L’entretien littéraire dans Bruits de pages. Veinstein avant Veinstein


Bruits de pages (France Culture, 1978-1980)un des cinq magazines des débuts de Nuits magnétiques, illustre bien l’effort de cette « radio dans la radio » voulue par Alain Veinstein au sein de la chaîne culturelle française pour rompre avec certaines pratiques radiophoniques de l’époque. Pourtant, la rupture n’est pas si grande qu’il y paraît : tout en prenant position contre plusieurs émissions littéraires ou culturelles prestigieuses du moment, qui ne s’intéresseraient qu’aux best-sellers, le magazine littéraire de Nuits magnétiques accepte lui aussi la logique marchande et publicitaire de la vie des livres, en faisant du bruit, à sa manière, autour des livres « qui ne font pas de bruit ». De même, en dépit d’un discours de rupture, les entretiens de Bruits de pages continuent eux aussi, à leur manière, la tradition des interviews proposées sur les ondes de France Culture. On peut cependant identifier dans celles d’Alain Veinstein une première étape du genre d’entretien en tête-à-tête qu’il développera plus tard dans son émission nocturne Du jour au lendemain (1985-2014).

Bruits de pages (1978-1980) is one of five magazine sections of Nuits Magnétiques, the nocturnal radio program on France Culture in its early days . Conceived by Alain Veinstein, it attempts to break away from current radiophonic practices of its time. However, while positioning itself against the promotion of best-sellers on the radio, it simultaneously seeks to be part of the general tendency to advertise by endorsing books that are less heard of. The program’s interviews are in a way typical of those sounded on France Culture. However, those carried out by Alain Veinstein can be viewed as the precursors of the interviews he is to develop in later years, in his one-on-one nocturnal program Du jour au lendemain (1985-2014).


Texte intégral

D’abord mensuel (quatrième mercredi du mois), puis bi-mensuel (premier et troisième mardis du mois), Bruits de pages est l’un des cinq magazines des débuts de Nuits magnétiques [1], diffusé le soir de 22h30 à 23h50, sur France Culture, trois saisons durant (du mercredi 25 janvier 1978 au mardi 1er juillet 1980). L’émission se fait en direct, mais inclut des interviews enregistrées. Sous-titrée « le magazine des livres qui ne font pas de bruit », puis « une émission réalisée par des professionnels pour les professionnels » [2], elle est conçue par Alain Veinstein, conseiller de programmes de la chaîne, en coproduction durant la première saison (numéro 6, juin 1978, inclus) avec Gilbert Maurice Duprez [3]. Le réalisateur est Bruno Sourcis. Parmi ses collaborateurs (occasionnels et réguliers) : Pascal Dupont, Gérard Macé, Mathieu Bénézet, Anne-Marie Albiach. C’est un magazine à rubriques aléatoires, plus ou moins éphémères ‒ des documentaires, des interviews, des émissions d’archives [4] ‒, qui s’inscrit dans ce que Veinstein définit à propos de Nuits magnétiques comme « un espace librement dédié à l’aventure d’être en vie […] Il s’agit d’un territoire de création radiophonique et de documentaires dont les premiers producteurs sont presque tous des écrivains [5] ».

Dans le cadre de cet article [6], je propose d’étudier Bruits de pages comme exemple d’une radio qui se veut d’avant-garde mais qui en même temps cherche à se normaliser, qui d’une part prend position contre les émissions littéraires de commercialisation des best-sellers, mais de l’autre a sa propre manière de « faire la pub » des livres dont on entend moins parler. Les entretiens de Bruits de pages continuent la tradition des interviews proposées sur les ondes de France Culture. Celles d’Alain Veinstein, dans ce magazine littéraire, peuvent être vues comme précurseurs de ce qu’il développera plus tard dans son émission nocturne d’interviews en tête-à-tête, Du jour au lendemain (1985-2014).

1. Radio d’avant-garde en quête de normalisation

De par son choix musical [7], son goût pour les livres peu vendus ou à petits tirages, les bruits et l’imperfection dans l’enregistrement et de par son ton déclaratif, Bruits de pages s’offre aux auditeurs comme une réponse à « une conception figée du programme et de la parole radiophoniques [8] ». En cela il n’est pas le premier, car les habitudes et routines des programmes parlés sont déjà remises en question en France, dans les années 1950, sur les stations dites périphériques comme Europe 1, où Louis Merlin invente en 1955 l’emploi du « meneur de jeu », mais aussi sur les chaînes d’État, dans Le Masque et la Plume (depuis 1954), qui met à l’honneur le genre de la polémique, dans Le Pop Club de José Artur sur France Inter (1965-2005), dans Panorama culturel de la France sur France Culture (1969-1999), magazine d’actualité imposant un mode de discussion vif et rapide, où intervient Laure Adler avant de rejoindre Alain Veinstein à Bruits de pages. Après 1968, un désir de renouveau des contenus, des styles et de la relation aux publics s’exprime assez fortement, qui à France Culture s’incarne d’abord dans la vaste réforme des programmes en 1975, voulue par Yves Jaigu, en partie pensé par Veinstein, et conduit, en 1978, à l’émergence de Nuits magnétiques.

Dans Bruits de pages, le ton est au défi, aux déclarations manifestaires [9] (en début d’émission le plus souvent), comme la suivante, d’Alain Veinstein, le 1er mars 1978 : « Je vais vous dire, nous prenons position. Nous sommes contre. Nous prenons position contre les livres considérés comme marchandises ou objets sacrés [10]. » Ou bien, à l’ouverture de l’émission du 6 décembre suivant, ces réflexions ironiques de Veinstein sur « la meilleure façon de commencer une émission littéraire », pour mieux se démarquer de formules antérieures :

Bonsoir, Bruits de pages, le magazine des livres qui ne font pas de bruit.

Et d’abord, une question. Quelle est la meilleure façon de commencer une émission littéraire ?

Première méthode, le sérieux. On peut penser que parler des livres, faire parler les écrivains, exige une hauteur de ton, un climat de gravité qui situe le présentateur dans un registre quasiment sacré. Au fronton de son émission il peut alors placer utilement la citation d’une pensée implacable, remarquablement frappée, investie d’une autorité d’autant plus grande que l’auteur n’est pas le présentateur lui-même. Pour commencer ce numéro bille en tête je pourrais dire par exemple, ouvrez les guillemets : « L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégouts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé » (Montesquieu)

(musique)

Moins classiquement, je pourrais révéler les résultats d’une enquête par sondage commandée spécialement pour Bruits de pages. Ainsi, en cette période de l’année, qui ne nous jalouserait pas si nous étions en mesure de commenter l’évolution structurale des lecteurs du Goncourt dans les dix dernières années. Âge, sexe, instruction, catégorie socio-professionnelle, mode de vie, comment avec de telles précisions statistiques ne pas rédiger un éditorial percutant où les données de la science nous conduiraient à des conclusions personnelles qui mettraient aisément les rieurs de mon côté.

(musique)

Plus subtilement, pourquoi ne pas commencer par un texte apparemment naïf qui décrirait avec art les gestes d’un travailleur manuel ? Une façon intelligente de démentir d’entrée de jeu l’existence d’une coupure quelconque entre l’écrire et l’agir, l’acte et la parole.

[…]

A.V. – Mais finalement, croyez-moi, les intentions dissimulées ne font jamais de bonnes émissions. Mieux vaut être clair et net, prendre position sans ambiguïté. Affirmons nos goûts et nos partis pris. Commençons par un papier d’humeur, un compte-rendu critique de ce que nous n’hésitons pas à appeler « le meilleur livre du mois [11].

D’un point de vue formel, un aspect neuf de Bruits de pages consiste à laisser exister les bruits, ces types de sons que l’on juge souvent parasites dans une émission parlée (toux, raclements de gorge…), que le montage cherche d’habitude à éliminer ou atténuer. Les ambiances sonores des interviews hors studio deviennent ainsi partie intégrante de la couleur du magazine, que les bruits divers et variés captés par le micro soient harmonieux ou gênants : bruits de mer mais aussi de circulation routière dans l’émission du 20 mai 1980 (entretien de Claude Ollier, enregistré sur la promenade des Anglais et sur la plage de Nice le 10 mai précédent) ; ambiance de cocktail et de foule dans un dossier du 20 novembre 1979 sur les prix littéraires. Après coup, ce choix stylistique est cohérent avec le titre, comme s’en explique plus tard Veinstein :

J’ai fait un magazine qui s’appelait Bruits de pages. En général, les techniciens arrêtent quand on entend des bruits de pages qu’on tourne. Le sous-titre, c’était « Le magazine des livres qui ne font pas de bruit », pour parler des livres dont on ne parle pas, qui ne sont pas des best-sellers. Godard racontait toujours que, quand il faisait un tournage, si un avion passait, il refusait qu’on arrête. Le bruit de l’avion faisait partie de la réalité. Moi, c’était pareil, dans mon émission, il y avait des bruits [16].

Mais il est déjà annoncé par l’insertion au début de chaque numéro, dans « l’éditorial » de Veinstein et dans l’annonce du sommaire, de bruits de pages qu’on tourne.

Car, comprend-on aussi, il faut faire du bruit autour des « livres qui ne font pas de bruit bruits ». Il faut faire courir ces bruits, insiste le magazine dans sa rubrique « Les bruits qui courent » :

Les bruits qui courent ce sont les nouvelles de Bruits de pages. Et ce mois-ci les nouvelles on les trouvera dans les livres mêmes que nous avons mis sur la table, et nous les feuilletons, en direct, sans craindre les bruits de pages [17].

Il faut faire du bruit autour des livres qui, loin de ressembler à des objets clos, lisses, bouclés, achevés, touchent par leur aptitude « à l’inachevé, l’inabouti, l’infini peut-être » :

À tous les chefs-d’œuvre du monde, un vrai lecteur ne doit-il pas préférer n’importe quel livre où s’est glissé un peu d’hésitation, de maladresse, de peur. Bruits de pages voudrait donner écho à l’inachevé, l’inabouti, l’infini peut-être. Nous voulons capter l’étonnement, la stupeur parfois de ceux à qui le fait de prendre la plume ne donne pas nécessairement des ailes. Nous entendons privilégier les biffures, les ratures, les corrections, les reprises et les repentirs [..] Allons-y, l’imperfection est la cime (bruit de pages puis bruit d’oiseaux (?) puis musique et bruit de coups ; le tout mixé pendant 40 secondes) [18].

Il faut faire du bruit aussi en refusant de couper, dans les entretiens, tous les propos métadiscursifs dans lesquels l’écrivain interviewé dit son malaise à l’oral et face au micro, comme Raymond Cousse au micro de Veinstein dans l’émission du 8 janvier 1980 :

Raymond Cousse ‒ […] J’veux dire, vous savez, j’ai beaucoup de mal à parler de ce que je fais, j’ai quelques fois des idées sur ce que je veux faire, n’est-ce pas, et lorsque j’arrive un peu à le faire, étant donné que je vais vers, vous dites, le roman est très court, évidemment c’est une volonté, c’est très peu anecdotique en fait. J’essaie, en tout cas dans ce texte-là, d’aller à l’essentiel, enfin j’veux dire c’est un peu des lieux communs tout ça. Je suis toujours très effrayé, j’suis pas très bon pour parler comme ça de mes romans, j’suis toujours très effrayé par une fonction d’auto-censure très forte parce que le nombre de bêtises que je dis moi-même m’effraie toujours et j’ai toujours une seconde voix qui me dit : « essaie d’en dire le moins possible, le moins de bêtises possible ». En parlant peu on dit peut-être moins de bêtises, je n’sais pas [19].

Dans l’exemple suivant, ces maladresses de l’écrivain à l’oral, qui cherche ses mots, ses phrases pour parler de son livre, apparaissent non seulement comme un thème de conversation voulu, mais comme un phénomène recherché dans les entretiens de Bruits de pages par les intervieweurs, dont le « travail » serait aussi de faire « trébucher les auteurs » :

Lucette Finas ‒ Voyez-vous, je vous le dis maladroitement parce que je parle toujours avec une extrême maladresse de ce que j’écris. Ou bien je parle, ou bien j’écris (sourire dans la voix) mais quand il s’agit de reprendre à l’oral ce que j’ai fait à l’écrit, je me sens très empêchée.

Alain Veinstein ‒ Vous aurez quand même une très bonne note.

(éclat de rires)

‒ Mais je ne la mérite pas. (rires. un temps. un ton en dessous) Ce n’est pas trop mauvais ?

‒ Non, non. On a peut-être été un peu long mais… Non ? On est un peu long, je crois Bruno [Sourcis, le réalisateur], non ? Combien ?

‒ Mais y a quelque chose à couper. Il y a mes trébuchements à couper. Un moment j’ai trébuché alors il faudrait repartir à partir de…

‒ Non, non, ça c’est… c’est aucun problème.

‒ Ah bon ?

‒ Ça c’est… C’est un travail qu’on fait tout le temps, vous savez. Il arrive souvent qu’on fasse trébucher les auteurs [20].

Ce passage cumule les « bruits » : bruit du commentaire virant au sketch d’un instituteur (Veinstein) évaluant son élève (Finas), scénario peu flatteur pour l’écrivain mais que son premier mouvement d’auto-dénigrement justifie et qui permet de continuer sur un mode détendu. Bruit des dessous de l’émission, exposant sa « cuisine » : l’adresse de l’intervieweur au réalisateur Bruno Sourcis, tiers d’habitude absent de la conversation, type d’intervention d’habitude coupée au montage, est conservée : « On est un peu long je crois Bruno, non ? Combien ? » « Naturellement », Finas propose de couper ses ratés (« Mais y a quelque chose à couper. Il y a mes trébuchements à couper »). C’est l’occasion pour Veinstein d’exposer la logique artistique de l’émission : il ne faut pas couper les bruits, car « c’est un travail qu’on fait tout le temps, vous savez. Il arrive souvent qu’on fasse trébucher les auteurs ».

Donner ainsi en spectacle, dans la version après montage d’un entretien, la « négociation » des termes de l’enregistrement entre un écrivain, son intervieweur et le réalisateur, donne à l’auditeur un sentiment très fort de direct, d’in medias res. C’est le principe du « faux direct » que de chercher à conserver en différé, en conservant l’enregistrement tel quel, les impressions du direct, à savoir le sentiment d’être devant quelque chose qui est en train de se faire au moment où on écoute, qui peut aller dans un sens ou dans un autre, qui n’est pas déjà bouclé et achevé [21].

2. Contrepoint à la spectacularisation

Bruit de pages se présente comme un contrepoint aux émissions de médiatisation de la littérature commerciale par ses pairs (prédécesseurs et contemporains), à la radio comme à la télévision. Contre une radio et une télévision qui vendent des best-sellers, le magazine participe à l’entreprise générale de Nuits magnétiques, poursuivie par Du jour au lendemain, contre ce que Veinstein appelle la « mauvaise littérature [22] ». Le producteur y oppose ce qu’il appelle la « non-littérature » à la littérature « en mouvement » ou « en formation » (expression de Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit) [23] ; il oppose la « vraie littérature » à la fausse littérature facile, commerciale, aux « best-sellers fabriqués à la hâte », bref à ce que Sainte-Beuve appelait en 1839, dans un pamphlet retentissant, la « littérature industrielle ». Bruits de pages est bien là pour « tenir tête aux mauvais livres » en faisant lire les « bons livres », qui sont justement ceux dont on ne parle pas [24] et que la rubrique « Dans l’arrière-boutique du libraire » prétend devoir sortir de cette arrière-boutique où ils restent en pile, invendus [25]. Quelques sondages téléphoniques aléatoires menés par Veinstein auprès de diverses librairies lors du magazine, dans lesquels il demande aux vendeurs des renseignements sur des ouvrages trop pointus pour le public profane, et dont presque personne n’a entendu parler au moment de leur parution [26], confirment le bien-fondé du diagnostic, ou du moins la tendance des animateurs du magazine à mettre en valeur « l’arrière-boutique » de la production courante du moment.

Si, dans la conception de Bruits de page, La Matinée littéraire de Roger Vrigny, installé depuis 1966 sur France Culture, sert implicitement (et parfois explicitement) de repoussoir [27], d’autres modèles médiatiques littéraires, à la radio et la télévision, apparaissent au détour d’une émission comme des contre-modèles auxquels a pu aussi penser Alain Veinstein. Le premier est Radioscopie de Jacques Chancel, alors modèle prédominant de l’entretien culturel à la radio [28], allègrement réduit à ses seuls effets promotionnels au cours d’une interview de l’écrivain Gilbert Lascault à l’occasion du Festival du livre à Nice en 1981 :

Alain Veinstein ‒ Alors Gilbert Lascault, ça commencerait donc dans un studio en préfabriqué cette émission qui se trouve au Palais des Expositions à Nice, où se tient en ce moment paraît-il un Festival du livre. J’en ai pas vu beaucoup de livres, enfin ça fait rien on n’est pas là pour parler du Festival. Alors on est dans l’odeur de peinture, on a les yeux qui pleurent…

Gilbert Lascault ‒ Ouais, on a les yeux qui pleurent.

‒ … il fait très chaud.

‒ Il fait chaud. On entend les bruits du haut-parleur qui fait de la… qui parle de la culture à très haute voix.

‒ Oui, oui, on annonce « Venez à la signature de Monsieur Untel qui est passé avec Jacques Chancel dans Radioscopie », des choses comme ça [29].

Apostrophes de Bernard Pivot, né en 1975, fait aussi figure de repoussoir, dès le deuxième numéro, quand Veinstein oppose son invité Emmanuel Levinas, l’auteur de De l’existence à l’existant, ce philosophe qui ne fait pas de bruit, aux « nouveaux philosophes [30] », allusion limpide à une émission d’Apostrophes l’année précédente [31]. Bernard Pivot ne fait pas de bruit autour de ceux qui le méritent, mais plus globalement c’est le style de son émission qui ne fait pas assez de bruit, si faire du bruit est une manière de prendre des risques en sortant des conventions de l’entretien entre gens civilisés, comme Veinstein s’en amuse dans une interview avec un éditeur qu’il aurait « mis au piano » [32] :

Alain Veinstein ‒ Nous ne sommes pas dans un bar mais dans un studio de radio. Et ce qu’on n’a jamais osé faire chez Pivot ou dans La Matinée littéraire, nous en prenons le risque : mettre un éditeur au piano. Paul Vermont, on vous a entendu, on ne vous voit pas, la première question que je voudrais vous poser c’est est-ce que vous pouvez vous décrire physiquement, sans narcissisme ?

Paul Vermont ‒ Mon Dieu… c’est pas très littéraire ça. Eh bien écoutez, je suis très, très beau, je suis grand, je suis blond, élancé, se dégage de moi une impression de force et énormément de charme [33].

On se rapproche ici des « propos recueillis » de l’interview de presse écrite, qu’accompagnent le portrait de l’écrivain et une description de son habitat/environnement [34]. Mais le genre est détourné, puisque, pour sa première intervention orale, l’auteur est prié de faire lui-même son portrait ‒ demande accompagnée d’un impératif que l’on s’empressera de transgresser (« sans narcissisme »). Et qu’il a été préalablement prié de jouer de la musique (du jazz [35]) : sa performance musicale constitue un élément de son portrait, devient un enjeu de la conversation… et renvoie implicitement à un autre modèle de mise en scène des entretiens à la radio : celui du Pop Club de José Artur, qui jusqu’au début des années 1980 a lieu au Bar noir de la Maison de la Radio, auquel Veinstein fait allusion quand il dit « Nous ne sommes pas dans un bar mais dans un studio de radio ».

On peut voir dans les allusions critiques de Veinstein à certaines émissions littéraires ou culturelles rivales (La Matinée littéraire, Radioscopie, Apostrophes, Le Pop Club…), l’expression de sa résistance aux effets de la société du spectacle [36]. Elles servent aussi naturellement, quel que soit leur bien-fondé, à mettre en valeur l’esprit novateur de Bruits de pages, ses choix de contenu et de forme. Disons, de « dramaturgie », pour appliquer à bruits de pages un mot utilisé par Veinstein à propos de Du jour au lendemain :

Avec celle ou celui qui s’est assis en face de moi, j’essaie, dans la mesure du possible, de créer une petite dramaturgie. De rendre vivant – dramatique – l’espace que nous allons habiter et animer, pendant un temps donné. C’est une façon, sans doute artificielle de relier entre elles des choses qui se disent dans le désordre […] le jeu consiste aussi à s’affranchir des règles en introduisant, par exemple, des éléments déstabilisants [37][…].

Examinons donc plus avant la dramaturgie de l’interview mise en œuvre dans Bruits de pages, et plus spécifiquement le style d’entretien de Veinstein.

3. Dramaturgie de l’interview dans Bruits de pages

Revêtant diverses formes ‒ monologue, dialogues et trilogues [38] ‒ les entretiens de Bruits de pages offrent le plus souvent aux auditeurs, disons-le, un exemple de continuité plus que de rupture avec des manières de parler déjà en usage à France Culture. Pierre-Marie Héron, à propos d’un entretien avec Florence Delay, qualifie la voix de Veinstein, l’intervieweur, de « très aimable, accorte, gentille, doucereuse. Rien d’original dans le ton, les questions, les demandes à l’écrivain. Ton complètement France Culture. Aucune exploitation des silences. Juste lent, tranquille [39] ». On ne sort pas du « ton confidentiel » caractéristique, selon Jacques Copeau déjà, de la grande majorité des émissions parlées à la radio. Comme si la dramaturgie de la série Du jour au lendemain n’avait pas encore été mise au point. Dans un genre autre, plus rapide et vif, le style de parole de Laure Adler semble être l’adaptation à la situation de l’entretien en tête à tête du style de discussion en usage dans l’émission Panorama. Quant à l’éphémère rubrique « Essai de voix », où un auteur débutant est interrogé par un auteur connu, les rôles semblent typer aussi les voix : difficile au premier intervieweur par exemple, Maurice Roche, interrogeant René Belletto à l’occasion de son deuxième livre, Histoire sans suite, chez POL, de le faire sans paternalisme bienveillant (voix surplombante) plutôt que de « s’effacer ou, en tout cas, de le mettre en valeur », comme posé en règle du jeu de l’exercice juste avant l’entretien [40]. Les styles vocaux ne se renouvellent pas aisément.

Ce qui donne des moments intéressants d’écoute, ce sont les dialogues monologisés, où les questions sont gommées au montage. Le procédé n’est pas inédit : il est déjà présent dans De la nuit de Duprez, où il sert même de mode de composition systématique [41]. Il n’en est pas moins efficace dans Bruit de pages, où, sans être aussi systématique, il revient fréquemment la première année. Exemple : un entretien avec Jean-Pierre Milovanoff sur son livre, Rempart mobile (1978) aux éditions de Minuit [42]. Après une introduction de Veinstein, décrivant le livre comme « une proposition pour un roman, avec des simulacres, de la musique, de l’émotion », on entend l’auteur parle tout seul : les questions ont été supprimées et les réponses montées, ce qui produit l’effet d’un monologue. Les entretiens enregistrés pour ce numéro, avec Emmanuel Lévinas, Jacques Estager, Mathieu Bénézet et Jean-Pierre Verheggen, sont tous traités de cette manière. Un parti pris de montage qui revient dans les numéros suivants [43].

En même temps, certaines interviews de Veinstein préparent déjà son propre style d’interview – la lenteur, les silences, l’insistance ou l’impertinence ‒, qu’il développera plus tard dans Du jour au lendemain (1985-2014), dans ses écrits [44], dans les entretiens qu’il donne [45].

4. Veinstein avant la lettre

Si on ne peut pas dire que Bruits de pages révolutionne l’interview, ni par son style ni par son contenu, reprenant au fond des styles d’interview courants sur France Culture, il n’en reste pas moins qu’Alain Veinstein commence à développer ici ce qui deviendra son style plus tard dans Du jour au lendemain, émission accolée au programme de Nuits magnétiques à partir de 1985, qu’elle prolonge en quelque sorte jusqu’à une heure du matin. L’attention portée à la personne de l’écrivain et à sa voix (au sens physique), la perturbation de la bienséance, les questions persistantes, la place donnée au silence : ensemble, tous ces éléments contribuent à forger « le style Veinstein ».

 4.1. L’attention portée à la personne et à sa voix

Bien que dans Bruits de pages le livre – son intrigue, son écriture – occupe encore une place majeure, il commence déjà à se dessiner dans ce magazine littéraire de Nuits magnétiques un intérêt marqué pour la présence physique de l’écrivain. La personne de l’écrivain, la présence de l’écrivain en présence du micro, n’est-elle pas aussi intéressante au fond que ses livres ? Veinstein n’en est pas encore à dire que « les plus beaux livres, au fond, ce sont les personnes [46] », et ce qu’il s’agit de « faire naître » au cours de l’interview d’un écrivain, c’est « une présence au bout de la parole » plutôt qu’une parole critique intéressante sur un livre [47]. Mais il y a bien déjà un intérêt marqué pour la voix de l’écrivain et comment celui-ci s’en sert, avec ses caractéristiques propres, au cours de l’entretien. Non pas pour la voix comme marque de l’écrivain interviewé, un Léautaud par exemple [48], mais comme force ou faiblesse, avec laquelle il faut compter, soit pour déstabiliser l’invité, soit au contraire pour le mettre à l’aise. Veinstein place ainsi Chantal Chawaf dans une zone d’inconfort en pointant l’insuffisance de son « filet de voix » aux besoins de l’émission radiophonique :

Alain Veinstein ‒ Chantal Chawaf, on ne peut pas oublier que nous sommes ici dans un studio de radio, et tout à l’heure nous avons procédé avant l’émission, à des essais de voix, et vous aviez ce qu’on peut appeler un filet de voix.

Chantal Chawaf ‒ (voix aiguë presque inaudible) Une toute petite voix.

[…]

‒ Je disais tout à l’heure « un filet de voix » …

(hausse la voix) Faut parler plus fort ?

‒ Alors peut-être… (rires) Peut-être faut-il recourir à la méthode ?

‒ Je n’ai que la voix que j’ai malheureusement [49].

Avec l’écrivaine d’origine finlandaise Sirkku Larrivoire en revanche, pétrifiée d’avoir à parler en français de son autobiographie Ne m’oublie pas (1979), mettre d’emblée le sujet sur sa voix trop chuchotante pour être audible est un moyen de l’aider à entrer dans l’émission :

Sirkku Larrivoire ‒ (voix basse, accent très fort) Il y a l’histoire de la mère là-dedans, vous savez la mère parce que vous avez lu le livre, parce qu’elle existe toujours, elle est vivante et c’est quelque chose, c’est comme… (chuchotement, fin de phrase inaudible).

Alain Veinstein ‒ Faut peut-être parler un peu plus fort quand on va faire l’enregistrement.

(dans un souffle) Oui, oui.

‒ Pour qu’on puisse vous entendre.

‒ Oui.

‒ Là vous parliez doucement pour que (il se racle la gorge) les techniciens ne vous entendent pas ? (silence 4 secondes)

(rire étouffé) Le trac (difficilement compréhensible).

‒ Vous avez le trac ?

‒ Oui.

‒ Mais pourquoi ?

‒ Parce que je dois parler français. Et j’ai toujours un accent (silence 7 secondes).

 Dans tous les cas, il s’agit d’un glissement progressif vers l’écrivain en personne qui deviendra plus important que le livre dans Du jour au lendemain.

4.2. Perturber la bienséance

Dans Bruits de pages il y a ‒ surtout dans les deux premières saisons ‒, une corruption voulue, quasi artificielle, des règles de politesse [50]. Dans l’exemple suivant, Veinstein suggère la possibilité de dire des gros mots à la radio. Répondant à Lucette Finas, qui demande à recommencer sa réponse pour l’avoir mal exprimée, il dit :

Alain Veinstein – Oui, vous pouvez vous reprendre.

Lucette Finas – Je peux reprendre ?

– Même dire « merde » si vous voulez […] [51].

 Il y a même une mise en scène de l’atteinte portée à la bienséance, lorsqu’on met en valeur la dérogation à la règle. Dans l’exemple suivant, non seulement Veinstein accentue le fait que son interlocuteur mâche un chewing-gum, sous prétexte que « ça s’entend » (alors qu’il aurait dû théoriquement le passer sous silence), mais il en fait une petite cérémonie, articulée en faveur de l’auditeur (« Veinstein – Crachez votre chewing-gum. Vermont – Je crache. ») :

Alain Veinstein – C’est pour ça que vous mâchez des chewing-gums en répondant à une interview ?

Paul Vermont – Vous, vous savez, les gens ne nous voient pas alors pourquoi le dire ?

– Parce que ça s’entend (rires discrets).

– Alors je vais l’enlever par respect pour euh…

– Crachez votre chewing-gum.

– Je crache [52].

La dérogation à la bienséance se manifeste encore par des questions impertinentes, au sens qu’accorde au terme Pierre-Marie Héron, lorsqu’il étudie la tradition de l’impertinence dans la série Qui êtes-vous ? d’André Gillois (1949-1951) [53]. C’est « une infraction au sens commun, un dévoiement du fameux esprit à la française, qui forme avec la clarté et le naturel la triade des vertus de la conversation cultivée à l’âge classique [54] ». En régime médiatique, l’interview d’écrivain valorise davantage, « aux risques et périls du journaliste et de l’écrivain », cette évolution de l’esprit français de conversation amorcée déjà au XVIIIe siècle, « siècle du persiflage », continuée dans les interviews de presse écrite au cours du XIXe siècle [55]. Dans l’exemple suivant, Philippe Muray, proche dans les années 1970 de Philippe Sollers et de Tel Quel, est interviewé à l’occasion de la sortie de son essai L’Opium des lettres chez Christian Bourgois (1979). Après une allusion « spirituelle » au titre de l’essai (il insinue que son invité a consommé de l’opium avant de venir au studio), Veinstein pose une question embarrassante pointant un éventuel conflit entre maisons d’édition :

Alain Veinstein – Votre livre est préfacé par Philippe Sollers…

Philippe Muray : Oui.

– … qui dirige une collection aux éditions du Seuil.

– Oui (rires gênés). Euh, ce sera enregistré ça ? Ce sera…

– Oui c’est enregistré, oui. Ça vous gêne ? (rires embarrassés)

– Oui (rires).

– Pourquoi ? Vous pouvez tout nous dire parce qu’on est en famille. Et puis dans votre livre vous n’avez pas peur de régler vos comptes.

– À vrai dire… oui, oui… Oh, c’est des comptes plus généraux. À vrai dire, la… la préface de Sollers a été écrite après que je sois sûr que ce soit publié chez Christian Bourgois […] [56].

Les réponses monosyllabiques de Muray (« oui ») ne dissuadent pas Veinstein de continuer à gêner son invité (« Oui c’est enregistré, oui. Ça vous gêne ? »), en feignant l’étonnement devant son embarras, et en le poussant à parler vrai (« Vous pouvez tout nous dire parce qu’on est en famille »). Ce scénario évidemment trompeur du « lavage de linge sale en famille » est complété d’une invitation à être aussi audacieux que dans son livre (« Et puis dans votre livre vous n’avez pas peur de régler vos comptes »). Veinstein, comme si son émission était grand public, laisse entendre pour finir que Muray « peopolise » dans ses règlements de compte, tout comme s’il devait faire l’article d’un best-seller en flattant la curiosité des gens pour les petites histoires… Ce que l’écrivain récuse (« Oh, c’est des comptes plus généraux »).

4.3. Les deux tactiques de Veinstein

Dans l’entretien avec Chantal Chawaf, le « joueur d’échecs » Veinstein essaie une question puis une autre, cherchant la faille : « Est-ce qu’un livre attend une réponse quelconque ? » (réponse : « Une réponse de la part de qui ? ») ; « à qui s’adresse ce livre Landes ? » (réponse : « À celui ou à celle qui le sent, qui le reçoit, qui reconnaît peut-être quelque chose de ce qui ou de ce qu’elle vit »). Une position à occuper se présente quand Veinstein aborde la question de la publicité faite autour du livre par l’éditeur. Face à la résistance de Chawaf, la pression se fait particulièrement forte, à coups de petites phrases parfois prolongées ou amorcées par un silence :

Alain Veinstein – J’ai remarqué en tout cas que votre éditeur avait mis votre nom en gros sur la borne publicitaire du livre, « Chawaf » comme un argument…

Chantal Chawaf – C’est tellement pas important.

– …de vente ou de lecture.

– Ça me paraît très peu important de toute façon.

– Tout de même, ça n’passe pas inaperçu…

– J’ai pas envie de répondre à ça. Ça m’paraît vraiment insignifiant. C’est leur affaire. Si vous voulez des explications…

C’est tout de même sur votre livre.

– …je rêvais d’une image, je rêvais d’une image romantique.

Et en guise d’image romantique vous avez votre nom sur une borne publicitaire.

– Voilà. Voilà ce que j’ai à vous dire [63].

Suivent quelques autres « rounds ». Dans le dernier, Veinstein aborde le contenu du roman en citant le prière d’insérer : « ‒ Ça vous paraît bien résumer le livre ? ‒ Absolument pas. ‒ Le définir ? ‒ Absolument pas. »). Qu’à cela ne tienne, laissant le prière d’insérer, il utilise la carte du personnage. Un sujet de conversation lui aussi écarté d’un revers de main par Chawaf, mais qui introduit à la deuxième grande phase d’attaque et contre-attaque de l’entretien (on notera là aussi le jeu des silences) :

Alain Veinstein – Alors parlez-nous un peu de Stella.

(silence)

Tout de même si vous ne parlez pas de Stella, de quoi pouvez-vous parler ? De quoi peut-on parler ?

Chantal Chawaf – J’ai peut-être envie de parler d’autre chose. J’ai peut-être envie de parler d’écriture, de langage.

– On en parlera aussi tout à l’heure mais faut parler un peu, faut un peu parler de cette histoire, de ce livre…

– Vous avez dit vous-même qu’il y avait tout et rien…

– …le présenter à nos auditeurs.

– Je ne crois pas qu’il y ait une histoire. J’crois pas qu’on puisse en parler de cette façon.

Il y a un récit.

– Justement il ne se passe rien sauf…

– Vous employez parfois le pronom personnel « elle » et d’autres fois…

– « Je ». Oui. Indifféremment.

– Vous passez du « elle » au « je », déjà, ça c’est déjà une histoire dont on peut parler.

– Histoire de langage.

(silence)

– Oui.

(silence)

– De toute façon, « elle » ou « je », je pense que la question n’est pas là.

– Ou est-elle ?

– C’est une femme. Vous avez parlé d’une femme, il s’agit d’une femme.

Oui alors, parlez de cette femme.

– C’est à la fois « je », c’est à la fois « l’autre ». C’est des femmes, plusieurs femmes. De la femme même. Du corps, de la vie, du vivant, du langage. […] [64].

Autre exemple, où cette fois l’empathie prédomine : l’interview de Sirkku Larrivoire sur son livre autobiographique Ne m’oublie pas (1979). Il y est question d’abandon par la mère. Derrière le trac affiché d’abord par l’auteure, il y a aussi l’aveu à faire, celui que dit son livre et qu’elle sait devoir redire au micro (ses sentiments vis-à-vis de petite fille abandonnée par sa mère). Veinstein le sait aussi, le sent, et choisit un ton intime, doux, pour l’accompagner dans l’émotion, mais aussi pour ne pas la brusquer en rappelant pour l’auditeur les « précisions » utiles à la bonne perception du livre et de son histoire. Il se montre à l’écoute de l’écrivaine, en laissant s’installer des silences relativement longs, pour lui permettre d’avancer doucement. Et en même temps à l’écoute de l’auditeur, en « précis[ant] certaines choses » à la place de son interlocutrice :

Alain Veinstein – « Ne m’oublie pas » c’est une phrase que vous adressez à quelqu’un…

Sirkku Larrivoire – Oui, à ma mère.

– … à votre mère.

– À ma mère, oui. Parce que j’avais vraiment, j’ai toujours un sentiment que elle [sic] m’a oubliée. Elle m’a oubliée avec mon petit frère dans un orphelinat. Mon frère avait trois ans et moi j’avais quatre ans.

– Alors là je vais vous interrompre tout de suite (ton empathique) …

– Oui.

– … parce que il faut peut-être préciser certaines choses. Ce livre c’est un livre autobiographique, vous y racontez votre enfance (ton empathique).

– Oui.

– À quatre ans avec votre frère, vous vivez chez votre mère, en Finlande…

– C’est ça, oui.

– … et votre mère à une profession assez peu répandue, elle vend des cercueils.

– Oui, oui, elle vendait les cercueils […] [65].

5. Conclusion

Magazine littéraire alternatif au sein d’un programme, Nuits magnétiques, conçu par son producteur en rupture avec les conformismes de l’institution qui l’héberge, Bruits de pages veut tout à la fois s’en prendre à la « mauvaise littérature » des livres sans talent, dont pourtant tout le monde parle, et promouvoir la littérature des écrivains de son temps qui comptent vraiment. Le projet se veuf neuf, décalé par rapport aux pratiques des grandes émissions culturelles ou littéraires du moment, volontiers éborgnées ou persiflées au détour d’un numéro du magazine (Radioscopie, La Matinée littéraire, Le Pop Club, Apostrophes…). La vocation de Bruits de pages s’affiche dans son titre : faire du bruit autour des bons livres. Elle se traduit tout au long de la vie du magazine par un ton batailleur, combatif, prompt à défendre ses passions comme à polémiquer contre l’ennemi, mais aussi par un choix de réalisation en apparence anodin, en réalité assez agressif au regard des usages de France Culture : faire entendre concrètement des bruits et pas seulement des paroles, des musiques bruyantes aussi. Des bruits de pages qu’on tourne. Des bruits de fond sonore. Des bruits de corps (toux, raclements, reniflements, rires de diverses sortes…). Du rock et non de la musique classique. Et aussi, dans les entretiens avec les auteurs, d’autres sortes de « bruits » qui dérangent, gênent, perturbent le bon déroulement normal d’un entretien civilisé : bruits de questions intempestives, impertinentes ; bruits aussi, plus timidement, des silences qui se prolongent. Le paradoxe de ce parti pris est qu’il semble parfois se retourner contre les « bons écrivains » eux-mêmes, à peine moins malmenés que les « mauvais » dans les entretiens auxquels ils se prêtent, sauf dans les dialogues monologisés de la première année, où les « bruits » des interviewers sont complètement effacés du montage. Aussi bien, ce qui s’ébauche déjà dans les entretiens de Bruits de pages, du moins dans la pratique de son principal animateur Veinstein, c’est une préoccupation qui n’a plus grand-chose à voir avec la défense des bons livres et des vrais auteurs et qui va trouver son espace dramaturgique dans Du jour au lendemain : celle de « faire naître une présence au bout de la parole [66] », ou plutôt dans les péripéties d’une parole. Et pour faire vivre à un écrivain cette aventure, dont Veinstein fait dans son roman L’Intervieweur, mais aussi dans ses méditations de Radio sauvage, un drame proprement angoissant, le savoir-vivre n’est plus de mise, tous les coups sont permis à l’intervieweur, ceux du joueur d’échecs comme ceux du muet ; les questions qui dérangent comme les silences qui perturbent.

Notes

[1] Les cinq magazines d’actualité des débuts (jusqu’à la saison 1980-1981) sont : Peinture fraîche, magazine sur la peinture (1er jeudi du mois) ; Devine qui vient dîner, magazine de poésie (2e mardi du mois) ; Sortie de secours, magazine d’actualité culturelle (3e lundi du mois) ; Bruits de pages, magazine littéraire (4e mercredi du mois) ; Risques de turbulence (1re semaine du mois, du lundi au vendredi).

Pour une première approche de Nuits magnétiques dans son contexte historique et médiatique, voir Clara Lacombe, Nuits magnétiques. La radio libre du service public ? 1978-1999, mémoire de Master en Histoire, Université Paris 1 Sorbonne, sous la direction de Pascal Ory, 2016. Le paysage radiophonique nocturne de la période a été étudié par Marine Beccarelli dans sa thèse « Micros de nuit. Histoire de la radio nocturne en France (1945-2012) », Paris 1, Sorbonne, sous la direction de Myriam Tsikounas, 2017, et avant cela dans Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’histoire de la radio nocturne en France 1945-2013, Bry-sur-Marne, INA éditions, « Médias essais », 2014, étude issue de son mémoire de Master.

[2] Sous-titre annoncé par exemple dans l’émission du 19 février 1980.

[4] Exemple : le 1er avril 1980, pour un hommage rendu au récemment décédé Roland Barthes.

[5] Cité par Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes, op. cit., p. 31.

[6] Je remercie Pierre-Marie Héron pour sa lecture attentive, ses suggestions savantes et le partage de ses notes inédites.

[7] Musique « psychédélique » en générique, musique avec effets de studio, rock et rock alternatif (par exemple, Kevin Coyne, Nosferatu, Deep Purple…). À comparer avec le choix de musique classique offert en interlude par La Matinée littéraire de Roger Vrigny (à partir de 1966).

[8] Alain Veinstein, Radio Sauvage, Paris, Seuil, 2010, p. 80.

[9] Voir Claude Abastado, « Introduction à l’analyse des manifestes », Littérature, n° 39, 1980, p. 3-11.

[10] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 02:40-04:55.

[11] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 01:29-02:36 ; 02:51-03:33 ; 03:45-04:10 ; 04:29-04:50.

[12] André Veinstein : « Dans les librairies, pas de place, dans les journaux, pas de place, à la télévision, pas à leur place ces auteurs à petit tirage. (interlude musical) Et pourtant ils existent, ils parlent et sont parfois photogéniques. Ce soir vous ne verrez pas Jean-Benoît Puech qui se dissimule dans la bibliothèque d’un amateur. » (Bruits de pages, 31 janvier 1979, min. 01:10-02:22).

[13] Min. 02:49-3:13.

[14] Bruits de pages, 19 février 1980, min. 05:00-05 :40

[15] Voir l’article de Jochen Mecke dans ce dossier.

[16] Clara Lacombe, entretien avec Alain Veinstein, op. cit., p. 216.

[17] Bruits de pages, 29 mars 1978, min. 23:29.

[18] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 02:40-04:55. Billet de Veinstein.

[19] Bruits de pages, 8 janvier 1980, min 47-48 :07 ; je souligne.

[20] Bruits de pages, 31 janvier 1979, min. 44:15-45:17.

[21] Une rubrique de Bruits de pages, « Manuscrit perdu », consacrée à un « manuscrit inachevé qui a joué un rôle important dans un travail », fait de ce rapport entre achevé et inachevé dans l’œuvre d’un écrivain son sujet. On y entend par exemple Gérard Macé faire parler Georges Perec sur sa tentative de décrire douze lieux de Paris, projet étalé sur douze ans (émission du 1er mars 1978, min. 23).

[22] « Oui les bons livres ne font pas défaut, même s’ils sont plus que jamais menacés […] ils doivent encore tenir tête aux mauvais bouquins, aux “m’as-tu-vu” qui ont tout pour plaire, en surproduction depuis septembre, et toute cette littérature matraqueuse, non inventive, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, risque fort, c’est bien le risque qu’elle prend, de nous faire perdre le goût de la lecture considérée, pourquoi pas, comme une aventure » (Alain Veinstein, éditorial de l’émission du 2 octobre 1979).

[23] Alain Veinstein, éditorial de la première émission (25 janvier 1978).

[24] L’idée de parler des livres qui ne sont pas des best-sellers, des livres dont on ne parle pas, est déjà suggérée par Évelyne Schlumberger à Roger Vrigny, le producteur de La Matinée littéraire sur France-Culture (Les Matinées de France Culture, La littérature, 1er janvier 1969). S’ensuit une discussion, au cours de laquelle Schlumberger maintient qu’on parle trop des bestsellers (min. 51-53).

[25] [Alain Veinstein] : « L’arrière-boutique, c’est la vitrine de Bruits de pages. Des livres nous y attendent, avant les retours d’office. Celui par exemple de Dominique Charmelot, Lettres à mon homme inventé, que publient les éditions Des Femmes » (émission du 29 mars 1978).

[26] Cas par exemple d’un livre de Julia Kristeva, alors bien moins connue qu’aujourd’hui, dans l’émission du 3 juin 1980.

[27] Voir l’article de Pierre-Marie Héron dans ce dossier.

[28] Cette émission culturelle radiophonique créée par Chancel le 5 octobre 1968 et diffusée sur France Inter tous les jours en semaine de 17 heures à 18 heures jusqu’en 1982, puis à nouveau à partir de 1988 jusqu’en 1990 accueillait des invités de grande renommée (Jean-Paul Sartre, Brigitte Bardot…).

[29] Interview avec Gilbert Lascault, Nuits magnétiques, émission du 15 avril 1981, min 03:04-04:44 ; je souligne.

[30] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 23:32 :55.

[31] « Les nouveaux philosophes sont-ils de droite ou de gauche ? », Apostrophes, 27 mai 1977.

[32] L’auditeur entend un montage : au premier plan, l’interview, à l’arrière-plan, en fond sonore, Vermont (quelqu’un en tout cas) qui joue du piano.

[33] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 07:50-08:30 ; je souligne.

[34] Sur le portrait journalistique, voir Adeline Wrona, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann Éditeurs, 2012 ; Galia Yanoshevsky, L’entretien littéraire. L’anatomie d’un genre, Paris, Classiques Garnier, à paraître.

[35] Genre qui interrompt le rythme classique et qui deviendra la marque des émissions de Veinstein, succédant aux Nuits magnétiques (Surpris par la nuit, 1999-2009 et Du jour au lendemain 1985-2014).

[36] Jean-François Diana décrit le développement de ce modèle et ses conséquences à la télévision, d’Apostrophes (avec l’apparition alcoolisée de Charles Bukowski en 1978) à Des livres et moi, où l’intervieweur, Frédéric Beigbeder, lui-même écrivain, interviewe nu… (« L’écrivain contre l’image ou le reste de la parole », Médiamorphoses, n° 7, 2003, p. 63-69).

[37] Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 164.

[38] Exemple : entretien de Dominique Charmerlot avec Gilbert Maurice Duprez et Alain Veinstein à propos de son livre, Lettres à mon homme inventé (Bruits de pages, 29 mars 1978, min. 4:35).

[39] Bruits de pages, 19 février 1980, min. 23. Notes d’écoute inédites.

[40] « Il ou elle est un auteur connu, discuté, commenté. Il ou elle n’en est qu’à ses premiers livres, ses premiers mots. Il ou elle, illustre, accepte de s’effacer devant lui ou elle encore inconnu. De s’effacer ou, en tout cas, de le mettre en valeur » (Bruits de pages, 26 avril 1978).

[41] Exemple : l’interview avec Chantal Chawaf, transformée en « monologue » de 7 mn (De la nuit, 15 mars 1976). Sur l’emploi systématique du procédé, voir dans ce dossier l’article de Christophe Deleu.

[42] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 23:28-23:32.

[43] Exemple : l’entretien avec Marie-Françoise Hans autour de son livre Libres à elles au Seuil dans Bruits de pages du 29 mars 1978, min. 22:38.

[44] Alain Veinstein, L’Intervieweur, Paris, Calman-Lévy, 2002 ; Radio sauvage, Paris, Seuil, 2010 ; Cent quarante signes, Paris, Grasset & Fasquelle, 2013 ; Du jour sans lendemain, Paris, Seuil, 2014.

[45] Marine Beccarelli, entretien avec Alain Veinstein, 11 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 315-320 ; Clara Lacombe, entretien avec Alain Veinstein, 29 janvier 2014, dans Clara Lacombe, op. cit., p. 213-219.

[46] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 152.

[47] Veinstein, Radio sauvage, 2010, op. cit., p. 166-167 : « Le problème, c’est de parler. De faire naître une présence au bout de la parole, une présence qui, à son tour, engendrera un désir de lecture. L’émission n’est qu’une invitation à la lecture. Elle ne rivalise pas avec elle et cherche encore moins à s’y substituer. »

[48] « Chez Léautaud, ce fut la voix brusque, voilée, qui lui conféra une notoriété littéraire très tard dans la vie, à plus de 80 ans. La critique alla du peu d’intérêt manifesté avant le succès des entretiens radiophoniques de Léautaud par Mallet, à l’enthousiasme » (Christopher Todd, « Le succès des entretiens littéraires radiophoniques. Quelques réactions dans la presse écrite », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 33-34).

[49] Entretien avec Chantal Chawaf, Bruits de pages, op. cit., min. 21:35-22:00.

[50] Grosse modo, il s’agit de l’idée de ce qu’on peut dire à la radio, et ce qui devrait être réservé à des conversations privés.

[51] Bruits de page, 31 janvier 1979, min. 38:35-39:15.

[52] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 09:49-10:00.

[53] Pierre-Marie Héron, « De l’impertinence dans les interviews d’écrivain : l’exemple de la série radiophonique Qui êtes-vous ? (1949-1951) », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 12 | 2014, mis en ligne le 20 avril 2014, consulté le 11 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/aad/1706 ; DOI : 10.4000/aad.1706

[54] Ibid., p. 2, § 3. Il fait allusion à Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, 1994.

[55] Ibid. Le Siècle du persiflage (1734-1789), est le titre d’un ouvrage d’Élisabeth Bourguinat, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1998.

[56] Bruits de pages, 25 avril 1979, min. 35:00-37:30.

[57] Dans la typologie de l’impertinence de l’interviewé proposée par Pierre-Marie Héron (art. cit., § 34), on est presque dans le régime de l’impertinence impossible, dans la mesure où à chaque étape de l’entretien, Chawaf semble vouloir rompre avec le contrat de coopération en n’acceptant qu’à contre cœur le jeu de question-réponse.

[58] « C’est la deuxième forme d’impertinence programmée et donc autorisée par le genre de l’interview-confession. Sa finalité cognitive donne au rôle de l’intervieweur autorité pour pousser l’écrivain à clarifier les opinions ou idées qu’il exprime ou les faits qu’il relate, à sortir des formulations équivoques ou ambiguës, des sous-entendus. L’interview-confession préfère la lumière crue au clair-obscur. Dans cette perspective, l’insistance, en général perçue comme un manque de courtoisie, se trouve investie d’une fonction maïeutique qui excuse en quelque sorte son impertinence » (Pierre-Marie Héron, art. cit., §18).

[59] En fait, le style polémique de Veinstein le rapproche de certaines interviews journalistiques (news interviews), où le positionnement agonique semble être plus efficace pour arracher de l’information aux interviewés. Voir à ce sujet Elda Weizman, Positioning in Media Dialogue, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, 2008.

[60] « Ma stratégie ressemble à celle du joueur d’échecs : obtenir des positions pas forcément favorables mais où je peux manœuvrer, tourner autour de mon interlocuteur et le “masser”, comme on dit dans ce monde-là, jusqu’à ce qu’une faille minuscule s’ouvre dans l’espace des soixante-quatre cases. Et dans l’interstice ainsi ouvert insérer un coin, puis “cogner” sans relâche – si je m’autorise le mot – avec la violence toute feutrée qui caractérise la partie d’échecs » (Alain Veinstein, Du jour sans lendemain, op. cit., Kindle Locations, 181-182).

[61] « La comparaison est banale et prétentieuse mais c’était vraiment de la tauromachie. Le torero joue son truc quand il n’est pas encore dans l’arène et qu’il voit comment se comporte le taureau. Des fois, je m’accrochais pour aller jusqu’au bout » (Alain Veinstein, dans Clara Lacombe, op. cit., p. 217.).

[62] Son emploi dans Bruits de pages est certes bien plus réduit que dans Du jour au lendemain, mais suffisamment marqué quand même pour être remarqué de l’auditeur.

[63] Bruits de pages, 3 juin 1980, min. 21:35-25:37 ; je souligne.

[64] Ibid., min. 26:31-27:26 ; je souligne.

[65] Ibid.

[66] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit.

Auteur

Galia Yanoshevsky, Professeur au département de Culture française de l’Université Bar-Ilan (Israël), est actuellement professeur invitée à l’université de Franche-Comté, dans l’équipe ELLIADD (sciences du langage). Comme membre de l’équipe ADARR de l’Institut Porter, Tel-Aviv, elle dirige la section « l’Auteur au prisme des genres et des médias ». Auteur de L’entretien littéraire. L’anatomie d’un genre (Classiques Garnier, sous presse), et de Discours du Nouveau Roman : Essais, Entretiens, Débats (Septentrion 2006), elle s’est spécialisée dans des genres limitrophes de la littérature comme le manifeste (2009), l’entretien littéraire (2004, 2014) et les collections d’auteurs.  Son intérêt pour les rapports entre le visuel et l’écrit et pour le patrimoine culturel se manifeste dans le projet de recherche qu’elle dirige actuellement sur les représentations des relations France-Israël dans les guides touristiques de 1948 à nos jours (Israel Science Foundation, 2016-2019).

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