Entretiens d’Audiberti et d’Adamov avec Georges Charbonnier


Les Entretiens de Georges Charbonnier avec Audiberti (1963) et Adamov (1964) témoignent, de la part de Georges Charbonnier, d’une connaissance magistrale de leurs deux œuvres et plus largement des spécificités de l’écriture dramatique et de l’écriture romanesque, comme le prouvent la précision et la pertinence des questions posées, ce qui laisse à penser qu’ils ont été minutieusement préparés. Charbonnier s’affirme comme le maître d’œuvre qui oriente les discussions dans la voie qu’il a préalablement conçue, même s’il est lui-même soumis à des questions auxquelles il répond sans pour autant dévier de sa route. Le but qu’il poursuit est de faire accoucher les deux écrivains d’une poétique, si bien que ces entretiens, loin d’être anecdotiques, constituent des textes théoriques majeurs.

The Entretiens of Georges Charbonnier with Audiberti (1963) and Adamov (1964) testify to Charbonnier’s supreme knowledge of their respective œuvres and, in particular, of the specificities of their dramatic and novelistic practice. This is evident from the precision and the pertinence of the, obviously well-researched, questions asked in the interviews. Charbonnier positions himself as the great instigator who steers the discussions in the direction he has envisaged and who manages to answer the questions posed to him without swerving from his path. His aim is to deliver the two writers of their poetics which makes the interviews, far from merely anecdotic texts, into important theoretical texts.


Texte intégral

Georges Charbonnier (1921-1990), qui fut à la fois enseignant à l’université Paris-Sorbonne, critique d’art et producteur délégué à France Culture, s’est régulièrement entretenu avec des écrivains comme Nathalie Sarraute, Audiberti, Ionesco, Queneau, Butor, Borgès, Richard Wright, etc., des artistes, compositeurs comme Edgar Varèse, peintres comme Georges Braque, Jacques Villon, Jean Bazaine, Miro, Prassinos, Picabia, Soulages, Giacometti, Chagall, Tal Coat, Salvador Dali, Viera da Silva, Rouault, Dunoyer de Segonzac, Buffet, Fernand Léger, Marcel Duchamp, etc., des philosophes comme Merleau-Ponty ou Lévi-Strauss, etc. Ses entretiens avec Jacques Audiberti et Arthur Adamov – entretiens avec deux écrivains dont l’œuvre est quasi achevée – que je vais analyser ici témoignent d’une connaissance magistrale de leurs deux œuvres et plus largement des spécificités de l’écriture dramatique et de l’écriture romanesque, comme le prouvent la précision et la pertinence des questions posées aux deux écrivains, ce qui laisse à penser qu’ils ont été minutieusement préparés, comme le montre également le plan qui se dégage de l’ensemble de ces questions, très certainement pour la plupart prévues dans leur déroulement avant le début des entretiens. Charbonnier s’affirme comme le maître d’œuvre qui oriente les discussions dans la voie qu’il a préalablement conçue, même s’il est lui-même soumis par les deux écrivains à des questions auxquelles il répond sans pour autant dévier de sa route. Tandis qu’Audiberti, surtout connu pour son théâtre, a aussi une longue pratique de l’écriture poétique et romanesque, Adamov, lui, s’il n’a œuvré que pour la scène, a tout de même touché à l’écriture romanesque puisqu’il a réécrit, à la demande de Planchon, Les Âmes mortes de Gogol [1]. C’est pour cette raison que, si dans l’entretien avec Adamov les questions sont le plus souvent centrées sur le théâtre, elles portent aussi, en ce qui concerne Audiberti, sur les problèmes du roman et de la poésie. Le but que poursuit Charbonnier est de faire accoucher les deux écrivains d’une poétique, c’est ce que je vais essayer de démontrer, si bien que ces deux entretiens, loin d’être anecdotiques, constituent des textes théoriques majeurs.

Chacun de ces entretiens, diffusés à un an d’intervalle à peine, est divisé en une série d’enregistrements d’une durée à peu près identique qui commencent tous par une question de Georges Charbonnier, question qui s’ouvre par le nom de son interlocuteur, nom repris maintes fois au cours de l’entretien afin que l’auditeur, surtout s’il n’a pas entendu le début, sache bien qui est à l’antenne.

1. Entretiens avec Audiberti

Radiodiffusés à l’automne 1963, deux ans à peine avant la mort de l’auteur, les dix Entretiens avec Jacques Audiberti sont publiés chez Gallimard en 1965 où ils sont divisés en dix chapitres dotés chacun d’un titre. Ils traitent de trois points essentiels : la définition de l’écrivain et de son rôle, l’explicitation de certains points, génétiques notamment, de l’œuvre personnelle et, ce qui en constitue la partie la plus importante, une topologie des trois grands genres.

Pour définir, à la demande de Charbonnier, l’écrivain, ce qui est le but du premier et du quatrième chapitre intitulés respectivement « L’écrivain », et « L’écrivain dans la société », Audiberti oppose celui qu’il appelle l’écrivain « en soi [2] » à « l’écriveur » et à « l’écrivant ». L’écrivain est celui qui « possède le langage [3] », qui a parti liée « d’une manière régalienne [4] » avec le langage, comme Baudelaire, « encore mieux, en tout cas tout autant [5] », Victor Hugo, ou encore Claudel, même si Audiberti confie n’avoir guère de sympathie pour l’homme. Quant aux « écriveurs », ces « rédacteurs érudits, attentifs et abondants, d’encyclopédies ou d’articles techniques » qui composent des traités, œuvres philosophiques, psychiatriques, etc., le langage n’est pour eux qu’un instrument. Audiberti cite, à titre d’exemple, le géographe Élysée Reclus [6] ou l’anthropologue Lévy Brühl [7]. Quant aux « écrivants », qui écrivent des romans, des articles, « c’est-à-dire le tout-venant journalistique, l’échotier, le dialoguiste, le scénariste, et ainsi de suite [8] », ils ne « visent pas haut [9] », ce ne sont pas des « écrivains absolus [10] ». Ils manquent du « sérieux fondamental des écrivains [11] ». Ces derniers, eux, utilisent le langage pour tenter d’aborder les rapports de l’homme « avec ce qui est au-delà ou au-dessus de l’homme, avec Dieu, avec la mort et avec l’amour [12]. ». C’est dans le sillage du rhapsode qu’Audiberti, désireux de mettre en acte la parole poétique, se situe volontairement.

En ce qui concerne donc la masse des choses que j’écrivis, si on met bout à bout romans, poèmes, et presque toutes mes pièces de théâtre, je crois en effet que c’est le mot « épopée » qui correspondrait à cela, car les termes y sont sommaires, peu nombreux, insistants [13].

De cette définition de l’écrivain découle la conception néoromantique de son rôle, abordée, à la demande de Charbonnier, dans les chapitres 4, 5 et 10, intitulés « L’écrivain dans la société », « Mages et langage », « Le zéro plein ». L’écrivain, selon Audiberti qui pourrait reprendre à son compte l’assertion célèbre de Terence « homo sum et humani nihil a me alienum puto », se doit de clamer tout ce qui est de l’homme, « […] c’est celui qui est capable de formuler par écrit la masse disons poétique qui traîne dans la tête et dans le cœur des hommes quelconques [14] ». Son regret, c’est qu’il n’est plus possible qu’il y ait des mages comme l’étaient, dans le passé, Hugo, Tolstoï ou Zola. Le mage moderne devrait pouvoir rendre compte non seulement de l’homme mais de l’univers des machines.

Est-ce qu’il est possible pour une littérature de mage, actuellement, de raconter des épopées qui ne seraient pas stendhaliennes, où l’on ne verrait pas toujours l’homme au centre de ce qui l’entoure, mais où, sur le même plan, l’homme, les objets, les machines et les engins participeraient à un chœur unanime, où l’homme ne se distingue pas de ce qui l’entoure et où ce qui entoure l’homme est rempli d’une dilution d’homme ? Je veux dire : le mage abhumaniste, le mage nouveau, celui qui rassemblerait autour de son œuvre tous les publics, doit-il être à la fois dans l’âme humaine et en même temps dans l’âme des machines [15] ?

Cet écrivain qui rêve, par la richesse de la langue, d’embrasser le monde, ne doit pas entrer dans l’arène mais se retrancher « dans sa tour d’ivoire [16] » pour se consacrer à son œuvre, loin de tout engagement, de toutes dérives fanatiques.

[…] s’il est question d’un marxiste, ou d’un catholique, ou d’un ingénieur, ou d’un occultiste, ou d’un artiste, non seulement avec attention, mais avec respect, je m’efforcerai de comprendre, et, de toute façon, j’aimerai, et j’aime chacune de ces méthodes ou de ces attitudes tendant à expliquer le monde.

Ce que je n’aime pas, et ce que je repousse de toutes mes forces […], c’est la tentation de l’une ou l’autre de ces sectes ou, comme on dit, de ces disciplines à recouvrir l’ensemble du monde à expliquer. J’aime le marxisme, j’aime le catholicisme, je l’aime d’ailleurs spécialement, j’aime les arts, j’aime l’occultisme, mais que l’une de ces tendances lève la tête et dise « c’est moi qui recouvre tout », alors je cesse de l’aimer, alors je pense aux autres [17].

Refusant tout engagement politique partisan, plein de méfiance face aux idéologies, comme bon nombre de ceux qui, liés à la NRF, gravitent autour de Jean Paulhan, il prend également position contre Brecht en 1957, ce qui lui vaut dès lors les foudres de Théâtre populaire qui, auparavant, soutenait ses pièces. C’est une telle position de neutralité au sein de l’œuvre qu’Audiberti qualifie de « zéro plein », un zéro positif par opposition à un zéro vide, à un zéro synonyme de néant, un « zéro plein », c’est-à-dire débarrassé de tout fanatisme dans un monde pacifié où les hommes, malgré des points de vue différents, sont susceptibles de s’accorder car ils ne croient pas que leur seule conviction soit la juste.

Ayant fait énoncer par Audiberti sa conception de l’écrivain, c’est par un simple mot : « Images », qui ouvre le chapitre VII que Georges Charbonnier l’amène à s’expliquer sur les mystères de la création, sur la façon dont certaines pièces se sont imposées à lui, comme Le Mal court, son chef-d’œuvre : « Je l’ai écrit en état de transe, comme si Le Mal court avait été écrit quelque part dans l’espace et que je n’eusse qu’à recopier ce qui était devant moi et au-delà de moi. J’ai dû l’écrire en deux heures [18]. »

Alors qu’Audiberti va pour dévier sur un autre sujet, Charbonnier le ramène au moment de l’écriture en lui demandant « combien d’autres pièces sont nées sur une impulsion [19] ». Audiberti s’explique alors sur l’origine de L’Ampélour, « une histoire qui met en scène Napoléon le Grand, […] l’Ampélour [20] », histoire qui lui est venue d’un souvenir d’enfance :

On me racontait des histoires qui avaient trait à notre vieille histoire de France et, entre ces histoires, il y avait la mésaventure de deux Antibois […] qui avaient été pris dans la retraite de Russie. Vous imaginez ces Antibois à la Bérésina ! C’était très dur, il faisait très froid, et l’un disait à l’autre, en langue provençale : « Aie du courage, fais-toi courage » […] Donc, l’idée de ces deux Antibois perdus dans les neiges de la Bérésina, je ne sais pas exactement comment, a abouti à me faire écrire cette histoire, L’Ampélour, qui est aussi un mot provençal, qui veut dire, en notre langue d’oc, l’Empereur. Voyez-vous ? C’est parti de la mésaventure de ces deux Antibois perdus dans les neiges bérésinesques, et de fil en aiguille, je ne sais trop comment, cela est arrivé à faire cette pièce, l’histoire de Napoléon Premier qui revient [21][…].

Comme la pensée mythique, « cette bricoleuse » qu’a si bien analysée Lévi-Strauss, celle de l’écrivain combine, de façon souvent imprévisible pour l’artiste lui-même, des matériaux hétérogènes, ce qui est le cas, comme le déclare Audiberti pour l’origine de deux de ses pièces, Quoat-Quoat et La Fourmi dans le corps.

Je me rappelle, par exemple, que, dans un cabinet dentaire, le dentiste […] me parlait d’un sien oncle qui avait été au Mexique. De ces quelques mots « oncle », « Mexique », est née la pièce qui s’appelle Quoat-Quoat, qui fut la première de mes pièces. Ce cabinet dentaire, qui se situait rue de Rivoli, était tapissé de bois, de bois lisse, de bois blond, de bois clair, et ce bois […] m’a suggéré une cabine de navire. Donc, nous avons reçu « oncle », « Mexique », ensuite le bois clair de ce cabinet de dentiste, cabinet de navire… C’est parti de là.

Plus tard […], chez des gens, j’ai vu un petit enfant, un gosse, […] assez insistant, assez important physiquement, et c’est à partir de cette vision que naquit dans mon esprit l’ébauche de la pièce qui devait s’appeler un jour La Fourmi dans le corps [22].

Charbonnier l’interroge aussi sur la genèse de ses romans, Le Maître de Milan (chapitre VIII), « un roman à clés », et Les Jardins et les fleuves (chapitre IX), œuvre dans laquelle Audiberti se peint sous les traits de l’écrivain fictif, Alain Godde ; il justifie ses interrogations ainsi : « Chaque fois que je lis un roman, il y a une chose qui m’intéresse. Je me demande à quelle tentation véritable a cédé l’écrivain [23]. » Aussi en vient-il à une question plus directe : « pourquoi avez-vous écrit Le Maître de Milan ?, à quoi Audiberti répond :

Il se pourrait qu’au second degré, par conséquent, tel le Maître de Milan, j’ai écrit ce roman pour quelqu’un à qui j’aurais, comme le Maître de Milan, essayé de raconter, par un tournant considérable, à la faveur d’un livre, une histoire qu’il me coûtait de raconter de plain-pied et de vive voix [24].

Charbonnier procède de même pour Les Jardins et les fleuves, l’interrogeant sur « la tentation de l’inceste » qui ne va pas jusqu’au bout, roman dédicacé à Molière « qui fut plus ou moins le mari d’une personne qui était plus ou moins sa fille [25] ».

C’est la question des genres qui est essentielle dans ces entretiens. Charbonnier l’aborde dès le deuxième chapitre intitulé « Roman et poésie », en questionnant Audiberti sur La Beauté de l’amour qui est un « roman en vers », comme l’indique le sous-titre, sous-titre dans lequel Carbonnier lit l’expression d’un paradoxe. Frappé par le désintérêt croissant des lecteurs face à la poésie, « art illustre et inutile », Audiberti dit l’avoir composé dans l’espoir de réintégrer la poésie « dans une série d’activités humaines normales et utiles [26] ». À la demande de Charbonnier, il date la mort de la poésie des lendemains de la dernière guerre, lorsqu’elle a abandonné la forme fixe et le sujet. « Elle devenait pur langage aberrant. Elle devenait expression vague, floue, illimitée, et d’une facilité insupportable [27]. » Elle est réapparue avec des chanteurs comme Léo Ferré ou Brassens, ces « troubadours » dont les textes sont souvent rimés. Les héritiers de Dante ou de Hugo qui voulaient raconter le monde dans la poésie, ce sont, depuis la dernière guerre, des romanciers en prose, comme Giono ou Céline, tandis que les poètes récents ne sont que des « ciseleur(s) partiel(s) des aspects de ce monde [28] ». S’il est si difficile à la poésie de survivre, si elle n’est plus en phase avec le monde, c’est que celui-ci est entré dans l’ère industrielle, c’est qu’il est bouleversé par les grands progrès techniques : « Qui donc aurait le courage ou l’idée saugrenue de chanter en alexandrins le vrombissement des hélices ou le froissement imperceptible des espaces sidéraux par les fusées présentes et par celles de demain [29] ? » La poésie n’est plus capable de chanter le monde moderne, de dire « la Chanson de Roland des protons [30] ».

 Quand vient le tour de la définition du théâtre, dès l’ouverture du sixième entretien, Georges Charbonnier pose à Audiberti directement la question : « Qu’est-ce que le théâtre ? » Pour Audiberti, il est « vraiment le propre de l’homme, […] il constitue un des traits les plus remarquables de l’état civil de l’humanité [31] ». La définition qu’il donne du plaisir du spectateur est à la fois très juste, c’est celle de la catharsis aristotélicienne, et d’une extrême banalité :

C’est assez extraordinaire que des gens viennent chaque soir, dans des salles, pour regarder d’autres gens, bâtis à leur image, exécuter d’une manière platonique les gestes de l’amour et de la violence, comme si c’était le plus grand divertissement et la plus grande source d’une certaine angoisse que de se voir soi-même, par personne interposée, en train de courir des risques faux, et d’exprimer de factices sentiments [32].

Quand Charbonnier lui demande ce qui distingue le théâtre du roman, Audiberti hésite. En effet, pas plus que Duras lorsqu’elle écrit Le Square, il ne perçoit pas, quand il compose Quoat-Quoat, les potentialités scéniques du texte que seule lui révélera la mise en scène de Catherine Toth et d’André Reybaz.

[…] quand j’écrivis Quoat-Quoat, […] je ne distinguais pas le théâtre d’un genre littéraire tel que, par exemple, le sonnet. J’écrivais un dialogue, comme j’aurais écrit une nouvelle ou comme j’aurais écrit un poème. L’idée que cela devait être joué un jour, sur une scène, ne m’a, je peux le dire en toute sincérité, jamais effleuré[33].

C’est ce qui lui a fait sans doute déclarer lors d’une interview dans Arts : « Je suis venu au théâtre par la littérature [34] ». Charbonnier insiste pour établir des traits distinctifs entre les deux genres qu’Audiberti ne parvient pas à formuler même s’il a bien conscience que le dialogue est le propre de l’écriture dramatique, que c’est l’échange de paroles hautement proférées qui confère au théâtre sa spécificité. Tandis que « le roman permet à l’écrivain de faire intervenir dans son histoire, qui est vraiment une histoire, les grands groupes impersonnels de l’univers, le temps, le temps qui passe et le temps qu’il fait, les végétaux, les animaux, les pierres, le décor de la vie, […] au théâtre, ce n’est que la créature humaine qui prend la parole ; il n’y a qu’elle. […] Le roman donne la parole à tout […]. Le théâtre, les hommes y parlent. Le roman, le monde y parle [35] ». Audiberti est un poète de la scène au sens plein du terme. À la différence d’Artaud pour qui les objets peuvent jouer seuls, pour lui ils ont valeur de symboles.

Les accessoires qui sont là [au théâtre] ne jouent pas à titre personnel. Ils permettent à l’homme d’appuyer son âme sur des objets familiers qui sont ou dociles ou révoltés, mais ce n’est pas un théâtre d’objets […] [36].

Si les mêmes sujets, on vient de le voir, reviennent dans des chapitres différents, c’est qu’Audiberti, bien souvent, dévie dans une direction autre que celle qui avait été prévue, ce qui oblige Georges Charbonnier à reprendre dans un chapitre ultérieur la question à laquelle l’écrivain n’a pas complètement répondu. Qui plus est, Audiberti ne se soumet pas toujours au plan de Charbonnier. C’est ainsi qu’il ouvre lui-même, à la place de Charbonnier, le troisième entretien, « Devenir de la poésie », qui fait suite à l’entretien intitulé « Roman et poésie », par une question pour bien montrer l’importance qu’il attache au sujet, ainsi que sa volonté de continuer à en disputer et de s’affirmer comme le meneur de jeu, rôle dévolu en principe à Charbonnier. Son discours est alors ponctué deux fois par l’interrogation : « n’est-ce pas ? [37] », interrogation que formule habituellement Charbonnier.

2. Entretiens avec Adamov

Il n’en va pas de même dans les entretiens avec Arthur Adamov. Radiodiffusés en février 1964, six ans avant sa mort, sous la forme de six entretiens qui se déroulent en deux heures et sept minutes, conservés à l’Ina, les Entretiens avec Arthur Adamov sont édités par André Dimanche en 1997 sur deux CD aux côtés de deux autres qui contiennent ses pièces radiophoniques. Étant donné qu’ils ne sont pas retouchés pour donner lieu à un ouvrage, à l’inverse des entretiens avec Audiberti, ils ne portent pas de titre, c’est la question inaugurale de Charbonnier, toujours très brève, qui en tient lieu. Comme il l’a fait l’année précédente avec Audiberti, Georges Charbonnier interroge Arthur Adamov sur trois points essentiels, sa conception de la dramaturgie – Qu’est-ce que l’action au théâtre ? –, le but qu’il assigne à la scène – la scène doit-elle être une tribune ? – sa vision de l’essence du théâtre –. Le théâtre doit-il être total ou non ? Est-ce qu’une œuvre qui mélange les genres appartient au théâtre total ? Le théâtre doit-il être expressionniste ou non ? Le théâtre doit-il être réaliste ou non ?

Dans le premier entretien, Charbonnier amène Adamov à définir l’action au théâtre par une série de questions dont je retiens ici les plus importantes. Il lui demande d’abord une définition – « Comment pourrait-on définir l’action au théâtre ? » –, ce qu’il fera au tout début de chacun des entretiens suivants. Adamov explique qu’il pensait « jadis que le théâtre doit être le lieu de l’action », mais qu’il ne croit plus, comme ce fut le cas lors de la création de ses premières pièces, qu’il faut qu’il y ait une image qui commande l’action. À ce terme d’image, péjoratif pour Adamov, Charbonnier demande si l’on ne peut pas substituer une vision première, conception que réfute encore Adamov. Il critique sa première pièce La Parodie dans laquelle tout est basé sur « un effet visuel unique : un homme masochiste est couché, un homme qui n’est pas masochiste bouge tout le temps ». Il oppose Les Chaises de Ionesco, pièce dans laquelle également une image visuelle unique montre l’action – ce qui lui apparaît simpliste –, aux pièces de Tchekhov et de Shakespeare dans lesquelles il n’y a jamais d’action unique mais une longue suite de péripéties, pièces qu’il propose comme modèles. Charbonnier lui déclare alors : « Ce que vous venez de dire implique que dans votre esprit une pièce de théâtre doit se dérouler sur un temps très long, est-ce bien cela ? » Adamov lui répond que « cela pose toute la différence entre ce qu’on appelle le théâtre épique et le théâtre dramatique ». Selon lui, le théâtre doit raconter une longue histoire, un peu à la manière de L’Éducation sentimentale, ce qui l’amène à critiquer l’avant-garde des années cinquante, celle de Beckett, Ionesco, etc. – à laquelle il est bien conscient d’avoir lui-même participé –, avant-garde qui, dit-il, revient « de manière un peu camouflée au théâtre français du xviie siècle, avec ses unités ». Charbonnier se charge alors de faire la synthèse de ce début d’entretien en déclarant que donc, « pour que l’action soit, il faut du temps, une période de temps longue, ce qui nécessite une diversification des lieux », comme s’il voulait s’assurer que les choses soient claires pour l’auditeur, mais aussi pour permettre à celui qui prendrait l’enregistrement en cours de route de suivre l’argumentation. Nouvelle question : puisqu’il convient d’abandonner les unités de temps et de lieu, faut-il rompre aussi l’unité d’action ? Adamov, qui dit ne plus aimer Strindberg qui l’a beaucoup influencé à ses débuts, admire toujours profondément Le Songe, pièce dans laquelle l’action est éclatée. Il déclare que le théâtre doit montrer les faits capitaux d’une vie humaine et de la société environnante, offrant toujours comme modèle l’œuvre de Tchekhov qui a peint des individus en même temps que la fin d’une classe, l’effondrement d’un monde. Enfin, dernière question, quand il s’agit de savoir quel est le support principal de l’action, le langage ou la combinaison des images, Adamov est catégorique. Il avoue que pour lui le plus grand écrivain de théâtre, c’est Marivaux chez qui le langage est en permanence le pivot de l’action. Et il confie son admiration pour Planchon qui, lorsqu’il monte Marivaux, fonde sa mise en scène sur le langage tout en usant d’un objet scénique, le miroir, comme image qui vient dupliquer le langage.

Dans le deuxième entretien, où il s’agit de savoir si la scène doit être une tribune ou non, Adamov déclare qu’elle peut l’être, mais pas nécessairement, que borner la scène à n’être qu’une tribune serait une erreur. Lorsque Charbonnier lui demande si une idée simple d’ordre polémique peut donner lieu à une pièce, il répond par l’affirmative, proposant comme exemple le théâtre de Brecht, celui de O’Casey, celui de John Arden, citant également sa propre pièce Paolo Paoli. Suffit-il de montrer pour démontrer ? interroge Charbonnier. Selon Adamov, dire que montrer est le contraire de démontrer, c’est une fausse contradiction idéaliste. L’auteur dramatique évitera la démonstration s’il montre poétiquement, s’il choisit une image poétique solide. On peut parfois démontrer au théâtre, ce qui est le cas dans L’Exception et la règle de Brecht, pièce où il y a une véritable démonstration, liée à la lutte des classes, une démonstration fine, intelligente. À l’objection de Charbonnier qui craint que la pièce ne devienne œuvre de propagande, Adamov répond que le théâtre apolitique est lui-même œuvre de propagande, il n’est que jeu d’anarchistes petit-bourgeois. Si le théâtre moderne doit être une tribune poétique, le théâtre ancien est-il une tribune, qu’en est-il de Claudel, de Brecht, de Victor Hugo, comment les classer ? interroge Georges Charbonnier. Claudel, selon Adamov, s’appuie sur le christianisme, Brecht sur le marxisme, tandis que Hugo, lui, n’a pas d’armes. Dans son théâtre, qu’Adamov juge mauvais, il lui manque un système. Mais, dit Charbonnier, est-il bon qu’un homme de théâtre s’appuie sur un système de pensée ? Qu’en est-il de Shakespeare ? Shakespeare, aux dires d’Adamov, avait une connaissance alchimique du monde, une connaissance également de l’histoire de l’Angleterre, si bien qu’il présente dans ses chroniques une lutte de classes, il montre comment une classe veut prendre le pouvoir, comment ce passage du pouvoir s’effectue d’une classe à l’autre. Adamov souhaite-t-il, comme Shakespeare, disposer lui aussi d’un terrain solide ? L’écrivain se montre embarrassé pour répondre, déclarant que, s’il se fonde en partie sur le marxisme, il veut surtout arriver à trouver le rapport entre le cas individuel et la vie sociale.

Les entretiens suivants ont tous trait d’une manière ou d’une autre à l’essence du théâtre puisqu’il s’agit toujours de savoir ce qu’il doit être ou ne pas être. Georges Charbonnier demande d’abord à Adamov si le théâtre doit être total ou non et ce que signifie le terme de total en matière de théâtre. Faut-il le prendre au sens que lui confère Antonin Artaud, écrivain que Charbonnier tient en haute estime, à qui il a consacré un ouvrage, c’est-à-dire un théâtre dans lequel prédomine le cri, la musique, etc. Quoique très admiratif d’Artaud, Adamov hésite car, pour lui, il est impossible d’éluder le texte. S’il approuve l’utilisation de projections dans la mise en scène de La Mère de Brecht d’après Gorki ou dans sa propre pièce Paolo Paoli, il estime que ces projections doivent être motivées, sinon elles sont dépourvues de sens. À Charbonnier qui insiste pour savoir si le texte doit avoir la première place, si la lecture n’est qu’une approche partielle de la pièce ou si elle est totale, Adamov réplique de façon catégorique, affirmant que le texte reste primordial et que l’on peut atteindre à l’essence du texte par la seule lecture. En matière d’improvisations, il estime qu’il ne convient d’y recourir que lorsqu’il y a une tradition de canevas, comme en Italie par exemple pour la commedia dell’arte, mais qu’aujourd’hui des improvisations ne peuvent donner lieu qu’à un psychodrame dans le but de déceler des cas cliniques, autrement elles n’ont aucun intérêt. Adamov en vient donc à formuler sa définition du théâtre total comme un théâtre qui représenterait la vie onirique de l’homme, sa peur de la mort, en même temps que la nécessité du combat politique, une pièce où aucun aspect de l’être humain ne serait négligé où comique et pathétique coexisteraient. Il aime pourtant La tragédie optimiste de Vichnievski où seul existe le pathétique, pièce qui représente la lutte des communistes obligés de tuer des anarchistes qui compromettent la révolution. Afin de l’amener à préciser son point de vue, dans le but de clarifier les choses pour l’auditeur, Charbonnier lui demande si un théâtre peut être considéré comme total lorsqu’il mélange les genres, à quoi Adamov répond par l’affirmative.

Conscient que le sujet est d’importance, Charbonnier ouvre l’entretien suivant en reformulant la même question. Adamov répond en prenant l’exemple de Shakespeare, que l’on aime aujourd’hui beaucoup plus que Racine, parce que chez Shakespeare il y a toujours le roi et le bouffon, c’est-à-dire un personnage lié au registre tragique et un personnage comique. Il aime plus encore Woyzeck de Büchner qui est pour lui la première pièce moderne car c’est la première fois qu’un personnage est à la fois roi, « roi de ses pensées », précise-t-il, et bouffon. Le comique et le tragique y coexistent chez le même personnage. Quant à Ghelderode, qu’Adamov apprécie pourtant, il en est resté à la conception shakespearienne où il y a d’un côté les rois et de l’autre les bouffons, alors qu’aujourd’hui ce sont les mêmes qui sont les rois et les bouffons.

Dans l’entretien suivant, à la demande de Charbonnier, qui veut savoir si le théâtre doit être expressionniste ou non et ce que signifie exactement le terme, Adamov répond en rappelant que ce dernier vient de Strindberg, puis s’est installé en Allemagne dans l’entre-deux-guerres avec Piscator, avant l’hitlérisme, jusqu’en 1932. Si, au début, l’expressionnisme, qui luttait contre le réalisme, qui essayait de rendre compte des troubles psychiatriques, de l’érotisme, tout en préparant un théâtre politique, avait une dimension positive, il est devenu « imbuvable en tant que tel », ce qui explique que Bertolt Brecht s’en soit rapidement détaché. Comme Adamov ajoute que ce théâtre soulignait les gestes, les mouvements, Charbonnier demande s’il n’y a pas alors le danger d’une mise en retrait du texte, ce que conteste Adamov qui précise qu’il y a simplement remaniement, le metteur en scène mettant l’accent sur des aspects de l’œuvre qui ne sont pas forcément centraux, qu’il y a un irrespect voulu, tel par exemple celui d’Artaud dans sa mise en scène du Songe. Ce qu’Adamov reproche aux expressionnistes et notamment à Strindberg, c’est que leurs personnages n’ont pas d’état civil ; ils sont le père, la servante, la prostituée, etc., – piège dans lequel il est tombé lui-même à ses débuts, comme il l’avoue –, si bien que ce théâtre ne représente pas des êtres vivants, mais seulement des archétypes. À Charbonnier qui lui demande si les théories expressionnistes ont influencé Artaud, Adamov répond que si l’influence n’a pas été directe, Strindberg, avec Le Songe, l’a influencé, ainsi que Woyzeck qu’il aurait voulu monter.

Après la question de l’expressionnisme, c’est celle du réalisme au théâtre, terme que Charbonnier demande à Adamov de définir. Ce dernier rappelle le sens médiéval où le réalisme (res, la chose) s’oppose au nominalisme, puis il en vient au sens que prend le terme au xixe siècle avec l’apparition du grand roman réaliste et naturaliste et enfin au réalisme socialiste du xxe siècle. Pour lui, L’Éducation sentimentale qui représente des êtres « absolument vivants » est un modèle de réalisme. Dans le but de clarifier les choses pour l’auditeur, Charbonnier synthétise ce tour d’horizon brossé par Adamov en distinguant les deux sens du réalisme : la restitution sténographique de la vie de la rue ou la reconstruction du réel. Adamov critique le théâtre de Gorki dans lequel les actions représentées sur scène se jouent dans le même temps que dans la vie alors que l’art est un « merveilleux truquage de la réalité et de la non réalité ». Un réalisme n’est grand, selon lui, que s’il repose sur une solide documentation, il peut devenir fantastique comme dans certains romans de Zola. En conclusion Adamov affirme qu’il n’y a pas de règles pour définir le théâtre mais qu’une pièce passe à la postérité quand elle est large, quand elle englobe différents aspects humains : psychologique, social, politique et que, selon les époques, c’est-à-dire selon le contexte politico social, les metteurs en scène mettent l’accent sur un de ses aspects et en laissent d’autres dans l’ombre.

Charbonnier, on vient de le voir, procède toujours de la même façon avec Adamov, lui posant une question lapidaire au début de chaque entretien afin d’énoncer le sujet qui va y être abordé, et lui demandant de définir en premier lieu le terme clé de la question, ceci non seulement pour être sûr de le prendre dans la même acception que lui, mais également pour éclairer l’auditeur sur le sens d’un concept complexe qu’il ne maîtrise pas forcément. Ensuite, c’est par une série de questions de plus en plus précises et par certaines objections, qu’il l’amène à formuler sa pensée.

3. Conclusion

D’un point de vue méthodologique, le type d’entretien qui vient d’être analysé ici est très proche du dialogue philosophique, des dialogues platoniciens dans lesquels Socrate, par la maïeutique, amène son interlocuteur à accoucher de ses idées. Si le philosophe, dans Menon par exemple, permet à l’esclave de retrouver un savoir qu’il était censé posséder dans une vie antérieure, Charbonnier guide les deux écrivains grâce à des questions d’une grande pertinence et les amène à définir leur poétique. Ces deux entretiens sont très précieux dans la mesure où ils livrent à l’auditeur la conception que se fait Audiberti de la littérature, lui qui a œuvré pour les trois genres, celle d’Adamov en matière de théâtre. L’intérêt majeur de ces entretiens, c’est que l’auditeur a le sentiment d’assister à une pensée en acte, comme s’il pénétrait dans leur esprit, percevait les étapes de leur réflexion. La différence entre les deux entretiens est liée aux personnalités des deux artistes. Tandis que dans l’entretien avec Audiberti, écrivain dont le verbe est foisonnant, la pensée dévie en permanence sans que Charbonnier puisse le remettre immédiatement sur les rails, dans l’entretien avec Adamov, elle va d’un point à un autre, selon une construction logique parfaitement maîtrisée par Charbonnier car Adamov répond toujours à la question posée sans partir dans une autre direction. Tandis qu’Audiberti, écrivain néoromantique qui, par certains points, appartient encore au xixe siècle, s’exprime surtout sur le mystère de la création qu’il ne parvient pas toujours à comprendre, Adamov, lui, s’affirme comme un théoricien du théâtre. Ce sont donc là deux poétiques différentes, l’une propre à son auteur, dictée par des convictions toutes personnelles, l’autre qui se veut beaucoup plus générale.

Notes

[1] Voir Annick Asso, « Les Âmes mortes ou la mise en scène de la folie par Adamov », dans Marie-Claude Hubert (dir.), Les Formes de la réécriture au théâtre, Publications de l’Université de Provence, 2006, « Textuelles théâtre », p. 223-232.

[2] Jacques Audiberti, Entretiens avec Georges Charbonnier, Gallimard, « Blanche », 1965, p. 52.

[3] Ibid., p. 8.

[4] Ibid., p. 9.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 54.

[8] Ibid., p. 52.

[9] Ibid., p. 10.

[10] Ibid., p. 10.

[11] Ibid., p. 52.

[12] Ibid., p. 12.

[13] Ibid., p. 55.

[14] Ibid., p. 61.

[15] Ibid., p. 71-72.

[16] Ibid., p. 154.

[17] Ibid., p. 159.

[18] Ibid., p. 104.

[19] Ibid., p. 107.

[20] Ibid.

[21] Ibid., p. 107-108.

[22] Ibid., p. 90-91.

[23] Ibid., p. 117.

[24] Ibid., p. 120-121.

[25] Ibid., p. 127.

[26] Ibid., p. 22.

[27] Ibid., p. 23.

[28] Ibid., p. 26

[29] Ibid., p. 27-28.

[30] Ibid., p. 28.

[31] Ibid., p. 87-88.

[32] Ibid., p. 88.

[33] Ibid., p. 93.

[34] Arts, n°728, 24-30 juin 1959.

[35] Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 97.

[36] Ibid.

[37] Ibid., p. 36-39.

Auteur

Marie-Claude Hubert est professeur émérite de Littérature française à Aix-Marseille Université. Spécialiste du théâtre français du XXe siècle, elle a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, notamment Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années 50 : Beckett, Ionesco, Adamov, (José Corti, 1987), édité pour Gallimard Folio/Théâtre plusieurs pièces. Avec une équipe composée de chercheurs français et étrangers, elle a dirigé le Dictionnaire Beckett (Honoré Champion, 2011) et le Dictionnaire Jean Genet (Honoré Champion, 2014). Elle a récemment publié chez Honoré Champion Les Confessions d’un auteur dramatique de H-René Lenormand, dont elle prépare le  Théâtre choisi.

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