire et moi, ça ne me dérangerait pas. En ce moment, elle est un peu remuée, mais c’est une femme pas mal » (p. 35). Billetdoux installe ses pièces dans un univers de fantaisie où l’improbable peut sans cesse se produire. Cette fantaisie se traduit aussi par un humour très fréquent, qui concerne les situations comme celle que nous venons d’évoquer, mais aussi le langage lui-même, des réparties surprenantes ou des propos paradoxaux. Césaréo apprenant de Bobby que son père va se remarier, lui réplique : « Eh oui ! un homme marié n’est pas fait pour vivre seul » (p. 34).

Quand Paméla et lui décident de s’enfermer ensemble, Césaréo se présente comme « un homme faible qui sait ce qu’il veut… » (p. 37).

On trouvera encore de ces notations plaisantes dans Il faut passer par les nuages, dans la bouche de Verduret : « Si vous avez un tempérament d’intellectuel, n’épousez jamais une veuve ! » (p. 180), ou dans celle de Paupiette parlant de lui : « Si ton beau-père avait du caractère au lieu d’avoir des idées… » (p. 181-182). Mais c’est Claire qui l’emporte dans ce domaine aussi, lorsqu’elle évoque son mari : « […] mon pauvre Verduret le soir feuillette quelque ouvrage ingrat, oubliant qu’il peut encore effeuiller la marguerite […] » (p. 203).

Un comique des évidences se manifeste dans Le Comportement des époux Bredburry, dans la bouche de l’inspecteur Coockle : « Si vous n’avez rien à me cacher, ne cherchez pas à me cacher quelque chose, car je m’en apercevrais » (p. 17) ; « Parce qu’il y a des situations inadmissibles ; je ne les admettrai pas » (p. 18). On y découvre aussi des enchaînements déroutants dans les propos de Rébecca : « C’est ce jour-là qu’il a démoli la porte du garage à coups de hache. Nous avons vécu de bons moments tous les deux. » (p. 23).

Il y a dans ces usages humoristiques du langage une forme de préciosité qui n’est pas sans faire penser à Jean Giraudoux. Toutefois, l’usage qui est fait du langage, quand il devient moins poétique, moins lyrique, plus soucieux de la phrase qui fait mouche, qui rappelle le « clou » cher aux auteurs de vaudeville, peut permettre de mieux comprendre pourquoi Billetdoux a pu être considéré comme un auteur de boulevard. Il y a bien, ponctuellement, dans ses œuvres, cet échange de bons mots caractéristique du genre. Il n’autorise pas pour autant une appellation qui demeure abusive, et ce point commun est sans doute lui aussi illusoire. Ne faut-il pas y voir plutôt, de la part de Billetdoux, un simple clin d’œil à un théâtre qui n’est pas le sien, et accorder plus de crédit à sa propre déclaration : « […] tenter d’accommoder luxueusement et abruptement quelques formes traditionnelles du spectacle aux nouvelles manières de saisir le temps qui passe » (Lettre à Jean-Louis Barrault, 16 mars 1963) ?

6. Repartir à zéro

L’enfermement ensemble que choisissent Césaréo et Paméla à la fin de l’acte II de Tchin-Tchin n’est qu’une étape dans le dépouillement qu’ils ont entrepris et qui s’accomplira pleinement à l’acte III. Jean-Marie Lhôte le dit « fondé sur les règles franciscaines, où règne la volonté de dépouillement, ce principe de pauvreté, le premier des Béatitudes [26] ». Césaréo se met ensuite à écrire quotidiennement à Marguerite pour l’accabler de reproches et l’injurier, avant de s’en lasser avec brutalité : « On ne parle pas à un volatile, on le consomme ! » (p. 43). Il rompt les ponts par le même moyen avec ses frères et sœurs et décide de ne plus leur donner un sou. Il remet la direction de son entreprise « au comité ouvrier qui assurera le partage des bénéfices » (ibid.). Quant à la « totalité de (ses) parts d’actionnaire », il la place entre les mains de son ancienne femme de ménage. Le personnel de son entreprise est licencié, le bilan déposé, et le capital est reversé à un organisme philanthropique. Le voilà ruiné, « quinze années d’efforts éliminés en quelques mots » (p. 44). On est loin déjà de celui qui voulait s’efforcer « de gagner beaucoup d’argent pour être protégé de tout », qui se rêvait « hygiénique et capitonné» (p. 28) ! Paméla et lui ont fait le vide autour d’eux, la rupture avec la société est généralisée :

Oui, qui nous reste ? Nous avons injurié les voisins, le concierge, votre époux, mon épouse, mes beaux-parents, mes frères et sœurs, le pasteur anglican, mon curé, mon adjoint, mon ancien capitaine, le commissaire du quartier – anonymement, mais quoi ! –, quelques amis familiers et nos relations les plus huppées. Bon. Qui nous reste ? (p. 45)

Ce progressif dépouillement de tout se retrouve dans Il faut passer par les nuages. Le titre de la pièce est en lui-même significatif. Emprunté à Joubert, il suggère une forme d’épreuve nécessaire, salutaire : « Pour arriver aux régions de lumière, il faut passer par les nuages. Les uns s’arrêtent là ; mais d’autres savent passer outre » (p. 169). Dès la séquence 15 du premier « mouvement », Maître Couillard l’annonce sans le savoir, en s’adressant à Claire « dans le privé de (sa) tête » :

[…] vous aimez gagner, vous savez perdre, vos victoires vous ennuient, vos défaites vous profitent […] les affaires de ma petite Madame se portent beaucoup trop bien […] nous sommes trop riches […] nous ne pouvons plus que perdre beaucoup d’argent […] Il faut reconvertir, oui, chère Madame. Nous devons tout reconsidérer à zéro, sacrifier la routine […] Peau neuve ! Peau neuve ! Il n’y a pas d’autre solution. (p. 200-201)

Et c’est à lui, tout naturellement, que Claire confie dès le début du deuxième mouvement la « reconversion » de ses biens au profit de son mari et de ses fils, à savoir ses « quatre volontés […] testamentaires » : « Je vous prie simplement d’étudier la façon la plus avantageuse de leur céder la plupart des actions, titres de propriétés ou autres qui dépendaient jusqu’alors de ma disposition exclusive » (p. 214). Renoncer à sa fortune se veut ici un acte pleinement généreux et libérateur à l’égard de sa famille. Claire veut aider ses proches à se « décoconner » (p. 246) de son influence, en faisant en particulier que Jeannot devienne Jean (p. 268-269) : « Je voudrais que chacun d’eux soit assuré des moyens d’accomplir son rêve profond » (p. 215) ; « Je veux faire cadeau à mon fils de quelques raisons de se battre » (p. 245). Couillard, en « comptable de ses biens » (p. 235), ne pourra que désapprouver en vain ce « confusionnisme sentimental » conduisant à « jeter l’éponge, se lancer dans l’improvisation et saborder son navire » (p. 228) : il est hors-jeu, « il confond l’argent et l’amour » comme le dit Claire (p. 241). Quand il fait le bilan des ventes effectuées, Claire l’encourage à poursuivre « la chanson de ce qui reste à vendre» (p. 244) : « Oui, oui, oui, liquidons. » (p. 243).

Mais ce dépouillement, là encore, est une façon de retrouver une identité, de s’appauvrir pour se connaître, s’élever :

Je transforme des murs en argent, de la terre en papier-monnaie, je n’enlève rien à personne, à qui suis-je en train de sucer le sang ? Ce que j’ai fait, je le défais, où est le mal ? Au nom de quoi m’accusez-vous ? C’est moi qui me dépossède. Laissez-moi donc au bout du compte prendre des ailes comme il me plaît. Une personne de mon âge a bien le droit de s’envoler. (p. 250)

L’abbé Mamiran ne s’y trompe pas quand il confie à Dieu qu’il croit que « cette femme est tentée par la sainteté » (p. 253-254). Ni Lucas quand il la voit essayer « de transformer le bordel en reposoir » (p. 254). Elle ne se veut rien d’autre « qu’une pauvresse » (p. 258) et deviendra à la fin de l’œuvre une nouvelle « madone à l’enfant » (p. 295).

Pour Paméla et Césaréo, une fois la page de leurs vies passées tournée, la relation avec Bobby compte encore. Mais celui-ci veut partir, et son départ serait pour Paméla le signe d’un complet échec :

J’ai sacrifié mon époux, ma vie de femme, les années, ma fureur ; les promesses de ma jeunesse, je ne les ai pas tenues, à cause de lui. Je lui ai donné raison contre tout et contre moi-même, il est encore accroché là, et aujourd’hui il me juge et il s’en va ! Je ne veux pas qu’il s’en aille ! (p. 38)

Ce sentiment d’échec se retrouvera chez Claire dans Il faut passer par les nuages : « Monsieur l’abbé, je n’ai rien su faire de ma vie. J’ai couru, sans savoir au juste après quoi, bâtissant des murs et des murs, étendant toujours mes domaines » (p. 207). « […] je n’ai pas fait ce que je dois pour moi-même ni pour quiconque […] » (p. 208). Et sa lucidité annonce celle, plus tardive, de Paméla : « […] mon père, je n’ai jamais aimé. Il me faut tout recommencer ou bien peut-être disparaître. Ce soir j’ai désir de crier. […] Je voudrais devenir absente […] » (p. 209).

Dans Tchin-Tchin, Bobby se retrouve un temps enfermé dans un placard (on veut l’empêcher de quitter le foyer) : c’est un fils, non un amant, qui s’y cache à présent. Mais cette détention ne peut empêcher son départ, dès que Césaréo le libère (p. 48-49). Il reviendra néanmoins pour emprisonner sa mère à son tour, l’empêcher de revoir Césaréo, avec aussi peu de succès : ils se retrouvent tous les deux pour vivre dans la rue. Et quand Bobby sera chassé de chez son père pour avoir couché avec Marguerite, quand il sera trouvé ivre mort sur les quais par sa mère et Césaréo, c’est sa mère qui lui fera les poches et lui dérobera son portefeuille : il n’est plus alors son enfant, mais un gamin qui a réussi.

Ce détachement total du lien maternel était annoncé par Paméla à l’acte précédent : « Je n’aime pas Bobby. Je ne t’aime pas, Bobby ! Je ne suis pas capable d’être entièrement occupée de Bobby comme je l’ai été. » (p. 46). Moins lucide sur elle-même et ses sentiments, le personnage avait encore des exigences quand il menaçait de la quitter : « Il doit obéissance à sa mère ! Gratitude ! Amour ! Il doit la vie à sa mère ! On ne renie pas sa propre source ! » (p. 38). Elle ne mesurait pas alors qu’elle ne parlait que d’elle-même, de la « mère douloureuse » (p. 39) dont elle se voulait l’image à tout prix, au détriment de son propre enfant.

Si Bobby a voulu se libérer de sa mère, c’est elle en fait qui consomme la rupture en en faisant un étranger à sa vie, en mettant à nu son égoïsme. Tout comme le fera Claire Verduret-Balade dans Il faut passer par les nuages, quand elle parviendra à « se dégager de ses petits » et qu’ils iront « s’affronter au monde librement » (p. 173).

Un certain pessimisme sur la vie et les relations humaines finit parfois par dominer, bien illustré par cet échange entre Jonathan et Elsbeth dans Le Comportement des époux Bredburry : « Elsbeth. Comment vit-on alors ? En se séparant de ceux qu’on aime ? Jonathan. Oui, madame. En se séparant de ceux qu’on aime » (p. 59).

Au dernier acte de Tchin-Tchin, réduits à l’état de clochards, passés du vouvoiement au tutoiement, Césaréo et Paméla reviennent dans le quartier des Halles qu’ils avaient fréquenté quand ils avaient noué connaissance, ou errent sur les quais en bord de Seine. Leur vie pourrait s’arrêter là, mais ils font au contraire des projets de départ, sans savoir leur destination précise : « Césaréo. Demain, on prend la route, Paméla. Par la porte d’Italie » (p. 61). Et l’on ne peut être surpris qu’à la question « Où on va ? » de Paméla, Césaréo réponde tout à la fin de la pièce : « Où on veut » (ibid.). Ils réalisent ainsi le projet formulé l’été précédent par Paméla : « Vendons tout ce qui peut se vendre ici et partons. Nous rencontrerons peut-être des gens agréables » (p. 52). Une perspective s’ouvre alors pour eux, comme pour Jonathan et Rébecca à la fin du Comportement des époux Bredburry. On les quitte alors qu’ils se sont retrouvés et sont partis « voir tomber le soleil » (p. 81). Quant à Claire, elle semble bien avoir traversé les nuages en conservant Pitou près d’elle, en le sauvant de la pension où les autres voulaient le placer…


Que reste-t-il du boulevard, du vaudeville, après notre exploration ?

Bien sûr, les pièces étudiées en ont vaguement l’apparence : les signes d’un univers bourgeois, dans le statut initial des personnages, dans leur cadre de vie – même s’il ne se réduit pas à un salon aux portes qui claquent –, une relation de couple souvent compliquée, un adultère parfois au lointain, des réparties vives et brillantes propices à séduire l’oreille…

Mais les personnages, comme on a pu le voir, n’ont rien de fantoches interchangeables, sans épaisseur psychologique, au simple service du mouvement comique. Rien de ces figures colorées et sommaires, propices à déclencher le rire par leur naïveté ou leur stupidité. L’intrigue ne comporte pas non plus ces rebondissements convenus, avec découverte de celui qui se cachait, confusion sur son identité, courses-poursuites, qui ont fait la saveur du théâtre de boulevard.

De toute évidence, l’essentiel ici est ailleurs : dans un rituel qui se met en place à l’écart de tout réalisme véritable, une mécanique non des chassés-croisés et des quiproquos, mais celle, bien plus originale, d’une relation en plusieurs saisons, où chacun cherche, grâce à l’autre, à devenir lui-même, et cela en dépit d’une communication complexe, menacée en permanence de renforcer les solitudes [27].

Tchin-Tchin plus de cinquante ans après sa création, continue à nous surprendre, à nous dérouter, à nous déranger. C’est bien le signe de sa vitalité. Certes, la pièce ne s’inscrit pas dans la radicalité du théâtre de l’absurde, mais elle questionne également les rapports humains, les zones d’ombre de l’individu (« en moi-même il fait noir et triste » dit Césaréo, p. 18). Elle le fait par le biais d’une comédie insolite teintée d’amertume, de noirceur, qui montre à la fois les limites et les pesanteurs des conventions sociales, tout en laissant deviner qu’on peut s’en libérer, en sacrifiant les futilités matérielles et en prenant la route de l’aventure…

Notes

[1] Brigitte Brunet, Le théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, « Lettres sup. », 2004, p. 102.

[2] Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1989, p. 63.

[3] Id., p. 42.

[4] Philippe Soupault, Eugène Labiche, Paris, Mercure de France, 1964.

[5] Henri Gidel, Le Vaudeville, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1986, p. 64.

[6] Henri Gidel, Le Vaudeville, op. cit., p. 64.

[7] Ibid.

[8] Id., p. 87.

[9] B. Brunet, Le théâtre de Boulevard, op. cit., p. 113.

[10] Id., p. 116.

[11] Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, op. cit., p. 43. On a pu aussi parler d’ « hennequinade », en référence au vaudevilliste Alfred Hennequin (1842-1887) pour désigner « toute pièce où les portes jouent un rôle important » (Henri Gidel, Le Vaudeville, op. cit., p. 118).

[12] B. Brunet, Le théâtre de Boulevard, op. cit., p. 120.

[13] M. Corvin, Le Théâtre de boulevard, op. cit.,, p. 46.

[14] B. Brunet, Le théâtre de Boulevard, op. cit., p. 123.

[15] François Billetdoux, Tchin-Tchin, Arles, Actes Sud-Papiers, (1986), 1998, p. 7. C’est le cas de toutes les pièces de Billetdoux qui « essaye toujours d’écrire au plus près de “l’esprit du temps”, afin de tenter de le comprendre en profondeur en cherchant à lui trouver, sinon à lui donner, un sens » (Jean-Marie Lhôte, Mise en jeu François Billetdoux, Arles, Actes Sud-Papiers, 1988, p. 80).

[16] Évoquées en I, 1, p. 17.

[17] Évoquées p. 17 et p. 59.

[18] F. Billetdoux, Tchin-Tchin, op. cit., p. 7. Désormais toutes les références à cette édition se feront in texto.

[19] F. Billetdoux, Il faut passer par les nuages, in Théâtre, Paris, La Table Ronde, 1964, vol. 2, p. 172. Désormais toutes les références à cette édition se feront in texto. La pièce a été rééditée chez Actes Sud-Papiers en 1987, et réimprimée cette année (2015).

[20] F. Billetdoux, Le Comportement des époux Bredburry, Arles, Actes Sud-Papiers, 1991, p. 24. Désormais toutes les références à cette édition se feront in texto.

[21] L’Avant-Scène, n° 193, 15 mars 1959, p. 24, pour cet article de presse et les suivants.

[22] “Color”, in The Golden Book of Poetry, New York, Simon and Schuster, 1947.

[23] « […] le monologue peut raconter bien des choses, tandis que le soliloque est un entretien avec soi-même » (op. cit., p. 64). On sait la place que les monologues occupent par ailleurs dans son œuvre radiophonique ou théâtrale…

[24] « Paméla. […] quand votre verre est aux trois quarts plein […] et que vous n’avez pas soif, comment en venez-vous à le prendre et à le vider ? / Césaréo. Par vertige » (Tchin-Tchin, op. cit., p. 25).

[25] Voir aussi Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 254 et p. 256.

[26] Jean-Marie Lhôte, Mise en jeu François Billetdoux, op. cit., p. 90.

[27] Sans qu’il soit question d’y renoncer, le but restant d’aller au-delà de la solitude… Voir J.-M. Lhôte, Mise en jeu François Billetdoux, op. cit., p. 166.

Bibliographie

Corpus d’étude

BILLETDOUX François, Tchin-Tchin, Arles, Actes Sud-Papiers, 1998. Paru initialement dans Théâtre 1, Paris, La Table Ronde, 1959.

‒ Le Comportement des époux Bredburry (1961), Paris, Actes Sud-Papiers, 1991.

Il faut passer par les nuages, in Théâtre 2, Paris, La Table Ronde, 1964. Réédition : Actes Sud-Papiers, (1987), 2015.

Ouvrages 

L’Avant-Scène n° 193, 15 mars 1959.

Europe, n° 786 : « Le Vaudeville », octobre 1994.

AUTRUSSEAU, Jacqueline, Labiche et son Théâtre, Paris, L’Arche, 1971.

BARROT, Olivier, & CHIRAT, Raymond, « Ciel, mon mari ! » ‒ Le Théâtre de Boulevard, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1998.

BRUNET, Brigitte, Le théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, « Lettres sup. », 2004.

CORVIN, Michel, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1989.

GIDEL, Henri, Le théâtre de Georges Feydeau, Paris, Klincksieck, 1979

‒ Le Vaudeville, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1986.

LHÔTE Jean-Marie, Mise en jeu François Billetdoux, L’arbre et l’oiseau, Paris, Actes Sud-Papiers, 1988.

SOUPAULT, Philippe, Eugène Labiche, Paris, Mercure de France, 1964.

Auteur

Jean Bardet, professeur agrégé de Lettres modernes, longtemps chargé de cours à l’Université de Paris Est/Marne-la-Vallée, est l’auteur des huit notices consacrées aux œuvres dramatiques de François Billetdoux dans le Dictionnaire des pièces de théâtre françaises du XXe siècle (Jeanyves Guérin (dir.), Champion, 2005), et de sept éditions critiques parues aux éditions Gallimard, dont celles du Paradoxe sur le comédien de Diderot (folioplus classiques n°180) et de la comédie Poil de Carotte de Jules Renard (folioplus classiques n°261).

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