Centre d’écoute de Michel Butor et René Koering : une écoute planétaire
Dans cette œuvre radiophonique, Michel Butor et René Koering multiplient les évocations de lieux, tout autour de la planète. S’inscrivant dans une perspective écopoétique, l’article étudie comment ils utilisent les moyens de la radio et de la musique pour faire de la littérature un art de l’espace, pour réinventer les liens entre le lieu et le langage. Il examine d’abord comment le texte cite toutes sortes d’œuvres reflétant la façon dont la littérature et la radio ont tenté de rendre compte des lieux. Il montre ensuite que l’usage de bruits et le traitement musical de la langue par des moyens électro-acoustiques ou par le chant permet d’installer la langue dans l’espace.
In this radio work, Michel Butor and René Koering multiply the evocations of places, all around the planet. From an ecopoetic perspective, the article examines how they use the means of radio and music to make literature an art of space, to reinvent the links between place and language. It first examines how the text cites a range of works that reflect the ways in which literature and radio have attempted to account for place. It then shows how the use of noise and the musical treatment of language through electro-acoustic means or singing allows language to be installed in space.
Texte intégral
Centre d’écoute a été diffusé pour la première fois dimanche 9 juillet 1972 simultanément dans l’Atelier de création radiophonique de France Culture (numéro « Écho ‒ Écoutes ») et sur le troisième programme de la RTB, puis rediffusé dans l’Atelier de création radiophonique du 2 janvier 1973 (numéro « Réseau 5 modulations »), à la suite d’œuvres radiophoniques de Claude Ollier et d’Edgardo Cantón. C’est une co-création de Michel Butor, qui se charge du texte, et de René Koering, qui compose la musique. Cependant, cette dichotomie ne reflète pas la profondeur de leur collaboration, puisque Butor, toujours curieux des potentialités artistiques offertes par les compagnonnages avec d’autres artistes, utilise le média radiophonique et la musique de Koering pour inventer une forme poétique et musicale utilisant, dit-il, « le fait radiophonique […] dans toute sa profondeur [1] ».
La manière de faire a schématiquement été la suivante : Koering a d’abord fait entendre à l’écrivain l’ensemble des matériaux sonores, déjà largement travaillés, qu’il avait décidé d’utiliser ; Butor a ensuite produit un texte composé de quinze « cartes postales [2] », dont le compositeur a suivi l’articulation pour structurer son œuvre musicale.
Dans une perspective écopoétique, je montrerai ici que l’écrivain utilise les moyens du média radiophonique pour faire de la littérature un art de l’espace, pour réinventer les liens entre le « lieu » et le langage. Il s’agira d’abord de voir comment, par le jeu des citations notamment, Centre d’écoute devient une somme des relations qu’entretiennent littérature et musique avec le « lieu ». Puis d’étudier comment le média radiophonique démultiplie les potentialités de la langue et de la musique pour offrir de nouvelles possibilités d’écriture.
1. Dire et jouer le lieu
Le média radiophonique apparaît d’abord à Michel Butor comme un outil technique permettant de communiquer immédiatement avec les quatre coins du globe. Il déclare ainsi : « L’important était de réussir à passer d’un lieu à l’autre dans le texte aussi aisément que l’on peut le faire dans une station d’écoute en changeant un simple réglage [3]. » Pour parvenir à cette fluidité spatiale, l’écrivain utilise plusieurs procédés dans la construction même de son texte.
1.1 Récits de voyage
D’abord, comme souvent, il invite d’autres écrivains par l’usage des citations. Il choisit ceux qu’il appelle « d’illustres descripteurs, Marco Polo, Nerval, Chateaubriand et d’autres [4] », parce que ceux-ci sont capables de « donner voix à des régions très distantes les unes des autres [5] ». Si l’on regarde le détail des textes cités, on se rend compte que Michel Butor déploie une large palette de relations entre littérature et voyage [6].
Dans la première carte postale, Butor choisit des textes qui invitent au voyage : il s’agit plutôt de rêver d’ailleurs que de décrire des pays lointains. Un premier extrait du Roi-Lune d’Apollinaire décrit un voyage dans un registre merveilleux. Puis vient une lettre de Descartes à Jean-Louis G. dit Balzac, dans laquelle le philosophe invite son correspondant à le rejoindre à Amsterdam, ville ouverte sur le monde par son port, plutôt que d’aller à la campagne. Ce texte en amène un autre, notamment par l’intermédiaire du mot « vaisseaux » : c’est l’invitation au voyage de Baudelaire. Le voyage n’y est que suggéré, contemplé depuis un « ici » langoureux ou confortable. Au contraire, un peu plus loin, Butor nous offre des extraits de récits de voyage qui mettent en avant le dépaysement. On trouve ainsi un extrait du Voyage en Orient de Gérard de Nerval :
L’aurore, en Égypte, n’a pas ces belles teintes vermeilles qu’on admire dans les Cyclades ou sur les côtes de Candie ; le soleil éclate tout à coup au bord du ciel, précédé seulement d’une vague lueur blanche ; quelquefois il semble avoir peine à soulever les longs plis d’un linceul grisâtre, et nous apparaît pâle et privé de rayons, comme l’Osiris souterrain ; son empreinte décolorée attriste encore le ciel aride, qui ressemble alors, à s’y méprendre, au ciel couvert de notre Europe, mais qui, loin d’amener la pluie, absorbe toute humidité. Cette poudre épaisse qui charge l’horizon ne se découpe jamais en frais nuages comme nos brouillards : à peine le soleil, au plus haut point de sa force, parvient-il à percer l’atmosphère cendreuse sous la forme d’un disque rouge, qu’on croirait sorti des forges libyques du dieu Phtha.
Cet extrait, comme les autres qu’on trouve dans Centre d’écoute, fait entendre la fascination du voyageur ; si la description porte bien sur le pays étranger, on perçoit aussi le regard occidental étonné et ébloui, notamment dans l’évocation du « ciel couvert de notre Europe » ou « nos brouillards », qui fait du « ici » de l’Occident le point de référence. Par ailleurs, l’évocation d’Osiris, du dieu Phtha et des forges libyques soulignent la fascination de Nerval pour la culture égyptienne : on y sent l’orientalisme en vogue chez les écrivains du XIXe siècle, et chez Nerval en particulier [7]. On entend ensuit un extrait des Enfants du Capitaine Grant de Jules Verne, dans lequel est décrite l’Australie comme une « contrée bizarre, illogique, s’il en fût jamais, terre paradoxale et formée contre-nature » : la projection du regard occidental, qui prend pour référent ce qu’il connaît, est ici à son comble.
On perçoit ensuite des extraits de documentaires radiophoniques, décrivant divers lieux, notamment des villes lointaines ; on comprend ainsi comment le désir d’ailleurs et les fantasmes occidentaux accompagnent le propos, y compris dans ces documentaires.
Dans les dernières « cartes postales », sont cités des textes dans lesquels le narrateur européen se fait plus discret, laissant toute la place à l’enregistrement des sons et des voix étrangères. On trouve ainsi un extrait de Mobile, œuvre de 1962 dans laquelle Butor met en représentation les États-Unis. L’extrait fait entendre un dialogue de rue dans lequel s’invitent des extraits publicitaires, dont on peut penser qu’ils peuplent l’inconscient des personnages – si on peut encore les appeler ainsi. Bien qu’écrit en français, l’extrait semble donc offrir la pensée de deux américain·es :
Mademoiselle !
Fumez…
Ce n’est pas à vous ?
Buvez…
Oh, merci…
Mangez…
Vous vous sentez mal ?
Rentrer,
Rentrez,
Dormez,
Dormir,
Avez-vous pensé à acheter vos kleenex ?
Si vous pensez que toutes les soupes concentrées…
Avez-vous pensé…
Si vous pensez…
Uiie,
uuiiie,
vez-vous pensé,
vous pensé,
olez,
umez,
cacola,
cicola,
clic,
clac,
qu’est-ce que c’est ?
ce n’est rien,
vraiment rien,
rien,
uvez,
angez,
mal ?
merci,
c’est là,
bonsoir,
je t’aime,
entrez,
ormez,
ormir,
respirer,
respirez,
spirez,
pirez,
irez,
les bruits de la nuit [8].
Il s’agit d’un échange entre un homme noir et une femme blanche. L’homme interpelle la femme, qui a peur d’être agressée et est traversée par des pensées racistes. L’homme finit par lui dire qu’il a ramassé quelque chose qu’elle avait laissé tomber. S’ensuivent des déclarations d’amour dont on ne sait qui les dit. Le dialogue reflète le racisme et l’ambivalence du rapport des Américains blancs aux Américains noirs, largement soulignés par Mobile. S’y entremêlent des extraits publicitaires suggérant la prégnance de la publicité, et plus largement de la consommation de masse dans la culture américaine. Il s’agit de donner à sentir ce que Butor appelle « le génie du lieu », lié ici à un certain type de mentalité et de hantises. Remarquons au passage – j’y reviendrai – la façon dont le dialogue se mêle aux bruits de pluie et au son d’un saxophone, chaque strate sonore prenant par instant le dessus.
Du désir d’ailleurs à la description lyrique d’un territoire largement fantasmé, à l’écriture des mentalités, les citations littéraires explorent donc les différents rapports entretenus par la littérature et les lieux.
1.2. Communiquer à travers le monde
Le texte de Centre d’écoute est aussi composé de trois séries. La première, issue du poème en prose de Butor « Je hais Paris », se construit sur le modèle « allô Paris » + adjectifs nominalisés au féminin, avec certaines variations. Ce sont parfois d’autres villes qui viennent remplacer la capitale française, et « Paris » est parfois sous-entendu. Voici certains extraits de cette série de formules :
- « allô Paris la cligneuse »
- « allô Paris la vantée, Paris la chantée »
- « allô Paris gueuse la charmeuse, la menteuse la hargneuse la baveuse bavasseuse »
- « allô Paris paresse, purin purée, carie caresse, caveau curée, vous qui n’êtes pas de Berlin, venez à Berlin, car Berlin vaut bien le voyage et vous pourrez y voir les gens qui viennent à Berlin […] allô, ici Stockholm, »
- « allô la voleuse venimeuse, la cagneuse caqueteuse, la véreuse vaniteuse »
- « allô des cliques des claques, du fric des flaques, des briques qui craquent, des ploucs qui plaquent, la trique la traque, allô ; ici Dakar […], allô, ici Moscou »
- « allô Paris chérie, crassie rancie, marrie tarrie, Paris pourrie, allô, ici Caracas »
- « allô Paris mangeaille, mitron mitraille, rupins ripailles, frichti flicaille, allô, ici Hang-Tchéou, […], allô Paris Beaux-Arts, chicards roublards, gueulards tocards, cafards vantards, allô ici Lagos »
- « allô Paris palace, velours vinasse, mamours mélasse, virus vivaces, allô ici Oulan-Bator »
- « allô Paris pouilleuse glaneuse, la rieuse soucieuse, malicieuse, malheureuse »
- « allô, nous voici à New-York où chantent les vaisseaux sur l’Hudson, allô Paris la nuit, la rue la glu, Paris la pluie, la suie le pus »
- « allô la brumeuse ténébreuse, la rêveuse merveilleuse, la dormeuse matineuse »
- « allô Paris l’usée, Paris rusée »
- « allô Paris la mélancolieuse ».
Cette série permet à la fois d’ancrer l’auditeur à Paris, le nom de la ville revenant comme un refrain, et d’ouvrir Paris à toutes sortes de régions du monde : c’est bien la fonction des stations d’écoute « en changeant un simple réglage », comme le dit Michel Butor dans sa présentation. La série des « allô » introduit dans le texte cette fluidité des parcours dans le monde.
À cela s’ajoute – deuxième série – des « avez-vous rencontré » + nom de la compagne ou de l’une des filles de Butor, qui amènent de l’intime dans le texte : comme le retour du nom de la ville de Paris, ces prénoms donnent un foyer à l’auditeur. Le mot est de l’écrivain, qui présente ainsi la récurrence des mentions à Paris : « avec une référence régulière à Paris, un refrain, pour leur donner un foyer [9] ». Ces voyages de par le monde ne sont pas un éclatement ou une dispersion, mais plutôt une ouverture : depuis son foyer, vers les quatre coins du monde, ce qui peut s’entendre comme une autre métaphore de l’écoute radiophonique, ou de la lecture.
Une troisième série intègre des personnages issus de la culture mondiale : on trouve ainsi : « avez-vous des nouvelles de l’inventeur de la géométrie analytique et de l’amant de Jeanne ? » (allusion à René Descartes et à son épouse Jeanne Morin, juste après une allusion à Stockholm où le philosophe a séjourné auprès de la reine Christine) ; « avez-vous des nouvelles du marchand de Venise ? » (titre d’une comédie de Shakespeare) ; « avez-vous des nouvelles du Prince d’Aquitaine ? » (allusion au poème « El Desdichado » de Nerval) ; « avez-vous des nouvelles des enfants du capitaine Grant ? » (titre d’un roman de Jules Vernes).
Ces trois séries présentent diverses modalités de circulation des discours par-delà les frontières et les mers, des plus publiques aux plus intimes. Le texte inscrit ainsi les potentialités qu’offre la radio dans l’histoire des communications mondiales.
1.3. Musiques folkloriques et bruits enregistrés
René Koering a composé la musique à partir de matériaux musicaux divers, qu’il décrit ainsi :
– des ondes courtes captées sur des gammes courtes, essentiellement la nuit et allant de messages personnels à des émissions musicales en passant par des messages codés militaires ou commerciaux, provenant des quatre coins du monde et de l’espace ;
– des fragments préexistants de musique instrumentale, provenant de partitions antérieures : « Images du couloir », pour violon et orchestre, Pièce pour clarinette et deux pianos, jouée par Michel Portal et Katia et Marielle Labèque (qui jouent la transcription du Mahler final) ;
– une voix chantée, très spéciale, utilisant essentiellement les possibilités insoupçonnées du gosier et de la respiration, réalisée par l’incroyable Tamia ;
– le texte de Butor, dit par lui-même et par la comédienne Thalie Fruges [10].
Le premier type de matériau m’intéresse tout particulièrement. D’abord, il montre que Centre d’écoute, dans sa composition musicale, est aussi une réflexion et un hommage à l’art radiophonique : le matériau principal provient d’émissions radiophoniques, retravaillées pour s’inscrire dans la composition de René Koering. De plus, dans le choix des éléments, le compositeur balaie le spectre des échanges radiophoniques, du message intime au message commercial, militaire ou musical : cette œuvre radiophonique se veut ainsi, par le jeu des citations, une œuvre-somme, résumant les potentialités de la radio.
Ces extraits radiophoniques impliquent la présence de citations musicales ou textuelles, dans toutes sortes de langue. Ces citations musicales s’articulent avec le texte pour évoquer des lieux. Certains types de musiques font en effet penser à des villes ou à des nationalités : ainsi, à 22h48, on entend du jazz, et à 22h51, le texte évoque Chicago. Les enregistrements de bruit permettent d’entendre, littéralement, les endroits dont il est question dans le texte : la douzième carte postale, qui comporte un extrait de Mobile de Michel Butor, intègre les enregistrements de bruits réalisés par l’auteur durant son voyage aux États-Unis. La présence de messages codés militaires ou commerciaux, parfois fortement déformés, est aussi à rapprocher des fragments de discours publicitaires contenus dans Mobile : on peut estimer que ces messages nous donnent à entendre une partie de la mentalité d’un pays.
Si les citations recensent et illustrent le passé, radiophonique ou musical, la voix de la chanteuse Tamia inscrit la musique de René Koering dans les avant-gardes musicales : la chanteuse ouvre ainsi les lieux cités à une exploration inédite. Plus largement, le traitement électro-acoustique des voix invite à un dépassement du connu, ce que le texte de Michel Butor relaie lui aussi, puisque le dernier voyage évoqué par l’auteur est celui du mourant : « allô je suis enfermée, je suis immobilisée dans mon lit, le bombardement continue, je suis murée, je respire encore, pour longtemps », entend-t-on. Lorsque la comédienne récite ce texte, sa voix est modifiée : « Un autre procédé utilisé a été celui, dans les graves moments d’anxiété de la fille, de transcrire le texte en récurrence, de l’enregistrer ainsi et de le mixer dans le sens normal : le résultat est une émission difficile et pleine de heurts [11]. » Ces procédés électro-acoustiques ont bien sûr une fonction expressive, soulignant l’anxiété et l’agonie du personnage : ils produisent aussi une voix post-humaine, modifiée par la machine. Le texte se termine sur l’apaisement subi de la jeune fille à la découverte de son « immortalité spatiale », le voyage se faisant planétaire et s’offrant l’espace. On entend à ce moment-là la fin du Chant de la Terre (Das Lied von Erde) de Gustav Malher transcrit pour piano, choisi par le compositeur parce qu’il raconte lui aussi un apaisement face à la mort et se conclut sur la double répétition de « ewig » (« éternellement »), quand Butor répète, lui, « longtemps, longtemps » : musique et texte se rejoignent pour ouvrir le voyage sur l’inconnu de l’espace et de la mort.
2. Un texte écrit pour l’oreille : langage et musique
Le fait que le matériau musical lui-même intègre du langage, mais dans des langues a priori non maîtrisées par l’auditeur francophone, brouille les limites entre musique et langage. On est ainsi invité à écouter les mots uniquement pour leurs caractéristiques sonores, ce qui est la vertu principale de l’écoute radiophonique, d’après Michel Butor :
Lorsque j’écris pour l’oreille, spécialement pour l’oreille, je traite évidemment les mots comme des phénomènes auditifs, c’est-à-dire que si on veut j’écris dans la musique avec les mots, mais d’une manière tout à fait différente de la façon dont on pouvait entendre de telles expressions à l’époque symboliste. La radio a cet avantage considérable qu’elle nous rend aveugle à volonté. Lorsque j’écoute quelque chose à la radio (c’est la même chose avec un magnétophone ou un disque), il y a une séparation complète entre ce que j’entends et ce que je vois, ce qui n’existe pas par exemple lorsque je parle avec quelqu’un dont je vois les attitudes, les gestes. Dans le travail pour la radio, le mot manifeste complètement ses qualités d’événement sonore.
Un premier point donc : les textes en question sont des textes faits pour l’oreille et donc qui se prêtent d’eux-mêmes à la musique [12].
Nous privant du mot écrit comme de la vision du référent, la radio concentre notre attention sur les sonorités des mots. Le choix de l’écrivain se fait donc en fonction de celles-ci. Cependant, Butor prend soin de différencier sa pratique de l’écriture radiophonique des tentatives symbolistes pour faire de la musique avec les mots : il pense sans doute ici au célèbre « Art poétique » de Verlaine (« De la musique avant toute chose, // Et pour cela préfère l’impair »…). Les sonorités travaillées par lui ne concernent pas le nombre de syllabes ou la prosodie en général. Il ne s’agit pas non plus exactement de rimes. Les mots se font matière sonore, de façon à s’intégrer à l’ensemble musical qu’est l’émission radiophonique. La musique n’est pas le modèle selon lequel s’écrit la poésie ; c’est dans leurs caractéristiques sonores intrinsèques que les mots puisent leur accointance naturelle avec la musique.
2.1. Musique bruitiste
D’abord, les mots deviennent des bruits, au sens où pouvaient l’entendre les praticiens de la musique bruitiste. C’est surtout le cas dans les interventions de la chanteuse Tamia. Les sons émis par sa voix se fondent dans la musique électro-acoustique, jouant sur des timbres peu usités : la voix, comme les sons électro-acoustiques, explorent les potentialités des bruits et transcendent largement les sons traditionnellement associés à la musique.
D’après l’écrivain, les cartes postales possèdent des « timbres » différents, pour s’accorder à la musique :
[…] le texte de Centre d’écoute fait se succéder des couleurs ou des timbres de textes différents, c’est-à-dire que l’articulation n’est pas une articulation grammaticale normale, c’est une articulation qu’on pourrait appeler hyper-grammaticale entre des timbres de phrases, entre des timbres de textes différents [13].
Le mot « timbre » décrit la qualité sonore spécifique à chaque instrument ou à chaque voix humaine. Considérer que la qualité sonore du mot est un timbre ne va pas de soi : c’est assimiler le mot à une matière sonore. À l’écoute de l’œuvre , on peut penser que ce timbre est constitué de plusieurs paramètres :
– les sonorités choisies, notamment dans les adjectifs nominalisés appliqués à Paris : certaines cartes postales privilégient les assonances et les mots de deux syllabes, produisant une impression de douceur voire de lenteur (« allô Paris gueuse la charmeuse, la menteuse la hargneuse la baveuse bavasseuse »), tandis que d’autres multiplient les allitérations et les mots monosyllabiques, créant un timbre plus brutal (« allô des cliques des claques, du fric des flaques, des briques qui craquent, les ploucs qui plaquent, la trique la traque ») ;
– les référents évoqués : si on reprend les deux exemples ci-dessous, la douceur du timbre du premier vient aussi du fait que Paris y est personnifiée en femme ; au contraire le deuxième exemple renvoie à un univers crapuleux et sordide ;
– les intonations de la comédienne et la modification des voix par des moyens électro-acoustiques, qui s’accordent avec la dimension psychologique de son message.
On comprend ainsi que le « timbre » du mot, s’il est d’abord défini par les caractéristiques purement sonores du mot, englobe aussi le référent auquel il renvoie. René Koering insiste d’ailleurs, dans sa participation au colloque de Cerisy, sur les qualités « expressionnistes » du texte butorien et de sa musique : la citation de Mahler à la fin permet, selon lui, d’assumer cette part d’expressivité affective comprise par le texte et la musique, loin des idées reçues sur l’écriture du Nouveau Roman ou de la musique contemporaine atonale. Cette expressivité révélée du langage est aussi un moyen de rendre les mots capables de traduire l’atmosphère d’un endroit, de dépeindre un lieu : les exemples ci-dessus décrivent par exemple une Paris ville de l’amour, puis une Paris mafieuse et crapuleuse.
2.2. Musique électro-acoustique : spatialiser les voix
Centre d’écoute fait du langage un élément musical qui peut être traité de la même manière que les autres matériaux sonores utilisés par le compositeur, par un jeu sur les canaux et les volumes donnant l’impression que la voix vient de droite ou de gauche, de près ou de loin, ou par des modulations de hauteurs et de débits. Ce travail se concentre principalement dans la douzième carte postale. Voici comment René Koering la décrit :
Une petite note en début de texte indique la volonté de l’auteur selon laquelle ce dialogue doit être lu par une seule voix. J’ai donc pris le plaisir de travailler cette voix (celle de Butor), ce monologue, et les caprices imaginés de la retransmission et de la réception aidant, d’en faire une sorte de ballet ironique sur le timbre de la voix, en appliquant à l’enregistrement un son de violoncelle et surtout une série de masques à l’aide d’un tempophone (machine permettant d’accélérer le débit sans en changer la hauteur, et l’inverse). Un autre procédé utilisé a été celui, dans les graves moments d’anxiété de la fille, de transcrire le texte en récurrence, de l’enregistrer ainsi et de le mixer dans le sens normal : le résultat est une émission difficile et pleine de heurts [14].
Le choix de Butor de faire lire le dialogue par une seule voix est une invitation, bien comprise par le compositeur, à faire entendre une pluralité de timbres dans cette même voix par des moyens électro-acoustiques. M’intéresse ici la façon dont René Koering traite le langage comme un élément sonore lui aussi, lui appliquant les mêmes méthodes de modification. Cependant, il conserve toujours au langage ses capacités signifiantes et affectives : son travail vise à faire entendre le dialogue, et même à le démultiplier pour l’installer dans l’espace, donnant l’impression que différents interlocuteurs, situés à différents endroits du monde, communiquent. Reprenons l’extrait déjà entendu dans lequel Michel Butor fait entendre le texte de Mobile. On entend d’abord une voix d’homme (Mademoiselle ! Ce n’est pas à vous ? Vous vous sentez mal ?») à laquelle répond une voix de femme (« Oh, merci… »). Une autre voix récite les impératifs, d’abord très doucement (« Fumez ») puis à égalité avec les voix des personnages (« Buvez ») puis couvrant les mots des personnages (« Mangez »), donnant l’impression que la publicité vient écraser la voix de l’homme et la rendre imperceptible. Cette troisième voix, celle de la publicité, s’affirme tant et plus et se fait mécanique, heurtée, révélant la façon dont elle réifie les échanges humains. La fin de l’extrait, qui ne contient plus de mots existants, mais seulement des fragments ou des onomatopées (Uiie, umez, clic), témoigne de ce processus de réification qui transforme l’homme en machine et vide le langage de son sens.
De même, les modifications du texte de la comédienne soulignent l’anxiété dont le texte témoigne et donne l’impression que ses mots nous parviennent avec difficulté, ce qui rend sa situation inquiétante. La voix est d’abord lyrique, fluide, puis se fait hachée sur « je respire moins haut », suggérant une asphyxie.
Une autre preuve que les moyens électro-acoustiques sont ici mis au service de l’expressivité du langage est que Michel Butor a dirigé ces opérations : « Tous ces éléments ont été traités, manipulés et réalisés par les soins de Bernard Lerouoc et ses assistants Michel LaCaille et Alain Médélec sous la direction de l’auteur [15]. » Ainsi le langage devient un élément concret, capable de remplir l’espace et de témoigner de l’éloignement ou du rapprochement des émetteurs.
2.3. Hybridité musicale et textuelle
Au bout du compte, ce travail musical de la langue rejoint la modification de la musique en fonction du texte : le texte et la musique se confondent dans le sens où ils construisent une structure commune. L’ordre de composition, qui fait alterner le travail du musicien et celui de l’écrivain, est à ce titre révélateur.
Butor revient, dans la discussion qui suit l’intervention de René Koering au colloque de Cerisy, sur ce que signifie pour lui le fait d’écrire en fonction d’une musique déjà partiellement établie, à propos du dialogue issu de Mobile inséré dans Centre d’écoute :
Est lu par une voix et passe dans une phrase ce qui habituellement est lu par deux voix ou passe dans deux phrases ou plusieurs phrases, ce qui trouve son application dans ce dialogue lu par une seule voix. Le traitement musical, le placement dans l’espace sonore va permettre de restituer à ce monologue toutes ses possibilités de dialogue et même de les amplifier, c’est-à-dire que le traitement électro-acoustique, le placement musical fait sortir du texte un dialogue, des potentialités qui n’apparaissent pas autrement ; ces potentialités sortent du fait que les différentes transformations de la matière sonore vont mettre en évidence des aspects très ténus de la matière verbale [16].
Les moyens électro-acoustiques nous rendent évidemment sensibles aux débits et aux hauteurs des paroles, puisqu’ils les font varier. La musique révèle aussi des paramètres sonores du mots souvent oubliés : on peut notamment penser à la sonorité du souffle, plus ou moins ample, ou à la qualité de l’articulation, laquelle peut être soulignée par l’articulation musicale. De même, Koering conclut son intervention au colloque de Cerisy par des considérations sur l’enfermement de la musique contemporaine et sur l’ouverture que peut apporter la collaboration butorienne :
Pour moi la possibilité nouvelle de construire une forme en dehors des obligations du texte soumis. La musique tendant depuis quelques temps à réduire sensiblement (malgré toutes les fallacieuses impressions d’élargissement) son ambitus potentiel, et par là risquant dans un proche avenir, d’être acculée à une minimisation du faisceau des possibles, j’ai la conviction que l’élargissement des tendances expressionnistes rendra au paramètre « hauteur », par exemple, réduit aujourd’hui à l’état d’assaisonnement quasi superflu, un rôle et un impact singulièrement régénérateur. C’est aussi cet aspect, transposé dans l’œuvre de Butor, qui me fait découvrir chaque fois les éléments du plaisir de notre collaboration [17].
Pour le compositeur, le texte de Butor rend à la musique ses capacités expressives ; peut-être faut-il entendre par là ses capacités descriptives, Butor étant convaincu que la musique est capable de décrire le monde [18], et de faire imaginer des lieux, ce qui se ressent tout particulièrement dans Centre d’écoute. Koering prend pour exemple de paramètre musical revalorisé par le langage celui de la hauteur, ce qui est apparemment surprenant puisque la hauteur, si elle est marquée par la notation musicale, ne l’est pas par l’écriture. Cependant, les modifications des voix que nous pouvons entendre dans l’œuvre rendent effectivement primordiale les questions de hauteur : parce que les modifications électro-acoustiques amènent la voix dans des ambitus qui ne lui sont pas naturellement accessibles, la hauteur devient très sensible à l’auditeur.
*
Le média radiophonique est, dans Centre d’écoute, l’occasion et le moyen d’un travail sur les potentialités de la musique et du langage à partir d’une question centrale, celle de l’expression du lieu et de l’espace. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que les œuvres radiophoniques sont pour l’écrivain l’occasion d’une réflexion sur le voyage : Mobile, cité dans Centre d’écoute, se veut une « étude pour une représentation des États-Unis » et s’ouvre, dans sa version écrite, sur une carte des États-Unis ; Réseau aérien raconte les parcours des avions autour du globe ; Description de San Marco fait entendre les différentes langues des touristes visitant Venise, faisant de cette ville une sorte de nouvelle Babel. S’il y a une particularité de Centre d’écoute, elle vient de la collaboration musicale qui permet de travailler, dans la matière sonore même du mot, sa capacité à se déployer dans l’espace.
Notes
[1] Michel Butor, texte de présentation de 1972, cité par René Koering, « Une information : être musicien et collaborer avec Butor », in Butor. Colloque de Cerisy, George Raillard (dir.), Paris, Union générale d’éditions, 1974, p. 299-315, p. 299.
[2] Expression de René Koering, ibid.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] V. le dossier de la revue en ligne Trans– Revue de littérature générale et comparée, n°26, mars 2021, Chloé Chaudet, Muriel Détrie, Claudine Le Blanc, Sarga Moussa (dir.) : « Hors frontières. Écritures du déplacement dans une perspective mondiale [Beyond Borders : Displacement Writing from a Global Perspective] ».
[7] V. Revue Nerval, n°4, 2020, Sarga Moussa (dir.) : « Résonances. Autour de l’Orient nervalien ».
[8] Michel Butor Mobile [1962], in Œuvres complètes de Michel Butor, Paris, La Différence, vol. 5, Le Génie du lieu 1, 2007, p. 408-409.
[9] Michel Butor, texte de présentation de 1972, cité par René Koering in Butor, op.cit., p. 299.
[10] René Koering, « Une information : être musicien et collaborer avec Butor », ibid., p. 300.
[11] Ibid., p. 304.
[12] Discussion à la suite de la communication de René Koering, ibid., p. 312-313.
[13] Ibid., p. 314.
[14] Ibid., p. 304.
[15] Ibid., p. 300.
[16] Michel Butor, discussion à la suite de la communication de René Koering, ibid., p. 315.
[17] Id., p. 305.
[18] Michel Butor, « La musique, art réaliste » [1960], in Œuvres complètes de Michel Butor, Paris, La Différence, vol. 2, Répertoire 1, 2006, p. 387-398.
Auteur
Marion Coste est PRAG à l’IUT de Neuville-sur-Oise. Elle a fait une thèse sur les rapports entre littérature et musique dans l’œuvre de Michel Butor, sous la direction de Mireille Calle-Gruber ; thèse partiellement publiée en 2017 aux Presses Sorbonne nouvelle sous le titre Une leçon de musique donnée aux mots. Les collaborations de Michel Butor avec Ludwig van Beethoven et Henri Pousseur. Ses recherches concernent les rapports entre musique et littérature aux XXe et XXIe siècles dans les littératures françaises et francophones.
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