« Sans ta carte je pourrais me croire sur un autre planète »

Texte intégral

Plus d’un demi-siècle après sa rédaction, est parue la correspondance de Blaise Cendrars et de Raymone Duchâteau [1]. Quelques 700 missives (cartes, lettres, billets, télégrammes ou « pneus ») écrites par Cendrars entre 1937 et 1954, auxquelles s’ajoutent une quarantaine de lettres de Raymone ayant échappé à la destruction par le feu de la main même de son destinataire (conformément au vœu de sa destinatrice) – elles n’en sont que plus précieuses. Quatre années pleines – déduction faite des périodes de retrouvailles – d’échange épistolaire entre l’un des grands écrivains du XXe siècle, désormais « pléiadisé [2] », et une actrice dont la mémoire, quoique discrète, restera attachée à l’histoire du théâtre et du cinéma. Elle a joué sous la direction de Pitoëff, de Dullin, de Copeau et fait partie de la troupe de Louis Jouvet. Elle a connu les meilleurs dramaturges de son temps – Giraudoux, Anouilh, Guitry –, côtoyé les actrices les plus en vue de l’époque : Viviane Romance, Arletty, Marguerite Moreno – dont elle fut très proche. La Folle de Saint-Sulpice dans la mise en scène historique de La Folle de Chaillot par Louis Jouvet au Théâtre de l’Athénée en 1945, c’était elle ; elle encore que l’on peut toujours apercevoir dans Hôtel du Nord de Marcel Carné (1938), dans Remorques de Jean Grémillon (1939), dans La Fête à Henriette de Julien Duvivier (1952) … Raymone, donc (c’était son nom de scène) et, de son nom de plume, Blaise Cendrars.

Autant dire qu’il s’agit d’une correspondance exceptionnelle – du fait de la personnalité des deux épistoliers comme du lien, aussi essentiel que singulier, qui les unit. Une correspondance qui compte parmi les dernières de cette importance, en ce crépuscule du genre épistolaire – du moins postal et manuscrit – dont le XXIe siècle s’active à exhumer les ultimes spécimens. Exceptionnelle, elle l’est aussi par l’amplitude de sa portée documentaire. Précieux témoignage vécu sur la période de l’Occupation en Provence, elle se lit aussi comme un journal de l’œuvre et l’une des sources principales de la genèse des « Mémoires sans être des mémoires » que forme la tétralogie de L’Homme foudroyé (1945), La Main coupée (1946), Bourlinguer (1948) et Le Lotissement du ciel (1949). Elle jette sur la biographie de Cendrars, ses relations familiales, amicales et professionnelles, notamment, un éclairage de premier plan. Quant à sa relation avec Raymone, elle y apparaît sous ce jour ni tout à fait ordinaire, ni tout à fait extraordinaire, propre au romanesque hybride – mi-réalité, mi-fiction –, de ces « histoires vraies », dont Cendrars a toujours eu le goût, que ce soit dans le roman, comme dans le reportage. Elle est exceptionnelle, enfin, par son amplitude chronologique, qui nous découvre plusieurs visages, très différents selon les époques, du poète de La Prose du Transsibérien. Août 1937 : Blaise délaissé, trahi, « abandonné », comme il le dit, par Raymone, lui écrivant une poignante lettre de rupture. « Adieu ! Raymone, adieu !/Je te dis adieu, sans haine et sans reproche, en te plaignant de tout mon cœur : Adieu et que Dieu te protège [3] ! » : c’est sur ces mots que s’ouvre la correspondance. Des mots qui énoncent à point nommé, la loi du genre : pour s’écrire, il faut être séparé. Fin 1939 : Cendrars en uniforme de correspondant de guerre dans le corps expéditionnaire britannique pour son dernier reportage, à l’époque de la réconciliation avec Raymone. 1944 : l’écrivain « archi-mûr pour la Trappe [4] », immortalisé par l’objectif de Robert Doisneau dans sa bure d’hiver, rédigeant ses « Mémoires » dans la cuisine de la rue Clemenceau à Aix-en-Provence, d’où il écrit quotidiennement, quand ce n’est pas deux fois par jour à « Melle Raymone, 20 bis, rue Pétrarque – Paris XVIe ». Été 1954 : costume trois pièces, cravate et chapeau, comme il sied à l’auteur reconnu invité par la Guilde du Livre à séjourner sur les rives du lac Léman. À l’Hôtel du Château à Ouchy, il savoure sa villégiature et, en attendant l’arrivée de sa « Raymone bien-aimée », de sa « chère Minoune », rédige sans enthousiasme ce « satané bouquin », Emmène-moi au bout du monde !…, qui s’appelle encore « Emporte-moi au bout du monde [5] ! ».

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Ils se sont rencontrés le 26 octobre 1917 à Paris par l’intermédiaire du poète-capitaine italien, Riciotto Canudo. Raymone est une jeune comédienne de 21 ans qui, pour assurer son quotidien, joue les rôles de sottes au théâtre ; Blaise Cendrars vient d’avoir trente ans, il est manchot du bras droit qui, deux ans plus tôt, lui a été arraché sur le front de Champagne par une rafale de mitrailleuse. À peine l’a-t-il vue qu’il tombe foudroyé d’amour pour celle qui restera jusqu’à la fin sa « petite fille » et son fruit défendu, sa Muse d’écrivain et peut-être sa faiblesse d’homme. Elle, repousse – sans les repousser tout à fait –, les avances de ce « pouilleux », et néanmoins célèbre poète, avec femme, enfants et maîtresse. Pour s’attacher la fille, Blaise saura séduire la mère, Marie-Augustine, veuve Duchâteau, qu’il prénomme très vite, d’un surnom teinté d’éternité : Mamanternelle… « Vous auriez dû vous marier tous les deux ! », leur disait Raymone, avec un sens de l’humour qui n’appartient qu’à elle. Mais le 27 octobre 1949, c’est bien elle que Blaise épouse à Sigriswil, petit village de l’Oberland bernois, trente-deux ans et un jour après leur rencontre, à la grande satisfaction de celle qui rêvait de devenir suissesse. Tous ceux qui ont connu Cendrars dans les toutes dernières années, celles de la rue José-Maria-de-Heredia, savent que Raymone lui a alors « rendu son amour », comme elle aimait à dire [6]. L’histoire a beau être connue, il suffit de la raconter pour éprouver son inaltérable pouvoir de sidération. Quarante-trois années durant, ces deux-là se sont donc aimés sans s’aimer, d’un amour impossible et nécessaire, mystique et démoniaque, cruel et sublime : insondable.

La correspondance avec « la femme aimée [7] », que l’on ne saurait qualifier pour autant d’ « amoureuse », ne manque pas de jeter un éclairage capital sur l’énigme de ce couple. Elle laisse paraître la nature kaléidoscopique du lien qui unit Blaise à Raymone : la démone inconditionnellement chérie, qu’il protège et gronde comme une enfant qui n’en fait qu’à sa tête, dont il a besoin comme d’une mère, qu’il rêve de savoir, de sentir, d’avoir à ses côtés. Elle forme, en indivision avec Mamanternelle, une famille à elle seule. Mais une famille d’adoption, la seule, peut-être, à laquelle Cendrars puisse souscrire – car dès que les liens du sang s’en mêlent, qu’il s’agisse de son frère Georges ou de ses fils, Odilon et Rémy, il ne peut y adhérer, il les supporte mal, il les assume difficilement.

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« Tous les jours avant de me mettre au travail, j’ai besoin de me faire la main et j’écris des dizaines de lettres […]. Plus tard, mes amis seront étonnés de découvrir mon indépendance et s’imagineront que je me suis fichu d’eux », écrivait Cendrars dans le « Pro domo » de Moravagine (1926) en manière d’avertissement aux éditeurs futurs de ses correspondances. À bon entendeur salut ! L’épistolier n’est pas un mais plusieurs et se montre, au gré de ses destinataires, sous différents jours. Bien malin qui saurait reconnaître sous ces multiples visages, le « vrai Cendrars », cette chimère qui toujours hante, peu ou prou, l’amateur de correspondances. Et pourtant… Alors que les correspondances avec les écrivains, avec Robert Guiette, Henri Poulaille, Henry Miller, ou même avec le grand ami Jacques-Henry Lévesque [8] – toutes d’homme à homme – s’inscrivent dans le cadre de la sociabilité littéraire, avec Raymone il semble n’y avoir pas de cadre imposé, pas de limites, du moins, à la diversité des propos échangés sur le mode de la conversation familière, sans souci du « bien écrire », sans ségrégation entre le trivial et le sublime, l’intime et le public, le poétique et le politique : la météo, la santé, les finances, les bombardements et les déraillements, les visites des uns et des autres, la nécrologie (un véritable cimetière que cette correspondance – et Blaise a beau, comme il dit « envier les morts [9] », trop c’est trop : « j’ai eu vingt morts cette année, écrit-il à Mamanternelle en décembre 1945, cela suffit »), mais aussi les ragots (dont il sont tous les deux friands), les souvenirs, les prédictions, les superstitions, les états d’âme, sans compter les obsessions de Blaise : la nourriture qui attise son goût de la liste, la sciatique de Raymone, véritable serpent de mer de la correspondance, la crainte immaîtrisable du débarquement, l’angoisse de devoir rentrer à Paris…. Tout cela se mêle, sans hiérarchie, au journal de l’œuvre in progress dont Raymone est appelée à suivre les étapes, les revirements et le rythme d’écriture car il y a les jours où Cendrars exulte « ça gaze » et ceux, maussades, où il « écrit petitement », selon les termes dont il use pour renseigner la courbe de température de son inspiration.

Sitôt qu’un texte est paru, il attend avec impatience les impressions de Raymone, cochant en marge de ses trop rares réponses – comme il ne cesse de s’en plaindre – le moindre de ses commentaires, de ses encouragements ou de ses jugements. Ils sont parfois d’une étonnante fulgurance, car « même si elle ne sait pas écrire », comme elle l’affirme, il arrive à Raymone d’être inspirée. Ainsi dans cette lettre du 20 octobre 1945 : « On a l’impression d’être dans une forêt vierge d’où l’on sort à très grand mal, étouffé, le cœur en feu et serré pour le restant de sa vie, on est hors d’haleine, et à bout. Tout y est poésie, et c’est encore plus un poème qu’un “roman” comme le dit l’éditeur. Le public, s’il s’attend à un roman, sera désappointé bien que L’Homme foudroyé arpaille jusqu’à la dernière ligne. » « Avoir le cœur serré pour la fin de sa vie » : voilà « la trouvaille » qui frappe Blaise : « Je crois bien que c’est mon cas… mais, chut ! Je me suis déjà remis au travail pour ne penser à rien d’autre que mon travail [10]. »

Mais ce qui compte, avant tout pour cet épistolier ce n’est pas tant le contenu des lettres, que leur simple existence : il faut « s’écrire le plus souvent possible pour savoir si l’on vit », « Il faut s’écrire même si on n’a pas grand-chose à se dire » [11], répète-t-il inlassablement. Les lettres parlent avant même d’être été lues. Elles disent la continuité d’un lien qui fait de Cendrars un épistolier du besoin plus que du désir de l’autre. Pour nous lecteurs, elles attestent, à l’instar de ce que nous dit Roland Barthes de la photographie, un « ça a été ». Nous assistons aux minutes d’une vie dévorée par le « travail » – ainsi Cendrars nomme-t-il l’écriture. Nous suivons la genèse de L’Homme foudroyé (1945) et de La Main coupée (1946) jusqu’à la rédaction du « petit Saint Joseph », le futur « patron de l’aviation » du Lotissement du ciel (1949). Nous cheminons avec l’auteur dans ses moindres hésitations, ses revirements, impressionnés par la manière tout à la fois germinative et rhapsodique, dont s’élabore la création, mais aussi la façon dont Cendrars suit la réception critique de son œuvre, les rapports qu’il entretient avec ses éditeurs – véritable jeu du chat et de la souris, bien souvent !

« Le vrai Blaise, je crois que c’est celui que j’ai connu, moi », ne craignait pas d’affirmer Raymone [12]. On serait presque tenté de la croire, tant les lettres qu’il lui adresse donnent l’impression de s’approcher au plus près d’un Cendrars « mis à nu », qui laisse s’exprimer sans censure : son horreur des femmes enceintes, une sensiblerie qui contraste cruellement avec la froide indifférence dont il est parfois capable – comme lors qu’il annonce à Raymone la mort de Féla, la mère de ses trois enfants –, sa coquetterie, à l’occasion, et à d’autres sa mauvaise foi – qui peut être grande… et puis, en ligne de fond, cette difficulté d’être hors l’écriture – car « à part ça la vie ne vaut pas la peine d’être vécue [13] », confie-t-il à sa correspondante. Encore moins, sans doute, durant cette seconde guerre, qui en réveillant la blessure – physique et morale – de la première, semble avoir plongé l’écrivain dans une temporalité dédoublée. Déclenchant l’anamnèse dont sont issues les « Mémoires », la drôle de guerre a précipité Cendrars dans ce « présent du passé » (praesens de praeterito) qui, selon Saint-Augustin, serait le vrai temps de la mémoire.

La cuisine de la rue Clemenceau se fait alors la chambre d’écho depuis laquelle les nouvelles de l’œuvre nous parviennent sur fond de rumeur du monde. La monotonie d’un emploi du temps qui tient en quelques verbes : se chauffer, manger, dormir et « écrire », surtout écrire, contraste avec l’incessant afflux d’événements, mineurs ou majeurs, personnels ou historiques, qui confèrent à cette correspondance de reclus, une vivacité et un rythme paradoxaux. Ce rapport asynchrone au temps est aussi celui d’un Cendrars en décalage avec les événements, en déphasage avec l’époque (« Je m’éloigne de tout [14] »), comme si l’auteur d’Aujourd’hui (1931) avait cessé, dans les années quarante, d’être son propre contemporain : « Sans ta carte je pourrais me croire sur une autre planète [15]. »

Riche en informations factuelles, qu’il nous faut laisser découvrir au lecteur, la correspondance se referme sur une énigme : celle de la Carissima, le livre de la passion du Christ pour Marie-Madeleine, la pècheresse-pénitente, le livre auquel Cendrars songe depuis 1941, au moins, dont il détient un premier plan en 1943, qu’il fait évoluer en 1944. Ce livre capital, obsédant, intensément rêvé mais sans cesse ajourné, auquel il songe encore en 1948 ; alors même qu’il vient d’achever le dernier volume de ses « Mémoires », il ne l’écrira pas. Cette « plus belle histoire d’amour », ce devait être, à n’en pas douter la leur aussi, celle que l’épistolier n’aura cessé de promettre à Raymone, tandis que dans le même temps, l’écrivain la lui confisquait. Énigme de l’amour ou « Mystère du couple », selon l’expression de Cendrars dans L’Homme foudroyé. Mystère de l’œuvre, aussi, lorsque celle-ci suit d’autres chemins que ceux que trace la correspondance – même et peut-être surtout, la plus intime ; mystère de la lettre enfin, cette écriture de fuite, qui ne nous fascine peut-être tant, que parce l’être tout à la fois, s’y épanche et s’y dérobe, s’esquisse et s’esquive entre les lignes.

Notes

[1] Blaise Cendrars – Raymone Duchâteau. Correspondance 1937–1954. « Sans ta carte je pourrais me croire sur un autre planète », Myriam Boucharenc éd., Carouge-Genève, Zoé, « Cendrars en toutes lettres », 2015.

[2] Œuvres autobiographiques complètes I et II (2013) et Œuvres romanesques I (précédées des Poésies complètes) et II (2017), Claude Leroy dir., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».

[3] Lettre de Cendrars du 2 août 1937.

[4] Lettre de Cendrars du [10 novembre 1943].

[5] Lettres de Cendrars des 15 et 18 [juin 1954].

[6] Voir Entretien de Raymone avec Michel Bory, 4 avril 1977, Archives de la Radio Suisse Romande, transcrit et reproduit dans Blaise Cendrars – Raymone Duchâteau. Correspondance 1937–1954, op. cit., p. 559-574.

[7] « La femme aimée » est le titre de l’une des nouvelles des Histoires vraies (1937).

[8] Toutes ces correspondances ont été publiées dans la collection « Cendrars en toutes lettres » aux éditions suisses Zoé.

[9] Lettre du 24 [mai 1945].

[10] Lettre du [23 octobre 1945].

[11] Lettres du [18 septembre 1943] et du [15 octobre 1943].

[12] Entretien de Raymone avec Michel Bory, op. cit.

[13] Carte du [15 mars 1944].

[14] Carte du [15 septembre 1943].

[15] Lettre du 25 [avril 1945].

Auteur

Myriam Boucharenc est Professeur de littérature française du XXe siècle à l’université Paris-Nanterre, co-directrice de l’axe « Interférences de la littérature, des arts et des medias » du CSLF (EA-1586). Elle coordonne l’ANR « Littérature publicitaire et publicité littéraire de 1830 à nos jours » (littepub.net). Dernières parutions : édition de Blaise Cendrars, Rhum dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (2017) ; Portraits de l’écrivain en publicitaire (avec Laurence Guellec), La Licorne, n° 128 (2018) ; André Beucler à l’affiche (avec Bruno Curatolo), Éditions universitaires de Dijon (sous presse).

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« En marge de tout ce monde idiot ». Les Lettres de Blaise Cendrars à Jacques-Henry Lévesque

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Les correspondances, autant ou plus que les autres livres, sont guettées par la péremption : l’échange qui pendant 37 ans, de 1922 à 1959, a lié Cendrars et Jacques-Henry Lévesque, ne relève pas de l’exhumation d’un trésor caché, puisque Monique Chefdor a procuré la première édition, épuisée aujourd’hui, dans le cadre des Œuvres complètes parues chez Denoël en mars 1991 dont elle constituait le 9e volume, sous le titre « Je vous écris. Écrivez-moi ». Correspondance Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque, 1924-1959. On y découvrait 652 lettres, la plupart de Blaise Cendrars et quelques-unes des réponses de son destinataire, des reproductions des sommaires et couvertures de Orbes, revue que dirigea Lévesque, les prières d’insérer, complétés d’informations sur Jacques-Henry et sa famille. La source majeure de cette correspondance était en effet la femme du destinataire, Angèle Lévesque, dont la collection a rejoint le fonds Cendrars à Berne ; mais les archives nationales suisses ont, depuis, acheté certains lots passés en vente. Monique Chefdor, Olivier Brien, Claude Leroy, Maurice Poccachard et d’autres collectionneurs ont découvert des lettres depuis 1991, qui portent les échanges connus entre les deux écrivains à 740 lettres soit 666 lettres de Cendrars et 74 de J.-H. Lévesque (auxquelles s’ajoutent trois lettres seulement partielles de Cendrars).

Que peut apporter, au-delà de ces compléments au corpus, une nouvelle édition ? Quelques corrections de date, au vu des cachets postaux, conduisent à réviser la place de telle ou telle lettre, ce qui n’est pas sans incidence sur la biographie ni sur l’histoire des œuvres : les dates de certains déplacements, les premiers signes d’un projet d’écriture, les dates d’achèvement d’un ouvrage, tenus pour acquis sur la foi de la correspondance publiée, sont dès lors à vérifier ; l’accès aux originaux a aussi permis de rétablir une expression tronquée, un verso de lettre oublié dans les photocopies fournies autrefois par Angèle Lévesque, de déchiffrer des séquences illisibles, de corriger des leçons erronées en assez grand nombre – Cendrars par exemple se dit « retranché des vivants », non « des avants », et une mystérieuse « éthique de Raut » nous dissimulait celle de Kant, plus familière. Immanquablement, il sera nécessaire de reprendre un jour la nouvelle édition, on ne peut en la matière déclarer un ensemble clos, d’autant que ce qui périme sans doute le plus une édition critique, c’est la vie posthume de l’auteur, la masse des connaissances nouvelles qui ont enrichi la lecture et l’apport d’un nouveau lectorat dans une contemporanéité qui redéfinit sa littérarité et sa place. Ainsi, les strates successives de la critique cendrarsienne sur un quart de siècle ont profité à l’élucidation de nombre d’allusions laconiques et internet a permis d’identifier certains protagonistes obscurs. Le développement de la sociologie littéraire, la publication de nombreuses correspondances d’écrivains contemporains de l’auteur, l’apport des historiens [1], notamment le changement de regard induit par les travaux de Paxton sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation ouvrent l’appareil critique à des analyses renouvelées.

Je ne m’arrêterai pas sur les supports ni sur la graphie bien qu’ils soient la part directement émouvante pour le chercheur : ils n’ont rien de spécifique dans ces échanges avec Lévesque, sinon par le contraste qui se manifeste visuellement entre les deux interlocuteurs. Les cartes postales et les cartes de correspondance, les feuillets bleus adhésifs (du Tremblay, de Hyères, du Gelria au retour du Brésil, des Ardennes, de Biarritz, d’Aix-en-Provence, de Villefranche-sur-Mer, de la rue Jean Dolent à Paris, ou de l’hôtel d’Ouchy), se retrouvent d’un destinataire à l’autre, de même que les papiers à en-tête des Deux Garçons, le café-restaurant que fréquente Cendrars à Aix pendant la guerre, des grands hôtels de France, de Biarritz, de Rio, ou les blocs à petits carreaux écrits à l’horizontale à l’encre bleue ou violette sur des demi-feuillets. On retrouve dans la graphie toutes les couleurs de l’humeur du jour : l’écriture du Blaise pressé, pour une demande urgente avant la dernière levée, celle du Blaise exaspéré que signale une nette gradation vers l’illisible ; on suit le sismographe de la fatigue, les tremblements dans les périodes de création intense et dans les petits mots laconiques qui succèdent au premier AVC de 1956 ; on constate les progrès du retour à l’écriture, avant le grand silence qui suit le second AVC en 1958, que rompt seulement la signature déformée de la « main amie », au-bas d’une carte envoyée par Raymone. La lettre suit au plus près la voix dans une conversation qui lie les amis séparés ; l’intonation se marque dans la véhémence typographique : traits de soulignements – deux, trois, ou plus ; tirets démesurés (double ou triple cadratin), points d’exclamation en rafales, lignes de pointillés. Tantôt la phrase méandre, accueillant des énumérations, incises et détails d’une précision obsessionnelle ; tantôt la violence expéditive des jugements, le lexique cru, les émotions débordent et serpentent sur le bord, jusqu’en haut du feuillet. À l’éditeur d’assurer la lisibilité et une certaine régularité de la mise en page et des codes de transcription, sans sacrifier totalement le geste d’écriture, le tempo de l’humeur, que seul le fac-similé pourrait rendre fidèlement.

 En contraste, Jacques-Henry Lévesque sature ses pages – souvent deux ou plus – d’une écriture prolixe, régulière, avec des ajouts à la relecture et toutes sortes de marques d’intensité. Il signe invariablement « votre AMI » avec une naïveté d’enfant affectueux et le plus souvent, abonde dans le sens de Blaise, prodigue en actes d’allégeance. Il faut dire que le maître pratique méthodiquement l’assassinat thérapeutique et le coup de bâton zen. Cendrars a la dent dure avec ses correspondants – à l’exception peut-être de t’Serstevens : il se fait un devoir de dire à Poulaille ses réticences sur ses publications, de descendre en flèche le dernier livre de Guiette qui lui demandait son avis et de corriger longuement dans plusieurs lettres de suite le texte d’introduction aux Poésies complètes qu’il a sollicité de son ami Lévesque, un texte dont il s’était pourtant déclaré entièrement satisfait.

Le statut de document autobiographique d’une correspondance demande quelques précautions : si le cachet de la poste a valeur de preuve, une fois vérifié l’appariement de la lettre à l’enveloppe, le contenu ne lève pas tous les voiles et demande des recoupements [2] ; ainsi, les voyages en Espagne avant, pendant et après la guerre civile restent en partie mystérieux : certains s’éclairent grâce aux lettres à Louis Brun, ou à d’autres aficionados de corridas. D’autres non. La lettre, exceptionnellement espace de confidence où s’avoue, en prolongement d’une conversation nocturne à bord du Normandie, un désir suicidaire, protège aussi les secrets ou permet dans d’autres circonstances de nourrir la légende près d’un destinataire crédule qui la répandra. Comme toute correspondance celle-ci, surtout si nous la mettons en parallèle avec les lettres à Raymone, permet de combler quelques lacunes biographiques à la fin des années trente lors de la brouille avec la comédienne [3] et d’éclairer d’un autre jour la vie quotidienne à Aix. Dans les lettres à Lévesque, les détails d’intendance sont plus sobres, tandis que se précisent quelques zones douteuses de l’histoire, par exemple une escapade en Irlande où Cendrars prétend être allé boire un bon whisky pour justifier près de Maximilien Vox son silence, se trouve démentie par le cachet des courriers envoyés d’Aix à Jacques-Henry Lévesque aux mêmes dates, dans lesquels on lit un compte rendu de l’avancée de l’écriture quotidienne. Mais on attend des correspondances autre chose que ces « exploits d’huissier » comme dirait Breton, ou ces flagrants délits de (petits) mensonges. Tout au plus vérifie-t-on ici que la lettre permet de tendre au destinataire une image de soi conforme à son attente : celle de de l’homme viril, libre et imprévisible, qui peut braver la guerre pour aller boire un verre et qu’aucun éditeur n’enchaînera à sa table d’écrivain, mais pour Jacques-Henry celle du moine reclus qui sacrifie l’ailleurs à la cellule d’écriture. Le premier paradoxe de cette correspondance pourrait s’intituler « ne le dites à personne [4] », une phrase qu’on retrouve dans d’autres échanges de Cendrars, qui permet de constituer le cercle des intimes – ceux avec qui on partage des secrets – ou du moins ceux auxquels Cendrars veut faire savoir ou croire qu’il les distingue de tous les autres.

Après avoir rapidement dessiné la construction de la relation au fil des lettres – car la lettre n’est pas dans ce cas seulement un document qui témoigne, un support médiateur, elle est l’agent même de cette construction –, je m’arrêterai sur un aspect central de cette correspondance : le journal de bord de l’œuvre, riche en discussions métapoétiques. Cendrars s’adresse à Jacques-Henry Lévesque lui-même poète, lecteur sensible aux techniques de narration, de composition. Avec lui il peut parler des ficelles du « métier », congédier les images d’Épinal de l’écrivain baroudeur au profit d’une autre figure de soi, celle de l’ascète et du « constructeur ». Le refus de l’Histoire, l’angoisse de mort, le pessimisme misanthrope et la certitude du pire s’aggravent au fil de la guerre et, conjugués à la lecture des mystiques, montrent chez Cendrars, comme chez plusieurs poètes du XXe siècle, que l’attraction de l’espace a pu constituer une alternative au temps linéaire jugé hostile.

1. « Je ne puis compter que sur vous »

 Jacques-Henry Lévesque (1899-1971) est le fils d’un couple d’amis proches de Cendrars, Marie et Marcel Lévesque, un comédien reconnu, que Cendrars n’a pas pu manquer lorsqu’il jouait Judex dans Fantômas. Marcel Lévesque poursuit à la fois une carrière au cinéma et au théâtre – Cendrars ne manque pas de saluer chacun de ses retours à la scène et fait transmettre ses amitiés aux parents de Jacques en fin de lettre. Les archives conservent quelques lettres échangées entre Cendrars et Marcel ou Marie, qui partagent en voisins les loisirs et les apéritifs de Blaise et Raymone au Tremblay-sur-Mauldre où ils se sont installés pour les vacances et le week-end. Ils accueillent aussi Blaise et Raymone dans leur villégiature à Hyères. C’est justement dans le Sud, sur la Promenade des Anglais à Nice, que Cendrars a fait la connaissance du fils de son ami, un jeune homme de 19 ans, timide, porté vers la poésie et la littérature, fasciné par la liberté d’allure et de langage de cet ami de son père. La relation bienveillante de Cendrars avec ce jeune poète attiré par Dada devient au fil du temps une amitié en passant par toutes les couleurs du prisme affectif.

La correspondance de Blaise le montre enclin à « mettre le pied à l’étrier » aux jeunes poètes – quitte à se montrer sévère avec les écrivains « arrivés » : il s’entremet près des directeurs de revue pour faire publier les textes de Luc Elgidé (Luc Dietrich), de Raymond Lèques, répond aux sollicitations du jeune Guiette, et plus tard accueille à Saint-Segond Frédéric Jacques Temple et rue Jean Dolent Georges Brassens ou le jeune Jacques Roubaud. Il envoie volontiers ses textes à publier à ceux qui se lancent dans l’aventure d’une revue (Orbes, Réalités, Souffle…). Cendrars a manifestement pris sous son aile Jacques-Henry Lévesque, et lui confie de petites tâches de factotum – dépôt, récupération de manuscrits, recherche en bibliothèque quand il veut éviter de se déplacer, report de corrections sur les épreuves quand il est au Brésil. Puis, la formation du disciple préféré se poursuit par étapes dans les années trente : il rédige les prières d’insérer, les comptes rendus, les articles et présentations pour les journaux. Promu secrétaire de rédaction et chargé de presse, documentaliste, premier lecteur et conseiller technique, il est aussi éditeur : Blaise donne un texte presque dans chaque numéro de la revue Orbes co-fondée par son jeune ami. Ce dernier joue pendant la période d’Aix le rôle d’intermédiaire dans les négociations éditoriales, récupère les chèques, relance les radios qui diffusent sans payer [5] et la reconnaissance de Blaise se marque lors de l’édition des Poésies complètes chez Denoël en 1944 : le poète lui confie la redoutable tâche de réunir les poèmes et recueils épars [6], l’envoie à la chasse aux manuscrits, aux revues éphémères et lui confie l’écriture de l’introduction. Jacques-Henry Lévesque ayant passé l’épreuve avec succès se voit chargé d’écrire en 1946 le premier essai officiel sur le poète, proposé par Keller aux éditions de La Nouvelle Revue Critique. Avant même la publication de l’ouvrage en 1947 il est invité à constituer l’anthologie qui doit compléter l’essai de Louis Parrot chez Seghers, et s’en acquitte à marche forcée avant son départ pour New York où il rejoint Angèle, sa future femme. Désormais, le ton a changé. Cendrars met les formes à ses demandes : « Vous voilà encore avec du travail sur les bras, mon pauvre Jacques. Excusez-moi, mais je ne puis compter que sur vous. »

Le rythme des échanges dépend des aléas habituels. La moisson est très inégale selon les années, avec des années blanches comme 1934, une période où Blaise en plein marasme se terre, à moins que, plus simplement, les deux amis se voient assez souvent à Paris et au Tremblay pour n’avoir pas besoin de s’écrire. Toutefois ce silence total – pas même un billet fixant une date de rencontre – suggère plutôt qu’une partie des lettres reste enclose dans des collections privées ou a été détruite. Certaines périodes clairsemées de billets brefs et factuels s’expliquent par la dépression, la maladie, les abîmes psychiques dans lesquels Cendrars peut s’enfoncer par cycles, notamment lors de la rupture avec Raymone [7]. Dans ce désert des années trente, où il se réfugie dans l’écriture de reportages, presque aussitôt repris en livres (Rhum) ou constitués en recueils (Histoires vraies, La Vie dangereuse, D’Oultremer à indigo), le séjour dans les Ardennes chez Élizabeth Prévost, une oasis dans un moment de crise, se traduit par une exaltation lyrique sur fond de désespoir et de joie suicidaire. C’est aussi une parenthèse enchantée de la correspondance avec Lévesque, où Cendrars écrit des lettres de haut vol émaillées de descriptions sensorielles saisissantes de la nature, d’anecdotes de la vie locale lorsqu’il s’imagine un instant en gentleman farmer dressant les chevaux du haras. Ses lettres prennent de l’ampleur, y compris sur un registre rare, celui de la confidence personnelle. Jacques-Henry Lévesque est un des seuls destinataires auquel Cendrars ouvre un soupirail sur les caves piranésiennes de ses angoisses sans fuir aussitôt dans l’auto-dérision.

La courbe d’ensemble dessine bien la montée en puissance d’une amitié qui devient paternelle. Des lettres rares et circonstancielles des débuts de la relation épistolaire en 1922 jusqu’en 1938, on passe au début des années quarante à une ou plusieurs lettres chaque mois. Le rythme se précipite quand Cendrars rédige « Le Vieux port » pour une édition de luxe chez Vigneau. Lorsque s’engage la « Rhapsodie gitane » qui va ouvrir les écluses de L’Homme foudroyé, l’énergie de la création déborde dans l’activité épistolaire : deux ou trois lettres par semaine, et même parfois deux voire trois par jour, accompagnées parfois de listes de plusieurs feuillets : titres d’ouvrages à consulter en bibliothèque, corrections à reporter, titres des journaux qui ont assuré la réception du dernier livre, florilège de citations des critiques. La prolixité des années 44-46 vient aussi en partie de ce que, une fois revenu le flot de l’écriture, devant l’imminence du débarquement puis les destructions et les règlements de compte, le sentiment d’urgence s’est emparé de Cendrars qui demande à son ami d’accepter d’être son exécuteur testamentaire [8]; il s’agit d’aller au bout de l’œuvre, de rééditer ce qui n’est plus disponible avant de disparaître. Après la guerre, lorsque l’écrivain redevient visible pour les journaux, les revues et les radios, se multiplient les demandes de services divers au documentaliste-secrétaire-agent-attaché de presse. Par exemple une recherche de citation en décembre 1944, ou un service commandé en bibliothèque :

Pouvez-vous me trouver chez l’un des bouquinistes ecclésiastiques des environs de la place St -Sulpice (il y en a un bien achalandé rue de Rennes, un peu avant la rue du Vieux-Colombier, à droite en descendant) le bouquin signalé au dos. Payez-le n’importe quel prix. Je vous rembourserai par mandat.

voir au dos [9] :

En 1848 sortirent des fameux ateliers de l’abbé Migne, au Petit Montrouge, près de la carrière d’Enfer à Paris, deux in-quarto, intitulés : Monuments inédits sur l’apostolat de sainte Marie-Madeleine en Provence et sur les autres apôtres de cette contrée : S. Lazare, S. Maximin, Ste Marthe et les saintes Maries Jacobé et Salomé, — pour servir de supplément aux Acta Sanctorum de Bollandus, etc., etc.

L’auteur des Monuments inédits est FAILLON, un sulpicien; mais bien des catalogues portent ce bouquin sous le nom de MIGNE…

Bonne chance et merci.

Après le débarquement, Jacques-Henry devient le fil qui relie à la vue littéraire parisienne un Cendrars isolé à Aix, où les journaux arrivent erratiquement. Il envoie les revues, page à page dans la période où les courriers ne peuvent dépasser 100g. :

Merci, mon petit Jacques, du grand plaisir que vous m’avez fait en m’envoyant Les Lettres françaises, bien arrivé in extenso. C’est tout de même l’air de Paris. Ici on étouffe. — Continuez chaque semaine, voulez-vous ? Et envoyez-moi un no de Carrefour. Merci. — Quand vous aurez reçu L’Homme foudroyé, je vous dirai ce qu’il faut faire du manuscrit [10].

Mais il doit aussi être prêt à répondre dans l’instant à des billets comme ceux-ci : « Pouvez-vous me dire quelle est la date de naissance de Marcel Proust ? » (mardi 28 [11/44]), « Quelle était la lettre minéralogique de l’immatriculation des automobiles du département de la Somme avant 1914 ? / Vous pouvez trouver ce renseignement dans un vieil almanach Hachette (sur les quais) » (lundi 16 [7/45]).

Comme il est aussi le premier lecteur, critique et rédacteur publicitaire, Jacques-Henry Lévesque donne son avis, toujours enthousiaste, sur les manuscrits que Blaise lui adresse dès achèvement, un avis attendu avec insistance à partir de 1944 [11]. Cendrars, après avoir prodigué de sévères leçons de style et infligé ses corrections aux introductions de Jacques, peut désormais demander conseil :

Je voudrais avoir votre avis sur une question d’écriture : j’ai l’impression que les Rhapsodies fourmille de « mais » au début et dans la construction des phrases. De même beaucoup de «pour» dans l’emploi des verbes à l’infinitif. Cela vous a-t-il frappé ? Avez-vous remarqué d’autres faiblesses de style ou affaissements ? Je corrigerai sur épreuves. Cela est dû au fait que je reste des 15 jours sans parler. Il ne faut pas que le murmure intérieur déborde dans l’écriture. J’y mettrai le holà! Comme tout est difficile ! Embrassez Angèle si elle est encore là [12].

Si les débats sur le conformisme politique et l’auto-censure ou sur l’art romanesque sont passionnants en ce qu’ils obligent Cendrars à expliciter ses choix, le maître se rend rarement aux arguments d’un disciple qui, après tout, pourrait l’aimer pour de mauvaises raisons :

Mon cher Jacques,

[…]

Dites-moi en quoi ce livre est «pathétique » ? (qualificatif que vous employez). Je serais curieux de connaître vos raisons ?

Je vous enverrai la Rhapsodie III à la première occasion. C’est un sacré morceau.

[…]

Je suis assez d’accord avec ce que vous me dites de mon reportage Chez les Anglais. Un chapitre comme l’Avionnerie me réjouit encore. Mais, justement, ce chapitre n’est pas objectif. Tout au contraire. J’ai été le seul parmi mes confrères à noter ce « cri de bébé» qui fait de l’avionnerie une pouponnière. Eux, j’en ai eu le témoignage, ne l’avaient même pas entendu. Qu’est-ce donc l’objectivisme ? Une façon d’être et de sentir. La forme la plus intime du subjectivisme [13] ! —

Il le répète désormais régulièrement, il a besoin, dans sa solitude, de l’avis de son premier lecteur mais conscient de quémander des conseils qu’il ne suit jamais, Cendrars flatte parfois son interlocuteur : « Beaucoup de ces petites choses ne me seraient pas venues à l’esprit si je ne vous avais connu, mon cher Jacques, et tenu à vous faire plaisir. Ceci dit en toute simplicité » (vendredi 22 [12/44]) mais il doit revenir à la charge pour décider son destinataire à sortir d’un silence prudent devant les passages les plus agressifs de L’Homme foudroyé :

Mon cher Jacques,

A deux ou trois reprises vous m’avez annoncé que vous aviez encore beaucoup de choses à me dire au sujet des Rhapsodies. Je voudrais bien que vous m’envoyiez vos observations avant que je ne reçoive les épreuves. Vous savez bien que j’en tiendrai compte dans la mesure du possible et, qu’en tout cas, vos remarques intelligentes me font réfléchir [14]

Le rapport de forces semble peu à peu s’inverser, notamment quand Jacques-Henry peut enfin, en 1946, s’installer à New York : Blaise attend la visite de Jacques à chacun de ses séjours en France – et désormais le dit, même s’il use de l’alibi de la nostalgie du voyageur pour dissimuler la demande affective : « C’est gentil de m’envoyer ce petit mot ; naturellement, j’imagine bien que vous avez un monde de commissions à faire ! Mais quand vous serez un peu plus libre, poussez donc jusqu’ici pour me raconter N.Y. ! » écrit-il le mardi 1er avril (1947) ; le jeudi 10 il réitère son invitation : « Mon cher Jacques, / Merci de votre lettre. Je suis impatient d’entendre New York sortir de votre bouche ! […] Quand rappliquez-vous pour que j’entende parler d’un autre monde. Je suis impatient de N. Y. / Blaise ». On le voit se pencher avec sollicitude sur la santé de Jacques, ou s’inquiéter pour Angèle, le 5 mars 1940 : « P.S. Aperçu Angèle chez Raymone avant mon départ. J’ai été frappé de ce qu’elle avait mauvaise mine. Attention. Que se passe-t-il ? » Le 1er juillet 1942 : « […] Mais je me demande aussi pourquoi vous avez tant maigri ? C’est inquiétant. Êtes-vous bien sûr de ne pas être malade, mon cher Jacques, de ne pas couver un microbe de mauvaise fièvre ? Dormez-vous bien et suffisamment ? Et excusez mon indiscrétion. » Il propose ses remèdes de bonne femme, prodigue ses conseils : dès lors, Jacques et Angèle font partie de la famille d’élection et la correspondance prend un tour protecteur qu’on ne rencontre que dans les lettres à Raymone. On passe sans transition des nouvelles du monde des lettres à la recette médicinale – et cette brutalité du coq-à-l’âne est un trait constant des lettres de Cendrars, révélateur du statut de son écriture épistolaire : la lettre n’est pas un futur morceau d’anthologie mais un simple substitut conversationnel d’un locuteur qui se livre dans l’instant, à bâtons rompus.

Mon cher Jacques,

J’ai oublié de vous dire hier que Le Cheval de Troie, la revue du R.P. Bruckberger, paraît à la fin du mois. J’ai un gros paquet (80 pages) dans ce 1er no. Malheureusement ils [ils = la censure dominicaine] ont cru bon de faire sauter une quinzaine de pages tout de suite après le début de mon histoire si bien qu’elle est déséquilibrée et boite furieusement. Néanmoins procurez-vous le premier no. Je serai curieux de savoir ce que vous en penserez. Ce sera une surprise pour bien des gens. Je ne vous en dis pas plus —

La pyorrhée se rapporte souvent des États-Unis. Cela est dû neuf fois sur dix à une trop forte consommation de conserves ou de conserves de mauvaise qualité ou trop pauvres en vitamines B. Cela se soigne comme le scorbut. Mangez beaucoup de verdure. Frottez-vous les gencives avec du citron frais ou avec une pomme de terre crue. C’est ce que faisaient les baleiniers à Chiloé. / [15] […]

Jacques semble immunisé contre les accès de mauvaise humeur ; en bon fils, il rapporte de New York des cravates amusantes pour Blaise, qui le remercie par courrier.

2. Au foyer de la création

Au-delà des demandes de renseignement, des missions et comptes rendus de Jacques, qui confèrent à la correspondance une valeur documentaire, les lettres de Cendrars ont bien d’autres fonctions qu’informationnelles  –  d’expulsion, exécration, expression du désespoir et de l’euphorie, construction de figures vivables de soi. Elles sont en profonde capillarité avec les chantiers successifs, notamment dans les années quarante-trois à quarante-six, où le rythme des lettres s’accroît parce que Cendrars retrouve l’inspiration et que ce polygraphe se repose de l’écriture d’un récit en rédigeant des lettres; l’activité épistolaire n’est pas un substitut au tarissement de la fiction, ni à l’échec de John Paul Jones [16], elle suit les aléas de la pulsion d’écriture, elle est la mise en forme du matin et la récréation salubre du soir où s’ouvrent les vannes, après une écriture plus surveillée, tendue par la mise en jeu des souvenirs personnels et l’ambition d’un grand projet : « je travaille comme un possédé » écrit-il en décembre 1944, « […] et écrire 12-14 heures par jour, comme je le fais, congestionne le cerveau au point que je ne sens pas le froid ». Sans pouvoir toujours dire dans quel sens opère la transfusion entre les chantiers en cours et la correspondance, on lit dans les lettres à Lévesque des citations de Descartes, des spéculations sur le mysticisme, des discussions patristiques, des anecdotes et des réminiscences qui se retrouvent presque in extenso dans tel ou tel volume de la tétralogie – ce qui fait de la lettre cendrarsienne, comme l’ont depuis longtemps noté les spécialistes des correspondances d’écrivains, le « laboratoire de l’œuvre », et de Jacques-Henry le premier témoin et le premier destinataire du chapitre en cours.

Dès les années trente, où il s’adonne davantage à l’écriture journalistique, Cendrars reconnaît que quoi qu’il en ait, il lui faut choisir entre pêcher la truite, écouter les histoires des contrebandiers à la frontière espagnole ou assumer sa condition d’écrivain. L’Occupation précipitera dix ans plus tard la réalisation de la prophétie [17] : Diogène se fait moine et s’enferme à Aix dans son tonneau d’écriture : après un long temps de sidération devant la capitulation de la France et l’omniprésence de la langue allemande dans les rues de Paris, il vit comme une renaissance le retour à la création. L’emballement de l’inspiration et l’intensité de l’écriture se trahissent certains jours dans l’exaltation d’une lettre, d’autres jours au contraire par le laconisme des billets ‒ pas le temps d’en dire plus ! Ce que retrace aussi cette correspondance, c’est l’émergence de la conscience, à partir de 1943, que ce qui s’écrit est bien un monde à soi, à la merci du prochain bombardement [18] ; malgré les doutes et les échecs, la certitude d’être un écrivain appelle une résolution : assumer ce « sale métier » d’homme de lettres, qui passe aussi par la « gestion » des publications. Il lui faut à la fois achever les nouveaux chantiers et assurer la pérennité de ce qui précède, rééditer les anciens titres, rassembler les poèmes dispersés en urgence en ce temps où il doute de sa survie. La proposition que lui fait Denoël en 1943 de réunir ses poésies vient à pic en dépit des obstacles. L’éloignement de Cendrars qui le prive de ses exemplaires personnels, de ses manuscrits, de l’accès aux petites revues où dorment des poèmes qui n’ont encore jamais été recueillis, la perte de certains manuscrits font plus que jamais de Jacques-Henry Lévesque « la main » de Cendrars, qui téléguide les opérations dans des lettres qui nous dévoilent la fabrication du volume, les conflits avec Denoël sur le titre… C’est aussi l’occasion pour nous aujourd’hui de découvrir, au-delà des poèmes retrouvés et des recueils connus, la partie immergée de projets avortés, et parfois des références et des modèles insoupçonnés. Cendrars est conduit à préciser la place d’un poème dans un recueil resté en pièces détachées et à en exposer le plan initial :

La place du poème que je vous ai envoyé est bien après le « Ventre de ma mère», donc en queue de volume. Au cœur du monde est un long poème (ou Prose) dans lequel viennent s’inscrire ce que j’appelais à l’époque des poésies « à forme fixe » qui elles portent un titre : « Hôtel N-D », « Le Ventre de ma mère » et (la 1re strophe) « Hôtel des Étrangers ». Tout cela se suit et se tient. Il y en a 400 pages dont 175 poésies titrées. Un MS est au Tremblay, un autre à Biarritz, un troisième au Brésil. Tout cela dort depuis 1917, date à laquelle j’ai pris congé des poètes sans leur dire un mot, les laissant à leur « malentendu». Jugez si j’ai vu juste. Néanmoins, je suis responsable de leur gâchis… pour autant que je me suis tu. Merci de votre lettre [19].

Il précise le même jour :

Tout cela se tient, se suit. Dans aucun cas les poèmes fixes ne doivent être isolés de leur contexte. Un blanc serait trop brutal. Un numéro arrêterait l’écoulement du poème. Le titre de chaque « poème fixe » suffit pour marquer un temps d’arrêt et en même temps le titre me sert de tremplin imaginaire…

Vous ne pouviez saisir cet ensemble ni son agencement puisque vous avez ramassé ces fragments détachés dans différentes revues. D’où l’erreur de la mise en pages où tous ces fragments ne se tenaient pas épaule contre épaule. Je vais les bloquer. Nous n’aurons plus qu’un seul fragment : le début de l’ensemble : un seul morceau.

Vale

Blaise

N.B. à chaque point de chute ou domicile correspond également une femme ou tout au moins une aventure, qui n’est pas toujours amoureuse… comme vous vous en rendrez compte un jour quand cette tapisserie sera dépliée [20].

À la veille de l’impression, le poète envoie « un poème absolument inédit tiré de Au cœur du monde, si cela ne doit pas faire de complications avec la censure », à ajouter en fin de volume. Et il peut enfin décerner à son éditeur bénévole un satisfecit tempéré : « Tel quel le volume ne se présente pas mal. Il est un peu un Cendrars… des familles ! / Je vous remercie du mal que vous vous êtes donné. Mais en voici la fin ! »

Si Raymone reçoit aussi des nouvelles détaillées de ce « front » d’écriture, et des tractations éditoriales, Jacques-Henry Lévesque est le seul destinataire que Blaise laisse à ce point entrer dans le débat technique qu’il entretient avec lui-même ; à lui, Cendrars découvre ses intentions et ses présupposés poétiques. Il préfère souvent laisser croire au grand public et à ses confrères qu’il écrit à la hussarde, en voyageant librement dans ses souvenirs et en laissant s’enchaîner les anecdotes au fil des rencontres mémorables de sa vie. Mais vexé que les critiques [21] mordent à l’hameçon et que ses confrères [22], saluant sa facilité native, méconnaissent la part d’un art concerté, il tente dès cette époque de substituer au baroudeur des lettres l’image du travailleur acharné, du reclus dans la cuisine d’Aix, « en marge de ce monde idiot ». Si ses lettres ne sont pas destinées à un public posthume, Cendrars a donné explicitement à Jacques l’autorisation de s’en servir pour exposer ses conceptions de la création dans son essai en 1946. À Jacques-Henry, il se montre comme l’orchestrateur minutieux d’architectures novatrices ; il insiste sur son souci de la composition – s’étonnant que le titre des « Rhapsodies gitanes » n’ait pas averti la critique de L’Homme foudroyé de la structure subtile de son récit. Il revient sur ce principe de composition, et en fait un argument décisif quand son interlocuteur effrayé lui suggère qu’il faudrait retrancher ou atténuer certaines attaques : le texte apparemment décousu obéit à un ordre secret et la moindre intervention affecterait l’ensemble.

Je suis bien content que vous ayez reçu la Rhapsodie III. Vous ne pouvez pas vous rendre compte de la composition du livre tant que vous n’avez pas lu la IV où tous les personnages du livre et les thèmes traités viennent s’éteindre, mourir ou s’apaiser les uns après les autres sur un grand point d’orgue qui vous est nominativement dédié et qui entame cette IVe (et dernière !) Rhapsodie [23].

Modèle musical ou non ? Lui-même semble se contredire à ce sujet ― « La Rhapsodie n’a de la musique que dans le titre » écrit-il le 24 juin 1944 ― mais le 31 janvier 1945 :

Dans La Main coupée […] je n’ouvrirai aucune parenthèse ni ferai aucune interférence, dont j’ai abusé dans les Rhapsodies — par analogie avec la composition musicale, selon laquelle la composition des Rhapsodies progresse. —

À Jacques-Henry qui s’inquiète de le voir multiplier les prépublications, il expose sa conception de la structure rhapsodique, à géométrie variable, dans laquelle les significations de l’ensemble sont indépendantes de celles de chaque pièce. C’est finalement un art du temps qu’il dévoile à partir de l’agencement et de la combinatoire spatiale de séquences autonomes :

si les hebdos publient tout ce que je leur ai adressé, fragments qui représentent un bon tiers du livre, L’Homme foudroyé ne sera en rien défloré, et la surprise sera entière à la parution du bouquin ! Et cependant je n’ai pas tripatouillé ces fragments dont certains sont même très longs. Cela tient à la composition en contrepoint de ce livre et au rôle qu’y joue « le temps » — chaque histoire ou chaque fragment d’histoire peut faire une nouvelle « détachée » — et ce n’est que dans le livre qu’elles font un « tout ». J’ai tellement battu les cartes que dans la version finale du bouquin tout pourrait encore y être interverti sur une ultime épreuve sans que rien ne soit changé. C’est que je suis maître du temps. Et c’est pourquoi mon bouquin n’est pas linéaire mais se situe dans la profondeur. Et c’est pourquoi j’en suis content — [24]

D’un livre au suivant, la correspondance permet de comprendre comment se poursuit en dépit de la diversité des sujets et les ruptures formelles la même quête de la « profondeur », en lien avec la mystique – là encore Jacques-Henry, parce qu’il s’est ouvert tout jeune à Blaise de son attraction pour la mystique orientale, est le seul interlocuteur auquel Cendrars puisse exposer ses propres sources, opposer ses préférences pour la mystique chrétienne et débattre de l’expérience contemplative [25]. On voit ainsi se construire une image de soi en « stylite éveillé » qui s’assortit d’une profonde réflexion sur la vie monacale actuelle et ce que pourrait être une vie vraiment contemplative (lettre du lundi 27 [11/44]) ou, dans la lettre qui suit, sur l’écriture et la sainteté :

Les deux heures de travail à l’aube, je les consacre à la création. Si j’étais religieux et si j’avais la foi, je les aurais consacrées à la prière matinale, et je n’écrirais pas mais serais depuis des années à la Trappe pour laquelle je suis mûr, si j’avais un sou de foi. Mais, attention, ces deux heures du petit jour, et en vue de La Carissima, je les consacre d’ores et déjà à la contemplation. — C’est ainsi qu’une ligne de conduite se perfectionne ou s’avilit dans la pratique, de même que la pratique peut ennuyer à la longue et devenir une mauvaise habitude. La vertu est souvent un vice et tel saint trouve le diable au cloître. La vie n’a rien de théorique et se plaît à se contredire elle-même. Le plus gros danger pour un écrivain est la déformation professionnelle. La poésie n’est pas un métier. La création est une puissance. Et la magie n’est pas dans les recettes, aussi abracadabrantes soient-elles. Tout cela, c’est bon pour les cocos d’Académie et d’Université [26] !

Le travail sur le temps narratif et la fragmentation est ce qui assure le lien entre les lectures de Remy de Gourmont et celle des Pères de l’Église, entre l’écriture de L’Homme foudroyé et les projets de Vie des Saints – Marie-Madeleine (La Carissima, ouvrage inachevé) puis Saint-Joseph de Cupertino (chapitre du Lotissement du ciel) –, et implique un usage différent du dialogue dans le roman. C’est dans la correspondance qu’on saisit alors les enjeux fondamentaux de la construction romanesque de Cendrars qui, tirant parti d’autres modèles (le montage cinématographique et la composition musicale), attente à l’ordre narratif à chaque roman depuis Moravagine – ce dont seul Dos Passos s’était très tôt avisé, étonné de voir les Français le créditer de ce qu’il prétend avoir appris de Cendrars.

Le 22 février 1945 après sa journée d’écriture, Cendrars dresse ce bilan :

Le travail marche dur. Je suis tellement maître de la dislocation du temps que je l’applique jusque dans d’infimes détails, et ce matin pour la première fois dans un dialogue ! Cela m’amuse beaucoup. Mais je pense déjà à employer tout autrement le temps dans La Carissima, sur le sujet mystique, où le temps est supprimé et l’époque de Ste Madeleine, aujourd’hui, hier et demain, où le temps est sublimé… Mais, je n’en suis pas encore là [27] !

Cendrars éclaire sa conception du dialogue dans le roman dans des formulations qui annoncent ce qu’il ne réalisera que dans Emmène-moi au bout du monde !… (1949-1956), le dernier roman qui se déroule dans le monde du théâtre, et dont la protagoniste, une vieille comédienne, justifie une composition en longs monologues, arias, duos, récitatifs et a parte :

Mon cher Jacques. Je voudrais que vous me donniez votre opinion sur mes dialogues dans L’Homme foudroyé. J’en emploie beaucoup dans La Main coupée, non pas pour remplacer l’action comme au cinéma depuis qu’il est parlant, mais pour la précipiter et aussi pour remplacer les considérations psychologiques de l’Auteur sur ses personnages (encore une de ces conventions des romanciers qui me crispe parce qu’elle est fausse !). Sonnent-ils juste ? Est-ce nature ? Le dialogue fait si facilement théâtre. Vu le grand nombre de personnages qui grouillent dans La Main coupée je voudrais que chacun de mes dialogues ouvre au moins des lucarnes sur la vie intérieure de mes personnages en plus de ce qu’ils peuvent dire. En somme, on ne devine ses semblables que par ce qu’ils laissent entendre sous leurs paroles, même celui qui ne sait pas s’exprimer. Y a-t-il de cela dans les dialogues de l’H.F. [28] ?

La carte-lettre suivante, le 10 décembre 1945 poursuit cette réflexion sur la portée indicielle des propos anodins jusqu’à l’image de « ce son de cloche fêlée » qui éclaire avec finesse la partition du poète romancier, à l’écoute de ce que livre la langue :

(suite au sujet des dialogues) Je crois que seul dans un dialogue on peut marquer, sans avoir l’air d’y toucher (et sans faire un plat !) les qualités et les défauts essentiels d’un personnage, tels que la gentillesse, l’ignominie, l’honneur, l’avarice secrète, la grossièreté, la parfaite éducation, etc., etc., et jusqu’à l’atavisme et les tics individuels. Tout cela se sous-entend dans les paroles dites — et même dans les plus maladroites. Quelle économie d’écriture si l’on touche juste et quand l’on arrive à faire entendre ce son de cloche fêlée sous les propos ! Est-ce que j’y arrive ? Assurément pas à chaque coup. Mais je vais pousser ça [29]

S’il est un secret à extraire des lettres à Lévesque c’est bien celui de la cohérence de l’œuvre et de la solidarité formelle qui lie comme autant d’épisodes d’une même quête les récits disparates de l’après-guerre, sans « faire système » car il ne s’agit pas de répéter d’un roman à l’autre une technique brevetée ; là aussi il faut savoir quitter ce qu’on aime, selon l’éthique du voyage qui conduit son écriture.

Composition et décomposition du récit dans le temps : je viens de terminer un long chapitre où la dislocation du temps est poussée à l’extrême et se termine sur un enchevêtrement de toutes petites mesures qui se chevauchent — le passé après, le futur avant le présent — fragmentations qui tiennent souvent à quelques minutes ! Je crois qu’on ne peut pas aller plus loin sans en faire un système emmerdant —J’ai hâte de faire autre chose, La Carissima par exemple — mais ce ne sera hélas pas avant un an! Oui, je vais encore passer toute l’année 46 sur La Main coupée — [30]

La composition reste la préoccupation majeure de La Main coupée, mais le changement de registre passe toujours par la polyphonie et le travail sur les dialogues :

Tel que j’en ai établi le plan La Main coupée aura 50 chapitres. C’est peut-être beaucoup… […] La technique en est tout autre que celle des Rhapsodies. Tout en style direct. Je pense faire quelque chose d’absolument nouveau sur un vieux sujet comme la guerre. Je vous en dirai plus long d’ici un mois quand j’aurai terminé la première partie.

La Main coupée va bon train. Je suis mon programme d’assez près. Aucun problème de style. Aucun lyrisme. Toute mon attention est portée sur la composition du récit. Je voudrais arriver à faire plus vrai que vrai. Je suis assez content jusqu’à présent. Mes bonshommes sont dépouillés de toute gloriole ou vantardise, ce qui n’est pas toujours commode vu le genre du récit et son sujet : la Guerre. Mais je crois pouvoir y arriver. C’est, comme vous dites, un tour de force [31].

En réponse à une description topographique précise des bistros du quartier de la gare du Nord, de leur enseigne, de leur allure et du nom du patron longuement détaillée le 26 novembre 1945 par Jacques-Henry, Cendrars, qui n’utilisera aucun de ses renseignements directement, justifie la place qu’il accorde à l’exactitude de la fiche de terrain dans un usage fictionnel :

Merci, ces renseignements me sont très utiles. Grâce à vous je revois tous ces bistros pouilleux que je connais tous, mais où l’on entre habituellement sans prendre garde ni aux enseignes ni aux noms des patrons. On y ribote avant de reprendre le train et de prendre congé d’une donzelle. C’est plein de petites gens du Nord bruyants, fumeux, vazouillards… Merci [32].

De même qu’il a retourné la définition de « l’objectivisme », il place ici le réalisme non dans la fidélité à la référence mais dans la recréation de l’atmosphère et, pourrait-on dire, dans ce que les théoriciens des années soixante-dix appelleront « l’effet de réel ». Cela passe par l’emploi des « vrais noms » contre certaines hypocrisies ou prudences conventionnelles de la fiction :

L’écriture maya est une des plus anciennes du globe. D’où l’analogie dont vous parlez entre la caverne symbolique et chaque lettre de l’alphabet dit « des villes saintes». […] Mais ce passage n’est pas un hors-d’œuvre curieux. Son but est de pénétrer le plus avant possible dans la mentalité de Paquita (cf. la férocité mexicaine) et de faire assister à la formation de son caractère dès son enfance (Rhapsodie IV, les Poupées de Paquita) et donner la raison profonde de son suicide… (Paquita, encore un nom que je ne voudrais pas à avoir à changer car elle vit encore !) — Autre chose : puis-je laisser le terme dont je qualifie Cingria ? Et si je change son nom, tout le passage ne rime plus à rien ! Je voudrais pouvoir appeler tous mes personnages par leur nom. C’est tellement mieux. J’ai l’impression de tailler en pleine chair de la réalité. Je suis fatigué du fictif [33]

On suit d’une lettre à la suivante, le débat que l’écrivain a poursuivi dans la solitude. Ainsi, le lendemain, il ajoute de nouveaux arguments à son refus de la convention romanesque et semble envisager le « réalisme » du récit comme incrustation ou collage :

Vous souvenez-vous de mon article sur Paul Laffitte dans Les Nouvelles littéraires ? Il m’avait brouillé avec Laffitte (plutôt avec Madame). C’est cette réaction d’un ami à propos d’un article sympathique qui me fait tiquer sur la réaction possible des gens que je nomme dans mon MS. Comme vous le dites je les éclaire d’une lumière qui ne leur plaira pas (et à laquelle ils ne sont pas habitués). Alors, que faire ? changer les noms me dégoûte. Ne mettre que les initiales comme je l’ai fait pour « les 3 délicats » de banlieue, Rhapsodie III, c’est toc. Les laisser, c’est s’exposer à un procès perdu d’avance. Un nom, c’est encore de la réalité et je ne voudrais travailler que dans la réalité [34].

Cette correspondance est bien la grande correspondance littéraire de Cendrars que complètent les échanges très riches mais plus circonscrits dans le temps avec certains éditeurs comme Louis Brun, Maximilien Vox, Guy Tosi ou des amis proches comme Paul Gilson et t’Serstevens. Là où les lettres aux éditeurs les plus amicales sont toujours suspectes d’intentions stratégiques, celles qu’il adresse à Lévesque font entrer véritablement dans les coulisses de la création des textes majeurs de Cendrars ; chaque réédition des textes antérieurs lui permet d’éclairer ses intentions d’alors et de mesurer son évolution à la relecture de ses propres textes. Il expose ses lubies intérieures, ses procédés de fabrique, laisse apparaître les obsessions et les rituels, d’une vie en écriture, combat de Titan mené quotidiennement pour résister à l’attraction de la fuite, de la défaite et de la mort.

Notes

[1] Robert Paxton, Olivier Corpet, Claire Paulhan, Archives de la vie littéraire sous l’Occupation, Paris, Tallandier / Imec, 2009 ; Robert Mencherini, Midi rouge, ombres et lumières, Paris, Syllepse, t. 3, Résistance et Occupation (1940-1944), 2011 ; Henri Amouroux, La Grande Histoire des Français sous l’Occupation, Robert Laffont, rééd. « Bouquins », t.7, 1999 ; Jacques Semelin, Persécutions et entraides dans la France occupée, Paris, Seuil, 2013.

[2] Par exemple, sur un feuillet de petit format manuscrit à l’encre noire dans une enveloppe bleue à l’en-tête des Deux Garçons, avec cachet du jeudi 6 février 1941 : « Jeudi // Mon cher Jacques, // Je pars tout à l’heure pour Vichy, puis Madrid, puis Lisbonne ― Mme Duchâteau fera suivre votre courrier et j’ai donné des instructions au facteur. J’espère qu’il n’y aura pas d’anicroches. » De ce voyage Lévesque ne saura rien de plus… mais les recoupements nous apprennent que Cendrars, qui s’est rapproché de Raymone, l’accompagne lorsqu’elle s’embarque au Portugal pour sa grande tournée en Amérique du Sud avec la troupe de Louis Jouvet. Voir Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque, Correspondance 1922 – 1959, « Et maintenant veillez au grain ! », édition critique de Marie-Paule Berranger, Genève, Éditions Zoé, 2017, p. 174.

[3] Voir ci-dessus Myriam Boucharenc, « “Sans ta carte je pourrais me croire sur un autre planète” »…

[4] Cette carte postale d’avril 40 montrant le château de Tilloloy (Somme) en est l’archétype : « Samedi soir 13/4/40/ Mon cher Jacques, // Je suis rentré, ne le dites à personne et surtout pas chez Grasset — Et venez déjeuner mardi » (éd. cit. p. 164).

[5] Se faire verser ses droits, notamment pendant et après la guerre, devient un souci constant de Blaise qui dépend entièrement de sa plume et dresse souvent dans ses courriers la liste des sommes dont il attend la rentrée.

[6] Certaines archives que Cendrars conservait au Tremblay ont disparu avec le pillage de sa maison pendant la guerre et il en va de même de certains manuscrits et livres laissés à Biarritz chez Eugenia Errazuriz, qui accueillait libéralement les artistes – Cendrars et Picasso notamment – et chez laquelle il a souvent séjourné.

[7] Voir sur ce moment de rupture l’article déjà cité de Myriam Boucharenc dans ce numéro.

[8] Ce que Lévesque ne semble pas avoir accepté puisque c’est Paul Gilson qui s’en chargera.

[9] Lettre du 17 juillet 1943, éd. cit., p. 228. La suite est écrite horizontalement au verso.

[10] Lettre du samedi 11 [11/44], ibid.,  p. 309.

[11] Par exemple, le jeudi 9 (11/44) où il s’agit de stratégie littéraire en une période politiquement sensible : « […] Je suis curieux d’avoir votre impression de première lecture et votre sentiment sur l’opportunité de publication, non à cause de certains détails (et j’en ai biffé !) mais vu “l’esprit” de la chose » (ibid., p. 307).

[12] Lettre du jeudi 7 [12/44], ibid., p. 320.

[13] Lettre du lundi 27 [11/44], ibid., p. 313.

[14] Lettre du mercredi 21[3/45], ibid., p. 345.

[15] Lettre du vendredi 11 [4/47], ibid., p. 524.

[16] On suivra les épisodes majeurs de ce long combat d’écriture dans la notice de Jean-Carlo Flückiger dans le volume II des Œuvres romanesques, sous la direction de Claude Leroy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017.

[17] « ———— Je suis content de tout ce que j’ai fait jusqu’à présent, mais je crains fort en avoir encore pour six mois ! tellement le fignolage des documents est difficile dans sa minutie —— Quel sale métier que celui d’écrire ou plutôt quelle saloperie d’écrire quand ça devient un métier voilà où le bât me blesse, c’est si contraire à mon tempérament —— un jour je finirai peut-être comme Diogène dans un tonneau —— » [lettre du 14 mars 1933].

[18] « Poussez à la roue pour que je reçoive le bon à tirer. / Il ne faut pas perdre de temps, sinon, les événements… » écrit-il à Jacques le 13 janvier 44, à propos des Poésie complètes, éd. cit., p. 86.

[19] Lettre datée du jeudi [20/1/44], éd. cit., p. 249.

[20] Ibid., p. 250.

[21] « Lundi 21 [1/45]/ Mon cher Jacques, / Article sympathique d’Yves Gandon dans Minerve du 18. Mais lui aussi écrit textuellement “insouci complet de la composition”. Combien d’années mettront-ils pour découvrir la dislocation du temps et la technique musicale des Rhapsodies qui saute aux yeux rien que pour la division extérieure en 8 chapitres chacun et de même longueur… […] Ils me font pouffer » (ibid., p. 471).

[22] « Mardi 26 [26/12/44] / Mon cher Jacques, / Hier, Peisson, chez qui j’ai été manger le coq de Noël, qui ne connaît pas une ligne des Rhapsodies mais à qui j’ai fait lire comme je vous l’ai déjà dit, Le Vieux-Port, il y a six mois, Peisson m’a dit : “En somme Blaise, tu as trouvé la bonne formule. Tu racontes des histoires à tire-larigot et l’on sent que tu peux encore en raconter dix mille ; alors que nous, nous nous battons les flancs pour mener un roman à bout.” C’est bien ça ! Mais ils s’imaginent que c’est facile de se laisser aller à raconter des histoires, ils se trompent. Primo, il faut avoir vécu. Secundo, réagir. Tertio, etc., etc. Qu’en pensez-vous ? La remarque de Peisson est symptomatique » (ibid., p. 326).

[23] Lettre du 22 décembre 1944, ibid., p. 325.

[24] Lettre du 6 août 1945, ibid., p. 405.

[25] « […] et voici la citation complète et lisible de ce que je vous avais un jour, gribouillé sur une carte. Je regrette que dans votre introduction vous n’ayez jamais cité un Père de l’Église plutôt que tous ces mahométans et hindous. — C’est là le seul point faible (parce que frisant la mode littéraire) de votre introduction par ailleurs si remarquable. Les Pères ont tout dit concernant le Verbe — et plusieurs étaient d’immenses poètes. Nous leur devons le peu que nous sommes, nous, les poètes modernes, et, finalement, nous sommes chrétiens — de cœur, d’esprit, de corps, de sensibilité et d’intelligence — même si nous avons perdu la foi — » (ibid., p. 258).

[26] Mardi 30 [1/45], ibid., p. 346.

[27] Ibid., p. 358-359.

[28] Samedi 24 [11/45], ibid., p. 443.

[29] Ibid., p. 444.

[30] Lettre du 10 décembre 1945, ibid., p. 450.

[31] Lettre du 21 mars 1945, ibid., p. 358.

[32] Ibid., p. 447.

[33] Lettre du Jeudi 4 [1/45] ibid., p. 334-335.

[34] Lettre du vendredi 5 [1/45], ibid.

 Auteur

Marie-Paule Berranger est professeur de littérature française du XXe siècle à l’Université Sorbonne nouvelle, au sein de l’UMR Thalim. Ses travaux portent sur le surréalisme (Dépaysement de l’aphorisme, Corti, 1988), la poésie de Robert Desnos, Blaise Cendrars, Frédéric Jacques Temple (Périples et parages, l’œuvre de Frédéric Jacques Temple, actes du colloque de Cerisy en collaboration avec Pierre-Marie Héron et Claude Leroy, Hermann, 2016), les genres dans la poétique des avant-gardes et l’histoire de la critique (Évolutions/Révolutions des valeurs critiques, Presses de la Méditerranée, 2015). Elle a édité en 2017 le  dernier roman de Blaise Cendrars Emmène-moi au bout du monde !… (Bibliothèque de la Pléiade) et la correspondance Blaise Cendrars ‒ Jacques-Henry Lévesque aux éditions Zoé.

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Guy Tosi Blaise Cendrars Henry Miller. Un dossier de correspondances

Texte intégral

Guy Tosi (Erzange, 1910 – Paris, 2000) était professeur d’italien et de littérature comparée à la Sorbonne et le spécialiste en France de Gabriele d’Annunzio, qui fut le sujet de sa thèse d’État. De 1943 à 1952, lecteur puis directeur littéraire des Éditions Denoël, il fut à ce titre l’éditeur, entre autres, de Louis-Ferdinand Céline, Blaise Cendrars, Curzio Malaparte, Henry Miller. Nommé directeur de l’Institut français de Florence (1954-1962), il a retrouvé ensuite un poste de professeur à la Sorbonne. Guy Tosi connaissait beaucoup de monde dans les milieux littéraire et universitaire aussi bien en France qu’en Italie et le réseau étendu de ses échanges laisse de nombreux documents à découvrir et explorer.

Les années qui nous concernent ici sont celles où, chez Denoël et après son départ, Tosi est en correspondance avec « ses » écrivains : il ne se contente pas de les éditer mais entretient avec eux des relations très cordiales, à l’exception peut-être de Céline qui, comme on sait, avait des rapports difficiles avec ses éditeurs.

À la suite de circonstances qui ont tenu beaucoup au hasard, j’ai eu eu la chance de découvrir plusieurs de ces correspondances : au domicile de Guy Tosi, en 2008, son héritier sortit un jour d’un placard un dossier qui serait, disait-il, susceptible de m’intéresser puisqu’il connaissait mon intérêt pour Blaise Cendrars. La plus importante − plus de cent lettres − est celle qu’échangent Blaise Cendrars et Guy Tosi ; figuraient aussi dans cet ensemble plusieurs lettres d’Henry Miller (en français ou en anglais) qui toutes évoquaient Blaise Cendrars, qu’Henry Miller tenait en grande estime et affection, ainsi qu’une importante correspondance avec Curzio Malaparte (en italien) à laquelle nous n’avons pas eu accès et au moins trois lettres de Céline, envoyées du Danemark, adressées à « Guy Tosi, directeur littéraire de la maison de l’assassiné Denoël, rue Amélie », donc postérieures au 2 décembre 1945. Nous avons privilégié les échanges avec Blaise Cendrars et Henry Miller.

Ce dossier contenait, outre les lettres de Cendrars, en nombre, un dossier d’hommages à Blaise Cendrars que Guy Tosi avait sollicités pour une exposition organisée en février 1961 à l’Institut français de Florence après le décès de Blaise Cendrars survenu le 21 janvier. Parmi les signataires figuraient des lettres d’écrivains ou d’artistes français, notamment de Jean Cocteau, Philippe Soupault, Maurice Fombeure, Paul Gilson, Pierre Albert-Birot, Pierre Mac Orlan, Nino Frank, Édouard Peisson, Gérard Bauer, Barjavel, Albert t’Sterstevens, Cassandre, Yves Brayer, Robert Doisneau, Darius Milhaud, et parmi les étrangers Carlo Bò, John Dos Passos, Ardengo Soffici, Lionello Fiumi, Libero De Libero, Orfeo Tamburi, etc. Tous ces hommages ont donné lieu à une publication dans la revue italienne « Litteratura » (XXVe année, juillet-août 1961, n°52) et un tiré à part publié par l’Institut français de Florence en 1961, « Hommage à Blaise Cendrars », publié la même année (Éditions De Luca, Rome, 1961). L’ensemble de ces documents, grâce à la générosité des ayants-droit de Guy Tosi et avec l’accord du Ministère de la Culture, a été déposé dans le Fonds Blaise Cendrars à la Bibliothèque nationale suisse à Berne.

1. Passage de main : de Robert Denoël à Guy Tosi

Le dossier comprenait également trois lettres de Blaise Cendrars adressées à Robert Denoël, avant l’arrivée de Guy Tosi dans la maison. Manifestement, leurs rapports étaient déjà très cordiaux – et si Cendrars ne baisse jamais tout à fait sa garde devant ses éditeurs, il témoigne plus d’une fois sa joie devant la lecture enthousiaste de Denoël : il accorde un grand prix à son jugement et en fait état auprès de ses destinataires familiers, Raymone et Jacques-Henry Lévesque.

La première lettre, envoyée d’Aix-en-Provence où Cendrars résidait depuis 1940, est datée du 29 octobre 1942 :

Mon bon vieux,

Peux-tu me faire adresser les Décombres [1], que je ne puis trouver ici, ni à Marseille. Merci.

Et à part ça, que deviens-tu et comment va ?

Ma main amie

Blaise

En février 1943, Robert Denoël propose à Blaise Cendrars une édition de ses Poésies complètes qui paraîtront en 1944. La réponse de Blaise, le 26 février, permet de dater exactement la proposition de l’éditeur :

Mon bon vieux, ta carte du 20 me fait d’autant plus plaisir que voici des années que j’attendais cette proposition, et je suis ravi que ce soit toi qui prenne cette initiative. Donc d’accord, envoie un contrat. Pour la notice préliminaire, j’ai sous la main un ami [2] qui non seulement connaît tous ces poèmes par cœur mais les possède à peu près tous, en plaquettes et en revues ! Comme il va rentrer très prochainement à Paris je lui dirai d’aller te voir pour se mettre d’accord avec toi. Cela fera un très beau volume – et je te donnerai des inédits ! Je t’embrasse

Blaise

Dans une autre lettre à Robert Denoël datée du 2 mars 1943, Blaise Cendrars recommande Jacques [-Henry] Levesque pour l’introduction [3] et le charge d’expliquer comment il conçoit le livre ; il conclut la lettre en ces termes :

Je me réjouis beaucoup de voir ce beau livre, qui, tout à coup, à moi qui l’attendais depuis des ans, me paraît urgent, urgent.

Tibi

Blaise.

Les Poésies complètes ont paru en mai 1944 en édition à tirage limité et numéroté. À la demande de Blaise Cendrars, une autre édition (ordinaire) paraîtra en 1947 [4].

Nous n’avons pas trouvé dans ce lot d’autres lettres entre Cendrars et Denoël, qui fut assassiné le 2 décembre 1945, alors qu’il se rendait au théâtre avec Jeanne Loviton (Jean Voilier). Cette dernière, déjà administratrice provisoire, devint ensuite propriétaire de la maison Denoël qu’elle revendra en octobre 1951 à la société ZED (Gallimard) [5]. Guy Tosi, en 1945, était devenu le directeur littéraire de la maison d’édition et les échanges que nous avons retrouvés sont d’abord des correspondances administratives. Le registre n’est évidemment pas le même : la familiarité, l’amitié affectueuse, qui autorisent des demandes à l’impératif ne sont plus de saison. Le 15 août 1946, Guy Tosi envoie de Sérénange en Moselle, dont il est originaire, une lettre manuscrite à Blaise Cendrars :

Cher monsieur et ami,

Vous avez dû recevoir – ou vous allez recevoir – ces jours-ci une lettre de Madame Voilier en réponse à celle que vous m’avez adressée vers le 20 juillet au sujet de La Main coupée.

Vous pouvez lui faire confiance. Je suis convaincu que, sous son impulsion, Denoël va faire un grand bond en avant. Sachez en tout cas que vous n’avez cessé d’occuper rue Amélie, dans [les pensées] et les projets de tous, la première place.

Je souhaite que Madame Voilier sache vous convaincre de venir à Paris cet automne afin que je puisse enfin vous connaître.

Très amicalement votre

Guy Tosi

PS. L’article de Miller sur vous est virtuellement placé, dans Gavroche pour septembre-octobre. Vous l’avais-je dit ?

Nous n’avons pas pu établir la date précise de la première rencontre entre Guy Tosi et Blaise Cendrars. Mais dans une lettre manuscrite de Cendrars qui lui est adressée en date du mardi 11, sans autre précision sur le millésime, Cendrars le remercie pour une gerbe de glaïeuls envoyée à Raymone, et se dit enchanté d’avoir fait sa connaissance. En l’absence d’une enveloppe et du cachet de la poste il nous a été impossible de la dater avec précision : le 11 tombe un mardi en septembre et en décembre 1945, ainsi qu’en juin 1946 et en février 1947. Guy Tosi situait leur rencontre en 1945, mais la lettre citée ci-dessus, du 15 août 1946, permet d’en douter. Il arrive que la correspondance, dans sa fonction documentaire, soit une source plus fiable que la mémoire – le cachet de la poste faisant foi. En revanche, c’est explicitement à la date du 27 septembre 1946, que Blaise Cendrars adresse une lettre manuscrite à Guy Tosi au sujet de Kaputt de Malaparte qui vient de sortir. Son regard sur son temps ne s’est pas adouci et il se reconnaît dans l’âpreté du romancier italien :

Cher Monsieur,

…J’ai beaucoup aimé Kaput [sic] de Malaparte. C’est un grand livre, assez dégueulasse, comme je les aime, reflétant bien l’époque.

Ma main amie

Blaise Cendrars

Blaise Cendrars persiste et signe dans sa dédicace en 1948 d’une nouvelle de Bourlinguer « Naples », « Au dégueulasse et génial Curzio MALAPARTE, l’auteur de Kaputt, en souvenir de la Légion, en hommage au jeune garibaldien en chemise rouge de la forêt d’Argonne, au fantassin de la montagne de Reims, et ma main amie au déporté des Lipari. Blaise Cendrars (Napolitain d’occasion). »

À la fin de 1946, en novembre, paraît La Main coupée. Dans une lettre datée du 20 février 1947, Guy Tosi dresse un premier bilan pour son auteur qu’il ménage courtoisement, accusant l’état de la librairie de la mollesse des ventes :

…L’actuelle grève des journaux qui risque de durer jusqu’au 1er Mars ne nous permet pas de savoir si les critiques les plus importants ont déjà fait leurs articles.

Commercialement, le livre se vend un peu plus lentement que d’habitude, en raison de l’actuelle crise de la librairie, aggravée par l’état d’esprit des libraires qui attendent, pour passer leurs commandes, la nouvelle baisse imminente de 5%.
Inutile de vous dire que nous sommes sans inquiétude sur le succès final de La Main coupée.

Guy Tosi ajoute en post-scriptum :

D’une lettre de Henry Miller à l’un de nos collaborateurs, nous extrayons le passage suivant qui vous concerne : « récemment j’ai lu une interview de mon ancien ami Blaise Cendrars par Maximilien Vox (dans Opéra 8 janvier 1947). Je voudrais bien savoir comment communiquer avec Cendrars. Est-ce que vous pourriez me renseigner là-dessus… quand j’ai vu “sa gueule” j’ai été ému, parce que je l’ai cru mort ».

Miller a redoublé le 28 mars sa demande directement près de Guy Tosi [6] comme l’atteste cette lettre citée par Jay Bochner : « […] j’ai écrit sur lui un texte très élogieux intitulé “Hommage à Blaise Cendrars” qui a d’abord paru dans un magazine chinois de Shanghai ou Honk Kong et par la suite dans un livre de morceaux choisis intitulé Wisdom of the Heart (New directions, 1947). Je crois qu’il a été également introduit dans l’édition originale anglaise de Max and the White Phagocytes […] [7] ». Tosi ayant fait suivre la lettre, Cendrars met ses amis Lévesque qui habitent New York sur la piste et reçoit le 13 juin le livre de Miller où figure « Tribute to Blaise Cendrars », ce dont il informe son éditeur le même jour. Et Guy Tosi de demander le 16 juin à Cendrars de lui envoyer le livre pour traduction afin de placer le texte dans « quelque revue ou hebdomadaire de quelque importance ». Il approuve les arguments stratégiques de Blaise Cendrars : « “A Tribute to Blaise Cendrars” est certainement appelé à un grand retentissement et, comme vous le dites, ce sera en outre une excellente publicité au moment où va sortir la réédition de L’Homme foudroyé. Envoyez-nous donc le livre le plus tôt possible [8] […] » Tosi reproduit aussi le post-scriptum de la lettre de Miller : « Hier j’ai achevé la lecture de L’HOMME FOUDROYÉ de Cendrars. Je vais lui écrire très bientôt. C’est un grand livre. Je suis ému. Dommage qu’il ne soit pas aux environs. J’ai tellement envie de prendre “sa main amie”, comme il dit, et dire “Merci, bravo !” ». Le mercredi 18 juin, Cendrars écrit à Miller pour le remercier. La relation épistolaire, qui s’était interrompue le 30 novembre 1938 avec Miller peut reprendre, dix ans plus tard : Guy Tosi a rétabli le contact et joué, là encore, son rôle de passeur. C’est ainsi que le texte de Miller traduit en français peut figurer dans le bulletin publicitaire Le Courrier Denoël en même temps que dans Gavroche en décembre 1947.

Parallèlement se déroulent des négociations plus serrées : en mars 1947, les Éditions Denoël, envoient une proposition de contrat pour le prochain livre de Cendrars, Le Lotissement du Ciel, qui paraîtra en 1949. Dans sa lettre d’accompagnement, Guy Tosi signale que le titre prévu par Cendrars, « La Possession du monde », appartenait déjà à Georges Duhamel et, d’autre part, qu’aucun à-valoir n’est prévu dans le contrat. Le 20 mars 1947, par une lettre manuscrite adressée d’Aix-en-Provence à Guy Tosi, Blaise Cendrars, pas très content, réagit à la proposition de contrat :

Cher Monsieur Tosi,

J’ai bien reçu le contrat du 14 mars. Merci beaucoup. Mais excusez-moi je ne vous le renvoie pas et ne le signe pas. En effet, ce que je demandais en insistant pour l’obtenir, c’était une sérieuse avance. […] Comme je l’écrivais ce matin à l’ami Vox, mon travail est mon capital et mon intérêt n’est pas de l’engager longtemps à l’avance – surtout par les temps qui courent.

Pour le titre, vous avez raison – j’en trouverai un autre. […]

Ma main amie

Blaise Cendrars

Dès le 4 avril 1947, Guy Tosi assure Cendrars que la maison Denoël s’emploie à trouver les moyens de lui donner entière satisfaction dès que Denoël aura retrouvé une stabilité financière définitive et, en gage de bonne intention, lui demande de bien vouloir accorder à Denoël la préférence pour « trois œuvres à venir ».

Dans sa réponse manuscrite à Guy Tosi datée d’Aix-en-Provence, le 15 avril 1947, Blaise Cendrars se radoucit mais sans se laisser séduire par des promesses, il cherche des garanties, rappelant au passage qu’il a aussi d’autres sources d’information et qu’il n’a pas à faire les frais d’une crise qu’il aurait été possible d’anticiper :

…Je sais quelle est la crise que traversent actuellement la librairie et l’édition – elle était à prévoir – rien ne presse, prenez votre temps et dès que votre trésorerie sera à l’aise, je suis votre homme.

Cette crise générale se double chez vous d’une crise intérieure, un changement de direction ou d’administration, je ne sais quoi – Vox vient de m’écrire qu’il a donné sa démission d’administrateur provisoire, ce qui m’ennuie beaucoup. Avant de m’engager pour trois autres bouquins je voudrais savoir qui sera à la tête de la maison Denoël, d’autant plus qu’en 1948 j’espère pouvoir me mettre à écrire mes grands romans annoncés depuis si longtemps et dont chacun me prendra deux ou trois années d’écriture. C’est vous dire que je voudrais être tranquille durant tout ce temps-là, soutenu par mon éditeur et ne pas être à la merci de changements de direction plus ou moins provisoires. […]

Croyez-moi très fidèlement vôtre. À vous

Ma main amie

Blaise Cendrars

La négociation, comme souvent, tourne à la satisfaction de Cendrars : par une lettre du 16 mai 1947, de « Guy Tosi, Directeur Littéraire », la maison Denoël se dit prête à signer le contrat aux conditions souhaitées par Blaise Cendrars. Le 4 janvier 1948, s’ouvre un nouveau chapitre de ce « roman » éditorial : Blaise annonce à Guy Tosi l’envoi de Bourlinguer dans une lettre manuscrite envoyée d’Aix-en-Provence [9] ; on note que Tosi est passé du côté des « amis » à la faveur de sa visite − rien de tel que la présence et la conversation de vive voix pour que s’installe chez Blaise un ton familier et direct :

Cher ami Tosi,

Hier, je vous ai adressé le manuscrit de Bourlinguer. Veuillez m’en accuser réception par télégraphe. Merci. C’était là la grosse surprise que je vous réservais. Votre visite ici n’y est pas étrangère.

Cela fait plus de 400 pages et des pages pleines ! c’est de la même veine que L’homme foudroyé, et je crois plus fort, vous verrez. Si vous corrigez des fautes d’orthographe et autres à la lecture (certains refrains d’une chanson napolitaine), je ne serai nullement vexé, au contraire, je vous en remercie d’avance.

À quand les épreuves ? grouillez-vous ! … et

De tout cœur

Vôtre

Blaise Cendrars

Juste après l’accusé de réception du manuscrit de Bourlinguer, auquel Guy Tosi, le 7 janvier 1948 [10], répond par un éloge nuancé (« presque toujours enthousiasmé »), les échanges se resserrent sur les détails techniques de la fabrication, du calendrier, des textes d’escorte. Trois jour plus tard, Blaise Cendrars répond à Guy Tosi, en homme toujours pressé de voir se concrétiser les projets, dans une lettre envoyée de Villefranche-sur-Mer où il vient de déménager avec Raymone et sa mère, « mamanternelle » :

Samedi 10

Cher ami – Merci d’avoir donné le MS à la composition. Il faut se grouiller et tâcher de ne pas avoir de retard. Je vous ai fait une belle surprise, pas ? Mais c’est aussi parce que vous disiez pouvoir faire imprimer le livre en deux mois. Que Dieu vous entende ! De mon côté je ne vous mettrai pas en retard […]

N’oubliez pas que la couleur de ma couverture est le bleu.

[…]

Tâchez de trouver un bon texte pour la bande.

[…]

Ma main amie

Blaise Cendrars

Bourlinguer est présenté encore une fois comme un cadeau inattendu, qui suppose en retour un service rapide, et autorise à l’auteur de la lettre beaucoup d’injonctions à l’impératif. Une autre lettre du 22 janvier 1948 manifeste des exigences précises – et un refus non moins clair de faire ce qui pourrait être la présentation pour le Bulletin Denoël, ou un dossier remis à la presse :

Mon cher ami Guy Tosi,

…Dites à Mr. Chevalier que la date du 1er avril me convient (si ce n’est pas un poisson d’avril !) ; enfin, qu’il fasse pour le mieux, et presse l’imprimeur, et veille au grain en cas de nouvelles grèves ! je désirerais recevoir mes épreuves en double jeu, un que je renverrais et l’autre que je garderais pour moi comme guide-âne. Et qu’on brosse ces épreuves sur un papier potable qui supporte les corrections à l’encre, et non sur papier buvard ou macules. Deux épreuves suffiront, typographiques et de mise en page. Il n’y aura pas de retard car je ne fais guère de corrections d’auteur, si bien que je pourrai donner le bon à tirer sur le deuxième jeu. [….]

Mais je ne puis écrire les 50 lignes que vous me demandez pour votre Bulletin de mars. Demandez-les à quelqu’un d’autre qui le signerait (à un Thierry Maulnier par exemple, qui a fait plusieurs bons papiers sur L’homme foudroyé). Moi je m’en sens pour l’instant incapable. Et puis, j’ai autre chose à écrire… Ce livre est déjà derrière moi.

[…] Je me suis déjà remis au travail.

N’oubliez pas qu’on vous attend un jour (prochain !) au

Clair Logis

Avenue St Estève

Villefranche-sur-Mer

A.M.

Ma main amie

Blaise Cendrars

La hantise de l’orthographe s’expose dans une lettre envoyée à Guy Tosi de Villefranche-sur-Mer cette fois à la date du 16 février 1948, une lettre manuscrite que nous aimons tout particulièrement :

Cher ami Tosi,

J’envie les gens qui possèdent l’orthographe. Je n’ai jamais pu me la fourrer dans la tête ; probablement parce qu’elle figure dans les dictionnaires et que tout ce que l’on note, on l’oublie. Aussi, jugez de ma joie de me sentir épaulé par un correcteur plein de tact et de science. Ou l’avez-vous déniché ? […] Ce garçon mérite une belle dédicace et un grand papier quand le bouquin sortira. Je ne sais comment le remercier. C’est un véritable soulagement pour moi, beaucoup de travail en moins et du temps gagné […]

 Je travaille beaucoup

Ma main amie

Blaise Cendrars

À la demande de Jean Voilier (Jeanne Loviton) qui invitait Cendrars à venir à Paris pour le lancement de Bourlinguer, Blaise Cendrars répond par une fin de non-recevoir – le roman suivant le requiert entièrement [11]. Il réitère son refus le 15 mars 1948 auprès de Guy Tosi :

Mon cher ami Tosi,

Je vous confirme ce que j’ai écrit samedi à Mme Voilier : excusez-moi, il m’est absolument impossible de venir actuellement à Paris : j’ai trop de travail ; je ne veux pas risquer d’interrompre mon horaire de travail et la rédaction du Lotissement du Ciel dans laquelle je suis en plein ; un séjour à Paris comprend trop de risques pour moi actuellement après tant d’années d’absence : affaires à liquider, gens à aller voir, 2-3 déménagements, etc., etc… L’avant-dernière fois que j’étais venu à Paris, pour 3-4 jours, histoire de signer un contrat de cinéma, j’y suis resté 4 ans ! – et je ne veux pas m’exposer aujourd’hui au même risque, surtout que les gens de cinéma me relancent une fois de plus et m’ont déjà envoyé ici 3 fois une voiture pour m’enlever ! Et je tiens bon car je dois écrire… Aller aujourd’hui à Paris c’est m’exposer délibérément à une catastrophe.

Par contre, je viendrai cet automne en vous remettant le MS du Lotissement du Ciel et je serai encore là pour le lancement de ce dernier bouquin, je corrigerai les épreuves à Paris et ferai enfin personnellement le service dédicaces et autres corvées, presse, interviewes, cocktails, photographes, etc., etc., − et sans rechigner car je passerai alors le temps qu’il faudra à Paris pour vous donner satisfaction dans tous les domaines et prendrai le temps de mettre en ordre toutes mes autres affaires. Mais aujourd’hui c’est impossible à cause de mes écritures….

Excusez-moi

Content d’apprendre que la couverture sera identique aux précédentes. Quand recevrai-je les prochaines épreuves ? je vous donnerai le bon à tirer. Quand pensez-vous que nous pourrons paraître ? Vers le 15 avril ? C’est magnifique et merci de votre diligence.

Ma main amie

Blaise Cendrars

Guy Tosi prend acte, non sans avancer une objection stratégique de poids, le 19 mars, une de celles auxquelles Blaise est généralement sensible :

Cher Monsieur et ami,

Je reçois votre lettre du 15 mars. Nous comprenons vos raisons ; il n’en reste pas moins que votre absence de Paris, au moment du lancement de Bourlinguer, sera pour le succès commercial du livre une semi-catastrophe : j’estime que la différence dans la vente est au moins du simple au double. C’est dommage mais nous aurions mauvaise grâce à insister [12].

[…] René Barjavel nous donnera dans quelques jours son papier sur Bourlinguer ; il paraîtra en bonne place dans notre bulletin. Le livre sortira vers le 15 avril. […]

Très amicalement votre

Guy Tosi

Devant la menace de manque à gagner brandie par son éditeur Cendrars, dans une lettre en date du samedi 20 mars, se laisse finalement convaincre, en bougonnant.

 Maurice Poccachard_Fig 1aMaurice Poccachard_Fig 1b

Doc. 1 ‒ Fac-similé lettre de Blaise Cendrars à Guy Tosi, samedi 20 mars 1948. Transcription en note [13].

On note que, non sans malice, il prétend céder pour ne pas le léser – et non dans son intérêt personnel… mais il médite de « rentabiliser » sa concession en faisant du pot organisé par Denoël une fête pour les amis avec lesquels il veut trinquer avant de redescendre travailler : le jour même de sa réponse à Tosi, Cendrars écrit à Jacques : « Motus ! Je pense passer quelques jours à Paris pour la sortie de Bourlinguer, fin avril. Alors, on se verra. Quelle joie !… », mais les retrouvailles seront différées. En effet le 6 avril 1948, Blaise Cendrars annonce à Guy Tosi qu’il a signé le bon à tirer et qu’il l’a envoyé à M. Chevalier. Il ajoute avec peut-être un brin d’ironie : « C’est merveilleux nous aurons à peine 15 jours de retard. » Et un peu plus loin il s’informe :

Maintenant, autre chose : veuillez me faire connaître le programme des réjouissances que vous me promettez lors de mon séjour à Paris ? La date ne pourrait-elle pas être fixée après le 15 mai ? donc après la Pentecôte. J’ai une dernière séance à Radio Monte-Carlo le 13 mai. Qu’en pensez-vous ? La presse battera [sic] alors son plein. MM. les critiques sont souvent lents à se mettre en branle.

À bientôt

Blaise Cendrars.

Toutes ses lettres confirment alors qu’il est pris dans une frénésie d’écriture, et que ce voyage express à Paris perturbe la lévitation de son Joseph de Cupertino, mais le retard de Denoël lui permet d’avancer et le 16 mai, il précise à Jacques-Henry Lévesque : « Serai à Paris du 1er au 7 juin pour la sortie de mon livre et cocktail chez Denoël vendredi 4, où je vous ai fait convier. Tout cela m’embête, à part de revoir quelques amis et de vous embrasser car je suis en train de terminer Saint Joseph de Cupertino [14]. » L’achevé d’imprimer de l’édition originale de Boulinguer est daté de la veille, le 15 mai 1948. Une nouvelle édition revue et corrigée suivra fin septembre de la même année. La réception pour le lancement du livre a lieu dans les locaux de la rue Amélie le vendredi 4 juin 1948 et, selon Guy Tosi, ce serait à cette occasion que Blaise Cendrars aurait rencontré pour la première fois Curzio Malaparte.

Maurice Poccachard_Fig 2_Lancement de Bourlinguer le 4 juin 1948

Doc. 2 ‒ Lancement de Bourlinguer le 4 juin 1948 dans les locaux de la rue Amélie. Sur la photo de gauche à droite : Guy Tosi, Blaise Cendrars et Jean Voilier (Jeanne Loviton).

La première édition de Bourlinguer se vend bien : dès le 25 juin Guy Tosi annonce à Cendrars que l’édition originale sur pur fil et alfa est épuisée et que 4 000 exemplaires de l’édition ordinaire (sur un tirage de 10 000) ont déjà été vendus. En marge de cette lettre, Blaise Cendrars a inscrit le calcul des droits d’auteur qu’il pourrait encaisser.

Maurice Poccachard_Doc 3_Guy Tosi, lettre à Cendrars du 25 juin 1948

Doc. 3 ‒ Guy Tosi, lettre à Blaise Cendrars du 25 juin 1948.

Le 26 juin 1948 il envisage une nouvelle édition et écrit à Guy Tosi :

…. Et si l’on fait un nouveau tirage, prévenez-moi à temps, j’ai des corrections à faire, dont deux de taille !

[….]

Amitiés de Raymone. À vous

Ma main amie

Blaise

En même temps que se prépare la sortie en fanfare de Bourlinguer, Cendrars continue de chercher des cautions outre-Atlantique : Dos Passos et Henry Miller, qui ont chanté ses louanges avant la guerre, ne sont-ils pas désormais portés au pinacle par la nouvelle génération d’écrivains ? Cendrars presse son éditeur de faire traduire et publier ces grands écrivains qui l’ont salué comme un maître et un précurseur en un temps où la critique française le plaçait encore dans l’ombre d’Apollinaire.

Nous avons retrouvé dans les archives de Guy Tosi une traduction de « L’Homère du Transsibérien » avec des corrections et des précisions manuscrites apportées par Blaise Cendrars. Le document n’est pas daté. En ce qui concerne les illustrations de Dos Passos pour le livre, Cendrars indique que ce sont « des reproductions d’aquarelles absolument quelconques » ; il juge « les poèmes bien traduits malgré quelques grossières erreurs de glossaire, et une préface dont je ne me souviens pas, comme je vous le disais » (lettre datée du 7 mars 1948). Cendrars vise autre chose et dès le 24 mars 1948 revient à la charge :

Mon cher ami Tosi,

Bien reçu le PANAMA. Merci beaucoup.

Mais comme je vous le disais (et comme j’en avais gardé le souvenir) la préface de John Dos Passos est anodine. Ce qu’il faut trouver maintenant et faire traduire c’est son fameux chapitre de l’Orient-Express.

Ma main amie

Blaise Cendrars

Toujours attentif aux livres d’Henry Miller et à ce qu’on écrit sur lui, Blaise Cendrars sollicite Guy Tosi le 5 juillet 1948 :

Par votre intermédiaire ne puis-je recevoir Le Colosse de Maroussi de Henry Miller, qui vient de paraître aux éditions du Chêne. Mais les éditeurs fcs [français] de Miller ne m’envoyent [sic] jamais un bouquin. Il paraît qu’il parle encore de moi. Merci

En août 1948, ce sont les vacances et voici Guy Tosi à Gardone, où il poursuit ses recherches sur Gabriele d’Annunzio au Vitttoriale, d’où il écrit à Cendrars une lettre sur papier à en-tête de la Pensione Hohl, Gardone Riviera , le 10 août 1948 :

Cher ami,

[…] J’ai eu une petite émotion ce matin, en feuilletant des lettres au Vitttoriale de tomber sur une lettre de Félicie Cendrars à d’Annunzio où il est question de vous, de l’envoi d’une de vos plaquettes de vers. […]

Bien à vous

Toute mon amitié à Madame Raymone

Guy Tosi

Blaise Cendrars répond le 9 septembre par une lettre d’invitation qui lui attire cette leçon de géographie le 14 septembre 1948 :

Mon Cher Cendrars,

[…] Madame Voilier est tombée malade et j’ai dû rentrer quelques jours plus tôt. Elle est actuellement en convalescence à Béduer [15] pour tout le mois de septembre.

Je dois ajouter, à ma décharge et à votre confusion, ô grand bourlingueur, que Gardone ne se trouve pas sur la Riviera mais sur le Lac de Garde. Je n’étais donc pas votre voisin cet été. Ceci dit, mon intention était bien de rentrer d’Italie par Nice et de m’arrêter à Saint Segond. Tous les regrets sont pour moi.

Le reste de la lettre traite essentiellement des aspects financiers entre la maison Denoël et Blaise Cendrars et juxtapose sans transition, ce qui est fréquent dans la correspondance de Blaise avec ses éditeurs, le registre de l’amitié ou d’une intimité presque « familiale » aux négociations parfois âpres. Le 15 septembre 1948, Blaise Cendrars qui trouve souvent exaspérants les silences de ses correspondants, et particulièrement les vacances de ses éditeurs, répond à Tosi :

Mon cher Tosi,

Quelle joie de reprendre contact. Sous prétexte d’aller prendre l’air, les gens asphyxient le pays ! car partant tous ensemble, tout s’arrête – et l’on ne sait plus rien. Je suis navré d’apprendre la maladie de Jean Voilier. J’espère que ce n’est pas grave. Faites-lui mes amitiés et dites-lui que je vais lui écrire. Bien sûr Gardone doit être sur le Lac de Garde, son nom l’indique, mais l’en-tête de votre hôtelier portant la mention RIVIERA, je n’ai pas pensé plus loin que ma voisine, voisin ! – et surtout pas à cette Riviera alpestre des lacs italiens. [….]

Je vous signale que j’ai signé hier le contrat Seghers pour l’anthologie à paraître dans sa collection des « Poètes d’Aujourd’hui » et dans les conditions que je vous avais annoncées précédemment. Nous aurons donc un premier à-valoir à toucher au 15 oct.

Merci pour les coupures, les nouvelles de l’émission et tout.

Jamais reçu la Volga [16], ni les autres livres annoncés.

Si vous voyez Robert Doisneau, dites-lui de vous montrer les photos extraordinaires qu’il a faites des banlieusards et de la banlieue parisienne. Il y aurait de quoi composer un très bel album, pour lequel j’écrirais volontiers un texte. Est-ce que cela intéresserait éventuellement la maison ?

Ma main amie

Blaise Cendrars

Ainsi naissent les projets : celui-ci sera réalisé puisque La Banlieue de Paris paraîtra simultanément à La Guilde du Livre (Lausanne) et chez Pierre Seghers (Paris) en 1949, avec les photos de Robert Doisneau et un texte de Blaise Cendrars, − mais pas chez Denoël ! Quelques jours plus tard, le 23 septembre Guy Tosi fait le bilan des envois de part et d’autre, des retards et ne manque pas de signaler à l’écrivain que sa notoriété s’étend en Italie :

Je vous fais parvenir un autre exemplaire de La Volga naît en Europe [de Curzio Malaparte], puisque vous n’avez pas reçu le précédent. Quant aux beaux papiers de Bourlinguer vous nous en avez accusé réception dans votre lettre du 10 juin dernier.

Je ne me suis pas encore mis en rapport avec Robert Doisneau à qui j’écris aujourd’hui sans faute. En ce qui concerne l’album photographique et banlieusard, il faudrait attendre le retour de Madame Voilier vers le début d’octobre.

Tamburi [17] me charge de vous dire que l’interview d’Aniante a paru presque simultanément dans Il Tempo de Rome et dans le magazine Oggi. D’autre part, un des meilleurs poètes de l’Italie actuelle, Libero de Libero, que j’ai vu à Rome cet été, prépare sur vous et sur l’influence de votre poésie en Italie, une importante étude qui sera achevée dans un mois environ. […] M. Tamburi ajoute « Faites-moi le plaisir de dire à Cendrars que je me sens pour lui beaucoup d’affection et une grande estime ».

Très cordialement vôtre.

Guy Tosi

Maurice Poccachard_Doc 4_Portrait de Cendrars, Orfeo Tamburi

Doc. 4 ‒ Portrait de Cendrars, Orfeo Tamburi, 1948

Ce n’est pas ce portrait mais une lithographie abstraite de Tamburi, qui illustrera la couverture de l’essai qu’Henry Miller consacre à Blaise Cendrars lors de sa publication en français en 1951. Le 30 septembre 1948 Bourlinguer fait l’objet d’une nouvelle édition « revue et corrigée ». Blaise Cendrars accuse réception le 28 décembre 1948, mais ne laisse rien passer :

Cher ami Tosi,

Bien reçu 10 exemplaires de Bourlinguer. Merci beaucoup. Mais il y erreur. Vous m’envoyez des anciens tirages et c’est 10 exemplaires du nouveau tirage que je vous avais demandés. Veuillez faire le nécessaire pour rectifier.

Le Bulletin est amusant, dommage qu’il ne paraisse pas plus souvent. Veuillez me donner l’adresse du libraire dont vous donnez la vitrine en photo, je lui enverrai un mot de félicitation. Le texte de John Dos Passos est bon, mais c’est le chapitre sur l’Homère du Transsibérien que je voudrais voir reproduit. J’ai encore une fois écrit en Amérique pour me procurer L’Orient Express !

Le petit volume de Seghers vient de paraître [18]. L’avez-vous reçu ? Il est très bien.

Dan Yack vient de paraître en Angleterre. Dommage que l’édition française soit foutue. J’aurais bien désiré que les Éd. Denoël reprennent cette édition, il doit en rester 2-3.000 expl. dans la faillite de la Tour qui vont tomber entre les mains des revendeurs [19] !

Et c’est dommage…

Mes bons vœux, mon cher Tosi, à vous, à Mme Voilier, aux Éditions Denoël – et à nos livres.

Ma main amie

Blaise Cendrars

Le 30 décembre 1948, Blaise Cendrars reçoit ses droits d’auteur arrêtés au 30 juin 1948, droits amputés de l’à-valoir du Lotissement du Ciel en cours de rédaction. Il n’est manifestement pas très content de cette rigoureuse gestion, et demande à Guy Tosi qu’on lui envoie ses droits arrêtés au 31 décembre 1948. Il médite une manœuvre de rétorsion, la proximité amicale avec l’éditeur n’empêchant pas de constants bras de fer :

Selon le résultat je jugerai si je puis reprendre immédiatement la rédaction du Lotissement du Ciel interrompu lors de la réception de votre lettre du 14 sept. Ou si je dois me plonger dans de nouvelles besognes pour assurer mon budget de l’année qui vient.

Quelle sale époque ! ne pas même pouvoir compter sur un minimum pour vivre…

Avec mes bons vœux et ma main amie

Blaise Cendrars

Ce leitmotiv est fréquemment entonné et il est parfois contraint de mettre sa menace à exécution, différant l’œuvre en chantier le temps d’une adaptation radio, ou d’une édition « alimentaire ». Dans ce cas, le malentendu semble vite dissipé puisque dans sa lettre du 7 janvier 1949, Cendrars reprend le fil de son projet, non sans déplorer le temps perdu :

Mr Logerot (le comptable de Denoël) m’a écrit et je suis très sensible après sa mise au point à sa compréhension. Il n’y avait également aucune mauvaise volonté ni d’impatience de ma part, mais la constatation d’un fait, fait qui m’a fait perdre trois mois dans mon travail.

Je reprends le Lotissement du Ciel lundi 10 et j’espère bien le mener à sa fin pour la mi ou la fin février. Il ne me reste plus qu’une quarantaine de pages à écrire…

Je vous écrirai dimanche au sujet de Dan Yack.

Ma main amie

Blaise Cendrars

Le 4 avril 1949, c’est Jean Voilier qui prend le relais près de Cendrars sur un registre qui commence et finit presque tendrement, mais qui entre-temps en appelle à la compréhension, passe par tous les arguments commerciaux, essaie de toucher la pitié, la vanité, les espérances de marché américain, rappelle à l’écrivain les difficultés de l’heure et son manuscrit en retard :

Mon cher Cendrars,

Me voici près de vous de façon tangible.

Rien ne ressemblait moins au détachement ou à l’indifférence que ce silence qui, de mon fait, s’était établi entre vous et moi.

Je n’ai cessé, cher Blaise, de vous parler intérieurement et de penser à vous… Car moi je vous aime bien.

Je ne pense pas que, d’où vous êtes, vous puissiez vous rendre compte des difficultés énormes qu’il faut surmonter dans l’édition. Je mène une vie de forçat. Les ventes sont ralenties au-delà de l’imaginable, les acheteurs ayant laissé leur fric entre les mains du fisc. Les libraires ne paient qu’après de nombreuses lettres de rappel et au bout d’un long délai.

Nos représentants font toujours pour vous les mêmes efforts, mais vous le savez, il est difficile de concilier le talent, la réputation que vous avez acquise, et les gros succès de librairie. Vos tirages n’atteindront sans doute jamais les grands chiffres, mais en France et dans le monde, vous avez de fervents admirateurs. Le cher Miller ne passe pas de mois sans qu’il me tienne au courant de ses tentatives de vous imposer en Amérique.

Mais là-bas, comme ici, l’édition est touchée, les imbéciles et les analphabètes font des petits.

J’attends avec impatience le Lotissement du Ciel, d’abord parce que je suis curieuse de le lire mais aussi parce qu’il commence à être temps de sortir une nouvelle œuvre de vous.

Vous avez reçu un chèque de 100.000 frs, croyez que je ne perds pas de vue un instant vos nécessités matérielles et qu’à chaque fois qu’il sera possible, nous vous enverrons des droits d’auteur.

Mais « livres vendus » ne signifie malheureusement pas pour nous « livres réglés » ce qui rend souvent difficile notre trésorerie.

J’aimerais, mon cher Blaise, savoir comment vous êtes maintenant, j’avais été désolée de vous savoir souffrant en janvier et février. Je pense que le printemps méditerranéen vous verra tout à fait rétabli et joyeux. Pour ma part je vis « surmenée » et sans espoir d’en sortir.

Excusez cette longue lettre et croyez-moi très amicalement vôtre.

Jean Voilier [20].

Le 8 avril Cendrars temporise près de Tosi ; cette réponse annoncée ouvre avec Jean Voilier une série d’échanges qu’on lira dans Cendrars le bourlingueur des deux rives ; sous le couvert de protestations d’amitié leur correspondance relève de la négociation subtile, avec chantage de part et d’autre – pour l’une à la faillite, pour l’autre à l’abandon du livre, un jeu d’amabilités au second degré auquel les deux interlocuteurs semblent prendre un certain plaisir. Ici affleure la menace de suspendre la copie :

Cher ami Tosi,

Dites à Mme Voilier que je répondrai dimanche à sa bonne lettre.

Je ferai l’impossible pour vous donner satisfaction, mais comme je vous l’ai dit, je ne suis pas adversaire de voir Le Lotissement du Ciel [ne] paraître qu’en septembre-octobre.

Ma main amie

Blaise Cendrars

 L’achevé d’imprimer du Lotissement du Ciel sera cependant daté du 20 juillet 1949.

Le 1er juillet 1949, Guy Tosi s’était permis de suggérer quelques corrections à apporter aux citations italiennes et espagnoles du texte. Il mentionnait également le dernier numéro de La Table Ronde qui contenait un « long article d’Alberto Savinio auquel vous faites allusion dans Bourlinguer ». Le lendemain, c’est au tour de Cendrars de donner à Tosi une petite leçon, d’histoire littéraire cette fois :

 Cher ami Tosi,

Bien reçu le N° de la Table Ronde. Savinio ne raconte pas tout. Dans le dernier ou l’avant-dernier N° des Soirées de Paris, juin ou juillet-août 1914 il y a un compte rendu de Savinio au piano chez la Barone [sic] ― qui n’était fille de l’Empereur !… Savinio s’est laissé bluffer (j’avoue qu’il y avait de quoi !). La seule batarde [sic] de l’Empereur qui ait fait sensation dans le monde à Paris, était la marquise Casati (morte à Londres durant la dernière guerre).

Ma main amie

Blaise Cendrars

Habitant Villefranche-sur-Mer, depuis janvier 1948, Cendrars a quitté Saint-Segond pour la Villa André, avenue Foch, mais à la fin de cette année 1949, il cherche à revenir habiter à Paris et Guy Tosi s’active pour lui trouver un logement. Dans une lettre datée du 28 décembre 1949, l’écrivain repousse l’offre de son éditeur qui conduit assez loin, pourtant, la prévenance, dans la plus pure tradition des Maisons d’édition d’avant-guerre choyant les écrivains de leur écurie :

Cher ami Tosi,

Merci de votre télé [21] nous signalant ces 3 pièces libres dans un petit hôtel de l’Isle St Louis. Ce serait provisoirement parfait si l’Isle ne me fichait le cafard et comme d’autre part je me suis remis au travail, je ne viendrai pas à Paris avant Pâques.

Merci de penser à nous et bonnes fêtes.

Raymone et Blaise

La correspondance, dans le dossier Tosi, ne reprend qu’un an plus tard, par une lettre de Cendrars datée du 10 novembre 1950. Il réside alors à Paris, rue Jean Dolent, depuis le 1er septembre, et reçoit chaque jour une foule d’amis, après les déjeuners qui plusieurs fois dans la semaine réunissent les plus proches. Cette lettre n’est pas simplement un billet d’invitation mais répond à ce qu’il juge être une erreur d’analyse répandue auprès des écrivains et de leurs éditeurs : non, l’adaptation radio ne profite pas au livre !

Ce que Mr Tagerot me dit de la Radio me navre, mais ne me surprend pas. J’ai toujours prétendu que ce n’était pas le même public qui lisait les livres ou qui écoutait les ondes. Néanmoins, les gens sont moches. Ils sont tellement paresseux qu’il faudrait leur apporter les livres à domicile quand ils écoutent la Radio car pas un ne descendrait chez un libraire.
Quand vous voit-on ? Venez boire un verre un soir après le bureau.

Ma main amie

Blaise

Il réitère son invitation le 21 novembre :

Cher ami Tosi,

Veuillez noter que c’est vendredi 24 que nous vous attendons à déjeuner avec Orfeo [Tamburi] et la belle Edmonde de Charles-Roux.

Ma main

Blaise

Les lettres ensuite se raréfient. Guy Tosi explique pourquoi : « C’est entre 1950 et 1954 (date de ma nomination à l’Institut Français de Florence) que j’ai rencontré le plus souvent Blaise Cendrars et dès lors nous avions moins besoin de nous écrire. » Nous avons cependant une lettre datée du 9 octobre 1952, qui montre qu’une longue fréquentation ne dispense pas de toute précaution… mais Cendrars, comme on l’a vu reste en affaires toujours vigilant :

Mon cher Tosi,

Bien reçu votre lettre du 7 m’accusant réception de mes MS et autres ouvrages.

Je désirais un mot de la maison me disant que les MS reçus sont enregistrés sous les N°-N°- tant et tant, sont acceptés et entrent de ce fait dans le circuit de mon contrat général comme prévu pour les inédits.

Et que les ouvrages corrigés entrent dans le circuit comme prévu pour les réimpressions.

Ceci afin d’éviter les malentendus. Ce n’était donc pas un simple accusé réception que je demandais. Je me suis mal exprimé.

C’est avec un très grand plaisir que j’ai lu le Paris Insolite de l’ami Clébert. C’est très bien – et mon influence est moins apparente que vous me disiez. Il faut le soutenir et le pousser. Il a du coffre.

Ma main amie

Blaise

Nous ne savons pas à quelle date exactement Guy Tosi a quitté les Éditions Denoël, probablement fin 1952 ou 1953. Cependant leurs échanges continuent le 15 novembre 1953 par cette invitation :

Cher ami Tosi,

Voulez-vous noter qu’on vous attend à la maison lundi 30 vers 17h. On boira en l’honneur de la Croix de l’ami Seghers et nous bavarderons un peu, depuis le temps…

Ma main

Blaise

Lorsqu’en 1954 Guy Tosi est nommé directeur de l’Institut français de Florence, il n’a pas pour autant renoncé à ses préoccupations de passeur de textes et s’implique dans le volume d’hommages, comme le prouve cette lettre du 10 mai :

Mon cher Tosi,

Je ne sais pas ce que sont ces poèmes des Soirées de Paris !

Si cela convient à Risques qu’ils les publient.

À bientôt chez Janine.

Comment va votre maman ?

Ma main amie

Blaise

Maurice Poccachard_Doc 5_Risques 9-10

Doc. 5 ‒ Couverture de Risques numéro 9-10, qui publie un hommage à Blaise Cendrars, dont « À un autre immortel avec fifres et clairons », par Henry Miller.

Les quelques lettres que nous réserve encore ce dossier montrent que si le fil des échanges s’est distendu, l’éditeur est fidèle à son admiration pour l’écrivain et que leur amitié, encore et toujours, reste fondée en littérature : « J’ai bien reçu la Vie de Jérôme Cardan et vous en remercie. Votre portrait éclaire et domine toute l’exposition Tamburi qui a lieu en ce moment à Rome./Nous vous embrassons de tout cœur [22]. » Et le 26 janvier 1956 lorsque paraît, toujours chez Denoël, où Blaise Cendrars a traité avec Philippe Rossignol, ce qui est devenu le « dernier roman », Emmène-moi au bout du monde !…, Guy Tosi à Florence félicite son ami le 26 février 1956 :

Mon cher Blaise,

Nous venons de lire d’une traite, en même temps, car nous en avons deux exemplaires Emmène-moi au bout du monde. Comme tout ce qui sort de votre main amie, c’est brutal, puissant, entraînant.

Je n’ai rien lu depuis longtemps, je crois bien depuis Lotissement du Ciel qui fasse circuler le sang aussi vite. Bravo, mon cher Blaise !

C’est un regret constant que celui de ne plus vous voir. Ne vous accorderez-vous pas un peu de repos pour venir jusqu’ici ? Une chambre d’hôte vous y attend.

Je vais relancer quelques éditeurs à votre sujet : mais quel traducteur il vous faudrait ! « Emmène-moi » me paraît pratiquement intraduisible.

Mes hommages les plus affectueux à Raymone. Nous vous embrassons tous les deux.

Guy Tosi

On a pu constater que Emmène-moi au bout du monde !… n’a jamais été traduit jusqu’à ce jour en Italie [23] ou nous avons recensé pourtant environ quarante traductions de textes de Cendrars. Mais le livre a quand même été traduit en allemand, en anglais et en espagnol. La réponse de Cendrars le 19 mai 1956 trahit son épuisement, au printemps 1956, après les six année de combat que lui a coûté ce roman écrit entre les adaptations radiophoniques, les rééditions et recueils de textes dispersés qui « assurent la matérielle » ; on le voit partagé entre le désir de l’Italie et les obligations du « métier d’écrivain » auquel il ne parvient plus à s’arracher – en proie à une fatigue qui aboutit à l’attaque cérébrale de l’été 1956 :

Cher ami Tosi,

Merci de vos mots si gentils. Si Dieu le veut, nous viendrons cette année en Italie. En tout cas j’en ai grand envie, mais je ne fais plus de projets… Quand Raymone aura terminé la saison de Paris, nous partons à Lausanne ou nous avons une grande émission fin juin. Après, je ne sais pas. Je dois travailler. 8 volumes sont sortis depuis le début de l’année et Denoël doit en sortir encore quatre à la rentrée… Et je dois travailler. Mais j’ai promis à Raymone de la mener à Naples, ou je voudrais bien passer l’hiver, le dernier a été terrible…

On vous embrasse tous les deux

Blaise Cendrars

PS. Il m’arrive de donner votre adresse à des amis. Viennent-ils vous voir ou vous embêter ?…

Car les gentils Français sont bien ennuyeux à l’étranger, avant tout en Italie, où ils passent à côté. Montaigne, Rabelais, le Président de Brosses sauf Stendhal à Parme et Milan et Saint Benoît Labre à Rome.

Quelques billets factuels témoignant de leur proximité quasi familiale jalonnent encore les dernières années où Cendrars peut encore écrire quelques mots :

Le 4 avril 1957,

Mon cher Tosi,

J’ai écrit un mot à Malaparte. Son cas est tragique [24].

Nous serons à partir du 15 avril à Biot (A.M.) au Musée Fernand Léger.

Quelle joie de vous voir.

Bonnes amitiés à vous deux

Blaise

À l’annonce du décès de la mère de Guy Tosi, le 24 juin 1958 les condoléances sont tracées d’une écriture très maladroite ; quelques jours après une hémorragie se déclare, que suivra un accident cérébral à l’été 1958.

Cher ami Guy et chère Jeanne-Marie,

Suis de tout cœur avec vous. Suis très malade. Je sais qu’on s’occupe des traductions italiennes.

Merci de tout cœur

Blaise

Le 27 décembre 1958, les remerciements et l’annonce du dernier livre ne peuvent faire illusion. La douleur retenue se dit sobrement, en post-scriptum, sur un rythme agonique :

Chers amis,

Jean-François est venu hier nous apporter vos cadeaux de Noël et Raymone, qui adore les cadeaux s’amuse depuis avec les napperons et la boîte en citronnier fait sa joie.

J’espère que vous avez reçu Trop c’est trop avec

Ma main amie

Blaise

Cela va mal, cela va bien, c’est horrible.

2. À propos de Blaise : les échanges entre Guy Tosi et Henry Miller

Cendrars a été le premier écrivain français à consacrer un article dans la revue Orbes (été 1935, 2e série, n°4) à Henry Miller « Un écrivain américain nous est né HENRY MILLER, auteur de Tropic of Cancer » (The Obelisk Press, 238 rue Saint-Honoré, Paris 1934). « Livre royal, livre atroce, exactement le genre de livre que j’aime le plus », s’exclame-t-il alors. Très touché, Henry Miller, de son côté avait écrit sur Blaise Cendrars un essai qui paraît en 1936 dans une revue chinoise [25].

Si nous bénéficions de deux éditions françaises de la correspondance entre Blaise Cendrars et Henry Miller, sans compter les traductions : 1934-1979 – 45 ans d’amitié par Miriam Cendrars en 1995 [26] , puis Blaise Cendrars – Henry Miller 1934-1959 par Jay Bochner [27], les échanges entre Miller et Tosi qui presque toujours parlent de Cendrars restent à découvrir.

On l’a vu, Henry Miller vouait une véritable passion à Cendrars, bataillant avec ardeur pour que les livres de Cendrars puissent être édités aux États-Unis, ce qui était depuis longtemps le grand rêve de l’auteur de L’Or : conquérir le public américain ! Voici quelques extraits de sa correspondance avec Tosi, dont nous avons tenu à conserver la syntaxe, pour les lettres en français.

Cher Monsieur Tosi,

[…]

Quant à Cendrars – ce chapitre sur lui – oui, je serais content de le voir dans une revue, seulement, et encore une fois (et merde alors !), tout dépend de Girodias à qui j’ai donné le droit de distribuer toutes mes choses aux éditeurs. Mais j’espère qu’il n’offre pas de résistance. C’est lui aussi qui a les droits sur tous mes livres, y compris « The Wisdom of the Heart »*

Henry

Excusez l’écriture, la hâte et tout ça. Ma tête tourne avec la chaleur accablante – et la corvée (correspondance) qui reste à faire.

Bien à vous tous

HM [28]

*The Wisdom of the Heart (La Sagesse du cœur) 1941

À la suite de cette lettre, Henry Miller ajoutait, malgré son vertige devant les correspondances du jour, une longue note où on le voit prêt à diffuser les feuillets de la présentation Denoël en militant passionné de la cause cendrarsienne :

Si le chapitre paraîtra dans une revue ou quoi, j’aimerais beaucoup si l’éditeur aurait la gentillesse – pour mes amis Chinois – de signaler que cette éloge à un grand écrivain français, comme partout au monde, n’avait pu trouver un éditeur obligeant qu’en Chine – chez la revue T’ien Haia (Shanghai ou Hong Kong) où il était rédigé en anglais comme écrit. Et que c’était en 1936 ou 37 – au moins je crois – bien avant que j’aie lu tous les livres de Cendrars). Aujourd’hui, si seulement j’avais du temps et la tête et quoi (du génie peut-être) je pourrai ajouter bien plus que ça. Je répète et je ne puis que répéter assez souvent – pour moi Cendrars est un grand homme, grand écrivain, et un ami incomparable. Avec chaque phrase il me touche profondément. Ce n’est pas un être humain c’est un titan. Que le Dieu bénisse et protège !

(et de penser qu’ici aux E.U. en pleine guerre on l’a traité comme « un collaborateur » (sic !).)

Je viens d’achever la lecture de La Main coupée. Je vais lui écrire encore une fois. Et merci pour les  que je viens de recevoir. Envoyez-moi s.v.p. une centaine de feuilles (pour les deux livres – L’Homme foudroyé et La Main coupée – que vous insérez dans les bouquins. C’est pour mes amis et éditeurs américains).

À l’automne de l’année suivante, Miller continue d’assurer la promotion des dernières publications :

Mon cher Guy Tosi,

Un petit mot pour vous dire que j’aurai le MS. (Préface) du livre de Mme Ross dans vos mains avant le 15 mai [29].

Je n’ai pas encore reçu les (6) derniers exemples [sic] de L’Homme foudroyé que j’ai demandé il y a bien des semaines. [dans la marge, au crayon, il est indiqué : envoyé une 2ème fois il y a quelques jours].

Voulez-vous faire encore une commission pour moi ? Envoyez une exemplaire, je vous en prie, à Mr Robert Finkelstein – 4875 n.Magnolia St. – Chicago (40) Illinois de « Blaise Cendrars » par J.H. Lévesque (Éd. de la Nouvelle Revue Critique – 17 rue de Sèvres, Paris) et mettez les frais sur mon compte, oui ?

Je plante des arbres, des arbres, des arbres maintenant – et lutte contre la brousse et le « poison oak ».

Pas de nouvelles de Monsieur Laleure. J’espère qu’il n’est pas facheux contre moi !

Bien cordialement

Henry Miller [30] .

 Maurice Poccachard_Doc 6_The Stranger-A Novel of the Big Sur

Doc. 6 ‒ The Stranger : A Novel of the Big Sur (1942) traduit par François Villié, avec une préface d’Henry Miller, édité par Denoël en 1948.

Probablement informé par Guy Tosi des projets de Jean Voilier, qui s’apprête à publier sous le titre Blaise Cendrars l’essai d’Henry Miller dont nous avons parlé manifestement sans l’en avoir averti, ce dernier s’adresse à elle à plusieurs reprises pour soutenir son « obsession » cendrarsienne :

Dear Madame Voilier,

Cendrars writes me to my great surprise, that you are bringing on my chapter on him “dans un petit volume”. I look forward to seeing it eagerly.

I think I now have a title for this book about books, from which the Cendrars piece is taken – The Quick and the Dead [31].

New Directions (James Laughlin) will bring it out next spring, I understand.

Incidentally, I make reference to Cendrars a number of times in this book. He pops up like an obsession !

Cordial greetings !

And best to Monsieur Tosi too !

Henry Miller [32]

 

Dear Madame Voilier,

I learned just a day or two from Monsieur Tosi that you are putting out my chapter on Cendrars, together with – according to the newspaper – “un hommage” de sa part, which, if true, sound fascinating to me. If you had only let me know I would have sent you a better photo, of the same studio, than the one Cendrars gave you. (I got it much later, or I would have sent it to Cendrars originally).

However, the main purpose in writing you to-day is to tell you about the enclosed pages, which represent the last chapter of Volume one of The Quick and the Dead. They are meant for Cendrars, and I would have sent them to him direct except for the fact that the last message I had from him was that he had buckled down to work again – and I did not wish to disturb him. So I send them to you, trusting that one day when there is a let up, when you meet him for lunch or for an aperitif, you will hand them to him. The part I think he will be most interested in, is from page 29 on. In the opening pages of the book I mentioned his name, and as you see, I close with it. Proof that I am constantly thinking of him, constantly rendering him my homage. In these pages there are passages, once again, about “The Tailor Shop”, which I know Cendrars enjoys reading about.

I do not know whether this chapter is a good one but I do know I worked on it considerably ; there was so much material and I had to be so condensed that I am not sure if I carried it off successfully. The title, in English, of one of Nerval’s books – Dream and Life – has always stuck in my head. I mention it once, without quotes. But what I have been thinking all the time I have been working on this book about books is – “Books and Life”. And the last pages of the enclosed end on – Life. Another reason why I wanted Cendrars to read it.

I might, of course, have waited until this book came out, but more and more lately I live in the thought that none of us know when the end may come. Please anyway, be sure to tell him, when you do hand him the pages, that he is not to bother to give me his impressions of reactions – I merely want him to read them. It is a little souvenir of “little ole’Manhattan” which he, of all Frenchmen, can appreciate best.

Valentin, our little girl, was five yesterday. She had a wonderful party, despite the fact that it has been raining cats and dogs here for a whole week steady ! My wife Lepska sends you warm greetings, as do I.

Cordially yours

Henry Miller [33]

Dans une lettre de fin de l’année 1950 (que nous n’avons pas, mais à laquelle Miller faisait allusion dans sa lettre à Mme Voilier), Guy Tosi demandait à Henry Miller de lui donner des ouvrages que Denoël pourrait publier. Henry Miller s’est visiblement exécuté et réagit quelques mois plus tard, dans une lettre manuscrite envoyée de Big Sur datée du 1er mai 1951− plutôt juin en fait, si la lettre du 9 mai porteuse du refus date de 1951 :

Cher ami Guy Tosi,

Bien reçue, votre lettre du 9 mai à propos du refus de mes deux ouvrages. M. Laughlin mon éditeur, vous écrira à très bientôt, sans doute de vous demander de donner ces deux livres à Raymond Queneau chez Gallimard.

Je commence à croire que le grand public français ne s’intéresse qu’aux livres sensationnels de ma main [34]. Dommage ! En tout cas la guerre III détruira tout en peu de temps. Ceux qui survivront la catastrophe demanderont des auteurs (s’il y aura des livres !) bien différents que nous vivants.

Quant à l’article sur Cendrars, vous avez bien raison. Coupez tous les noms que vous voudrez. Je serai bien content d’avoir une pour moi-même.

« Ma main amie »

Henry Miller

PS – L’aquarelle viendra ! Faut pas se désespérer !

L’année suivante se confirme une certaine amertume à l’égard de la politique éditoriale des éditions Denoël :

Big Sur – 2/20/52

Cher ami Guy Tosi,

Merci pour l’envoi des livres et votre message Tropiques – Cendrars – mystère.
À propos des livres à faire – je vous ai donné 3 ou 4 chances, mais rien ne vous a plu. Que faire ? Il y aurait 5 ou 6 nouvelles traductions faites à Paris maintenant. Vous ‒ ou Madame Voilier – êtes difficile à plaire.

Je suis toujours ami, comme vous le savez

Bien à vous

Henry Miller

Tropic of Cancer publié en 1934 à Paris par Obelisk Press, traduit en français par Henri Fluchère, était sorti chez Denoël en 1945. Le livre, qui avait fait scandale, ne sera autorisé aux États-Unis qu’en 1964 et sa version française reste bloquée aux frontières. Henry Miller dans une lettre manuscrite à Guy Tosi datée du 6 juin 1952 semble résigné :

Cher ami,

Prière de m’expédier 6 exemplaires de Cendrars vous parle et 3 de Les Fainéants par Cossery.

Les Cancer étaient saisis par la douane américaine. On ne peut rien contre cela. Dommage !

Ce dernier de Cendrars est épatant. Tachez encore une fois de trouver un éditeur américain (ou anglais) pour cela.

Amitiés

Henry Miller

« Le dernier » de Cendrars, désigne les entretiens avec Manoll qui viennent d’être publiés en avril 1952 par Denoël sous le titre Blaise Cendrars vous parle… ; Henry Miller espère une traduction aux États-Unis, et revient à la charge dans une carte postale du 2 juillet 1952, pour assurer la promotion, plus optimiste pour les livres de son ami que pour les siens :

Cher ami,

Est-ce que vous pouvez m’envoyer un paquet de petites annonces (vient de paraître) du livre de Cendrars – Cendrars vous parle… – ?

Cette fois-ci, il me semble que nous devrions trouver un éditeur américain. Ce livre-ci est plein de dynamite, même pour les étrangers et ignorants.

Henry Miller

À ce jour, aucune traduction n’a encore été faite en Angleterre de ce livre d’entretiens. En revanche, The Paris Review en a publié des extraits dans le n°37 de la revue en 1966 et dans le livre « Writers at Work », édité par The Paris Review Publishers en 1967. Il faudra attendre 2016 pour voir une traduction intégrale chez Ekstasis Publishers au Canada sous la plume de David J. MacKinnon.

Maurice Poccachard_Doc 7_Blaise Cendrars Speaks-2016

Doc. 7 ‒  Première traduction intégrale en anglais de Blaise Cendrars vous parle, chez Ekstasis Publishers au Canada, 2016.

La relation posthume d’Henry Miller avec Cendrars ne s’achève qu’à son décès en Californie le 7 juin 1980. Le dossier de Guy Tosi se clôt sur la dernière carte postale reçue de lui le 28 novembre 1979 représentant un tableau d’Henry Miller et Cendrars reste au cœur de leur relation :

Cher Guy Tosi,

Excusez-moi si je ne réponds pas gentiment à votre bonne lettre. Ma santé n’est pas bonne, ni mes yeux, et je n’est pas d’énergie de vous écrire décemment. Cendrars est toujours avec moi !

Henry Miller

Maurice Poccachard_Doc 8a_ Henry Miller à Guy Tosi, dernière carte postale (28 novembre 1979) Maurice Poccachard_Doc 8b_ Henry Miller à Guy Tosi, dernière carte postale (28 novembre 1979)

Doc. 8 ‒ Henry Miller à Guy Tosi, dernière carte postale (28 novembre 1979)…

Notes

[1] Ce livre de Lucien Rebatet, publié en 1942, auxquels s’ajoutent les textes de Céline – roman et pamphlets, explique la mise sous tutelle de la Maison Denoël, mais surtout le fait que la moitié des parts sociales de la maison appartiennent à un éditeur allemand, ce qui fait d’elle un « bien ennemi ». Les Éditions Denoël sont mises sous séquestre par l’administration des Domaines le 19 août 1944 et le 30 août Robert Denoël est officiellement suspendu de ses fonctions. Maximilien Vox est nommé administrateur provisoire en octobre 1944.

[2] Le lecteur aura reconnu Jacques-Henry Lévesque (voir dans ce numéro l’article de Marie-Paule Berranger sur les lettres de Blaise Cendrars à Jacques-Henry Lévesque).

[3] La correspondance avec Lévesque éclaire non seulement le travail de rassemblement des recueils et poèmes mais aussi leur chronologie, les circonstances de leur écriture et surtout le plan initialement prévu de certains recueils (Au cœur du monde, Feuilles de route) ; elle constitue une sorte de journal de bord de la préparation de l’édition des Poésies et montre le désaccord sur le titre du volume entre l’auteur et son éditeur.

[4] Voir Claude Leroy, présentation du recueil dans  Œuvres romanesques précédées des Poésies complètes, sous la direction de Claude Leroy avec la collaboration de Marie-Paule Berranger, Myriam Boucharenc, Christine Le Quellec-Cottier, Jean-Carlo Flückiger, Michelle Touret, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, p. 1185-1188.

[5] La maîtresse de Denoël Jean Voilier, pseudonyme de Jeanne Loviton (1903-1996), assume les responsabilités directoriales lorsque Robert Denoël est « déposé » en attendant son procès à la Libération. À Raymone, le 6 décembre, Cendrars écrit avec affection : « Pauvre Denoël, tu sais, il a été très chic avec moi. Il venait de m’écrire il y a deux jours. Sa mort est bien suspecte. » Cet épisode toujours obscur a fait l’objet d’un ouvrage d’Anne Louise Staman, With the Stroke of a Pen, Thomas Dunne Books, St Martin Press, New York, 2002, traduit avec certaines suppressions sous le titre Assassinat d’un éditeur à la Libération. Robert Denoël (1902-1945), trad. Jean-François Delorme, Paris,  E-dite, 2005.

[6] Voir plus loin les échanges Miller-Tosi.

[7] « Tribute to Blaise Cendrars » parut pour la première fois à Shangai en 1938 puis fut repris dans The Wisdom of the Heart, en 1941 et 1946. Jay Bochner a donné le détail de cette reprise de contact dans l’édition de la correspondance Blaise Cendrars-Henry Miller, p. 54, note 1, qui montre bien ce rôle de pivot que joue l’éditeur Guy Tosi entre les deux écrivains et donne à lire cet hommage dans sa version française en annexe (voir Blaise Cendrars-Henry Miller, 1934-1959. « Je travaille à pic pour descendre en profondeur », édition établie, établie, présentée et annotée par Jay Bochner, Genève, Zoé, 2013, p. 54 et p. 289-298).

[8] Cette partie de la lettre figure dans les notes de l’édition de Jay Bochner, op. cit. p. 54.

[9] Une carte postale d’Aix portant le cachet du 3 janvier 1948 annonce fièrement à Jacques-Henry Lévesque la nouvelle « J’ai remis aujourd’hui Bourlinguer à son éditeur. Un Ms de plus de 400 pages. Ouf ! » (éd. cit. p. 275).

[10] « Cher Monsieur et ami,/Je viens de passer deux heures à lire Bourlinguer, et pour gagner du temps, je le donne à la fabrication aujourd’hui même. Je le lirai plus attentivement sur épreuves. […] / Ce que j’en ai lu m’a presque toujours passionné et j’ai retrouvé derrière chaque mot, derrière chaque phrase, l’écho de votre voix. Vos dédicaces sont excellentes. […]/ Je fais établir votre contrat. Il vous sera envoyé dans quelques jours./ En hâte, mais très cordialement vôtre./Guy Tosi. »

[11] On trouvera des pièces de cette correspondance à fleurets mouchetés dans Claude Leroy et Jean-Carlo Flückiger (dir.), Le Boulingueur des deux rives, Armand Colin, 1995.

[12] Ces stratégies éditoriales de lancement on fait l’objet d’une communication au colloque Marketing et stratégies éditoriales organisé à l’Imec à Caen par Brigitte Diaz et Julie Anselmini les 26-27-28 avril 2018 (Marie-Paule Berranger, « Les stratégies éditoriales de Blaise Cendrars : “Parlez de mes livres” »).

[13] Transcription de la lettre de Blaise Cendrars à Guy Tosi du samedi 20 mars 1948 :

Mon cher ami Tosi,

Je reçois à l’instant votre lettre du 19.

Je ne vois pas très bien en quoi la présence physique de l’auteur peut faire monter la vente d’un livre de 50%, mais comme vous parlez d’une baisse éventuelle de 50% sur la vente, cela m’épouvante, ne tenant pas à vous faire le moindre tort. Si donc vous ne voyez pas d’autre moyen de publicité et de lancement, comme je ne suis pas entêté, je suis prêt à venir à Paris, mais à vous d’organiser la chose de façon que mon séjour à Paris ne dépasse pas 48 heures (trois jours au grand maximum) et que durant ce court laps de temps je satisfasse à tous vos désirs. Mais je vous supplie, réduisez les corvées au strict minimum ! […] inutile n’est-ce pas de me déranger si le livre n’est pas encore en vente. À vous à fixer la date – et de me donner le détail des corvées auxquelles vous allez m’astreindre.

Le service de presse ? – bon je le ferai.

Un cocktail ? – bon, j’y serai, mais je demande la permission d’y inviter les amis que je n’aurai pas le temps d’aller voir et avec qui je me brouillerais si je ne leur faisais signe lors de mon passage à Paris. Ce sont de vilains jaloux. […]

La radio ? – cela m’embête. Et vous pouvez faire quelque chose à la radio sans ma participation. Mais si vous croyez que cela est indispensable, on peut improviser quelque chose avec Paul Gilson qui est un ami personnel et que j’inviterai d’ici.

Mais ce qui me fait le plus rechigner, c’est une séance chez un libraire. Je vous prie de m’en dispenser. C’est toc et je n’ai jamais encore signé mes exemplaires en public et au public comme un chimpanzé qui saurait tenir une plume.

Ne m’en demandez pas plus s.v.p.

Envoyez-moi copie de l’article de Barjavel. Merci.

Et merci de la préface de John Dos Passos que vous m’annoncez. Je n’en ai pas gardé souvenir. C’est « L’Homère du Transsibérien », un chapitre de L’Orient Express de John Dos Passos qui compte et qu’il faudrait traduire et republier.

[…]

À bientôt donc et je me réjouis de rencontrer enfin Mme Voilier. Dites-le-lui.

Vôtre

Blaise Cendrars.

[14] Correspondance avec Jacques-Henry Lévesque, éd. cit. p. 566.

[15] Le château de Jeanne Loviton se trouve dans le Lot près de Figeac.

[16] Il s’agit de La Volga naît en Europe de Malaparte.

[17] Le peintre Orfeo Tamburi (1910-1994), ami de Curzio Malaparte, s’est installé à Paris en 1947. On connaît de lui plusieurs portraits de Cendrars.

[18] Il s’agit de l’essai de Louis Parrot complété de l’anthologie et de la bibliographie préparées par Jacques-Henry Lévesque dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ».

[19] Cendrars avait préparé avec soin la republication des deux volumes de Dan Yack en un seul pour Les Éditions de La Tour, anciennement Nouvelles Éditions Françaises, qui avaient peu après fait faillite – elles appartenaient à Robert Denoël, via des prête-noms puisqu’il ne pouvait plus exercer avant que son procès n’ait lieu.

[20] Le Bourlingueur des deux rives, éd. cit., p. 300.

[21] Abréviation de télégramme en un temps où la télévision n’a pas encore de petit nom familier.

[22] Lettre du 26 mai 1955 adressée de Florence par Guy Tosi à Blaise Cendrars, rue Jean Dolent.

[23] Seuls des extraits ont été donnés dans Capo dei quattro venti traduction et choix de Claudio Savonuzzi, Milan, Il Saggiatore, « Biblioteca delle Silerche », 1962.

[24] Allusion probable à l’agonie de Malaparte, atteint d’un cancer, qui meurt le 8 juin 1957, après avoir obtenu son adhésion au Parti communiste et s’être peu de temps après converti au catholicisme en abjurant certains de ses écrits.

[25] Ce texte, après les échanges qu’on a vus plus haut entre Blaise et Guy Tosi, en 1948 sera enfin traduit chez Denoël ; Jean Voilier en publie une édition de luxe en 1951 : Blaise Cendrars, d’Henry Miller, sort sous une couverture illustrée d’une lithographie abstraite d’Orfeo Tamburi, assortie en frontispice d’un portrait de Cendrars par Albert Riéra ; la traduction est de François Villié.

[26] Blaise Cendrars, Henry Miller, Correspondance 1934-1979 : 45 ans d’amitié ; établie et présentée par Miriam Cendrars ; introd. de Frédéric Jacques Temple ; notes de Jay Bochner, Paris, Denoël, 1995.

[27] Blaise Cendrars, Henry Miller, Correspondance 1934 – 1959, « Je travaille à pic pour descendre en profondeur », texte établi, annoté et présenté par Jay Bochner, avec la collaboration de Christine Le Quellec Cottier ; traduction des lettres de Henry Miller par Miriam Cendrars, Genève, éditions Zoé, « Cendrars en toutes lettres », 2013.

[28] Lettre manuscrite en français à l’encre verte d’Henry Miller à Guy Tosi, datée du 7 août 1947, Big Sur, California.

[29] Lillian Bos Ross, The Stranger : A Novel of the Big Sur [1942], Denoël, 1948.

[30] Lettre manuscrite d’Henry Miller à Guy Tosi, datée de Big Sur, 4 novembre 1948.

[31] Mort ou vif. Nous ne connaissons aucun livre d’Henry Miller correspondant à ce titre, mais nous pensons qu’il s’agit du livre Les livres de ma vie qui sera publié par Gallimard en 1957.

[32] Lettre manuscrite du 15 novembre 1950, adressée à Madame Voilier.

[33] Lettre à Madame Voilier datée November 20 th, 1950, Big Sur, California.

Auteur

Maurice Poccachard, parallèlement à une vie professionnelle remplie de chiffres, a été un lecteur passionné et un collectionneur des œuvres de Blaise Cendrars. Trésorier et président de l’Association des études internationales Blaise Cendrars, il a régulièrement nourri les rubriques publications, manifestations, films, expositions, des revues et sites cendrarsiens et, grand voyageur lui-même,  achevait, lors de sa disparition le 5 septembre 2018, un ouvrage richement documenté repérant les traductions de Blaise Cendrars partout dans le monde qui devrait paraître prochainement.

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