Quelle poétique pour Instagram ? Possibles et contraintes du support : l’exemple d’@anthropie


Cet article est une tentative d’approche du fait littéraire sur Instagram dans ses spécificités formelles. Nous proposons d’esquisser les contours d’une poétique du support Instagram en décrivant les contraintes et les possibilités que la plateforme représente pour les auteurs. Après un rapide survol des pratiques littéraires francophones les plus répandues, nous présentons plus longuement le cas du compte « anthropie » en ce qu’il constitue un exemple singulier d’exploitation du support apte à susciter quelques réflexions critiques sur la littérature digitale.

This article is an attempt to grasp a few specificities of poetry experimentations on Instagram. We aim to underline some formal constraints and possibilities that the network sets for the authors. After a prompt overview of the actual practical applications in the frenchspeaking field, we introduce and analyze the peculiar account ‘‘anthropie’’ for it is a relevant example of a literary experiment aware of the precise digital frame aforementioned. To conclude, we suggest how and why can instapoets become a way of rethinking some of our critical tools.


Texte intégral

« La poésie du XXIe siècle s’écrira ainsi », commente @antoinemaine, suite au post du compte Instagram @anthropie en date du 1er février 2018. Sans être certain de ce que « ainsi » signifie (hors des livres ? avec des images, fixes, animées ? avec du son ? tout cela en même temps ?) il faut lui donner raison sur un point : vingt ans après le début du siècle de la communication digitale, la littérature y a déjà fait son nid, notamment sur les réseaux sociaux. On parle depuis 2009 de « twittérature », et dans un cadre moins formel, depuis peu, d’« instapoètes ». La critique universitaire envisage souvent le phénomène comme une triade (Facebook, Twitter, Instagram), ou plus spécifiquement dans le cadre du réseau de l’oiseau bleu, dont la contrainte des 140 puis 280 caractères a tout de suite eu quelque chose de séduisant pour les poéticiens. Le cas Instagram, moins étudié, attire pourtant l’attention de la presse écrite et numérique depuis déjà quelques années, notamment pour relayer les grands succès que la plateforme a connus (surtout dans la sphère anglophone). Des auteurs comme Tyler Knott Gregson (@tylerknott), Christopher Poindexter (@christopherpoindexter) ou encore Rupi Kaur (@rupikaur_) méritent ainsi, dans ces mêmes articles, le titre d’« instapoètes [1] ». Réunissant plusieurs centaines de milliers de followers (2,5 millions pour Rupi Kaur), ces écrivains nouvelle génération sont targués d’avoir ressuscité un art à l’agonie. C’est, en un sens, une vérité : aujourd’hui, quatre des cinq meilleures ventes de recueils de poésie d’Amazon International sont signées par des auteurs ayant commencé leur carrière d’écrivain sur Instagram. Les recueils, qui reprennent souvent le contenu posté sur la plateforme, atteignent des chiffres de ventes dont la poésie traditionnelle ne peut que rêver (500 000 exemplaires vendus, en 2016, pour Rupi Kaur et son Milk and Honey, Andrew McMeel Publishing, 2015).

En amont de ces phénomènes éditoriaux, la plateforme regorge également d’expérimentations littéraires plus discrètes, dont la seule existence est numérique ; ces cas de figures révèlent spécifiquement comment le réseau social peut conditionner la forme poétique même. Ils témoignent également des nouvelles formes littéraires émergeant par le biais du numérique, objets hybrides et problématiques auxquels les études poétiques se confrontent depuis quelques dizaines d’années déjà. Cependant, n’étant ni codés ni forcément créés par le biais d’un programme, les écrits poétiques sur Instagram relèvent d’un « genre » spécifique dont les spécificités, et notamment leur rapport premier à l’image, restent à explorer. Sous cet angle, une étude poétique du réseau rejoint par exemple le travail de Gilles Bonnet [2] en ce qu’elle s’essaye à décrire une sphère à la fois moins spécialisée et plus publique de la littérature numérique.

On voudrait donc ici se concentrer sur ces auteurs dont les créations se font à la fois pour et par Instagram. Dans ce but, on fera une rapide description du support et des déterminations formelles qu’il impose au contenu qu’il relaye, plus spécifiquement aux objets de langage [3]. Un panorama des pratiques francophones permettra ensuite de tracer quelques balises dans ce champ particulièrement protéiforme. On isolera de cet ensemble sporadique le compte @anthropie pour l’observer plus en profondeur. Plutôt atypique en regard des utilisations générales du réseau – entre autres de par son exploitation des déterminations évoquées – anthropie s’annonce comme une occasion de penser les formes poétiques en contexte digital particulièrement fertile : le travail du collectif engage des réflexions d’ordre sémiotique, poétique et herméneutique. On verra que le dernier élément du maillon auteur-lecteur-texte-support [4] est ici le déclencheur d’une réactualisation des trois premiers, selon des configurations que l’on évoquera à titre de pistes de réflexions.

1. Vers une poétique du support Instagram ?

Nous souhaitons ici donner quelques pistes pour une poétique du support Instagram, soit ouvrir une analyse des conditionnements que la plateforme impose à la création littéraire.

Si le passage de la forme post [5] à la forme livresque implique de nombreuses reconfigurations qui pourraient être détaillées, il nous servira ici plutôt de contrepoint. Il semble en effet que la possibilité même de ce transfert du numérique au papier souligne une des particularités de ces « post bad [6] » littéraires : ils utilisent le réseau comme un relais plus que comme un support formel à part entière. En règle générale, les textes sont écrits à la main ou dactylographiés, pris en photo puis postés. La dimension visuelle (photographique) du post est alors plutôt transitive, ou décorative : elle vise d’abord le partage et la diffusion de textes qui seraient probablement restés confidentiels sans la plateforme. Cependant, et c’est ce qui nous intéressera ici, certains comptes revendiquent une recherche poétique qui investit plus en profondeur les caractéristiques formelles d’Instagram. Ces investissements se font à l’intérieur d’un ensemble de possibilités et de contraintes auquel sont confrontés les auteurs, et c’est de cette tension que naît la spécificité du cas Instagram, vis-à-vis de ces concurrents Twitter et Facebook, mais aussi de tout autre medium plus traditionnel.

Une première remarque s’impose. Comme il est d’usage sur les réseaux sociaux, un contenu se délivre, sur Instagram, sous la forme d’un « post ». Une fois en ligne, le contenu est donc « figé », ce qui démarque déjà ce type de publications des littératures numériques plus « mobiles », où le contenu est toujours susceptible de modifications. La « mobilité », que plusieurs critiques identifient comme l’une des caractéristiques de la littérature numérique [7], est ainsi impossible sur Instagram. Signalons également d’emblée qu’Instagram est un réseau créé et pensé pour la diffusion d’images : à sa naissance (2010), il ne permettait que la prise instantanée de clichés (dits « natifs ») et l’ajout de filtres. Contrairement à Facebook, où textes et images peuvent occuper des espaces proportionnels, et Twitter, où l’image est plutôt un mode d’illustration de la parole, Instagram ne dédie qu’une petite superficie au verbe : la légende. Elle est en général relativement brève et peut s’accompagner de hashtags (« # » suivi d’un ou de plusieurs mots), dont la fonction est de référencer les posts sous une thématique commune. Le verbal peut bien sûr s’inviter dans l’espace dédié au visuel, selon deux modalités : par la photographie de quelque chose d’écrit, ou par la mise en image numérique d’un texte, préalable à la publication (et donc produit par un autre programme). Nous verrons par la suite comment les comptes littéraires jouent avec cette contrainte.

Au lancement du réseau, la forme standardisée du post était le carré, qui rappelait le polaroïd (et l’idée d’une prise photographique instantanée). Aujourd’hui, le carré est toujours la forme par défaut du post, mais l’utilisateur peut choisir de le réduire à un ratio rectangulaire horizontal (du type 16/9e) ou allongé en hauteur (ce format découlant probablement de l’évolution des écrans de smartphone). Tous ces formats sont pensés pour la diffusion d’images, qu’ils rappellent d’autres supports de diffusion (polaroïd, cinéma) ou s’adaptent au support pour lequel le réseau a été créé (le smartphone).

S’ajoutent encore les multiples modes d’exposition des images proposés par la plateforme. Depuis 2017, un post peut être unique ou multiple, auquel cas l’utilisateur découvre les images par le slide (de côté) dans ce qui forme une sorte d’album, ou de livre à feuilleter. D’autre part, un compte peut être visité en overview, c’est-à-dire sur une interface montrant à la fois l’espace bio [8] et l’ensemble des posts. Cet ensemble peut être affiché sous la même forme que le fil d’actualité (chaque image défilant l’une après l’autre), ou alors sous la forme d’une « galerie » (les posts sont affichés les uns à côté des autres, par lignes de trois ; les légendes ne sont plus visibles).

En outre, la navigation sur Instagram s’effectue dans un espace-temps particulier a priori hostile au fait littéraire, de par son ergonomie : l’utilisateur d’Instagram découvre les images de ses abonnements ou de l’explorer [9] par le scroll, c’est-à-dire par un défilement continu. Rappelons qu’Instagram est une plateforme mobile-first [10], ce qui conditionne notamment le temps de la lecture. Le premier défi pour celui qui publie consiste à fixer l’attention de l’utilisateur plus d’une seconde et demie, fixation que le texte est cognitivement moins à même de produire que l’image. Ce constat concerne également la durabilité des posts, puisqu’ils disparaissent rapidement des fils d’actualités (chronologiques et algorithmiques).

Lorsque l’application ajoute la possibilité de publier des vidéos sonores en 2013, elle inaugure un nouvel espace poétique possible : tout le champ du multimédia est désormais exploitable. D’abord limitées à 15 secondes, elles peuvent durer jusqu’à une minute depuis 2016. Elles sont aussi susceptibles d’être publiées en album, le tout pouvant durer jusqu’à 10 minutes par post (ce qui est rare, au demeurant). En 2016 encore, Instagram ajoute l’option stories, d’après le modèle d’un autre réseau social en pleine expansion, Snapchat. Les stories sont des posts éphémères (photos ou vidéos) modifiables directement depuis l’application (ajout de textes, de dessins, d’émojis), visibles depuis le compte de l’utilisateur pendant 24 heures.

On constate ainsi que la plateforme est plutôt défavorable à la création littéraire (voire au langage en général) et constitue avant tout un défi pour les auteurs. Il s’agira à présent d’étudier comment les pratiques poétiques sur Instagram investissent graduellement l’ensemble de ces possibilités/contraintes.

Force est de constater que nombre de formes déjà canonisées par l’Histoire littéraire se rejouent sur la plateforme. On sait d’ailleurs que la visualité [11] est une modalité de la forme poétique exploitée depuis, en tout cas, la fin du XIXe siècle. En dehors de ces modèles, on verra que les comptes à revendication poétique adoptent diverses attitudes face à l’utilisation standardisée du réseau, déplaçant plus ou moins ses attentes. Les plus intéressants à analyser, relativement minoritaires pour l’instant, sont ceux qui relèvent ce défi médial. Plus largement, on entend par « comptes littéraires » ceux qui réunissent deux caractéristiques : d’une part l’auto-suffisance (on écarte les comptes privés d’écrivains ou visant la promotion de leur activité) ; d’autre part, une intégration de la plateforme dans la forme (on ignore par exemple les comptes dont l’intérêt porte sur le livre comme objet).

Ces données peuvent ensuite être confrontées aux pratiques observables sur le réseau. Même si les découpages linguistiques paraissent parfois artificiels, nous nous bornerons ici à la sphère francophone. Notons qu’il existe une sorte de « champ » franco-suisso-québécois, dont l’existence est attestée par le fait que ces utilisateurs s’« inter-followent », et donc se lisent mutuellement. Sur la base d’une trentaine de comptes, on peut dégager en tout cas deux grands types de pratiques différentes, dont les écarts se situent principalement autour de partis pris par rapport aux contraintes/possibilités évoquées plus haut.

Une partie non-négligeable de ces comptes se caractérise par une adhésion générale aux principes du réseau, et notamment à sa division des espaces visuels et linguistiques. On y retrouve souvent une photographie, relevant en général du « genre » Instagram – c’est-à-dire tirée de la vie quotidienne – accompagnée d’une légende. On peut encore distinguer ici deux tendances, selon les types de légendes.

D’abord, les formats courts : la photographie est accompagnée d’une ou de plusieurs phrases à vocation littéraire qui prennent une fonction de commentaire. Ces posts (voir par exemple @antoinemaine, @grandemangecorinneauteure, ou encore @poet.ize.) s’inscrivent dans une dynamique que l’on pourrait qualifier de « poétisation du réel », prolongeant sans vouloir la contrarier « l’extrême banalité des images Instagram [12] ». Le parangon de ce type de compte pourrait être celui de François Bon (@fbon), qu’il qualifie lui-même de « Miroir promené au bord de la route [13] ».

D’autres comptes privilégient des formats plus longs (@poetisetoute, @plume_revee) et un déplacement de la fonction « légende » qui deviennent de réels textes dont le genre est plus difficilement catégorisable. Ce sont souvent des fragments de récits, fictionnels ou non, autonomes ou plus rarement découpés en posts-chapitres. Thierry Crouzet a tenté l’expérience en 2016 : il publie neuf extraits de son roman Résistants sur @tequila_fr (du nom de l’héroïne), illustrés spécialement pour l’occasion car, selon ses mots, « sans image, personne ne clique. C’est un triste constat, mais c’est comme ça [14]. » Le projet est ensuite abandonné. Observons, dans ces cas-là, que l’on a tendance à accorder une fonction illustrative à l’image (le renversement se fait assez naturellement selon la taille accordée au texte)[15]. Pour autant, c’est peut-être le choix le moins « stratégique » prenant compte du fait qu’il est probablement assez rare qu’un utilisateur s’arrête pour lire le texte proposé en entier.

Une grande majorité des auteurs décident d’introduire du langagier dans l’espace dédié aux images. Le post devient ainsi un espace spécialement travaillé à la mise en image d’un texte bref. Il se défait, a priori, complètement de sa fonction illustrative pour devenir image en lui-même. Ces comptes se reconnaissent très rapidement par ce qu’on serait tenté d’appeler un « effet de galerie », qui évoque une version digitale du recueil, c’est-à-dire par une uniformité graphique travaillée témoignant également d’un souci d’harmonie depuis l’overview.

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 Doc. 1 – Capture du compte @barbacane_ab en overview.

La tension entre textes et images n’est ainsi plus un dialogue entre deux entités à part entière, mais interne au post lui-même et les auteurs peuvent se choisir de l’accentuer ou de la minorer. En l’état, les codifications visuelles choisies reproduisent souvent celle de la page du livre (un fond blanc avec du texte noir, aligné à gauche), même si certains comptes prennent des partis graphiques plus forts, intensifiant d’autant plus la dimension constitutive du visuel dans la mise en forme textuelle (@lesformesliquides, @penséesdécrochées). Plus spécifiquement, certains comptes rappellent certaines formes connues de l’histoire littéraire, comme le poème en vers libre et ses extensions typographiques : spatialisme, poésie concrète (@poesiemorcelee ; @carambolesoupe). D’autres phénomènes d’écho, plus contemporains, s’observent encore : les comptes @lesmotssontforts ou @lesmauxacides, par exemple, jouent sur une transmédialité avec d’autres supports numériques du quotidien en exploitant les espaces textuels de Snapchat et de l’application Notes d’Apple. On classera aussi ici les pratiques plutôt transitives (clichés de textes écrits, @livrefantôme, @haikus_writwoo), qui sont une autre façon de renverser la dominance du verbal sur le visuel.

Plus rares sont les comptes littéraires qui exploitent plus profondément les déterminations formelles de la plateforme (notamment l’audiovisuel) sans figurer une parenté avec le format papier. La filiation avec le format graphique d’un livre semble former une sorte de caution poétique de laquelle il n’est pas encore, pour les auteurs, intuitif de se défaire. En somme, le degré de reproduction ou de rupture avec ce mimétisme détermine la part visuelle du post : quand il y a effet de « page », le signe linguistique est plus transitif, le lecteur l’identifiant comme quelque chose à lire plus qu’à regarder, et inversement.

Si les réseaux sociaux, dont Instagram, peuvent sembler particulièrement « déterministes », en regard de ce que permettrait une plateforme numérique créée spécifiquement pour une expérimentation littéraire (site internet/blog) il faut voir qu’ils rejouent quand même certains grands enjeux de la littérature numérique, tels qu’ils ont été définis dans la littérature sur le sujet. À commencer par une fragmentation de la notion d’œuvre. De façon similaire à ce que souligne Jean Clément à propos des œuvres codées, la première unité de l’œuvre sur Instagram n’est plus le livre aux contours déterminés, mais le corpus [16]. Sur la page personnelle d’un auteur, les différents posts s’appréhendent comme une collection de morceaux qui peuvent se faire échos et constituer une série, sans perdre toutefois leur indépendance (délimitée par le format « post »). Dans le cas d’Instagram, l’ergonomie du profil personnel permet une saisie globale de l’œuvre, dans laquelle chaque post répond de façon assez horizontale aux autres, ce qui facilite l’appréhension générale comme les jeux d’écho ou de comparaison. À plus large échelle, le réseau permet des parallélismes aisés entre différents corpus. Connectés à la fois par la plateforme elle-même (via les algorithmes qui proposent des comptes similaires à ceux déjà visités dans l’explorer) et par les auteurs entre eux (par la citation, le partage, le hashtag), les pratiques poétiques individuelles entrent très facilement en communication au sein d’un ensemble plus large. Ainsi, de façon similaire à un réseau comme Twitter, mais distincte des pratiques littéraires numériques expérimentales « autonomes », les corpus de textes sur Instagram entrent dans une mise en réseau internationale et ouverte au public, dans laquelle un morceau poétique s’affiche aux côtés de posts dont la nature et le « genre » [17] sont complètement différents. L’acte poétique s’y construit ainsi dans une horizontalité avec tout un panel de contenus aux visées communicatives différentes.

Il faut souligner ensuite comment Instagram participe à la redéfinition de la notion de « texte » inaugurée par la littérature numérique. Ici, dans les cas où l’espace visuel du post est investi par du texte, la notion est rendue poreuse par l’hybridation du medium texte avec le medium visuel. Selon les catégories génériques identifiées par Jean Clément, la poésie d’Instagram relèverait du « genre » numérique de la poésie animée : « sur l’écran, la poésie se donne à voir en mouvements, elle est totalement indissociable de son support et ne pourrait ni être dite, ni être lue sans perdre l’essentiel de sa substance » [18]. En effet, même dans les cas où le texte n’est pas mobile, le « faire image » du post poétique est constitutif de son mode de signification, conséquence directe de l’ergonomie du réseau social. Si le « faire image » d’un post littéraire est conditionné en premier lieu par la forme même du post, pensée pour la communication visuelle, il est ensuite accentué par les choix typographiques et le graphisme en général.

Par ailleurs, le relais de la plateforme, acceptant plusieurs formats de support de texte (photographique, numérique) permet une diversité immense en termes de mise en forme. Que ce soit la création d’une identité visuelle spécifique, ou un désir d’attraper l’œil de l’utilisateur, il faut remarquer que ces mises en images sont le fruit de réflexions propres aux auteurs, de « mises en scènes » personnelles de l’œuvre littéraire. Elles sont ainsi le produit de la profonde modification du processus éditorial qui s’opère globalement dans les littératures numériques. L’auteur ayant un contrôle direct et total sur ses publications, les posts littéraires ne passent pas par l’homogénéisation graphique imposée par les maisons d’éditions. Ainsi, non seulement l’auteur produit ses propres publications, gérant leur fréquence et leur contenu, mais il décide aussi, dans les frontières du post, de leur forme qui en devient un constituant essentiel du « corpus ».

L’étude de cas que l’on propose à présent se fera sur un compte qui serait difficile à affilier à l’une des deux catégories identifiées plus haut. En effet, sur @anthropie, chaque post est une création poétique en soi : si les textes sont des bribes extraites du site anthropie.art – où sont publiés différents textes – ils acquièrent une autonomie nouvelle sur la plateforme, devenant des œuvres poétiques à part entière travaillées par le texte, le graphisme, la vidéo et le son. Le format papier y est définitivement oublié, les créateurs s’adaptant plutôt aux potentialités numériques du réseau et produisant ainsi des œuvres au statut original et résolument contemporain. Par ailleurs, l’affiliation du compte Instagram avec un site internet nous permettra de mettre en relief deux enjeux de la création sur Instagram.

 2. @anthropie : adaptations multimédiales du texte

Anthropie.art (le site) est un espace numérique (porté par un collectif de littérature et d’arts graphiques qui ne communique pas l’identité de ses membres) dédié à la publication de textes dont les tailles et les genres varient (roman, fragments poétiques, nouvelles), dans un « geste en constante augmentation » (pour reprendre les mots de la plateforme). Plus qu’un blog littéraire, le site se présente comme un palimpseste digital dont le visiteur pourra suivre les évolutions, par exemple sous la section début, « acte de langage unique / mais nécessairement inachevé / récrivable à l’infini » : de ce point, le site fait sienne la « mobilité » caractéristique des littératures numériques.

Mais, n’étant présent sur aucun autre réseau, anthropie a fait de son compte Instagram une sorte d’extension créative de son site internet, depuis lequel on accède directement. Le compte se veut ainsi promotionnel mais démontre aussi une volonté d’investir le réseau social dans tous ses possibles. Puisqu’il semble nécessaire qu’une décontextualisation d’extraits ait des effets plus ou moins intentionnels, le geste pose la question de la multi-modalité entre support web et support Instagram.

Par ailleurs, dans ce « world of image », anthropie garde dans la plupart de ses posts une prédominance linguistique, du moins au niveau communicationnel. Le choix des polices Times et Times New Roman comme seules vectrices des éléments verbaux doit certainement se lire comme un parti pris. On le sait, les polices dites à « empattements » sont privilégiées à l’écrit pour leur lisibilité, alors que le numérique a promulgué les polices linéales pour les mêmes raisons. La police utilisée sur anthropie, Times, la plus transitive possible sur du papier (l’œil, habitué, ne la voit plus [19]) est importée sur un support qui lui est étranger. Paradoxalement l’image du texte gagne ainsi une visibilité, qui devient une lisibilité.

On peut dire qu’@anthropie relève tous les « défis » qu’Instagram lui lance : le temps amputé de la lecture est déjoué (albums, longues vidéos, images à décrypter), les hashtags sont défonctionnalisés, le signe textuel est aussi complètement graphique. Par ailleurs, les expérimentations d’@anthropie montrent que l’épanouissement du fait littéraire sur Instagram donne une nouvelle profondeur aux possibles « images du texte » [20], hors du livre et de ses références graphiques, et d’autre part pose la question de l’autonomie / hétéronomie entre des textes présents sur différents médias. Suivant ces propositions, on se concentrera sur trois séries de posts présentes sur le compte : les antijungles, les romans cassés, et les vidéos-poèmes.

2.1. Les anti-jungles

La série des anti-jungles est un ensemble de posts uniques constitués d’une photographie sur laquelle se déploie un texte de quelques lignes. La première antijungle propose une confrontation sémantique entre l’image du jardin de Versailles et les premières lignes du roman Chaosmose (publié sur le site) : « La jungle, on voit plus que ça, la jungle partout […] ». Les posts suivants (on suit la série grâce aux numérotations), évoluent vers des formes plus graphiques, où il devient parfois plus difficile de séparer le corps du texte du fond visuel. Ces posts sont les plus propices à l’« effet galerie », puisqu’il s’agit, en fait, de mise sur/dans image de fragments poétiques. Pour autant, ils s’éloignent radicalement des codifications que l’on a évoquées : plus rien ne rappelle la page, sauf parfois la forme rectangulaire du post (mais notons qu’elle apparaît d’autre fois en format paysage [21]). L’image n’est plus celle que crée le texte, mais devient sa scène d’exposition, voire d’existence. Le texte émerge de la photo, se détachant du fond par des effets de transparence. Comme c’est le cas pour beaucoup d’autres posts, le texte est travaillé à la fois comme une image et comme un texte : sa matérialité est mise en avant, sans jamais s’imposer complètement. Sur le modèle du premier post de la série, la scène est une globalité signifiante : dans antijungle no 4, un ordinateur nous informe de notre désuétude sur un fond de cockpit d’avion.

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Doc. 2 – Antijungle n04. Message de mon ordinateur. Post du compte Instagram @anthropie, 13 mars 2018. Droits : collectif anthropie

2.2. Les poèmes visuels ou vidéos-poèmes

Anthropie intitule quatre de ses posts « poèmes visuels » ou « vidéos-poèmes ». Il s’agit de vidéos mettant en scène un extrait de texte toujours emprunté aux œuvres du site et accompagné de son. Si la spatialité est une caractéristique définitionnelle de l’image, elle est ici contrebalancée par le mode d’apparition linéaire des phrases. Les phrases isolées apparaissent les unes après les autres, dans une dynamique qui rejoue celle de la lecture, à l’exception que nos yeux restent fixes : les phrases s’auto-narrent et, via ce processus, gèrent l’ensemble de l’expérience.

Les poèmes notés 1 et 3 se déroulent sur un fond noir. L’image du texte s’affiche seule, en négatif du couple traditionnel noir/ blanc. La visualité n’est donc créée que par le texte : on est à nouveau tentés de replacer ce genre d’expérimentation au bout d’une trajectoire que Le coup de dés [22] a commencé. À la cadence des phrases mêmes s’ajoutent au moins quatre rythmes : celui créé par la fragmentation et la recomposition, par les animations cinétiques, par l’enchaînement des phrases, et par le son. Les vidéos sont montées de sorte qu’on peut distinguer deux temps différents : une fixité propice à la lecture et un mouvement (même s’ils se recoupent largement). Les phrases s’animent de façon à résonner aussi avec leur sens. Le texte et sa matérialité communient de façon assez inédite, par des sortes d’extensions audiovisuelles de la langue.

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Doc. 4 – Photogramme de Poème visuel n03. Pirogue Ivre. Post du compte Instagram @anthropie, 31 janvier 2018. Droits : collectif anthropie.

Dans les poèmes 2 et 4, le texte est accompagné d’images, dans un processus un peu similaire à celui des antijungles, avec le mouvement en plus. L’image devient là aussi la scène d’existence du texte, dans une relation qui ne peut pas être qualifiée d’illustrative. À nouveau, il faudrait voir le post comme une globalité signifiante : au début de naissance d’un soleil, le jeu des lettres éparpillées évoque le tableau périodique des éléments ; le fond une atmosphère cosmique et vaporeuse, alors que le texte narre la formation d’un astre. On pourrait reprendre tous ces éléments d’analyse pour le poème 4 mais en y ajoutant un élément de complexification : les images ne forment pas seulement la scène du texte, mais elles participent aussi activement à la narration.

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Doc. 5 – Terre vide, Post du compte Instagram @anthropie, 11 avril 2018. Droits : collectif anthropie

Ce genre de configuration est plus inédite, à la fois par rapport aux usages sur le réseau, mais même, peut-être, à l’histoire de la poésie. L’ère du numérique permet ce genre de collages digitaux ; une plateforme comme Youtube pourrait les accueillir. Néanmoins, sur Instagram, ils ont un statut différent car ils participent à la construction d’une globalité esthétique rattachée à un compte, et donc à une intention auctoriale, ce que l’ergonomie de Youtube, similaire à une base de données, met beaucoup moins en relief.

2.3. Les romans cassés

Les romans cassés sont des posts-albums reprenant différents extraits de Chaosmose. « Cassé » fait référence à cette amputation du texte source qui est présenté sur le site comme « un gros iceberg dont il faut casser les jambes », mais aussi à la mise en forme du texte, non-linéaire, ou plutôt dont la linéarité est bousculée jusqu’à la frontière de la lisibilité.

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Doc. 6 – Enfant-ailes. Roman Cassé n02. Post du compte Instagram @anthropie, 31 janvier 2018. Droits : collectif anthropie.

Cette série est plus proche, graphiquement, de la page en papier, même si une volonté d’utiliser la spatialité du post est clairement visible. Parfois, la ligne brisée du texte adopte les contours du post, mimant matériellement la contrainte visuelle du rectangle. Le texte, comme s’il était trop grand pour l’espace du post, semble s’y adapter, et la contrainte spatiale imposée par le réseau social devient ici un terrain de jeu.

D’autre part, les extraits sont donnés sans contextualisation. L’utilisateur se retrouve ainsi au contact de noms, qu’il peut identifier comme personnages, insérés dans un récit dont il ignore potentiellement les tenants et les aboutissants. Ces posts créent un jeu avec leur double public potentiel (celui du site et celui du compte) : pour un lecteur de Chaosmose, ces extraits apparaissant au milieu de leur fil d’actualité peuvent enclencher un souvenir, la remise en jeu d’une expérience fictionnelle passée. Les romans cassés lui proposent inévitablement une expérience formellement nouvelle en regard du roman. En revanche, pour un lecteur n’ayant pas lu le roman, la décontextualisation produit des effets différents. À titre d’exemple : le roman cassé 2 isole une scène de bataille, où l’on peut identifier lieux, actions, personnages, etc. mais que l’on ne peut plus appeler « roman ». La dimension proprement narrative du texte source perd de son ampleur, l’extrait vaut pour le post qu’il produit. La légende (comme pour de nombreux autres posts) y participe : le titrage de l’extrait (« Enfant-ailes ») en fait une œuvre à part entière. Son autonomisation est ainsi le fait de ce brouillage générique, induit lui-même par le support qui l’accueille. Les hashtags y concourent également par leur défonctionnalisation : ils ne créent plus des connexions avec d’autres posts mais deviennent un lieu d’investissement poétique conçu comme une prolongation stylistique de l’extrait.

3. Ouvertures

Aussi les antijugngles, les romans cassés, et les vidéo-poèmes illustrent comment anthropie scénographie l’une de ses utilisations d’Instagram : signifier un geste unifié qui adapte et autonomise ses textes selon différents supports. La réutilisation du texte source permet de mettre en jeu les possibilités offertes par le cadre spécifique d’Instagram et elles sont dans ce cas aussi bien narratives et discursives qu’esthétiques et stylistiques. Ainsi, l’exemple du compte Instagram @anthropie problématise la notion de texte poétique par de multiples voies. S’il s’agit d’expériences formelles (d’une exploration d’un support numérique), elles modifient également les paramètres textuels aussi bien que lectoraux, ce que les romans cassés mettent par exemple en exergue par une intention claire de déjouer une lecture classique de roman. On aimerait revenir ici sur quelques pistes de réflexions qu’une exploration générale de la poésie sur Instagram, et plus particulièrement d’@anthropie, permet d’ouvrir.

Il est intéressant, tout d’abord, de revenir sur la notion d’interactivité, ou de participation, propre à la fois aux réseaux sociaux et à la littérature numérique. En effet, les études sur la littérature numérique ont montré que la publication d’un contenu littéraire sur une plateforme numérique permettait par de nombreuses voies – notamment les hypertextes – de donner au lecteur et au trajet individuel de lecture une place nouvelle et augmentée. Certains font concorder cette dimension nouvelle de l’échange littéraire avec les tournants récents de la théorie littéraire, dont elle deviendrait une sorte de matérialisation. Dans les mots de Guy Benett :

Il est clair que l’avènement de la littérature électronique a provoqué une remise en question de la nature du texte littéraire, qui a finalement atteint, grâce aux médias numériques, la textualité latente et centrée sur le lecteur prédite depuis des décennies par des théoriciens post-structuralistes et postmodernes […]. Le lecteur du texte électronique n’est plus simplement celui qui reçoit le message et qui déchiffre le message « tout fait » contenu dans le texte écrit par l’auteur ; au contraire, il participe à l’élaboration du texte comme de son message [23].

Finalement, la démarche d’auto-éparpillement du collectif sur différents supports est également une étape de conditionnement d’une lecture que l’on veut sans cesse réactualisée. L’interactivité n’est pourtant pas tout à fait la même que celle qui se joue par exemple dans un texte à « zones manipulables » [24], comme un hypertexte. Dans le cas d’anthropie, la multiplication des trajets de lecture possibles se fait en effet à travers les plateformes, dans un parcours qui, d’une certaine manière, est assez habituel pour l’utilisateur lambda (basculer d’un site internet à un réseau social spécifique). Cependant, le parcours est ici unifié par une instance auctoriale qui produit les publications reçues des différentes plateformes et par la récurrence des textes à chaque fois transformés. Ainsi, si l’interactivité à proprement dite (influence active du lecteur sur son parcours de lecture) est absente, il y a bien une participation du lecteur à la construction d’un texte, possédant une certaine uniformité tout en étant recréé par les expériences de lecture à chaque fois uniques. Anthropie met ainsi en relief un autre potentiel quasi illimité du numérique : celui des croisements inter-plateformes et de leurs déterminations plurielles d’un même contenu (ou d’un contenu parent).

En outre, l’aspect actif et participatif de la lecture est inhérent à la plateforme même sur laquelle les textes s’exposent. Il y a d’abord la fonction importante du commentaire, mise en avant par le réseau social. Comme le remarque Thierry Crouzet, sur Instagram les commentaires ne forment qu’un avec la légende et le post [25]. D’autre part, et en plus de tous les échanges possibles entre auteurs et lecteurs (commentaires, messages privés, etc.), Instagram permet un autre type de dialogue entre contenus et utilisateurs, produit par la publication de textes poétiques sur une plateforme créée initialement pour le partage d’images quotidiennes, et donc par une intégration importante de la poésie dans l’espace public numérique. L’originalité d’anthropie réside aussi dans sa capacité à faire vivre ses expérimentations littéraires à la fois sur une plateforme spécifique (le site) et sur une plateforme sociale, où elles coexistent avec des pratiques complètement hétérogènes. Le public de ces essais, plus étendu, est par ailleurs un public en principe lui-même actif sur la plateforme – que ce soit dans la sphère « littéraire » ou non – et ses créations côtoient les contenus poétiques. Ces posts aux visées communicatives différentes peuvent être associés en un seul coup d’œil de l’utilisateur, par exemple dans la rubrique explorer.

Dans un deuxième temps, soulignons que la notion de textualité se voit poussée aux limites de ses propres définitions, et sur certains points ce phénomène dépasse la simple convergence avec les théories de la lecture contemporaines. En effet, dans cette dynamique de démocratisation et de multiplication, la littérature « hors du livre » est aussi une performance, une exposition, une vidéo, et cette pluralité de natures fait ici écho à plusieurs phénomènes observables dans la littérature et les arts contemporains, dont les frontières respectives se font de moins en moins claires [26]. La tension première est bien celle entre le texte et l’image (et le texte devenu image), mais elle devient ensuite une tension entre texte et performance, entre un contenu et un dispositif voué à la monstration, « permettant […] une spectacularisation du texte à l’écran [27] ».

Si l’étape de transfert entre support texte et support écran implique une « spectacularisation » ne serait-ce que par la mise en évidence de la dimension visuelle du texte, elle trouve sur un réseau social comme Instaram une ampleur nouvelle. Il faut remarquer en effet que l’ergonomie de la plateforme est elle-même basée sur un principe « perfomatif », dans la mesure où elle préconditionne la durée de visibilité des posts et leur effectuation. Le temps de réception est extrêmement proche du temps de la publication (après un certain temps, le post disparaît du « fil »). L’apparition du texte (statique ou mobile) opère pendant le temps d’affichage du post sur l’écran dans un ici-maintenant qui est pensé comme étant à la fois celui du créateur et celui du récepteur. Quand il y a publication, il y a d’abord désir de toucher, dans un temps relativement court, un utilisateur connecté au même moment, et ensuite, éventuellement, une volonté d’archivage, de construction d’un profil cohérent, etc. Instagram met ainsi également en relief un autre conditionnement naturel du support, qui est celui du mode de consommation des œuvres par le lecteur-spectateur. Ici, le réseau social unifie la consommation de contenus aux natures multiples sur un même principe, un même espace-temps, et rapproche par-là l’acte poétique de pratiques autres, notamment performatives.

Ainsi, si l’objet de cet article était de montrer, sur un objet spécifique, le conditionnement maintenant connu d’un support sur une forme littéraire, il se conclut sur une remarque plus ouverte. Si la poésie Instagram peut exemplifier une conception postmoderne de la textualité comme de la lecture, les créations contenues par le réseau font aussi écho à une redéfinition plus large des pratiques artistiques, de leurs diffusions et de nos façons de les consommer. Les angles d’approche sur un simple « post » poétique sont multiples, et cette diversité prouve à elle seule l’impact que le support Instagram a sur les œuvres de ces nouveaux poètes. Toutefois, ces exemples tirés d’un réseau social spécifique ne sont en réalité qu’une autre illustration des bousculements que le numérique a provoqués vis-à-vis des notions de texte et de lecture, des processus éditoriaux et des interactions entre auteurs et lecteurs. Surtout, ils montrent encore comment, à l’intérieur du vaste univers que recouvre le terme « numérique », chaque plateforme matérialise une autre idée, formelle et relationnelle, de l’acte poétique.

Bibliographie

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Notes

[1] Voir par exemple, l’article du New York Times du 07.11.2015, qui inaugure le néologisme, ou, en français, celui de Slate du 10.11.2015.

[2] Gilles Bonnet, Pour une poétique numérique. Littérature et internet, Paris, Hermann, 2017.

[3] On suit ici l’attention portée à la détermination du contenu par le support notamment mise en avant par Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique du support », dans Romantisme, 2009/1, n° 143, p. 109-115.

[4] Comme il a été repensé par Marie-Ève Thérenty : « Après des années d’occultation par la discipline des conditions matérielles de production de la littérature, l’histoire littéraire est peut-être aujourd’hui en mesure de substituer à sa triade : auteur, lecteur, texte, un nouveau quarté : auteur, lecteur, texte, support » (ibid, p. 111).

[5] « Posts » est un anglicisme qui désigne la publication d’un contenu sur un forum, blog ou réseau social.

[6] « Post bad » désigne dans l’argot des réseaux sociaux une jeune femme attirante dont les selfies sont amplement « likés ». Accompagné d’un complément (« post bad couples » ; « post bad métisse »), le terme s’élargit pour englober tous les comptes très populaires. Pour les comptes proprement littéraires, voir également @langlaev (441k), @najwazebian (741k), @rmdrk (1,8M), @nikita_gill (367k) ou @r.h.sin (1,1M) et @benisidore (35,9k), francophone et publié aujourd’hui aux éditions du Chêne (2016).

[7] « Les inscriptions sur support numérique, contrairement à celle sur des supports statiques comme le papier, la pellicule ou le vinyle, possèdent des propriétés dynamiques qui modifient profondément les modes de constitution d’une signification à partir de signes » (Serge Bouchardon, Evelyne Broudoux, Oriane Deseilligny, Franck Ghitalla, Un Laboratoire de littératures, littérature numérique et internet, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2007, p. 101).

[8] Pour « biographique ». Il s’agit d’un encart où l’utilisateur peut se présenter en quelques mots.

[9] Onglet accessible depuis son compte utilisateur, où l’on découvre des contenus populaires déterminés par un algorithme personnalisé.

[10] C’est-à-dire prévue pour une utilisation à partir d’un téléphone portable. Certaines fonctionnalités sont ainsi bloquées si on accède au réseau depuis un ordinateur (et le design change légèrement).

[11] Par quoi l’on entend un investissement spatial de la forme poétique (vers libres, calligrammes, etc.), qui force l’attention du lecteur sur la dimension visuelle de ce qu’il lit.

[12] C’est l’expression de Laurent Jenny dans les Inrockuptibles du 29.05.2013 (ici).

[13] « disait Stendhal », rajoute-t-il. La formule empruntée au narrateur du Rouge et le Noir entre également en échos avec l’œuvre écrite de François Bon, dont la dimension documentaire est forte. Voir par exemple l’entrée « Miroir » d’Autobiographie des objets, Paris, Seuil, 2012.

[14] Ce qu’il déplore en revenant sur cet ambitieux projet dans un article de son blog tcrouzet.com (« Des livres sur Instagram », 02.04.2016).

[15] Cette fonction pouvant se complexifier, notamment selon le degré d’iconicité de l’image, de l’illustration pure à l’évocation ou la métaphorisation du texte qu’elle accompagne.

[16] « Le livre a cessé d’être un « volume », il ne constitue plus l’unité de lecture de la bibliothèque. Les textes numérisés n’étant plus contraints par les limites du papier, ils peuvent être stockés sur des supports de très grande capacité […] Le corpus remplace le livre. Constitué des textes d’un même auteur ou de ceux d’un ensemble plus large […], le corpus est la nouvelle unité de lecture sur support électronique » (Jean Clément, « La littérature au risque du numérique », Document numérique, vol. 5, n° 1, 2001, p. 118). Sur certains comptes que l’on mentionnera, cette unité se voudrait presque un recueil, le travail graphique des auteurs allant dans ce sens.

[17] Photos de plats, de vacances, selfies, publicités, comptes d’artistes ou d’institutions, de célébrités, etc.

[18] Jean Clément, « La littérature au risque du numérique », art.cit., p. 126.

[19] Une remarque qui est faite par Emmanuël Souchier, à propos de la typographie en général (« son évidente omniprésence masque son existence au point de la faire disparaître et d’en effacer le sens et la fonction ») mais qu’il faudrait peut-être ajuster selon les modalités de la lecture, typiquement ici entre support papier et numérique (« L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les cahiers de médiologie, 1998/2, n6, p. 141).

[20] Selon l’expression d’Emmanuël Souchier, art.cit.

[21] Il est d’ailleurs intéressant de constater que les deux seuls posts du compte qui évoquent explicitement le format d’une page de livre sont ironiques : ce sont les poèmes illisibles et le roman contemporain.

[22] Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, publié pour la première fois dans la revue Cosmopolis en mai 1897, puis réédité par la NRF en 1914.

[23] Guy Bennett, « Ce livre qui n’en est pas un : le texte littéraire électronique », Littérature, vol. 160, n° 4, 2010, p. 42.

[24] Alexandra Saemmer, « Hypertexte et narrativité », Critique, vol. 819-820, n° 8, 2015, p. 639.

[25] « J’ai même découvert un auteur qui, pour attirer l’attention vers son livre de marketing, l’a publié en intégralité sur Instagram, le sujet du livre étant comment promouvoir un livre. Chacune de ces expériences s’enrichit des commentaires des lecteurs, affichés immédiatement à la suite du texte principal et qui fusionnent avec lui, au point d’être presque indifférenciables. » (« Des livres sur Instagram », op.cit.).

[26] Voir par exemple l’article de David Ruffel, « Une littérature contextuelle », Littérature, vol. 160, n° 4, 2010, p. 61-73.

[27] Serge Bouchardon et alii,  op.cit., p. 103.

Auteur

Joséphine Vodoz est doctorante à l’Université de Lausanne, rattachée au Centre des sciences historiques de la culture. Dans ce cadre, elle collabore au projet de recherche “Littérature et culture matérielle XIXe-XXIe siècles” financé par le Fonds national suisse et dirigé par Marta Caraion.

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Poésies en performance sur YouTube


Considérant notamment les travaux de Charles Pennequin, Laura Vazquez et Pierre Guery, il s’agit de comprendre dans quelle mesure leurs vidéoperformances diffusées sur YouTube usent de la plateforme non seulement en tant que vecteur de diffusion mais aussi comme outil de création à part entière. Investissant et détournant les propriétés spécifiques à la plateforme, ces vidéopoèmes relèvent d’une forme de poésie numérique en ce qu’elles se destinent à une diffusion en milieu numérique et travaillent dans leur écriture même avec les propriétés spécifiques à cet environnement. En ce sens, elles semblent pouvoir s’inscrire dans ce que Leonardo Flores a identifié comme la « troisième génération » de la littérature numérique, émergée avec l’avènement du Web 2.0 en 2005, et caractérisée par des œuvres qui utilisent des interfaces et plateformes existantes, tout en renouvelant et prolongeant les problématiques spécifiques à la poésie en performance.

Considering the work of Charles Pennequin, Laura Vazquez and Pierre Guéry, it is important to understand that these videoperformances broadcasted on YouTube use the platform not only as a vector of transmission but also as a way of creation. Investing and diverting properties specific to the platform, these videopoems are a form of digital poetry in the sens that they are intended for dissemination in a digital environment and work in the writing itself with the specific properties of this environment. Indeed, they seem to fit into what Leonardo Flores has identified as the “third generation” of digital literature, emerged with the advent of Web 2.0 in 2005, and characterized by works that use existing interfaces and platforms, while renewing and extending the issues specific to performance poetry.


Texte intégral

À la fin des années 1950, Bernard Heidsieck entend, avec la « poésie action », développer une poésie qui se réalise en performance. S’inscrivant dans un mouvement plus large, amorcé dès le début du XXe siècle avec Apollinaire puis les avant-gardes, d’utilisation par la poésie de moyens technologiques et de medias nouveaux, il affirme une volonté de remise en circulation du poème dans la société. Poésie hors du livre, la poésie numérique telle qu’elle s’est développée depuis ses tout premiers essais, se situe partiellement dans cette lignée [1]. La poésie en performance, entendue comme poésie qui se réalise dans une co-présence du poète et du public et une mise en œuvre du corps, utilise également le numérique, et tout un pan de la poésie dite numérique se développe en performance, au sein de travaux exploitant le flux, les relations corps/machine, les possibilités de retraitement et de retransmission en live du son et de l’image, de mise en relation du son, de l’image et du mouvement, d’intégration de données en direct, ou encore d’improvisations textuelles [2].

Le corpus ici abordé relève cependant d’une articulation entre la poésie performance et le numérique selon des modalités tout autres. Ces œuvres relèvent tout d’abord de la poésie en performance dans sa dimension vidéo : on parlera de vidéoperformances, forme spécifique qui ne se confond ni avec les captations vidéo de performances ou de lectures publiques live, ni avec l’enregistrement de lectures à voix haute filmées face caméra. Qu’elle montre une action filmée par le poète lui-même ou un tiers, réalisée dans un espace public ou privé, avec ou sans public, la vidéoperformance se caractérise avant tout par une implication du filmage dans sa forme même, et, partant, d’une forme d’écriture vidéo. Cette forme n’est pas spécifique à la poésie : elle s’inscrit elle-même dans une tradition fortement liée à la performance artistique depuis ses débuts au cours des années 1960, via la pratique de l’autofilmage par les performeurs [3]. Les œuvres ici considérées relèvent également à plusieurs titres d’une forme de poésie numérique, non pas en ce qu’elles utilisent des moyens numériques d’enregistrement et de retraitement de la vidéo (caméra numérique, la webcam, un logiciel de montage vidéo, etc.) – comme la quasi-totalité de la production littéraire actuelle utilise des outils informatiques, mais en ce qu’il s’agit bien de formes qui utilisent le « dispositif informatique comme médium » et mettent en œuvre « une ou plusieurs propriétés spécifiques à ce medium [4] », selon la définition donnée par Philippe Bootz, ou encore, pour reprendre cette fois la définition de Serge Bouchardon de créations « qui mettent en tension littérarité et spécificités du support numérique [5]. » Leur dimension numérique tient ainsi au fait que ces œuvres se destinent à une diffusion en milieu numérique et travaillent dans leur écriture même avec les propriétés spécifiques à cet environnement. En ce sens, elles semblent pouvoir s’inscrire dans ce que Leonardo Flores a identifié comme la « troisième génération [6] » de la littérature numérique, émergée avec l’avènement du Web 2.0 en 2005, et caractérisée par des œuvres qui utilisent des interfaces et plateformes existantes. Les auteurs concernés n’ont pas nécessairement de compétences techniques en programmation : à la figure de l’auteur-programmeur se substitue celle d’un auteur usager, investissant, à l’instar de millions d’autres internautes, des réseaux  sociaux comme Facebook [7], de microblogging comme Twitter [8], mais aussi des plateformes de partages d’images fixes et animées comme Instagram, Tumbl.r, et YouTube, en relation avec le tournant iconique qui transforme le paysage en ligne depuis le milieu des années 2000. C’est cette dernière plateforme qui a retenu notre attention, lieu d’émergence de ce que Gilles Bonnet propose de nommer une « LittéraTube », un corpus « regroupant les expériences actuelles de vidéo écriture, qui explorent un plan audio-visuel de la littérature qu’elles diffusent sur Internet. » Gilles Bonnet poursuit :

Qu’il s’agisse de contenus nativement numériques et « YouTubéens », c’est-à-dire pensés et créés pour être mis à disposition d’un public d’internautes usagers du site, ou de contenus provenant d’autres médias (TV, radio, captations) et désormais remédiatisés, transférés sur la plateforme. Une web-littérature au format vidéo [9].

La vidéoperformance n’a pas attendu YouTube pour exister en tant que telle, y compris dans sa dimension numérique. Les premières utilisations du medium numérique dans sa spécificité pour filmer une action, en live ou en différé, sont ainsi marquées par une utilisation de la webcam, et du montage d’une part, d’autre part par l’utilisation du live chat vidéo, comme on peut le voir chez Annie Abrahams ou encore Philippe Castellin, qui dans « Fondu-au-noir [10] » (2008) par exemple travaille à dire de mémoire d’anciens poèmes face caméra puis opère un montage, alliant l’improvisation propre à la performance, à la combinatoire, l’une des tendances importantes de la poésie numérique. Cependant, les vidéoperformances envisagées sont diffusées sur YouTube, ce qui exclut plusieurs possibilités (celles notamment de l’interaction ou de la simultanéité présentes chez Annie Abrahams), et ouvre d’autres potentialités. Qu’y a-t-il de spécifiquement « youtubéen » dans les productions de vidéoperformance ici envisagées ? Lieu d’archive et de remédiation, YouTube est aussi le lieu de créations spécifiques. Il s’agira alors de comprendre comment ces vidéoperformances s’emparent de la plateforme non seulement comme moyen de diffusion mais comme moyen de création, pour mettre en œuvre une véritable écriture web, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Gilles Bonnet, reconnaissant que « l’environnement numérique, choisi comme espace originel de publication informe et détermine en partie la poétique du texte produit [11] », et du poème performé.

1. Une poétique de la plateforme ?

Depuis sa création en 2005, YouTube permet à tout un chacun de créer et de diffuser des vidéos, confortant, selon la formule de Patrice Flichy, « le sacre de l’amateur [12] » : à l’instar de nombreuses autres plateformes développées avec le Web 2.0, des blogs aux réseaux sociaux, YouTube autorise une publication directe, qui se passe des intermédiaires traditionnels, institutionnels ou éditoriaux. Or cette possibilité semble entrer en résonance profonde avec le projet des poésies en performance, dont l’ambition est précisément de se passer des cadres éditoriaux pour privilégier un rapport direct, frontal au public, qui se joue hors de la chaîne traditionnelle du livre. Envisagé comme plateforme, YouTube est également un espace commun, trivial : non artistique.

Les outils d’autofilmage ont d’autre part, du fait de leurs capacités dans un premier temps assez limitées, puis du déferlement de millions de vidéos sur YouTube, fini par créer une sorte de répertoire faisant émerger un vocabulaire commun et des genres distincts. En effet, YouTube n’est pas la seule plateforme de diffusion et partage de vidéos en ligne, d’autres espaces de mutualisation comme Vimeo ou Dailymotion ayant une place importante, en particulier dans le domaine de la diffusion de vidéos artistiques en ligne : Vimeo s’adresse ainsi davantage aux créateurs et artistes, leur proposant des modalités de mise en ligne et de partage adaptées [13]. Mais si YouTube est devenu, parmi les 250 sites de vidéos en ligne recensés depuis l’avènement du Web collaboratif, « l’emblème de la vidéo en ligne [14] », c’est aussi en raison de son orientation singulière, tournée vers les contenus produits par les utilisateurs (User Generated content) : le « You » de la marque ainsi que le slogan « Broadcast yourself », tout comme la toute première vidéo diffusée sur la plateforme, « Me at the zoo », montrent que « YouTube s’est initialement axé vers les contenus et les pratiques amateurs [15] ». Au partage en ligne de vidéos de toutes sortes s’est bientôt surimposée une figure spécifique, celle du YouTubeur, soit « tout créateur d’un contenu vidéo original, qui héberge ses créations sur une plateforme, dans l’optique de les diffuser au plus grand nombre [16] ». Les contenus en sont très variés, mais des genres ont fini par émerger : sketch, web-série, vlog, unboxing, vidéos de vulgarisation, gaming, tutoriel, autant de genres devenus spécifiquement « youtubéens ». Associés à ces genres, des vocabulaires sont également repérables, dus aux contraintes techniques (usage d’une caméra fixe, autofilmage) et aux phénomènes d’imitation mutuelle des producteurs de vidéo. Comme le soulignent Patrick Vonderau et Pelle Snickars à propos des pratiques de homedance  dans The YouTube reader,

[…] l’imperfection évidente des vidéos crée une sorte d’archive de poses et d’images, sa gamme d’éléments joués de manière répétée et variée. Cette archive est uniquement accessible par ordinateur, via YouTube pour être précis. L’ordinateur est donc le centre des événements. En conséquence, il n’existe pratiquement aucune vidéo domestique annulant ou dissimulant l’appareil numérique auquel elles sont adressées [17].

Ainsi YouTube n’est-il pas uniquement une plateforme d’hébergement de vidéos mais bien un média, dont les créations vidéos sont marquées par un certain nombre de traits récurrents : et ce sont précisément ces caractéristiques récurrentes que l’on retrouve reprises, retravaillées ou détournées dans les vidéoperformances ici envisagées.

1.1. Un vocabulaire…

Ce vocabulaire est tout d’abord marqué par un amateurisme souvent exhibé, revendiqué, qui participe du bricolage technologique. Celui-ci est identifié par André Gunthert comme un trait esthétique commun aux formes d’autophotographie et autofilmage en circulation sur les réseaux « jouant des incertitudes du cadrage, des traces visibles de manipulation ou de l’amateurisme de la prise de vue [18] », au point de devenir une signature du genre.

La généralisation et la démocratisation des outils de filmage (via la webcam, puis le smartphone, ou la caméra GoPro) et les facilités associées semblent avoir tout d’abord favorisé les pratiques d’improvisation et de prise directe. L’improvisation, si elle n’est pas définitoire de la performance poétique, en constitue parfois une part importante, comme chez le poète et performeur Charles Pennequin, en activité depuis la fin des années 1990, dont la pratique performative a très vite intégré l’enregistrement, via le dictaphone puis la vidéo, pensé comme captations d’improvisations [19].

D’un point de vue formel, le cadrage fixe, lié à la pratique de l’autofilmage par la webcam, est une constante. Fenêtre sur chambre, salon ou cuisine, la webcam ouvre sur un plan mettant le corps au premier plan, et le situe dans un espace domestique. Nombreuses sont les œuvres qui, à l’instar des vidéos dominantes sur YouTube comme les vidéo-blogs ou vlog, et dans la continuité des premiers usages privés de la webcam en réseau type « Jennicam », ouvrent sur une scène ordinaire, un espace quotidien. Ainsi Vincent Tholomé nous montre-t-il une partie de son bureau, ses rayonnages de bibliothèque ou de sa cuisine dans sa récente série « Mon épopée [20] », François Bon intervient de façon privilégiée dans son bureau, parmi ses livres. Chez Pierre Guéry, cet espace est souvent neutralisé, la « talking head » s’adressant au spectateur devant un mur, mais l’on aperçoit de temps à autre des fenêtres, un meuble, et la prise de son directe révèle une acoustique qui n’est clairement pas celle d’un studio. Présentée de façon somme toute traditionnelle (l’auteur à son bureau, dans sa bibliothèque) ou à l’inverse désacralisée (l’auteur dans sa cuisine), la figure de l’auteur se construit ici comme figure d’amateur comme les autres : parlant depuis un espace domestique [21]. La webcam comme fenêtre cède à d’autres moments la place à un filmage approximatif, fait de tremblés, d’un cadrage en gros plan déformant légèrement le visage, de ratages divers liés à la manipulation du téléphone, lorsque le filmage se fait en extérieur, en situation, ouvrant alors également sur des espaces triviaux, non dédiés à la pratique artistique, mais surtout communs, et essentiellement citadins : on retrouve ainsi à plusieurs reprises Charles Pennequin dans des toilettes, celles d’un train par exemple, une douche [22], dans une gare ou dans la rue [23], dans une voiture [24], et Laura Vazquez dans différents endroits de la ville, en particulier la rue. L’usage du miroir, caractéristique du selfie avant la généralisation des caméras frontales, conduit dans plusieurs cas à l’exhibition de l’appareil, comme on peut le voir dans la vidéo de Charles Pennequin « Tu sais très bien que j’t’aime [25] » décrite comme une « déclar’action d’amour au téléphone portable et au miroir de la salle de bains, 2016. Technique mix et max. Improvisé dans un hôtel, à Sarzeau (Bretagne) » : la qualité de la vidéo dépendant du smartphone possédé par le poète évolue de ce fait fortement dans le temps. Le format et l’esthétique amateurs relèvent ainsi d’un vocabulaire qui fait entrer ces vidéoperformances en résonance avec les vidéos vernaculaires diffusées sur YouTube.

Cette esthétique amateur se retrouve dans l’utilisation d’outils de captation et d’édition d’image standard : décors et filtres Photobooth, du nom du logiciel de capture d’images installé par défaut sur les Mac, sont ainsi par exemple fréquemment utilisés. Dans la série des « Poèmes du mois [26] » de Laura Vazquez, le déclencheur Photobooth sert de générique à chacune des vidéos, et Pierre Guéry [27] use et abuse des effets spéciaux et filtres proposés par ce même outil. Pris en charge par un voix synthétique, le texte de Charles Pennequin est dit sur une succession d’images tour à tour animées et fixes, usant toutes des décors plus ou moins kitsch proposés par les applications standard de traitement de photographies : faux cadre type Polaroïd, décors saturés de petits cœurs, de pères Noël ou de gâteaux d’anniversaire dans lesquels s’inscrit invariablement la tête du poète dans diverses expressions dans « La vision finale [28] » : à l’instar du projet énoncé par le texte, il s’agit, en utilisant ces outils, de « sentir comment cette vision qu’il a de lui-même peut faire ridicule. Il voit ça, comme s’il en était détaché. » Le logiciel de montage intégré à la plateforme est enfin également utilisé, et, là encore, exhibé : Charles Pennequin précise sous certaines de ses vidéos que le montage est réalisé avec YouTube. C’est le cas de « Causer n’est pas poser [29] », dont le titre précise qu’il est « monté avec youtube ». Dans ce même poème, le texte thématise la prise de vue à la perche à selfie utilisée pour filmer l’auteur, de façon circulaire. Sous-titré « essai perchiste », le texte inscrit sous la vidéo se construit sur un polyptote autour du mot « perche » :

[…] il faut y aller franco, il faut pas essayer de se dire je vais essayer pourquoi pas, j’ai ma petite perche, c’est-à-dire j’ai ma chance après tout, après tout j’ai mon petit lopin de chance qui m’attend au tournant, mais non, rien qui t’attend, te tend une perche non, ce qui t’attend au tournant c’est de dire que tu vas tenter le perchoir, tu vas essayer et finalement rester à faire ton prêchi-prêcha là-dedans.

Cet amateurisme assumé ne relève ainsi pas d’une volonté de se passer de médiation au profit d’une coïncidence rêvée entre l’action et son enregistrement : loin d’effacer le medium, il s’agit au contraire de travailler avec des outils technologiques standard, et de s’insérer dans un vocabulaire commun. Ainsi, à l’instar de Charles Pennequin dans l’exemple précédemment cité, beaucoup de vidéoperformances entretiennent un rapport réflexif au medium utilisé : Pierre Guéry utilise le format standard de la « talking head », devenu une référence en raison du dispositif frontal imposé par la webcam, et intitule précisément sa série de vidéo « My talking heads ». De la même manière, Laura Vazquez utilise le déclencheur Photobooth comme générique, alors même que ses vidéos sont tournées avec une caméra numérique portable, et non avec Photobooth. Mais YouTube en tant que plateforme informe également l’écriture du poème performé dans la mesure où ce sont les genres spécifiquement youtubéens qui y sont retravaillés – ou détournés.

1.2… et des genres youtubéens

Nombre de vidéoperformances « nativement youtubéennes » s’emparent en effet de leurs codes, pour se les approprier souvent de manière plus ou moins ironique, opérant de la sorte un télescopage entre des genres triviaux et le genre poétique.

Genres communs aux réseaux sociaux, le selfie, et le vidéo-selfie, se retrouvent ainsi parodié par Charles Pennequin, dans « Tu sais très bien que j’t’aime », référence amusée au narcissisme inhérent au genre, ou encore dans « Tuto-poème n°2 : le selfie-perf [30] », une vidéo muette où chaque micro-mouvement du visage est ponctué de rires enregistrés, comme une mise en évidence du caractère dérisoire de cette publicisation du n’importe quoi. Le selfie informe également la série des « Poèmes du mois » de Laura Vazquez, en association avec le « vlog » ou vidéo-blog, rappelé ici par la régularité métronomique avec laquelle chaque poème est posté (le 1er de chaque mois). Le poème se compose d’un montage très rapide de prises de vues réalisées chaque jour, où l’on voit la performeuse proférer un seul mot, le montage final seul recomposant une phrase syntaxiquement cohérente mais proférée sur des tons et dans des lieux différant selon le contexte d’enregistrement. Chez Laura Vazquez, ce genre se conjugue également avec la pratique très en vogue sur YouTube du montage bout à bout d’extraits de films dans des compilations thématiques, ou des meilleures vines filmées par des amateurs, pratique elle-même dérivée des procédés dadaïstes ou encore situationnistes de collage et de montage, et plus généralement de l’esthétique de la répétition, de la fragmentation et du montage épileptique à l’œuvre dans de nombreux genres youtubéens.

Genre surreprésenté sur YouTube, les vidéos d’exploits et challenges en tous genres filmés en caméra embarquée, à la GoPro, donnant à voir des exploits sportifs mais aussi des ratages divers, chutes, cascades et défis stupides, « poussant à l’hyperbole le règne de l’idiot planétaire [31] » selon les termes d’Antonio Dominguez Leiva, sont également convoquées à la vision de ces vidéos. Les performances effectuées par Charles Pennequin dans l’espace public le montrant par exemple dans la rue en train de prononcer tout haut les mots « je jouis [32] », lisant des extraits de son livre Comprendre la vie au bord du périphérique, hurlant sur sa mobylette (croisant au passage un microgenre existant, le « selfie moto ») dans « Poésie pétarade [33] », ou encore arpentant une galerie en répétant « ça a déjà été fait », filmées pour la plupart à la GoPro résonnent, dans cet espace médiatique, avec ces genres. L’usage de la GoPro, ou de tout moyen où la captation est solidaire de l’action, rend l’action et son filmage indissociables. À l’instar du selfie touristique, consistant à se prendre en photo devant tel ou tel site, l’autofilmage

relève du registre de l’expérience. La photographie [ou le film] exécutée à ce moment précis n’est ni seulement une image de soi, ni seulement une image du site, mais précisément la trace visuelle de leur articulation éphémère, le rapport de l’acteur à la situation, inscrit dans l’image [34].

Dans le cas des selfies de Laura Vazquez ou des vidéos autofilmées de Pennequin, la performance et sa captation sont articulées à un contexte qui devient prégnant. Il s’agit, par ces biais, de se filmer en situation, dans des espaces quotidiens.

Autre genre très populaire sur YouTube, le tutoriel devient le thème de plusieurs performances de Sylvain Courtoux. Filmées dans l’espace domestique, cuisine et salon, du poète,  ces vidéos respectivement intitulées « Tuto-litières (performance 1) [35] » et « Tuto-aspirateur (performance 2) » montrent le performeur dans les situations les plus triviales, réalisant une action basse, purement ménagère (changer la litière du chat, passer l’aspirateur) et se contentant de décrire en s’adressant à la caméra les étapes d’un processus de manière plus ou moins improvisée, vantant sa grande habileté à exécuter cette tâche, l’« art zen » et la « danse » que représentent respectivement la première et la deuxième activité. Le « tuto » bâclé est pourtant présenté comme extrait d’un livre à paraître, L’Avant-garde, tête brûlée, pavillon noir [36], laissant le spectateur pour le moins perplexe quant au contenu du livre annoncé, et s’inscrit dans une des multiples représentations de la figure du « poète de merde » au centre de plusieurs de ses créations. Le « tuto » est également le fil directeur d’une série de Charles Pennequin publiée sur le site anthologique Tapin2 et présenté comme suit : « Sur cette page, Charles Pennequin proposera régulièrement à tapin² de nouveaux “tuto-poèmes” nous initiant à la poésie par des activités simples & variées réalisables à la maison avec un minimum de matériel ». La vidéo reprend les caractéristiques principales du tutoriel vidéo tel qu’il se diffuse en masse sur YouTube : plan fixe pris à la webcam, cadrant un individu en situation, dans un espace domestique, adresse à la caméra, et donc au potentiel usager du tutoriel, puis décomposition des étapes nécessaires à la réalisation de la recette. Cependant ce tutoriel ne propose pas d’apprendre à faire de la pâte à tarte mais un poème sonore, renvoyant alors à une poésie élaborée au cours des années 1950 via l’utilisation de techniques d’enregistrement à commencer par le magnétophone. La forme du tutoriel appliquée à la poésie fait également immanquablement penser à la recette de Tristan Tzara « Pour faire un poème dadaïste », autre appropriation d’un genre non auctorial et standard, celui de la recette de cuisine, à la poésie, dans une perspective de démystification et prosaïsation dadaïste : le tuto-poème fonctionne comme une actualisation 2.0 de la recette des mots dans un chapeau.

Toujours en plan fixe, filmé par webcam, le genre de la homedance, consistant à danser sur une musique enregistrée et/ou à mimer en playback décalé une chanson, le plus souvent de variété, est également exploré à plusieurs reprises par le performeur : « Tuto-poème n°4 : la danse de l’entravé » et « Tomber dans la danse [37] » présentent le poète dansant dans son salon et dans sa cuisine, pendant qu’un texte est dit en voix off, et « I want to break free [38] » (2017) le montre face caméra, casque sur l’oreille diffusant la chanson de Queen que l’on devine, très faible, à travers l’appareil, gesticulant et mimant les paroles, dans une attitude qui rappelle le célèbre « Numa numa [39] », playback dégénéré d’un enfant sur le tube d’O-Zone, vidéo virale qui engendra des milliers de meme.

L’esthétique pauvre qui émane de ces vidéos entre alors en relation et en pleine cohérence avec l’écriture « au ras des pâquerettes » revendiquée par l’auteur. Elle participe d’une poétique de l’idiotie que le poète travaille également dans sa diction. Cette écriture idiote émane d’abord d’une nécessité : beaucoup de poèmes publiés et d’improvisations filmées comme « J’en ai marre », « J’te ramène », « Tu sais bien que j’t’aime », trouvent leurs sources, leur matériau premier, dans des expressions courantes, langage de tous les jours, celui des gens, mais aussi celui de la télévision, des médias, de la publicité, que le poète capte pour mieux le vider. Si tous les poètes publiant sur YouTube ne partagent pas aussi pleinement cette esthétique de l’idiotie, il reste que l’immédiateté, la frontalité recherchée dans les vidéoperformances postées sur la plateforme entrent en relation et en conversation avec les genres communicationnels qui y sont diffusés par ailleurs. Mais, de façon réciproque, la récupération et le détournement des genres de vidéos diffusées sur YouTube font entrer ces vidéoperformances dans un régime qui est celui-même à l’œuvre dans la plateforme, marquée par une esthétique de la répétition, de la reprise, de la réitération et du détournement. Tout se passe comme si la diffusion de ces vidéopoèmes dans l’espace youtubéen les faisait entrer en relation directe, potentielle du fait de la publication sur la même plateforme, avec un corpus non poétique, et investir poétiquement une esthétique commune. Mais YouTube n’est alors pas uniquement un outil de création et de diffusion : c’est aussi un outil d’édition spécifique, à son tour exploité et détourné selon différentes modalités.

2. (Més-)usages de la plateforme

YouTube est une base de données : elle peut ne servir qu’à cet usage, et trouver dans le site de l’auteur ou d’une institution donnée, son cadre éditorial propre. Nombreux sont les auteurs proposant leurs créations vidéographiques, hébergées par cette plateforme ou une autre, utilisées essentiellement comme de simples bases de données accessibles depuis un site Web qui en constituera alors le paratexte éditorial premier. Ainsi les vidéos de Charles Pennequin sont-elles aussi accessibles et visionnables depuis et à l’intérieur des pages de la rubrique « Bobines » de son site : l’utilisateur n’a pas besoin de se rendre sur le site YouTube pour accéder aux contenus hébergés par la plateforme.

Cependant la possibilité de visionner la vidéo depuis la plateforme est constante : YouTube est aussi une interface. Investie comme telle ou délaissée au profit du site avec lequel elle fonctionne en écosystème, la « chaîne » YouTube fait entrer la vidéo dans un espace sémiotiquement fortement marqué, avec son logo, ses icônes, ses boutons, ses vignettes, identiques quel que soit le contenu partagé : un cadre éditorial fortement standardisé. Or ce cadre éditorial est, comme le rappellent Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret, également vecteur d’une énonciation spécifique. Définie comme « l’ensemble de ce qui contribue à la production matérielle des formes qui donnent au texte sa consistance, son “image de texte” », l’énonciation éditoriale pointe « ce par quoi le texte peut exister matériellement, socialement, culturellement… aux yeux du lecteur [40] ». Si l’objet en question est ici vidéographique, il n’en reste pas moins lui aussi éditorialisé, plus fortement encore dans ce contexte numérique que sur un support type DVD, où l’éditorialisation concerne – outre la jaquette et le boîtier, voire le livret d’accompagnement – les pages de « menu » et les propositions de navigation, mais deviennent invisibles au moment de la lecture : sur YouTube, diverses possibilités de lecture sont possibles, à l’intérieur de la fenêtre ou en mode « plein écran », mais la plateforme se signale toujours ne serait-ce que par la présence de la « barre » inférieure de lecture, aux couleurs du logo. « L’image d’un contact direct entre auteur et le lecteur (qui postule l’absence de médiation sémiotique) [41] », doxa dénoncée comme illusoire par Souchier et Jeanneret à propos du texte informatisé, est peut-être plus prégnante encore quand il s’agit de contenus vidéo, et utilisée comme argument publicitaire par la plateforme elle-même : « broadcast yourself », le slogan de « YouTube », « votre chaîne », « votre canal », signe un travail d’invisibilisation, jouant du lieu commun selon lequel le réseau, et plus encore la vidéo, autoriseraient un contact plus « direct » que l’imprimé ou le support matériel quel qu’il soit, confondant de la sorte, facilité de production, de diffusion et d’accès et transparence médiologique. Or « le média de l’écriture n’est pas seulement le lieu de passage d’un flot informationnel ; c’est un objet matériel configuré qui cadre, inscrit, situe et, par là même, donne un statut au texte [42] ». Ou à la vidéo. L’énonciation éditoriale se signale en premier sur la plateforme par une forte identité visuelle : un logo omniprésent, une charte graphique en deux couleurs, une organisation des vignettes invariable, la présence de divers boutons (« like/dislike », « s’abonner », « partager », etc.), d’informations quantitatives (nombres d’abonnés), l’insertion dans des « catégories », la suggestion de vidéos apparentées, etc. Ce format unique a pour premier effet de produire une indifférenciation : les contenus artistiques ou poétiques, amateurs ou professionnels, sont présentés de la même manière, dans le même cadre éditorial que le tuto beauté ou la vidéo de gaming.

Or il est intéressant de constater que les poètes ici considérés, non seulement possèdent tous, et parfois seulement, une chaîne YouTube propre, mais qu’ils jouent avec les codes de ce cadre éditorial de manière à les détourner et à les faire entrer dans un fonctionnement qu’on qualifiera de poétique. À un tout premier niveau, les playlists sont utilisées pour mettre en évidence la logique sérielle des productions de Pierre Guéry et Laura Vazquez : « My talking heads » d’une part et « Poèmes du mois » d’autre part se présentent comme des séries, conformément à la logique induite par la structure même de la plateforme et l’usage type « vlog », permettant au spectateur de visionner la vidéo dûment numérotée – seule ou à l’intérieur d’une liste, ce qui en modifie la réception et le statut. Les vidéos de Laura Vazquez en particulier sont dotées d’un générique, présentées dans des vignettes avec titrage et arrêt sur une image sélectionnée, conformes en cela à de très nombreuses vidéos de youtubeurs et youtubeuses en ligne.

Si la playlist ordonne les vidéos en série, l’espace éditorial présent autour de chaque vidéo contribue également à en conditionner la réception. Ainsi sous le titre de la vidéo figure un espace où l’internaute peut entrer du texte libre, en général dévolu à l’indexation et à la description du contenu de la vidéo. Utilisé comme paratexte, cet espace recueille la plupart du temps des informations objectives : date de création, crédits, parfois rappel du titre, liens vers d’autres sites de l’auteur. On y trouve également dans certains cas la reprise à l’écrit du texte dit à l’écran, comme chez Laura Vazquez, où certains des poèmes sont retranscrits après un rappel du protocole de création à l’œuvre dans la série. Ainsi pour « L.L.L #42 Avril 2017 [43] » :

Le poème du mois : 1 mot par jour. Dans le mois d’AVRIL il y a 30 jours. 1 mot par jour = 30 mots. // J’épingle un brin d’herbe / sur le mur / pour le regarder / disparaître / chaque jour / j’arrose le drame / avec de la lenteur / je passe à pied / au drive / je commande / un pansement

La transcription écrite du poème réalisé par le montage de trente micro-plans en produit une interprétation possible, proposant un découpage prosodique par le retour à la ligne, là où dans d’autres cas, la transcription adopte d’autres codes typographiques, créant un effet tout autre : le texte de « L.L.L #47 septembre 2017 » s’inscrit quant à lui en majuscules, sur une seule ligne, sans ponctuation : « JE PEINS MES ENFANTS UNE PARTIE EN JAUNE UNE PARTIE EN BLEU JE LEUR DEMANDE DE COURIR ET JE LES COMPTE ILS SE BOUSCULENT ILS SE MÉLANGENT ILS SONT PERDUS [44] ». Il est investi de façon toute particulière par Charles Pennequin : ainsi sous la vidéo de « Causer n’est pas poser » figure, outre la date, un texte complet, qui n’a manifestement pas de vocation paratextuelle, mais n’est pas non plus la transcription du texte proféré dans la vidéo : il s’agit d’un autre texte poétique. Le même processus est à l’œuvre dans « Je jouis », où la vidéo montre le performeur énoncer ces deux seuls mots, lorsque le texte développe un propos bien plus imposant. Ces textes, inaccessibles à la lecture de la vidéo depuis le site de l’auteur, révèlent un usage singulier de la plateforme jusque dans ses propriétés éditoriales spécifiques. Une disjonction s’opère ici entre l’écrit et l’oral, entre l’inscrit et le proféré, qui déjoue les attentes du lecteur/spectateur. Cette disjonction est accentuée, jusqu’à l’excès, dans l’usage qui est parfois fait des sous-titres de YouTube, à leur tour détournés de leur fonction initiale. Ainsi dans « Marre [45] » le titre même enjoint à activer les sous-titres « (il y a des sous titres) », et le spectateur y découvre alors un tout autre texte. À l’expression brute du ras-le-bol exprimé dans la vidéo, se superpose un propos métapoétique, contre la poésie « savante » et philosophique, comme une « traduction » de la pensée inscrite dans ce cri, et un troisième texte, en vers, est placé en commentaire qui diffère à son tour de celui des sous-titres. Un jeu comparable est à l’œuvre dans plusieurs autres vidéos, par exemple dans « I want to break free », ou encore dans « On aime la poésie contemporaine [46] ». Dans cette dernière vidéo, les sous-titres automatiques sont convoqués pour, lorsqu’ils sont activés, recréer une sorte de poème ready-made de mots inconnus, l’algorithme peinant à reconnaître les mots prononcés par le performeur et proposant des solutions absurdes. Le vidéopoème joue ainsi alors des possibilités de la plateforme pour en investir poétiquement les espaces éditoriaux, en détourner les outils et élaborer un véritable dispositif, dans lequel la vidéo s’inscrit mais n’est pas autonome : c’est bien, alors, l’ensemble du dispositif qui fait œuvre, dans les relations et tensions qui s’instaurent entre les textes, la vidéo, et l’espace éditorial.

Sur Internet, l’espace éditorial n’est pas identique à celui du livre – ou du DVD : à l’édition se substitue ce que Marcello Vitali Rosati a théorisé sous le terme d’« éditorialisation », c’est-à-dire « l’interaction entre une dynamique individuelle ou collective » ‒ la publication d’un contenu dans une base de données, les commentaires qui y sont liés, le fait qu’il ait été partagé par d’autres… ‒ et un « environnement numérique particulier ». Ainsi « le sens du document est soumis à l’intentionnalité d’une entité le publiant […] mais doit toujours s’adapter à l’espace numérique dans lequel il se trouve, tenant compte de ses logiques et de sa structuration [47] ». Sur YouTube, cette logique passe par les recommandations déterminées par l’algorithme de la plateforme, qui croise la prise en considération des habitudes de l’usager à d’autres paramètres plus ou moins transparents. Elle est donc automatique. Dès lors, le processus d’éditorialisation échappe au contrôle de l’éditeur initial du contenu : la vidéo visualisée depuis la plateforme se retrouve dans un environnement incontrôlable par le producteur de la vidéo. Or, loin de subir cet état de fait comme par défaut, les auteurs publiant de manière privilégiée sur YouTube semblent rechercher pour ainsi dire cette perte de contrôle. Il n’est que d’observer la manière dont Charles Pennequin indexe les catégories de ses vidéos. Sur YouTube, la catégorie « vidéopoésie » ou « art vidéo » n’existe pas : l’indexation croise les genres et les contenus, et la plupart des créateurs indexent leurs travaux dans les catégories les plus proches du domaine artistique : « Films et animations », « Musique » (chez Pierre Guéry), voire « Education », ou encore « People et blog » lorsque l’aspect « vlog » est privilégié, par exemple chez François Bon. Laura Vazquez prend une tangente, désolidarisant ses vidéos du domaine artistique, fut-il voisin, en les indiquant dans la catégorie « Divertissement ». C’est précisément cette logique de désolidarisation qui est à l’œuvre chez Charles Pennequin qui choisit les catégories « Vie pratique et style », « Humour », voire « Auto moto », c’est-à-dire des catégories non artistiques, faisant potentiellement apparaître la vidéo dans des playlists hétérogènes par le jeu des suggestions de l’algorithme.

Cet usage du dispositif numérique entre ainsi en relation avec l’ambition de mettre la poésie en contexte, dans la vie, et de produire un poème qui soit « standard », sans propriété particulière qui le singularise comme œuvre d’art. YouTube est ici pensé comme espace non littéraire, où la poésie, la performance, se diffuse sur les mêmes réseaux que les autres vidéos communicationnelles, au sein du tout-venant, dans un espace non séparé, celui-là même que recherchent nombre de pratiques de poésie en performance depuis leurs manifestations historiques. Échapper au domaine de la poésie, ne pas être dans la poésie, c’est justement ce que revendique le poète dans le petit texte de présentation de sa chaîne YouTube :

charles pennequin n’est pas dans la poésie, le cercle des poètes charles pennequin n’y est pas, charles pennequin ne fait pas de poèmes, charles pennequin ne lit pas, il ne sait pas lire de poèmes, charles pennequin est dedans le poème même, charles pennequin aime vivre dans une bouche et il sort de temps à autre de lui-même et sa bouche pour crier ou dire ou lire un texte, charles pennequin perd les pédales dans sa langue et improvise depuis sa bagnole, charles pennequin s’improvise vivant.

Au filmage d’actions réalisées dans l’espace public ou privé, hors livre et hors institution, pratiqué par le performeur depuis le début des années 2000, correspond alors un contexte de diffusion, qui relève lui aussi de ce n’importe où de la vie dans son versant numérique : publiées sur YouTube, ces vidéos rejoignent l’immense flot des vidéos déversées par la plateforme. L’indifférenciation éditoriale des contenus sur YouTube a ainsi une autre conséquence majeure. YouTube n’est pas – pas plus que n’importe quel autre réseau social – un « monde de l’art » dans lequel un objet s’implémenterait comme œuvre, artistique ou littéraire. Seule l’identification d’un nom déjà connu comme nom d’auteur, d’une maison d’édition [48] ou d’une institution, c’est-à-dire le paratexte, inscrit, donne les informations nécessaires à l’identification des œuvres diffusées comme telles. Or les chaînes des poètes performeurs envisagés sont individuelles : leur identification comme appartenant à un champ poétique ne peut se faire que via le renvoi à un site ou la présence d’un texte de présentation dans la rubrique « À propos », soit par une notoriété antérieure. Dès lors, l’on pourrait envisager YouTube comme un espace où se prolonge le geste de sortie du livre et de performance dans l’espace public effectué par la poésie en action. YouTube n’est cependant pas un espace public, et, si le geste est comparable, il ne peut être pensé dans les mêmes termes. En effet, YouTube et son architexte numérique propre sont, comme le rappelle Marine Siguier, une « autorité formatante », dont la logique de palmarès (classement des vidéos en fonction de leur notoriété, affichage du nombre de vues et d’abonnés, etc.) entre bien davantage en écho avec celle qui anime le best-seller, d’ailleurs sujet très largement privilégié des vidéos littéraires (celles que tournent les « booktubers » notamment) sur la plateforme, qu’avec l’audience pour le moins limitée de la poésie expérimentale. « On n’écrit jamais que dans des formes, et ces formes, qui ne relèvent pas de l’interaction en situation des acteurs présents, sont précisément le lieu réel du pouvoir [49]. » L’usage détourné fait par certains poètes performeurs de la plateforme relève alors autant du court-circuitage des réseaux éditoriaux traditionnels que du détournement et du jeu avec le pouvoir et la logique dont il est le lieu, en ce qu’ils se situent précisément à son opposé. En cela, il rejoint certaines pratiques de littérature numérique à l’œuvre sur les réseaux sociaux [50], qui visent tant à poétiser le réseau social qu’à proposer un usage critique des plateformes, voire à développer une forme de parasitage.

Conclusion : une poésie en milieu numérique ?

Le corpus vidéopoétique, en particulier de vidéoperformance, en présence sur YouTube, reste limité : en matière de poésie, la plateforme compte davantage de captations de lectures et performances « IRL », jouant alors un rôle d’archive. Il n’en reste pas moins que ces pratiques, récentes et en devenir, témoignent d’une évolution des enjeux liés tant à la performance qu’à ce que nous nommons « poésie numérique », évolution liée pour cette dernière au changement de statut de l’objet numérique. Plutôt que de poésie numérique, qui laisserait entendre une filiation avec des pratiques de programmation esthétiquement très éloignées des pratiques ici présentées, peut-être faudrait-il parler pour cette troisième génération évoquée par Fernando Flores de poésie en milieu numérique. Pour Marcello Vitali-Rosati, un changement de statut théorique de l’objet numérique s’est en effet produit :

Il y a encore quelques années, la définition de la littérature électronique était axée sur les outils utilisés pour produire les œuvres littéraires et les analyses critiques se concentraient alors sur des objets produits avec de nouvelles technologies. Le passage à l’adjectif « numérique » détermine un changement de perception : désormais, on se réfère davantage à un phénomène culturel qu’aux outils technologiques et, dans cette perspective, l’enjeu n’est plus d’étudier les œuvres littéraires produites grâce à l’informatique, mais de comprendre le nouveau statut de la littérature à l’époque du numérique [51].

À la lumière de ce corpus qui certes rejoint par certaines propriétés la littérature numérique mais qu’on ne rangerait pas, compte tenu du fait que ces œuvres circulent aussi dans d’autres espaces, dans la poésie numérique stricto sensu, on pourrait ainsi envisager l’existence de pratiques poétiques « en milieu numérique », marquées par l’intermédialité et la relation avec des genres communicationnels non littéraires, en circulation sur des réseaux, qu’elles contribuent à détourner, critiquer, interroger, poursuivant et déplaçant de la sorte le projet de la poésie action, en l’ouvrant à des problématiques nouvelles.

Notes

[1] Philippe Bootz en retrace la généalogie dans Les Basiques : La Littérature numérique, Paris, Olats, 2007 [en ligne] (consulté le 11 mai 2019).

[2] Comme par exemple chez Jörg Piringer, Lucille Calmel, Annie Abrahams, Heike Fiedler, HP Process, Jacques Donguy, ou encore Philippe Castellin.

[3] Françoise Parfait consacre par exemple un chapitre à la performance dans son ouvrage Vidéo : un art contemporain, Paris, Editions du Regard, 2001.

[4] Philippe Bootz, op. cit.

[5] Serge Bouchardon, La Valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, 2014, p. 75.

[6] Leonardo Flores, « Third generation electronic literature », 2018, vidéo en ligne (consulté le 11 mai 2019).

[7] Voir par exemple la série « 365 preuves de l’existence de Je » publiée en 2018 par Anne-James Chaton sur Facebook.

[8] Voir par exemple “hashtag poetry” par Laure Limongi sur Twitter.

[9] Gilles Bonnet, « LittéraTube », Fabula – Atelier de théorie littéraire, avril 2018, en ligne (consulté le 11 mai 2019).

[10] Philippe Castellin, « FONDU_AU_NOIR », 2008, en ligne (consulté le 11 mai 2019).

[11] Gilles Bonnet, Pour une poétique numérique. Littérature et Internet, Paris, Hermann, coll. « Savoirs lettres », 2017, p. 8.

[12] Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2010.

[13] Des poètes créateurs de vidéopoésie comme Jérôme Game ou Pierre Alféri privilégient ainsi cette plateforme, pour ces raisons. On y retrouve de manière générale davantage de vidéos de qualité artistique que sur YouTube.

[14] Bastien Louessard, Joëlle Farchy, Scène de la vie culturelle. YouTube, une communauté de créateurs, Presses des Mines, « les cahiers de l’EMNS », 2018, p. 9.

[15] Ibid., p. 11.

[16] Ibid., p. 14.

[17] Patrick Vonderau et Pelle Snickars, “Home Dance : aesthetics of the self on YouTube”, dans Patrick Vonderau, Pelle Snickars (dir.), The YouTube reader, Wallflower press, 2010, p. 390 (notre traduction). “In fact, the obvious imperfection of the videos creates a kind of archive of poses and images, its range of elements played repeatedly and varied. This archive is accessible by means of a computer only, through YouTube to be specific. The computer is thus the center of events. As a consequence, there are hardly any home videos that negate or conceal the digital device to which they are addressed.”

[18] André Gunthert, « La consécration du selfie », Études photographiques, n°32, Printemps 2015, en ligne (consulté le 17 octobre 2018).

[19] Les enregistrements au dictaphone ont été numérisés et diffusés sur le site de l’auteur via Soundcloud avant d’être publiés pour certains en vinyle par le FRAC de Besançon [en ligne].

[20] Vincent Tholomé, « Mon épopée (chant 29) » (2019), en ligne.

[21] Sur les postures d’auteur, voir Sylvie Ducas, « Faire écouter la littérature avec les yeux », Itinéraires 2015-3 | 2016, en ligne (consulté le 11 mai 2019).

[22] Charles Pennequin, « Tous les jours j’ai ma tête rigolote » (2019), en ligne.

[23] Charles Pennequin, « Plié de rire » (2012), en ligne.

[24] Charles Pennequin, « Le vide qui pousse » (2019), en ligne.

[25] En ligne.

[26] Laura Vazquez “Poèmes du mois”, 2013-2017, en ligne.

[27] Par exemple : « My talking heads #26 // réinsertion » ; « #27 // Œil pour œil » ;  « #28 // Le Momot », «  #29 // pas tout écrire » et « #30 Still life » alternent les filtres, respectivement « Éclat », «Rayon X », « Caméra thermique », « Crayon de couleur » et « Bande dessinée »,  en ligne.

[28] Charles Pennequin, « La vision finale » (2014), en ligne.

[29] Charles Pennequin, « Causer n’est pas poser (essai perchiste monté avec youtube) » (2015), en ligne.

[30] En ligne.

[31] Antonio Dominguez Leiva, « YouTube, Univers Néobaroque (1): réitération, frénésie et excentricité », Pop en stock, « YouTube studies », avril 2016, en ligne  (consulté le 11/05/2019).

[32] « Je jouis » (2011), en ligne.

[33] « Poésie pétarade » (2015), en ligne.

[34] André Gunthert, « La consécration du selfie », Études photographiques, n°32, Printemps 2015, en ligne  (consulté le 17 octobre 2018).

[35] À voir sur la chaîne YouTube du poète.

[36] L’ouvrage n’est pas paru, mais des extraits sont lisibles ici sur le site remue.net.

[37] Charles Pennequin (avec Camille Escudero), « Tomber dans la danse » (2016),  en ligne.

[38] Charles Pennequin, « I want to break free » (2017), en ligne.

[39] En ligne.

[40] Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret, « L’énoncation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication & langages, n° 145, Septembre 2005, p. 6.

[41] Ibid., p. 7.

[42] Loc. cit.

[43] Laura Vazquez, en ligne.

[44] En ligne.

[45] « Marre (charles pennequin) (il y a des sous-titres) » (2015), en ligne.

[46] « On aime la poésie contemporaine » (2013), en ligne.

[47] Marcello Vitali-Rosati. « Qu’est-ce que l’éditorialisation ? », Sens public, 18 mars 2016, en ligne.

[48] Voir notamment la chaîne de la maison P.O.L, et, associée, celle de son responsable communication Jean-Paul Hirsh (ici).

[49] Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, art. cit., p. 7.

[50] Voir les analyses d’Alexandra Saemmer à propos du projet « Un monde incertain », lui-même articulé à YouTube autant qu’à Facebook, « Poésies dans, et hors le numérique », dans Stéphane Hirschi, Corinne Legoy, Serge Linarès, Alexandra Saemmer, Alain Vaillant, La Poésie délivrée, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2017.

[51] Marcello Vitali-Rosati, « La littérature numérique, existe-t-elle? », Digital Studies/le Champ Numérique, 2015, en ligne (consulté le 10 janvier 2019)

Auteur

Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon-LSH, Gaëlle Théval est Professeure agrégée à l’université de Rouen (IUT). Chercheuse membre du laboratoire MARGE (Université Lyon 3) et Chercheuse associée au THALIM de l’université Paris 3 ‒ Sorbonne Nouvelle, ses travaux portent sur  les poésies d’avant-garde, expérimentales et contemporaines, dans le livre (comme espace de création) et hors du livre (poésie sonore, performance, vidéopoésie, poésie numérique…). Elle a publié : Poésies ready-made, XXe-XXIe siècle (Paris, l’Harmattan, 2015, coll. « Arts & médias ») ; avec Hélène Campaignolle et Sophie Lesiewicz (dir.), Livre/Poésie : une histoire en pratique(s), Paris, Éditions des Cendres, 2017 ; avec Olivier Penot-Lacassagne (dir.), Poésie & performance, Nantes, Cécile Defaut, 2018. Elle travaille actuellement en collaboration avec Erika Fulop et Gilles Bonnet sur les formes de littérature sur YouTube.

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Poésie numérique et manifestes


Face à la diversité des pratiques chapeautées par le terme manifeste, quelles conceptions les auteurs de « poésie numérique » convoquent-ils, et dans quelle mesure ces textes renseignent-ils, en retour, sur ce qu’est la « poésie numérique » ? Quatre manifestes, rédigés par des auteurs qui revendiquent explicitement l’expression de « poésie numérique », ont attiré notre attention. Malgré l’hétérogénéité des textes, nous nous efforçons de mettre en regard leur contexte d’apparition avec les prises de position exprimées, avant de considérer leur réception au sein des institutions culturelles, soulignant ainsi un mode de regroupement spécifique des agents et des positionnements complémentaires dans la lutte symbolique pour la reconnaissance du domaine.

Faced with the diversity of practices named by the term “manifesto”, what conceptions do authors of “digital poetry” conjure up, and to what extent do these texts inform, in return, about what “digital poetry” is? Four manifestos, written by authors who explicitly claim the expression of “digital poetry”, caught our attention. Despite the heterogeneity of the texts, we try to compare their context of appearance with the positions expressed, before considering their reception within cultural institutions, highlighting how agents group and position in the symbolic struggle for the recognition of the domain.


Texte intégral

Dans le dernier chapitre de son ouvrage consacré à la poésie contemporaine, Jean-Michel Espitallier demande : « La poésie numérique, qu’est-ce à dire [1] ? » En effet, comment définir un objet si contemporain et dont les deux termes associés qui le désignent engagent chacun une extension sémantique particulièrement forte ? Le manifeste, discours où l’on se bat pour la promotion d’une conception, semble un terrain d’étude privilégié pour répondre à cette question. Pourtant, Anna Boschetti met en garde contre une catégorisation abusive de la notion, préférant l’inscrire dans un processus historique qui lie intrinsèquement le concept à son contexte d’apparition [2]. Dès lors, si l’on s’en tient aux manifestes littéraires, il paraît évident que la pratique a énormément varié dans le temps. Hissé au rang de genre par les avant-gardes historiques [3], ce type de discours est fortement discrédité dans les années 1980. Jean-Marie Gleize n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que « l’“époque” des manifestes est close […] la posture manifestaire est devenue anachronique [4] ». Conséquence logique de la fin annoncée des avant-gardes [5], le manifeste n’aurait plus sa raison d’être. Pourtant, l’histoire du champ littéraire révèle qu’il n’est pas l’apanage des avant-gardes [6] et, au regard des pratiques contemporaines, on ne peut que constater la survivance de la forme. « [Le manifeste] se fait moins virulent, moins dogmatique et plus consensuel [7] » pour certains, ne vise plus à « fonder un mouvement ou un groupe ni [à] proclamer une série de volontés ou de vérités générales [8] » pour d’autres. Face à la diversité des pratiques chapeautées par le terme, quelles conceptions du manifeste les auteurs de « poésie numérique » convoquent-ils, et comment, en retour, ces textes renseignent-ils sur ce qu’est la « poésie numérique » ?

Quatre manifestes [9], rédigés par des auteurs qui revendiquent explicitement l’expression de « poésie numérique », ont attiré notre attention. Malgré l’hétérogénéité des textes, nous nous efforcerons de mettre en regard leur contexte d’apparition avec les prises de position exprimées, avant de considérer leur réception au sein de la communauté et des institutions culturelles.

1. Manifestes et prises de position des auteurs de « poésie numérique »

1.1. La « poésie numérique » au tournant des années 2000, dramatisation d’un moment propice aux luttes symboliques

Les quatre textes ont été rédigés entre 2002 et 2014. Si le début des années 2000 constitue un nouvel « âge d’or » du manifeste littéraire et artistique en France selon les études statistiques menées par Camille Bloomfield et Mette Tjell à partir de la base de données Manart [10], détailler les conditions historiques qui ont favorisé ces gestes paraît indispensable. La publication de « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique » de Jacques Donguy, paru en 2002 dans la revue Art Press, peut sembler tardive [11]. En effet, les premières expérimentations liant poésie et ordinateur en France sont établies dans les années 1980 [12] : dès 1985, des poèmes générés par ordinateur sont présentés au Centre Georges Pompidou lors de l’exposition « Les Immatériaux » [13] ; en janvier 1989, à l’occasion d’une Revue parlée du Centre Georges Pompidou, paraît le premier numéro d’alire, « revue de littérature et de poésie électronique [14] », créée par le collectif L.A.I.R.E. (Lecture, Art, Innovation, Écriture) [15]. Le lancement de la revue, et ses nombreux éditoriaux, contiennent déjà une portée manifestaire [16]. Pourtant, le passage du titre de « revue animée d’écrits de source électronique » à celui de « revue de littérature animée et interactive » en mars 2000, témoigne du tournant littéraire d’alire [17], mais également de la vitalité du domaine et des débats qui l’animent. La littérature et la poésie informatique font l’objet de plusieurs colloques universitaires entre 1990 et 2000 [18] ; le champ de la poésie contemporaine reconnaît ces démarches, les éditeurs et les associations professionnelles s’en préoccupent, en même temps que le secteur acquiert une portée internationale [19]. Une liste de discussion en français, e-critures [20], spécialisée dans la littérature informatique, se forme en novembre 1999. D’autres revues voient également le jour (Kaos de Jean-Pierre Balpe entre 1991 et 1993, E/cart(s) d’Eric Sadin entre 1999 et 2003, la série des numéros Web_Doc(k)s en 1999, Litératique d’Eric Sérandour en 2000). Le tournant des années 2000 correspondrait donc à un moment critique où le besoin des auteurs d’expliquer leurs démarches paraît légitime.

Alors qu’ils ne sont publiés qu’à quelques mois d’intervalle, « Terminal Zone –manifeste pour une poésie numérique » et « Transitoire Observable : Texte fondateur » affichent pourtant des intentions inconciliables. Malgré l’unique signataire, le texte de Jacques Donguy présente des pratiques partagées par plusieurs générations d’artistes. Le titre du manifeste est évocateur : s’il renvoie au célèbre poème d’Apollinaire, « Zone », qui fait lui-même écho aux manifestes futuristes [21], le substantif « Terminal » dit aussi l’accomplissement et le dépassement des expérimentations passées [22], quand l’article indéfini rappelle la portée générale du propos. Il ne s’agit pas là de définir un programme esthétique commun derrière lequel un collectif s’organiserait (les exemples renvoient d’ailleurs à des œuvres qui se nourrissent diversement du numérique [23]), mais de rendre compte d’une tendance forte, celle de l’utilisation des technologies numériques dans le champ de la poésie expérimentale française et internationale, que l’auteur connaît bien [24]. Jacques Donguy accomplit ainsi le tour de force d’assigner une généalogie supposée à la « poésie numérique » (héritière tout à la fois de la poésie sonore – Dufrêne, Chopin, Heidsieck, Blaine –, de la poésie visuelle – Bory –, et des mouvements d’avant-garde américains – Burroughs, Gysin – et brésiliens – Ladislao Pablo Györi), tout en désignant la relève (en France, Anne-James Chaton, Éric Sadin, Jean-René Étienne, Christophe Fiat, Olivier Quintyn, Christophe Hanna, Joachim Montessuis, Kathy Molnar, Laure Limongi, Emmanuel Rabu et Philippe Boisnard). Le mode de diffusion du texte est lui aussi éloquent. Le choix de Jacques Donguy d’investir le papier, et non un support numérique, pour publier son manifeste peut paraître paradoxal. Cependant, le prestige et la visibilité d’une revue comme Art Press [25] favorisent quelques compromis [26]. Dès lors, le texte s’apparente à un putsch symbolique. Alors qu’il touche un large public, Jacques Donguy s’institue en « précurseur [27] » et chef de file de jeunes poètes français manipulant les nouvelles technologies mais omet de mentionner la revue alire et le collectif Transitoire Observable, dont il connaît parfaitement les travaux [28].

Le manifeste de Transitoire Observable adopte un mode de diffusion tout à fait différent. Les auteurs affichent tout d’abord leur indépendance institutionnelle : le « regroupement d’artistes numériques » préfère créer son propre support de diffusion plutôt que de s’adosser à une revue existante pour exposer ses idées. Contrairement à Jacques Donguy, et malgré le mass-media investi [29], les signataires de Transitoire Observable s’adressent à un public restreint, celui de la communauté [30]. De plus, l’absence de tout nom propre et de toute référence culturelle précise dans le texte participe d’un positionnement sans concession. Comme le rappelle le titre du manifeste, « Texte fondateur [31] », Transitoire Observable ne s’inscrit nullement dans une filiation littéraire, mais se présente comme le prescripteur de « ce qui peut être nommé sans ambages une œuvre numérique [32] ». Là encore, les membres du collectif ressentent le besoin impérieux de se présenter clairement, à une période qui est perçue comme cruciale [33]. Philippe Bootz s’en explique : le « manifeste Transitoire Observable […] n’arrive qu’en 2003 car ce qui est dominant à l’époque dans la littérature numérique est la littérature Flash [34], c’est-à-dire une littérature de l’écran [35] ». Le collectif s’oppose donc à des auteurs qui se désengageraient de la programmation informatique en ne codant pas directement leurs œuvres, préférant passer par des logiciels d’écriture formatée, tel Flash, pour réaliser leurs créations. À l’opposé du texte de Jacques Donguy, des enjeux esthétiques liés au numérique sont alors formulés : l’interaction entre le programme informatique écrit par l’auteur, et la manipulation de la forme observable à l’écran par le lecteur, crée des œuvres dont le caractère labile et irreproductible est fondamental.

Les deux manifestes affichent donc des intentions divergentes : alors que le manifeste de Jacques Donguy légitime des pratiques liant poésie et numérique (au sens large) au sein de la poésie expérimentale, celui de Transitoire Observable initie un programme esthétique et une réflexion théorique pour des œuvres à venir.

1.2. Les années 2010 : la réapparition d’une rhétorique avant-gardiste comme aveu d’un échec de la « poésie numérique » ?

Selon Camille Bloomfield et Mette Tjell, les années 2003-2009 en France [36] représentent une période particulièrement riche en manifestes littéraires et artistiques, ce qui s’expliquerait par le recours accru à Internet comme support de diffusion. Pourtant, les auteurs de « poésie numérique » ne produisent aucun texte de cet ordre entre 2004 et 2008. Que révèle alors la proclamation de nouveaux manifestes entre 2009 et 2014 ? Si le domaine connaît un réel essor au niveau international [37], les idées des auteurs de « poésie numérique » en France sont discutées parmi les poètes expérimentaux [38] mais peinent à dépasser ce milieu [39].

La dimension avant-gardiste et contestataire des manifestes de Philippe Boisnard (2009 et 2014) et de Luc dall’Armellina (2014) corrobore l’idée d’une place difficile à tenir pour les auteurs de « poésie numérique ». L’acronyme qui compose les titres de la série des manifestes de Philippe Boisnard, « PAN » pour « Poésie Action Numérique », rappelle les mots en liberté futuristes et rend un hommage discret au recueil de Christophe Tarkos, Pan, dans lequel ce dernier se présente comme « l’avant-garde en 1997 [40] ». L’onomatopée révèle aussi l’intensité du débat qui transparaît dans la rhétorique des textes. Philippe Boisnard a largement recours à l’isotopie de la violence physique et symbolique [41], et file une antithèse fortement polémique : le livre est du côté de la « passivité textuelle », quand la Poésie Action Numérique offre « toutes les possibilités de notre être-au-monde », selon une intrication de l’art et de la vie chère aux avant-gardes. Le même système antithétique, parfois proche de l’hyperbole, survient dans le manifeste de Luc Dall’Armellina : les écritures numériques créatives, aux « dimensions artistiques, esthétiques et politiques » sont opposées à l’écriture scolaire « asservi[e] […] au dogme de l’accès aux savoirs et à l’injonction de la communication », « cantonnée à un rôle instrumental » ; « les anciennes [ou vieilles] institutions » se dressent contre les « nouvelles voies et formes » offertes par les écritures numériques créatives. Les tournures impératives et volitives du manifeste de Luc Dall’Armellina [42] suggèrent également la portée contestataire de ces textes qui cherchent à persuader leurs lecteurs.

Cette rhétorique virulente ne vient cependant pas soutenir les discours manifestaires précédents, mais porte au contraire des programmes esthétiques singuliers. À l’image de Jacques Donguy, Philippe Boisnard propose un manifeste individuel qu’il inscrit dans une tradition littéraire, la poésie action de Heidsieck et Blaine, qu’il entend dépasser grâce aux potentialités du numérique. Contrairement à la poésie action qui joue de relations finies entre différents éléments (le poète interagit avec l’espace, avec des bandes sonores, des objets ou des vidéos, mais les interactions entre ces paramètres sont impossibles), la poésie action numérique développe des interférences multiples entre différents média (la voix ou un geste peuvent générer du texte, transformer une vidéo, etc.), matérialisant des effets synesthétiques proches de l’illusionnisme. Si l’aspect interactif du numérique est également présent dans le manifeste de Luc Dall’Armellina, c’est en insistant sur la dimension participative de la notion, dont l’élaboration du texte prend acte. Ce n’est pas une interactivité maîtrisée et mise en scène par l’auteur, mais une interactivité synonyme de coopération et de co-production, une interactivité qui modifie en profondeur le rapport aux savoirs (en faveur de l’interdisciplinarité et de l’expérimentation) et l’auctorialité, qui est modifiée grâce aux relations multiples tissées par les réseaux numériques (au premier rang desquels Internet, relativement absent des autres textes). Ainsi, le manifeste de Luc Dall’Armellina, co-écrit en ligne avec « les annotations et remarques de Annie Abrahams, Philippe Aigrain, Pierre Fourny, Emmanuel Guez, Jean-Michel Lebaut, Julien Longhi, Antoine Moreau, Jacques Rodet, Stephan Hyronde », est lui-même pensé comme un « espace d’expérimentation poétique [43] ». « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste », a fait l’objet d’un site, disparu aujourd’hui, où la rédaction s’élaborait de manière collective. Si la version 78 présentée sur le site de l’artiste est figée par le format .pdf, le texte peut être librement copié, et reste susceptible d’évolution [44], comme dans la lecture performée qu’en propose Luc dall’Armellina lors du colloque ECRiDil en 2016 [45]. On retrouve cette même diffusion multimodale [46] et en expansion pour les manifestes de Philippe Boisnard. Le « Premier Manifeste Poésie Action Numérique » est publié sur le site de la revue de critique littéraire en ligne, libr-critique [47], et sur celui du collectif HP Process, alors que « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3 » paraît dans le septième numéro de la revue en ligne du Cube, avant d’être affiché sur scoop.it! [48]. Si ces reprises favorisent une réception élargie des textes, elles dénoncent aussi l’ambivalence des auteurs qui usent d’une rhétorique d’avant-garde mais ont du mal à se positionner entre l’éclairage médiatique qu’offre Internet et la méfiance vis-à-vis du médium. Publiés dix ans après les manifestes de Jacques Donguy et de Transitoire Observable, ceux de Philippe Boisnard et Luc dall’Armellina mettent tout du moins en exergue le trouble pérenne d’agents en manque de reconnaissance auctoriale.

2. Réception des manifestes au sein des institutions culturelles

2.1. Champ ou label ?

Face à la multiplication des manifestes et des prises de position individuelles, donner une définition unifiée de la poésie numérique reste donc une gageure. Si quelques éléments communs apparaissent d’un texte à l’autre (filiation avec la poésie sonore et visuelle, emphase sur les potentialités du numérique ouvrant l’espace de création, références philosophiques post-modernes [49]), ils ne sont pas suffisants pour exprimer un programme esthétique révélant une union pérenne entre les auteurs. Dès lors, comment interpréter ces prises de position régulières d’auteurs à propos d’une pratique qui reste confidentielle ? On ne peut que constater, avec Paul Aron, que « l’abondance de textes manifestaires […] paraît caractériser une position ressentie comme périlleuse [50] ». En effet, malgré les écarts temporels qui séparent les manifestes, les auteurs semblent partager le fait d’être à la marge du champ littéraire. Dans le schéma que Fabrice Thumerel propose du champ de la poésie contemporaine française entre 1980 et 2000, la « poésie numérique » se situerait au sein des « poésies-dispositifs/écritures multimédia », c’est-à-dire dans le pôle dominé du sous-champ de la production restreint [51]. Deux événements, à dix années d’intervalle, paraissent symptomatiques de cette mise à l’écart. Lors des États Généraux de la Poésie qui se sont déroulés à Marseille en 1992, les interventions de Philippe Bootz et de Tibor Papp, invités en tant que rédacteurs de la revue alire, sont passablement houleuses [52]. En 2003, Philippe Boisnard et six autres poètes dénoncent leur évincement de la cinquième édition du Printemps des Poètes (2003) consacrée aux dernières innovations poétique [53]. La place accordée par Jean-Michel Espitallier au domaine dans son essai sur la poésie contemporaine française est aussi révélatrice : le chapitre consacré aux « Poésies numérique et multimédia », un des plus courts du livre, est relégué à la fin de l’ouvrage ; l’auteur n’hésite pas à y fustiger la prise de pouvoir exercée par quelques poètes sur l’étiquette « poésie numérique » [54]. Sans approfondir ici les raisons sociologiques et individuelles qui expliqueraient cette mise à la marge, il est probant que l’expression de « poésie numérique », à travers une valorisation collective, permet de pallier le faible capital symbolique des agent [55]. Mais comment définir la forme de ce regroupement ? En 2003, Évelyne Broudoux consacre une partie de sa thèse [56] à la « constitution du champ de la littérature numérique », hypothèse partagée la même année avec Serge Bouchardon dans un article intitulé « E-critures : co-constitution d’un dispositif technique, d’un champ et d’une communauté [57] ». En 2015, Philippe Bootz propose un postulat similaire concernant la « poésie numérique » : « [la poésie numérique] existe comme champ socio-culturel avec ses acteurs, ses théoriciens, ses lieux de légitimation, de diffusion et d’enseignement. C’est un champ qui a évolué dans le temps. [58] » Pourtant, en 2012, Serge Bouchardon est plus mesuré : « En ce qui concerne le champ littéraire, on peut se demander si nous allons voir la naissance d’un nouveau champ, ou si la littérature numérique est une fraction expérimentale du champ littéraire [59]. » En effet, est-il possible de considérer la littérature et la poésie numérique comme des champs, dans le sens que Bourdieu donne à ce terme ? Le caractère expérimental des œuvres et le public restreint touché semblent saper l’hypothèse. Pourtant, au regard des divergences programmatiques et des désaccords individuels relevés, la « poésie numérique » ne peut être davantage assimilée à « un “mouvement”, fondé sur un “paradigme” ou un “programme commun” [60] ». Elle serait plutôt « une convergence provisoire, fondée notamment sur une problématique, des références et des refus partagés [61] » selon la définition qu’Anna Boschetti donne d’un label, renouvelant ainsi les notions de mouvement ou d’école, trop rigides pour désigner les modes d’action collective dans le champ littéraire contemporain.

2.2. Manifestes et positionnements dans différents champs culturels

Cependant, si on retient l’hypothèse que la « poésie numérique » forme un label, la diversité des ancrages institutionnels et des champs culturels sollicités à travers les manifestes est remarquable. Le texte de Jacques Donguy publié dans la revue Art Press s’adresse avant tout au milieu artistique alors que l’auteur, à travers ses chroniques de poésie numérique parues dans les Cahiers Critiques de Poésie, a déjà initié un travail de reconnaissance du domaine au sein du champ littéraire. Jacques Donguy précise d’ailleurs qu’il veut « remettre la poésie au centre de la création artistique [62] ». C’est également dans le champ artistique que se situe explicitement le manifeste de Transitoire Observable : « Qu’il soit bien clair que la voie que nous suivons est tout entière située dans le champ de l’art, même si la programmation est un outil indispensable dans la production de nos formes, le premier outil. » Philippe Boisnard est moins catégorique : si le premier manifeste se trouve sur libr-critique, le site de la revue de critique littéraire en ligne qui s’intéresse à « la littérature dans toutes ses formes », le troisième est publié dans le septième numéro de la revue éditée par « Le Cube », qui est un centre de création numérique. Quant au manifeste de Luc dall’Armellina, il vise explicitement les champs scolaire et universitaire, qui sont aussi ses lieux de réception [63]. La diversité des champs investis se fait aussi l’écho de la multiplicité des positions des agents dans l’espace social [64]. Jacques Donguy a été enseignant d’arts plastiques à la Sorbonne, critique de poésie et commissaire d’expositions ; Philippe Bootz (Transitoire Observable) est enseignant-chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication à Paris 8 ; tout comme Luc dall’Armellina à l’ESPE de l’université de Cergy-Pontoise ; Philippe Boisnard et Hortense Gauthier (HP Process) dirigent un centre d’art ; chacun revendiquant parallèlement le statut de poète. Si une homologie entre la position professionnelle des agents et celle qu’ils occupent dans le champ littéraire français se dessine [65], il est pourtant difficile de conclure à l’échec de ces positions multiples. En effet, le fort engagement de certains chercheurs qualifiés en Sciences de l’Information et de la Communication pour constituer la « poésie numérique » en objet d’étude littéraire semble payant. C’est tout du moins ce dont témoigne la programmation du colloque international de Nanterre consacré à « La Poésie hors le livre » en octobre 2013, où la session finale est dédiée à « la poésie numérique », légitimant ainsi l’existence de l’objet et son acception particulière dans le champ universitaire français [66].

*

Les manifestes des auteurs de « poésie numérique » étonnent par leur caractère conventionnel. Entre luttes symboliques et programmes esthétiques, ils mettent en avant des enjeux manifestaires et des modes de diffusion relativement classiques, tout en reprenant la rhétorique contestataire et éprouvée des avant-gardes. En accord avec ce constat, la chronologie de parution des textes s’accorde sensiblement aux pics de publication du genre distingués par Camille Bloomfield et Mette Tjell [67]. Ce conformisme apparent n’invalide pourtant pas leur portée subversive qui résiderait dans l’indiscipline des champs culturels investis. La contemporanéité de l’objet nous empêche cependant de témoigner, à terme, de l’efficacité des stratégies manifestaires. Il est bien sûr impossible de savoir si le domaine, qui tente de dépasser la catégorisation française des biens culturels en se liant, pour une part, à un modèle nord-américain plus ouvert au composite, gagnera en reconnaissance dans les prochaines années, ou pâtira du brouillage de classification et d’institutionnalisation des œuvres. Enfin, dépasser le cadre national, pour s’intéresser aux positions internationales des agents, serait nécessaire pour conclure cette enquête.

Bibliographie

États Généraux de la Poésie, Marseille, Centre international de poésie, Marseille, 1993.

Paul ARON, « Les manifestes des revues littéraires sur internet, éléments pour une analyse institutionnelle », Francofonia, n° 59, « Les manifestes littéraires au tournant du XXIe siècle », automne 2010.

Camille BLOOMFIELD & Mette TJELL, « Les âges d’or du manifeste artistique et littéraire en France : étude contrastive à partir de la base de données Manart », Études littéraires, vol. 44, n° 3, 2014.

Luc BOLTANSKI, « L’espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, 1973, n° 14.

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Alain VUILLEMIN, « Poésie et informatique II : approches », L’Encyclopédie de l’Astrolabe, Ottawa (Ontario), Canada, Université d’Ottawa, 2002.

Notes

[1] Jean-Michel Espitallier, Caisse à outils – Un panorama de la poésie française aujourd’hui, Paris, Pocket, 2014, p. 227.

[2] Anna Boschetti, « La notion de manifeste », Francofonia, n° 59, « Les manifestes littéraires au tournant du XXIe siècle », automne 2010, p. 13-29.

[3] Anne Tomiche, « Manifestes artistiques, art manifestaire », dans Anne Larue, L’art qui manifeste, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 24 et 28.

[4] Jean-Marie Gleize, « Manifestes, préfaces : sur quelques aspects du prescriptif », Littérature, n° 39, 1980, p. 13.

[5] « Revendiquer une avant-garde, en l’an 2000, relèverait assurément d’un combat d’arrière-garde. Nous l’avons sagement compris depuis plusieurs décennies, les avant-gardes sont mortes » (François Noudelmann, Avant-gardes et Modernité, Paris, Hachette Supérieur, 2000, p. 5).

[6] Anna Boschetti, art. cit., p. 28.

[7] Paul Aron, Denis Saint-Jacques & Alain Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 263.

[8] Anne Tomiche, art. cit., p. 41.

[9] Les manifestes ont été publiés à plusieurs années d’intervalle, et ont fait l’objet de modes de diffusion et de réception très variés. Jacques Donguy compose seul « Terminal Zone : manifeste pour une poésie numérique », en 2002 ; Philippe Boisnard a rédigé une série de trois manifestes pour une Poésie Action Numérique, entre 2009 et 2014, dont le premier et le troisième – co-signé avec Hortense Gautier sous le nom d’HP Process – sont mentionnés ici ; Philippe Bootz co-écrit « Transitoire Observable – Texte fondateur » avec deux autres membres du groupe Transitoire Observable, Alexandre Gherban et Tibor Papp, en 2003 ; Luc Dall’Armellina conçoit le texte « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste » « avec les annotations et remarques d’Annie Abrahams, Philippe Aigrain, Pierre Fourny, Emmanuel Guez, Jean-Michel Lebaut, Julien Longhi, Antoine Moreau, Jacques Rodet, Stephan Hyronde », en 2014. Pour cette étude, nous avons écarté « Pour une littérature informatique : un manifeste… » de Jean-Pierre Balpe, dans la mesure où l’auteur ne réclame pas personnellement l’étiquette de « poésie numérique », même si d’autres agents la lui assignent. La préface de Tag-surfusion de Jacques Donguy est évoquée mais ne fait pas partie des quatre principaux textes étudiés car elle a été rebaptisée après-coup « préface-manifeste ».

[10] Camille Bloomfield & Mette Tjell, « Les âges d’or du manifeste artistique et littéraire en France : étude contrastive à partir de la base de données Manart », Études littéraires, vol. 44, n° 3, 2014, p. 151-163. Parmi les quatre manifestes qui nous intéressent, seul celui de « Transitoire Observable » est présent dans la base de données. http://www.basemanart.com/les-manifestes [consulté le 30 avril 2018]

[11] Pour comparaison, le « Manifeste de l’œuvre d’art sur ordinateur » d’Antoine Schmitt paraît en 1998. http://www.conseildesarts.org/documents/Manisfeste/manifeste_ordinateur.html

[12] À l’instar des pratiques du rédacteur de ce manifeste qui précise : « Parmi les poètes, il faudrait parler aussi de nous-même, en collaboration avec Guillaume Loizillon, utilisant le cybertexte ou texte défilant sur l’écran dès 1983 […] » (Jacques Donguy, « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique », Art Press, n° 281, 2002, p. 60).

[13] « Les premiers programmes qui ont été présentés au public ont été les Rengas créés […] pour l’exposition Les 
Immatériaux au Centre Georges Pompidou (Paris, 1985) », entretien donné par Jean-Pierre Balpe à l’electronicliteraturereview, consultable à l’adresse suivante : https://electronicliteraturereview.wordpress.com/2015/03/27/elr-entretien-avec-jean-pierre-balpe/

[14] Expression relevée sur la page d’accueil du site Mots-Voir, http://motsvoir.free.fr

[15] La revue est éditée de 1989 à 2009 par l’équipe composée de Philippe Bootz, Frédéric Develay, Jean-Marie Dutey, Claude Maillard et Tibor Papp.

[16] À titre d’exemple, l’éditorial de l’édition originale du premier numéro de la revue, rédigé par Claude Maillard, signale le caractère collectif et pionnier de l’entreprise :

« Oserons-nous : inter/prendre. Rapprochant ainsi le verbe au mot. Entreprise.

Quelque chose s’entreprend dans alire entre écriture et machine jetant les bases d’un travail où s’élabore et se transpose l’histoire de la lettre. L’histoire de la littera.

Il ne s’agit pas d’un après.coup [sic] spécifique à l’informatique venant là pour aligner, mixer, consommer des travaux d’écriture. Ni d’un avant.coup [sic] créatif de nouveautés d’utilisation allant de pair avec la soif inextinguible de jeter sur le marché de nouvelles propositions d’images d’écriture.

Quelque chose d’autre est en œuvre dont l’itinéraire est hors de tout champs [sic] d’imitation. Quelque chose qui exige un investissement d’un autre ordre. D’une mise à lire différente. D’une prise à écrire nouvelle.

Au sein même de la machine comme invention, dans un jeu matériel et temporel – qui est aussi en jeu – l’écriture toujours en voie de s’écrire livre, dans l’humour et l’ironie voire tragique, l’in/interrompable de la démarche écrite. »

[17] Alain Vuillemin, « Poésie et informatique II : approches », L’Encyclopédie de l’Astrolabe, Ottawa (Ontario), Canada, Université d’Ottawa, 2002, http://artsites.uottawa.ca/astrolabe/fr/auteurs/

[18] Quelques exemples : « Texte et ordinateur : les mutations du Lire-Ecrire », 6-8 juin 1990, Centre de Recherches Linguistiques, Paris X Nanterre (actes du colloque : Linx, hors-série n° 4, 1991) ; Rencontre Nord Poésie et Ordinateur organisée en mai 1993 par Mots-Voir à l’Université de Lille III avec la collaboration du centre de recherche Gerico-Circav et la Maison de la Poésie du Nord-Pas-de-Calais (actes du colloque : A:/LITTERATURE, Villeneuve-d’Ascq, MOTS-VOIR et le GERICO-CIRCAV, 1994) ; Journées d’études internationales « Littérature et informatique », 20 au 22 avril 1994, co-organisées à Paris VII par Alain Vuillemin de l’université d’Artois et Michel Lenoble de l’université de Montréal avec la collaboration d’Item-sup et du laboratoire d’Ingénierie didactique de l’université de Paris VII (actes : Alain Vuillemin (dir.), Littérature et informatique, Arras, Artois presses université, 1995).

[19] Philippe Bootz est invité à intervenir lors des États Généraux de la Poésie de 1993 ; Alain Frontier note, dès 1992, que « la récente vulgarisation de l’ordinateur devait élargir encore l’éventail des moyens d’expression poétique. Tibor Papp ne tarde pas à s’emparer de ce nouveau support et, dès 1985, à Paris, au cours d’une séance de lecture publique organisée par le plasticien et poète Servin, il montre pour la première fois sans doute dans l’histoire des poésies, un poème visuel directement et entièrement composé sur ordinateur » (Alain Frontier, La Poésie, Paris, Belin, 1992, p. 334) ; Jacques Donguy tient une chronique de poésie électronique dès 1999, qui se mue en chronique électronique en 2000, pour devenir chronique de poésie numérique à partir de 2001. Le CD-Rom Machines à écrire d’Antoine Denize est publié par Gallimard Multimédia en 1999. La Société des Gens de Lettres met en place le grand prix de l’œuvre multimédia à partir de 1997. L’Electronic Literature Organization est fondée en 1999 aux Etats-Unis, http://eliterature.org

[20] Ce forum de discussion est accessible à un groupe restreint de 161 membres à travers la plateforme Yahoo ! groupes France.

[21] Anna Boschetti, La poésie partout, Apollinaire, Homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001, p. 134-141.

[22] Jacques Donguy explicite d’ailleurs cette filiation et n’hésite pas à mentionner les « techno-avant-gardes qui, aujourd’hui, prendraient le relais des avant-gardes historiques du début du 20e siècle » (Jacques Donguy, art. cit., p. 60).

[23] Le numérique favoriserait tout à la fois une mise en espace tabulaire des textes – avec les poèmes en 3D de Ladislao Pablo Györi –, des créations combinant plusieurs média – telles les performances de Jacques Donguy et Guillaume Loizillon, ou celles d’Eric Sadin –, un traitement sonore de la voix de l’artiste – comme dans les œuvres d’Anne-James Chaton –, des pratiques de détournement d’outils techniques – proposées par Olivier Quintyn ou Christophe Hanna –, etc.

[24] Jacques Donguy a consacré une thèse aux poésies expérimentales (Jacques Donguy, Poésies expérimentales, zone numérique (1953-2007), Presses du Réel, 2007), et intervient régulièrement dans diverses revues de poésie contemporaine, au premier chef desquelles le Cahier Critique de Poésie.

[25] Art Press bénéficie en effet d’un positionnement éditorial remarquable. La revue a largement été impliquée dans la polémique visant le soutien étatique et muséal dont bénéficiait l’art contemporain au début des années 1990 (Yves Michaud, La crise de l’art contemporain, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 11), mais est également connue pour son orientation en faveur des arts numériques (Norbert Hilaire, L’art dans le tout numérique – une brève histoire des arts numériques à partir de trois numéros de la revue Art Press, Paris, Éditions Manucius, 2014).

[26] Compromis que Jacques Donguy a déjà acceptés quelques années auparavant en faisant imprimer en 1996 le recueil Tag-surfusion et sa préface, rebaptisée « préface-manifeste » (Tag-surfusion, Fontenay-sous-Bois, L’évidence, 1996, p. 7-10) et reproduite en 2000 dans un numéro de la revue Mutations (Franck Smith & Christophe Fauchon, « Zigzag poésie – formes et mouvements : l’effervescence », Mutations, Paris, Éditions Autrement, 2001, p. 174-181).

[27] « Autre précurseur au niveau de la théorie, le Canadien Arthur Kroker, qui a développé la notion de “Crash art”, écrit en 1993 dans Spasm : “Chacun sera un média hacker, recodant la frontière électronique à volonté”. Parmi les poètes, il faudrait parler aussi de nous-même […] » (Jacques Donguy, art. cit., p. 60).

[28] Jacques Donguy évoque la revue alire et les noms de Philippe Bootz, Jean-Pierre Balpe, Claude Faure, Paul Nagy et Claude Faure dans la préface de Tag-surfusion, reprise dans « Zigzag poésie – formes et mouvements : l’effervescence ». Dans « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique », il fait donc le choix de ne retenir en France comme seul poète numérique de sa génération que Philippe Castellin, en tant qu’éditeur de la revue Doc(k)s.

[29] La publication du manifeste de « Transitoire Observable » sur le Web reste une ouverture ambiguë au public dans la mesure où, certes, la publication est potentiellement disponible à chaque internaute, mais l’esthétique (sobriété des choix structuraux et chromatiques) et le mode de référencement du site révèlent un rejet implicite du mass-media. En effet, dans un échange de mails datant du 20 janvier 2016, Philippe Bootz parle d’« esthétique pauvre » et explique qu’il refuse les « modes esthétiques dominants [de la publication Web], tout simplement parce que ce sont des marqueurs du jeu commercial ». De plus, le rejet d’un système de gestion de contenu pour l’internet (SGC) limite le référencement du site par les moteurs de recherche.

[30] Les grandes lignes du manifeste sont d’ailleurs présentées au cours du festival E-Poetry qui s’est tenu à Morgantown (États-Unis) du 23 au 27 avril 2003. Voir Patrick-Henri Burgaud, E-poetry 2003 : Tendances, http://transitoireobs.free.fr/to/article.php3?id_article=16

[31] Il est notable que le verbe « fonder » apparaisse à deux autres reprises dans le texte, qui est pourtant relativement court.

[32] Philippe Bootz, Alexandre Gherban & Tibor Papp, « Transitoire Observable – Texte fondateur », 2003, http://transitoireobs.free.fr/to/article.php3?id_article=1

[33] L’« erreur » de manipulation de Philippe Bootz, qui permettra la constitution du groupe « Transitoire observable », semble témoigner de cette ardeur : « L’annonce de la création du mouvement a lieu dans un message que l’auteur Philippe Bootz souhaitait adresser à l’un des membres de la liste et qu’il aurait “par erreur” adressé à la liste elle-même : “Alexandre, Tibor et moi sommes en train de mettre en place un nouveau “groupe” avant-ou-pas-garde, de réflexion-production, expérimental-ou-pas, enfin quelque-chose qui se veut un pavé dans la marre consensuelle. Notre position consiste à affirmer que la littérature électronique n’est pas, fondamentalement, une littérature de l’écran mais avant tout une aventure (ou un ensemble de démarches) programmatique littéraire dont le statut remet profondément en cause la notion d’objet textuel héritée des siècles passés. […] Le nom du groupe n’est pas définitivement arrêté. Il tourne pour l’heure autour de l’expression “transitoire observable”.” (message de Philippe Bootz à la liste E-critures le 11 janvier 2003) » (cité par Évelyne Broudoux, « Outils, pratiques autoritatives du texte, constitution du champ de la littérature numérique », Thèse de doctorat, Université de Paris VIII, 2003, p. 255).

[34] Flash, de la société Adobe, est un logiciel particulièrement prisé pour la création d’images ou de textes animés. Il est cependant en voie de disparition à l’heure actuelle : il n’est déjà plus reconnu par le navigateur Google Chrome, sauf quand il est le seul élément présent sur la page Web.

[35] Propos tenu par Philippe Bootz lors des « Rencontres autour de la poésie » organisées par le RIRRA21 le jeudi 3 novembre 2016 à Montpellier.

[36] L’année 2009 est la borne chronologique fixée par les auteurs de l’étude (Camille Bloomfield & Mette Tjell, art. cit.).

[37] Le festival international e-Poetry est créé en 2001 et se déroule tous les deux dans différentes métropoles mondiales ; l’Electronic Literature Organization organise depuis 1999 des conférences chaque année et publie sa première anthologie en octobre 2006.

[38] Le 17 novembre 2005 sont organisées à la Bibliothèque nationale de France des rencontres intitulées « Contrées de la poésie numérique » ; en 2006, paraît Caisse à outils – un panorama de la poésie française aujourd’hui dans lequel Jean-Michel Espitallier accorde un chapitre aux « Poésies numérique et multimédia » (Paris, Pocket, 2006, p. 227-228) ; en 2007, Jacques Donguy publie Poésies expérimentales. Zone numérique où un chapitre est consacré à la poésie numérique (op. cit.) ; en 2008, des auteurs se rassemblent autour d’un numéro de la revue passage d’encres intitulé « Poésie : numérique » (Alexandre Gherban & Louis-Michel de Vaulchier (dir.), n° 33, 2008) ; en 2010, en réponse à ce numéro, paraît dans la même revue « pures données » (Hélios Sabaté Beriain (dir.), n° 40, 2010).

[39] Philippe Boisnard fait partie des signataires de l’article « Les refusés du Printemps ! » publié sur Sitaudis le 27 mars 2003 (https://www.sitaudis.fr/Incitations/les-refuses-du-printemps.php). Si le texte dénonce l’académisme de l’événement, il révèle aussi les difficultés de l’auteur à investir des circuits promotionnels institués ouverts à un large public.

[40] « On dit le mot avant-garde pour dire les inventeurs, un endroit après les avant-gardes est un endroit sans inventeurs. […] Je ne comprends pas après les avant-gardes, je ne comprends pas non plus après les révolutions […]. Je suis l’avant-garde en 1997. […] Mot d’ordre : Pan et pan ; But ultime : Plaquer la plaque ; Prise de pouvoir : immédiate » (Christope Tarkos, Pan, Paris, POL, 2000, p. 35-36).

[41] « arracher », « rompre », « césarienne », « domination », « pouvoir », « contrôle », « écrasement », etc. (Philippe Boisnard, « Premier Manifeste pour une Poésie Action Numérique (PAN) », http://databaz.org/xtrm-art/?p=519; « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3 », http://lecube.com/revue/agir/pan-poesie-action-numerique-manifeste-3)

[42] Onze formes verbales à la première personne du pluriel du présent de l’impératif et treize occurrences de la tournure impersonnelle « il faut » apparaissent dans le manifeste de Luc Dall’Armellina, le verbe « devoir » est conjugué cinq fois (Luc dall’Armellina, « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste », http://lucdall.free.fr/publicat/manifeste.html).

[43] Anne Tomiche, art. cit., p. 26.

[44] Le manifeste est également publié sur le site de David Larlet (https://larlet.fr/david/blog/2016/ce-pas-qui-nous-eleve/). Luc dall’Armellina précise que le texte « est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International CC-BY-SA. Cette œuvre est libre, vous pouvez (l)également la copier, la diffuser et la modifier selon les termes de la Licence Art Libre 1.3 http://artlibe.org ».

[45] Le programme du colloque est disponible à l’adresse suivantes : https://ecridil.hypotheses.org

Le texte sera également l’occasion d’une nouvelle expérience d’écriture dans le cadre de l’œuvre Reading Club d’Annie Abrahams et Emmanuel Guez, http://readingclub.fr/events/52e521e63eac48fc70000231/info

[46] Nous n’avons pas eu la confirmation que Philippe Boisnard ait présenté un de ses trois premiers manifestes lors d’une communication universitaire malgré l’encart introductif publié sur le site libr-critique (« Ce premier manifeste, ou anti-manifeste, puisque toute action poétique y compris numérique, déborde le texte, le resitue dans un cadre de présentation plus large que la page, entre en écho avec un ensemble d’interventions performatives et explicatives mené depuis un an » (http://www.libr-critique.com). Cependant, lors des « Rencontres autour de la poésie numérique » organisée par le RIRRA21 en novembre 2016 à Montpellier, ce dernier a présenté sous forme d’une communication-performance un quatrième manifeste de Poésie Action Numérique.

[47] Philippe Boisnard et Fabrice Thumerel sont les deux administrateurs de la revue en ligne.

[48] https://www.scoop.it/t/des-poetiques?page=25

[49] Jacques Donguy ouvre son manifeste avec la notion d’« hypertexte » qui est fortement influencée par les théories post-structuralistes des années 70 ; le terme « dispositif », qui est répété sept fois dans le court texte de Transitoire Observable, peut être interprété comme un discret écho aux théories foucaldiennes (Michel Foucault, Dits et écrits, tome II, Paris, Gallimard, p. 299) ; Luc dall’Armellina fait explicitement référence aux auteurs de la French Theory (Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari) alors que Philippe Boisnard reprend leur vocabulaire (« PAN est une circulation infinie du sens de façon entropique et rhizomatique », dans « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3).

[50] Paul Aron, « Les manifestes des revues littéraires sur internet, éléments pour une analyse institutionnelle », Francofonia, n° 59, « Les manifestes littéraires au tournant du XXIe siècle », automne 2010, p. 114.

[51] Fabrice Thumerel, Le Champ littéraire français au XXe siècle – Eléments pour une sociologie de la littérature, Paris, Armand Colin, 2002, p. 152.

[52] Lors du débat consacré au rôle des revues et des anthologies, l’accueil réservé par Michel Deguy à la revue alire est des plus mitigés : « […] il y a une différence forte entre la sphère herméneutique où il ne s’agit pas de communiquer ni d’informer et puis ce que nous dit alire, qui est assez différent […], je vais citer un vieux mot de Barbey qui disait : “J’entre dans les écuries d’Augias pour y ajouter”, à moins que alire entre dans les écuries d’Augias, c’est-à-dire la surproduction, la surproduction dite textuelle, pour y ajouter… » (États Généraux de la Poésie, Marseille, Centre international de poésie Marseille, 1993, p. 114).

[53] Dans un article du site Sitaudis intitulé « Les refusés du printemps », Franck Laroze, Philippe Boisnard, Éric Sadin, Philippe Castellin, Joachim Montessuis, Julien d’Abrigeon et Jérôme Duval dénoncent leur mise à l’écart de la cinquième édition du Printemps des Poètes (2003). On peut noter le caractère paradoxal de ce geste qui critique une certaine institutionnalisation de la poésie, tout en affichant la déception de ne pas en être.

[54] « La poésie numérique, qu’est-ce à dire ? […] La poésie numérique s’est autoproclamée depuis une quinzaine d’années, autour de Jean-Pierre Balpe, Philippe Bootz, Philippe Castellin et Jacques Donguy […]. Mais, ici encore, les pratiques et les outils s’entrelacent, se pillent, se métissent et, à côté des “numéristes” autoproclamés, c’est la poésie dans son ensemble qui, en s’emparant de ces expériences pionnières, est en train de reconfigurer ses définitions et d’en repousser les limites » (Jean-Michel Espitallier, op. cit., p. 227-228).

[55] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art – Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 371.

[56] Évelyne Broudoux, op. cit.

[57] Évelyne Broudoux et Serge Bouchardon, « E-critures : co-constitution d’un dispositif technique, d’un champ et d’une communauté », Esprit Critique – Revue internationale de sociologie et de sciences sociales, automne 2003, vol. 05, n° 4.

[58] Philippe Bootz, MOOC « Poésie numérique, naissance d’un champ. De la difficulté à définir la poésie numérique », octobre 2015.

[59] Je traduis. « With regard to the literary field, we can wonder if we are going to see the birth of a new field, or if digital literature is an experimental fraction of the literary field. » (Serge Bouchardon, « Digital Literature in France », http://www.dichtung-digital.org/2012/41/bouchardon/bouchardon.htm).

[60] Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 264.

[61] Ibid.

[62] Jacques Donguy, art. cit., p. 61.

[63] « Le défi des institutions école et université, est de vivifier l’enseignement de l’écriture et de la littérature avec la culture et les pratiques numériques de sa création contemporaine » (Luc dall’Armellina, art. cit., p. 22). Lors de la lecture performée du manifeste présentée au colloque ECRiDil, Luc dall’Armellina s’adresse principalement à un public universitaire, alors que l’entretien accordé au Café pédagogique touche davantage les enseignants du primaire et du secondaire (http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/pages/2014/09/08092014article635457586911291786.aspx).

[64] Luc Boltanski, « L’espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, 1973, n° 14, p. 3-26.

[65] Les auteurs de « poésie numérique » enseignent en Sciences de l’Information et de la Communication ou en Arts, et non en Littérature française, comme c’est le cas pour nombre de poètes contemporains.

[66] Actes du colloque : La poésie délivrée, Stéphane Hirschi, Corinne Legoy, Serge Linarès, Alexandra Saemmer & Alain Vaillant (dir.), Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017. Programme du colloque à l’adresse suivante : http://www.fabula.org/actualites/la-poesie-hors-le-livre_58733.php

[67] Camille Bloomfield & Mette Tjell, art. cit.

Auteur

Professeure agrégée de Lettres Modernes, Gwendolyn Kergourlay mène une thèse dont le titre est «Autorité de la poésie numérique: un processus d’hybridation littéraire et artistique», sous la direction de Serge Bouchardon, Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Technologique de Compiègne, et de Pierre-Marie Héron, Professeur de Littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3.

Copyright

Tous droits réservés.




Déconstruction et contrôle dans joue de la musique pour mon poème


L’article présente en détail le fonctionnement de mon installation joue de la musique pour mon poème. Il montre que certaines dimensions esthétiques de l’œuvre ne sont pas perceptibles dans le dispositif de l’installation et propose d’autres modalités de réception, complémentaires de l’installation interactive. Le propos se poursuit par une réflexion sur la réception des œuvres numériques et la nécessité de véritables « machines de lecture » numériques. Celles-ci doivent différer de la lecture sur écran habituelle et être capables de dévoiler plus en profondeur les propriétés esthétiques des œuvres. De telles machines seraient particulièrement utiles pour aborder  dans leur plénitude les œuvres numériques littéraires des auteurs qui considèrent que la programmation constitue une écriture et non un simple outil ou un matériau de l’œuvre.

The article presents in detail how my installation play music for my poem works. It shows that some aesthetic dimensions of the work cannot be perceived in the context of the installation and proposes other modes of reception, complementary to the interactive installation. The talk continues with a thought on the reception of digital works and the need for true digital “reading machines”. These must differ from the usual screen reading and be able to reveal more in depth the aesthetic properties of the works. Such machines would be particularly useful to address in their fullness literary digital works by authors who consider that programming is writing and not a simple tool or material of the work.


Texte intégral

Je présenterai ici le fonctionnement de l’œuvre joue de la musique pour mon poème, incluant les éléments esthétiques inaccessibles dans l’installation. Puis j’esquisserai quelques réflexions qui permettent de replacer cette œuvre dans une problématique plus large qui parcourt l’ensemble de mes œuvres actuelles depuis 2009.

1. joue de la musique pour mon poème

1.1. Description de l’installation
1.1.1. Un dialogue entre robots

joue de la musique pour mon poème est une installation dans laquelle deux ordinateurs communiquent entre eux via une table de mixage. Chaque ordinateur est associé à un écran (Doc. 1). Il s’agit d’un système de deux robots dans lequel l’élément humain est totalement exogène, il n’est pas nécessaire au fonctionnement de l’installation. Le premier ordinateur, musicien, compose une séquence musicale en combinant des fragments sonores préalablement enregistrés qu’il joue pour l’autre ordinateur. La musique est donc une œuvre ouverte. L’autre ordinateur, le poète, fabrique un poème en quatre strophes en combinant quatre générateurs de textes animés qui fonctionnent sur des principes génératifs différents, un pour chaque strophe. Il écrit ce poème en continu sur son écran. Les générateurs des différentes strophes ayant des temporalités différentes, le texte résultant change constamment. Il est également animé d’un mouvement global au sein duquel chaque strophe obéit à une animation qui lui est propre. Par ailleurs l’ordinateur poète écoute l’ordinateur musicien. Le premier ordinateur est donc un compositeur instrumentiste et le second un auditeur poète.

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Doc. 1  ‒ Installations play music for my poem, au Palazio Real, festival OLE01, Naples, 2014 (Gauche) et à la Lydgalleriet, festival ELO, Bergen, 2015 (droite).

L’ordinateur auditeur réagit « émotionnellement » à la musique entendue, non pas dans la thématique du texte qu’il génère, mais dans sa façon d’écrire le poème à l’écran. La musique joue sur la visibilité de chaque strophe, ce qui produit un texte partiellement lisible dans lequel l’opacité de chaque strophe fluctue en permanence entre absence et visibilité maximale.

L’installation peut ainsi tourner jour et nuit en continu comme ce fut le cas en 2015 à la Lydgalleriet de Bergen lors de l’exposition « Hybridity and Synaesthesia in Electronic Literature Exhibition ». L’humain n’est pas nécessaire à son fonctionnement, il s’agit d’une installation entre deux robots.

1.1.2. Du robot à l’humain

Ce qu’il y a à l’intérieur de ces robots est profondément humain : la langue est là, la pâte humaine par la programmation est là, la musique est là ; ces deux robots ne sont pas extraterrestres, ne sont pas de simples ferrailles, ce sont des machines qui portent en elles une part de notre humanité, qui sont le réceptacle d’un supplément d’âme humaine. On n’est donc pas en face de robots poètes ou de robots musiciens au sens où ces machines seraient autonomes et dépourvues d’humanité : ce n’est jamais la machine qui fait de la poésie ou de la musique, c’est toujours l’homme qui investit la machine et qui l’oblige à faire quelque chose d’une certaine façon, fût-ce ce qui ressemble à de l’art. Je ne dis pas que le texte ou la musique générés ne feraient que ressembler à de l’art, ils sont constitutifs d’une œuvre d’art mais n’en forment pas la totalité. Un peu comme dans un paysage de Van Gogh ; l’arbre tourmenté au premier plan est bien de l’art mais l’œuvre, le tableau, ne se réduit pas à ce seul arbre. Il en va de même des médias produits dans l’installation : ils ressemblent à une production artistique interactive et multimédia mais ne sont en fait qu’une composante de la production artistique.

Cette installation n’est pas non plus fermée. Elle se situe dans un espace public investi par les humains, le public. La communication entre les deux robots prend en compte cette intrusion humaine à travers une composante de l’installation qui sert d’interface à l’humain pour s’immiscer dans la communication entre les deux machines. Cette interface présente une dimension de jeu totalement étrangère à la communication entre les deux robots [1]. L’humain agit sur la gestion sonore et les deux robots façonnent des médias, sonore pour l’un, visuel pour l’autre, à destination exclusive de l’humain. Nous verrons en effet que la gestion sonore à destination de l’ordinateur poète n’est pas la même que la gestion du son envoyé sur les enceintes. Or l’ordinateur poète ne peut pas entendre le son issu des enceintes, il ne lui est pas destiné. Inversement, l’ordinateur musicien est « aveugle » et l’affichage du texte généré sur le grand écran n’est donc destiné qu’aux seuls humains.

1.2. La gestion médias
1.2.1. Gestion sonore

Ce que le public entend n’est pas ce que l’ordinateur poète entend (Doc. 2). Les voies droite et gauche de chaque fragment sonore stéréophonique sont traitées différemment et la table de mixage les sépare. La voie de droite est écoutée par le second ordinateur alors que celle de gauche est transformée en un son monophonique envoyé sur les enceintes à destination du public. Un traitement sonore différent est appliqué sur chaque voie du fragment utilisé qui n’est plus, dès lors, le fragment original produit par l’instrument. Chaque instrument est enregistré en monophonie à l’aide d’un micro directement fixé sur lui. Cet enregistrement est filtré par un filtre passe-bande étroit, la fréquence centrale de ce filtre étant différente pour chaque tôle et choisie bien sûr dans la gamme de fréquences produites par l’instrument. Ce fragment filtré constitue la voie droite du son généré. C’est lui qui est entendu par l’ordinateur poète. Ce dernier décompose le spectre de ce qu’il entend, ce qui lui permet de repérer à chaque instant les fréquences des différentes tôles et de connaître ainsi l’instrument joué. Chaque instrument est associé à une strophe. La visibilité de la strophe correspondante est proportionnelle au volume sonore détecté sur la fréquence filtrée de l’instrument associé. Ne disposant que de trois instruments, l’un d’eux est associé à deux bandes de fréquences distinctes et gère simultanément la visibilité de deux strophes. Le fragment monophonique capté sur l’instrument et envoyé sur la voie de gauche fait, quant à lui, l’objet d’un traitement sonore modifiant sa granularité et sa matière. Le résultat de ce traitement est diffusé dans les enceintes à destination du public.

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Doc. 2 ‒ Schéma du traitement audio de l’installation

Bien entendu, le public peut aussi agir dans l’installation et intervenir dans la communication entre les deux machines. Cette intervention s’effectue via un jeu qui fait office d’interface et qui est affiché sur l’écran de l’ordinateur musicien. En agissant, le lecteur/auditeur/joueur modifie la séquence musicale en insérant de nouveaux fragments. Il change ainsi la musique qu’il entend et celle qu’entend l’ordinateur poète, ce qui modifie la visibilité des strophes affichées. L’interface est donc également un jeu et un séquenceur qui permet à l’auditeur de composer de véritables morceaux musicaux. Cependant, cette action est entravée par la dimension « game » de l’interface.

Les fragments sonores ont été créés par trois instruments percussifs (Doc. 3) que Nicolas Bauffe a spécialement conçus et confectionnés pour cette œuvre. Il s’agit de tôles martelées de tailles variables, déformées selon divers procédés, sur lesquelles l’instrumentiste déplace une bille métallique. Chaque plaque possède sa bille spécifique dont la taille et la masse sont adaptées au son désiré. Chaque tôle produit ainsi un son dont le déroulement temporel et la gamme de fréquences sont spécifiques. Ces tôles sont mises en mouvement par des instrumentistes du laboratoire Musique et Informatique de Marseille (MIM) qui produisent en fait des unités sémiotiques temporelles (UST) [2] plus ou moins bien formées. La musique est donc composée en UST et non selon des modes de composition classiques. Un ensemble de fragments produits par chaque instrument constitue la banque de sons à disposition de l’ordinateur musicien.

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Doc. 3 ‒ Instrumentarium.

Une composition musicale continue a d’ailleurs été composée à partir des fragments proposés et constitue en quelque sorte la musique originale de l’œuvre. Cette composition n’est pas accessible depuis l’installation, elle est présente sous forme de fichier parmi les données mais n’est pas utilisée par le programme. Pour l’atteindre et l’écouter, il faut donc prendre une autre posture de réception que celle de l’installation : accéder aux fichiers et la jouer pour elle-même. Ainsi donc, la modalité de réception créée par l’installation n’est pas la seule possible et ne donne pas accès à toutes les caractéristiques esthétiques de l’œuvre. Pour parcourir celles-ci en entier il est nécessaire de prendre une autre posture de réception, complémentaire de celle du public de l’installation et indépendante de celle-ci. L’œuvre possède donc une vie esthétique disjointe hors installation et ses fichiers seront rendus publics pour permettre cette autre vie esthétique.

1.2.2. Le jeu interface

Dans l’installation, l’interface est un jeu de réflexe utilisé par l’armée américaine pour entraîner ses pilotes de jets. Elle se compose d’un carré de bordure noire dans lequel le joueur déplace à la souris un carré rouge et dans lequel se déplacent des rectangles bleus gérés par le programme. L’objectif du jeu est de déplacer le carré rouge le plus longtemps possible dans cet espace en évitant les rectangles bleus et le bord noir. Le déplacement des rectangles accélère par étapes. J’ai légèrement modifié le jeu en ajoutant 3 carrés jaunes situés dans les coins du carré noir. Chacun de ces trois coins est associé à un instrument, toujours le même pour un coin donné. Chaque instrument commande la visibilité d’une strophe. Cette dernière est proportionnelle au niveau sonore de la bande de fréquence étroite du fragment joué par l’instrument puis filtré, qui constitue la voie de droite du son. N’ayant que trois instruments pour quatre strophes, un instrument combine deux bandes de fréquences et gère ainsi simultanément la visibilité des strophes 2 et 3. Les quatre strophes sont hiérarchisées en fréquence : la strophe 1 est associée à une fréquence basse (300 Hz), la strophe 4 à la fréquence la plus haute (7kHz), les deux autres étant intermédiaires, respectivement 1,8 kHz pour la strophe 2 et 2,5 kHz pour la strophe 3.

L’objectif de l’interface, différente de l’objectif du jeu, consiste alors à activer ces carrés jaunes qui déclenchent un fragment de l’instrument considéré, et rendent ainsi plus ou moins visible(s) la ou les strophe(s) correspondante(s). Lorsqu’un fragment est joué, le carré correspondant n’est pas visible. Il n’est ainsi pas possible d’exécuter simultanément deux fragments du même instrument, gérant donc la même strophe, ceci pour éviter les conflits. En revanche, plusieurs instruments peuvent jouer en même temps, ce qui permet de visualiser plusieurs strophes simultanément. On obtient d’ailleurs un phénomène intéressant : pour visualiser le texte en entier et ainsi percevoir le travail réel de la génération textuelle, il faut activer l’ensemble des instruments et les maintenir activés, ce qui génère une cacophonie sonore. Il n’est d’ailleurs pas facile de conserver cet état longtemps car il nécessite une grande rapidité et une grande dextérité dans la manipulation de l’interface. En revanche, un résultat musical intéressant nécessitera de garder des silences, d’alterner des phases d’instruments solos et de groupes, ce qui entraînera une visibilité partielle et fragmentaire du texte. De plus, « perdre » en établissant une collision entre le carré rouge et un rectangle bleu, ou la bordure noire, fige l’interface et produit un résultat graphique abstrait intéressant. On peut également créer des compositions visuelles abstraites animées en déplaçant le carré rouge pour lui-même au détriment des compositions sonores ou textuelles produites. Le programme n’est pas alors utilisé comme interface mais comme instrument plastique. Ainsi donc, le programme interface possède trois dimensions que la personne à la manœuvre peut activer pour elles-mêmes : un rôle de séquenceur, un instrument plastique et une dimension d’interface de la visibilité du texte.

La spécificité du jeu entraîne d’autres conséquences. S’agissant d’un jeu utilisé par l’armée américaine pour entraîner ses pilotes, on se doute qu’il mobilise fortement l’attention et la concentration du joueur. Autrement dit, il est impossible de jouer et de contrôler en même temps le résultat de la manipulation, notamment le texte, car cela demande à regarder l’autre écran, ce qui entraîne ipso facto une rencontre fatale qui bloque l’interface. Ainsi, ce qui se présente comme une interface dans sa dimension de contrôle des médias n’est nullement une interface, car une interface nécessite de contrôler les fonctionnalités mais, dans le même temps, de mesurer l’effet produit sur l’élément interfacé. Ici, le programme contrôle la personne qui le manipule plus que l’inverse. La solution pour s’en sortir et accéder aux dimensions non ludiques de l’œuvre, consiste à se positionner dans une autre modalité de réception, que je nomme méta-lecture. Il s’agit simplement d’observer quelqu’un d’autre manipuler  et de « jouir passivement » du résultat de son action. Autrement dit, de se placer dans la banale situation de spectateur. La déstructuration n’est pas seulement multimédia, elle est également fonctionnelle et touche l’interface. L’idéal est même d’avoir son « esclave » pour lui donner les instructions de manipulation ; à lui d’être performant pour produire le résultat désiré (mission difficile et parfois impossible !). Pour percevoir toutes les dimensions de l’installation il faudra alterner les deux modalités : manipulateur / spectateur mais la dimension de contrôle sera difficile à réaliser. De plus, aucune modalité de réception n’arrivera à éliminer la déstructuration multimédia mentionnée plus haut. La perception structurée de l’ensemble jouant sur la reconstruction mnésique, le public est toujours dans la construction créative car la mémoire trahit, transforme et oublie.

1.2.3. Un multimédia déstructuré

L’installation est bien un générateur multimédia mais dont les dimensions ne peuvent pas toutes être optimales en même temps : il s’agit d’un multimédia déstructuré qui demande un effort de recomposition mentale au lecteur/auditeur/joueur s’il veut en percevoir la cohérence. L’œuvre est déstructurée dans trois espaces : celui du programme, celui de l’écran (puisque le visuel se partage deux écrans) et celui qui sépare le spectateur de l’écran puisque le son et les actions se situent dans cet espace.

Le visuel est bien déstructuré sur les deux écrans : sur l’un, où est projeté le texte, et bien qu’il comporte nécessairement une dimension plastique, c’est bien le système linguistique qui s’impose à la perception. Sur l’autre, l’interface a une dimension plastique abstraite très forte, qui n’est pas sans rappeler Mondrian. Cette dimension est plus prégnante encore lorsque le lecteur « perd », car alors le visuel se fige obligatoirement durant quelques secondes puis demeure figé jusqu’à ce qu’il soit réinitialisé par un lecteur. Durant cette phase, le visuel de ce jeu cesse d’être une interface ou un jeu et demeure exclusivement un objet plastique.

1.2.4. Les générateurs de textes

Le texte est déstructuré de façon assez complexe, notamment à travers son caractère génératif. Le programme se compose de quatre générateurs de textes (Doc. 4), un par strophe, combinés dans le même programme qui les chapeaute et gère conjointement le comportement graphique des quatre textes générés. Chaque générateur fabrique un bloc de texte à l’écran. Le programme chapeau crée une cohérence esthétique entre les strophes et contribue à unifier l’ensemble, à bien percevoir les blocs comme strophes du poème, et non comme des poèmes indépendants. Trois strophes fonctionnent ensemble au niveau des thématiques, la quatrième constituant un commentaire sur ces trois strophes. Chaque générateur est construit à partir d’un texte écrit préalablement. Ces textes sont :

Strophe 1 :

La mer hourdit de son sable les joints calcinés de la mémoire.

Le vent soudain s’engouffre. / C’est un gouffre déjà ‒ l’oubli !

La mer. Puis un ploc, plic avant ploc. Sur Brest. ‒ T’en souvient-il Barbara ?

Avant, arrière avant, arrière arrière seulement ‒ la vague emporte jusqu’au souvenir de la vague.

Strophe 2 :

d’un roc surgit la vie

eau toujours

soleil aussi

Strophe 3 :

c’est ainsi

si l’on peut dire

ainsi que l’arbre croît

soit-il

strophe 4 :

qu’une page en vienne à jaunir

qu’elle soit jaunie par la cendre du temps

ou blanchie, lavée de tout soupçon

et c’est le texte ‒ encore

qui se retire de nos veines.

Doc. 4 ‒ Capture vidéo du texte généré (le programme générateur fonctionnant seul, hors de l’installation)

Ces textes initiaux servent de matrices à des solutions génératives différentes. Les trois premières utilisent des variantes de l’algorithme génératif le plus ancien qui soit (1952), celui des « phrases à trous ». Pour les deux premiers textes, chaque vers est considéré comme le moule d’une phrase à trous. Une phrase à trous est une phrase bien formée dans laquelle certains mots sont absents. Une liste de mots pouvant prendre la place du trou est alors constituée. Le programme génératif choisit un mot au hasard dans la liste correspondante qu’il positionne à la place du trou pour reconstruire le vers.

Le texte de la première strophe est généré de la façon suivante : le programme calcule une première variante qui demeure affichée durant sept secondes, puis une autre variante du texte est générée en choisissant aléatoirement un moule. La visibilité de la première variante diminue alors progressivement tandis que celle de la seconde qui lui est superposée augmente. Durant cette période les deux versions se superposent de façon non lisible. Ce changement s’effectue en huit secondes et le processus reprend. Ce comportement est, comme pour toutes les strophes, modulé par la gestion de la visibilité par le son : l’opacité calculée par le générateur de texte est multipliée par un facteur inférieur à un, proportionnel au volume sonore détecté à la fréquence du son gérant cette strophe. Elle est nulle en absence de fragment sonore associé à cette strophe.

Dans la strophe 2, chaque vers est généré selon son propre moule et garde donc toujours sa structure. Les vers sont successivement animés d’un mouvement vertical qui les permute, le premier vers parcourant tout le poème alors que les deux autres ne se croisent jamais comme le montre la vidéo (Doc. 4). Il se construit ainsi les configurations suivantes, chaque numéro étant celui du vers dans le poème initial : 123 ; 213 ; 231 ; 213 ; 123… À chaque chevauchement de deux vers, le générateur combinatoire génère ces deux vers, de sorte que le moment de la génération passe inaperçu, les deux vers étant superposés et donc illisibles.

La troisième strophe est plus complexe. Du poème original on retient la structure suivante : le premier vers et le dernier sont couplés (ainsi… soit-il) et forment une expression existante ou créée pour cette œuvre ; le deuxième débute par une partie du premier (ainsi / si) ; le troisième présente une redondance avec le premier. Le moule retenu est alors le suivant, chaque expression entre crochet étant une matrice de vocabulaire ou un autre moule (en gras) et les parenthèses indiquant les dépendances entre moules :

[init]

[deb(init)] + [comment]

[redondance(init)] + que + [action]

[final(init)] + [coda]

Avec les moules subsidiaires :

[action] = [substantif] + [verbe d’action (substantif)]

[comment] = [je] + [pouvoir] + [dire]

Le générateur réalise une transformation lente entre deux maximes générées et réalise un mouvement de rotation d’ensemble du poème affiché. La transformation se fait en remplaçant chaque matrice de la première maxime par celle de la seconde selon un ordre aléatoire. Comme un changement ne s’effectue que toutes les trois secondes et demie, le texte semble statique, la génération ne se voit pas. Par exemple, le passage entre les deux maximes suivantes s’effectue en douze étapes.

— “c’est ainsi

si l’on s’évertue à penser

ainsi… que l’eau s’engourdit

…soit-il.”– “entre ch-at

errance tu peux croire

et ch-ien comme le nuage se dislo que

entre r-at et r-ien parfois”

La quatrième strophe est construite par permutations et non selon un algorithme de phrases à trous. On remarque tout d’abord qu’on peut détecter la présence de dix vers inscrits dans le texte original en gras (Doc. 4) qui forment un second texte « fantôme » ayant pour titre jaunir. C’est le seul texte porteur d’un titre, caractérisant ainsi le fait qu’il ne s’agit pas d’une strophe du poème principal. Voici ce texte :

jaunie, blanchie

une page en cendre se retire de nos veines.

La cendre est le texte.

En cendre encore

elle est le texte.

Une page en nos veines…

‒ vienne le soupçon, encore ? ‒

…blanc est le texte.

Le temps encore se retire,

la cendre du temps, lavée, se retire.

L’incrustation de ce poème dans la strophe quatre produit une séquence de dix poèmes construits sur le texte initial de cette strophe. Chaque poème contient un vers du poème fantôme disséminé dans la strophe 4. Voici les poèmes de la série qui comprennent respectivement les vers 2 et 3 du poème fantôme jaunir :

qu’une page en vienne à jaunir

qu’elle soit jaunie par la cendre du temps

ou blanchie, lavée de tout soupçon

 

et c’est le texte – encore

qui se retire de nos veines

qu’une page en vienne à jaunir

qu’elle soit jaunie par la cendre du temps

ou blanchie, lavée de tout soupçon

 

et c’est le texte – encore

qui se retire de nos veines

 

L’ensemble des poèmes de cette série est montré dans un ordre aléatoire durant six secondes, puis le poème de la quatrième strophe est affiché seul durant vingt-quatre secondes. Une nouvelle permutation de la série est alors réalisée et le processus d’affichage reprend.

Chaque strophe possède une couleur propre et est animée d’un mouvement lent, ce qui a pour effet d’en mettre hors champ certaines parties durant un certain laps de temps. La couleur de fond se modifie également lentement, ce qui diminue parfois le contraste entre le fond et certaines strophes.

1.2.5. Rien à lire, circulez

Au final, l’installation gêne considérablement la lisibilité et oriente le spectateur vers une réception plastique ou ludique. Il est nécessaire de rentrer dans le programme pour découvrir les éléments ici énoncés qui ne sont fournis dans l’installation que sous forme d’indices perceptibles. La véritable dimension textuelle, qu’on qualifierait de littéraire dans une conception classique de la littérature centrée sur le texte, ne s’obtient avec plus de pertinence qu’en cassant la coque des médias directement perceptibles dans l’espace-son de l’installation, dans une modalité de lecture qui elle-même déconstruit l’œuvre en dehors de l’installation. Il s’agit là d’une opération de méta-lecture. La méta-lecture est une des modalités de réception de l’œuvre rendues possibles par le dispositif numérique. Notre culture de l’image, fondée sur la situation spectatoriale construite par le livre, le concert classique, la scène à l’italienne et le cinéma, considère que la dimension perceptive de l’œuvre est une surface située devant le lecteur/auditeur/spectateur. Le dispositif numérique complexifie cette situation en utilisant des domaines perceptifs ou signifiants qui ne sont pas accessibles dans cette configuration. Le modèle que je développe (Doc. 5) qualifie de « méta-lectures » les modalités nécessaires pour les atteindre, qui nécessitent des instruments pour y accéder, tout comme l’écran est un instrument de lecture de l’image filmique et le livre un instrument de lecture du texte.

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Doc. 5 ‒ Les méta-lectures dans le modèle procédural. Extrait de : Philippe Bootz, « La poesia digital programada: una poesia del dispositivo », dans Poéticas technológicas, transdiciplina y sociedad : Actas del Seminario Internacional Ludión/Paragraphe, Pablo Esteban Rodriguez (trad.), Claudia  Kozac (ed.), Buenos-Aires, Exploratorió Ludión, 2011, p. 38.

Pour que les méta-lectures soient possibles, l’œuvre ne doit pas seulement être installée, elle doit également être publiée comme « document » accessible, par exemple en ligne. J’en ai moi-même déconstruit certaines dimensions afin de réaliser des « machines de lecture » (fichiers textes, fichiers exécutables, schémas, captures vidéos…) qui ne nécessitent pas de rentrer dans le programme pour atteindre ces dimensions. La vidéo Doc. 4 en est un exemple. Pour l’obtenir il a fallu déstructurer le programme du robot poète pour n’en récupérer que le générateur de texte.

Je ne prétends pas avoir fait le tour de toutes les dimensions esthétiques de l’œuvre. Je ne me suis notamment pas encore intéressé à l’esthétique du code de cette œuvre. L’analyse du code révèle souvent des composantes esthétiques ou rhétoriques. Dans tous les cas,  il me sera impossible d’atteindre toutes les dimensions de l’œuvre, notamment parce que celle-ci échappe nécessairement à son auteur et que d’autres points de vues, associés à d’autres dimensions signifiantes, sont toujours possibles. En revanche, l’installation procure au lecteur / spectateur une expérience de vie, sensible, intellectuelle, physique, esthétique que la déstructuration ne peut donner. Votre lecture vous appartient, même si elle ne peut s’effectuer que depuis l’intérieur de l’œuvre (on ne « lit » pas une œuvre, on « lit depuis » une œuvre). Rien d’autre ne peut la remplacer. Lecture et méta-lecture sont ainsi complémentaires et non hiérarchisées bien qu’antagonistes.

2. Quelques réflexions en guise de cadrage

Cette œuvre appartient à la série des petits poèmes à lecture inconfortable. La lecture inconfortable s’inscrit dans l’actualisation de l’esthétique de la frustration que j’ai créée dans les années 1980 et qui caractérise l’approche esthétique de nombre de poètes français dans cette période. La frustration n’y était pas un objectif mais un dommage collatéral lorsque le lecteur se rendait compte qu’il ne possédait pas les bonnes modalités de lecture de l’œuvre, c’est-à-dire lorsque ses tentatives de lecture selon les modalités classiques de lecture d’un livre échouaient. La lecture inconfortable travaille plus spécifiquement sur le contrôle en prouvant par une mise en œuvre que le dispositif technique contrôle le lecteur plus que celui-ci ne peut agir sur la machine et bien avant qu’il puisse tenter quoi que ce soit : l’interactivité est le meilleur moyen par lequel la machine vous contrôle. La frustration peut également se manifester comme dommage collatéral chez un lecteur qui ambitionne de contrôler l’œuvre ou sa lecture. En ces temps de manipulation sournoise des libertés et des démocraties par les algorithmes, il est judicieux de faire prendre conscience que ce contrôle de la machine peut s’exercer en toute circonstance, dût-elle prendre une forme ludique et esthétique dans une œuvre d’art.

Dans l’œuvre, l’interactivité concerne la lecture, qui est une modalité de réception spécifique venant de la situation du spectateur de cinéma, puis transformée par la possibilité, spécifique au numérique, d’agir via un écran. Cette continuité par l’image mouvante entre le cinéma et le visuel créée par des programmes, a tendance à nous faire croire que l’œuvre est ce qu’on observe à l’écran, car il s’agit de la partie immédiatement perceptible. On agirait donc « sur » l’œuvre. En fait, l’analyse des œuvres littéraires numériques, et des œuvres à lecture inconfortable en particulier, montre que cette conception confond « dimensions esthétiques » et « modalités d’accès aux dimensions esthétiques », c’est-à-dire l’objet et la modalité de l’accès. En instituant implicitement la lecture numérique comme unique modalité d’accès à l’œuvre au motif que c’est la plus évidente, on se prive d’une part non négligeable de ce qui constitue la dimension esthétique spécifique des œuvres littéraires numériques. Réduire l’œuvre à son contenu écran ou à ce qui est immédiatement donné à la perception par le dispositif proposé de monstration (installation, performance, exécution on-line…) revient à la castrer. Il est vrai que toute notre culture, depuis plusieurs siècles, et plus spécialement dans les cultures occidentales, a forgé ce pouvoir démesuré de la lecture, et même les auteurs numériques ont aujourd’hui encore beaucoup de mal à penser l’œuvre différemment, bien que l’analyse de leurs productions [3] montre qu’en fait l’œuvre fonctionne différemment. Il est logique, dans ces conditions, qu’aucun instrument ne permette d’accéder aux dimensions non écraniques des œuvres, ce qui nous prive de machines de lecture de ces dimensions.

Le parallèle avec le livre fera mieux ressortir mon propos. Il convient d’établir une différence entre le texte et le livre. On pense généralement que le livre est un « support » du texte mais la situation est plus complexe que cela. Le livre dispose de toute une « machinerie » textuelle et physique qui oriente et contraint le lecture du texte : un paratexte (pagination, chapitrage…) et une disposition plastique (blancs entre les mots, délimitation de blocs constituant des paragraphes, corps de fontes différents pour le corps du texte, les titres…, sauts de lignes et de pages, utilisation de tirets pour les répliques, d’italiques…) de sorte que le livre n’est pas un simple support du texte, il s’agit d’une véritable machine de lecture dont l’invention ne s’est pas faite du jour au lendemain et résulte de transformations idéologiques. Jusqu’au VIIe siècle, il fallait connaître le texte car tous les mots étaient collés et le codex, l’ancêtre du livre, jouait davantage le rôle d’une partition que d’un livre. Cette disposition empêchait le commun des mortels de lire, la lecture étant réservée aux hommes d’église détenteurs de la parole de Dieu. Il a donc fallu que l’église perde un peu de ses prérogatives sur le texte et que puisse advenir la lecture silencieuse pour que le livre voie progressivement le jour (le paragraphe au XIe siècle, la pagination au XIIIe). Tant que notre idéologie de l’œuvre restera marquée par quelques notions issues des siècles passés, et plus spécifiquement du XIXe siècle (pour lequel l’œuvre littéraire est un texte immédiatement perceptible porté sur un support), l’humanité ne développera pas de machine à lire les dimensions autres.

La solution la plus utilisée aujourd’hui pour pallier l’absence de telles machines est de montrer le code informatique. Cette solution est loin d’être optimale. Outre qu’elle nécessite des compétences informatiques pour en tirer parti, ce qui confine et discrimine l’accès à une certaine élite formée en conséquence, cette solution ne tient pas compte de la dimension « d’outil intellectuel » qu’est le code. En tant qu’outil, le code sert en effet à augmenter quantitativement et non qualitativement les possibilités du cerveau. Il fait ce que le cerveau humain peut faire mais en plus vite et sans la barrière de la surcharge cognitive, ce qui lui permet de retenir et traiter simultanément des quantités énormes d’informations, selon des objectifs différents, ce que ne saurait faire un cerveau humain. De ce fait, la lecture humaine d’un programme complexe bloque sur ce dépassement quantitatif opéré par le programme, ce qui interdit d’en percevoir en détail toutes les implications et dimensions en dehors d’un processus d’exécution. Ainsi donc, une machine à lire le code ne consistera sans doute pas en un affichage simple du code, mais inclura sans doute une exécution de portions de ce code dans un environnement différent du programme de l’œuvre. C’est dans cette direction que j’oriente mes expérimentations sur le code, et elles ont déjà fourni quelques résultats probants [4].

La lecture en situation traditionnelle, rebaptisée lecture étroite dans le modèle général que je développe, englobant ainsi la lecture numérique, la lecture interactive dans une installation, la lecture spectatoriale d’une projection ou d’une performance, permet d’accéder à certaines dimensions de l’œuvre qu’aucune autre modalité de réception ne permet, mais interdit également l’accès à d’autres dimensions qui nécessitent de ce fait des modalités d’accès différentes que je nomme de façon générique des « méta-lectures ». Tout comme la lecture étroite, il s’agit d’opérations instrumentées [5] qui permettent d’atteindre d’autres niveaux esthétiques de l’œuvre. La réception se trouve ainsi déconstruite selon plusieurs modalités autonomes, indépendantes et non simultanées qui, chacune, permet d’accéder à des dimensions esthétiques ou littéraires différentes de l’œuvre. La réception ne résulte donc pas simplement d’une transmission, elle nécessite une reconstruction mentale qui assemble les diverses pièces du puzzle résultant de ces modalités diverses.

*

L’installation et la performance, tout comme la lecture numérique, sont des dispositifs qui contraignent la réception et en limitent l’accès à la seule lecture étroite. Dans le cadre de l’esthétique de la frustration et de la lecture étroite, l’œuvre constitue un « piège à lecteur ». Ce concept, que j’ai forgé dès le début de mon basculement dans l’écriture numérique programmée, indique que l’œuvre met en échec la conception de l’œuvre comme spectacle, fût-il interactif. L’objectif du piège à lecteur n’est pas de vous dire au sein de l’œuvre que vous êtes piégé mais de vous le faire expérimenter. On le dit ailleurs, dans un discours second comme cet article.

Notes

[1] Voir le document vidéo sur le festival OLE 01 réalisé par la Rai en 2014. L’installation joue de la musique pour mon poème est présentée entre les dates 3:41 et 4:17. On y voit clairement le fonctionnement de l’interface.

[2] Une unité sémiotique temporelle (MIM) est une structure temporelle iconique d’un mouvement naturel. Voir à ce sujet Xavier Hautbois & Nicolas Donin (dir.), musimediane , n° 5 : « Les Unités Sémiotiques Temporelles : enjeux pour l’analyse et la recherche », mars 2010, revue en ligne  (consulté le 20 mai 2018).

[3] V. par exemple Philippe Bootz, « signs and apparatus in digital poetry: the example of Jean-Marie Dutey’s Le mange-texte », LLC/Literary and Linguistic Computing, volume 27, issue 3, septembre 2012, p. 273-292 ; ou (2007), Les Basiques : La littérature numérique, Leonardo Olats (collection les basiques) [en ligne] (consulté le 10/02/2010) ; ou encore « vers de nouvelles formes en poésie numérique programmée ? », Rilune, n°5 : « littératures numériques en Europe, état de l’art », juillet 2006 [en ligne] (consulté le 15 février 2014).

[4] Voir par exemple Philippe Bootz et Marcel Frémiot, «  Passage, poème numérique, éléments d’esthétique et d’analyse », Les Cahiers du MIM, n° 3, octobre 2009 [en ligne] (consulté le 10/02/2010).

[5] Le fait que la modalité soit instrumentée ne signifie pas qu’elle utilise une machine de lecture. Une machine de lecture fonctionnerait de la même façon pour toutes les œuvres alors qu’aujourd’hui les procédures et instruments mis en œuvre dans les méta-lectures s’adaptent aux œuvres ainsi lues.

Auteur

Philippe Bootz est auteur de poésie programmée depuis la fin des années 70, et enseignant-chercheur à Paris 8. Éditeur de la revue de littérature animée et interactive alire, impliqué dans divers collectifs de poésie numérique, il s’intéresse aux altérations des opérations de lecture et d’écriture opérées par ces formes nouvelles. Se démarquant de la génération de textes et des créations hypertextuelles, Philippe Bootz a proposé dès la fin des années 80 des œuvres de poésie animée. Ses créations, qui interrogent le rapport entre l’écriture informatique, son exécution machinique et sa manifestation sur l’écran de l’ordinateur, sont liées à une « esthétique de la frustration » qui déroute le lecteur, tels les « Petits poèmes à lecture inconfortable » (« Petite brosse à dépoussiérer la fiction », 2005, ici ; « L’e rabot poëte », 2005, ici ; « Les amis sur le seuil », 2011, ).

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