Un duo sonore : Butor et Bryen en 1976

 


Un aspect de la réforme des « grands entretiens » de France Culture en 1975 a consisté à donner le plus souvent possible à des écrivains le rôle de l’intervieweur. Après Michel Chaillou, Georges Perec, Édouard Maunick ou Jean Daive interrogeant Michel Deguy, Claude Ollier, Maurice Nadeau, Aimé Césaire ou Georges Perros, voici Michel Butor tendant le micro à Camille Bryen, dans une série en cinq parties de vingt à vingt-cinq minutes diffusée sur France Culture du lundi 5 avril au vendredi 9 avril 1976, entre 22h35 et 23h. Coutumier depuis longtemps des exercices d’explication de ses œuvres dans les médias, l’expérimentateur-né des formes de la littérature et des arts ne pouvait qu’être ravi de se mettre dans la peau du « barbier », comme disait Jean Amrouche. Comment s’y prend-il, qu’en fait-il et que fait-il des figures imposées et des routines du rôle, c’est ce que l’article examine. Il commence par des remarques sur la genèse et la composition de la série. Il continue en  décrivant comment Butor, amateur de conversation plus que d’entretien, inscrit dans la sonorité de leurs échanges, où l’oreille est saisie par la voix de l’un et le rire de l’autre, l’égalité entre interlocuteurs voulue par la logique amicale de la conversation. Il montre ensuite comment l’écrivain, tout en acceptant de poser des questions, s’amuse en même temps de quelques clichés du rôle, dans un passage de l’émission 3 qui tourne au pastiche. Une dernière partie s’intéresse au choix de Bryen comme interlocuteur et au projet de faire à deux, de leurs entretiens, une sorte de livre sonore.

One aspect of the reform of France Culture’s “grand entretiens” in 1975 was to give writers the role of the interviewer as often as possible. After Michel Chaillou, Georges Perec, Édouard Maunick or Jean Daive questioning Michel Deguy, Claude Ollier, Maurice Nadeau, Aimé Césaire or Georges Perros, here is Michel Butor handing the microphone to Camille Bryen, in a series in five parts of twenty to twenty-five minutes broadcast on France Culture from Monday, April 5 to Friday, April 9, 1976, between 10:35 pm and 11 pm. Accustomed for a long time to the exercises of explanation of his works in the media, the experimenter-born of the forms of literature and the arts could only be delighted to put himself in the shoes of the “barber”, as Jean Amrouche said. How does he do it, what does he do with it, and what does he do with the imposed figures and routines of the role, that’s what the article examines. It begins with remarks on the genesis and composition of the series. It goes on to describe how Butor, a lover of conversation rather than interview, inscribes in the sound of their exchanges, where the ear is seized by the voice of one and the laughter of the other, the equality between interlocutors desired by the friendly logic of conversation. It then shows how the writer, while agreeing to ask questions, is amused at the same time with some clichés of the role, in a passage of the part 3 which turns to pastiche. A final part focuses on the choice of Bryen as an interlocutor and the project of making their interviews a kind of sound book.

 


Texte intégral

Dans l’important corpus d’émissions de toutes sortes auxquelles Butor a participé figure, à l’année 1976, une série d’entretiens méconnue et pourtant bien intéressante car l’écrivain, qui a souvent occupé la place du questionné, y occupe pour une fois celle du questionneur. Il s’agit de ses dialogues au micro avec le peintre et écrivain Camille Bryen, série en cinq parties de vingt à vingt-cinq minutes diffusée sur France Culture du lundi 5 avril au vendredi 9 avril 1976, entre 22h35 et 23h [1]. Butor succède, dans cette position, à Michel Chaillou, Georges Perec, Édouard Maunick ou Jean Daive qui ont interrogé dans les mois ou semaines qui ont précédé Michel Deguy, Claude Ollier, Maurice Nadeau, Aimé Césaire ou Georges Perros : un aspect de la réforme des « grands entretiens » de France Culture confiée en 1975 à Alain Veinstein [2] a consisté en effet à donner le plus souvent possible à des écrivains le rôle de l’intervieweur [3]. Butor est aussi crédité dans les notices Ina, comme les autres écrivains-questionneurs cités, du rôle de producteur de la série, un rôle qui a visiblement consisté à organiser la composition finale des émissions. De fait, dans chacune on distingue sans difficulté des parties enregistrées distinctes, montées ensemble, avec des sonorités de voix et d’ambiance différentes (la sonorité des prises de son varie notamment selon que le propos est enregistré en studio ou au domicile de Bryen). Chaque émission comporte en outre une ou deux adresses de Butor aux auditeurs enregistrées au montage, placées en préambule de l’émission ou ailleurs. De la musique s’y ajoute, du genre « musique d’ameublement » telle que la concevait Erik Satie, le compositeur préféré de Bryen (dit-il dans l’émission 3). Elle va et vient, disparaît et réapparaît au fil des émissions, tantôt sous le propos, tantôt entre deux moments dialogués, qu’elle ponctue (liaison, intervalle). Elle ouvre et ferme chaque émission. Elle relie aussi entre eux, comme un raccord musical, des parties vocales relevant de prises de son différentes. L’esprit de la « réforme Veinstein » des grands entretiens étant d’inviter les écrivains à utiliser le micro comme un stylo, nul doute que Butor ait pris plaisir à répondre à l’invitation en accompagnant de près la composition de l’émission jusqu’à sa diffusion. Dans cet article, je ne vais pas examiner l’intérêt de la série d’entretiens pour la connaissance de Bryen ni des relations de Butor avec lui [4], mais me pencher sur la manière dont l’écrivain y occupe ce double rôle de producteur et de questionneur. Un rôle à vrai dire peu figé par la jeune tradition du genre, dont Jean Amrouche et Robert Mallet, à ses origines, avaient déjà proposé deux incarnations très contrastées, celle, sérieuse et critique, du Lecteur face à l’Auteur [5] d’une part, celle d’autre part, théâtrale et arlequine, jadis finement analysée par Philippe Lejeune [6], de la comédie de caractères. Butor lui-même a connu, avec Georges Charbonnier en 1967 sur France Culture [7], une version très intellectualisée [8] (si on peut dire) du type Amrouche, et sur France Inter en 1973 [9], avec l’inénarrable Pierre Lhoste, une version longue de ces « interrogatoires » ou « dialogues de type interview entièrement en questions et réponses [10] » auxquels il s’est prêté avec une bonne volonté souriante et un talent d’explication remarquable tout au long de sa carrière [11].

1. Remarques sur la composition de la série

Commençons par donner au lecteur une idée du contenu des cinq émissions de la série, en recopiant ci-dessous les résumés proposés par les notices Ina :

Émission 1 : Camille BRYEN et Michel BUTOR : ce qu’ils souhaitent à propos du livre et de son évolution ; les livres qu’ils ont faits ensemble ; comment est né leur livre sur le Nouveau Mexique, leur livre sur Charles PERRAULT, leur livre intitulé [Bryen en temps conjugués] ; MONET et la négation créatrice ; le livre qu’ils rêvent d’écrire ensemble (23’ environ).

Émission 2 : Camille BRYEN : son enfance à Nantes ; son arrivée à Paris, anecdote ; sa découverte de Montparnasse, ses rencontres avec Hans ARP, Marcel DUCHAMP, Tristan TZARA ; son exposition avec Marcel DUCHAMP dans un bar (lecture du manifeste écrit pour cette exposition, anecdote) ; quelques mots sur PICABIA et l’exposition PICABIA actuelle ; la personnalité et l’œuvre de Marcel DUCHAMP (23’ environ).

Émission 3 : Camille BRYEN : ses rapports avec la musique et les musiciens (CLIQUET-PLEYEL) ; son goût pour la musique du Moyen Âge, la musique baroque, les œuvres de SATIE et le jazz ; les rapports entre ses livres, la pensée médiévale et le diable, entre le diable et PICABIA ; son opinion sur La Sorcière de Michelet ; ce qu’il aime dans le monde médiéval (20’).

Émission 4 : Camille BRYEN : remarques sur ses dessins, ses textes, ses gouaches, son écriture ; les titres de ses toiles ; les mots qu’il invente ; l’évolution de son dessin ; le monde de peinture. Lecture par l’auteur de « Désécriture » (2’30″) (19’30″).

Émission 5 : Camille BRYEN : le thème de son livre écrit en collaboration avec Jacques AUDIBERTI L’Ouvre-Boîte ; définition de l’abhumanisme ; les difficultés rencontrées avec AUDIBERTI ; les faits étranges concernant le texte sténotypé et l’enregistrement d’un entretien avec AUDIBERTI ; sa conviction qu’il existe une conjuration « antihumanistique » ; anecdote à propos d’une adaptation théâtrale de son texte Les Lions à barbe (20’ environ).

D’après les notices Ina, Butor et Bryen ont eu deux séances d’enregistrement ensemble, mercredi 3 mars et jeudi 1er avril 1976. Il est toujours intéressant, quand on le peut, de revenir à la genèse de ce genre d’entretiens-feuilletons, dont la composition finale est parfois assez éloignée de la version initiale. C’est ce qui se passe ici, puisque la première des deux séances d’enregistrement, celle du 3 mars, nourrit les émissions 1, 3 et 4 (mentions en vert dans la citation ci-dessus), tandis que la seconde fournit la matière des émissions 2 et 5 (en bleu ci-dessus). Si l’on remet ensemble les contenus de la séance du 3 mars, on voit qu’il y a été question du livre en général et des livres faits ensemble (→ émission 1), des goûts musicaux de Bryen et de son attrait pour le monde médiéval (→ émission 3), de ses textes, dessins et gouaches, avec lecture d’un texte par l’auteur (→ émission 4). La seconde séance, quant à elle, a porté sur l’enfance à Nantes, les débuts à Paris, les rencontres et/ou collaborations avec Marcel Duchamp et des artistes liés au mouvement dada durant d’entre-deux-guerres (Hans Arp, Tzara, Picabia), avec lecture d’un texte par l’auteur (→ émission 2) et sur L’Ouvre-Boîte, le livre de 1952 co-signé avec Jacques Audiberti, où s’invente et s’explicite leur idée d’un abhumanisme (→ émission 5).

Comme on voit, les questions biographiques, avec leur traditionnel début par l’enfance, sont absentes de la première séance. Elles arrivent dans la seconde, mais très vite (car Bryen n’a rien à dire de son enfance…) elles se concentrent sur les débuts de l’artiste et ses grandes rencontres dans les milieux dada. L’enfance, ici, ne joue aucun rôle structurant, directeur ou explicatif des rapports entre la vie et l’œuvre, contrairement à ce qu’on voit par exemple dans les entretiens menés par Amrouche. Évidemment, il reste intéressant pour l’auditeur d’avoir assez vite un aperçu du parcours de de vie de Bryen, d’où sans doute la transformation de cette partie de la seconde séance d’enregistrement en deuxième émission de la série ; mais il est significatif que Butor décide de ne pas en faire l’émission 1, et de consacrer celle-ci au Livre plutôt qu’à la biographie de l’artiste.

Comme on voit aussi, et cela est plus surprenant, dans la première séance, Bryen est interrogé sur son activité d’écrivain et de peintre, mais aussi sur ses goûts en musique. Cela est plus surprenant quand on écoute l’émission 3 qui en résulte : Bryen y déclare qu’il n’a quasiment rien à dire sur le sujet, que ces goûts ne dépassent pas ceux d’un mélomane moyen, avec une préférence pour Satie « car il faisait de la musique d’ameublement ». Radiophoniquement parlant, cette émission sur la musique et le monde médiéval est assez faible (comme d’ailleurs celle sur l’enfance), et thématiquement elle ne s’impose guère, puisque Bryen est connu comme écrivain (un peu) et comme peintre, pas du tout comme musicien ou mélomane. Mais c’est aussi celle qui donne le plus à penser sur l’attirance de l’abhumaniste Bryen, que le monde contemporain dégoûte, pour les pensées ésotériques du Moyen Âge. C’est aussi, comme on le verra, l’émission pour laquelle Butor imagine toute une mise en condition de l’auditoire, qui fait sourire mais aussi réfléchir à l’importance accordée par lui aux sujets abordés dans l’émission. Si l’on pense à son goût pour le chiffre cinq et sa symbolique d’une part (liée aux cinq doigts de la main), bien présent dans ses logiques éditoriales, à son intérêt pour l’ésotérisme d’autre part, et bien sûr pour les collaborations et dialogues entre littérature, peinture et musique [12], on trouvera peut-être moins surprenant l’inclusion du thème de la musique dans la série et en position 3, au milieu de la « main ».

Comme on voit enfin, alors que Camille Bryen, dans la deuxième moitié du XXe siècle, est bien plus connu comme peintre que comme écrivain, Butor, qui aurait pu placer les propos sur la peinture, enregistrés à la première séance, en émission 1 ou 2, fait entrer bien tard les auditeurs dans l’atelier du peintre, dans la quatrième émission seulement. L’émission est d’ailleurs tout à fait passionnante, Butor s’y montrant comme à son habitude un fin critique d’art, mais on peut se demander pourquoi si tard, après les deux émissions assez faibles sur l’enfance et les rencontres artistiques et sur la musique et l’ésotérisme. La structure générale de la série nous éclaire un peu : on commence et on finit le chemin de l’écoute par le livre, notamment l’évocation des livres de Bryen réalisés en collaboration (avec Butor dans l’émission 1, avec Audiberti dans l’émission 2), et il est au fond plus question des livres du peintre et de leur fabrication que de ses dessins et peintures. Comme pour signifier ce fait que Bryen, qui a d’abord été un écrivain et qui prétend s’être libéré de l’écriture par la peinture, ne s’est pas détourné du livre pour autant, qu’il s’en sert, qu’il en fait, et qu’il entre plutôt dans cette espèce hybride de ceux qui font bouger les lignes des arts… comme Butor lui-même. Cette parenté de profil entre les deux hommes explique sans doute en partie le choix de l’interlocuteur et la minoration de l’œuvre picturale au profit de la triade littérature-musique-peinture (non sans exagération pour l’élément « musique »).

Envisageons maintenant plus précisément, en regardant de plus près quelques débuts d’émissions (émissions 1, 3 et 5), la manière dont Butor investit le rôle du questionneur.

2. Trouble dans le rôle : questionner ou converser ?

Entre une utopie et sa réalité, entre un idéal et sa concrétisation, les écarts sont fréquents. La première émission de la série est aussi la plus réussie à mon sens, en tout cas la plus vive et animée des cinq, la plus rythmée, la plus équilibrée aussi dans la ronde des tours de parole. Telle quelle, elle donne une bonne idée de ce que Butor a rêvé de faire avec Bryen dans l’ensemble de la série, même s’il n’y a pas complètement réussi. Et qui est, d’abord, de mettre du trouble dans le genre, en le tirant vers ce qui est affirmé dès ses origines radiophoniques comme un idéal de style bien éloigné du modèle journalistique de l’interview de reportage lui aussi influent, à savoir le grand art de la conversation. Pas si simple évidemment ; mais diablement attirant quand, comme Butor, on apprécie [13] et pratique cet art avec autant de culture et d’aisance que d’enjouement.

2.1 Conversation vs entretien

S’agit-il, dans cette série d’émissions enregistrées au domicile de l’artiste, de poser des questions à Bryen et de susciter et recueillir des réponses, ou bien de dialoguer avec lui, de converser de choses et d’autres, autour de sa vie et de son œuvre ? Si la première émission donne le ton, c’est certainement celui de la libre conversation. Voici une transcription de la première partie dialoguée :

(1:02 ; raccord son ; la musique continue)

Michel Butor  ̶  Aujourd’hui, nous pourrions peut-être un peu parler des livres.

Camille Bryen  ̶  C’est excellent de parler des livres ! Parce que, au fond, je soupçonne fort que le rêve des écrivains c’est de ne plus écrire. Moi j’ai réussi à résoudre la question en quelque sorte en dessinant. Mais je soupçonne fort qu’au fond un des plus grands ennemis des écrivains, c’est le livre.

MB  ̶  Mais est-ce que… le rêve des dessinateurs, ça n’est pas de ne plus dessiner ?

CB  ̶  Bien sûr que si !

MB  ̶  Mais alors le peintre peint pour ne plus peindre, le dessinateur dessine pour ne plus dessiner, et l’écrivain écrit, bien sûr, pour qu’un jour il ne soit plus nécessaire d’écrire…

CB (chevauchement)  ̶  …il n’en soit plus question, voilà ! Et alors…

MB (chevauchement)  ̶  …et entretemps…

CB  ̶  …entretemps je te soupçonne déjà toi aussi, d’être très embarqué, et que / l’esprit moderne / qui à un moment donné était mallarméen, (ardent) avec l’Académie Mallarmé, avec toutes sortes de mallarméismes, et que / il voulait écrire le Livre, le Livre qui représenterait vraiment une contraction de l’Univers, une espèce de / de prise en charge magique de tout sur les / sur les épaules de /  de l’écrivain / je soupçonne que maintenant l’action secrète que tu entreprends, sans peut-être te l’avouer absolument d’une manière / tu veux le garder encore secret peut-être / maintenant on nous écoute tu sais !

MB (rire)  ̶  Oui oui, n’en dis pas trop ! (rire)

CB  ̶  En somme tu voudrais / te délivrer du livre. Et au fond, beaucoup de tes tentatives ont été de nous présenter des livres qui sont, comme Gide écrivait des « espèces de roman », des « espèces de livre » qui sont de plus en plus, qui tiennent de plus en plus à devenir même / euh / (baisse la voix) on ne sait pas quoi…

MB  ̶  Eh oui, ce sont des ablivres.

CB  ̶  Des ablivres.

MB  ̶   Ce sont des livres qui se détachent du livre, car tout ça se passe, euh / c’est en transformant le livre lui-même que / nous arrivons à faire / voyager le livre, à faire partir le livre de l’endroit où il était auparavant. Déjà dans le mot lui-même c’est très frappant cette relation qu’il y a entre livre d’un côté et délivrer.

CB  ̶  Voilà ! C’est ça !

MB (plus lent, sentencieux)  ̶  Se délivrer, délivrer quelqu’un, hein. Bon, c’est en même temps le débarrasser / de certains livres, et même peut-être du Livre, d’une certaine acception…

CB (chevauchement)  ̶  Ouais…

MB  ̶  …d’une certaine acception du livre.

CB  ̶ D’ailleurs dans l’Apocalypse on mange le livre… on mange le livre et c’est tellement intéressant !

MB  ̶ Non seulement on mange le livre mais le livre passe à travers le / l’apôtre saint Jean.

CB  ̶ Ouais…

MB  ̶  D’ailleurs dans… dans l’Apocalypse de Dürer, dans l’illustration faite par Dürer de l’Apocalypse, il y a une image absolument prodigieuse de cette traversée du corps / par / le livre / par le petit livre…

CB  ̶  Ouais, qui est donné par / l’Ange, alors, le livre traverse le corps.

MB  ̶  Eh bien les livres que tu as faits Camille, les livres auxquels j’ai participé, les livres dans lesquels j’ai été ton complice, eh bien ces livres nous permettent un peu cette suspens… / traversée du corps. Qu’est-ce que tu attends maintenant de ce livre qui est / un livre en déséquilibre, un livre qui est destiné à nous faire passer du livre, à / à ouvrir ce mur du livre dont nous avons déjà parlé ?

CB  ̶  Ouais, ouais…

Comme on voit, les rôles sont d’emblée brouillés : Butor propose de parler d’abord, non des livres de Bryen, mais du livre en général. Bryen suit, mais fait à deux reprises porter l’échange sur le rapport au Livre de son interlocuteur écrivain, lequel se laisse volontiers faire, avant d’évoquer allusivement les livres de Bryen. Au centre de l’échange, on ne trouve ni l’un ni l’autre, mais ce sujet du Livre, au sens mallarméen. Avec un tel départ, on pressent qu’il n’est pas question d’entamer des entretiens au sens convenu, sur l’auteur interrogé, mais de commencer une conversation, mot repris par Butor au début de la dernière émission pour qualifier ce que les auditeurs ont écouté.

Et l’on sent bien, en écoutant la série, ce qui séduit Butor, non seulement dans l’air de la conversation (son naturel, son ton amical…), mais aussi dans son allure (en zigzags, à sauts et à gambades). Lui, cet homme d’ordre, de structure, de compositions imprimées en tous genres, des plus simples aux plus complexes, se montre infiniment séduit par la liberté incluse dans le programme du genre « conversation » de ne pas suivre un canevas prévu d’avance, un ordre, un chemin tout tracé, mais, au lieu de cela, de s’autoriser à parler de choses et d’autres, au gré des inspirations et dérives de l’improvisation, dans un certain désordre. Il a aussi les qualités qu’il faut pour cela : il se sait bon bavard et bon improvisateur, fertile, inépuisable, capable aussi bien de dialoguer que de monologuer, de suivre et de relancer, jamais à court de mots et d’idées, rarement pris en défaut, et la confiance qu’il a dans sa virtuosité de parole lui donne, dans la série, une assurance enjouée et une vélocité qu’on est bien en peine de trouver dans ses interventions audiovisuelles du début des années 1960, marquées par une élocution lente, méticuleuse et quelque peu martelée.

Le modèle ici, c’est Claudel et ses Conversations dans le Loir-et-Cher, élogieusement cité par Butor dans Répertoire V [14]. Dans l’histoire de la radio, on est renvoyé, non pas aux entretiens-feuilletons, mais aux Propos et récits improvisés de Giono en 1955, édités en coffret par Phonurgia nova en 1995, et plus encore à une série expérimentale du Club d’Essai en 1946, Léon-Paul Fargue vous recevra ce soir, en quatre émissions, qui veut déjà faire entendre ce brillant causeur en conversation et non en interview [15].

2.2. De pair à pair : un duo sonore

Un aspect important de cette logique amicale et conversationnelle du dialogue est l’égalité des interlocuteurs : la référence faite par Jean Amrouche au roi Midas et son barbier dans sa causerie de 1952 pour imager les relations entre l’écrivain et son interlocuteur est possible à propos d’un entretien, pas d’une conversation.

Dans la première émission, l’égalité est d’abord marquée par le mouvement de ping-pong de l’échange à partir du thème donné (les livres), mêlant idées générales et cas personnels. Elle s’explicite et s’affirme dans la suite de l’émission quand les deux artistes abordent les livres faits ensemble, à savoir les Lettres écrites du Nouveau Mexique (1970), Bryen en temps conjugués (1975) et surtout l’opus magnum de 1973, la Querelle des états. Petit monument pour Charles Perrault. Parler de livres faits ensemble, c’est une manière très claire de sortir de la répartition a priori des rôles en usage dans les entretiens-feuilletons, entre questionneur et questionné.

Mais il y a une autre manière encore, plus subtile et plus radiophonique en même temps, de faire sentir à l’auditeur cette égalité : c’est de l’inscrire dans la sonorité même de la série. Le procédé est subtil parce qu’il demande à l’auditeur de « travailler » un peu (comme Butor le demande volontiers à ses lecteurs), et de réaliser lui-même ce qui se joue sur ce plan du sonore, à partir du programme d’écoute annoncé au début de la première émission. Ce programme, annoncé dès les toutes premières phrases, c’est de faire entendre la voix de Bryen et surtout son rire unique :

Il faut regarder les toiles de Camille Bryen, et ses dessins ou ses gouaches. Il faut lire ce qu’il a écrit. Mais cela ne suffit pas : il est absolument indispensable d’entendre Camille Bryen. D’entendre la voix de Bryen et d’entendre en particulier le rire de Bryen. Le rire de Bryen a apporté quelque chose d’unique à l’intérieur de la sonorité de la ville de Paris.

De fait, un des charmes de ces entretiens, une manière qu’ils ont de nous agripper et de nous retenir, vient de cette voix graillonnante et grinçante de Bryen, qui nous éraille ou râpe l’oreille, cette voix vive et sans façon, parfois stridente, insoucieuse du « ton micro », confidentiel, doucereux et fade, trop vite d’usage dans les entretiens, que Léautaud raillait déjà en 1950, voix d’un autre âge déjà dans les années 1970 [16]. Sauf que… si l’on entend bien la voix de Bryen, on n’entend quasiment pas son rire ! Alors que Butor parle de ce rire de manière très appuyée au début des émissions 1, 3 et 5 (au début, au milieu et à la fin de la série), le drôle est qu’on ne l’entend quasiment jamais [17] ! À la place et très souvent, dans chaque émission, le rire que l’on entend c’est celui de Butor, ce rire bien connu lui aussi, ce petit rire gourmand et pétillant, bref et saccadé, qui fuse et s’arrête presque aussitôt, mêlé aux à-coups de la respiration, émergeant d’une sorte d’enjouement permanent et radieux (ou irradiant), très contagieux. À la place du rire de Bryen, il n’y a donc pas seulement son fantôme, et la déception d’une injonction d’écoute qui s’avère être un leurre, mais un autre rire à écouter, ce rire fusant et perlant de Butor qui fait entendre sa petite musique tout au long des cinq émissions. S’il fallait qualifier la sonorité de ces émissions, on ne retiendrait pas seulement la voix de Bryen, qui s’imprime si bien dans nos tympans mais le mélange de cette voix et du rire de Butor, réunissant à égalité les partenaires de l’entretien dans un attachant duo sonore.

2.3. Entretien vs conversation

Il y a, nourrissant la série, un rêve de libre conversation entre pairs, inscrit jusque dans sa trame sonore. Cependant, quand on écoute l’ensemble des émissions, on se rend vite compte que la conversation est plus de l’ordre d’une virtualité inachevée, ou d’un idéal de style, que d’un mode de fonctionnement dominant.

Ce qui d’abord peut empêcher de prendre ce plaisir-là de la libre conversation, c’est la loi même du genre de l’entretien, qui veut qu’on propose aux auditeurs un chemin qui aille quelque part, qu’il soit biographique, thématique ou autre. Mais on sent bien aussi que Butor, là, est mis face à ses propres résistances internes, à son incroyable passion didactique qui veut que ses lecteurs, s’ils s’en donnent la peine, ne sortent pas de ses livres, même les plus déroutants, sans avoir appris quelque chose. Il y a donc un ordre dans cette série, chaque émission tourne autour d’un thème, et la plupart s’ouvrent sur un préambule explicatif de ce qui va se passer.

Le résultat de ce désir contradictoire de Butor, de cette tension, c’est un mélange d’ordre et de désordre : globalement, l’auditeur suit un chemin, d’un sujet à un autre (livre, carrière, musique, peinture, livre) ; dans le détail en revanche, chaque émission fait sa part à la digression et l’improvisation… avec ses chances et ses malchances, car certains sujets exigent une préparation. Ainsi, Butor est excellent en critique d’art dans l’émission 4 sur la peinture de Bryen, lequel est visiblement flatté de l’écouter parler si bien de son œuvre, et… un peu contrarié semble-t-il d’avoir du mal à s’exprimer aussi bien que lui ! Mais dans l’émission 2 qui se propose d’évoquer l’enfance nantaise et l’itinéraire de l’artiste dans l’entre-deux-guerres (après son arrivée à Paris « en 1926-1927 »), Butor paraît réduit à jouer le rôle de l’intervieweur ignorant, tâtonnant à l’aveugle sur des points de biographie, posant des « questions bêtes » du style « Aimes-tu faire du bateau ? » et trahissant une connaissance très vague des rapports de Bryen avec Tzara, Picabia ou Duchamp, comme de son œuvre imprimée (poèmes, dessins et collages) et de ses expositions des années trente [18]. Heureusement, dans les dernières minutes de cette émission, le critique rattrape l’intervieweur par des parallèles que Bryen trouve « très justes » entre Duchamp et lui (sur son « comportement autour des tableaux » « aussi important que les tableaux », par exemple). Butor aime expliquer, analyser, faire marcher son intelligence mais se révèle ici défaillant dans le domaine biographique, parce qu’il n’a pas étudié le sujet avant ; ce qui plaide d’ailleurs en faveur d’une logique amicale et conversationnelle de ces entretiens.

3. Petits jeux autour du rôle du questionneur

S’il est demandé au questionneur de ce genre d’entretiens-feuilletons de trouver un fil directeur autour duquel ordonner à peu près le fil du dialogue et la suite des émissions, et si Butor, bon gré mal gré, s’y soumet, il ne se prive pas en revanche de s’amuser avec quelques à-côtés du rôle, ou préjugés. C’est ce qui se passe au début de l’émission 3 (issue de la première séance d’enregistrement), où l’écrivain apparaît soudain déguisé en petit reporter et en méchant chirurgien, sur un mode de pastiche qui fait sourire.

Sur un fond musical doux allant et venant en arrière-plan, ajouté au montage, Butor, s’adressant comme en aparté aux auditeurs, les introduit dans l’appartement du peintre, qu’il présente stoïquement prêt à se faire opérer au bistouri de ses questions, pour être mis à découvert dans ses « retranchements les plus secrets ». Cet aparté dure environ 2 mn 30, après quoi on accède à l’entretien. Le débit est posé, la voix très contrôlée, calme et amicale (un peu claironnante au début de la deuxième prise de son), le ton volontiers enjoué et gourmand, comme pour inviter les auditeurs à se régaler par avance de ce qui va arriver. Notons en passant qu’on entend très bien ici la succession de morceaux de couleurs sonores, provenant d’enregistrements différents. Le premier complète visiblement le deuxième, les deux ensemble composant l’adresse liminaire à l’auditeur, qui en paraît d’autant plus préméditée :

 (Prise de son 1, voix mezzo) Comme / je veux / pousser Camille Bryen dans ses / re / dans certains de ses retranchements les plus secrets, je veux donner une petite idée du décor dans lequel cette opération chirurgicale / se passe (0 :19 : autre prise de son, voix forte puis mezzo) Nous nous trouvons dans l’appartement de Camille Bryen, à Paris, rue de l’Université. Il y a au mur, naturellement, des / tableaux et des dessins de / Bryen. Il y a des livres et parmi ces livres certains des / livres / de Bryen, ce personnage qui / tr / qui a traversé et qui traverse Paris avec son rire si caractéristique et qui a dérangé tellement d’habitudes et continue à en déranger tellement. Musique seule. Camille Bryen est / à demi étendu sur un / fauteuil qui / va me servir de table d’opération. Les / lampes nécessaires sont là et j’ai toute la littérature bryenologique étalée sur la table, qui va me servir / de bistouri. Je sens qu’il est déjà en train de souffrir, mais il ne se rend pas compte de ce qui va se passer dans quelques instants, je / je m’efforce d’ailleurs de l’endormir plus ou moins, pour qu’il / traverse cette épreuve dans un état suffisamment second. J’ai / heureusement toutes sortes de complices autour de moi, qui sont tous les tableaux, et / tous les dessins qui se trouvent sur les murs de l’appartement de / Bryen. Nous avons fermé le store, pour que la lumière du jour ne vienne pas nous déranger par trop, et c’est ainsi dans une atmosphère de nuit / de nuit plus ou moins / secrète, que je vais / attaquer / Camille Bryen. Musique seule. Je vais demander à Bryen de nous parler d’un sujet qu’il a abordé très rarement, je vais lui demander de nous parler de musique. (2 :28 : autre prise de son, voix forte) Quels sont les rapports que tu as avec la musique ?

La description du « décor » de l’entretien est un procédé assez courant encore dans les entretiens-feuilletons des années cinquante, mais ni vital ni indispensable, et beaucoup s’en passent, comme Amrouche aussi bien que Mallet en donnent l’exemple aux origines du genre. C’est en réalité un procédé hérité de l’interview de presse écrite, quand celle-ci, à la fin du XIXe siècle, est encore un cas particulier du reportage, du portrait de presse ou des grandes enquêtes comme celle de Jules Huret dans L’Écho de Paris au début des années 1890, avant de devenir une composante indispensable de la « visite à l’écrivain » jadis étudiée par Olivier Nora [19]. Mais on remarquera combien ici cette description des lieux est peu réaliste, combien elle ne nous dit absolument rien de l’espace, des pièces, des objets de l’appartement, combien elle reste très abstraite, combien elle ne signifie rien mis à part l’ethos artiste et lettré de Bryen indiqué par ses peintures, dessins et livres. On est donc très loin en réalité des fonctions du reportage de presse, parfois reprises à leur compte par des auteurs d’entretiens longs à la radio, dont la manière de donner une « petite idée du décor » va tout de même plus loin. Aussi bien n’est-il question ici, pour Butor, que de s’amuser.

Quant à l’emploi du questionneur, on sait combien il fait fantasmer tous les écrivains « soumis à la question » si l’on peut dire, ou mis « sur la sellette », pour reprendre le titre d’un livre d’entretiens des années 1970 [20] et avant cela d’une rubrique d’interview de La Semaine littéraire (1963-1968) animée par Roger Vrigny sur France Culture. Dans une enquête des Nouvelles littéraires en 1951, Colette compare son interlocuteur à un picador, Cendrars à un inquisiteur [21], et Claudel, à la publication de ses entretiens avec Amrouche en 1954, se présente drôlement comme la victime d’une « espèce d’agression » dont, règle de l’improvisation oblige, on ne lui a pas laissé le temps de « préparer la riposte » [22]. Même avec beaucoup de bonne volonté et une compréhension plus large et positive du rôle, la peur des questions indiscrètes ou gênantes, et celle de ne pas faire bonne figure à l’oral, fait irrépressiblement surgir autour du scénario des entretiens tout un imaginaire du tribunal (ou du confessionnal, voire du divan) et du combat, que n’empêche pas la promotion constante de l’esprit de conversation, civil et amical, au sein du genre. Mais avait-on déjà comparé (sans doute oui) le jeu des questions à une opération chirurgicale, comme le fait ici Butor ? On notera en tout cas son caractère excessif et décalé au fronton d’une émission certes faible (on l’a dit) mais dans laquelle Bryen, bien vivant, n’a rien du patient à moitié endormi dont Butor découvrirait les « retranchements les plus secrets », armé du « bistouri » de la « littérature bryénologique » (qui ne lui sert d’ailleurs pas à grand-chose pour parler musique !).

Ce portrait quelque peu burlesque (plaisant en tout cas) du questionneur en chirurgien, on peut émettre l’hypothèse que Butor y avait pensé pour introduire la démarche exploratoire de la série d’entretiens dans son ensemble. Deux raisons en faveur de cette hypothèse, encouragée par le fait que si la toute première phrase de la citation ci-dessus (prise de son 1) est postérieure à la première séance d’enregistrement, la deuxième séquence (« Nous nous trouvons dans l’appartement de Camille Bryen » etc.), visiblement enregistrée dans l’appartement du peintre, doit en provenir. Première raison : Butor y annonce Bryen par son rire. Or ce motif érigé en emblème du personnage ne fait pas vraiment sens dans cette émission, au contraire de la première où Butor a pris soin d’en faire la clé de lecture de tout dès les toutes premières phrases, ajoutées au montage :

Il faut regarder les toiles de Camille Bryen, et ses dessins ou ses gouaches. Il faut lire ce qu’il a écrit. Mais cela ne suffit pas : il est absolument indispensable d’entendre Camille Bryen. D’entendre la voix de Bryen et d’entendre en particulier le rire de Bryen. Le rire de Bryen a apporté quelque chose d’unique à l’intérieur de la sonorité de la ville de Paris.

Seconde raison en faveur de cette hypothèse : le décalage existant entre l’annonce et son résultat. On annonce la mise à nu de secrets ; on découvre qu’il s’agit de faire parler Bryen de musique, « sujet dont il a rarement parlé », certes, apprend-on, mais dont on a du mal à croire qu’il en fait un secret (de sa peinture par exemple). En revanche ce genre d’annonce convient assez bien à la mise en route d’une série d’entretiens. Pourquoi, dans cette hypothèse, reculer le propos au début de l’émission 3 ? Peut-être parce que l’image est plus divertissante que profonde, et au fond déformante et réductrice. En revanche, après les deux premières émissions qui ont installé l’auditeur dans un style de dialogue entre Butor et Bryen sans rapport avec ce scénario, le contraste d’autant plus frappant rend l’humour du motif d’autant plus sensible.

Cela dit, dans cette troisième émission, peut-être Bryen dévoile-t-il quand même un de ses secrets d’artiste. En effet, après une série de petites questions sans suite de Butor, et de réponses sans contenu de Bryen sur Satie, le jazz et « la propagande de Boulez », on en arrive, au bout de dix minutes, en dérivant, à l’attirance de Bryen pour « le monde médiéval plus ouvert que le monde moderne, qui se croit très ouvert », et pour « certaines formes d’ésotérisme » de ce temps [23]. Le secret, s’il y en a un, serait de dévoiler dans « l’art énigmatique » médiéval une clé de lecture de sa peinture tachiste par exemple, ou de l’ensemble de sa peinture d’après-guerre. De fait, dans la quatrième émission consacrée à sa peinture, quelques liens sont esquissés avec les « préoccupations kabbalistes » de son « cher moyen âge », ou avec le « naturalisme monstrueux » de ses enluminures.

En écoutant la série vient tout de même une question : pourquoi Bryen ? Pourquoi Butor a-t-il proposé à France Culture de faire une série avec Camille Bryen plutôt qu’avec son ami Georges Perros par exemple, qui le précède de peu dans les programmes de la chaîne et s’est déclaré, dans le secret de leur correspondance, mécontent de ses entretiens avec Jean Daive [24] ? Comme dans tout bon roman policier, et par extension dans toute œuvre qui s’affirme comme recherche de réponse(s) au sens de la vie sur terre, aux énigmes du monde, des indices permettent de le deviner au fil des émissions (dès la première même), mais il faut attendre la dernière émission pour le découvrir vraiment. Il y est question d’un livre de Bryen écrit avec Audiberti, L’Ouvre-Boîte, paru en 1952, à peu près au moment des débuts en littérature de Butor [25]. Dans la première émission, il était question des livres d’artiste faits par Bryen et Butor ensemble dans les années récentes : les seuils se répondent. On le sent, la boucle se boucle.    

4. Un projet de livre sonore ?

Voici une transcription du début de cette dernière émission :

Michel Butor  ̶  Nous sommes en pleine civilisation de la conserve et de la conservation et d’ailleurs nous sommes en train de mettre de la conversation en boîte, ce qui est à la fois / très précieux, très utile, et naturellement un peu inquiétant. Car que va-t-il arriver à ces mots qui vont être ainsi enfermés dans quelque chose ? Il faudrait trouver le moyen de / leur rendre vie / suffisamment. Nous nous promenons aujourd’hui dans une sorte de gigantesque supermarché, entre des murs de boîtes que nous ne savons pas ouvrir, et nous avons besoin, pour ces boîtes, d’instruments qui vont nous permettre de / délivrer tout ce qui peut être à l’intérieur, la nourriture qui est à l’intérieur, les / vivants / qui sont à l’intérieur, et nous-mêmes, qui sommes / de plus en plus enfermés à l’intérieur de certaines boîtes. Eh bien, ce problème de l’ouverture de la boîte, c’est quelque chose qui / t’a beaucoup / travaillé, mon cher Camille, et d’ailleurs tu n’es pas le seul : en compagnie de / Jacques Audiberti tu as écrit un livre qui s’appelle L’Ouvre-Boîte.

Camille Bryen (raccord ; autre prise de son)  ̶  Le titre c’est vraiment amusant Michel !

4.1. Le problème de l’ouvre-boîte… et de la mise en boîte

Ce qui frappe dans ce préambule, c’est son angle d’approche : non pas l’angle des idées, mais l’angle du titre. Aborder le livre par ses idées  ̶  son idée maîtresse en fait  ̶ , ce serait parler d’emblée d’abhumanisme, notion que Bryen semble assez fier d’avoir co-inventée avec Audiberti   ̶  mais qui était sans doute un peu désaffectée dans les années 1970. Car dans L’Ouvre-Boîte, la boîte c’est l’humanisme (préjugé étroit et étouffant) et l’ouvre-boîte qui permet d’en sortir, c’est cet abhumanisme dont l’émission 5 ne nous dira pas bien clairement en quoi il consiste sinon qu’il entend remettre l’homme à sa place, non pas au centre mais comme un élément de l’univers parmi d’autres. Or dans ce préambule sur la « civilisation de la conserve et de la conservation », la boîte devient celle dans laquelle va se retrouver la conversation en cours en étant enregistrée. Avec les limites de l’opération, « car que va-t-il arriver à ces mots qui vont être ainsi enfermés dans quelque chose ? Il faudrait trouver le moyen de leur rendre vie suffisamment », demande Butor.

Pour le genre des entretiens, ce « problème de l’ouverture de la boîte » dont parle Butor en préambule de la cinquième émission est, dans ces années 1970, en train de recevoir un début de réponse éditoriale et commerciale. Certains entretiens-feuilletons ont été partiellement édités sur disques dans les années antérieures : les entretiens Léautaud-Mallet, dès 1951, Claudel-Amrouche en 1954 [26], Aragon-Crémieux en 1963, Gide-Amrouche en 1969, Mauriac-Amrouche en 1971. Surtout, en février 1972, l’ORTF a lancé à plus grande échelle l’exploitation commerciale de ses fonds, et a choisi pour cela de commencer par Radioscopie, l’émission d’entretiens de Jacques Chancel, décrite dans un article du Monde en 1972, cinq ans après son démarrage, comme « sans doute […] la plus appréciée sur les chaînes nationales malgré son heure d’écoute (17 h.) [27] ». Reste, on le comprend bien, que le problème est aussi civilisationnel : la boîte à ouvrir est aussi celle de nos usages et pratiques de l’écoute, tout comme dans la décennie précédente, Butor s’est attaqué avec Mobile à ouvrir la boîte de notre rapport au livre. Ainsi, les collections qui portent l’émergence du livre-cassette en France dans les années 1980 (« Bibliothèque des voix » aux éditions Des femmes, « Audilivres » chez Audivis, ou « Livres à écouter » chez KFP…) [28] restent concentrées sur la pratique de la lecture. La velléité des éditions La Manufacture de produire entre 1985 et 1988 des montages sonores d’entretiens radiophoniques dans certains titres de sa collection-phare « Qui êtes-vous ? » assortis de cassettes, tourne court, au profit de transcriptions écrites [29]. « Les Grandes Heures », la collection-pilote dans l’édition audio des entretiens-feuilletons radiophoniques (co-édition Ina / Radio France), ne se développera qu’à partir de la décennie suivante (elle est créée en 1994), sans l’aide d’aucun major de l’édition littéraire [30]. En 1976, la question de Butor est donc une vraie question d’actualité.

Avant l’ouvre-boîte il y a la mise en boîte : opportunément, le livre de Bryen et Audiberti comporte plusieurs chapitres sur les péripéties tragi-comiques de sa genèse, genèse largement orale puisque les deux auteurs, fidèles au parti pris de désécriture de Bryen, avaient décidé de l’improviser oralement. Le livre raconte l’essai de divers procédés, qui tous se heurtent à des difficultés : noter à la volée ce que l’autre dit, mais la « vitesse d’élocution » fait problème ; demander à Louysette (femme de Bryen [31]) de noter, mais même problème ; faire appel à une sténotypiste, qui frappe, frappe, mais… rend une liasse de feuillets vierges ; s’enregistrer avec un « atomophone » (une sorte de magnétophone), mais qui leur joue « des tours épouvantables ! » (« les mots se sont coagulés et […] d’autres mot sont apparus qui avaient une signification tout autre »). Butor fait abondamment parler Bryen sur toutes ces mésaventures, assez drôles il est vrai, mais qu’il cherche visiblement à « faire mousser » pour les rendre plus divertissantes encore. La série de 1976 se termine ainsi sur une note loufoque, un petit sketch presque ; comme pour s’amuser des mésaventures qui guettent ceux qui veulent déranger les lecteurs de livres de leurs habitudes.

4.2. Déménager la littérature vers le sonore : Bryen l’incitateur

Au-delà d’une collaboration récente et heureuse pour les trois livres nommés, Bryen présente de fait le grand intérêt pour Butor d’avoir comme lui « touché au livre » (comme Mallarmé disait « on a touché au vers »), non seulement du côté du visuel, comme peintre, mais aussi du côté de l’oreille, comme poète. La dernière émission donne deux exemples de ces expérimentations sonores : le récit drolatique des ratés de genèse de L’Ouvre-Boîte ; les « hurlements lettristes » des Lions à barbe (texte performé dans une « soirée dada » en 1966). L’émission précédente évoquait les « poèmes phonétiques » de Bryen, notamment son poème Hepérile publié en 1950, et sa déformation optique trois ans plus tard, sous le titre Hepérile éclaté, par Jacques Villeglé et Raymond Hains, « deux Christophe Colomb “des ultra-lettres” [32] » mêlé aux lettristes (Isou, Pommerand, Dufrêne…). Or ces évocations ne font que boucler une boucle ouverte dès la première émission quand, dans les trois dernières minutes, Butor se met à citer (de mémoire) un petit livre de Bryen paru en 1964, qui associait des textes de l’auteur et leur enregistrement sur disque à des dessins et des diapositives à projeter [33]. En matière de « déménagement de la littérature [34] », Bryen n’est donc pas en reste !

Or si l’on écoute de près la fin de l’émission 1, naît le sentiment que non seulement Bryen n’est pas en reste, mais qu’il est celui des deux qui, réagissant au projet d’une nouvelle collaboration, suggère à Butor de « déménager » cette fois vers l’« écriture sonore » à deux, suscitant, en ricochet, de manière un peu imprévue, la réponse de Butor que c’est ce qu’ils sont en train de faire en se parlant. Observons le glissement ; les deux amis viennent de parler des livres réalisés ensemble et Butor avance le projet de faire quelque chose à partir de « Dans les cloîtres du vent, chanson-compliment bryénologique » (1973) [35] :

Michel Butor – […] Moi je rêve d’un livre avec toi qui intègre / plus d’éléments encore que ceux que nous avons utilisés.

Camille Bryen – Ouais…

MB – Je pense à ce merveilleux / ce merveilleux livre que tu as déjà publié [Carte blanche à Bryen], dans lequel il y a ce disque, et puis dans lequel il y a les Bryscopies, c’est-à-dire ces diapositives que l’on peut projeter…

CB – Ah, oui ! C’était un bouquin qui m’a beaucoup amusé à faire.

MB – Eh bien je rêve un jour de faire quelque chose de ce genre avec toi. C’est-à-dire dans lequel nous ayons non seulement / du texte, et / du texte qui soit / où il n’y ait pas simplement du texte de moi mais où il y ait du texte de Bryen qui intervienne encore d’une / encore d’une autre façon. Nous avons pensé pendant un certain temps, et peut-être que nous le ferons un jour, je l’espère de tout mon cœur, à une édition de « Dans les cloîtres du vent », de la « chanson-compliment bryénologique »…

CB –  Oui…

MB – … qui soit manuscrite, qui soit un fac-similé…

CB –  Oui, oui…

MB – …d’un manuscrit, dans lequel les mots qui sont tes mots soient écrits par toi, dans ton écriture, avec peut-être une encre différente…

CB –  Oui…

MB –  …et puis le reste soit de mon écriture…

CB –  Oui…

MB –  … n’est-ce pas ; véritablement une écriture à deux voix, hein…

CB –  Oui, oui…

MB –  …une écriture à deux mains, comme on parle de piano à quatre mains…

CB (chevauchement) – …mais alors on peut le faire…

MB – … on peut imaginer…

CB –  Oui…

MB –  … on peut imaginer une écriture à quatre mains.

CB (piano arrive en arrière-plan) –  On peut imaginer aussi une écriture sonore, naturellement.

MB (silence) – …Et alors on peut imaginer de f… / jouer aussi avec…

CB – …la partition.

MB (chevauchement) – …la sonorité…

CB – …oui. Et d’une manière, de la partition.

MB – Et / d’ailleurs c’est un peu ce que nous sommes en train de faire pour l’instant ! Parce que pour l’instant…

CB (très vite) – Si nous continuons on pourra pas nous entendre parce qu’on va parler tous les deux en même temps ! (rire fusant de Butor, rire de crécelle de Bryen)

MB (jubilant) – Ben voilà, voilà ! Nous faisons de l’entretien à quatre voix maintenant, parce que non seulement nous / parlons l’un après l’autre mais nous commençons / à parler de plus en plus l’un sur l’autre ce qui est une excellente chose parce que le langage, de temps en temps, est fait pour être mangé, ce n’est pas toi qui vas me contredire.

CB – Je suis persuadé qu’il est fait pour être mangé et c’est là où la gesticulation intervient.

Musique. Fin de l’émission

Que se passe-t-il dans ce moment de l’échange ? Butor relance un projet de livre évoqué entre eux, autour de « Dans les cloîtres du vent » ; il suggère d’y mettre de l’écriture à deux mains, voire « à quatre mains », comme au piano ; Bryen, peut-être à partir de l’allusion au piano, se met à « imaginer aussi une écriture sonore », un jeu avec une « partition » ; Butor, après un bref temps de silence, reprend l’idée au bond et… l’applique à leur entretien en cours, où se réalise aussi cet « à quatre voix » : voix de l’un, voix de l’autre, voix de l’un sur l’autre, voix de l’autre sur l’un… Une musique de piano surgit quand Bryen introduit l’idée d’écriture sonore, comme pour la souligner et faire dresser l’oreille à l’auditeur, et cette musique accompagne toute la fin particulièrement enjouée de l’échange, dont la dernière parole est laissée à Bryen. On a un peu l’impression ici d’assister en direct à la naissance d’une idée neuve de collaboration entre les deux artistes ; une idée qui les dérangerait dans leurs habitudes puisque pour la première fois elle introduirait une dimension sonore ; une idée lancée par Bryen qui depuis ses premiers poèmes phonétiques n’en est pas à sa première sortie hors du langage et/ou du livre, et dont Butor s’empare pour l’appliquer à leur dialogue, comme si, subitement, dans un éclair de conscience, il réalisait que leur entretien était ou pouvait être cette « écriture sonore » dont ils viennent de parler.

*

En concluant la première émission de la série sur l’idée d’écriture sonore, Butor, qui en est le producteur, rend soudain l’auditeur attentif à son tour au fait qu’il est bel et bien en train d’écouter un livre sonore, où le langage ne se lit pas des yeux mais, enregistré dans sa forme sonore, se « gesticule » et se « mange ». N’était-ce pas déjà ce que Bryen avait essayé de faire avec Audiberti au début des années 1950, comprend-on en arrivant à l’émission sur L’Ouvre-Boîte… Sauf qu’ici, le livre comme objet a disparu, au profit de la bande magnétique. Bryen et Butor, ce serait donc un beau tandem pour reprendre et poursuivre l’utopie du livre sonore qui a travaillé Apollinaire ou Blaise Cendrars avant eux. Et la série d’entretiens de 1976, un bon moyen de le faire. Dans cette idée, la dernière émission donne aux auditeurs une image amusante de ce qu’il vient d’écouter : de la « conversation en boîte ». L’enregistrement des entretiens, c’était de la mise en boîte, « ce qui est à la fois très précieux, très utile, et naturellement un peu inquiétant ». La diffusion radiophonique sur France Culture, c’est l’ouvre-boîte. La boîte se referme vite malheureusement, et il faut la rouvrir, mais quand et comment ? C’est « le problème de l’ouvre-boîte ». À chaque rediffusion sur France Culture, en 1990, 1996, 1997 (deux fois) et 2000 (avec un texte de présentation de Butor) [36], la boîte est rouverte, et aujourd’hui, elle est accessible à l’Ina et partout en région où se trouvent des postes de consultation des archives numérisées de l’Ina. Mais est-ce la seule solution intéressante ? Il y a besoin sans doute d’un autre destin éditorial pour ce « livre sonore ».

Notes

[1] Entretiens longtemps inédits, à l’exception de deux extraits (transcriptions) publiés dans L’Ouvre-Boîte – Cahiers Jacques Audiberti, n°8, novembre 1977, p. 27-35 (numéro d’hommage à Bryen, décédé en mai) et Le rêve d’une ville : Nantes et le surréalisme, Musée des Beaux-Arts de Nantes/Réunion des musées nationaux, 1994, p.405-413. Une transcription (assez fautive) de l’ensemble a paru dans le recueil d’écrits de Camille Bryen publié aux Presses du réel en 2007 : Désécritures. Poèmes, essais, inédits, entretiens, textes réunis et annotés par Émilie Guillard, introduction de Michel Giroud, p. 551-588.

[2] Futur producteur-animateur de la série longue durée d’entretiens Du jour au lendemain (1985-2014), et créateur en 1978 du programme Nuits magnétiques, auquel un numéro de Komodo 21 a été consacré cette année (n°13, 2021, en ligne ici).

[3] Pour un aperçu général sur les formes, formats et évolutions de l’entretien-feuilleton après les années 1960, v. Pierre-Marie Héron, David Martens (dir.), Komodo 21, n°8, 2018 : « L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) » (en ligne).

[4] Pour un inventaire des titres associant Butor et Bryen et des textes de Butor sur le peintre, voir l’entrée « Bryen, Camille » du Dictionnaire Butor en ligne proposé par Henri Desoubeaux. Citons ici le poème d’hommage de Butor au peintre à sa mort : « L’incantation Bryen », La NRF, n°296, 1er septembre 1977, p.161-162, repris dans Envois en 1980 et dans Camille Bryen, en 1981. V. aussi le dossier à paraître des Cahiers Michel Butor, n° 2, sur « Michel Butor et les peintres » (dossier coordonné par Mireille Calle-Gruber et Patrick Suter).

[5] Le titre parlant de sa conférence de 1952 sur le sujet, « Le Roi Midas et son barbier », ne rend pas compte de la posture : certes Amrouche place l’intervieweur très bas aux pieds de Midas, au service de sa figure et de son œuvre, non sans en savoir long sur le « misérable tas de petits secrets » du grand homme ; mais il en fait aussi son égal devant l’œuvre, capable, comme représentant du Lecteur, de s’en entretenir avec l’Auteur sur un pied d’égalité. Reproduction sonore et transcription de la conférence disponibles dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2000 (2 CD inclus).

[6] Philippe Lejeune, « La Voix de son Maître : L’entretien radiophonique », Je est un autre, Paris, Le Seuil, 1980, p. 103-160.

[7] Entretiens avec Michel Butor, par Georges Charbonnier, France-Culture, 12 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn, du 30 janvier au 26 février 1967. Entretiens issus de 7 séances d’enregistrement en février et mars 1966. Les enregistrements d’origine, conservés à l’Ina, contiennent de nombreux passages supprimés de la version diffusée et/ou imprimée. La version diffusée a elle-même été fortement remaniée pour la publication chez Gallimard la même année.

[8] Aucune question ou presque sur la vie de l’auteur, peu d’intérêt pour les va-et-vient entre la vie et l’œuvre, un dialogue centré sur les méthodes d’écriture et la forme des œuvres. On peut noter que les moments de controverse avec Charbonnier tournent toujours à l’avantage de Butor, trop fort sur ce terrain pour son interlocuteur pourtant réputé doué.

[9] Entretiens avec Michel Butor, par Pierre Lhoste, France Inter, 21h40-22h, jeudis 6, 13, 20 et 27 septembre. 4 émissions hebdomadaires de 20 mn.

[10] Michel Butor, Répertoire V, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 328.

[11] Dans les deux premières émissions de la série (sur 4), Pierre Lhoste se contente de dérouler la liste des titres de Butor en lui demandant d’y réagir, titre par titre, ce qui a dû l’ennuyer, mais aussi peut-être rejoindre l’amateur de listes qu’il était. Les « dialogues de type interview » mettent l’écrivain interrogé aux prises avec un « type » particulier de journaliste aussi, qu’on peut appeler « l’intervieweur ignorant ». Bernard Pivot jugeait ce type-là très efficace pour laisser parler l’auteur comme il l’entend (Bernard Pivot, Le Métier d’écrire, Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 66).

[12] V. par exemple Lucien Giraudo, Michel Butor, le dialogue avec les arts, Lille, Presses universitaires du Septentrion, « Perspectives », 2006.

[13] V. Michel Butor par Michel Butor, Paris, Seghers, 2003, passim.

[14] Michel Butor, Répertoire V, op. cit., p. 328.

[15] V. Pierre-Marie Héron, « Fargue à la radio. Deux émissions de 1946 et 1947 », Ludions, n°18, 2019, p. 42-66.

[16] À la date des émissions, Bryen est âgé de 69 ans (il meurt l’année suivante), Butor de 50. D’une certaine façon, vocalement, leur tandem réitère le tandem Léautaud-Mallet de 1951. Tous deux font contraster des voix d’intervieweurs également cultivées, enjouées et polies (exprès) et des voix d’interviewés également faubouriennes et plus spécialement grinçantes, de type « voix de mégère » ou « de sorcière » (si on peut oser). Cependant l’écart d’âge est plus marqué entre Léautaud (78 ans en 1950) et Mallet (35 ans).

[17] Butor, au début de l’émission 3, parle de ce « rire si caractéristique » comme d’un rire « qui a dérangé tellement d’habitudes et continue à en déranger tellement ». Mais on n’apprend pas non plus, au fil des cinq émissions, en quoi ce rire dérange des habitudes et lesquelles (celles de la civilité mondaine peut-être ?). Dans la dernière émission encore, Butor imagine la question posée par les auditeurs et la pose sans détours à l’artiste : « Audiberti disait que Bryen ne sait ni lire ni écrire ; on pourrait dire aussi que, de la même façon, Bryen ne sait ni rire ni écrire parce que / son rire comme son écriture comme sa peinture est / en-dehors du rire habituel, il / déplace les choses et on pourrait se demander naturellement qu’est-ce qui fait rire / Camille Bryen. // (autre prise de son) Est-ce que tu pourrais nous dire quelque chose qui t’a fait rire ou quelque chose qui te fait rire maintenant ? » Bryen répond qu’on ne le croirait pas s’il le disait ; Butor, déjà prêt à rire, est déçu, mais s’incline (« en effet en effet, c’est trop imprudent ») et enchaîne sur autre chose. Dans « L’incantation Bryen », Butor compare ce rire « à un train express prenant un large virage à la sortie d’un tunnel » et « à un grand jet d’eau sur le lac Léman balayé par le vent soudain ».

[18] Opopanax (1927), le premier recueil de poèmes, n’est pas mentionné, non plus qu’Expériences (1932), qui mêle poèmes, dessins et collages. La première exposition personnelle de Bryen date de 1934 ; la première peinture tachiste de 1936. V. pour ces titres et les suivants, le recueil d’écrits de Bryen aux Presses du réel cité en note 1.

[19] Olivier Nora, « La visite au grand écrivain », dans Les Lieux de mémoire, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, II, 3, 1992, p. 563-587.

[20] Jean-Louis Ezine, Les écrivains sur la sellette, Paris, Éditions du Seuil, 1981. Recueil d’entretiens publiés dans Les Nouvelles littéraires entre 1973 et 1979, dans une série du même titre.

[21] Propos recueillis par Claude Cézan, « Le micro chez les écrivains », Les Nouvelles littéraires, 8 février 1951, repris dans Les écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, Pierre-Marie Héron (dir.), Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2000, p. 125-129.

[22] Id., p. 139. Propos de Claudel recueillis par Stanislas Fumet pour le magazine radiophonique La Vie des Lettres, Chaîne nationale, 23 mars 1954.

[23] « J’ai eu des rapports fraternels avec des gens qui devaient être des non-conformistes terribles pour continuer à me faire des signes côté ésotérique, anti-scolastique. »

[24] Georges Perros, Lettres à Michel Butor (1968-1978), Rennes, Éditions Ubacs, tome 2, 1983, p. 109. D’après la notule de présentation proposée dans Désécritures, op. cit., p. 731, l’idée de ces entretiens viendrait d’Alain Trutat, alors conseiller de programmes de France Culture, dont Alain Veinstein est encore très proche.

[25] Jacques Audiberti, Camille Bryen, L’Ouvre-Boîte, Paris, Gallimard, « Blanche », 1952. Réédition : Paris, Les Presses du réel, 2018, ill. hors-texte de Camille Bryen, préface de Michel Giroud.

[26] Hors-commerce il est vrai, par la Société Paul Claudel, 7 disques 16 tours.

[27] Le Monde, 28 février 1972.

[28] V. Patrick Kechichian, « Le point sur les livres-cassettes », Le Monde, 11 juillet 1987, p. 11.

[29] V. Pierre-Marie Héron, « Portrait d’une collection : “Qui êtes-vous ?” (1985-1990) aux éditions de La Manufacture », Histoires littéraires, vol XX, n°80, octobre-novembre-décembre 2019, p. 81-108 et « La collaboration de l’Ina à la collection “Qui êtes-vous ?” (La Manufacture) », à paraître dans les actes du colloque Fabriques de patrimoines littéraires. Extensions des collections de monographies illustrées de poche, KU Leuven, 17-19 mai 2018, s. dir. Mathilde Labbé, David Martens & Marcela Scibiorska.

[30] Montages d’entretiens avec Bachelard, Barthes, Breton, Cendrars, Colette, Duras, Gide, Giono, Jabès, Le Clézio, Malraux, Miller, Queneau, Simenon, Jean Vilar, Louise de Vilmorin, Marguerite Yourcenar, etc. Les accords particuliers de co-édition font qu’on en trouve aussi ailleurs, par exemple dans la collection « Or » réservée aux co-éditions Adès (disparues depuis). En 2013, 12 de ces titres sonores édités dans « Les Grandes Heures » ont été réunis en transcription dans un ouvrage publié aux Éditions de La Table ronde, en co-édition Radio France et Ina  (Louis Aragon, Roland Barthes, André Breton, Blaise Cendrars, Colette, Henry de Montfreid, Jacqueline de Romilly, Romain Gary, Jean Giono, Joseph Kessel, Georges Simenon, Henry Miller).

[31] D’ailleurs présente et intervenante durant la deuxième séance d’enregistrement, celle d’où provient l’émission 5.

[32] Camille Bryen, prière d’insérer de Hepérile éclaté, Paris, Librairie Lutécia, 1953. On trouve une description et une reproduction page à page de ce livre éclaté ici. Raymond Hains avait inventé un procédé optique de déformation de l’image, l’hypnagogoscope.

[33] Carte blanche à Bryen, Paris, Librairie Connaître, 1964. Titres des poèmes ou textes : « L’Heure du Biniou – Poème pour phono », « Tête à coq », « Défense d’interdire », « Désécriture », « Mangeur de mots ».

[34] Mireille Calle-Gruber (éd.), Michel Butor. Déménagements de la littérature, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, DVD inclus.

[35] « Dans les cloîtres du vent, chanson-compliment bryénologique » a d’abord paru dans le catalogue de l’exposition consacrée à Bryen en 1973 au Musée national d’art moderne, puis dans Bryen en temps conjugués (1975), Troisième dessous (1977), Camille Bryen (1981) et enfin dans Anthologie nomade en 2004. Les Cloîtres du Vent est le titre d’un recueil de poèmes de Bryen paru en 1945.

[36] Première rediffusion les 29, 30 et 31 janvier et 1er et 2 février 1990, dans la série A voix nue : grands entretiens d’hier et d’aujourd’hui. Les trois suivantes ont lieu dans le cadre des Nuits de France Culture, samedi 7 décembre 1996 ; jeudi 12 juin 1997 et jeudi 14 août 1997, selon un même format unitaire de deux heures. Du 31 juillet au 4 août 2000, dernière rediffusion attestée, au format feuilleton, précédée d’une présentation de Butor.

Auteur

Pierre-Marie Héron, ancien membre de l’Institut universitaire de France, est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Il y mène depuis de nombreuses années des recherches sur les écrivains et la radio en France (XXe et XXIe siècles), au sein du Rirra21. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (PUR, 2017) ; Poésie sur les ondes (PUR, 2018) ; L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) (Komodo 21, 2018) ; Atelier de création radiophonique (1969-2001) : la part des écrivains (Komodo 21, 2019) ; Nuits magnétiques (1978-1999): la part des écrivains  (Komodo 21, 2021).

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Entretiens d’Audiberti et d’Adamov avec Georges Charbonnier


Les Entretiens de Georges Charbonnier avec Audiberti (1963) et Adamov (1964) témoignent, de la part de Georges Charbonnier, d’une connaissance magistrale de leurs deux œuvres et plus largement des spécificités de l’écriture dramatique et de l’écriture romanesque, comme le prouvent la précision et la pertinence des questions posées, ce qui laisse à penser qu’ils ont été minutieusement préparés. Charbonnier s’affirme comme le maître d’œuvre qui oriente les discussions dans la voie qu’il a préalablement conçue, même s’il est lui-même soumis à des questions auxquelles il répond sans pour autant dévier de sa route. Le but qu’il poursuit est de faire accoucher les deux écrivains d’une poétique, si bien que ces entretiens, loin d’être anecdotiques, constituent des textes théoriques majeurs.

The Entretiens of Georges Charbonnier with Audiberti (1963) and Adamov (1964) testify to Charbonnier’s supreme knowledge of their respective œuvres and, in particular, of the specificities of their dramatic and novelistic practice. This is evident from the precision and the pertinence of the, obviously well-researched, questions asked in the interviews. Charbonnier positions himself as the great instigator who steers the discussions in the direction he has envisaged and who manages to answer the questions posed to him without swerving from his path. His aim is to deliver the two writers of their poetics which makes the interviews, far from merely anecdotic texts, into important theoretical texts.


Texte intégral

Georges Charbonnier (1921-1990), qui fut à la fois enseignant à l’université Paris-Sorbonne, critique d’art et producteur délégué à France Culture, s’est régulièrement entretenu avec des écrivains comme Nathalie Sarraute, Audiberti, Ionesco, Queneau, Butor, Borgès, Richard Wright, etc., des artistes, compositeurs comme Edgar Varèse, peintres comme Georges Braque, Jacques Villon, Jean Bazaine, Miro, Prassinos, Picabia, Soulages, Giacometti, Chagall, Tal Coat, Salvador Dali, Viera da Silva, Rouault, Dunoyer de Segonzac, Buffet, Fernand Léger, Marcel Duchamp, etc., des philosophes comme Merleau-Ponty ou Lévi-Strauss, etc. Ses entretiens avec Jacques Audiberti et Arthur Adamov – entretiens avec deux écrivains dont l’œuvre est quasi achevée – que je vais analyser ici témoignent d’une connaissance magistrale de leurs deux œuvres et plus largement des spécificités de l’écriture dramatique et de l’écriture romanesque, comme le prouvent la précision et la pertinence des questions posées aux deux écrivains, ce qui laisse à penser qu’ils ont été minutieusement préparés, comme le montre également le plan qui se dégage de l’ensemble de ces questions, très certainement pour la plupart prévues dans leur déroulement avant le début des entretiens. Charbonnier s’affirme comme le maître d’œuvre qui oriente les discussions dans la voie qu’il a préalablement conçue, même s’il est lui-même soumis par les deux écrivains à des questions auxquelles il répond sans pour autant dévier de sa route. Tandis qu’Audiberti, surtout connu pour son théâtre, a aussi une longue pratique de l’écriture poétique et romanesque, Adamov, lui, s’il n’a œuvré que pour la scène, a tout de même touché à l’écriture romanesque puisqu’il a réécrit, à la demande de Planchon, Les Âmes mortes de Gogol [1]. C’est pour cette raison que, si dans l’entretien avec Adamov les questions sont le plus souvent centrées sur le théâtre, elles portent aussi, en ce qui concerne Audiberti, sur les problèmes du roman et de la poésie. Le but que poursuit Charbonnier est de faire accoucher les deux écrivains d’une poétique, c’est ce que je vais essayer de démontrer, si bien que ces deux entretiens, loin d’être anecdotiques, constituent des textes théoriques majeurs.

Chacun de ces entretiens, diffusés à un an d’intervalle à peine, est divisé en une série d’enregistrements d’une durée à peu près identique qui commencent tous par une question de Georges Charbonnier, question qui s’ouvre par le nom de son interlocuteur, nom repris maintes fois au cours de l’entretien afin que l’auditeur, surtout s’il n’a pas entendu le début, sache bien qui est à l’antenne.

1. Entretiens avec Audiberti

Radiodiffusés à l’automne 1963, deux ans à peine avant la mort de l’auteur, les dix Entretiens avec Jacques Audiberti sont publiés chez Gallimard en 1965 où ils sont divisés en dix chapitres dotés chacun d’un titre. Ils traitent de trois points essentiels : la définition de l’écrivain et de son rôle, l’explicitation de certains points, génétiques notamment, de l’œuvre personnelle et, ce qui en constitue la partie la plus importante, une topologie des trois grands genres.

Pour définir, à la demande de Charbonnier, l’écrivain, ce qui est le but du premier et du quatrième chapitre intitulés respectivement « L’écrivain », et « L’écrivain dans la société », Audiberti oppose celui qu’il appelle l’écrivain « en soi [2] » à « l’écriveur » et à « l’écrivant ». L’écrivain est celui qui « possède le langage [3] », qui a parti liée « d’une manière régalienne [4] » avec le langage, comme Baudelaire, « encore mieux, en tout cas tout autant [5] », Victor Hugo, ou encore Claudel, même si Audiberti confie n’avoir guère de sympathie pour l’homme. Quant aux « écriveurs », ces « rédacteurs érudits, attentifs et abondants, d’encyclopédies ou d’articles techniques » qui composent des traités, œuvres philosophiques, psychiatriques, etc., le langage n’est pour eux qu’un instrument. Audiberti cite, à titre d’exemple, le géographe Élysée Reclus [6] ou l’anthropologue Lévy Brühl [7]. Quant aux « écrivants », qui écrivent des romans, des articles, « c’est-à-dire le tout-venant journalistique, l’échotier, le dialoguiste, le scénariste, et ainsi de suite [8] », ils ne « visent pas haut [9] », ce ne sont pas des « écrivains absolus [10] ». Ils manquent du « sérieux fondamental des écrivains [11] ». Ces derniers, eux, utilisent le langage pour tenter d’aborder les rapports de l’homme « avec ce qui est au-delà ou au-dessus de l’homme, avec Dieu, avec la mort et avec l’amour [12]. ». C’est dans le sillage du rhapsode qu’Audiberti, désireux de mettre en acte la parole poétique, se situe volontairement.

En ce qui concerne donc la masse des choses que j’écrivis, si on met bout à bout romans, poèmes, et presque toutes mes pièces de théâtre, je crois en effet que c’est le mot « épopée » qui correspondrait à cela, car les termes y sont sommaires, peu nombreux, insistants [13].

De cette définition de l’écrivain découle la conception néoromantique de son rôle, abordée, à la demande de Charbonnier, dans les chapitres 4, 5 et 10, intitulés « L’écrivain dans la société », « Mages et langage », « Le zéro plein ». L’écrivain, selon Audiberti qui pourrait reprendre à son compte l’assertion célèbre de Terence « homo sum et humani nihil a me alienum puto », se doit de clamer tout ce qui est de l’homme, « […] c’est celui qui est capable de formuler par écrit la masse disons poétique qui traîne dans la tête et dans le cœur des hommes quelconques [14] ». Son regret, c’est qu’il n’est plus possible qu’il y ait des mages comme l’étaient, dans le passé, Hugo, Tolstoï ou Zola. Le mage moderne devrait pouvoir rendre compte non seulement de l’homme mais de l’univers des machines.

Est-ce qu’il est possible pour une littérature de mage, actuellement, de raconter des épopées qui ne seraient pas stendhaliennes, où l’on ne verrait pas toujours l’homme au centre de ce qui l’entoure, mais où, sur le même plan, l’homme, les objets, les machines et les engins participeraient à un chœur unanime, où l’homme ne se distingue pas de ce qui l’entoure et où ce qui entoure l’homme est rempli d’une dilution d’homme ? Je veux dire : le mage abhumaniste, le mage nouveau, celui qui rassemblerait autour de son œuvre tous les publics, doit-il être à la fois dans l’âme humaine et en même temps dans l’âme des machines [15] ?

Cet écrivain qui rêve, par la richesse de la langue, d’embrasser le monde, ne doit pas entrer dans l’arène mais se retrancher « dans sa tour d’ivoire [16] » pour se consacrer à son œuvre, loin de tout engagement, de toutes dérives fanatiques.

[…] s’il est question d’un marxiste, ou d’un catholique, ou d’un ingénieur, ou d’un occultiste, ou d’un artiste, non seulement avec attention, mais avec respect, je m’efforcerai de comprendre, et, de toute façon, j’aimerai, et j’aime chacune de ces méthodes ou de ces attitudes tendant à expliquer le monde.

Ce que je n’aime pas, et ce que je repousse de toutes mes forces […], c’est la tentation de l’une ou l’autre de ces sectes ou, comme on dit, de ces disciplines à recouvrir l’ensemble du monde à expliquer. J’aime le marxisme, j’aime le catholicisme, je l’aime d’ailleurs spécialement, j’aime les arts, j’aime l’occultisme, mais que l’une de ces tendances lève la tête et dise « c’est moi qui recouvre tout », alors je cesse de l’aimer, alors je pense aux autres [17].

Refusant tout engagement politique partisan, plein de méfiance face aux idéologies, comme bon nombre de ceux qui, liés à la NRF, gravitent autour de Jean Paulhan, il prend également position contre Brecht en 1957, ce qui lui vaut dès lors les foudres de Théâtre populaire qui, auparavant, soutenait ses pièces. C’est une telle position de neutralité au sein de l’œuvre qu’Audiberti qualifie de « zéro plein », un zéro positif par opposition à un zéro vide, à un zéro synonyme de néant, un « zéro plein », c’est-à-dire débarrassé de tout fanatisme dans un monde pacifié où les hommes, malgré des points de vue différents, sont susceptibles de s’accorder car ils ne croient pas que leur seule conviction soit la juste.

Ayant fait énoncer par Audiberti sa conception de l’écrivain, c’est par un simple mot : « Images », qui ouvre le chapitre VII que Georges Charbonnier l’amène à s’expliquer sur les mystères de la création, sur la façon dont certaines pièces se sont imposées à lui, comme Le Mal court, son chef-d’œuvre : « Je l’ai écrit en état de transe, comme si Le Mal court avait été écrit quelque part dans l’espace et que je n’eusse qu’à recopier ce qui était devant moi et au-delà de moi. J’ai dû l’écrire en deux heures [18]. »

Alors qu’Audiberti va pour dévier sur un autre sujet, Charbonnier le ramène au moment de l’écriture en lui demandant « combien d’autres pièces sont nées sur une impulsion [19] ». Audiberti s’explique alors sur l’origine de L’Ampélour, « une histoire qui met en scène Napoléon le Grand, […] l’Ampélour [20] », histoire qui lui est venue d’un souvenir d’enfance :

On me racontait des histoires qui avaient trait à notre vieille histoire de France et, entre ces histoires, il y avait la mésaventure de deux Antibois […] qui avaient été pris dans la retraite de Russie. Vous imaginez ces Antibois à la Bérésina ! C’était très dur, il faisait très froid, et l’un disait à l’autre, en langue provençale : « Aie du courage, fais-toi courage » […] Donc, l’idée de ces deux Antibois perdus dans les neiges de la Bérésina, je ne sais pas exactement comment, a abouti à me faire écrire cette histoire, L’Ampélour, qui est aussi un mot provençal, qui veut dire, en notre langue d’oc, l’Empereur. Voyez-vous ? C’est parti de la mésaventure de ces deux Antibois perdus dans les neiges bérésinesques, et de fil en aiguille, je ne sais trop comment, cela est arrivé à faire cette pièce, l’histoire de Napoléon Premier qui revient [21][…].

Comme la pensée mythique, « cette bricoleuse » qu’a si bien analysée Lévi-Strauss, celle de l’écrivain combine, de façon souvent imprévisible pour l’artiste lui-même, des matériaux hétérogènes, ce qui est le cas, comme le déclare Audiberti pour l’origine de deux de ses pièces, Quoat-Quoat et La Fourmi dans le corps.

Je me rappelle, par exemple, que, dans un cabinet dentaire, le dentiste […] me parlait d’un sien oncle qui avait été au Mexique. De ces quelques mots « oncle », « Mexique », est née la pièce qui s’appelle Quoat-Quoat, qui fut la première de mes pièces. Ce cabinet dentaire, qui se situait rue de Rivoli, était tapissé de bois, de bois lisse, de bois blond, de bois clair, et ce bois […] m’a suggéré une cabine de navire. Donc, nous avons reçu « oncle », « Mexique », ensuite le bois clair de ce cabinet de dentiste, cabinet de navire… C’est parti de là.

Plus tard […], chez des gens, j’ai vu un petit enfant, un gosse, […] assez insistant, assez important physiquement, et c’est à partir de cette vision que naquit dans mon esprit l’ébauche de la pièce qui devait s’appeler un jour La Fourmi dans le corps [22].

Charbonnier l’interroge aussi sur la genèse de ses romans, Le Maître de Milan (chapitre VIII), « un roman à clés », et Les Jardins et les fleuves (chapitre IX), œuvre dans laquelle Audiberti se peint sous les traits de l’écrivain fictif, Alain Godde ; il justifie ses interrogations ainsi : « Chaque fois que je lis un roman, il y a une chose qui m’intéresse. Je me demande à quelle tentation véritable a cédé l’écrivain [23]. » Aussi en vient-il à une question plus directe : « pourquoi avez-vous écrit Le Maître de Milan ?, à quoi Audiberti répond :

Il se pourrait qu’au second degré, par conséquent, tel le Maître de Milan, j’ai écrit ce roman pour quelqu’un à qui j’aurais, comme le Maître de Milan, essayé de raconter, par un tournant considérable, à la faveur d’un livre, une histoire qu’il me coûtait de raconter de plain-pied et de vive voix [24].

Charbonnier procède de même pour Les Jardins et les fleuves, l’interrogeant sur « la tentation de l’inceste » qui ne va pas jusqu’au bout, roman dédicacé à Molière « qui fut plus ou moins le mari d’une personne qui était plus ou moins sa fille [25] ».

C’est la question des genres qui est essentielle dans ces entretiens. Charbonnier l’aborde dès le deuxième chapitre intitulé « Roman et poésie », en questionnant Audiberti sur La Beauté de l’amour qui est un « roman en vers », comme l’indique le sous-titre, sous-titre dans lequel Carbonnier lit l’expression d’un paradoxe. Frappé par le désintérêt croissant des lecteurs face à la poésie, « art illustre et inutile », Audiberti dit l’avoir composé dans l’espoir de réintégrer la poésie « dans une série d’activités humaines normales et utiles [26] ». À la demande de Charbonnier, il date la mort de la poésie des lendemains de la dernière guerre, lorsqu’elle a abandonné la forme fixe et le sujet. « Elle devenait pur langage aberrant. Elle devenait expression vague, floue, illimitée, et d’une facilité insupportable [27]. » Elle est réapparue avec des chanteurs comme Léo Ferré ou Brassens, ces « troubadours » dont les textes sont souvent rimés. Les héritiers de Dante ou de Hugo qui voulaient raconter le monde dans la poésie, ce sont, depuis la dernière guerre, des romanciers en prose, comme Giono ou Céline, tandis que les poètes récents ne sont que des « ciseleur(s) partiel(s) des aspects de ce monde [28] ». S’il est si difficile à la poésie de survivre, si elle n’est plus en phase avec le monde, c’est que celui-ci est entré dans l’ère industrielle, c’est qu’il est bouleversé par les grands progrès techniques : « Qui donc aurait le courage ou l’idée saugrenue de chanter en alexandrins le vrombissement des hélices ou le froissement imperceptible des espaces sidéraux par les fusées présentes et par celles de demain [29] ? » La poésie n’est plus capable de chanter le monde moderne, de dire « la Chanson de Roland des protons [30] ».

 Quand vient le tour de la définition du théâtre, dès l’ouverture du sixième entretien, Georges Charbonnier pose à Audiberti directement la question : « Qu’est-ce que le théâtre ? » Pour Audiberti, il est « vraiment le propre de l’homme, […] il constitue un des traits les plus remarquables de l’état civil de l’humanité [31] ». La définition qu’il donne du plaisir du spectateur est à la fois très juste, c’est celle de la catharsis aristotélicienne, et d’une extrême banalité :

C’est assez extraordinaire que des gens viennent chaque soir, dans des salles, pour regarder d’autres gens, bâtis à leur image, exécuter d’une manière platonique les gestes de l’amour et de la violence, comme si c’était le plus grand divertissement et la plus grande source d’une certaine angoisse que de se voir soi-même, par personne interposée, en train de courir des risques faux, et d’exprimer de factices sentiments [32].

Quand Charbonnier lui demande ce qui distingue le théâtre du roman, Audiberti hésite. En effet, pas plus que Duras lorsqu’elle écrit Le Square, il ne perçoit pas, quand il compose Quoat-Quoat, les potentialités scéniques du texte que seule lui révélera la mise en scène de Catherine Toth et d’André Reybaz.

[…] quand j’écrivis Quoat-Quoat, […] je ne distinguais pas le théâtre d’un genre littéraire tel que, par exemple, le sonnet. J’écrivais un dialogue, comme j’aurais écrit une nouvelle ou comme j’aurais écrit un poème. L’idée que cela devait être joué un jour, sur une scène, ne m’a, je peux le dire en toute sincérité, jamais effleuré[33].

C’est ce qui lui a fait sans doute déclarer lors d’une interview dans Arts : « Je suis venu au théâtre par la littérature [34] ». Charbonnier insiste pour établir des traits distinctifs entre les deux genres qu’Audiberti ne parvient pas à formuler même s’il a bien conscience que le dialogue est le propre de l’écriture dramatique, que c’est l’échange de paroles hautement proférées qui confère au théâtre sa spécificité. Tandis que « le roman permet à l’écrivain de faire intervenir dans son histoire, qui est vraiment une histoire, les grands groupes impersonnels de l’univers, le temps, le temps qui passe et le temps qu’il fait, les végétaux, les animaux, les pierres, le décor de la vie, […] au théâtre, ce n’est que la créature humaine qui prend la parole ; il n’y a qu’elle. […] Le roman donne la parole à tout […]. Le théâtre, les hommes y parlent. Le roman, le monde y parle [35] ». Audiberti est un poète de la scène au sens plein du terme. À la différence d’Artaud pour qui les objets peuvent jouer seuls, pour lui ils ont valeur de symboles.

Les accessoires qui sont là [au théâtre] ne jouent pas à titre personnel. Ils permettent à l’homme d’appuyer son âme sur des objets familiers qui sont ou dociles ou révoltés, mais ce n’est pas un théâtre d’objets […] [36].

Si les mêmes sujets, on vient de le voir, reviennent dans des chapitres différents, c’est qu’Audiberti, bien souvent, dévie dans une direction autre que celle qui avait été prévue, ce qui oblige Georges Charbonnier à reprendre dans un chapitre ultérieur la question à laquelle l’écrivain n’a pas complètement répondu. Qui plus est, Audiberti ne se soumet pas toujours au plan de Charbonnier. C’est ainsi qu’il ouvre lui-même, à la place de Charbonnier, le troisième entretien, « Devenir de la poésie », qui fait suite à l’entretien intitulé « Roman et poésie », par une question pour bien montrer l’importance qu’il attache au sujet, ainsi que sa volonté de continuer à en disputer et de s’affirmer comme le meneur de jeu, rôle dévolu en principe à Charbonnier. Son discours est alors ponctué deux fois par l’interrogation : « n’est-ce pas ? [37] », interrogation que formule habituellement Charbonnier.

2. Entretiens avec Adamov

Il n’en va pas de même dans les entretiens avec Arthur Adamov. Radiodiffusés en février 1964, six ans avant sa mort, sous la forme de six entretiens qui se déroulent en deux heures et sept minutes, conservés à l’Ina, les Entretiens avec Arthur Adamov sont édités par André Dimanche en 1997 sur deux CD aux côtés de deux autres qui contiennent ses pièces radiophoniques. Étant donné qu’ils ne sont pas retouchés pour donner lieu à un ouvrage, à l’inverse des entretiens avec Audiberti, ils ne portent pas de titre, c’est la question inaugurale de Charbonnier, toujours très brève, qui en tient lieu. Comme il l’a fait l’année précédente avec Audiberti, Georges Charbonnier interroge Arthur Adamov sur trois points essentiels, sa conception de la dramaturgie – Qu’est-ce que l’action au théâtre ? –, le but qu’il assigne à la scène – la scène doit-elle être une tribune ? – sa vision de l’essence du théâtre –. Le théâtre doit-il être total ou non ? Est-ce qu’une œuvre qui mélange les genres appartient au théâtre total ? Le théâtre doit-il être expressionniste ou non ? Le théâtre doit-il être réaliste ou non ?

Dans le premier entretien, Charbonnier amène Adamov à définir l’action au théâtre par une série de questions dont je retiens ici les plus importantes. Il lui demande d’abord une définition – « Comment pourrait-on définir l’action au théâtre ? » –, ce qu’il fera au tout début de chacun des entretiens suivants. Adamov explique qu’il pensait « jadis que le théâtre doit être le lieu de l’action », mais qu’il ne croit plus, comme ce fut le cas lors de la création de ses premières pièces, qu’il faut qu’il y ait une image qui commande l’action. À ce terme d’image, péjoratif pour Adamov, Charbonnier demande si l’on ne peut pas substituer une vision première, conception que réfute encore Adamov. Il critique sa première pièce La Parodie dans laquelle tout est basé sur « un effet visuel unique : un homme masochiste est couché, un homme qui n’est pas masochiste bouge tout le temps ». Il oppose Les Chaises de Ionesco, pièce dans laquelle également une image visuelle unique montre l’action – ce qui lui apparaît simpliste –, aux pièces de Tchekhov et de Shakespeare dans lesquelles il n’y a jamais d’action unique mais une longue suite de péripéties, pièces qu’il propose comme modèles. Charbonnier lui déclare alors : « Ce que vous venez de dire implique que dans votre esprit une pièce de théâtre doit se dérouler sur un temps très long, est-ce bien cela ? » Adamov lui répond que « cela pose toute la différence entre ce qu’on appelle le théâtre épique et le théâtre dramatique ». Selon lui, le théâtre doit raconter une longue histoire, un peu à la manière de L’Éducation sentimentale, ce qui l’amène à critiquer l’avant-garde des années cinquante, celle de Beckett, Ionesco, etc. – à laquelle il est bien conscient d’avoir lui-même participé –, avant-garde qui, dit-il, revient « de manière un peu camouflée au théâtre français du xviie siècle, avec ses unités ». Charbonnier se charge alors de faire la synthèse de ce début d’entretien en déclarant que donc, « pour que l’action soit, il faut du temps, une période de temps longue, ce qui nécessite une diversification des lieux », comme s’il voulait s’assurer que les choses soient claires pour l’auditeur, mais aussi pour permettre à celui qui prendrait l’enregistrement en cours de route de suivre l’argumentation. Nouvelle question : puisqu’il convient d’abandonner les unités de temps et de lieu, faut-il rompre aussi l’unité d’action ? Adamov, qui dit ne plus aimer Strindberg qui l’a beaucoup influencé à ses débuts, admire toujours profondément Le Songe, pièce dans laquelle l’action est éclatée. Il déclare que le théâtre doit montrer les faits capitaux d’une vie humaine et de la société environnante, offrant toujours comme modèle l’œuvre de Tchekhov qui a peint des individus en même temps que la fin d’une classe, l’effondrement d’un monde. Enfin, dernière question, quand il s’agit de savoir quel est le support principal de l’action, le langage ou la combinaison des images, Adamov est catégorique. Il avoue que pour lui le plus grand écrivain de théâtre, c’est Marivaux chez qui le langage est en permanence le pivot de l’action. Et il confie son admiration pour Planchon qui, lorsqu’il monte Marivaux, fonde sa mise en scène sur le langage tout en usant d’un objet scénique, le miroir, comme image qui vient dupliquer le langage.

Dans le deuxième entretien, où il s’agit de savoir si la scène doit être une tribune ou non, Adamov déclare qu’elle peut l’être, mais pas nécessairement, que borner la scène à n’être qu’une tribune serait une erreur. Lorsque Charbonnier lui demande si une idée simple d’ordre polémique peut donner lieu à une pièce, il répond par l’affirmative, proposant comme exemple le théâtre de Brecht, celui de O’Casey, celui de John Arden, citant également sa propre pièce Paolo Paoli. Suffit-il de montrer pour démontrer ? interroge Charbonnier. Selon Adamov, dire que montrer est le contraire de démontrer, c’est une fausse contradiction idéaliste. L’auteur dramatique évitera la démonstration s’il montre poétiquement, s’il choisit une image poétique solide. On peut parfois démontrer au théâtre, ce qui est le cas dans L’Exception et la règle de Brecht, pièce où il y a une véritable démonstration, liée à la lutte des classes, une démonstration fine, intelligente. À l’objection de Charbonnier qui craint que la pièce ne devienne œuvre de propagande, Adamov répond que le théâtre apolitique est lui-même œuvre de propagande, il n’est que jeu d’anarchistes petit-bourgeois. Si le théâtre moderne doit être une tribune poétique, le théâtre ancien est-il une tribune, qu’en est-il de Claudel, de Brecht, de Victor Hugo, comment les classer ? interroge Georges Charbonnier. Claudel, selon Adamov, s’appuie sur le christianisme, Brecht sur le marxisme, tandis que Hugo, lui, n’a pas d’armes. Dans son théâtre, qu’Adamov juge mauvais, il lui manque un système. Mais, dit Charbonnier, est-il bon qu’un homme de théâtre s’appuie sur un système de pensée ? Qu’en est-il de Shakespeare ? Shakespeare, aux dires d’Adamov, avait une connaissance alchimique du monde, une connaissance également de l’histoire de l’Angleterre, si bien qu’il présente dans ses chroniques une lutte de classes, il montre comment une classe veut prendre le pouvoir, comment ce passage du pouvoir s’effectue d’une classe à l’autre. Adamov souhaite-t-il, comme Shakespeare, disposer lui aussi d’un terrain solide ? L’écrivain se montre embarrassé pour répondre, déclarant que, s’il se fonde en partie sur le marxisme, il veut surtout arriver à trouver le rapport entre le cas individuel et la vie sociale.

Les entretiens suivants ont tous trait d’une manière ou d’une autre à l’essence du théâtre puisqu’il s’agit toujours de savoir ce qu’il doit être ou ne pas être. Georges Charbonnier demande d’abord à Adamov si le théâtre doit être total ou non et ce que signifie le terme de total en matière de théâtre. Faut-il le prendre au sens que lui confère Antonin Artaud, écrivain que Charbonnier tient en haute estime, à qui il a consacré un ouvrage, c’est-à-dire un théâtre dans lequel prédomine le cri, la musique, etc. Quoique très admiratif d’Artaud, Adamov hésite car, pour lui, il est impossible d’éluder le texte. S’il approuve l’utilisation de projections dans la mise en scène de La Mère de Brecht d’après Gorki ou dans sa propre pièce Paolo Paoli, il estime que ces projections doivent être motivées, sinon elles sont dépourvues de sens. À Charbonnier qui insiste pour savoir si le texte doit avoir la première place, si la lecture n’est qu’une approche partielle de la pièce ou si elle est totale, Adamov réplique de façon catégorique, affirmant que le texte reste primordial et que l’on peut atteindre à l’essence du texte par la seule lecture. En matière d’improvisations, il estime qu’il ne convient d’y recourir que lorsqu’il y a une tradition de canevas, comme en Italie par exemple pour la commedia dell’arte, mais qu’aujourd’hui des improvisations ne peuvent donner lieu qu’à un psychodrame dans le but de déceler des cas cliniques, autrement elles n’ont aucun intérêt. Adamov en vient donc à formuler sa définition du théâtre total comme un théâtre qui représenterait la vie onirique de l’homme, sa peur de la mort, en même temps que la nécessité du combat politique, une pièce où aucun aspect de l’être humain ne serait négligé où comique et pathétique coexisteraient. Il aime pourtant La tragédie optimiste de Vichnievski où seul existe le pathétique, pièce qui représente la lutte des communistes obligés de tuer des anarchistes qui compromettent la révolution. Afin de l’amener à préciser son point de vue, dans le but de clarifier les choses pour l’auditeur, Charbonnier lui demande si un théâtre peut être considéré comme total lorsqu’il mélange les genres, à quoi Adamov répond par l’affirmative.

Conscient que le sujet est d’importance, Charbonnier ouvre l’entretien suivant en reformulant la même question. Adamov répond en prenant l’exemple de Shakespeare, que l’on aime aujourd’hui beaucoup plus que Racine, parce que chez Shakespeare il y a toujours le roi et le bouffon, c’est-à-dire un personnage lié au registre tragique et un personnage comique. Il aime plus encore Woyzeck de Büchner qui est pour lui la première pièce moderne car c’est la première fois qu’un personnage est à la fois roi, « roi de ses pensées », précise-t-il, et bouffon. Le comique et le tragique y coexistent chez le même personnage. Quant à Ghelderode, qu’Adamov apprécie pourtant, il en est resté à la conception shakespearienne où il y a d’un côté les rois et de l’autre les bouffons, alors qu’aujourd’hui ce sont les mêmes qui sont les rois et les bouffons.

Dans l’entretien suivant, à la demande de Charbonnier, qui veut savoir si le théâtre doit être expressionniste ou non et ce que signifie exactement le terme, Adamov répond en rappelant que ce dernier vient de Strindberg, puis s’est installé en Allemagne dans l’entre-deux-guerres avec Piscator, avant l’hitlérisme, jusqu’en 1932. Si, au début, l’expressionnisme, qui luttait contre le réalisme, qui essayait de rendre compte des troubles psychiatriques, de l’érotisme, tout en préparant un théâtre politique, avait une dimension positive, il est devenu « imbuvable en tant que tel », ce qui explique que Bertolt Brecht s’en soit rapidement détaché. Comme Adamov ajoute que ce théâtre soulignait les gestes, les mouvements, Charbonnier demande s’il n’y a pas alors le danger d’une mise en retrait du texte, ce que conteste Adamov qui précise qu’il y a simplement remaniement, le metteur en scène mettant l’accent sur des aspects de l’œuvre qui ne sont pas forcément centraux, qu’il y a un irrespect voulu, tel par exemple celui d’Artaud dans sa mise en scène du Songe. Ce qu’Adamov reproche aux expressionnistes et notamment à Strindberg, c’est que leurs personnages n’ont pas d’état civil ; ils sont le père, la servante, la prostituée, etc., – piège dans lequel il est tombé lui-même à ses débuts, comme il l’avoue –, si bien que ce théâtre ne représente pas des êtres vivants, mais seulement des archétypes. À Charbonnier qui lui demande si les théories expressionnistes ont influencé Artaud, Adamov répond que si l’influence n’a pas été directe, Strindberg, avec Le Songe, l’a influencé, ainsi que Woyzeck qu’il aurait voulu monter.

Après la question de l’expressionnisme, c’est celle du réalisme au théâtre, terme que Charbonnier demande à Adamov de définir. Ce dernier rappelle le sens médiéval où le réalisme (res, la chose) s’oppose au nominalisme, puis il en vient au sens que prend le terme au xixe siècle avec l’apparition du grand roman réaliste et naturaliste et enfin au réalisme socialiste du xxe siècle. Pour lui, L’Éducation sentimentale qui représente des êtres « absolument vivants » est un modèle de réalisme. Dans le but de clarifier les choses pour l’auditeur, Charbonnier synthétise ce tour d’horizon brossé par Adamov en distinguant les deux sens du réalisme : la restitution sténographique de la vie de la rue ou la reconstruction du réel. Adamov critique le théâtre de Gorki dans lequel les actions représentées sur scène se jouent dans le même temps que dans la vie alors que l’art est un « merveilleux truquage de la réalité et de la non réalité ». Un réalisme n’est grand, selon lui, que s’il repose sur une solide documentation, il peut devenir fantastique comme dans certains romans de Zola. En conclusion Adamov affirme qu’il n’y a pas de règles pour définir le théâtre mais qu’une pièce passe à la postérité quand elle est large, quand elle englobe différents aspects humains : psychologique, social, politique et que, selon les époques, c’est-à-dire selon le contexte politico social, les metteurs en scène mettent l’accent sur un de ses aspects et en laissent d’autres dans l’ombre.

Charbonnier, on vient de le voir, procède toujours de la même façon avec Adamov, lui posant une question lapidaire au début de chaque entretien afin d’énoncer le sujet qui va y être abordé, et lui demandant de définir en premier lieu le terme clé de la question, ceci non seulement pour être sûr de le prendre dans la même acception que lui, mais également pour éclairer l’auditeur sur le sens d’un concept complexe qu’il ne maîtrise pas forcément. Ensuite, c’est par une série de questions de plus en plus précises et par certaines objections, qu’il l’amène à formuler sa pensée.

3. Conclusion

D’un point de vue méthodologique, le type d’entretien qui vient d’être analysé ici est très proche du dialogue philosophique, des dialogues platoniciens dans lesquels Socrate, par la maïeutique, amène son interlocuteur à accoucher de ses idées. Si le philosophe, dans Menon par exemple, permet à l’esclave de retrouver un savoir qu’il était censé posséder dans une vie antérieure, Charbonnier guide les deux écrivains grâce à des questions d’une grande pertinence et les amène à définir leur poétique. Ces deux entretiens sont très précieux dans la mesure où ils livrent à l’auditeur la conception que se fait Audiberti de la littérature, lui qui a œuvré pour les trois genres, celle d’Adamov en matière de théâtre. L’intérêt majeur de ces entretiens, c’est que l’auditeur a le sentiment d’assister à une pensée en acte, comme s’il pénétrait dans leur esprit, percevait les étapes de leur réflexion. La différence entre les deux entretiens est liée aux personnalités des deux artistes. Tandis que dans l’entretien avec Audiberti, écrivain dont le verbe est foisonnant, la pensée dévie en permanence sans que Charbonnier puisse le remettre immédiatement sur les rails, dans l’entretien avec Adamov, elle va d’un point à un autre, selon une construction logique parfaitement maîtrisée par Charbonnier car Adamov répond toujours à la question posée sans partir dans une autre direction. Tandis qu’Audiberti, écrivain néoromantique qui, par certains points, appartient encore au xixe siècle, s’exprime surtout sur le mystère de la création qu’il ne parvient pas toujours à comprendre, Adamov, lui, s’affirme comme un théoricien du théâtre. Ce sont donc là deux poétiques différentes, l’une propre à son auteur, dictée par des convictions toutes personnelles, l’autre qui se veut beaucoup plus générale.

Notes

[1] Voir Annick Asso, « Les Âmes mortes ou la mise en scène de la folie par Adamov », dans Marie-Claude Hubert (dir.), Les Formes de la réécriture au théâtre, Publications de l’Université de Provence, 2006, « Textuelles théâtre », p. 223-232.

[2] Jacques Audiberti, Entretiens avec Georges Charbonnier, Gallimard, « Blanche », 1965, p. 52.

[3] Ibid., p. 8.

[4] Ibid., p. 9.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 54.

[8] Ibid., p. 52.

[9] Ibid., p. 10.

[10] Ibid., p. 10.

[11] Ibid., p. 52.

[12] Ibid., p. 12.

[13] Ibid., p. 55.

[14] Ibid., p. 61.

[15] Ibid., p. 71-72.

[16] Ibid., p. 154.

[17] Ibid., p. 159.

[18] Ibid., p. 104.

[19] Ibid., p. 107.

[20] Ibid.

[21] Ibid., p. 107-108.

[22] Ibid., p. 90-91.

[23] Ibid., p. 117.

[24] Ibid., p. 120-121.

[25] Ibid., p. 127.

[26] Ibid., p. 22.

[27] Ibid., p. 23.

[28] Ibid., p. 26

[29] Ibid., p. 27-28.

[30] Ibid., p. 28.

[31] Ibid., p. 87-88.

[32] Ibid., p. 88.

[33] Ibid., p. 93.

[34] Arts, n°728, 24-30 juin 1959.

[35] Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 97.

[36] Ibid.

[37] Ibid., p. 36-39.

Auteur

Marie-Claude Hubert est professeur émérite de Littérature française à Aix-Marseille Université. Spécialiste du théâtre français du XXe siècle, elle a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, notamment Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années 50 : Beckett, Ionesco, Adamov, (José Corti, 1987), édité pour Gallimard Folio/Théâtre plusieurs pièces. Avec une équipe composée de chercheurs français et étrangers, elle a dirigé le Dictionnaire Beckett (Honoré Champion, 2011) et le Dictionnaire Jean Genet (Honoré Champion, 2014). Elle a récemment publié chez Honoré Champion Les Confessions d’un auteur dramatique de H-René Lenormand, dont elle prépare le  Théâtre choisi.

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D’une avant-garde l’autre. Les entretiens de Robbe-Grillet avec Jean Thibaudeau


L’article se propose d’examiner les entretiens d’Alain Robbe-Grillet avec Jean Thibaudeau sur France Culture en 1975 sous différents aspects : une analyse radiophonique montre que la « mise en son » constitue un degré zéro de l’esthétique radiophonique. L’analyse du dialogue dévoile que l’entretien est plutôt homophonique (Bakhtine) et se base sur un consensus de fond entre les deux auteurs, tandis que la mise en scène met en relief la spontanéité et l’authenticité d’un dialogue dont profite Alain Robbe-Grillet pour livrer une interprétation de sa propre carrière comme auteur, cinéaste et peintre. Celle-ci consiste avant tout à s’attribuer lui-même le rôle du Jeune Turc ou de l’avant-garde pas encore reconnue (Bourdieu), dont il décrit l’ascension vers la légitimité selon le métarécit (Lyotard) avant-gardiste, alors que tout porte à croire que sa position est en réalité bien différente, une attitude qui lui fait adopter, dans l’entretien le rôle de « bonimenteur » (John Rodden).

The article examines the interviews conducted by Jean Thibaudeau with Alain Robbe-Grillet on France Culture in 1975 from different angles: a radiophonic analysis shows that the sound editing constitutes a kind of zero degree of radio aesthetics, the analysis of the dialogue reveals that the interview is rather homophonic (Bakhtin) and based on a substantial consensus between the two writers, while the staging highlights the spontaneity and the authenticity of a dialogue which Alain Robbe-Grillet benefits from to deliver an interpretation of his own career as an author, filmmaker and painter. In this interpretation he always attributes himself the role of Young Turk or the position of the vanguard not yet recognized (Bourdieu), an attitude that permits him to describe his rise to legitimacy according to the vanguard meta-narrative (Lyotard), while everything suggests that his true position is actually very different, an attitude that makes him adopt the interview role of a literary “huckster” (John Rodden).


Texte intégral

Les entretiens entre Thibaudeau et Robbe-Grillet diffusés sur France Culture début 1975 ont lieu à un moment important des parcours respectifs des deux écrivains. Pour Jean Thibaudeau, ils se situent après son départ du groupe Tel Quel et la publication de son roman Ouverture, Roman noir ou Voilà les morts, à notre tour d’en sortir aux éditions du Seuil en 1974 [1]. Quant à Alain Robbe-Grillet, l’entretien intervient au moment où il a terminé le tournage de son dernier film, Glissements progressifs du plaisir (1974), pour lequel il avait écrit un ciné-roman du même titre [2]. Dans le domaine strictement littéraire, il se trouve à une époque de changement, car Projet pour une révolution à New York, son dernier roman, date déjà de 1970. Deux ans après l’entretien, en 1977, il écrira un texte devenu célèbre après avoir été publié dans Le Miroir qui revient et qui prend déjà ses distances avec la poétique du Nouveau Roman. Pour les deux interlocuteurs, l’entretien intervient donc à un moment charnière de leur carrière et qui présente pour Alain Robbe-Grillet la possibilité d’une rétrospective. Et l’auteur profite de l’occasion pour présenter sa version de sa carrière d’écrivain et de cinéaste.

Mais en plus de sa fonction de commentaire sur ses œuvres, qui peut également se manifester sous d’autres formes et dans d’autres médias, l’entretien entre Thibaudeau et Robbe-Grillet a une dimension spécifique concernant la forme de l’entretien radiophonique et dont une analyse de l’entretien doit tenir compte. Cependant, une telle analyse pourrait être considérée, du moins à première vue, comme une entreprise secondaire, présentant peu d’intérêt dans le cadre d’études littéraires. En fait, la question de l’appartenance à la Littérature des entretiens d’écrivains publiés dans des journaux, un genre qui dispose pourtant d’une longue tradition bien établie, est déjà assez controversée [3]. La question se pose évidemment encore plus à propos de l’entretien radiophonique, qui non seulement est marginal par rapport à l’œuvre littéraire et à son inscription dans le champ littéraire, mais joue aussi un rôle plutôt négligeable dans l’acquisition du capital symbolique spécifique des écrivains [4]. Si, toutefois, l’affirmation selon laquelle « sans livre, il n’y a pas d’entretien » est une évidence, c’est bien aussi en partie sa médiatisation qui « fait » le livre, et l’entretien en est un des principaux éléments. Les émissions littéraires à la radio et à la télévision en sont la meilleure illustration. Apostrophes en est un exemple emblématique : la célèbre émission de Bernard Pivot a largement contribué à consacrer, voire à « créer » des œuvres et aussi des auteurs [5]. Ainsi, une étude dédiée aux entretiens d’écrivains s’inscrit logiquement dans une recherche plus globale qui essaie de tenir compte des conditions économiques, sociales et médiatiques de la production et de la réception littéraires [6]. Elle appartient à une approche plus vaste dont la base méthodologique fondamentale réside dans la thèse selon laquelle une œuvre, un auteur et à plus forte raison encore un courant littéraire ne sont pas seulement constitués par les livres et les pratiques d’écritures mais également par tout un ensemble de discours ou de métadiscours qui se greffent sur ces derniers et dont les entretiens accordés à la presse ou à la radio font partie [7]. Dans un champ social comme celui de la littérature, où les enjeux sont hautement déterminés par des stratégies symboliques, les métadiscours ne réfléchissent pas seulement sur les œuvres, mais les « créent » également ainsi que les mouvements ou groupes littéraires [8].

Cette approche, déjà tout à fait pertinente en soi, devient encore plus convaincante, quand elle s’applique au Nouveau Roman, car très tôt les livres de Sarraute, Robbe-Grillet, Butor ou Simon ont été accompagnés par de nombreux entretiens, prises de positions poétologiques et théoriques qui ont constitué un véritable métadiscours sur le Nouveau Roman [9]. Parmi tous les auteurs de ce mouvement littéraire, Alain Robbe-Grillet est probablement celui qui a mené avec le plus grand acharnement ce combat symbolique contre le roman traditionnel et qui a su se servir si habilement des journaux, de la radio et même de l’université pour propager ses idées sur le roman, la littérature et le cinéma que cette pratique lui a valu le titre de chef de file du Nouveau Roman [10]. Si l’on veut donc expliquer le phénomène « Alain Robbe-Grillet », un cas assez particulier dans l’histoire littéraire, il n’est pas suffisant de se pencher uniquement sur les œuvres et les écrits théoriques du nouveau romancier : il faut également examiner les conditions médiatiques et matérielles de leur production et réception et tenir compte de leur mode de diffusion et de leur propagation, dans laquelle les entretiens jouent un rôle considérable. Dans ce domaine de recherche, l’interview radiophonique présente quelques avantages. Contrairement aux médias écrits comme par exemple le journal, la revue ou le livre, la radio, en tant que média acoustique est capable d’enregistrer et de transmettre l’interview dans toute sa réalité pleine, avec le timbre, la sonorité et le volume des voix qui font partie de la conversation normale. À la différence des médias du « symbolique », la radio est un média du « réel » qui est capable de reproduire un événement en temps réel, sans nécessairement opérer des coupures et sans obligatoirement pourvoir celui-ci d’interprétations [11]. En principe, elle peut donc rendre à l’enregistrement et à la diffusion de l’entretien la réalité de l’expérience vécue. De ce fait, il est indispensable de prendre en considération non seulement le contenu ou énoncé de l’entretien, mais également la forme spécifique de sa présentation médiale.

De là surgissent quelques questions : les premières concernent évidemment les prises de positions de Robbe-Grillet sur la littérature et le cinéma. Quels commentaires fait-il de son œuvre ? Le deuxième aspect relève de l’analyse du dialogue. Quels rôles les deux interlocuteurs s’accordent-ils ? Thibaudeau se limite-t-il à donner les répliques à son interlocuteur ou s’exprime-t-il également sur ses propres convictions esthétiques ? S’agit-il d’un véritable dialogue avec des prises de positions différentes ou bien plutôt d’une conception « chorale » de l’entretien où « les voix » au sens bakhtinien du terme sont plutôt homophoniques ? Le troisième volet d’interrogations concerne la dimension médiale de l’entretien. Sous quelle forme se présente-t-il, comment l’espace sonore est-il organisé, y a-t-il des plans acoustiques, des coupures, ou bien l’entretien se fait-il dans la continuité ? Dans l’ensemble, il s’agit donc de dégager également la poétique spécifique de l’entretien. Dans ce qui suit sera d’abord analysé l’aspect médial, ensuite la structure du dialogue, enfin l’analyse du métadiscours de Robbe-Grillet et en particulier la manière dont il présente ses prises de positions poétologiques et son cheminement comme écrivain et cinéaste.

1. Le « degré zéro » de la mise en son : une esthétique radiophonique de la transparence

L’analyse médiale des entretiens à la radio comprend différents aspects. La « mise en scène » se rapporte à tout de ce qui se passe devant le microphone ou bien ce qui est enregistré par celui-ci : contenu (message), interlocuteurs, son des voix, forme de leur interaction et espace sonore. La « mise en son » concerne tout ce qui relève de l’appareil technique, à savoir les plans acoustiques configurés par la distance du micro, les effets monophoniques ou stéréophoniques et le bruitage [12]. La « mise en chaîne » se rapporte aux différentes formes de montage acoustique [13], tandis que la « mise en ondes », au sens propre du terme, concerne la forme spécifique de diffusion, comme par exemple le format de l’émission, la station de radio, la fréquence de l’émetteur, les dates et les rythmes des émissions, etc.

La mise en ondes de l’entretien entre Jean Thibaudeau et Alain Robbe-Grillet se réalise sous la forme de l’entretien-feuilleton, un des formats courants sur les chaînes culturelles françaises d’après-guerre [14]: l’ensemble est divisé en dix parties, radiodiffusées tous les jours sauf le week-end pendant deux semaines, du 3 jusqu’au 15 février 1975. Chaque émission dure quinze minutes, la diffusion a lieu toujours à la même heure, entre 11h45 et 12h précisément [15]. Le découpage des émissions se fait en fonction des sujets évoqués : dans le premier volet de la série (É1), il est question des débuts de Robbe-Grillet, de la réception de ses œuvres et des critiques souvent défavorables, la deuxième émission (É2) tourne autour du film L’Année dernière à Marienbad, la troisième (É3) est consacrée au rôle des écrits théoriques de Robbe-Grillet, la quatrième (É4) à l’avant-garde et à la position de l’écrivain dans la société, les émissions suivantes (É5- É6, É7) traitent des romans de Robbe-Grillet et de leur poétique, tandis que les suivantes (É8, É9, É 10) se consacrent à ses films en mettant l’accent sur Le Jeu avec le feu et Glissements progressifs du plaisir. Cependant, du fait de la diffusion sous forme de feuilleton, la cohérence thématique de l’entretien n’apparaît probablement pas très clairement pour l’auditeur. Du fait de la forme de mise en ondes et du découpage, le dialogue entre les deux écrivains apparaît sous une forme discontinue, la cohérence thématique disparaît au profit d’une impression de spontanéité s’apparentant à une conversation normale qui ne suivrait pas non plus un « script » préétabli. De plus, à moins d’enregistrer les différentes émissions ou bien de se trouver tous les jours à la même heure devant son poste de radio, cette forme de diffusion favorise probablement un type de réception que Walter Benjamin a considéré comme caractéristique des mass-médias modernes, à savoir la « réception par la distraction [16] ».

Si la radiodiffusion de l’entretien ne se fait pas de manière continue, la mise en chaîne, par contre, fait tout pour en souligner la continuité, car le montage fait rarement montre de coupures perceptibles. De sorte que l’entretien ressemble à un dialogue ininterrompu, sans que l’on puisse apercevoir de véritables marques distinctives entre les différents moments de son enregistrement. Ce manque d’indices vaut également pour l’espace : la distance du microphone reste toujours la même, qu’il s’agisse de Thibaudeau ou de Robbe-Grillet. Il n’y donc aucune différence entre les différents plans acoustiques. Cette absence notoire de toute focalisation radiophonique, qui correspond, dans la terminologie narratologique, à une focalisation zéro, correspond à un élément caractéristique du dialogue, car il souligne le fait que, pendant leurs échanges, les deux écrivains adoptent en principe une attitude plutôt consensuelle.

Il n’y a pas non plus d’effet stéréophonique qui aurait permis de situer la position précise des deux interlocuteurs dans l’espace. L’espace radiophonique restant complètement abstrait, les voix de Jean Thibaudeau et de Robbe-Grillet semblent ne venir de nulle part, d’un « non-lieu radiophonique ». En combinaison avec la focalisation zéro, le manque de positionnement dans l’espace crée une espèce « d’indifférenciation » des interlocuteurs qui empêche l’auditeur d’identifier les positions respectives des deux dialoguistes. Si la position d’un individu dans le cadre d’un champ social correspond à ses prises de position, l’absence de positionnement identifiable dans l’espace radiophonique configure un type d’entretien qui se fait sur la base d’un accord de fond, il crée un espace homogène et harmonieux propice à des entretiens où les prises de paroles et de positions se font sous forme de conversation de type « chorale ». Cet effet est également souligné par une autre technique de mise en scène radiophonique qui, à la différence de bien d’autres entretiens enregistrés dans un contexte naturel, confronte l’auditeur à un espace insonorisé. La mise en scène configure un espace neutre et abstrait, sans bruits, qui n’existe pas dans la réalité. Tout compte fait, les techniques radiophoniques évoquées servent à créer un effet de transparence, elles servent à effacer la dimension matérielle et radiophonique d’un entretien dont elles soulignent le caractère plutôt consensuel.

Cette « transparence radiophonique » relèverait d’une analyse de « l’écriture » radiophonique au sens de Roland Barthes, terme qui renvoie à l’engagement de la forme esthétique elle-même [17]. La suppression des plans acoustiques, l’effacement des coupures dans le montage, la création d’un espace insonorisé produisent une espèce de « degré zéro » de l’écriture radiophonique, qui fait passer au premier plan le dialogue entre les deux écrivains. Elles servent à faire oublier le média de la radio dont les conditions de communication spécifiques provoquent une certaine gêne et la critique de Robbe-Grillet :

Je ne cherche pas particulièrement les entretiens à la radio, car le public manque. Le public, il est là, il écoute en ce moment, mais en somme, il ne parle pas. Je ne sais pas quand il tourne son bouton, quand il en a assez, quand il est intéressé. Alors ce que j’aime beaucoup et ce que je fais beaucoup en France ou en particulier en Amérique, ce sont des entretiens avec un public actif alors, un public qui parle, je réponds vraiment à ses questions, je le laisse parler et… et… j’essaie de répondre, quelquefois bien sûr aussi avec des fuites ou quelques pirouettes, mais en tout cas, il y un contact, et c’est ce contact qui m’intéresse dans le public, alors que la radio coupe ce contact (10, 25 : 10).

En dehors du fait de constituer une contradiction performative consistant à critiquer l’entretien radiophonique dans le cadre d’un entretien radiophonique, l’on pourrait objecter à cette thèse qu’elle se méprend sur l’interaction véritable, car il ne s’agit point d’une conférence que l’auteur adresserait à un public mais d’une interview accordée à un interlocuteur qui est écrivain lui-même et qui est tout à fait présent. Cependant, aussi contradictoire et désapproprié qu’il soit, le commentaire de Robbe-Grillet attire l’attention sur l’influence que ce parti pris « anti-radiophonique » a pu avoir sur la façon dont les deux interlocuteurs conçoivent la mise en scène et la « poétique » de leur dialogue.

2. Une poétique dialogique de présence pleine

En fait, cette absence de public « naturel » qui gêne Robbe-Grillet transforme les données de l’entretien, car en plus de celui de l’intervieweur, Jean Thibaudeau qui se voit attribuer le rôle du public absent [18]. Et il s’ensuit une conception de la mise en scène du dialogue comme une conversation spontanée, authentique et impromptue, dont la vivacité et la présence compensent l’absence de public radiophonique invisible. En ce qui concerne la distribution concrète des rôles entre les deux interlocuteurs, c’est évidemment, l’interviewé Alain Robbe-Grillet qui se trouve au centre de l’entretien, tandis que Jean Thibaudeau se limite en principe à poser des questions et à donner les répliques à son interlocuteur. Mais en même temps, Jean Thibaudeau tient bien sûr les rôles du « scénariste » et du « metteur en scène » qui essaie de réaliser le déroulement des questions et des réponses comme il l’a prévu, tout en suivant la liste des questions qui en constituent le scénario. De temps à autre, toutefois, son « acteur principal » en modifie le plan initial. Ainsi, il arrive à Jean Thibaudeau d’avouer qu’il avait initialement prévu de parler d’autre chose mais que ce que Robbe-Grillet vient de dire l’a fait changer d’idée [19]. Robbe-Grillet quant à lui, admet quelquefois qu’il n’est pas tout à fait sûr d’avoir pu dire ce qu’il pense et se reprend ensuite pour essayer de nouveau. Grâce à un montage qui a laissé ces passages tels quels, sans opérer de coupures, l’auditeur a l’impression d’assister à un échange pris sur le vif, à une parole vivante et à des voix présentes qui sont impliquées dans un dialogue authentique. Cet effet d’authenticité se trouve également souligné par les hésitations et les pauses qui marquent les réponses de Robbe-Grillet et de temps à autre aussi les questions de Jean Thibaudeau [20]. Le fait que le montage renonce non seulement à supprimer les hésitations, les reprises et les autocorrections – ce qui correspond plutôt à une pratique courante des entretiens plus longs – mais qu’il conserve aussi les pauses est tout à fait remarquable dans un contexte radiophonique, car normalement, la radio cherche à les éviter étant donné que – contrairement à la télévision – les pauses à la radio sont « absolues », vu que ce média ne connaît que le seul canal acoustique. Dans un média purement acoustique, une pause éveille toujours le soupçon que la diffusion a été interrompue. Si le réalisateur a tout de même opté pour la conservation des silences, c’est clairement dans le dessein de conférer à l’entretien une spontanéité et une vivacité qui soulignent l’authenticité et la présence pleine du dialogue.

Ceci est particulièrement perceptible dans les moments où Jean Thibaudeau demande des précisions à son interlocuteur, comme par exemple dans un passage sur les stéréotypes dans les romans de Robbe-Grillet où, après avoir prononcé un « oui » qui marque plutôt des réserves ou même un manque d’intérêt, et non content de la réponse obtenue, l’intervieweur invite Robbe-Grillet à approfondir sa pensée : « Oui ! J’aimerais … j’aimerais que vous alliez un peu plus loin » (6, 2 : 20), invitation à laquelle Robbe-Grillet donne volontiers suite. L’exemple cité montre que les deux écrivains partagent une conception de l’entretien qui relève d’une espèce de « maïeutique » voulant faire accoucher l’interlocuteur d’une pensée que, jusque-là, il n’a pas encore été capable de formuler. Cependant, à la différence de la maïeutique socratique, les moments où Thibaudeau se permet de faire des objections aux explications proposées par Robbe-Grillet sont plutôt rares. À ce moment-là, il quitte son rôle de simple donneur de répliques pour transformer, grâce à ce changement de statut, l’entretien en un dialogue entre deux écrivains qui ont des convictions différentes :

Jean Thibaudeau – Vous pensez que la révolution est toujours faite par des marginaux ? Vous pensez que l’écrivain est dans une marge ?

Alain Robbe-Grillet – Ah oui !

– Moi, je pense que l’écrivain a une fonction bien précise dans la société. Elle peut être marginale, éventuellement.

– Elle est marginale.

– Actuellement, elle est marginale.

– Elle est marginale partout et elle le sera probablement toujours.

– Je ne pense pas que Victor Hugo avait une position marginale.

– Eh ben, bravo pour Victor Hugo [rires] (4, 14 : 27).

Il en est de même à un autre moment où Jean Thibaudeau fait également une objection aux thèses de Robbe-Grillet pour relever une contradiction entre la thèse selon laquelle il ne saurait jamais à l’avance ce qu’il écrit d’une part et son parti pris esthétique évident contre la profondeur et l’intériorité de l’autre (7, 8 : 52). Parfois, Thibaudeau met aussi en doute l’image que son interlocuteur veut donner de lui-même comme auteur maudit, en objectant par exemple à Robbe-Grillet qu’il mentionne seulement les critiques négatives de ses romans du début, tout en passant sous silence les avis positifs d’un Roland Barthes ou d’un Georges Bataille (3, 08 : 46). S’installe de cette manière une controverse que Robbe-Grillet arrive à clore en rappelant que les rares critiques positives qu’il avait reçues au début de sa carrière provenaient d’auteurs qui étaient eux-mêmes marginalisés (3, 09 : 39). Un autre élément souligne également l’authenticité du dialogue : comme Jean Thibaudeau n’est pas critique ou journaliste mais écrivain, lui aussi, l’interview prend de temps à autre plutôt l’allure d’un échange entre deux pairs, au point d’entraîner quelquefois une véritable inversion des rôles. Ceci est par exemple le cas quand Robbe-Grillet demande à Thibaudeau comment il a perçu une certaine scène dans un de ses films ou bien quand les deux interlocuteurs manifestent des divergences concernant le statut de l’écrivain dans la société (voir supra).

En ce qui concerne le dialogue en général, l’on peut dire que la conversation entre les deux écrivains s’organise sur la base d’un consensus fondamental qui fait que la poétique de leur entretien correspond plutôt à une homophonie de fond au sens bakhtinien du terme [21]. Cependant, cet accord de fond qui se note dans la plupart des prises de positions des deux auteurs étonne, car les positions respectives des deux auteurs au sein du champ littéraire sont très différentes, car les différences d’âge, d’expérience, de renommée littéraire et de positions politiques les opposent. En 1974, Alain Robbe-Grillet, de treize ans l’aîné de son collègue, est un romancier reconnu qui se trouve, dans le champ de la production littéraire, dans la position de l’avant-garde consacrée, tandis que Jean Thibaudeau, avait fait partie de Tel Quel, un groupe littéraire qui, nonobstant sa proximité avec certaines positions esthétiques du Nouveau Roman, occuperait la place de l’avant-garde non encore consacrée [22]. Mais malgré cette différence, nous pouvons constater une certaine complicité entre les deux écrivains. Celle-ci est certainement due à une redevance personnelle de Thibaudeau à Robbe-Grillet car, comme il se plait à le rappeler au début de l’entretien, ce sont les romans de Robbe-Grillet qui l’ont poussé à écrire, et qui plus est, c’est Robbe-Grillet lui-même qui lui a permis de publier son premier roman Une cérémonie royale chez Minuit [23]. Mais en plus de cette dette personnelle de Thibaudeau à l’égard de Robbe-Grillet, la sympathie qui règne d’une manière palpable entre les deux écrivains malgré leurs positions différentes, s’explique probablement aussi par une homologie entre leurs positions respectives, car en 1974, Thibaudeau se trouve dans une situation qui montre quelques ressemblances avec celle dans laquelle se trouvait Robbe-Grillet dix ans avant, exactement à la sortie de sa première série de romans et du recueil Pour un nouveau roman, qui réunissait les articles théoriques qu’il avait écrits auparavant pour justifier et légitimer son œuvre et celle de ses contemporains (3, 08 : 00). C’est probablement cette homologie des positions respectives à des moments différents de leur carrière qui explique l’accord de fond entre les deux dialoguistes et également le choix de Thibaudeau pour réaliser l’entretien. Mais la raison la plus importante pour avoir choisi ou accepté Jean Thibaudeau comme intervieweur réside dans la critique que Robbe-Grillet a souvent faite des entretiens avec des journalistes, qui selon lui ne sont pas des spécialistes de son œuvre et font souvent preuve d’un manque de connaissance, ce qui n’arrive certainement pas avec un interlocuteur aussi bien renseigné que Thibaudeau qui de surcroît est écrivain lui-même [24].

Tout compte fait, l’on peut constater que tous les procédés de la mise en scène contribuent à créer l’impression d’un dialogue pris sur le vif et d’une pensée présente qui se cherche et qui cherche à produire des idées. Il s’agit d’une poétique de la parole vive, vivante et d’une pensée qui ne connaît pas encore sa fin au moment où elle commence à se faire. La plupart des techniques radiophoniques et les conceptions dialogiques de l’entretien sont plutôt redevables à un art de la conversation qui mise sur la capacité des interlocuteurs de produire, dans et par leur échange, des idées parfois nouvelles, parfois exposées autre part mais dont la version radiophonique a l’avantage de la présence pleine d’une parole prise sur le vif [25] compensant complètement cette absence de public qui gêne Robbe-Grillet. Que les deux dialoguistes aient parfaitement conscience de la dimension poétique de leur entretien apparaît de manière explicite à la fin, quand Jean Thibaudeau pose une question sur le caractère poétique ou bien politique de l’entretien :

Jean Thibaudeau – Alors, à la fin de ces entretiens une question [coupe] : Qu’est-ce que ces entretiens ont de révolutionnant ?

Alain Robbe-Grillet – Quelqu’un qui fait des romans ou des films, en fin de compte n’a rien d’autre à dire que cette œuvre, ces œuvres qu’il a produites et qu’il a proposées au public. Le système des mass-médias, les journaux, les radios etc. ont tendance justement, dans un souci de promotion – d’ailleurs louable pour faire connaître tel ou tel créateur au public – a [sic] tendance à chaque instant à lui demander des explications en dehors en somme de son œuvre. Et il y a là quelque chose de tout à fait gênant. Il y a d’ailleurs des créateurs – je pense par exemple à Samuel Beckett ou Henri Michaux – qui refusent absolument, c’est-à-dire que… (10, 11 : 55).

Dans sa réponse, Jean Thibaudeau objecte que Robbe-Grillet a toujours voulu tenir un rôle public et relève de cette manière le fait que l’attitude de Robbe-Grillet est du moins contradictoire pour ne pas dire paradoxale, car à quoi cela rime-t-il de donner une interview pour finir par critiquer la nécessité d’en donner et par remettre son intérêt en question ou bien de vouloir tenir un rôle public tout en en critiquant la nécessité [26]?

Si ce métadiscours de l’entretien sur l’entretien révèle donc le fait que les deux dialoguistes sont parfaitement conscients de la dimension poétique de leur entretien, ils constatent néanmoins de manière plus ou moins explicite que leur échange manque justement d’éléments qui puissent la révolutionner. Robbe-Grillet ramène ce défaut aux mass-médias, parmi lesquels il compte seulement les médias audio-visuels, mais curieusement pas les livres et les conditions de communication qu’ils imposent aux écrivains. Mais la véritable question ne réside probablement pas dans ce constat mais plutôt dans le fait que les deux écrivains se croient obligés de répondre à une attente de poétique révolutionnaire. D’où vient cette expectative ? Il est à supposer qu’elle provient d’une métonymie discursive qui transpose les attentes relatives à leurs propres pratiques esthétiques sur l’entretien radiophonique, une attente qui se trouve encore renforcée par le fait que, dans ses pièces radiophoniques, comme par exemple Reportage d’un match international de football, Jean Thibaudeau a montré que l’on peut révolutionner la poétique de la radio [27]. Or, si nous comparons la forme spécifique de la réalisation radiophonique de l’entretien avec les principes esthétiques du Nouveau roman ou de Tel Quel, force est de constater qu’il existe une divergence considérable entre les deux poétiques. Tandis que les différentes esthétiques du Nouveau Roman et en particulier celle de Robbe-Grillet font tout pour mettre en relief l’écriture dans sa matérialité et pour y puiser de nouvelles formes esthétiques, les principes de la réalisation de l’entretien contribuent à créer une transparence et un certain « effet de réel ». Cependant, la poétique de l’entretien n’est pas tout à fait homogène, car à la différence de la mise en son, la mise en scène du dialogue s’approche un peu plus de l’esthétique du Nouveau Roman et de Tel Quel en ceci qu’elle enregistre en temps réel un dialogue propice à faire surgir une idée de la pratique robbe-grilletienne [28]. Cette impression de présence est toutefois, en dernier lieu, le produit d’une absence voulue, à savoir celle du signifiant radiophonique.

3. Comment on écrit l’histoire littéraire ou le portrait de l’auteur célèbre en Jeune Turc permanent

Si les écrits théoriques de Robbe-Grillet constituent principalement des prises de position esthétiques et idéologiques, l’on peut constater que l’entretien avec Thibaudeau, qui contient certes également des éléments poétologiques, est surtout complémentaire de ses conférences, discussions et livres théoriques. Tandis que dans Pour un nouveau roman et lors de ses conférences et colloques, l’auteur a surtout développé la théorie de son œuvre, dans l’entretien avec Thibaudeau, il écrit sa version de l’histoire littéraire du Nouveau Roman et de sa propre carrière.

Son parcours, Robbe-Grillet le présente sous la forme d’une constellation et d’un récit qui, malgré les différences entre les époques, les genres et les médias, respectent toujours la même structure et dont on peut relever les éléments constitutifs suivants : dans la littérature et le cinéma, il s’assigne toujours la même position, à savoir celle d’un éternel débutant. Déjà, dans sa jeunesse, il n’a pas beaucoup lu et il connaissait mal les auteurs du canon littéraire (3, 03 : 35). Sa position externe au champ littéraire se confirme plus tard, vu qu’il gagnait sa vie comme ingénieur agronome avant de commencer à écrire. Mais selon lui, cette position constitue un grand avantage, car « la révolution vient toujours des marges » (4, 14 : 27). C’est à cette position qu’il attribue également le vif rejet que ses premiers romans ont rencontré auprès d’une critique lui objectant que « c’est pas comme ça qu’on fait ». Ses préoccupations théoriques sont expliquées par le rejet de la critique et par l’obligation de mener une lutte acharnée pour imposer sa propre vision de la littérature et pour se faire reconnaître comme auteur (1, 08 : 30). La raison particulière de l’hostilité de la critique réside, selon lui, dans une particularité esthétique de ses premiers romans, qui tournaient tous autour d’un vide, d’une attente créée chez le lecteur mais jamais satisfaite : ainsi, Les Gommes est présenté comme un roman policier sans crime, Le Voyeur est le récit d’un vicieux sans vice et La Jalousie la mise en jeu d’un triangle érotique sans scène d’amour (5, 06 : 12). Les trois premiers romans apparaissent donc comme des réalisations à la fois esthétiques et stratégiques destinées à attirer des lecteurs traditionnels par leurs thèmes, personnages et histoires pour ensuite décevoir leurs attentes afin de diriger leur attention vers autre chose. Ainsi, Robbe-Grillet interprète la poétique de ses premiers romans dans les mêmes termes que ses préoccupations théoriques : c’est une autre forme d’une pédagogie destinée à éduquer le lecteur.

Malgré la différence indéniable entre les premiers romans et ceux à partir de Dans le labyrinthe, cette éducation poétologique continue après, car les schémas, stéréotypes et clichés dont l’écrivain fait usage dans la deuxième série de ses romans sont puisés dans une culture populaire, et sont donc également faits pour attirer les lecteurs. C’est Jean Thibaudeau qui relève la base commune de ces deux esthétiques, à savoir un rejet de toute prétention à une profondeur ou intériorité quelconque (6, 09 : 41), accompagné d’une préférence nette pour la surface des phénomènes. Tout compte fait, le pari d’une éducation esthétique des lecteurs a été gagné, car les œuvres de l’ancien romancier maudit rencontrent aujourd’hui un accueil plus favorable de la critique et une reconnaissance de plus en plus grande des lecteurs (1, 09 : 04) qui se termine donc par la consécration de l’auteur comme écrivain admis (1, 09 : 25).

En général, Robbe-Grillet présente donc sa carrière de romancier selon le modèle du cheminement de l’avant-garde, à savoir comme une ascension constante du créateur révolutionnaire vers la reconnaissance.

En fait, dans les passages dans lesquels il parle de ses débuts comme conseiller littéraire aux Éditions de Minuit, les attitudes qu’il perçoit chez les responsables correspondent exactement à la structure du champ littéraire telle que la sociologie structurale l’a conçue. Selon lui, l’édition littéraire de l’époque était marquée par une opposition très nette entre les grandes maisons d’édition d’une part, qui publiaient des livres traditionnels dont le lectorat était pratiquement assuré et, de l’autre, les petits éditeurs qui publiaient des livres par sens du devoir avant-gardiste sans se soucier de l’accueil qui leur serait réservé et sans essayer particulièrement de les faire lire ou vendre (3, 14 :20). Au contraire, la relation entre le succès de vente d’un livre d’une part et sa légitimité au sein de la littérature de l’autre était inversement proportionnelle : aux éditions de Minuit par exemple, dès qu’un livre se vendait à plus de 300 exemplaires, le conseiller responsable commençait, selon Robbe-Grillet, à douter de sa qualité littéraire.

Or, les structures décrites par l’auteur ne datent pas des années cinquante, car elles correspondent en tous les points au modèle du champ littéraire avant-gardiste tel que par exemple Pierre Bourdieu l’a analysé : elles opposent des auteurs reconnus qui se trouvent au sommet de la hiérarchie littéraire, disposant d’un capital symbolique et économique élevé à une avant-garde qui n’est pas encore reconnue, ayant un capital symbolique et économique réduit, ce qui lui assigne une position subordonnée, mais lui donne la possibilité de dénoncer chaque succès de vente comme une trahison des valeurs littéraires inhérentes au champ [29]. La stratégie décrite par Robbe-Grillet se conçoit dans le cadre du processus habituel de la modernité par lequel tout mouvement avant-gardiste ayant un capital symbolique spécifique très élevé et un capital économique très réduit en dehors du champ littéraire se transforme, au cours du temps, en avant-garde consacrée et reconnue, qui de ce fait disposera ensuite également d’un capital symbolique et d’un capital économique considérables au sein du champ social [30]. Cette ascension ne se produit évidemment pas toute seule, mais est amorcée par la déclaration d’une « crise » de l’avant-garde consacrée par l’avant-garde qui n’est pas encore reconnue, une crise qui ne consiste en rien d’autre que dans l’ensemble de stratégies symboliques (dont la publication de manifestes et de critiques) qui ont pour dessein de la produire [31]. L’analyse des chiffres de vente de La Jalousie proposée par Pierre Bourdieu confirme cette évolution car les statistiques montrent une lente mais constante progression des ventes qui – selon lui – serait due à l’économie secondaire du marché scolaire et universitaire, promue par la théorisation de la pratique d’écriture du Nouveau Roman [32].

Jusqu’ici, la teneur du parcours tel que Robbe-Grillet le présente est donc très claire : il trace son propre cheminement dans la littérature et dans le cinéma selon le « métarécit » de l’avant-garde qui s’étend de ses débuts comme écrivain non légitime jusqu’à la reconnaissance finale comme auteur reconnu.

Mais selon ses propres paroles, Robbe-Grillet ne s’est pas contenté de suivre le chemin prescrit par la structure du champ littéraire en progressant au sein de cette structure tout en acceptant ses règles implicites, mais comme pour l’esthétique du roman et du cinéma : il l’a également révolutionnée.

Après son arrivée dans la maison d’éditions de Jérôme Lindon, Robbe-Grillet a dit-il essayé de dynamiser la structure statique du champ littéraire en développant une stratégie éditoriale propice à créer un public capable d’apprécier les livres qui ne trouveraient pas de lecteur sans ce travail « d’éducation esthétique ». De ce fait, selon lui, il a été le premier à vouloir faire passer une lutte d’avant-garde au grand public et à faire admettre chez le lecteur « normal » des œuvres avant-gardistes. La publication de Pour un nouveau roman s’inscrirait donc entièrement dans cette stratégie de pédagogie et de publicité avant-gardiste qui révolutionne en même temps les structures du champ littéraire. Au cours de l’interview, Robbe-Grillet ne cesse de répéter que ses écrits théoriques n’ont jamais été conçus en vue de prescrire des concepts poétologiques établis d’avance, mais qu’ils sont intervenus après-coup, une fois les œuvres de Butor, Simon, Sarraute et les siennes publiées (4, 04 : 09 ; 4, 11 : 27).

Toutes ces structures et stratagèmes s’appliquent également à ses œuvres cinématographiques. Tout au début de l’entretien, Jean Thibaudeau raconte qu’il avait observé, lors de la projection du film Glissements progressifs du plaisir, que son auteur se trouvait toujours confronté à des critiques négatives (1, 02 :03). Robbe-Grillet confirme tout de suite en constatant qu’avec ses premiers films, il s’était trouvé exactement dans la même position qu’à ses débuts littéraires. Et effectivement, les premiers films de ce réalisateur venu de la littérature rencontrent un rejet presque unanime de la part de la critique traditionnelle. Pour celle-ci tout est « faux » et elle attribue les nombreux « défauts » des films au fait que l’écrivain est un débutant dans le domaine de la mise en scène (1, 10 : 25). De ce fait, Robbe-Grillet se trouve dans une position double, où la désormais bonne réception de ses livres va de pair avec la mauvaise réception de ses premiers films (1, 11 :18). Thibaudeau voit tout de même une exception à cette règle : L’Année dernière à Marienbad, ovationné par la critique et les festivals du cinéma malgré son esthétique révolutionnaire [33]. Mais selon Robbe-Grillet, ce succès ne vient pas de son propre travail, mais de celui du réalisateur Alain Resnais qui voulait plaire au public (2, 04 : 40) [34].

Dans l’ensemble, on peut constater que le récit de la carrière du metteur en scène Robbe-Grillet se construit selon le même schéma que celui de son cheminement en littérature, car comme auparavant dans la littérature, l’écrivain est désormais admis comme cinéaste reconnu dans le champ de la production cinématographique (1, 11 : 57). Or, si l’on peut considérer qu’il décrit son cheminement comme écrivain avec justesse, on remarquera qu’il oublie de tenir compte du fait qu’en tant que cinéaste, il a pu mettre à profit tout le capital symbolique déjà acquis dans le domaine littéraire pour faire ses premiers films. C’est entre autres grâce à sa renommée littéraire qu’il a pu réunir l’argent nécessaire pour faire des films. On peut donc dire que, contrairement aux cinéastes de la Nouvelle Vague, comme Truffaut ou Chabrol, dont il se moque par ailleurs ouvertement (1, 02 :02), il n’a jamais occupé, dans le champ du cinéma, la position d’avant-gardiste à laquelle il prétend.

Cette différence entre la position présentée par l’auteur et sa position réelle fait surgir la question des motifs. Quelle est la fonction de cette insistance presque permanente sur la postériorité de la théorie par rapport à la pratique esthétique qui présente par ailleurs une chronologie inverse à celle des avant-gardes historiques ? Si en effet celles-ci lancent un manifeste pour exhorter les membres du groupe à certaines pratiques, les théories littéraires de Robbe-Grillet sont postérieures aux pratiques esthétiques qu’elles expliquent après-coup.

En fait, l’activité constante de réflexion théorique et d’explication pédagogique a fini, au plus tard au milieu des années soixante-dix, par conférer à Robbe-Grillet le statut de véritable théoricien programmatique et de chef de file du Nouveau Roman, une position qui lui a permis de s’ériger comme juge impitoyable de ses confrères. ON se souvient qu’il s’était plu, lors du fameux colloque de Cerisy consacré au Nouveau Roman, à accuser Claude Simon et particulièrement Michel Butor d’avoir cherché à transcender la matérialité du signifiant littéraire pour établir – horribile dictu – une signification ou un sens [35] ! Il est probable que c’est justement pour dissiper le soupçon d’avoir enfermé le Nouveau Roman dans les théories d’une écriture autoréférentielle et auto-génératrice et d’avoir exercé une certaine terreur théorique, que Robbe-Grillet insiste tant sur la motivation « pédagogique » originelle de sa propre réflexion théorique [36].

5. Conclusion

En résumé, on peut dire que cet entretien de Robbe-Grillet avec Thibaudeau constituent un métadiscours complémentaire des écrits et interventions théoriques de l’écrivain. Si la fonction de ces derniers consiste avant tout à développer une théorie littéraire des pratiques esthétiques du Nouveau Roman en général et de Robbe-Grillet en particulier, l’entretien sert surtout à écrire l’histoire littéraire de ce mouvement avant-gardiste et de la carrière de son chef-de-file. Comme nous avons pu le constater, cette histoire littéraire prend la forme d’un métarécit où Robbe-Grillet se présente toujours comme un débutant et révolutionnaire permanent dans les domaines de la littérature – et aussi celui du cinéma. Dans ses entretiens avec Thibaudeau, Robbe-Grillet affirme avoir acquis la reconnaissance de la critique littéraire à l’âge de 40 ans, donc seulement dix ans après ses débuts, et celle de la critique du cinéma pas avant l’âge de 50 ans, donc dix ans après ses premiers films. Immédiatement après, il raconte qu’il se tourne maintenant vers la peinture : cela laisse supposer qu’en plus de ses préoccupations pour de nouveaux modes d’expression esthétique, c’est bien la possibilité d’occuper chaque fois de nouveau la position de l’avant-gardiste non reconnu mais légitime qui présente un grand intérêt pour lui, car elle le rend dépositaire d’un haut degré de reconnaissance au sein du champ même (1,12 : 34) [37]. Grâce à cet autoportrait de l’artiste reconnu en auteur maudit, Robbe-Grillet s’arroge également un rôle qui incombe habituellement aux jeunes écrivains ou cinéastes débutant leur carrière. L’affirmation selon laquelle il aurait toujours été un débutant (1, 06 : 57) revient à déclarer qu’il occupe ce rôle d’une manière presque permanente, ce qui n’est certainement pas le cas.

Comme nous le savons, ce n’est pas en peinture que Robbe-Grillet a provoqué une nouvelle fois une « révolution », mais dans le domaine de la littérature. En fait, le renouveau poétique et esthétique que l’auteur entreprendra dans les années 1980 avec la « nouvelle autobiographie » obéit au même schéma de « révolution permanente » examiné ci-dessus. Mais cette fois-ci, c’est le Nouveau Roman lui-même qui est visé, avec ses partis pris théoriques et esthétiques comme la « mort de l’auteur », la « productivité de l’écriture » et une poétique basée sur la « matérialité du signifiant » – des acquis théoriques et esthétiques qui sont tous traités de « niaiseries rassurantes » par l’auteur du Miroir qui revient [38]. Avec cette petite différence toutefois que, cette fois-ci, Robbe-Grillet essaie d’occuper en même temps deux positions diamétralement opposées et contradictoires dans le champ littéraire : d’une part, en tant qu’auteur jouissant d’un grand prestige, il se trouve dans la position supérieure de l’avant-garde reconnue et consacrée, tandis que de l’autre, il se situe volontairement dans la position inférieure en promouvant le courant de la Nouvelle Autobiographie, ce qui lui donne l’avantage de se présenter comme le seul candidat légitime à sa propre succession. Mais cet autoportrait de l’écrivain reconnu en Jeune Turc de la littérature est évidemment une « posture littéraire [39]». En réalité, elle correspond même à une imposture qui rend mensonger le métarécit avant-gardiste qui lui sert chaque fois de légitimation. Dans la classification proposée par John Rodden des différents rôles adoptés par les auteurs dans les entretiens littéraires, Alain Robbe-Grillet ferait donc partie des « bonimenteurs [40] », mais dans un sens plus profond que celui d’un auteur qui ment sur des détails de sa vie privée ou de sa vie d’écrivain car ici, le mensonge porte sur le mythe créé par lui autour de sa propre carrière et des positions auxquelles il prétend sans qu’elles correspondent à sa véritable situation ou position. Cela dit, l’entretien montre également à quel point ces mensonges ont été propices, pour ne pas dire nécessaires, à une carrière littéraire qui n’aurait peut-être pas été possible sans eux.

Notes

[1] La rupture avec Tel Quel se fait sur le fond d’une continuité, à savoir de son engagement au Parti Communiste Français qu’il ne quittera qu’en 1979 et qui lui fait adopter un positionnement différent de celui de Robbe-Grillet, car – contrairement à Robbe-Grillet – il défend le lien entre littérature et politique. En ce qui concerne la radio, au moment où il réalise l’interview avec Robbe-Grillet, il dispose d’une longue expérience dans la production radiophonique, car il a déjà à son effectif plusieurs productions, entre autres des pièces radiophoniques réalisées pour Radio France et le Süddeutscher Rundfunk, un poste émetteur situé à Stuttgart.

[2] Alain Robbe-Grillet, Glissements progressifs du plaisir (film), France, 1974 ; Alain Robbe-Grillet, Glissements progressifs du plaisir (ciné-roman), Paris, Minuit, 1974.

[3] David Martens et Christophe Meurée. « Ceci n’est pas une interview. Littérarité conditionnelle de l’entretien d’écrivain », Poétique, vol. 177, no. 1, 2015, p. 113-130, ici p. 113 ; Martine Lavaud / Marie-Ève. Thérenty, « Avant-propos », L’Interview d’écrivain. Figures bibliques d’autorité, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2004, p. 1-22, ici p. 2 [en ligne ici].

[4] Pour l’analyse du champ littéraire voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1994.

[5] Édouard Brasey, L’Effet Pivot, Paris, Ramsay, 1987.

[6] Pour l’analyse de la condition médiale de la littérature voir Jochen Mecke, « Medien der Literatur », dans Jochen Mecke (dir.), Medien der Literatur. Vom Almanach zur Hyperfiction, Bielefeld, transcript Verlag, 2011, p. 9-25.

[7] Voir Galia Yanoshevsy, Les Discours du Nouveau Roman. Essais, entretiens, débats, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2006.

[8] Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1994, p. 181.

[9] Galia Yanoshevsky, op. cit.

[10] Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Paris, Seuil, 2002.

[11] Dans sa théorie des médias, Friedrich Kittler attribue les trois catégories lacaniennes du « symbolique », de « l’imaginaire » et du « réel » aux médias respectivement littéraires, audiovisuels et acoustiques (Grammophon, Film, Typwriter, Berlin, Brinkmann & Bose, 1986, p. 27-29).

[12] Pour les catégories et dimensions de l’analyse radiophonique voir Jochen Mecke, « Das Hörspiel als mediale Kunstform der Literatur », dans Jochen Mecke/Hermann Wetzel (dir.), Französische Literaturwissenschaft. Eine multimediale Einführung, Tübingen, Francke, UTB, 2009, p. 213-248, ici p. 233-236.

[13] Ibid., p. 236-237.

[14] Voir à ce propos les différentes formes de poétique de l’entretien développées par Pierre-Marie Héron, « Introduction : Repères sur le genre de l’entretien-feuilleton à la radio », Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 9-23.

[15] Voir la fiche technique de l’Ina : « Titre collection : Entretiens avec…, Chaîne : France Culture, Dates de diffusion : 03.02.1975-15.02.1975, Statut de diffusion : Première diffusion, Heure de diffusion : 11 : 45-11 : 58 : 00, Canal : FM, Type de description : Émission simple, Générique : Producteur et Présentateur : Jean Thibaudeau. »

[16] Walter Benjamin. « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » [1935], trad. fr. P. Klossowski avec l’auteur, Zeitschrift für Sozialforschung, Paris, Librairie Félix Alcan, 5e année, 1, 1936, p. 40-68.

[17] Roland Barthes, Le Degré zéro de la littérature, Paris, Seuil, 1953.

[18] Dans sa préface à Préface à une vie d’écrivain, Bernard Comment raconte qu’il avait exactement, si ce n’est uniquement, ce rôle-là dans ses entretiens avec Robbe-Grillet : « Il ne s’agissait pas d’entretiens. Simplement, pour les besoins de l’interlocution, il fallait une présence, un regard, une écoute, à qui Alain Robbe-Grillet puisse s’adresser. Un substitut présent de l’auditeur, si l’on veut. J’ai joué ce modeste rôle (Alain Robbe-Grillet, Préface à la vie d’écrivain, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2005, p. 7).

[19] Jean Thibaudeau, Entretiens avec Alain Robbe-Grillet, 2, 5 : 30.

[20] Ibid., 7, 13 : 30.

[21] Qu’une véritable polyphonie, voire une conception agonale, de l’entretien fasse défaut, apparaît d’une manière encore plus claire si nous comparons l’entretien entre les deux écrivains avec une représentation littéraire telle que Yasmina Réza l’a fournie dans sa pièce Comment vous racontez la partie où l’antagonisme entre la journaliste et l’écrivaine produit une véritable joute oratoire (Paris, Flammarion 2014.

[22] Pierre Bourdieu, op. cit., p. 175 sq.

[23] Jean Thibaudeau, Une cérémonie royale, Paris, Minuit, 1960.

[24] Voir la critique qu’il opère des entretiens en général dans la longue interview avec Benoît Peeters et surtout dans le deuxième chapitre intitulé « Je déteste les interviews » (Benoît Peteers, Alain Robbe-Grillet, DVD, Paris, Impressions Nouvelles, 2001, 2, 01 :54-09 :21).

[25] Voir Pierre-Marie Héron, op. cit.

[26] Gala Yaneshovsky a relevé cette contradiction permanente chez Robbe-Grillet entre une théorie négative de l’entretien d’une part et une pratique abondante du genre (op. cit., p. 69). S’y ajoute évidemment une autre entre la déclaration de la mort de l’auteur d’une part et, d’autre part, les nombreuses interviews où il est question justement du point de vue de l’auteur. Galia Yaneshovsky a expliqué ces contradictions par la nécessité de promotion de l’œuvre et une déviation inévitable de la pratique d’écriture par rapport aux positions poétologiques (ibid., p. 66-67).

[27] Jochen Mecke, « Techniques radiophoniques du Nouveau Roman : l’esthétique intermédiale de Jean Thibaudeau », dans Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Presses universitaire de Rennes, 2017, p. 157-170.

[28] Jean Ricardou, Le Nouveau Roman suivi de Les raisons de l’ensemble, Paris, Seuil, « Points », 1990, p. 86 sq.

[29] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 179.

[30] Ibid., p. 177.

[31] Ibid., p. 181.

[32] Ibid., p. 204 sq.

[33] Si tout au début, le film a fait, certes, l’objet du rejet de la profession, il a été néanmoins reconnu très tôt – en fait, dès le festival de Venise – comme un chef d’œuvre.

[34] Ce qui lui semble parfaitement injuste car il avait consenti à travailler avec Resnais pour la simple raison que celui-ci était le seul réalisateur prêt à accepter un scénario sous forme de découpage décrivant déjà le film entier dans tous ses détails. Dans son scénario, Robbe-Grillet avait décrit le film comme s’il existait déjà (2, 2 : 57), ce qui revient à dire que le travail avait déjà été fait quand Resnais a commencé à diriger les acteurs.

[35] Jean Ricardou/ Françoise van Rossum-Guyon (coord.), Nouveau Roman : hier aujourd’hui, Paris, U.G.E., « 10/18 », volume 2 : Pratiques, 1972, p. 279 sq.

[36] Que le reproche qu’on lui a alors adressé d’avoir exercé une certaine « terreur » ne soit pas complètement dépourvu de fondement apparaît clairement au colloque de Cerisy de 1975, cette fois-ci consacré uniquement à Robbe-Grillet et où Jean Ricardou revendique la notion de terrorisme pour les écrits de Pour un nouveau roman : « Toutes les procédures du Terrorisme [sic !] se trouvent en effet intensément actives dans ce chapitre de Pour un nouveau roman (Jean Ricardou, Robbe-Grillet : analyse, théorie, Paris, U.G.E. « 10/18 », volume I : Roman/cinéma, 1975, p. 17). Cette hypothèse est corroborée par la révocation spectaculaire de la théorie du Nouveau Roman dans Le Miroir qui revient, où Robbe-Grillet affirme par exemple qu’il n’avait jamais parlé d’autre chose que de lui-même (Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 1983, p, 10).

[37] Le script révolutionnaire proposé par Robbe-Grillet est même tellement omniprésent que Thibaudeau ne peut résister à la tentation de l’appliquer à l’entretien présent (10,13 : 59).

[38] Ibid., p, 11.

[39] Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007.

[40] John Rodden, « L’entretien comme performance publique. Vers une typologie des pratiques et des stratégies littéraires », dans David Martens, Galia Yanoshevsky, Pierre-Marie Héron, L’Entretien d’écrivain, Presses universitaires de Rennes, à paraître.

Auteur

Jochen Mecke, Professeur de cultures et littératures romanes à l’Université de Regensburg (Allemagne) et directeur du Centre de Recherches Hispaniques, a consacré de nombreux travaux à la littérature française moderne et postmoderne, au cinéma, à la radio, à l’esthétique intermédiale et à la temporalité du roman. Dernière publication : « Esthétiques de l’horreur de la Grande Guerre », Romanische Studien / Études Romanes, 2018.

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« Georges Perros, Jean Daive », au miroir de la radio


La série de cinq émissions qui résulte de l’entretien mené avec Georges Perros par Jean Daive en 1975, profondément originale, contribue à renouveler le genre de l’entretien-feuilleton tel qu’il se déploie depuis les années 1940 à la radio. S’affichant comme un montage, l’ensemble de l’entretien rompt avec l’illusion pour l’auditeur d’assister à une conversation directe entre un écrivain et son interviewer : on n’y entend pas un auteur répondant à des questions, mais une parole se déployant librement dans l’espace abstrait des ondes. Une forme d’autant plus étrange que l’œuvre de Perros repose tout entière sur un désir de conversation, ici frustré. C’est pourtant par ce dispositif que Daive parvient à élaborer une image sonore convaincante de Perros, homme et œuvre, tout en faisant apparaître la radio comme le meilleur moyen de donner écho à sa parole.

The series of five broadcasts made from the interview that Jean Daive conducted in 1975 with George Perros is so deeply original that it helps renew the genre of the “entretien-feuilleton” which dates back to the 1940s. Ostentatiously a montage, the interview breaks with the illusion of attending a direct conversation between a writer and an interviewer: we do not hear an author answering questions, but a speech unfolding freely in the abstract space of the airwaves. A form all the more bizarre as Perros’ work rests entirely on a desire for conversation, here frustrated. And yet this device enables Daive to create a convincing audio image of Perros, the man and his work, while foregrounding the radio as the best means to echo his word.


Texte intégral

« Papiers collés, Poèmes bleus, Une vie ordinaire, Papiers collés 2, Georges Perros, Jean Daive ». Telle est la singulière phrase de générique d’entrée adoptée par Jean Daive pour la diffusion de son entretien avec Georges Perros en 1976. Déjà la forme d’une simple liste d’œuvres citées dans leur ordre de parution constitue en soi un choix original pour un générique ; mais ce qui est plus surprenant encore, c’est la juxtaposition des deux noms à la fin, sans qu’il soit explicitement dit, comme c’est d’ordinaire le cas dans les entretiens radiophoniques, qui « s’entretient avec » qui. L’auditeur avertit sait, naturellement, que l’écrivain invité est Georges Perros, auteur des livres cités. Ce détail, frappant à l’audition, car le mot attendu d’« entretien » n’est même pas prononcé, n’indique pas seulement une volonté de modernisation, par une sorte d’épurement de la forme, du genre de l’entretien ; il invite aussi à réfléchir sur la relation entre interviewer et interviewé que construit Jean Daive dans son émission. L’enregistrement de l’entretien avec Perros eut lieu le 17 décembre 1975 ; il fut ensuite distribué en cinq épisodes de 25 minutes environ, diffusés à 22 h 35 entre le 16 et le 20 février 1976 dans la série Entretiens avec. Il s’agit du premier entretien mené par Jean Daive, qui en 1975 vient de prendre ses fonctions de producteur à France Culture. C’est également l’année où Yves Jaigu, tout juste nommé directeur de l’antenne, entreprend de rénover une nouvelle fois la grille des programmes. Il s’entoure pour cela de jeunes écrivains et poètes, comme Alain Veinstein, qui relate cette expérience dans Radio sauvage [1], Claude Royet-Journoud, qui produit dès 1975 la très novatrice série Poésie ininterrompue, laquelle, quatre fois par jour pendant une semaine (« le matin, le midi, le soir et la nuit [2] »), fait entendre un poète lisant ses propres textes au micro et le dimanche dialoguant avec un poète de son choix. Jean Daive, pour sa part, qui avait été le poète invité de Poésie ininterrompue dès les débuts de la série [3], semble avoir eu à cœur de participer au renouvellement de la radio littéraire et culturelle. En matière d’entretien, le modèle honni était alors, d’après ses souvenirs, celui où l’invité comme l’invitant, « assis dans des fauteuils chacun devant son micro […] lisaient les réponses comme les questions [4] » (il donne en exemple les entretiens avec André Breton et Pierre Jean Jouve). Avec Georges Perros, dont il a lu et aimé Papiers collés dès sa parution, puis le poème « Ken avo » découvert dans un numéro de La NRF, Jean Daive met en place un autre dispositif : laisser l’auteur parler, librement, sans autre fil conducteur que l’ordre de parution de ses livres (« un livre par entretien, chacun de trente minutes », mais Perros « était tout à fait libre d’aller où il voulait » [5]). Cette liberté de parole, qui déborde sans cesse le mince cadre fixé, se fait sentir de bout en bout, non seulement à l’intérieur de chaque entretien, mais aussi à l’échelle de l’ensemble des émissions. En effet, si l’on considère que la phrase de générique, avec sa liste de quatre livres, fixe le programme de chacune des parties de l’entretien, on se demande sur quoi portera la dernière. « Georges Perros, Jean Daive » : la formulation annonce une rencontre, ou plutôt un face à face. Notre thèse ici est que c’est la relation même entre les deux hommes en présence, mise en abyme dans le dernier entretien, qui contribue à renouveler en profondeur le genre et à lui donner une valeur nouvelle. Que devient en effet la parole de Perros une fois enregistrée et montée ? Quel rôle se donne Jean Daive ? Et au fond que peut apporter la radio de spécifique dans la connaissance d’un auteur et de son œuvre ? Quelle est la valeur d’un entretien de ce type ? À première vue, l’ensemble des cinq entretiens pourrait apparaître comme une forme de détournement radiophonique de l’œuvre et de la parole de Perros, pris au piège du montage. Mais il faut entendre ce qui proprement naît de la situation de parole singulière que propose Jean Daive pour cet entretien, ce que la voix parlante de Perros révèle. Je montrerai au bout du compte que l’entretien, conçu ici comme une œuvre radiophonique à part entière, constitue tout à la fois une authentique proposition de lecture de l’œuvre et un portrait tout subjectif de Georges Perros par Jean Daive.

1. Perros pris au piège de la radio ?

 1.1. Un montage

L’auditeur habitué à entendre un écrivain se livrer au jeu de l’entretien radiophonique croit assister, du moins lorsque l’auteur ne lit pas ses réponses, à une conversation réelle. De là son plaisir, car il a le sentiment, l’espace de l’émission, d’approcher l’auteur, d’entrer dans la confidence [6]. Généralement, il sait pourtant que cette apparente retransmission de conversation a été filtrée, retravaillée au montage ; mais la plupart du temps, il l’oublie, car tout est fait pour cela. Or dans le cas des entretiens de Georges Perros avec Jean Daive, l’illusion du direct ne joue pas, car le montage est d’emblée hautement perceptible [7]. Le début du 1er entretien est en effet particulièrement élaboré sur le plan sonore : il s’ouvre sur vingt secondes d’une musique superposée à des bruitages (violon gémissant sur ambiance de bistrot), sur quoi se détache alors la voix de Daive qui, d’une façon grave, lente et plate, déclame des phrases tirées de l’œuvre de Perros :

« Tout commence, # tout finit par le langage. » [Un nouvel élément sonore surgit sur le fond musical déjà en place, puis disparaît.]

« Mais vivre # reste à faire », # qui « a quelque chose d’impossible. » [Un chœur de femmes et d’hommes s’ajoute, provenant de l’extrait musical choisi, puis s’estompe.]

« Être des hommes avec des hommes. # Parler. » [Extrait musical seul : violon + chœur + réverbération très forte.]

« Comme un léger décollement # du discours perpétuel. » [La réverbération s’amplifie.]

« J’essaie # d’établir un rapport de conversation # à distance, # conversation # impossible, qui exige # l’intervention # du hasard. » [La musique reprend, retour du violon, suraigu, qui se mêle aux voix de femmes et à la réverbération ; puis retour, en superposition, des bruits de bistrot.] [8]

Cette série de citations extraites du texte « en guise de préface » de Papiers collés 2 procède en elle-même d’un montage : Daive a non seulement sélectionné ces phrases, mais les a réordonnées, collées (citations 2 et 3), et même tronquées (la dernière [9]). Ce n’est qu’au bout de deux minutes de cette étonnante entrée en matière, qui joue le rôle à la fois de décor sonore et d’atmosphère mentale dans laquelle s’installe l’auditeur, que s’élève la voix de Perros, introduite par la comédienne Michèle Cohen. Le contraste avec ce qui précède est saisissant : Daive lisait, d’une voix trouée de silences ; Perros improvise, parle vite, cherche ses mots, ses images. Mais cette parole vive est elle-même rapidement interrompue par la voix de la comédienne lisant un bref passage de Papiers collés 2 : « Je peux jouer correctement en coulisses. J’étais voué à la littérature, chose solitaire. Dès qu’on me regarde, je suis foutu. » Or voilà l’écrivain au micro : on ne le « regarde » pas, mais on l’écoute, il n’est pas sous les projecteurs, mais dans les haut-parleurs. Serait-il donc pris au piège, lui qui au début de la préface de Papiers collés 2 s’accusait d’un « perpétuel délit de fuite [10] », ici impossible ?

L’entretien commence donc à brûle-pourpoint, à partir des citations, sans question explicitement posée. Perros parle du « décollement » cité par Daive : ce n’est pas une « réponse » comme dans les entretiens traditionnels, mais plutôt le déploiement d’un écho. De plus, l’auditeur sent bien qu’il n’a pas affaire au début de l’échange réel, celui qui a été enregistré, mais qu’il s’agit d’un moment prélevé dans cet enregistrement. Le montage utilise donc la voix de Perros comme matériau, au même titre que les lectures d’extraits de l’œuvre, les musiques, les bruitages. Le générique intervient quant à lui un peu avant la 5ème minute, ce qui permet d’entendre rétrospectivement ces cinq premières minutes comme une séquence introductive pré-générique, un procédé utilisé d’ordinaire au cinéma et dans les feuilletons télévisés, mais rarement à la radio. On s’attendrait à ce que, passé le générique, l’entretien se poursuive sur un mode plus habituel, c’est-à-dire sous la forme d’un dialogue entre Perros et Daive. Mais il n’en est rien.

Les cinq entretiens donnent à entendre le tressage de trois voix, celles de l’auteur, de l’interviewer et de l’interprète, sans qu’il reste rien, ou presque [11], des interactions réelles qu’on ne peut qu’imaginer avoir eu lieu lors de la séance d’enregistrement. Les interventions de Daive, rares, semblent avoir été enregistrées après coup, puis montées : on ne peut en effet imaginer qu’il ait pu s’adresser à Perros sur ce ton, un ton qui n’est pas de conversation, mais de lecture ou bien de parole à soi-même. D’ailleurs ces interventions ne sont souvent pas des questions ou, si elles le sont, elles ne sont que rarement adressées directement à Perros (seules deux d’entre elles comportent un « vous » d’adresse). La plupart du temps, ses interventions, souvent courtes, apparaissent comme une manière d’intituler les propos qui suivent : « Une fiction », « Les notes, mobile d’un corps en perpétuel éclatement », « Le corps de la note » [12]. Ce laconisme abstrait renvoie certes à la poétique de Daive-auteur, mais dans le cadre de l’entretien, il contraste surtout violemment avec la profusion verbale de Perros et frustre en permanence le désir fondamental de « conversation » que ce dernier ne cesse d’exprimer. Le montage met ainsi en avant une distance semble-t-il radicale entre les deux hommes – qui contraste avec l’effet de familiarité auquel le genre de l’entretien radiophonique a jusque-là habitué l’auditeur. La fin du premier entretien pourrait de ce point de vue paraître tristement comique (avec l’impression d’un dialogue de sourds), mais il faut plutôt l’entendre comme la mise en lumière criante, au moment du montage, de deux langues – deux états de la langue – la langue écrite et la langue parlée :

Jean Daive : Le mystère : vouloir tout dire et s’apercevoir que la marge est tout aussi grande qui nous sépare de, qui nous sépare du.

Georges Perros : Alors moi je suis pour la conversation. Pourquoi ? Parce que je me parle tout seul toute la journée, tu vois. J’ai un discours ininterrompu, ce n’est pas la poésie, c’est le discours qui est complètement ininterrompu : pfuit ! comme ça. Ça n’arrête pas de se trimbaler dans le crâne. Et je ne peux pas le livrer [13].

Il faut donc se rendre à l’évidence : l’entretien avec l’écrivain, en tant qu’objet radiophonique, émission montée, n’est pas ici conçu comme dialogue, ni même comme conversation. Les codes de l’entretien sont défaits : il n’y a ni question, ni réponse, une présence ambiguë et lointaine de l’interviewer (une forme de présence-absence), une gêne sensible de l’interviewé par rapport au fait même de devoir parler de lui dans un studio de radio… Si Perros, depuis son entrée au micro, suscite une forme de pitié chez l’auditeur, c’est moins parce qu’il serait soumis à la question comme dans d’autres entretiens (puisqu’ici il n’y a pas de questions) que parce qu’il semble parler dans un espace vide, sans répondant autre que son propre écho.

1.2. La radio, espace de parole complexe

On sait que Perros n’a pas aimé le moment de l’entretien, et qu’il n’a pas écouté le résultat final : « Je ne me suis pas écouté à la radio, horrifié à l’avance. En fait d’entretiens, la chose s’est faite en trois heures trente, entre deux trains. Et Daive n’inspire que le silence. J’imagine comme il a fabriqué l’émission. Sans importance[14] ! » De cette épreuve de parole, il se plaint dans le moment même de l’entretien. Dans la version montée en sont gardées au moins quatre traces explicites. À chaque fois, Perros pointe le danger que courent sa parole aussi bien que lui-même dans l’espace radiophonique, qu’il oppose à la « vie » :

Je pourrais vous dire ce temps-là dans ma vie, mais pas par l’entretien. Je ne peux pas, ça. On ne peut pas poser une question à quelqu’un sur sa vie. C’est la vie qui répond, ce n’est pas… Autrement dit, on ne peut pas couper la vie en morceaux et on ne peut pas la faire mourir de temps en temps pour la décrire, pour l’expliquer, parce que c’est un peu la faire mourir [15].

Et dans le cinquième entretien, en écho au premier :

Je ne peux pas prélever mon réel pour le distribuer dans un micro. Je ne peux pas. En ce moment, je suis dans mon réel. Mais c’est un réel de manifestation. C’est un réel d’oral. Enfin, je passe un oral. Mais quand je suis tout seul, dans la rue à Douarnenez, voilà mon réel. Il est là mon réel [16].

Ce que Perros exprime à plusieurs reprises, c’est la peur d’être extrait, isolé de son milieu, lui comme sa parole. C’est au fond la peur de l’abstraction :

Alors évidemment, écrire, c’est donner des renseignements. C’est un peu… On peut faire de l’ethnologie avec un livre. Même quand il est… il donne des renseignements. Des renseignements sur le monde dans lequel elle existe. Ça n’a rien à voir. C’est pourquoi les entretiens et l’individualisation de l’écrivain sont extrêmement périlleux. On devrait s’y refuser [17].

C’est la peur d’être pris pour un autre, pour ce qu’il n’est pas, pour un « grand écrivain », d’être « naturalisé en poésie ou en pensée [18] », c’est-à-dire empaillé, figé, tué : « [le fragment] est comme ça, comme son auteur et comme sa victime : il est dans le vent et il vaudrait mieux le laisser tranquille. Vous voyez ce que je veux dire [19] ? »

Aujourd’hui encore, Jean Daive se souvient de l’inconfort dans lequel s’est déroulé l’entretien :

[Perros] installe une distance qui est à peine fraternelle. Je crois qu’il ne comprend pas mon intérêt pour son « œuvre ». Il se pose la question. Souvent. Trop souvent. Et parfois je cède à contre cœur. Pourquoi lui Jean Daive qui n’existe pas s’intéresse-t-il tant à mon travail qui n’existe pas. Ce n’est pas dit mais je l’entends se l’avouer et même se le répéter. Il est susceptible à mourir. Plaintif de sa vie, pas heureux en somme, dur ou injuste à l’égard du monde humain. Il est pitoyable sur lui-même et sans pitié pour les autres [20].

Georges Perros était très conscient de l’existence de différents espaces de parole, il était sensible à ce qu’un lieu, un contexte, suscite comme type de conversations. Dans Une vie ordinaire par exemple, il rapporte avec une ironie féroce la conversation des salons mondains auquel il s’est trouvé assister : coincé à table « entre deux cuisses féminines [21] », il voudrait échapper à cette fausse parole par le silence. Le « bistrot » lui plaît davantage, avec ses « gens de café » qui se livrent quand ils sont ivres, lieu où il ne fait que passer, « en toute clandestinité » [22]. C’est là d’ailleurs qu’il a donné rendez-vous à Michel Kerninon, avant de le conduire dans « sa piaule », soit au cœur même de l’espace d’écriture, pour l’entretien écrit qu’il réalise en mai 1973 [23]. Dans le 4ème entretien avec Daive, il revient assez longuement sur ce lieu pour lui confortable qu’est le bistrot :

Il y a une espèce d’intonation du bistrot qui est théâtrale, qui donne une liberté, une tranquillité peut-être, oui, parce qu’on est là entre choses aussi. Le bistrot, on ne pas y rester et c’est liquide aussi, c’est la boisson. On boit un coup. On est utile à quelque chose. On paye. Ça n’est pas gratuit. Il y a tout ça dans un bistrot, et puis il y a le bruit alentour, il y a toutes ces espèces de bruits de la vie… C’est la vie qui vient se réchauffer, disons. C’est le bruit de la vie qui vient se réchauffer là. […] C’est comme l’oasis parce que c’est comme dans un désert, et on trouve tout à coup à boire un coup avec des gens qui vous connaissent, mais qui vous connaissent comme ça, qui vous connaissent par le bistrot, qui ne vous demandent pas autre chose. C’est bien. J’aime bien ça. J’aime assez ça. Cet incognito [24][…]

Lieu de passage, lieu de vent, le bistrot apparaît comme le lieu même de l’échappée. Ce désir d’« incognito », Perros le satisfait aussi avec le livre, puisqu’il n’y rencontre pas son lecteur :

Ruisseau plus ou moins tourmenté

par les méandres de son lit

[…]

ainsi me font l’effet d’aller

tous ces mots que je te destine

ami que par définition

je ne rencontrerai jamais

puis je souffre mal qu’on me parle

de ce que j’écris dans le vent

son auteur ni vu ni connu [25].

Avec la radio, évidemment, c’est autre chose puisqu’il y vient précisément pour parler, en tant qu’« auteur », de lui et de son œuvre… Espace inconfortable donc. Mais la radio ouvre en fait un double espace de parole : il y a l’enregistrement, où l’auteur invité fait face à un interlocuteur ; et il y a l’entretien monté et diffusé, qui s’adresse aux auditeurs, avec qui, comme pour les lecteurs, il n’y a pas de rencontre directe. Cette seconde dimension, il est possible que Perros n’en ait pas eu conscience, aveuglé par la réalité désagréable du premier échange, qui pourtant au montage disparaît.

L’exhibition du montage affirme en soi l’existence de ce lieu de parole spécifique que constitue l’espace radiophonique. Ces cinq entretiens, conçus comme un tout (effet renforcé par la reprise à la fin des citations du début), forment un objet radiophonique qui échappe à l’auteur venu parler. « Ainsi j’ai souvent remarqué / que la photographie dépend / bien plus de celui qui la prend / que de celui qui pose [26] », écrit Perros dans Une vie ordinaire. Il en va bien de même à la radio…

2. L’émergence d’une voix, « intime extérieur »

La radio, comme l’appareil photo et la caméra, enregistre un réel qu’elle transforme. À la radio, cette capture du réel passe par le son seul. Un entretien radiophonique avec un écrivain consiste à faire surgir une présence sonore. La voix de l’écrivain est évidemment centrale. Elle n’est pas un pur contenant, un simple canal pour dire des choses : elle est en soi un vecteur d’émotions et surtout une fenêtre ouverte sur la subjectivité. Une voix, ce n’est pas seulement un timbre, mais aussi une diction, un rythme, une allure, une syntaxe. Elle est l’« intime extérieur [27] », pour reprendre une belle formule d’Henri Meschonnic.

Georges Perros est donc venu parler dans ce lieu abstrait qu’est un studio radiophonique. Il s’est trouvé face à Jean Daive, qu’il ne connaît pas, et qui en tant qu’auteur développe de tout autres voies esthétiques que lui. Ce dernier ne lui pose guère de questions, mais lui ouvre un vaste espace de parole avec pour seul fil conducteur la chronologie des œuvres publiées au moment de l’entretien. Certes, il y a la présence amie de Jean-Marie Gibbal qui aide sans doute Perros à se sentir plus à l’aise. Mais cette séance d’enregistrement, aux dires de Perros comme de Daive, fut difficile, voire pénible. Pourtant, en écoutant l’ensemble de ces cinq entretiens, on a l’impression qu’il se passe quelque chose, que le dispositif radiophonique est parvenu à faire surgir de l’inattendu, de l’imprévu, quelque chose qui échappe à Perros lui-même. Jean Daive se souvient :

Nous avançons titre après titre. Il ne parle pas, il chante, il gazouille, le terme est de lui au micro ou hors micro. […] Il y a une vitesse de la pensée et donc de la parole. Il en a conscience et se demande pourquoi il s’entend chanter de cette façon. Pourquoi cette précipitation [28].

Sur le fond, Perros se redit par rapport à ses écrits. L’auditeur familier de l’œuvre n’apprend presque rien de nouveau. Il y a bien quelques aveux personnels (il n’a pas d’autorité sur ses enfants, il est superstitieux, etc.), car l’espace de l’entretien appelle la confidence, mais là n’est pas l’essentiel bien sûr. Ce qui est proprement inouï, c’est sa voix : manière de parler, mais aussi de penser et de ressentir. On y entend un homme en quête, qui cherche le mot juste, la précision des images, qui se confirme à lui-même qu’il a trouvé la bonne expression, comme dans ce passage du 3e entretien à propos de Une vie ordinaire :

C’est quelque chose de vertical. Voilà c’est ça. C’est quelque chose qui coule. Quelque chose qui coule verticalement, plutôt comme un robinet. Plutôt comme un robinet que comme un ruisseau en fait. C’est plutôt quelque chose qui descend [29].

Perros procède par reprises successives, sortes d’esquisses verbales. Tout au long des entretiens, l’auditeur assiste ainsi au surgissement de la pensée et de l’expression, lancées sans frein dans l’espace des ondes, contrairement à ce qui se passe dans l’écriture :

Oui il y a quelque chose en moi qui ne tient pas en place, c’est certain. Et que, évidemment, je ne peux pas suivre, parce que ça va beaucoup plus vite que moi. […] Les mots que je trace sur une feuille, ce sont peut-être des mots de freinage. De freinage et de dérapage [30].

L’écriture donne un cadre : le papier accroche et ralentit la pensée, donne une forme, une longueur visibles aux mots que l’on y dépose. On pèse ses mots, et la contrainte du vers, d’autant plus quand il est compté comme dans Une vie ordinaire, accentue le ralentissement inhérent au fait d’écrire. Mais quand Perros parle, sans être interrompu, pensée et paroles suivent leur pente naturelle, à toute allure, dérivent d’image en image, par enchaînements pseudo-logiques. Les exemples de cette dérive foisonnent dans les cinq entretiens. En voici un, particulièrement frappant, qui intervient au moment même où Perros évoque l’état physique et mental dans lequel il se trouve lorsqu’il écrit :

Pour moi, le langage, c’est quelque chose – le mien – c’est quelque chose qui a de temps en temps, la chair de poule c’est tout, c’est comme la mer quand on la regarde, la mer est très frileuse (de temps en temps, en fait). [brève respiration] Eh bien… ou comme quand on touche le la la peau d’un cheval, quand on le le caresse et tout à coup, sloup ! ça fait ça fait une espèce de mouvement comme ça, comme la comme la chair de poule.

[respiration] Eh bien, c’est c’est comme ça que j’écris, c’est comme ça que je peux écrire, c’est quand ma langue, mon mon chant de de mots a la chair de poule. Y a un petit vent qui passe là, comme les blés de temps en temps, comme… [brève respiration] Et alors c’est là, là, j’écris avec ça. Seulement, c’est c’est écrire heu même pas sur le sable, c’est écrire sur le vent.

[Brève interruption] Il faut tout d’même être dans un certain état, je ne peux pas… toujours heu… être heu… susceptible de cette liberté. Parce qu’en fait, c’est un mouvement de liberté, c’est un mouvement de… comme quelqu’un qui tour qui tourne la tête doucement, c’est comme un mouvement de nuque en fait, c’est comme un mouvement d’épaules, [inspiration] qui peut être heu… un signe. Un signe pour personne, enfin, un léger signe amoureux, disons… Qui renouvelle le bail, [inspiration] d’une vie qui voudrait bien heu… se fondre en… en eau et en… [inspiration] Enfin, oui, c’est la mort, le la la la l’horreur. Alors il vaudrait mieux pouvoir mourir avant d’être pris comme ça. C’est un peu le rêve heu que fait ma… ma langue : piéger la mort. Pour me laisser sur le carreau, mais au moins comme ça j’aurai… battu heu… l’œuf. C’est la mayonnaise, en fait c’est ça ce que je veux dire. Il faut pouvoir faire la mayonnaise avant de… de tomber en ruines [31].

Perros est ici dans un effort de définition. Il cherche vraiment, par une succession rapide d’images, de sensations, par le recours à l’onomatopée, aux déictiques, à faire comprendre, ou mieux, à faire sentir à ses interlocuteurs, Daive et Gibbal, ce qui chez lui déclenche l’écriture : ce qu’il appelle la « chair de poule », qu’il décrit d’abord comme un « mouvement », à la fois comme une soudaine agitation de surface (sur la mer, sur la peau du cheval, sur les blés), et comme une sorte de dégagement, de sursaut, tendu vers autrui (« signe » corporel), comme pour échapper à une certaine tendance à la dissolution, à la disparition. L’idée de « mort » arrive ici de manière abrupte et inattendue, au creux d’une hésitation, avec pourtant une force d’affirmation sans précédent (« Enfin, oui, c’est »). Cette pensée de la mort vient remotiver l’image de départ, celle de la « chair de poule », qui devient, par effet de connotation, l’expression toute simple de la peur. Les trois dernières phrases de cet extrait, qui amènent l’image insolite et triviale de la « mayonnaise », sonnent à la fois comme un pied de nez goguenard à la mort, une sorte de revanche absurde, dérisoire (« au moins comme ça j’aurai… »), mais aussi comme un défi au langage (et aux interlocuteurs présents), car que veut dire « battre l’œuf », « faire la mayonnaise » dans ce contexte ? On comprend que cette course effrénée d’explications, cette voix qui se précipite d’image en image en ne respirant qu’à peine, se débat dans la langue : Perros bat le langage, pour le faire monter et lui donner consistance, face au néant qui vient. On entend le poète tisser un échafaudage au-dessus du vide.

La voix de Perros, dans cet entretien où la parole s’écoule sans entrave, fait ainsi entendre, en même temps qu’elle la réalise, une véritable poétique, qui puise à l’angoisse de la conscience de la mort. À la fin du dernier entretien, Perros oppose les « beaux vers » et « l’intelligence de la trouvaille » (chez Claudel, Saint-John Perse, Valéry par exemple) au poème comme ensemble organique, animal (comme chez Verlaine) :

Un beau vers chez Verlaine, vous ne le trouvez pas. C’est le poème qui est… hein. « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant… ». Mais y a pas… c’est pas de beaux vers ça. Une espèce d’enroulement [32] tout à coup du langage qui se fait animal, qui se fait chat, qui se fait… Et en fait un poème, c’est un animal, ce sont les animaux du langage les poèmes, ce sont les animaux ! Moi quand je regarde un chat – et maintenant je vis avec des chats, parce qu’ils viennent sur le paillasson alors on les prend – eh bien c’est un animal très poétique effectivement. Et un poème pour moi maintenant, c’est un chat [33].

La définition lapidaire et insolite à laquelle aboutit Perros (« un poème, c’est un chat ») procède de rebonds définitionnels successifs, de répétitions s’inscrivant dans un déroulement en apparence logique (« en fait ») et authentifiés par l’expérience quotidienne (« eh bien c’est un animal très poétique effectivement »). Il y a dans ce passage plein d’un humour touchant à la grâce du nonsense [34], une légèreté d’invention, une fantaisie, une gaieté qui font sourire l’auditeur et le surprennent. « Il y a donc des poèmes chats, des poèmes vaches… Tout ce que vous voudrez », poursuit Perros… Nulle « trouvaille » ici, mais un enchaînement verbal nécessaire, animé de l’intérieur par une poussée à la fois imaginative et rythmique.

Faire parler Perros de cette façon, c’est un peu le mettre en état d’écriture, mais sans qu’il puisse vraiment écrire, sans qu’il puisse « freiner », sans qu’il puisse maîtriser ce qui sort de sa bouche. D’où un certain plaisir à parler, qui s’entend dans ces moments d’humour, de provocation joyeuse de l’interlocuteur, mais aussi une certaine angoisse devant ce qui échappe, qui sera gravé, diffusé, sans qu’il puisse y redire… Suivre la voix de Perros, c’est d’ailleurs aussi entendre ses silences, lesquels, autant que ses constructions de langage « dans le vent », disent le « désarroi » qui « mijote » « dans la casserole » [35]. C’est là aussi l’une des grandes valeurs de l’entretien que de faire entendre ces silences, ces non-dits, qui ne sont nullement des équivalents des blancs sur la page. Une forme de silence, d’ellipse, est aussi perceptible dans certaines répétitions, qui s’entendent comme l’écho d’un véritable abîme intérieur. Ainsi dans le premier entretien, ce passage sur le mystère de l’origine, mystère de la nécessité d’écrire :

Et c’était déjà peut-être le décollement, cette espèce d’accent parisien, déjà peut-être… puisque j’étais à Paris et qu’il y avait ce côté-là. Peut-être, je ne sais pas. Mais ça ne justifie pas l’écriture ça. D’ailleurs, rien. Rien [36]

Le dernier « rien » s’entend à peine : en se perdant ainsi dans les limbes d’un lointain radiophonique, il ouvre un espace d’indicible qui auréole Perros d’une sorte de profondeur sonore et existentielle. De même, dans un autre passage, la répétition finale, tout en faisant apparaître un désarroi, une souffrance profonde, coupe l’élan métaphorique dans lequel il s’était engagé :

[…] je défends l’intellect. Oui, je le promène. Je le fais voyager. Je lui montre des choses. Beaucoup plus dans ma vie quotidienne que dans mon écriture qui est une écriture à la mesure de mes moyens et, alors évidemment, pour moi ce n’est pas suffisant. Ce n’est pas suffisant [37].

D’emblée, l’auditeur avait été prévenu : Perros se présente sans masque, non pas tant parce qu’il a quitté le métier d’acteur, nous dit-il, que par le simple fait qu’il parle au micro en son nom, c’est-à-dire à découvert. Mais ce qui est découvert au fond, c’est sans doute moins Perros, qui demeure insaisissable, que la résonance de cette parole, vive aussi bien qu’écrite, sur celui qui la reçoit, Jean Daive.

3. Un portrait radiophonique

La dernière partie de l’entretien est la seule qui ne prenne pas comme point de départ un livre de Perros. Il y est question de la lecture, de Perros lecteur, des admirations littéraires de ce dernier ; il est y aussi question de la meilleure manière de parler des auteurs aimés. C’est la partie la plus implicitement réflexive par rapport à ce que Daive, en tant que médiateur de Perros et de son œuvre auprès des auditeurs, entreprend de faire à la radio. L’entretien monté ne cherche pas ici à faire assister l’auditeur à une conversation entre l’auteur et son interviewer : il s’assume plutôt comme une forme élaborée de ressaisie sonore d’une œuvre et d’une figure d’écrivain, procédant par prélèvements (extraits de l’œuvre imprimée, extraits de l’entretien enregistré, musiques et bruitages), collages, superpositions de pistes sonores. Si l’artifice du montage est assumé comme tel, c’est qu’il garantit paradoxalement l’élaboration d’un portrait radiophonique fidèle à l’esprit (plus qu’à la lettre) de l’œuvre et de son auteur.

Tout d’abord, comment présenter un auteur ? Jean Daive, à l’écoute de Perros, montre ici qu’il suit l’une de ses leçons. En effet, à travers les exemples de Paulhan puis de Valéry, tous deux côtoyés et éperdument admirés par Perros, ce dernier invite à désacraliser la figure de l’écrivain, à le faire descendre de son piédestal mondain pour le rendre à son humanité. Selon lui, c’est en ce sens que Paulhan faisait passer des épreuves à ceux qui voulaient l’approcher :

Il fallait l’oublier, n’est-ce pas ? Il fallait faire en sorte que… ne pas le traiter lui comme il était traité d’habitude, c’est-à-dire très mal, comme un monsieur. Il ne voulait pas être traité comme ça non plus ; il voulait être traité comme un homme d’amitié justement. Et il faisait donc passer des épreuves à ce degré-là [38].

Cela fait bien sûr écho au désir d’incognito, tout comme à la relation d’amitié avec le lecteur, que Perros n’a de cesse de revendiquer pour lui-même. Or l’entretien fait entendre, juste à la suite de ce passage sur Paulhan, quelques vers d’Une vie ordinaire relatant avec humour une rencontre des plus intimes avec Valéry (« Moi je l’ai rencontré un jour / Valéry, dans les vespasiennes / et fait pipi tout près de lui / écoutant la chanson bien douce / qui s’écoulait de sa vessie ») ; puis Perros raconte les cours auxquels il assistait au Collège de France, ému moins par la parole du maître que par le simple fait d’être là, en sa présence, et de découvrir en Valéry un mortel plutôt qu’un dieu :

Pour moi, c’était vraiment l’homme total. Pour moi, Valéry était ce que Léonard de Vinci était pour lui, une espèce de… Moi j’étais tout à fait à genoux. Mais je ne l’ai pas connu. J’allais au Collège de France à tous ses cours. C’était pendant la guerre. Je ne peux pas dire que c’était passionnant. D’ailleurs, il n’y avait grand monde. Il n’était pas tellement aidé, parce qu’il y avait trois duchesses de La Rochefoucauld qui étaient au premier rang. Ce n’était vraiment pas très passionnant. Et ça ne l’amusait pas tellement non plus. Il faisait froid […] Et il était âgé ; enfin, il en avait marre. Et il ne faisait aucun effort pour nous aider. Il ouvrait ses papiers, ses cahiers, et puis il nous lisait des trucs. On ne comprenait rien. […] Enfin, ce n’était pas extraordinaire. Mais c’était extraordinaire d’être là. Naturellement. Et de le voir. Sa femme dormait. Il la regardait de temps en temps. Son œil bleu, magnifique, et il regardait sa femme qui dormait. C’était émouvant, disons. C’était émouvant [39].

Par le fait même d’assembler au montage ces anecdotes et cet extrait de poème, Jean Daive non seulement signale à l’auditeur la manière dont Perros conçoit la relation à l’écrivain aimé, mais encore met en évidence sa propre tentative, avec l’entretien radiophonique ainsi conçu, de faire entendre l’auteur dans sa vérité humaine plutôt que littéraire, l’œuvre écrite comme l’écho ou la poursuite du discours spontané. Non seulement la radio fait entendre la pensée de Perros, mais elle cherche à la réfléchir : le dispositif de l’entretien tel que Daive le met en place fonctionne comme un miroir, renvoyant aux auditeurs une image (sonore) correspondant à l’idéal formulé par Perros. À plusieurs reprises d’ailleurs au cours de l’entretien, Perros exprime des « rêves », que précisément la radio semble pouvoir réaliser. Ainsi de ce passage du premier entretien où il déclare : « Le rêve pour moi, ç’aurait été ça : ç’aurait été de graver sur le mur du vent, quelque chose qui se serait ajouté aux choses de la nature [40] » Les ondes hertziennes rendent possible ce rêve. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’expression « graver sur le mur du vent » a été choisie comme titre pour publier la transcription des entretiens avec Jean Daive, transcription qui n’a pourtant pas d’équivalent, elle, avec l’écoute des entretiens eux-mêmes : il y manque justement la voix, son mouvement, sa vie propre, ce qui fait que la parole enregistrée devient bien « quelque chose […] ajouté aux choses de la nature ». L’entretien, tel que le met en œuvre Jean Daive, est bien une manière de « graver sur le mur du vent », c’est-à-dire de fixer une parole sans lui ôter son mouvement, de la faire entendre plutôt que lire, de la dégager d’un support, la page, qui lui fait courir le risque d’être figée en chose littéraire. Un autre « rêve » auquel la radio donne une chance de prendre corps, c’est celui d’être entendu, et même chanté plutôt que lu, comme un « air » que l’on retiendrait par cœur au fond de soi, plus ou moins exact, et qui pourrait servir de signe de reconnaissance. Georges Perros évoque ainsi sa rencontre, à la fois réelle et fantasmée, avec Francis Poulenc :

Un jour, j’ai rencontré Francis Poulenc dans la rue. Rue de Médicis. Il habitait là d’ailleurs. Je n’ai pas osé, mais c’est ce que je voulais dire un peu à propos de la note, je n’ai pas osé l’arrêter, mais je voulais absolument lui chanter une partie de son concerto pour piano et lui demander s’il n’y avait pas une note dans ma mémoire qui clochait un peu. […] Et quand on me dit qu’on lit mes notes, j’aimerais que ce soit comme ça : j’aimerais qu’on me chante l’air. Et qu’on me dise, tiens ! on va se retrouver ensemble sur la Terre grâce à un petit air que j’ai retenu en lisant la note. Autrement dit, je voudrais que ça fasse chanter plutôt que lire, parce que ce n’est pas à lire une note. Ça se chante. C’est un petit air. Et alors on pourrait se reconnaître comme ça : une société secrète de la note. Il y aurait un air qui nous rassemblerait. Oui, ce serait une société presque clandestine. Naturellement ! Mais ce serait exactement comme ça, comme quand je voulais arrêter Francis Poulenc. Je voulais lui prouver que je le connaissais et que j’avais rien à lui dire, et que ce n’était pas du tout pour lui demander de le connaître ou… Il n’y a rien à connaître. J’avais envie de me mettre à côté de lui et de lui chanter un petit air. Évidemment, il se serait retourné, il m’aurait regardé et il m’aurait peut-être pris l’épaule, je ne sais pas, dans une espèce… C’est ça le rêve que je fais d’une amitié possible grâce à la note [41].

Comme dans cette rencontre manquée avec Poulenc, dont l’entretien monté cherche d’ailleurs à créer un simulacre (en faisant entendre, sous la voix de Perros qui non seulement en parle mais encore en chante quelques mesures, le concerto en question), Daive semble avoir manqué le rendez-vous fraternel. Celui-ci n’a pas lieu au moment de l’enregistrement ; mais il a lieu en différé, par cette tentative d’élaborer avec la radio une sorte d’« équivalent [42] » de la parole et du projet perrossiens, ou au moins un écho fraternel. Cette fraternité, Perros ne la reconnaît pas, puisqu’il n’a pas écouté le résultat final de l’entretien, qu’il s’en détourne (il ne s’est pas « retourné » !) comme si cela ne le concernait plus. Cette rencontre manquée que figure ici l’entretien explique sans doute l’importance que Daive donne à une formule de Perros, celle de « conversation à distance ». Tirée de la préface de Papiers collés 2 et caractérisant pour l’auteur la relation désirée avec le lecteur, elle s’accorde bien elle aussi (comme « graver sur le mur du vent ») avec le medium radiophonique. Jean Daive l’utilise pour ouvrir et fermer la série des entretiens : « J’essaie d’établir un rapport de conversation à distance, conversation impossible, qui exige l’intervention du hasard ». Jean Daive modifie la phrase originelle de Perros en la tronquant : ce faisant, il se la réapproprie, se la dit pour lui-même (se la chante ?), fait coïncider le « je » de Perros avec le sien propre. L’inexactitude de la citation ici n’est pas trahison : elle figure l’opération même de réception intime d’une parole lue ou entendue, qui revient en mémoire. Elle doit au fond s’entendre comme un signe de fraternité. Cette pratique de la citation modifiée apparaît plusieurs fois au cours des entretiens. Dans le 3ème, celle-ci est clairement perceptible (y compris dans le temps de la diffusion pour un auditeur attentif) puisque la citation originale est d’abord dite par Michelle Cohen au début de l’émission (« À qui n’est-ce pas arrivé / d’avoir à dire la parole / celle de toute éternité / à l’homme que vous avez là / devant vous présent mais précaire [43] »), puis reprise par Jean Daive à la fin (« Dire la parole, celle de toute éternité, à l’homme que vous avez là, devant vous, présent mais précaire [44]») : une fois encore, le « je » de Perros a fait place à celui de Daive, si bien que « l’homme […] présent mais précaire » en vient à s’identifier, dans la bouche de l’interviewer, pour l’auditeur, à Perros lui-même.

La relation entre Perros et Daive est donc particulièrement ambivalente. Daive n’est pas un ami élu pour la conversation, comme ont pu l’être tous ceux, nombreux, avec qui Perros a tenu correspondance, autre forme de « conversation à distance » (Jean Grenier, Jean Roudaut, Jean Paulhan, Michel Butor, Bernard Noël, Carl-Gustav Bjurström, Lorand Gaspar, Henri Thomas, etc.). C’est lui qui l’a fait venir, parce qu’il aimait son œuvre ; et visiblement il n’a pas réussi à le lui montrer. Il n’est pas allé à lui, dans son lieu, comme l’avait fait Roger Pillaudin pour la radio en 1969, enregistrant son entretien dans la Baie des Trépassés [45], ou comme Pierre-Jakez Hélias pour l’entretien télévisé réalisé par Paul-André Picton en 1971 [46]. L’entretien avec Daive, une fois monté, assume donc cette distance et épouse l’idée que Perros formule à propos de la relation au lecteur. Jean Daive y joue finalement le rôle d’un médiateur en retrait, distant, laissant la plus grande place audible à son invité, tout en ouvrant la voie pour que l’auditeur, destinataire final de l’entretien, entende à son tour Perros et puisse laisser sa parole faire son miel en lui. Jean Daive est en effet celui qui entend et redit à part soi, reformule ce qu’il a compris – d’où ce ton, si étrange à première audition, qui est en fait celui-là même de la « conversation à distance » et non celui de la conversation directe. Ainsi à la fin du premier entretien, Daive ressaisit la pensée de Perros, en se coulant dans les mots mêmes de ce dernier : « La parole écrite voudrait bien passer inaperçue. Elle voudrait bien être égale au vent, à la pluie, aux personnages et aux choses du quotidien qu’elle vise pour s’y fondre [47] » L’auditeur, quant à lui, est appelé à jouer le même rôle que l’ami-lecteur anonyme, que Perros ne choisit pas mais auquel il se livre pourtant, même par-delà la mort : auditeur chez qui se produira peut-être, réponse muette et intime à la parole délivrée, un tressaillement intime, un mouvement de « chair de poule », une émotion enfin, seul « signe » désiré par Perros en ce qu’il fait triompher de la mort. « Voilà ! La mort ne prend pas ça, c’est ce que je voulais dire. La mort ne peut pas… la mort est battue, là [48]. »

Ce premier entretien que mène Jean Daive à la radio assume pleinement le fait d’être un objet sonore construit plutôt que l’apparente retransmission d’une conversation à laquelle on ferait mine de convier muettement l’auditeur. La radio s’y affirme non seulement comme moyen d’expression, mais encore comme moyen spécifique de représentation du réel. Il s’agit de capter, sur le plan sonore, non seulement ce que dit Georges Perros, mais ce qu’il est, non seulement sa parole, mais aussi toute son épaisseur humaine. Captif, Perros l’est indéniablement dans ce studio impersonnel ; et il s’en défend puisqu’il rejette, dans le même temps qu’il s’y prête, l’exercice de l’entretien. Mais ce que réussit à capter Jean Daive, secondé par le réalisateur Alain Pollet, c’est une parole suffisamment libérée des questions et, plus généralement, des contraintes de la conversation courante, pour qu’on puisse y entendre tout un prisme d’émotions, une sensibilité à nue, un accès sonore direct à cette « nuit » que Perros disait rechercher chez les autres [49]. En même temps, si l’auteur est bien sans masque, il est cependant en partie revêtu de la sensibilité propre de son interviewer, Jean Daive, qui, dans le tissu des textes et des paroles de Perros, découpe, prélève ce qui lui parle et qui fait signe, aussi bien à lui-même qu’à l’espace radiophonique où pour l’auditeur se déploie l’entretien. De même, le choix de monter des extraits musicaux et des bruitages pare la parole de Perros d’un tissu affectif qui oriente l’écoute et qui contribue à faire de l’entretien un portrait tout subjectif de l’écrivain. L’entretien monté constitue ainsi dans son ensemble une forme de réponse différée à Georges Perros. Mais le son qui revient à l’auditeur, comme un écho, n’est ni tout à fait un autre ni tout à fait le même (par rapport à ce qu’il fut au moment de sa prise), augmenté qu’il est de la présence de Jean Daive, lequel s’affirme non seulement comme médiateur mais aussi pleinement, quoique discrètement, comme auteur de l’entretien. « Georges Perros, Jean Daive » : l’entretien apparaît ici au fond comme la mise en tension de deux espaces-temps, à l’origine disjoints mais superposés au montage, de la parole auctoriale. Par ce dispositif de relais, Jean Daive contribue bien à faire « passer la douane [50] » à son invité, s’effaçant lui-même au maximum, pour laisser parvenir jusqu’à nos propres rives intérieures, la « petite musique » si émouvante, si inoubliable, de Georges Perros.

Notes

[1] Alain Veinstein, Radio sauvage, Paris, Seuil, 2010, p. 40 suiv.

[2] « Le temps qu’on la cherche, elle est déjà commencée, on la trouve, elle est finie. Mais elle surgit parfois sans qu’on l’attende. C’est la poésie sur France-Culture, le matin, le midi, le soir et la nuit, “Poésie ininterrompue” » (Le Monde, lundi 14 mars 1977), cité par Abigail Lang, « “Bien ou mal lire, telle n’est pas la question”. Poésie ininterrompue, archives sonores de la poésie », dans Pierre-Marie Héron, Marie Joqueviel-Bourjea et Céline Pardo (dir.), Poésie sur les ondes. La voix des poètes-producteurs à la radio, Presses universitaires de Rennes, 2018.

[3] Émission diffusée du 2 au 8 juin 1975.

[4] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017. Je remercie ici Jean Daive d’avoir bien voulu répondre à mes questions.

[5] Propos recueilli de Jean Daive recueilli par mail le 16 mai 2017.

[6] Voir Céline Pardo, « Avec un écrivain, les yeux fermés. L’art du portrait d’écrivain à la radio », dans Ivanne Rialland (dir.), Critique et médium, Paris, CNRS éditions, 2017, p. 271-285.

[7] Jean Daive affirme qu’il n’est pas responsable du montage. Il faut donc sans doute l’attribuer à Alain Pollet qui réalise l’émission.

[8] Le signe # marque une pause dans la diction. Entre crochets sont indiqués les sons ajoutés au montage.

[9] La transcription de l’entretien, qu’on peut lire dans Graver sur le mur du vent, Thierry Gillybœuf (éd.), Illiers-Combray, éditions Marcel le Poney, 2010, restitue entre crochets la phrase originale de Perros : « conversation impossible [à l’état brut], qui exige l’intervention [d’un heureux] hasard ». Mais pour d’autres citations modifiées par Daive, il n’y a pas de restitution de l’original.

[10] Georges Perros, Papiers collés 2, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1973, p. 9.

[11] On entend seulement, à de rares moments, plutôt dans les derniers entretiens, de brefs acquiescements de Jean-Marie Gibbal, un ami proche de Perros, qui était présent lors de l’enregistrement.

[12] 1er entretien.

[13] Pour plus de lisibilité, j’ai repris ici la transcription éditée (p. 22), bien qu’elle ne rende qu’imparfaitement compte de la diction et du parler réels de Perros.

[14] Lettre à Jean Roudaut, 24 février 1976, citée dans Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 12.

[15] Premier entretien, transcription éditée, op. cit., p. 16.

[16] Cinquième entretien, ibid., p. 64.

[17] Quatrième entretien, ibid., p. 59.

[18] Premier entretien, ibid., p. 21.

[19] Ibid.

[20] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017.

[21] Georges Perros, Une vie ordinaire [1967], Paris, Gallimard, 1988, p. 104-105.

[22] Ibid., p. 159-160.

[23] Georges Perros, Je suis toujours ce que je vais devenir, Brest, éditions Dialogues, 2016. Le texte de cet entretien paraît pour la première fois de façon posthume en 1983 (coédition Calligrammes/Bretagnes), scandé par des « illustrations » de Perros et clos par une signature manuscrite. L’auteur de l’entretien, Michel Kerninon, s’efface complètement devant la parole auctoriale de Perros.

[24] Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 54.

[25] Une vie ordinaire, op. cit., p. 121.

[26] Ibid., p. 94.

[27] Une expression qu’on retrouve dans plusieurs textes de Meschonnic, par exemple dans Le Rythme et la lumière. Avec Pierre Soulages, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 173.

[28] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017.

[29] Il s’agit ici de ma propre transcription qui restitue ce que Graver sur le mur du vent a effacé (op. cit., p. 44), l’expression « Voilà c’est ça ».

[30] Deuxième entretien, Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 30.

[31] Je transcris ici les paroles de Perros réellement prononcées. Les points de suspension indiquent un silence (le reste du temps, tout est dit en un souffle, très vite). Le silence est particulièrement long avant « l’œuf », signe d’un bref scrupule peut-être devant l’incongruité de cette image, scrupule qu’il dépasse cependant avec la métaphore filée et assumée (« en fait c’est ça ce que je veux dire ») de la « mayonnaise ».

[32] Ce terme d’« enroulement », il l’avait employé déjà en 1963, dans une lettre à Butor, suite à une émission sur la Bretagne qu’il avait réalisée pour la radio en décembre 1962 et dont il avait repris le poème « Amour d’Armor » devenu « Marines » dans les Poèmes bleus. Voici ce qu’il écrit à propos de « Marines » : « Je t’envoie ce que j’ai tiré du truc radiophonique. En fait, j’ai simplement retiré les citations et les nœuds musicaux. […] Ce qui m’a intéressé, ce sont les enroulements, quand le langage s’ouvre comme une fleur, et se déplie, dans la mesure de son inspiration. Ça s’arrête malheureusement toujours un peu vite », lettre citée par Estelle Ferrux, « “Mesure de ce que je suis”. La poésie de Georges Perros », thèse de doctorat de l’université Paris-Sorbonne, 19 octobre 2007, p. 53. Je remercie ici Estelle Ferrux de m’avoir communiqué son beau travail.

[33] Cinquième entretien, transcription personnelle.

[34] Voir la très éclairante mise au point de Nicolas Cremona, « Le nonsense », séminaire ENS Paris 2005-2006, [en ligne], http://www.fabula.org/atelier.php?Nonsense, dernière consultation le 11 octobre 2017.

[35] Une vie ordinaire, op. cit., p. 163.

[36] Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 15.

[37] Deuxième entretien, ibid., p. 31.

[38] Cinquième entretien, ibid., p. 62.

[39] Ibid., p. 63.

[40] Premier entretien, p. 17.

[41] Ibid., p. 42-43.

[42] Georges Perros dit quant à lui que certains « lieux », en Bretagne, sont « l’équivalent naturel » de ses écrits (Troisième entretien, ibid., p. 39).

[43] Une vie ordinaire, op. cit., p. 71.

[44] Troisième entretien, transcription de Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 47.

[45] Des hommes et la mer : Georges Perros, émission produite par Roger Pillaudin, France Inter, 29 août 1969, 23h, 30 min.

[46] « Une vie ordinaire », dans Lu et approuvé (collection « Atlantique »), réalisation de Paul-André Picton, ORTF, 1ère chaîne, 27 novembre 1971.

[47] Premier entretien, transcription de Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 22.

[48] Troisième entretien, ibid., p. 43.

[49] « Quand je disais la sensibilité d’autre, c’est quoi ? C’est leur nuit. C’est la nuit de l’autre que je sollicite et que je recherche. Ce n’est pas le fait de se dire bonjour. Je veux dire que ce n’est pas si simple le réel et le quotidien. On dit toujours : vous êtes un type du réel, du quotidien. Ce n’est pas si simple, parce que c’est très difficile à prélever justement. » (Cinquième entretien, ibid., p. 65).

[50] Dans le 3e entretien, Perros s’écrie : « Parce que je crois que, tout de même, il vaut mieux avoir du génie. Je crois… quand on écrit. Mais quand on n’en a pas, il faut s’arranger avec cette espèce de son, de bruit que fait la langue en nous, et… pour s’en débarrasser tout simplement. Parce que je voudrais bien passer la douane, moi. C’est-à-dire basculer de l’autre côté, et alors là je me dirais : tiens ! tu écris et ça a un sens » (op. cit., p. 39).

Auteur

Céline Pardo est membre du Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (Cellf) de Paris-Sorbonne. Elle est l’auteure de La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS, 2015) et a codirigé plusieurs ouvrages dont Poésie et médias (Nouveau Monde, 2012) et Poésie sur les ondes (PUR, 2018). Elle poursuit des recherches sur la part sonore de la littérature (radio, enregistrements, lectures publiques) et sur la poésie des XXe et XXIe siècles.

Copyright

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« Un assez satisfaisant brouillon ». Entretiens avec Jean Tortel, France Culture 1976


Enregistrés en deux séances au mois d’août 1976 dans la propriété avignonnaise de Jean Tortel, les entretiens de ce dernier avec Joseph Guglielmi assisté de Liliane Giraudon, forment, après montage, une série de dix émissions, de 25 minutes chacune, diffusées quotidiennement sur France Culture à partir de minuit, du 25 octobre au 5 novembre 1976. Alternance d’échanges et de lectures, qui devait selon Guglielmi, son producteur, permettre de « revenir sur pas mal de choses autour de la “poésie” » et, plus précisément, de la « poésie ou poétique » de Tortel lui-même, la série est ici examinée dans son décousu (que résume la formule tortellienne « assez satisfaisant brouillon de ce qui aurait pu être dit ») et dans ses partis pris sous-jacents qui en font un art poétique (indirect) voire un manifeste (oblique).

Recorded in two sessions in August 1976 in Jean Tortel’s Avignon property, his interviews with Joseph Guglielmi assisted by Liliane Giraudon, form after editing a series of ten programmes of 25 minutes each, broadcast daily on France Culture at twelve o’clock midnight, from 25 October to 5 November 1976. Alternating exchanges and readings that should – according to its producer – allow to “revenir sur pas mal de choses autour de la ‘poésie’”, and more specifically on Tortel’s “poésie ou poétique”. The series is examined in its desultory aspect, as an “assez satisfaisant brouillon de ce qui aurait pu être dit” as Tortel himself puts it, as well as in its implicit bias that indirectly turns it into poetic art or even into an oblique manifesto.


Texte intégral

L’histoire commence en juin 1976, quand Jean Tortel consigne dans son journal à la date du jeudi 3 de ce mois : « Lettre de Jo ; confirme : sera à Saint Rémy pour la journée Orange Export que L. organise. Il doit également (à la demande de Veinstein) me faire cinq entretiens pendant le festival [1] ». Tout commence donc par une lettre [2] unissant en un réseau littéraire et amical Jean Tortel (le destinataire), Joseph Guglielmi (Jo, l’épistolier), Liliane Giraudon (L.), Emmanuel Hocquard et Raquel Levy (les fondateurs de la petite maison d’édition Orange Export Ltd.) et Alain Veinstein – qui n’est pas encore le producteur et l’animateur des Nuits magnétiques mais qui a déjà quitté la télévision pour la radio où, intégré à l’équipe d’Yves Jaigu, il contribue depuis 1975 à élaborer une nouvelle grille de programmes [3]. S’y amorce surtout un projet : enregistrer pour France Culture cinq entretiens, cinq émissions de 25 minutes chacune, qui, selon Guglielmi, « permettrai[en]t de revenir sur pas mal de choses autour de la “poésie” » et, plus précisément, de la « poésie ou poétique » de Tortel lui-même sans demander un gros travail de préparation, puisque, de l’avis de l’épistolier, « il suffit de trouver quelques bonnes questions, mais on se connaît bien… ce sera facile ».

Une nouvelle lettre, du 20 juillet 1976, propose comme base de réflexion un schéma en cinq temps que Tortel est laissé libre de modifier :

1° les premières années d’écriture

Les Cahiers du Sud

3° l’essayiste

4° après Les Villes ouvertes

5° actualité de Jean Tortel

Soit un schéma grossièrement chronologique discrètement perturbé toutefois par le désir de traiter à part la production critique de Tortel qui conduit à introduire une rubrique sur « l’essayiste » de nature plutôt thématique ou générique puisque les essais de Tortel sont difficilement assignables à une période (ni années Cahiers du Sud ni période pré ou post Villes ouvertes).

Comme prévu, l’enregistrement, qualifié par Tortel de « mi-improvisé, mi-calculé [4] », se fait dans l’été aux Jardins, cette propriété sise dans la banlieue d’Avignon, 55 chemin des Jardins-neufs, où se sont si souvent retrouvés les amis de l’écrivain. Deux séances en tout, conduites par Joseph Guglielmi assisté de Liliane Giraudon. La première, que Tortel évalue à « trois heures ou plus », a lieu le mardi 3 août lors d’une réunion « joyeuse [5] ». La seconde, résumée en quelques mots, « Cahiers du Sud, textes lus, Scève, etc. [6] », se tient le jeudi 5 du même mois. Il en résulte après montage une série de dix émissions (au lieu des cinq initialement prévues), d’environ 25 minutes chacune, diffusées quotidiennement à minuit, du lundi 25 octobre au vendredi 5 novembre de cette année 1976, avec une interruption le week-end.

Quand Alain Veinstein lui propose de réaliser une série d’entretiens avec Jean Tortel, Joseph Guglielmi est depuis plus de dix ans un ami du poète. Écrivain, il a publié cinq livres de poèmes, plaquettes comme Ville ouverte en 1958 et Pour commencer en 1975, ou recueils plus amples tel Aube, paru en 1968 aux éditions du Seuil, dans la collection « Écrire » que dirigeait Jean Cayrol. Homme de revue, il a contribué, de 1962 à 1966, aux Cahiers du Sud de Jean Ballard où il a côtoyé Tortel, puis s’est lancé dans l’aventure de Manteia, qu’il a cofondée en 1967 avec d’autres anciens collaborateurs des Cahiers, Gérard Arseguel, Jean Todrani, Jean-Jacques Viton, avant de se séparer du groupe en 1969. Dans les années soixante-dix, il contribue à nouveau à Action poétique la revue qu’avaient créée à Marseille en 1950 Jean Malrieu et Gérald Neveu, et qui, devenue parisienne, est depuis 1958 dirigée par Henri Deluy. Il intervient dans les pages de Change. Il est proche d’Emmanuel Hocquard et de Raquel, proche du groupe amical qui s’est formé dans l’atelier de Malakoff où se retrouvent notamment Pascal Quignard et Alain Veinstein. En tant qu’interviewer, il n’est pas tout à fait novice puisqu’il a, en janvier 1975, réalisé pour France Culture un entretien avec Edmond Jabès et, en mai 1976, il s’est, pour France Culture encore, entretenu avec Jacques Roubaud [7].

S’il est le producteur de la série et le principal interlocuteur du poète invité, Guglielmi n’est toutefois pas le seul. Le dialogue se trouve en effet enrichi par la présence active de Liliane Giraudon, qui elle aussi, parfois, commente et questionne. Elle n’est pas encore à cette époque de sa vie l’écrivain qu’elle est devenue par la suite, même si elle est déjà engagée dans un processus, encore tâtonnant, d’écriture [8]. Elle a soutenu, en mars 1976, à l’université d’Aix-en-Provence, une thèse de troisième cycle : « Espaces et déplacements corporels dans l’écriture de Jean Tortel », dont la deuxième partie est formée par la transcription dactylographique de cinq entretiens enregistrés aux Jardins à partir de mars 1972 et revus conjointement par l’écrivain et son exégète.

Aucun des deux interviewers n’est donc statutairement un journaliste, aucun n’a pour « occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice de [cette] profession [9] », même si structuralement ils occupent la position dévolue au journaliste dans le genre de l’entretien. Aucun d’eux ne bénéficie de quelque avantage sur un écrivain que le micro impressionnerait. Tortel est interrogé chez lui, aux Jardins, et n’a pas de raison d’être intimidé par l’aspect technique de l’enregistrement, car il a déjà une longue expérience de la radio. Dans les années soixante en effet, il est intervenu de façon régulière dans le cadre d’émissions sur la poésie [10] ; en 1972 il a participé à l’évocation radiophonique de « L’aventure des Cahiers du Sud » et, en 1975, il a été l’un des premiers invités de l’émission de Claude Royet-Journoud, Poésie ininterrompue. De toute façon, aucun des deux interviewers n’entretient avec lui un rapport de force ou de rivalité. La relation est plutôt amicale et complice, teintée s’agissant de Liliane Giraudon d’une nuance discipulaire puisque depuis quelques années la jeune femme soumet à Tortel ses essais d’écriture et qu’à en croire son journal, le poète des Jardins se montre désireux de lui apprendre à écrire. S’il y a un rapport de force, voire un antagonisme, ce n’est sans doute pas entre les interlocuteurs qu’il faut le chercher mais entre leur trio et d’autres acteurs du champ poétique – poètes, critiques, éditeurs – face auxquels il s’agit d’affirmer une certaine conception de la poésie et du poème, dont l’œuvre de Tortel offre un exemple voire un emblème.

En 1976, Jean Tortel a soixante-douze ans. Il a derrière lui une douzaine de recueils poétiques, deux romans déjà anciens Le Mur du ciel (1947) et La Mort de Laurent (1948) et un travail critique non négligeable qu’il a mené pour une grande partie dans des revues [11] mais qui s’est aussi cristallisé en essais [12]. S’agit-il pour autant d’un auteur consacré ? C’est fort douteux. Certes, il n’est pas dépourvu de toute notoriété : depuis 1965, quatre livres de poèmes de lui ont paru dans la collection blanche des éditions Gallimard, qui reste à cette date un espace éditorial légitimant. Sans leur accorder beaucoup de place, la presse écrite ne les a pas ignorés ; mais il faut bien reconnaître que la plupart des recensions sont l’œuvre d’amis, eux-mêmes poètes ou écrivains, comme Gérard Arseguel, Philippe Jaccottet et son neveu Florian Rodari, Raymond Jean ou Guglielmi lui-même [13]. Peu de critiques étrangers au cercle relationnel ou amical prêtent attention à ce travail sinon Alain Bosquet qui assassine en quelques lignes Limites du regard dans La NRF [14] et consacre à Tortel (in absentia, cela va de soi) l’une de ses émissions radiophoniques sur France Culture [15]. De même si la télévision a offert à l’écrivain l’occasion de quelques apparitions, qu’il ait été convié à témoigner, par exemple sur le poète Alexandre Toursky, ou ait lui-même été le sujet de l’émission – c’est le cas en 1973 quand Jean-Pierre Prévost lui consacre un court métrage [16] –, on ne saurait considérer que ces quelques images diffusées à une heure tardive aient fait de lui une vedette. La « manière de silence autour de [lui] [17] » que Tortel constatait en mars 1972 dans le Cahier d’alors n’équivaut pas, tant s’en faut, à un silence absolu. Mais le retentissement médiatique de l’œuvre reste de faible portée. Et les deux derniers manuscrits que l’écrivain a soumis à son éditeur, une prose de genre indécidable, Le Discours des yeux, et un recueil poétique, Tracés composés, lui ont été refusés (respectivement en 1974 et en 1975) ; ils demeurent à cette date dans ses tiroirs.

Les liens qu’il noue alors avec d’autres écrivains, ses cadets, le déportent plutôt à la marge du champ littéraire. C’est ainsi qu’en 1976, il a, par l’intermédiaire de Joseph Guglielmi, confié à Emmanuel Hocquard et Raquel Levy un bref ensemble intitulé Spirale interne qui paraîtra à la fin de 1976 dans la collection « Chutes » des éditions Orange Export Ltd. avec des dessins de Thérèse Bonnelalbay, la femme de Guglielmi. Bref, Tortel est en 1976 un poète « estimé » – c’est le qualificatif qu’il emploie lui-même dans son Cahier – mais dans un cercle restreint, que la publication en 1975 d’un fronton de la revue Sud à lui consacré n’a sans doute pas élargi de façon significative. Il n’a rien du « grand écrivain » auquel il est de tradition journalistique de faire visite pour recueillir ses propos. Et comme il n’occupe ni n’a jamais occupé de fonctions officielles dans le monde de la culture, il est fort improbable que sa personne suscite parmi les auditeurs potentiels des entretiens radiophoniques produits par Guglielmi une grande curiosité préalable.

C’est d’ailleurs heureux. Car, outre que Tortel a peu de goût pour la confidence autobiographique en public, ses interlocuteurs ne lui demandent rien de tel. Bien qu’il soit sans conteste une présence charnelle car vocale, un « grain » de voix façonné par l’usage du tabac, un accent d’entre Rhône et Durance, un débit parfois volubile, l’auteur n’est pas en lui-même le centre de ces entretiens qui ne se préoccupent ni des péripéties d’une vie, ni des traits d’un caractère. Des origines familiales, de l’enfance, de l’éblouissement amoureux à Gordes auprès de celle qui sera la compagne de toute une vie, des aléas d’une existence de fonctionnaire de l’Enregistrement, de l’activité de Résistance qui a été l’occasion de la rencontre avec Francis Ponge et l’origine d’une longue amitié, on ne saura rien ou presque. À peine apprendra-t-on de la bouche de Tortel qu’à « l’époque du surréalisme » il était « tout jeune », « venai[t] de se marier » et « étai[t] sous l’influence de Jean Royère » (1) [18] puis qu’il a connu l’exil à Toul, de 1934 à 1938, qu’il est alors tombé malade et a été nommé par son administration à Marseille, ce qui lui vaudra de se lier avec l’équipe des Cahiers du Sud (7). On l’entendra aussi mentionner son malaise face aux figures de l’illimité spatial, « le mot “paysage” [allant] pour [lui] avec la notion de limites » (1), et sa peur de l’orage – sa « frousse » dit-il précisément (2). C’est peu. Et surtout ce sont des éléments qui, pour la plupart, échappent à l’anecdote pour ouvrir la voie à l’examen d’une thématique de prédilection, d’une éthique et d’une poétique. Alors que les entretiens avec Liliane Giraudon commencent par des « éléments biographiques », qui, malgré leur discrétion, posent un certain nombre de jalons chronologiques, il ne s’agit visiblement pas ici de dessiner un parcours de vie. En ce sens, les entretiens-feuilletons de 1976 relèvent pleinement du genre de l’entretien littéraire : leur objet principal – pour ne pas dire exclusif – est la littérature.

Ou, pour être plus exact, la poésie. Les deux romans publiés de Tortel n’ont en effet pas plus d’existence dans les propos échangés que le dactylogramme de Madita inédit depuis la fin des années trente, tous livres auxquels les entretiens avec Liliane Giraudon faisaient pourtant accueil. Ce privilège accordé à « la “poésie” » est en parfait accord avec le projet formulé dans la lettre programmatique du 1er juin 1976. Mais le parti pris diachronique, soubassement du plan esquissé dans lettre suivante qui souhaitait conduire l’auditeur des « premières années d’écriture » jusqu’à « l’actualité de Jean Tortel », se trouve remis en question : le schéma définitif suppose une partition plutôt thématique où six émissions consacrées à la poésie et la poétique tortelliennes se trouvent suivies par deux émissions dévolues aux Cahiers du Sud, puis deux autres attachées à la pratique critique ou, pour dire avec plus de justesse peut-être, aux lectures fondatrices. Bien sûr, l’indifférence à la chronologie n’est pas absolue. Au fil des émissions, quelques jalons temporels sont posés. Le cinquième entretien fait la part belle au « tournant » des Villes ouvertes et, d’émission en émission, l’auditeur attentif comprend que Tortel distingue dans sa courbe d’écriture trois périodes : une sorte de préhistoire, « première période d’expérimentation, de tentative » (10), et deux grandes phases historiques auxquelles correspondent les deux listes qui, dans les cinquième et neuvième entretiens, égrènent titres et dates de publication : « 1946 : Paroles du poème ; 1951 : Le Préclassicisme ; 1955 : Naissances de l’Objet ; 1960 : Explications ou bien Regard ; 1961 : Élémentaires ; 1961 : L’Amour unique de Maurice Scève » ; puis : « 1963 [sic] : Villes ouvertes ; 1963 : Guillevic ; 1965 : Clefs pour la littérature ; 1968 : Relations ; 1971 : Limites du regard ; 1973 : Instants qualifiés ». Mais les informations restent dispersées, exigeant, pour suivre le parcours de l’écrivain, bien de la bonne volonté et une remarquable fidélité d’écoute.

Et ce ne sont pas les lectures, nombreuses comme l’on peut s’y attendre dans des émissions où l’essentiel n’est pas l’homme mais le texte, qui contribuent à éclairer une trajectoire. Surgissant avec la plus grande liberté au sein des échanges puisque nul ordre fixe ne règle l’alternance, projetés dans l’espace sonore tantôt par l’auteur lui-même tantôt par une voix féminine, celle de Liliane Giraudon ou celle de Michèle Cohen, ou parfois encore à deux voix, celle masculine de l’auteur doublant la voix féminine de la lectrice (ou l’inverse) en des effets qui sont tantôt de lecture amébée tantôt de canon, les textes sont le plus souvent livrés sans annonce aucune. Les textes tortelliens s’entend. Car les autres [19] sont au moins rendus à leur auteur sinon à leur livre d’origine. Dans les deux derniers entretiens, l’interviewé assortit bien sa lecture d’un commentaire apte à resituer dans le temps ce qui vient d’être ou va être entendu, mais dans les huit premiers, l’auditeur est presque toujours [20] confronté à une succession de plages de lecture où les textes sont insituables ; et il lui faut une bonne connaissance préalable des livres de Tortel pour déceler la différence entre séquences homogènes où s’enchaînent des poèmes pris dans un même recueil [21] et séquences hétérogènes qui associent sans précision aucune des poèmes tirés d’ouvrages temporellement distants [22]. Seules les différences stylistiques, métriques, prosodiques entre textes anciens et textes plus récents peuvent parfois alerter. Au mieux l’attention portée au dialogue encadrant permet de supposer l’origine du fragment lu[23], au pire, l’entour conversationnel risque de conduire à des hypothèses de localisation hasardeuses [24]. Bref, les lectures, aussi peu attentives à la chronologie de l’œuvre que les échanges dialogués, donnent le plus souvent à entendre une sorte de continuum verbal achronique que l’on pourrait nommer d’un singulier unifiant le texte tortellien.

C’est qu’il ne s’agit pas de suivre pas à pas la lente conquête d’une écriture personnelle peu à peu débarrassée de ses scories lyriques. Les entretiens cherchent à approcher dans sa globalité une poésie qu’ils envisagent dans sa réalité matérielle de chose écrite avec ses choix formels, ses thèmes récurrents, et surtout son lexique de prédilection qui, au-delà d’une thématique, impose quelque chose comme une poétique du regard désirant. Le besoin d’opposer des limites à l’illimité menaçant dont l’une des figures les plus inquiétantes est l’orage « déchirure du cosmos », « catastrophe cosmique » qui abolit la parole (2) ; le vers, « phrase concrète », tracé noir sur le blanc, « unité verbale » irréductible à une unité conceptuelle, syntaxico-sémantique, et, pour cela même, souvent coupé de façon « arbitraire » (4) ; le point final de poème toujours maintenu malgré une tendance marquée à la déponctuation (ibid.) ; et, récurrentes au fil des émissions, les notions clés de « regard », « renversement », « image » et « figure », « qualification », « transparence » et « opacité », « retournement » (qui permet de penser l’écriture poétique par analogie avec le travail de la bêche du jardinier ou de l’ouvrier de quelque chantier archéologique), voilà de quoi parlent les interlocuteurs, voilà ce que les lectures donnent à entendre. Une poésie où le regard sur le monde est inséparable du regard critique sur le texte. Une poésie qui contient sa propre poétique, dont les listes de mots qui surgissent de loin en loin dans les quatre premières émissions constituent une sorte de condensé – mieux, de précipité. Le procédé semble importé du quatrième entretien avec Liliane Giraudon qui s’ouvre par une liste de neuf substantifs et deux infinitifs tirés du vocabulaire tortellien : « Limites, définition, paysage, jalon, corps, lyrisme, ligne, tombe, terrasse, ouvrir, tracer ». Mais d’une liste aux autres il y a des nuances. Les mots retenus comme embrayeurs et objets de l’« Interview sauvage [25] » dactylographiée appellent la glose, le poète commentant tour à tour chacun d’eux. Les listes des entretiens radiophoniques, outre qu’en leur pluralité elles jouent un rôle de ponctuation rythmique dont la liste unique est dépourvue, fonctionnent plutôt sur le mode de l’écho ou de la résonance. Fondées sur le principe du démontage-remontage, elles rassemblent en effet des mots ou expressions surgis au fil des échanges et/ou empruntés aux textes qui ont été lus ou vont l’être. Ainsi la liste : « Blanc, rectangle, flux, opacité, limite, renversement de ça, qualification » croise-t-elle dans le troisième entretien des termes prélevés dans l’incipit d’un poème d’Instants qualifiés « Lit blanc   rectangle » et d’autres pris dans les propos tenus par Tortel (« nous recevons les images de l’objet, et là nous ne savons pas quoi en faire, parce que c’est un flux » ; « Il y a donc un premier renversement du monde extérieur, enfin du là-devant, du ça » ; « Il s’agit d’opérer une qualification » ; « Ces séries d’objets que nous appellerons poèmes […] on les constatera, et nous ne pouvons les constater que sur le blanc que précisément leur opacité infirme » [26]). Objets sonores, objets verbaux, nés d’une désarticulation des dialogues et de certains poèmes lus, les listes soulignent bien les notions clés de l’univers de Tortel mais elles les saisissent dans le décousu qui leur est propre, favorisant ainsi l’exposé d’une poétique en fragments ou en éclats.

Sans doute le décousu, dont les listes de vocables pourraient être l’emblème, est-il favorisé par le genre même de l’entretien, plus souple, surtout lorsqu’il est improvisé ou semi-improvisé, que ne l’est un exposé didactique. Mais dans le cas particulier des entretiens de 1976, la discontinuité voire la disparate s’impose avec une force toute particulière. Les émissions, ouvertes par un générique minimal mis en voix par Michèle Cohen : « Entretiens avec Jean Tortel. Une émission de Joseph Guglielmi, avec la participation de Liliane Giraudon », sont significativement dépourvues de titre propre qui dégagerait une ligne directrice. Les seuls entretiens dont l’unité thématique soit immédiatement perceptible sont les septième et huitième consacrés aux Cahiers du Sud et, dans une moindre mesure, les neuvième et dixième qui ont pour principal objet les lectures nourricières : Scève et les lyriques du premier xviie, surtout. Dans une moindre mesure, car la dixième émission, ouverte, dans la continuité directe de la neuvième, par des considérations sur le lyrisme préclassique, en vient bientôt à l’évocation de la courbe personnelle d’écriture et au rappel de la première rupture marquée en 1946 par Paroles du poème, avant de glisser à la conception de la littérature élaborée par Tortel dans son essai de 1965, et de se clore par la citation d’un assez long fragment de l’entretien avec Liliane Giraudon sur la littérature comme contre-pouvoir. Ce caractère buissonnier se retrouve dans la conduite de bien d’autres émissions qui, au lieu de choisir à chaque fois un angle d’approche aisément identifiable et qu’un titre pourrait résumer (par exemple les partis pris éthico-poétiques, les thèmes de prédilection, les moyens rhétoriques), privilégient les bifurcations libres du cheminement conversationnel.

Quand il consigne dans son Cahier du moment les impressions nées de l’écoute de la série : « Ce fut embroussaillé, piétinant, parfois jaillissant ; non ordonné ni monotone, pas ennuyeux sans doute », c’est sur ce décousu, ce relatif désordre de l’ensemble que Tortel fait porter l’accent. D’où l’identification des entretiens-feuilletons à « un assez satisfaisant brouillon de ce qui aurait pu être dit » [27]. Cet aspect « brouillon » toutefois doit-il être imputé à la seule idiosyncrasie du producteur ? À en croire Tortel, « Jo et la netteté, ça ne va pas ensemble [28] » ; mais il n’est pas sûr que ce divorce ne relève pas d’un refus plutôt que d’une impuissance. Après avoir entendu un certain nombre d’émissions, Luc Decaunes, poète, ami de longue date de Tortel et, à l’occasion, critique de son œuvre, avoue certes une certaine déception devant le manque de souci « didactique », la tendance à « faire de l’ombre là où l’auditeur aurait peut-être besoin de lumière » en raison de la difficulté de la matière traitée, mais il se reconnaît aussi vivement « intéressé » par la multitude d’aperçus sur la poésie et la poétique tortelliennes, et séduit par l’« aspect “montage”, “ensemble poétique” » [29] de ce qu’il a entendu. « Poétique », tel est donc l’effet que la construction particulière des émissions est susceptible de produire sur un auditeur lui-même poète. Il n’est pas exclu que Guglielmi y ait pensé. Cela n’implique pas pour autant qu’en construisant la série d’entretiens comme un « montage » parfois abrupt de dialogues, de lectures, de listes de titres et de vocables, de bruitages et de musique, il ait souhaité, lui producteur occasionnel, renouveler le genre de l’entretien radiophonique. Il se pourrait bien, en revanche, que ce choix formel, favorisé par la pente naturelle du maître d’œuvre, ait eu pour intention de manifester dans l’espace de la radio l’intrication du souci critique ou théorique et de l’écriture poétique si caractéristique des années 1960-1970 au cours desquelles la critique, en certaines de ses formes nouvelles, s’est voulue création à part entière [30] tandis que la poésie a revendiqué son rapport à la réflexion technique, au propos théorique, son inquiétude quant aux formes et à la langue, jusqu’à se redéfinir en s’incarnant dans des textes parfois bien éloignés de ce que l’on avait coutume de désigner par son nom. Plus de dérive onirique ni de défilé d’images à la manière surréaliste, et foin du « réalisme sans frontières » ou du retour à la tradition nationale d’Aragon et des aragoniens : la poésie expérimente du côté du vers, de la typographie, des divers procédés de réécriture empruntés aussi bien au Cendrars de Documentaires qu’aux objectivistes et aux poètes beat américains. Elle se réinvente au point que certains se demandent s’il est encore nécessaire de recourir à son vieux nom pour désigner les nouvelles productions textuelles. Cofondateur de Manteia, collaborateur d’Action poétique et de Change, Guglielmi, par ses interventions critiques et poétiques autant que par ses traductions – de Pound, en particulier –, prend une part active au débat d’alors sur la notion de poésie. Que celle-ci soit, pour lui comme pour d’autres acteurs du champ, devenue à tout le moins problématique [31], cela se révèle, dans la lettre du 1er juin 1976, par l’emploi des guillemets qui, soulignant le mot, viennent en fissurer le sens préétabli et faire peser quelque soupçon sur l’ensemble de clichés qu’il traîne dans son sillage.

Les entretiens reviennent d’ailleurs sporadiquement sur les transformations de l’idée de « poésie » survenue dans la décennie précédente. Par exemple quand, interrogé par Guglielmi sur son statut de « poète », Jean Tortel revendique cette dénomination que certains récusent comme une « étiquette gênante » en soulignant qu’elle reste acceptable à condition que la poésie soit désacralisée et rendue à sa nature de simple poiein « hors de toute métaphysique » (1) ; ou quand il affirme qu’« à l’heure actuelle, bien sûr, tout constat relatif à l’action de la poésie semble être critique » et que, la « valeur spatiale du texte » étant plus importante désormais « que ce qu’on appelait au temps du symbolisme ou du romantisme sa valeur musicale », le poème, « avant tout visible », conçu comme une chose matérielle, cesse, de ce fait, d’être entouré d’« une espèce d’aura, de sacralité » (6). Guglielmi n’est pas en reste. Dans son désir de démythifier la poésie, il s’en prend à la notion de « création », allant jusqu’à tirer argument de l’évocation des Villes ouvertes, ouvrage né, pour partie, d’un processus de réécriture, pour affirmer de façon péremptoire : « la poésie ce n’est pas faire, c’est refaire » (6), comme si le recours à l’étymologie (poiein, faire) était insuffisant, « faire » étant encore trop proche de « créer » pour garantir contre toute dérive sacralisante. Aussi dispersées soient-elles, aussi incidentes puissent-elles paraître, ces remarques finissent par alerter l’auditeur éclairé et lui faire comprendre que les interlocuteurs, se refusant à « prendre la “Poésie” dans son sens le plus traditionnel, [à savoir] métaphysique », entendent travailler à « l’opération de désacralisation » [32] en cours.

Selon Pierre-Marie Héron, une série d’entretiens-feuilletons doit « aller quelque part, avoir une direction, suivre un ordre de marche [33] ». Si, à première écoute, il n’est pas très facile de voir où vont les dix émissions produites par Guglielmi, une fois abandonné le projet chronologique initial qui devait conduire à évoquer « l’actualité de Jean Tortel », une attention plus aiguë à des éléments épars permet de saisir une intention sous-jacente. En un temps où Tortel a vu ses deux derniers livres refusés par Gallimard, refus qui peut s’interpréter comme l’indice ou l’amorce d’un désengagement des grandes maisons d’édition en ce qui concerne la poésie – celle du moins où s’inscrit l’élan plus ou moins expérimental qui s’est intensifié depuis les années soixante –, il importe pour les interlocuteurs de réaffirmer que la poésie ne peut s’identifier aux préjugés sur ce qu’elle est ou doit être, qu’elle ne peut se réduire aux clichés tenaces hérités du romantisme et du surréalisme. Ainsi les entretiens de 1976, défense et illustration d’une poésie désacralisée qui ne serait plus ni parole inspirée ni lyrisme effusif, mais geste critique, et qui ferait passer le souci graphique avant la préoccupation musicale, n’ont-ils pas seulement offert aux interviewers l’occasion de manifester leur estime envers une œuvre trop confidentielle ; ils leur ont permis de se situer eux-mêmes dans le champ poétique tout en y situant leur invité. Sans doute l’absence de parti pris didactique a-t-elle pu brouiller le propos pour un auditeur non averti. Mais il est peu probable que les acteurs du champ s’y soient trompés. Jean-Max Tixier en tout cas a bien reçu l’annonce de leur diffusion comme une prise de parti. Avant même d’en avoir entendu le premier mot, il écrit à Jean Tortel :

[…] la mise en évidence, dans une émission de radio, d’une personnalité comme la vôtre est précieuse en un moment où, sur plusieurs fronts, on assiste à un mouvement de reflux au profit de conceptions passéistes et idéalistes. C’en est au point que – la politique mercantile de l’édition aidant – semble compromise une partie des résultats acquis au cours des deux dernières décades [34].

Les dix émissions ont donc bien été perçues – au moins par certains – comme art poétique (en ligne brisée) et manifeste (oblique). Tortel lui-même les appréhende avant tout comme « brouillon de ce qui aurait pu être dit ». Esquisse d’une autre série radiophonique, idéale, qui n’existera pas ou inévitable approximation de la parole qui, à la différence de l’écriture, est inséparable de « toutes sortes d’inexactitudes, d’inachèvements etc. [35] ». Mais aussi, par la confrontation réitérée qu’elles opèrent entre dialogues et lectures, vérification de l’opposition chère au poète des Jardins entre parole (« floculation », « dispersion ») et écriture (« parole “prise”, coagulée, formée » [36]). Il y a donc brouillon et brouillon. Pour Jean Tortel celui que forment ces entretiens, « authentifi[és] » en quelque sorte par leur pouvoir de vérification, se révèle, somme toute, « assez satisfaisant ».

Notes

[1] Jean Tortel, Cahier jaune, p. 134. Archives privées.

[2] Datée du 1er juin 1976, elle figure dans le fonds Jean Tortel de la bibliothèque Jacques Doucet (désormais FJT). Non coté.

[3] Pour le parcours d’Alain Veinstein voir son livre, Radio sauvage, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2010.

[4] Jean Tortel, Cahier jaune, p. 146.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 147.

[7] Ces enregistrements, du 1er et du 19 mai 1976, donneront lieu à cinq émissions de 25 minutes diffusées du 4 au 8 octobre 1976 à partir de minuit.

[8] Son premier livre, Têtes ravagées : une fresque, paraît en 1979 aux éditions La Répétition.

[9] Définition du journaliste professionnel (Code du travail, article L7111-3) citée par Marie-ève Thérenty, La Littérature au quotidien, Paris, Seuil, « Poétique », 2007, p. 12.

[10] Trace de ces émissions, un ensemble de dactylogrammes qui comprend notamment une série de dialogues avec le poète Alexandre Toursky. Archives privées.

[11] En particulier Les Cahiers du Sud auxquels il a régulièrement collaboré de 1938 à 1966, Critique et Action poétique.

[12] L’Amour unique de Maurice Scève, introduction à une anthologie de dizains de Délie, Lausanne, Mermod, 1961 ; Guillevic, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1963 ; Clefs pour la littérature, Paris, Seghers, « Clefs pour », 1965.

[13] Limites du regard est ainsi chroniqué par Guglielmi dans La Quinzaine littéraire en mai 1972, le mois même où passe dans Le Monde l’article de Raymond Jean sur ce même recueil, ce qui conduit Tortel à noter avec satisfaction dans le Cahier vert « Le Monde et La Quinzaine littéraire en même temps c’est assez bien » (p. 99).

[14] Alain Bosquet, recension de Limites du regard, La NRF, n° 230, 1972, p. 83-84.

[15] Il s’agit de l’émission diffusée le lundi 13 août 1973 de la série Les Nouveaux Livres de poésie (France Culture 1971-1974).

[16] Diffusé le 19 septembre 1973 sur la 3e chaîne à minuit.

[17] Jean Tortel, « Vendredi 31 [mars 1972] », Cahier vert, p. 95. Archives privées.

[18] Les références désormais dans le texte sous la forme (1) pour première émission, (2) pour deuxième émission etc.

[19] Il s’agit de fragments de romans populaires rappelant l’intérêt que Tortel a porté à ce genre littéraire méprisé, de poèmes du xviie siècle, de dizains de Scève, d’emprunts à Mallarmé, ou, dans les deux émissions Cahiers du Sud, de poèmes et fragments de textes réflexifs tirés de l’abondante collection des numéros de la revue ou empruntés aux livres publiés par ceux qui sont passés à Marseille et aux Cahiers durant les années noires de l’Occupation. Sans oublier les collaborateurs réguliers des Cahiers, tels Joë Bousquet, Gabriel Audisio, ou ceux, Gérald Neveu, Jean Malrieu, Henri Deluy, qui, sans cesser de donner notes critiques et poèmes en prépublications à la revue de Ballard, ont éprouvé, dans les années cinquante et soixante, le besoin de se regrouper pour faire vivre parallèlement une autre revue, Action poétique.

[20] Une exception notable toutefois dans le cinquième entretien où le chapeau introductif suivant : « Dans ces Villes ouvertes voici un texte qui s’appelle “Passages d’Hérodote” et qui est une espèce de montage de textes pris dans les Histoires d’Hérodote » précède la lecture du poème.

[21] Par exemple trois poèmes de Naissances de l’objet ou six des Instants qualifiés.

[22] Voir la toute première plage de lecture qui fait se succéder un fragment de « Passages d’Hérodote » tiré du recueil charnière de 1965, Les Villes ouvertes, un extrait de « La rose en sa ténèbre » emprunté à un livre plus ancien de dix ans, Naissances de l’objet, et deux strophes d’un poème pris dans le premier volume édité par Mermod, Explications ou bien Regard (1960).

[23] Par exemple en reliant la lecture par Michèle Cohen du poème « Le rose attristé… » à la déclaration ultérieure de Tortel « Je ne peux pas parler de mes premiers essais, de mes premiers livres qui ne sont que des gammes » pour poser l’hypothèse qu’il s’agit là d’un poème de jeunesse, ce qui est exact, ces vers étant extraits du premier recueil, Cheveux bleus, paru en 1931 aux éditions Messein.

[24] Le long fragment final où Jean Tortel présente la littérature comme un « contre-pouvoir » risque ainsi, à la lumière des échanges immédiatement précédents sur Clefs pour la littérature, d’être pris par l’auditeur pour un extrait de cet essai alors qu’il s’agit d’une citation du premier entretien avec Liliane Giraudon.

[25] Tel est le titre du quatrième entretien avec Liliane Giraudon.

[26] Je souligne. Parmi les listes, les unes puisent toute leur matière dans un seul poème comme le fait, dans le quatrième entretien, la liste « Étioler, étoiler, cœur, corps, bougie, bouger » dont tous les termes sont tirés du petit poème d’Instants qualifiés « Étioler le désir / Ou l’étoiler. // Au cœur du corps / La lueur bouge // Bougie de suif », que Tortel lit à l’ouverture de l’émission et que le dialogue glose dans les premières minutes. D’autres, ignorant les lectures, puisent leurs composantes au fil des seuls propos de Tortel et de ses interlocuteurs.

[27] Notes du « Samedi [6 novembre 1976], Cahier jaune, p. 162.

[28] Notes du « Lundi 14 [avril 1975] », ibid., p. 63.

[29] Luc Decaunes, lettre à J. Tortel du « Vendredi 12 XI 76 », FJT.

[30] Voir les remarques de Tortel dans Clefs pour la littérature, Paris, Seghers, 1965, rééd. 1977, p. 98-99.

[31] On se souvient que Denis Roche l’a prétendue « inadmissible » dans un texte célèbre, dont Manteia a publié un extrait dès 1968 (n° 4, p. 8-18).

[32] Jean Tortel, « Vendredi 18 [décembre 1970] », Cahier vert, p. 15.

[33] Pierre-Marie Héron, « Introduction », Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 11.

[34] Jean-Max Tixier, lettre à J. Tortel du 28 octobre 1976, FJT.

[35] Jean Tortel, « 29 8bre [1976] », Cahier jaune, p. 160.

[36] Ibid.

Auteur

Catherine Soulier

Maître de conférences à l’université Paul Valéry-Montpellier, membre du centre de recherche RIRRA21, travaille sur la poésie des xxe et xxie siècles (redéfinitions et mise en cause du « genre » ; polémiques autour du lyrisme ; interactions entre poésie et arts visuels).

Sur Jean Tortel, elle a publié divers articles, organisé deux colloques qui ont donné lieu à deux volumes collectifs (Jean Tortel l’œuvre ou vert, Université Montpellier 3, 2001 et  Relire/relier Jean Tortel, Supplément Triages, 2012). Elle a également fait paraître un essai, Jean Tortel. Des livres aux Jardin, Champion, 2013.

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La Matinée littéraire de Roger Vrigny: un esprit NRF à France Culture


L’article se concentre sur « L’Invité de la semaine », la principale rubrique de La Matinée littéraire, magazine exclusivement littéraire de France Culture produit par Roger Vrigny de 1966 à 1984. Entre élitisme et démocratisation, le magazine obéit à la double volonté de résister à la dilution de la littérature dans la culture et de donner à des écrivains trop seuls des lecteurs attachés à les suivre de livre en livre. Le grand entretien de « L’Invité de la semaine » est la pièce maîtresse de cette politique, qui puise son inspiration dans le stimulant exemple de La NRF de la grande époque, tout en adaptant sa pratique à celle de La NRF d’après-guerre, qui favorise quelque peu les auteurs Gallimard. Un esprit NRF habite le magazine, en dépit de certaines concessions faites à l’esprit mondain des « salons » (il faut bien donner « du pain et des jeux » à ses auditeurs du matin) et à l’audimat. Les vertus classiques de simplicité et de clarté animent la conduite des entretiens, à l’abri des bonnes manières et à l’écart des polémiques et des jargons. Les écrivains gauches y sont appréciés, les écrivains brillants redoutés, même si certains fascinent (Barthes, Butor…). Les questions importantes touchent tout à la fois à la clôture de l’œuvre et à la manière dont la vie intérieure des auteurs s’y manifeste. Dans le rôle de l’intervieweur, Vrigny agit beaucoup plus en critique qu’en reporter culturel : au contraire d’un Chancel ou d’un Pivot, adeptes de la position de l’ignorant, dont le métier est d’obtenir des réponses à des questions épousant les attentes et curiosités du grand public, il juge important de faire entendre à ses auditeurs des conversations de pair à pair.

 

The paper focuses on “L’Invité de la semaine”  [“The Guest of the Week”], the main sequence of La Matinée littéraire, an exclusively literary magazine of France Culture produced by Roger Vrigny from 1966 to 1984. Between elitism and democratization, the magazine obeys the double will to resist the dilution of literature in culture and to give to lonely writers readers who follow them from book to book. The main interview of « L’Invité de la semaine » is the centerpiece of this policy, which draws its inspiration from the inspiring example of the NRF of the inter-war period, while adapting its practice to that of the NRF after war, which somewhat favors Gallimard authors. A NRF spirit lives in the magazine, despite some concessions made to the mundane spirit of the “salons” (it is necessary to give “bread and distractions” to its listeners in the morning) and the ratings. The classic virtues of simplicity and clarity animate the conduct of interviews, safe from good manners and away from polemics and jargons. The clumsy writers are appreciated, the brilliant writers feared, even if some fascinate (Barthes, Butor…). The important questions concern both the closing of the work and the way in which the inner life of the authors manifests itself. In the role of the interviewer, Vrigny acts much more as a critic than a cultural reporter: unlike a Chancel or Pivot, followers of the position of the ignorant, whose job is to obtain answers to questions that meet the expectations and curiosities of the general public, he deems it important to have his listeners hear peer-to-peer conversations.


Texte intégral

« Quand on aime la littérature, quand on veut devenir écrivain, quand on a cette vocation, on avait devant les yeux l’exemple de La NRF, on rêvait à toute cette mythologie de La NRF ! » (Roger Vrigny, La Matinée littéraire du 8 septembre 1977)

Bien oublié aujourd’hui, sauf de ceux qui, dans les deux dernières décennies du xxe siècle, ont pris plaisir à écouter sur France Culture son émission Lettres ouvertes (1984-1997), éclipsé dans la mémoire publique par un Chancel, un Pivot (qui fut son collaborateur), un Veinstein, l’écrivain Roger Vrigny, prix Femina 1963 pour La Nuit de Mougins, Grand Prix de littérature de l’Académie française en 1989, romancier surtout, auteur de théâtre, de radio et de télévision accessoirement, essayiste d’humeur sur le tard, a pourtant été un poids lourd de la radio littéraire en France. Celui qu’on a pu appeler le « Monsieur Livres » de France-Culture [1] est entré à la radio en 1956, pour co-animer puis diriger Belles-Lettres, une revue radiophonique (la première du genre) lancée en 1952 par Robert Mallet et Pierre Sipriot. Il le fait jusqu’en 1963, tout en co-produisant, jusqu’en 1966, quelques émissions littéraires thématiques : Terre natale (1959-1960), Une œuvre un portrait (1962-1963), Les cris de la fée (1966). Dans les années 1960 et 1970, il pratique aussi très régulièrement le genre de l’entretien-feuilleton : avec André Spire (1962, 8 émissions), Germaine Beaumont (1964, 6 émissions), Henri Rollan (1965, 6 émissions), Louis Guilloux (1969, 12 émissions), Jean Cayrol (1970, 12 émissions), Jean Tardieu (1972, 12 émissions), Marcel Arland (1972, 12 émissions), Marcel Duhamel (1973, 5 émissions). Il y revient dans les années 1990, pour la série d’entretiens À voix nue lancée en 1985, avec Gabriel Matzneff (1990), Roger Stéphane (1991), Pierre Moinot (1995), en adoptant le format court en cinq émissions de règle dans la série.

Mais c’est dans le genre du magazine que Vrigny va surtout s’illustrer et durer, de La Semaine littéraire (1963-1968) à Lettres ouvertes en passant par La Matinée littéraire (1966-1984), le rendez-vous de la littérature au sein des Matinées de France Culture. Son dernier directeur de chaîne, Jean-Marie Borzeix (1984-1997), expliquait ainsi sa longévité dans la fonction : « Roger Vrigny, c’est la curiosité, la jeunesse et l’ouverture d’esprit. Roger comprend et admet toutes les sensibilités littéraires. Il n’est jamais méchant ni agressif, et quand il lance des pointes, c’est toujours avec courtoisie. Son émission est très appréciée des écrivains, qui s’y sentent écoutés [2]. » La Matinée littéraire, c’est durant presque vingt ans, du mercredi 19 octobre 1966 au jeudi 11 octobre 1984, un magazine de plus ou moins deux heures [3] proposant, sous différents titres au fil des saisons, des chroniques, des enquêtes, des jeux, un « intermède musical », des dossiers (systématiques dans la nouvelle formule du magazine lancée en 1977), des interviews d’écrivains en lien avec l’actualité [4]. Autour de Vrigny, quelques piliers : Luc Estang et Alain Bosquet, tous deux poètes, romanciers, critiques, essayistes… et membres d’une maison d’édition (Seuil, Calmann-Lévy) ; Christian Giudicelli, un jeune auteur Gallimard ; Evelyne Schlumberger, ancienne journaliste de Radio-Lausanne, dédiée aux jeux et enquêtes ; le compositeur Georges-Léonce Guinot, concepteur des intermèdes musicaux. Et divers collaborateurs réguliers plus ou moins durables, parmi lesquels Bernard Pivot, Roger Gouze, Alain Clerval, le romancier Jean Dutourd, l’éditeur Hubert Juin, les poètes Rouben Melik et Pierre Oster, le polémiste Patrick Besson (les deux dernières années)… Tout cela fait un programme mi-instructif mi-divertissant, d’où émerge une séquence-phare : « L’Invité de la semaine », un entretien en tête-à-tête (presque toujours) de quinze à vingt minutes avec un écrivain (le plus souvent un romancier), autour de son dernier livre. Signe de l’importance de cette séquence, Vrigny en est durant vingt ans le principal animateur. C’est là au fond que l’on peut le mieux capter l’esprit que l’écrivain-journaliste veut faire passer sur son émission, au-delà de son obéissance aux lois du magazine littéraire : un « esprit NRF », guidé par la « reconnaissance du caractère sacré de la littérature et des écrivains [5] », en même temps que par une préférence marquée pour les esthétiques classiques. Comment cet esprit NRF informe-t-il les « grands entretiens » de La Matinée littéraire ?

1. L’esprit NRF

1.1. La littérature avant tout

Le vrai titre de La Matinée littéraire, son titre officiel à défaut d’être celui sous lequel le magazine s’est fait connaître, est on ne peut plus net sur le sujet exclusif de l’émission : La Littérature. Manière de dire, à une époque qui aime le mélange des genres, des disciplines, des arts, l’attachement de Vrigny à ce que la littérature a d’unique comme manière de dire le monde ; son refus, dès lors, du « décloisonnement » pratiqué dans les magazines « culturels » comme dans la presse écrite. « En général, on parle de livres mais peu de “littérature” dans la presse » ; et même dans Les Nouvelles littéraires des années 1970, lit-on dans Le Besoin d’écrire [6]. Dans ce petit essai assez vif, Vrigny s’en prend aux dangers qui guettent alors la littérature ; parmi eux, sa « banalisation », qui « la rend inoffensive [7] ». On retrouve là quelque chose de l’esprit puriste de La NRF : la littérature avant tout. Dans La Matinée littéraire, « l’invité de la semaine » est toujours un écrivain. Cette religion de la littérature n’exclut pas chez Vrigny un certain sens du monde comme il va, des enjeux commerciaux et promotionnels d’un passage dans une émission comme la sienne. Il sait se montrer accessible aux manœuvres éditoriales ou amicales pour pousser un écrivain devant son micro. Et des représentants des éditeurs sont régulièrement invités à commenter l’actualité du livre, notamment à chaque rentrée littéraire. Là où un Pivot refuse absolument toute fonction dans l’édition pour préserver son indépendance, Vrigny au contraire est un bon exemple de « cumulard » des Lettres, écrivain, journaliste, directeur littéraire (chez Calmann-Lévy à partir de 1977), juré du prix Renaudot (à partir de 1978), « toutes activités qui, alliées à un tempérament volontiers polémique, renforçaient son côté éminence de la république des lettres [8] ». Et simultanément, c’est un amoureux de la littérature, un dévot de la chose littéraire, qui utilise ses positions dans les champs littéraire et médiatique pour servir sa passion. En somme, un puriste pragmatique : pragmatique face aux « règles du jeu » du marché éditorial ; puriste dans sa défense et promotion de la littérature exclusivement. En septembre 1977, la nouvelle formule de La NRF (avec Georges Lambrichs) lui donne l’occasion de réaffirmer la pieuse allégeance du magazine à « l’exemple de La NRF » et leur vocation commune à s’adresser avant tout à ceux qui aiment la littérature :

La Matinée littéraire, cela peut être aussi, dans son genre, une revue, et un lieu de rencontre. Le fait qu’il y ait tant de demandes dans le courrier, tant de réactions et de réflexions à propos de ce qui est dit et entendu, on se dit : « Mais, nom d’un chien, ce public, il existe ! Nom d’un chien ces lecteurs, ces gens qui aiment la littérature, sans aucun esprit ni de parti ni de spécialisation, ils existent ! » Ce sont les vrais, ce sont les purs [9] !

1.2. Allergies

La religion de la littérature impose d’écarter tout esprit partisan, militant ou de chapelle, comme Jean Paulhan s’attacha aussi à le faire à La NRF, en parlant de politique soit comme d’une chose inoffensive soit « en des sens contradictoires [10] », du moins aussi longtemps que possible [11]. Vrigny sait reconnaître un bon écrivain, même quand il ne le comprend pas ou ne l’aime pas d’emblée, et il n’a pas peur de dialoguer avec lui ; il n’a pas d’esprit de système. Cela ne l’empêche pas, comme les personnages influents de La NRF avant lui, d’avoir ses préférences et ses allergies [12].

Allergies : elles ont un point commun, la « technocratie ». Vrigny rassemble derrière ce mot, dans Le Besoin d’écrire notamment [13], tous les « cuistres » qui mobilisent des jargons, des théories, des sciences – sciences des signes (structuralisme, sémiologie…), sciences de l’homme (sociologie, psychanalyse…) – pour parler de littérature ; et parmi eux les écrivains qui utilisent ce genre de langage pour imposer aux autres écrivains leur manière de concevoir la littérature. Paulhan les aurait rangés parmi les « terroristes », mot que reprend Vrigny dans une note écrite en marge de la rédaction du Besoin d’écrire, où la filiation avec Les Fleurs de Tarbes est nette :

Je vois bien tout ce qu’il y aurait à montrer, le terrorisme du « nouveau roman », le jargon des théoriciens, la servilité de la critique, la grande peur des « bien-pensants », les professeurs et l’Université craignant toujours d’être en retard d’une révolution, bref le règne des nouveaux « grands rhétoriqueurs » ou bricoleurs du roman, comme les appelle Jacques Brenner, qui remplacent la création par le commentaire [14].

Mais pour Vrigny, ces technocrates ne sont pas seulement des terroristes, ils ont aussi le défaut supplémentaire de rendre la littérature « indigeste [15] ». Et comment inviter à son micro un écrivain dont le jargon peut nuire à l’appétit des auditeurs pour la littérature ?

Cette accusation de cuistrerie vise quelques groupes bien identifiés dans le champ littéraire de l’époque, trois en particulier : les écrivains du Nouveau Roman, de Tel Quel, de la revue Change… Cela dit, le producteur de La Matinée littéraire se montre parfaitement capable de faire des différences entre les auteurs associés – plus ou moins légitimement – à ces labels : comme Paulhan, il sait qu’être un « terroriste » ou un « rhétoriqueur » n’empêche d’être ni un bon ni un mauvais écrivain [16]. Ainsi, alors que Robbe-Grillet, Claude Simon et Claude Ollier ne sont jamais « invités de la semaine » [17], Robert Pinget (que Vrigny apprécie) l’est une fois (2 décembre 1971), Michel Butor deux fois (1er juillet 1971, 5 juillet 1973), et Nathalie Sarraute… quatre fois (24 février 1972, 30 septembre 1976, 28 février 1980, 23 juin 1983) [18]. Du côté de Tel Quel, pas trace de Sollers, de Jean Thibaudeau ou de Marcelin Pleynet, mais Denis Roche est invité trois fois. Du côté des trois fondateurs de Change, pas de Maurice Roche, mais deux fois Jacques Roubaud, tandis que Jean-Pierre Faye, à défaut de venir en « invité de la semaine », est accueilli pour présenter sa défense dans la rubrique « Actualité poétique » de Rouben Melik (16 octobre 1969). Quant à Roland Barthes, « qui fut le grand-prêtre de “l’école du regard” et plus tard du Telquelisme [19] » et constitue aux yeux de Vrigny l’incarnation le plus intimidante et fascinante à la fois du professeur théoricien, le « goût pour les néologismes, les images-chocs, les tournures alambiquées » de ce « docteur en écriture [20] » n’empêche pas qu’il soit accueilli trois fois dans le magazine comme « invité de la semaine » (2 avril 1970, 13 janvier 1972, 6 mars 1975).

Derrière la condamnation en bloc des nouveaux pédants de la République des Lettres, il s’agit donc de distinguer selon les cas et les auteurs, la plupart irréductibles au label qui les regroupe et même à leur propre jargon.

1.3. Préférences

Cela dit, les préférences personnelles de Vrigny vont clairement aux écrivains inscrits dans la grande tradition française du style classique (simple, sobre, clair, dense, discipliné, faussement banal, élégant, fluide…), celle des fondateurs de La NRF [21]. Car si tout au long du siècle la ligne éditoriale de La NRF se veut à la fois classique et moderne et s’ouvre aux « terroristes », les écrivains de style classique y sont plus spécialement à l’honneur, de Gide et Schlumberger à Marcel Jouhandeau et Marcel Arland, et plus généralement ceux qui ont un rapport globalement plus heureux que soupçonneux au langage. Devenir auteur des éditions Gallimard, ce « temple de La NRF » où le fait entrer Robert Mallet, qui y est directeur littéraire, c’est avant tout pour Vrigny entrer dans cette « famille » de langage, de cœur et d’esprit à laquelle il restera attaché toute sa vie, et dont le symbole à ses yeux est Marcel Arland. L’admiration de Vrigny pour l’homme et son œuvre est patente tout au long de la série d’entretiens qu’ils ont ensemble en 1972. Ainsi né et situé dans le champ littéraire des années cinquante et suivantes, on comprend bien comment le producteur de La Matinée littéraire a le souci de faire valoir dans son magazine des écrivains qui incarnent à ses yeux la « famille » qui lui est chère – non sans la confondre quelque peu avec les auteurs Gallimard et familiers de la maison, comme La NRF de l’après-guerre [22].

Comment cela se manifeste-t-il ? Naturellement, au fil des invitations hebdomadaires, dans le choix des « invités », dont certains sont accueillis et présentés d’une manière qui ne trompe pas, à commencer par Robert Mallet, « invité » cinq fois entre 1967 et 1982 et Marcel Arland, « invité » trois fois, au tout début et vers la fin du magazine (1967, 1979, 1981), les deux mentors de Vrigny chez Gallimard ; tous deux présents à divers titres dans une quinzaine d’autres émissions de La Matinée littéraire. Mais aussi par les hommages spéciaux consacrés à des écrivains de la « famille », les uns de leur vivant, les autres à l’occasion de leur mort ou d’un événement commémoratif. De même que, dans La NRF de la grande époque (jusqu’en 1940), les directions de la revue s’expriment, non dans sa partie de création, ouverte à tous les talents, mais dans la partie critique des notes de lecture, hautement stratégiques à ce titre, de même, tout en ouvrant « L’Invité de la semaine » à des écrivains très divers, Vrigny semble confier à ces hommages de grand format (ils occupent tout ou majeure partie du magazine) le rôle de repère indicateur de ses terres d’élection en littérature – avec un faible avoué pour ceux qui se tiennent à l’écart de la vie littéraire parisienne, ses cancans et ses mondanités, gage de plus grande fidélité au sacerdoce de la littérature, comme Cohen, Giono ou Guilloux [23].

Les noms ne manquent pas : Jean Paulhan (17 octobre 1968) ; Albert Cohen (6 novembre 1969) ; François Mauriac (3 septembre 1970) ; Jean Giono (15 octobre 1970) ; Saint-John Perse (25 septembre 1975) ; Patrice de La Tour du Pin ; Pierre Jean Jouve (15 janvier 1976) ; Paul Morand (29 juillet 1976) ; André Gide (avec qui, symboliquement, Vrigny inaugure le 6 octobre 1977 la nouvelle formule du magazine) ; Raymond Queneau (28 octobre 1976) [24] ; André Malraux (25 novembre 1976) ; Valery Larbaud (7 juillet 1977, pour le 20e anniversaire de sa mort) ; Marcel Arland bien sûr (5 juillet 1979, pour ses 80 ans) ; Max-Pol Fouchet (4 septembre 1980) ; Maurice Genevoix (11 septembre 1980) ; Louis Guilloux (16 octobre 1980, 3 juin 1982) ; Roger Martin du Gard (19 novembre 1981) ; Léopold Sédar Senghor (14 juin 1984)…

2. Défis et enjeux de l’entretien dans La Matinée littéraire

2.1. Élargir l’audience des écrivains

« L’attitude N.R.F., impliquant la reconnaissance du caractère sacré de la littérature et de l’écrivain, implique naturellement la notion d’élitisme. Une élite parle à l’élite [25]. »

Cette élite, ces publics restreints, on peut les retrouver, toutes proportions gardées, à la radio : Vrigny en est le premier conscient, lui qui a dirigé pendant cinq ans sur la Chaîne nationale, de 1958 à 1963, la seule revue littéraire qui ait jamais existé à la radio, Belles-Lettres. Son titre suffit à indiquer le caractère globalement élitiste de son ambition ; le nom de son principal fondateur, attaché à la maison Gallimard (Robert Mallet), ses sommaires, suggèrent clairement son projet d’être une sorte de NRF sur les ondes [26]. Mais Vrigny sait aussi que le défi de la Chaîne nationale après la mort de Paul Gilson en 1963 est, en devenant France Culture, de s’ouvrir à un plus grand public tout en continuant d’exister comme chaîne de la connaissance, de la parole et du livre à côté de France Inter, conçu en 1963 aussi pour rivaliser avec les stations périphériques comme Europe n°1 ou Radio-Luxembourg (RTL en 1966), beaucoup plus populaires. Il sait que passer de la revue au magazine signifie, dans ce contexte, aller à la rencontre d’un public plus large que celui de Belles-Lettres, un public que l’on rejoint aussi en lui proposant des jeux et des enquêtes, en mêlant les derniers potins et les dernières parutions, de la musique et des interviews, l’amusement et le sérieux. Et cela rejoint son désir profond de donner aux écrivains une audience (au sens de Gracq) plus large, comme il la désire pour lui-même comme écrivain [27].

C’est la raison d’être du nombre des interviews d’auteur dans La Matinée littéraire, et, avec « L’Invité de la semaine », de la promotion du genre dialogué au rang de genre majeur du magazine. L’interview, dans ce rôle fondamental de créer des rencontres, si possibles durables, entre un écrivain et des lecteurs, apparaît bien en effet comme la pièce maîtresse et la motivation profonde du magazine, ainsi qu’il ressort de la présentation qu’en fait Vrigny peu après son démarrage, dans un reportage télévisé consacré aux Matinées de France Culture :

Ce que nous avons voulu faire avant tout sur cette Matinée, c’est établir un contact entre / ceux que j’appelle les producteurs c’est-à-dire les romanciers, les poètes, les essayistes, et les consommateurs, c’est-à-dire le public. Trop souvent il me semble qu’il y a un fossé entre ces deux mondes, et que l’on considère les écrivains comme des gens un peu / particuliers, entourés / réservés dans leur chapelle et leur tour d’ivoire. En réalité il faut établir ce contact et montrer que les écrivains ont besoin aussi d’ouverture sur le monde. Alors différents jeux pour cela, différentes séquences, mais la principale séquence de la Matinée c’est celle que nous appelons « L’Invité de la semaine ». C’est-à-dire que, à cette occasion nous invitons un écrivain qui se trouve dans l’actualité, soit pour la publication d’un livre, soit pour un prix, une récompense qu’il a obtenue, et / nous l’interrogeons mais pas seulement sur son livre, pas uniquement, mais sur son métier d’écrivain, sur ses problèmes, sur ses difficultés, sur ses influences [28].

Et Vrigny de faire l’éloge de son premier invité, « qui correspondait tout à fait à l’idée que je me faisais de cette séquence », Jean-Pierre Chabrol. Lequel s’exprime aussi dans le même reportage :

Les gens, ça les aide de savoir comment un écrivain s’y prend, de savoir / que c’est « un type comme tout le monde » qui / simplement a / un petit don au départ et il a su le faire fructifier. Et / j’ai reçu des lettres / de gens qui se sont décidés à entrer dans un de mes livres, en se disant après tout le gars qui parle comme ça, on doit pouvoir le comprendre, ça a beau être de la littérature / « majestueuse », c’est / il raconte des histoires certainement. […] Finalement la radio m’a un peu fait entrer chez eux de force, et ils ne m’ont pas jeté dehors [29].

La culture de l’émission, c’est donc une culture de la relation, de la rencontre avec l’auteur et pas seulement une religion du livre. Il s’agit de sortir les écrivains de leur isolement, de leur trouver parmi les lecteurs des amis ou admirateurs qui le suivront ensuite de livre en livre. L’idée de Vrigny, vérifiée par les propos de Chabrol, est que le contact avec l’auteur est un bon moyen d’apprivoiser le public, un premier chemin d’accès au livre, plus concret, plus humain que de parler du livre sans lui. C’est un point qui mérite d’être souligné, sachant qu’au contraire d’autres émissions de l’époque préfèrent ne donner la parole qu’à des lecteurs de livres : journalistes et critiques dans Le Masque et la Plume, libraires dans Les Libraires savent lire

Tout en révérant donc Jean Paulhan ou Marcel Arland (farouche opposant au système des prix et jurys littéraires [30]) et en partageant leur conviction que le nombre de lecteurs ou d’auditeurs n’est pas le plus important dans la vie d’une revue ou d’une émission, il considère aussi comme préférable d’en avoir plus que moins. « On a besoin de 400 fanatiques, c’est ça qui vous fait vivre, pas 40 000 lecteurs », disait Paulhan, cité par Aury dans l’émission de 1977 consacrée à La NRF. « Ce langage, je l’approuve complètement de Jean Paulhan. Je me demande évidemment, quand l’éditeur Gallimard entendait ça, s’il était très heureux », répondait Vrigny. En effet, ajoutait-il, les milliers de lecteurs « ça existe » ; alors « comment faire coïncider ces deux directions [31] ? » « L’Invité de la semaine » est d’emblée vu par son producteur comme une réponse au défi de « faire coïncider les deux directions », c’est-à-dire de distinguer les talents tout en intéressant un large public.

2.2. De l’actualité des écrivains invités

Pour capter ce public, Vrigny n’invite aux « grands entretiens » du magazine que des auteurs en prose, réputés plus accessibles, d’une part [32] ; d’autre part que des auteurs qui attirent ou ont attiré l’attention des médias. Il ne manque pas, au début de chaque entretien, de rappeler cette notoriété de circonstance, même avec un Aragon, suffisamment célèbre déjà pourtant :

Il y a déjà plusieurs semaines […] que l’on parle de vous un peu partout dans les journaux, à la radio, à la télévision, on voit votre visage dans toutes les vitrines des librairies, vous envahissez un peu les librairies Aragon en ce moment avec Blanche ou l’Oubli, votre roman [33].

Vrigny, lui-même auréolé d’un des cinq grands prix de l’époque, ne méprise pas du tout le système des prix littéraires : il considère qu’il remplit son rôle s’il permet d’attirer vers certains écrivains des lecteurs qui seraient passés à côté sans ce coup de projecteur médiatique : « […] ce qu’il faudrait c’est que l’occasion d’un prix littéraire soit l’occasion de découvrir un auteur et de découvrir une vie ! C’est-à-dire une vie profonde, réelle, et alors là on ne la quitte plus [34] ! » C’est pourquoi aussi il ne veut pas prendre de risques dans le choix des « invités de la semaine » : il en écarte les poètes, les auteurs débutants, oubliés ou peu connus et, plus généralement, les petits tirages [35]. Ils ont droit à des interviews dans le magazine, mais ailleurs et plus brièvement (dix-douze minutes et moins) confiées à des collaborateurs : les uns au début de l’émission, dans le « Carrefour des jeunes » (premiers auteurs en prose ou poésie) animé par Christian Giudicelli, les autres à la fin de l’émission, dans la rubrique de Rouben Melik et Alain Bosquet consacrée aux auteurs qui font « l’actualité poétique ».

En somme, la composition du magazine induit clairement une hiérarchie entre les interviews, au profit de la plus populaire (on l’imagine). « L’Invité de la semaine », au centre, n’est pas seulement un exercice de médiatisation : c’est aussi un exercice d’exploitation d’une renommée, Vrigny tablant sur la notoriété préalable d’écrivains déjà distingués.

La réforme de l’émission en 1977 modifie ce bel équilibre, en réorganisant le magazine en deux grandes parties : d’abord un « magazine de l’actualité », destiné à « répondre aux exigences de l’information littéraire », comportant au début les rubriques « Nouvelles brèves » (Giudicelli), « Billet du jour » (chroniqueurs tournants), « À la vitrine du libraire » (chroniqueurs tournants) et « Le Livre de la semaine » (Vrigny et alii) ; ensuite un « dossier de la semaine », consacré « soit à un écrivain à l’occasion d’un anniversaire, d’une réédition, d’une étude récemment parue, soit à un thème littéraire, illustré par un ou plusieurs romans ou extraits ou critiques d’écrivains contemporains, soit à une enquête menée sur la vie littéraire, par exemple l’édition, par exemple la critique, par exemple la lecture, par exemple pourquoi pas l’activité littéraire d’une région [36] ». Il s’agit alors de réagir à l’esprit du temps « qui consiste à vouloir parler de tout et à prôner la sacro-sainte actualité, or pour nous ce qui est actuel précisément, ce n’est pas ce qui passe mais ce qui reste ». Vrigny met aussi en avant les préférences des auditeurs : « […] combien de fois au cours de ces onze années, à l’occasion d’hommages ou d’événements, nous nous sommes aperçus qu’on préférait finalement parler longuement de ceux que nous aimions et de ceux que vous aimiez » (il cite ici Colette, Giono, Faulkner…). Et puis, « nous vivons à une époque où les vrais écrivains s’accommodent assez mal du climat de show-business qui asphyxie la vie littéraire. Alors c’est à nous aussi de les faire respirer [37] ».

Dans cette nouvelle formule, « L’Invité de la semaine » n’est plus la clé de voûte de l’émission, mais elle le reste du « magazine de l’actualité » (après un temps de tâtonnement de quelques semaines durant lequel elle est remplacée par « Le Livre de la semaine » [38]). Par ailleurs, la formule de l’entretien est présente dans certains dossiers de la semaine consacrés à des auteurs vivants, sous un format deux fois plus long d’ailleurs (autour de 30 mn), tandis que des « Rencontres » avec de jeunes écrivains (Hervé Guibert…), ou des écrivains étrangers (William Cliff…) perpétuent aléatoirement la tradition des interviews de découverte.

Bref, de 1977 à 1984, la belle architecture d’interviews de la première décennie du magazine cède la place à quelque chose de plus libre derrière l’apparence d’ordre de la structure en deux volets, et parfois de plus détaché par rapport à la « sacro-sainte actualité ». Mais ce qui demeure, c’est bien la volonté de Vrigny de faire venir au micro de son émission des écrivains de valeur, pour les mettre en contact avec les auditeurs.

3. Dialogues avec les écrivains : fond et forme

 3.1. Conversation civile et bonnes manières

Heureuse rencontre, pour la première émission du magazine, que celle de l’écrivain-journaliste parisien Vrigny et de l’écrivain-conteur cévenol Chabrol, accordés sur l’essentiel, si on en croit la conclusion de l’invité : « Finalement vous voyez, mes goûts, ma façon d’aborder la littérature ressemblent beaucoup à votre émission. Parce que c’est l’homme que j’aime [39]. »

Mais ce qui frappe aussi à l’écoute de cet entretien programmatique, c’est le contraste des manières de parler des deux hommes : quelle saveur, rondeur, gourmandise du mot, quel sens aussi de l’action orale (souffle, timbre de voix, débit…) chez Chabrol ! Par comparaison, si Vrigny, d’une voix calme, un peu bourrue mais aimable, bien d’aplomb, mène l’entretien avec assurance, son langage paraît pâle, fade. Il s’exprime plutôt bien, sans recherche ni jargon, avec les mots qui lui viennent. Le débit est fluide, les mots simples. Les réserves ou objections sont formulées de manière toujours courtoise, civile… En bref, Vrigny – et en fait toute son équipe avec lui – parle le langage de l’honnête homme de son temps, qui est le langage de la conversation cultivée et polie alors en usage dans la plupart des émissions littéraires de France Culture (avec des exceptions). Comme si littérature et bonnes manières devaient aller ensemble. Comme si un magazine littéraire de France Culture comme le sien, où des écrivains invitent d’autres écrivains à parler d’eux-mêmes et de leurs livres, devait actualiser, en le modernisant c’est-à-dire en le démocratisant, le modèle classique du salon. Et de fait, avant de revenir en 1977 à l’idée que La Matinée littéraire est une sorte de revue, Vrigny a d’abord présenté l’émission comme une sorte de salon littéraire : « […] je ne veux pas faire un “magazine d’information”, plutôt une espèce de salon imaginaire façon xxe siècle [40]… »

Pourquoi un tel modèle et un tel langage ? Sans doute aussi parce que, tout en se situant un cran au-dessus du langage courant, il est accessible à tous. Cette simplicité élégante du style de la conversation cultivée, ni trop familier ni vulgaire, qui connote à la fois un bon usage social et l’institution littéraire, est conforme à l’image que le grand public scolarisé peut se faire de la littérature et des livres comme espace du bon usage de la langue française. C’est en somme le modèle d’Anatole France que Vrigny oppose aux jargons des « laborantins du porte-plume, généticiens textuels et autres narratologues », aux « bataillons de linguistes, de sociologues et de psychanalystes [41] » opérant sur le terrain de la littérature. Anatole France dont il salue le retour en grâce, le « cadavre bien vivant », dans une des dernières Matinées littéraires [42]. Anatole France qu’Aragon lui avait déjà opposé en 1967 en justifiant son choix d’écrire « dans le devenir de la langue » :

J’ai peut-être été injuste dans ma jeunesse – je l’ai certainement été pour beaucoup de gens et en particulier à l’égard d’Anatole France. Mais il est vrai que je n’aimais pas et que je n’aime pas / le langage… artificiel, construit, qui est le langage d’Anatole France, et qui est une langue morte !

En réalité, si Vrigny accepte toutes les aventures littéraires (il admire par exemple Giono, Guilloux, Queneau), pour lui-même et dans son magazine, il n’admet qu’un style : celui d’Anatole France [43].

Vrigny, connu dans d’autres émissions pour sa personnalité volontiers abrupte et cassante, son goût de la polémique et du franc-parler (qualités qui le font intégrer de temps en temps l’équipe du Masque et la Plume), opte aussi dans La Matinée littéraire pour la civilité, les bonnes manières et le bon usage, et les demande à ses collaborateurs, dont certains sont connus par ailleurs pour leur esprit combatif aussi ou leur cynisme (Roger Gouze, Alain Bosquet). Cela donne des entretiens agréables, entre gens de bonne compagnie, un peu monotones à la longue, où l’on ne s’interrompt pas souvent, où l’on rit aimablement de temps en temps, où les désaccords et passes d’armes restent courtois. Vrigny ne maltraite ouvertement personne ; il existe suffisamment de biais courtois pour laisser entendre que l’on n’est pas d’accord avec ses invités : « Il y a tout de même une certaine façon de les interroger / qui montre bien que / on ne partage pas toujours ni leurs idées ni leur / conception du talent [44]. »

Le reproche, évidemment, que l’on peut faire à cette pratique civile de l’entretien, c’est de manquer de vie, de saveur, de relief, d’action dramatique aussi… Il n’y a pas assez d’action, pas assez de péripéties, pas assez de spectacle, peut-on reprocher, dans les conversations de salon de La Matinée littéraire ; et encore moins après la réforme de 1977. Tout cela, Vrigny le sait et y renonce délibérément, non parce qu’il en serait incapable (on a dit son goût de la polémique), mais parce que pour lui, ces « grands entretiens » du magazine doivent être au service des livres et des auteurs et non leur faire écran en devenant trop intéressants par eux-mêmes. La vraie rencontre avec l’écrivain se joue dans ses livres. La parole sera toujours inférieure à l’écriture. Clairement, Vrigny est un homme du livre.

3.2. Un goût pour les auteurs gauches

C’est pourquoi aussi, tout en adoptant les formes du savoir-vivre classique, Vrigny ne valorise pas à égalité les grandes vertus de la conversation à la française que sont le naturel, l’esprit et la clarté [45]. De cet art noble de la parole, il garde la simplicité, la clarté, la politesse affable aussi, mais guère l’esprit, la vivacité, le jaillissement, l’enjouement, les circuits de parole imprévus, c’est-à-dire la vraie musique. Il n’y a pas non plus chez lui l’idée, comme chez Amrouche, de l’entretien comme work in progress, comme lieu où provoquer l’écrivain à une création orale [46]. L’important, dans la perspective de Vrigny, est de pouvoir dialoguer avec un écrivain de son dernier livre sans lui voler la vedette, donc en en parlant simplement, sans chercher à faire de l’esprit ou à briller.

Vrigny se méfie donc des écrivains beaux parleurs, à l’aise ou trop à l’aise, voire brillants. L’aisance est signe pour lui de ratage plus que de réussite :

Moi je suis toujours épaté quand je rencontre des écrivains / qui peuvent parler d’une / d’une façon tout à fait / pertinente, de leur œuvre. On dirait qu’il y a / presque / un mode d’emploi une / une sorte de / une sorte de petit compliment tout préparé. […] alors ceux-là je m’en méfie un peu. Je m’en méfie un peu parce qu’ils ont un double langage en quelque sorte. En revanche je suis très attiré par les écrivains qui sont un peu resserrés / sur eux-mêmes et qui ont beaucoup de mal à extraire d’eux autre chose que ceux qu’ils ont écrit. Parce que tout le monde sait que ce qui compte, c’est ce qu’on a écrit, pas ce qu’on dit de ce qu’on a écrit [47].

Sans mettre explicitement en avant, comme Alain Veinstein avec qui il dialogue ici, l’importance du silence dans le cheminement d’une « parole qui se cherche », partant « à travers le jeu des questions et réponses, à la recherche de sa propre voix, ou plutôt de sa voix intérieure [48] », le producteur de La Matinée littéraire se montre sensible à ce que les lenteurs, hésitations, tâtonnements et pannes peuvent dire d’une certaine honnêteté de l’écrivain manifestant que les mots justes lui manquent, et de son humilité devant ce qui, dans son œuvre, lui reste en partie obscur [49].

Le défaut des auteurs qui parlent trop bien est en fait d’analyser trop bien, c’est-à-dire de se transformer en manieurs d’idées, qui croient parler d’une œuvre avec justesse en en parlant avec intelligence. Un exemple type pour Vrigny pourrait être Michel Butor (qu’il apprécie cependant), incarnation de l’intelligence brillante, du parfait pédagogue et professeur, qui, invité en 1971 pour parler du deuxième volume du Génie du lieu, explique tout et a réponse à tout, de sa précise petite voix claire, affable et sentencieuse, sans jamais hésiter [50]. Or une œuvre n’est pas seulement un ensemble d’idées, de significations : « Un écrivain ne manque pas d’intelligence, on s’en doute. Elle est d’un autre ordre. […] Sur le chemin de la connaissance, l’imagination nous conduit plus sûrement (et plus loin) que la connaissance [51]. » À l’écrivain dont le commentaire va dominer l’œuvre et l’appauvrir, Vrigny préfère donc un auteur gauche, qui ne parle pas très bien, un « cancre » (Cocteau), un instinctif : celui qui, restant ainsi dans l’ombre de son œuvre, a du mal à rendre compte de ce qu’il a fait. Comme Robert Pinget, interrogé sur Fable en 1971 :

Roger Vrigny ‒ C’est un livre émietté…

Robert Pinget – Oui…

‒ […] un livre aussi, d’une certaine manière, éclaté. C’est-à-dire que l’on sent, derrière cela, un propos très ferme, qui est tout simplement l’aventure de deux êtres qui se sont rencontrés, qui se sont aimés et qui se sont séparés […]

‒ Parfaitement. Vous avez tout à fait bien analysé. Rien à ajouter de mieux à ce que vous dites là.

‒ Oui mais alors, bon… justement j’aimerais / bien que nous n’en restions pas à l’analyse. Parce que / je voudrais / momentanément quitter le problème particulier de Fable pour l’étendre à un point de vue plus général de la littérature. […] Quel est le problème qui s’est posé à vous et comment avez-vous voulu le traiter ? Car, encore une fois, vous avez tout de même employé un certain nombre / d’artifices – et quand je dis artifices je l’emploie dans le bon sens vous comprenez. Un certain nombre de moyens. Alors quels sont ces moyens que vous pouvez nous donner maintenant ?

(voix un peu concentrée) Voyez-vous j’n’ai pas assez réfléchi / à ce problème avant que vous n’m’interrogiez… Il me serait très difficile de vous dire à quels moyens j’ai recouru. Je sais que j’ai recouru à la rupture… mais pour donner forme / à / cette histoire / je n’puis pas de but en blanc comme ça vous dire à quel système j’ai recouru. Je sais / que / c’est une œuvre spécialement écrite, littéraire – Oui – que jusqu’à maintenant / mes romans / ont surtout été des exercices de ton, de tonalité, il y a le je partout dans mes romans mais il est à chaque fois différent, moi ce qui m’importe c’est de trouver à chaque fois le ton d’une voix qui parle. Or ici je voudrais que la voix soit le moins audible possible, le moins reconnaissable possible (la voix se détend) et j’n’ai en définitive eu recours qu’à des artifices proprement littéraires, et non plus du tout ni sonores ni auditifs – Oui, oui – Néanmoins il y a, à la fin de ce livre, une espèce de retour à… – à la voix… – à la voix qui parle, ce que vous avez remarqué tout à l’heure et / qui serait peut-être intéressant et plus facile pour le lecteur d’entendre [52].

Pinget approuve telle analyse, avoue sa difficulté à répondre à telle question pointue, murmure, déglutit souvent ; sa respiration change audiblement quand il se concentre. Il hésite, se reprend, se montre gauche à souhait, mais parce qu’il ne triche pas avec lui-même ; on l’entend penser, en même temps qu’on sent les limites de l’exercice critique auquel il accepte de se prêter. Cette fragilité audible de la parole qui se risque à l’analyse, voilà ce qu’aime Vrigny.

3.3. Critique ou reporter ?

Les convictions (proustiennes) de Vrigny sur l’infériorité de l’intelligence critique par rapport à l’imagination créatrice nous aident à comprendre le modèle d’interview mis en œuvre dans « L’Invité de la semaine » à ses débuts, qui est l’interview de reportage et non le dialogue critique.

De fait, même si par profession Vrigny parle avec une relative aisance, pourquoi se permettrait-il un langage qui lui déplaît toujours un peu dans la bouche des écrivains ? Comment parler avec intelligence d’un livre, si l’intelligence est une manière de l’éclairer certes, peu ou prou, mais aussi de le rétrécir, et parfois de l’obscurcir, ou de le manquer ? Pour se garder d’en faire trop dans le rôle du critique, qui analyse, évalue, juge, Vrigny adopte volontiers, et au début assez ostensiblement, le rôle du reporter, qui pose des questions factuelles simples permettant à l’écrivain de se raconter et s’expliquer ou de raconter et expliquer son livre. Comme Jules Huret dans son enquête par interviews ; comme Bernard Pivot, son collaborateur jusqu’en 1969, dans Apostrophes. D’autant qu’il a le sens du public auquel il s’adresse, de cet auditoire du matin formé surtout de « ménagères [53] ». À Chabrol (15 mn, 12 tours de parole), il demande où il habite, pourquoi il n’aime pas Paris, s’il y a un caractère cévenol, pourquoi il est devenu écrivain, s’il écrit vite, comment il travaille et ce qu’il ressent. L’interview penche largement du côté du reportage. Seule la fin de l’échange, sur la simplicité comme valeur esthétique maîtresse, relève de la critique. De même avec l’invité suivant, Jacques Brenner, que Vrigny veut faire parler de lui plutôt que de son livre.

Mais… cela ne dure pas plus de quelques mois ! Car par ailleurs, contrairement à Bernard Pivot qui assume son rôle de « courriériste culturel » sans prétendre à dialoguer de pair à pair avec ses invités [54], il est capital pour Vrigny que le questionneur d’un écrivain soit lui-même un écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui s’y connaît parce qu’il est du métier, car « comment apprécier le moyen d’inventer si on n’invente pas soi-même [55] ? » Et comment le faire sans aller sur le terrain de la critique ? Et comment jouer les ignorants, les naïfs, les curieux, les simples représentants du public, rôle cependant indispensable, dès lors qu’on est du même bord ? On voit le dilemme et la délicatesse de l’exercice [56]. Il aboutit après quelques flottements à ce résultat : le grand entretien des Matinées littéraires, c’est une conversation critique simple entre pairs, dans laquelle se glissent des questions de petit reporter.

Quelques exemples donneront une idée de la variété des réalisations partant de ce principe. Dans l’entretien déjà cité de 1971 avec Butor, deux questions de reportage sont posées dans la première partie (six minutes), qui porte sur Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli : l’origine de ce petit livre ; sa fidélité ou non à cette origine dans sa composition. Mais Vrigny a aussi son idée sur l’œuvre de Butor et l’exprime avant même de poser la deuxième question. Il la reprend ensuite longuement, en guise d’introduction à la deuxième partie de l’entretien (12 mn 15), consacrée en huit tours de parole au Génie du lieu. Reste que, face à une œuvre d’architecture aussi complexe, le critique doit entrer dans un propos assez complexe lui aussi pour les auditeurs :

[…] quand on lit / ce livre, eh bien on peut le lire / à différents niveaux. Je veux dire par là / que – je dis très grossièrement pour nos auditeurs et d’une façon un peu simpliste – que / cela peut apparaître, disons tout bêtement comme un journal de voyage, comme un retour sur soi-même, comme un poème, comme une méditation. Comme également un drame vécu par le narrateur, qui y revient à plusieurs reprises. Je pense que / la disposition typographique – nous y sommes habitués avec vos livres – je pense que / cette disposition typographique nous donne évidemment les différents chemins à suivre – je veux dire par là non seulement les titres, mais également / le haut des pages, inscrit en italiques, qui ne sont / que / des fragments de phrase qui / renvoient à des phrases à l’intérieur / des différentes parties de l’ouvrage. Tout ça a l’air très compliqué quand je l’explique, mais là encore, c’est parce que c’est retransposé oralement, alors que cela doit être lu avant tout, n’est-ce pas.

Tentative risquée : malgré tout son effort d’intelligence, Vrigny se voit mené par l’auteur à un niveau d’analyse de la physique du livre bien plus complexe qu’il ne l’avait imaginé et que Butor lui explique patiemment, illuminant le dialogue de son intelligence…

Avec Pinget (16 mn 30, dont 3 mn de lecture d’une page de Fable), aucune question de reportage ; on a cette fois affaire à un vrai dialogue critique entre pairs, en treize tours de parole équilibrés. Vrigny avance ses idées sur le livre, se risque à poser, comme on a vu, une ou deux questions ambitieuses, mais sans descendre trop cette fois dans la complexité des choses, comme il a tenté de le faire avec Butor. L’impératif est de rester simple.

Quant à l’impératif de rester civil, il est remis en jeu à chaque fois que l’auteur exprime un désaccord avec son intervieweur, car alors Vrigny a tendance à revenir à la charge, à s’expliquer ; on sent qu’il n’aime pas avoir tort et doit dompter le polémiste en lui. Un dialogue de sourds peut s’engager, auquel il met fin en cédant courtoisement, pour la forme, comme dans l’entretien de 1967 avec Aragon, qui présente un bel exemple de discussion impossible avec un grand écrivain qui impose souverainement sa loi à un interlocuteur trop déférent pour aller à la polémique (et trop mineur ? C’est un écrivain de troisième ordre), et qui n’avait en somme besoin de lui que pour se lancer dans une forme de monologue dialogué (5 tours de parole en tout, 15 mn pour Aragon, 5 pour Vrigny).

3.4. Clarté et profondeur des livres

S’agissant des préoccupations de Vrigny dans ces entretiens, l’écrivain-journaliste affiche une prédilection pour deux thèmes qui, sans être toujours centraux, deviennent habituels, « routiniers », et trahissent son ancrage à la fois spiritualiste et classique.

Le premier a trait à la composition des livres évoqués : Vrigny semble penser qu’un livre ne tient pas esthétiquement sans reposer sur une construction bien méditée, même cachée. Comme si, sans elle, le lecteur devait être perdu ou moins heureux. Il admire dans La Vie de famille de Henriette Jelinek, souvent invitée, le « prestige d’une écriture, d’une construction romanesque » à partir d’éléments banals, du quotidien (2 octobre 1969). Il trouve « passionnant » Une enfance gantoise de Suzanne Lilar, qui a l’air d’être un livre de souvenirs « mais en fait » propose « l’itinéraire, à la fois charnel, spirituel, et même métaphysique, d’un être humain en contact avec la création » (23 septembre 1976). Vrigny a le goût classique de la clarté : il faut que ce soit composé ou orienté, en tout cas lisible. Une œuvre peut être jusqu’à un certain point compliquée, cela dépend du sujet, mais il faut qu’elle soit compréhensible et donc claire à un certain niveau de lecture [57]. Un de ses soucis d’intervieweur est donc de signaler ce qu’il en est aux auditeurs, comme pour Intervalle de Butor, issu d’un scénario pour la télévision :

Je prends quelques précautions oratoires avant d’interroger Michel Butor parce que, effectivement, publier un scénario, en apparence ça a l’air d’être très simple. Et en fait quand on ouvre son ouvrage, on s’aperçoit tout de suite que c’est assez compliqué. C’est assez compliqué / je dirais, pas forcément de lecture une fois qu’on est entré dans / les différentes sinuosités de cet Intervalle. Mais malgré tout il faudrait, Michel Butor, pour que nos auditeurs nous comprennent bien, presque un entretien / en stéréophonie, à plus canaux, où les différents niveaux d’écriture et de langage seraient restitués par les différents niveaux d’écoute. Non [58] ?

Le second thème récurrent touche au moi profond de l’auteur. Contrairement au programme initialement affiché, qui est d’en savoir plus sur « la vie d’un artiste [59] », le programme réel est de faire dire à l’écrivain, même rapidement, ce qu’il a mis de lui dans son livre, c’est-à-dire de le faire parler de sa vie intérieure telle qu’elle se forme dans son œuvre. C’était déjà, à une tout autre échelle évidemment, la démarche de Jean Amrouche dans ses entretiens-feuilletons. Il y a certes une curiosité du public pour la vie des écrivains, qui est aussi celle de Vrigny : « Quand on a ces auteurs ces écrivains en face de soi, on est encore curieux / de savoir tout de même ce qu’il y a / derrière, derrière le livre [60]. » Elle dessine au début un spectre des questions possibles de la séquence : interroger un écrivain « pas seulement sur son livre, pas uniquement, mais sur son métier d’écrivain, sur ses problèmes, sur ses difficultés, sur ses influences [61] ». Mais Vrigny est simultanément empêché par ses convictions proustiennes de donner à ces questions trop de place. L’affirmation selon laquelle « le portrait d’un auteur, c’est d’abord son œuvre [62] » dirige déjà la série d’émissions qu’il produit en 1962-1963, Une œuvre un portrait, et son sixième roman, La Vie brève, publié en 1972, est entièrement organisé selon ce principe d’une division entre moi social et moi profond. Cette division lui semble valable quelle que soit l’œuvre, de la plus réaliste à la plus formaliste. Ainsi, à Jean-Marie Rouart, romancier des Feux du pouvoir, une « étude sociale, balzacienne » du pouvoir politique sous la Ve République, qui veut se définir en s’opposant à la « recherche purement formelle » du Nouveau Roman, Vrigny oppose que « tout roman est l’expression / d’une vérité secrète, que chaque écrivain a en soi. Et finalement de son obsession ». Il ajoute : « Disons que pour vous l’obsession, eh bien c’est le monde contemporain, et dans ce cas particulier le monde de la politique [63]. » De même, dans l’histoire savamment émiettée et quasi illisible de Fable de Robert Pinget, il détecte « une aventure que l’on sent extrêmement personnelle, extrêmement éprouvée par l’auteur et en même temps très éloignée de la confidence / morale, de la confession du je. Ce n’est pas un aveu, ou alors c’est un aveu en forme de poème ».

Le livre est le révélateur de la vraie vie de l’écrivain, qui est sa vie intérieure : sur ce point, Vrigny se range du côté de Proust de façon constante et affichée. C’est pourquoi du reste « L’Invité de la semaine » peut céder passagèrement la place, en 1977, au « Livre de la semaine ». Aussi bien l’intérêt manifesté pour la vie des auteurs dans « L’Invité de la semaine », assez inégal et parfois même inexistant, n’obéit-il jamais à l’arrière-pensée de faire croire que l’homme peut expliquer l’œuvre, « même s’il y a tout de même des ponts entre ces vies, heureusement du reste [64] ». Cette conviction oriente Vrigny vers des thèmes qui précisément font le pont entre vie et œuvre, comme : ce que dit un livre de la « vraie vie » de son auteur ; ce que dit la qualité de son écriture de la qualité de sa sensibilité ; dans quel(s) personnage(s) de son roman il se projette … Sujets délicats à aborder en quinze minutes d’entretien, que Vrigny sait bien être complexes. D’autant que l’émission grand public n’aime pas la complexité, et qu’il lui faut accepter et assumer une certaine simplification du propos. Mais comment y renoncer ? Au moment où le thème de la mort de l’auteur est porté par des courants de l’époque dont il réprouve le jargon, c’est bien comme héritier d’une approche spiritualiste de la littérature, celle de Proust, celle de La NRF aussi (Rivière, Du Bos et Arland plutôt que Thibaudet et Paulhan), que se situe Vrigny dans les entretiens de « L’Invité de la semaine ».

Conclusion

Entre élitisme et démocratisation, le magazine de Roger Vrigny se caractérise par la double volonté de résister à la dilution de la littérature dans la culture et de donner à des écrivains trop seuls des « sectes » de lecteurs attachés à les suivre. D’emblée et jusqu’à la fin, le grand entretien de « L’Invité de la semaine » (passagèrement « Livre de la semaine ») est la pièce maîtresse de cette politique, qui puise son inspiration dans le stimulant exemple de La NRF de la grande époque, non sans adapter sa pratique à celle de La NRF d’après-guerre, qui favorise quelque peu les auteurs Gallimard. Un esprit NRF habite le Monsieur Littérature de France Culture en dépit de certaines concessions faites à l’esprit mondain des « salons » (il faut bien donner « du pain et des jeux » à ses auditeurs du matin) et à l’audimat (en invitant des écrivains déjà médiatisés). Une défense et illustration des vertus classiques de simplicité et de clarté anime la conduite des grands entretiens du magazine, à l’abri des bonnes manières et à l’écart des polémiques et des jargons. Les écrivains gauches y sont appréciés, les écrivains brillants redoutés, même si certains fascinent (Barthes, Butor…). Les questions importantes touchent tout à la fois à la clôture de l’œuvre et à la manière dont la vie intérieure des auteurs s’y manifeste. Dans le rôle de l’intervieweur, Vrigny agit beaucoup plus en critique qu’en reporter culturel : au contraire d’un Chancel ou d’un Pivot, adeptes de la position de l’ignorant, dont le métier est d’obtenir des réponses à des questions épousant les attentes et curiosités du grand public, il juge important de faire entendre à ses auditeurs des conversations de pair à pair, simples certes, surtout pas spécialisées ni jargonnantes, mais où sa qualité d’écrivain lui permet d’avoir des avis autorisés et de poser quelques bonnes questions. Le résultat n’est pas séduisant à la manière d’une émission « intelligente », intellectuellement brillante, ou bien d’une émission très animée, satisfaisant en nous le goût de l’action et des spectacles. Mais il nous attache en communiquant quelque chose de ce silence intérieur dont les livres, dit Proust, sont les enfants.

Notes

[1] « Sur France Culture on ne peut pas dire qu’on ne vous connaît pas ! Ça fait un moment que les livres, c’est vous ! » (Propos d’Alain Veinstein à Roger Vrigny, Du jour au lendemain, France Culture, 18 mars 1988).

[2] Cité par Armelle Cressard dans un portrait de Roger Vrigny, « Le besoin d’écrits », Le Monde, 20 mai 1996.

[3] Diffusé le mercredi matin durant les deux premières saisons, le jeudi matin dès la troisième (octobre 1968). D’octobre 1966 à avril 1975, les Matinées de France Culture sont programmées de 9h07 ou 9h15 à 11h. À partir du 7 avril 1975, elles s’arrêtent à 10h45 au profit d’émissions courtes axées sur le livre et les auteurs : Le texte et la marge, Étranger mon ami, Un quart d’heure avec, Le livre ouverture sur la vie, Questions en zigzag, Démarches.

[4] Analyses fondées sur des écoutes ciblées (dates-clés, noms…) et des sondages (un mois d’émissions par année). Malheureusement, les archives sonores conservées sont la plupart amputées de leur générique, lequel annonce en général le sommaire du numéro. Les notices de l’Ina restituent très capricieusement ces sommaires.

[5] Pierre Hebey (éd.), L’esprit NRF (1908-1940), Paris, Gallimard, 1990, p. XIV. Voir aussi p. XII-XIII.

[6] Roger Vrigny, Le Besoin d’écrire, Paris, Gallimard, 1990, p. 18.

[7] Ibid., p. 14. C’est aussi le grand reproche qu’il fait au magazine Lire de Bernard Pivot, magazine de lecture et d’information sur les livres bien plus que sur la littérature (voir ses propos dans La Matinée littéraire du 18 septembre 1975.)

[8] « Mort du romancier Roger Vrigny », Libération, 19 août 1997, p. 21.

[9] La Matinée littéraire du 8 septembre 1977.

[10] Jean Paulhan, dans un texte de 1937 cité par Laurence Brisset, La NRF de Paulhan, Paris, Gallimard, 2003, p. 71.

[11] Laurence Brisset, op. cit., p. 74-89, analyse l’affirmation d’une position antifasciste puis violemment anti-munichoise dans La NRF des années 1934-1940.

[12] « Gide, Rivière, Gallimard, Paulhan… chacun d’entre eux possédait ses amitiés, ses préférences, ses aversions et ses méthodes personnelles de gouvernement. » (Pierre Hebey, op. cit., p. XII).

[13] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 14.

[14] Instant dérobés (pages de journal), Paris, Gallimard, 1996, p. 51.

[15] Ibid.

[16] Voir les très intéressantes pages de Laurence Brisset sur l’accueil d’écrivains « terroristes » à La NRF, des surréalistes aux Nouveaux romanciers (op. cit., p. 130-142).

[17] Simon et Ollier ont droit à une brève interview de quelques minutes dans une autre séquence du magazine, le premier en 1967 (à propos d’Histoire), le deuxième en 1980 (à propos de Marrakech Médine). Dans un Masque et la Plume du 26 octobre 1969 (France Inter), Vrigny s’en était pris assez violemment aux « tics et manies » d’écriture de Simon – pourtant reconnu par lui comme un écrivain important – dans La Bataille de Pharsale, dignes d’un débutant du Nouveau Roman. Quant à Robbe-Grillet, plusieurs pages du Besoin d’écrire le visent.

[18] Une première interview a eu lieu le 24 octobre 1968 pour Entre la vie et la mort, par Alain Bosquet, hors rubrique « L’Invité de la semaine » (consacrée à Philippe Hériat, pour Les Boussardel).

[19] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 77.

[20] Ibid., p. 67.

[21] Ce n’est pas le lieu ici de discuter du « mythe de la langue classique » dans la prose française du xxe siècle. Voir à ce sujet Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 281-321.

[22] Voir Nathalie Froloff, article « La Nouvelle Revue française », dans Bruno Curatolo (dir.), Dictionnaire des revues littéraires, Paris, Champion, 2014, I, p. 521. À partir de 1978, Vrigny représente en quelque sorte les intérêts de l’éditeur au sein du jury Renaudot, connu pour ses attaches Gallimard. Il y rejoint son vieil ami Jacques Brenner, et y fait entrer Robert Mallet et son collaborateur de La Matinée littéraire Christian Giudicelli, lui aussi auteur Gallimard.

[23] Quelques hommages longs seulement sont consacrés à des écrivains qui ne sont pas de sa « famille » : Samuel Beckett (30 octobre 1969), Pablo Neruda (25 septembre 1975), Jacques Prévert (14 avril 1977)… Il existe aussi, dans la rubrique « Nouvelles brèves » par exemple, de nombreux hommages courts, tous funèbres, à des personnalités du monde de la poésie, des lettres, de la presse littéraire ou de l’édition : Armand Robin, Georges Perros, Malcolm de Chazal, Alejo Carpentier ; Dominique de Roux, Philipe Jullian, Pascal Pia, Geneviève Serreau… Avec, le 27 mars 1980, un bel « Adieu à Roland Barthes », en compagnie de Maurice Nadeau.

[24] Vrigny se montre particulièrement ému au début de cet hommage, saluant celui qui « avait réussi ce prodige d’être secret et populaire, d’être savant et accessible, d’être unique en son genre, inclassable, et en même temps d’être commun à tous ».

[25] Pierre Hebey (éd.), op. cit., p. XIV.

[26] Tout en donnant la priorité à « la part de création » (textes inédits, lus « en principe » par les auteurs), la revue propose une « part de critique » privilégiant les genres parlés qui font l’atout de la radio : « des confrontations, des rencontres ou des dialogues », et une « part d’information » sur des faits et événements de l’actualité littéraire (Robert Mallet et Pierre Sipriot, Belles-Lettres, numéro 1, Chaîne nationale, lundi 20 octobre 1952).

[27] L’œuvre même de Vrigny ne cesse de décliner le thème de l’homme seul dans la foule, et ses témoignages de lecture celui de la rencontre (espérée, déçue, comblée…) avec ce semblable et frère, qu’il trouve dans les livres de Marcel Arland, Louis Guilloux, Jean Grenier, José Cabanis ou Jean Cayrol et avant eux, tout à l’origine de sa vocation littéraire, de Gide et de Kafka.

[28] « Micros et caméras », ORTF, Première chaîne, 25 février 1967.

[29] Ibid.

[30] Bruno Curatolo, « Une histoire de la littérature “pure” : Marcel Arland à la NRf », dans Vincent Debaene, Jean-Louis Jeannelle, Marielle Macé, Michel Murat (dir.), L’Histoire littéraire des écrivains, Paris, PUPS, 2013, p. 211-218.

[31] La Matinée littéraire du 8 septembre 1977.

[32] L’élection des romanciers pour cette séquence est un choix typiquement « grand public ». La NRF a fait de même dans ses sommaires, pour se démarquer du Mercure de France et sortir du champ de la « littérature restreinte ».

[33] La Matinée littéraire du 27 septembre 1967.

[34] Roger Vrigny, propos au Journal télévisé de 20 heures, 1er février 1974.

[35] Les auteurs de théâtre sont quant à eux « réservés » à la Matinée dédiée aux spectacles.

[36] Roger Vrigny, La Matinée littéraire du 6 octobre 1977. La réforme a comme conséquence de faire entrer en nombre dans l’émission les universitaires et autres « spécialistes » d’un écrivain. Le magazine s’académise…

[37] Ibid.

[38] Le changement est surtout dans le titre, puisque « Le Livre de la semaine » consiste aussi en un « grand entretien » avec un écrivain, centré sur son dernier livre, mais aussi de place. En revenant quelques semaines plus tard au titre précédent, Vrigny remet aussi la rubrique pile au centre du magazine d’actualité, entre les « Nouvelles brèves » (Giudicelli), et « À la vitrine du libraire ».

[39] La Matinée littéraire du 19 octobre 1966.

[40] Élisabeth Chandet, « La Matinée littéraire de France Culture : une émission à la page », Télérama, n°1056, 12 avril 1970, p. 67-68.

[41] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 15-16, 38.

[42] Présentation du « Dossier Anatole France », émission du 4 octobre 1984, avec Marie-Claire Bancquart et Jacques Suffel, « francien averti ».

[43] Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), op. cit., rappellent que le style de l’écrivain est considéré par la génération 1900 comme « le modèle de la langue littéraire au sens philologique du terme », celui qui, affirme Vendryes dans Le Langage en 1923, « réalise avec perfection l’idéal du français littéraire, sous sa forme générale et “commune” » (p. 21).

[44] Roger Vrigny à Jacques Chancel, Radioscopie, France Inter, 5 avril 1979.

[45] Voir notamment Marc Fumaroli, « La conversation », dans Trois institutions littéraires, Gallimard, « Folio-Histoire », 1994 ; Emmanuel Godo, « Le XVIIe siècle ou la conversation souveraine », dans son Histoire de la conversation, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003.

[46] Pierre-Marie Héron, « De Gide à Jouhandeau : conception et réalisations », dans id. (dir.), Les écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2000, p. 33-47.

[47] Roger Vrigny, interviewé par Alain Veinstein dans Du jour au lendemain, France Culture, 18 mars 1988.

[48] Alain Veinstein, Radio sauvage, Paris, Seuil, 2010, p. 220.

[49] Le premier à donner cette importance au silence est Pierre Dumayet, dans Lectures pour tous. Vrigny est proche de lui par le fait de donner plus d’importance au livre à lire après l’émission qu’à l’émission elle-même. Pour Veinstein au contraire, du moins dans Du jour au lendemain, les lenteurs, tortures et angoisses de l’expression forment, un drame passionnant par lui-même et tout l’intérêt de l’émission. Ce pourquoi il ne la considère pas comme une émission littéraire (Radio sauvage, op. cit., p. 149).

[50] La Matinée littéraire du 1er juillet 1971.

[51] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 21. En cela, Vrigny n’aime pas les romans « philosophiques », les auteurs qui comme Michel Tournier (reçu le 10 avril 1975 à La Matinée littéraire pour Les Météores), écrivent des romans à idées donnant prétexte à « un article de trois colonnes » ou « un bavardage d’une demi-heure à la radio » (ibid., p. 19).

[52] La Matinée littéraire du 2 décembre 1971.

[53] « Il faut tenir compte de notre horaire, qui nous isole d’un certain public. De 9h à11 h, nous touchons les professions libérales, des étudiants, mais aussi des ménagères, dont la réaction me semble la plus importante » (Vrigny, propos à Élisabeth Chandet, art. cit.).

[54] Bernard Pivot, Le Métier d’écrire, Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 66.

[55] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 33.

[56] Vrigny semble au départ avoir imaginé une répartition des tâches entre « L’Invité de la semaine » et la séquence équivalente qu’il anime depuis 1963 dans La Semaine littéraire, « Un écrivain sur la sellette ». Le jumelage est explicite dans le cas de Chabrol, qui passe à une semaine de distance dans les deux émissions. Centrer l’entretien sur l’œuvre dans l’une, sur l’homme dans l’autre s’avèrera une fausse bonne idée.

[57] Ce goût de l’œuvre close transparaît aussi dans le montage des entretiens. Vrigny en soigne les chutes, les arrête volontiers sur une parole frappante ou un dernier échange qui ne manque pas de hauteur ou d’allure. Voici par exemple, la fin de l’entretien de 1967 avec Aragon : « – Aragon, au fond vous venez de donner la définition même de l’écrivain, du créateur : c’est celui qui écrit dans le devenir de la langue. Donc dans le devenir. Donc dans la vie. – Et c’est bien pourquoi je suis un réaliste. Musique »

[58] La Matinée littéraire du 5 juillet 1973.

[59] Jean Dutourd, un des premiers invités de la saison 1967-1968, est annoncé comme « l’invité type de la semaine », parce qu’il vient de publier « un livre qui a pour titre Pluche ou l’amour de l’art, qui est exactement le sujet même de nos conversations, à savoir la vie d’un artiste » (La Matinée littéraire du 4 octobre 1967).

[60] Propos de Vrigny au micro d’Alain Veinstein, Du jour au lendemain, France Culture, 18 mars 1988.

[61] « Micros et caméras » du 25 février 1967, op. cit.

[62] Une œuvre un portrait, 18 juillet 1962 (émission sur Queneau). Comme Proust avec Bergotte, la voix parlée de l’auteur est perçue dans cette série comme le lieu de confluence et de tension entre moi social et moi profond.

[63] La Matinée littéraire du 27 octobre 1977.

[64] Propos de Vrigny au micro d’Alain Veinstein, Du jour au lendemain, France Culture, 11 avril 1996.

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier et membre de l’Institut universitaire de France. Il anime à Montpellier un programme de recherche sur les écrivains et la radio en France (XX-XXIe siècles), et a dirigé huit ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (avec Françoise Joly et Annie Pibarot) en 2017 et Poésie sur les ondes (avec Marie Joqueviel-Bourjea et Céline Pardo) en 2018, aux Presses universitaires de Rennes.

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Jacques Chancel radioscopé : la démangeaison de la littérature


Diffusé en direct sur France Inter, Radioscopie s’est distingué en France, de 1968 à 1982 puis à nouveau à partir de 1988, comme une émission d’entretiens radiophoniques de référence. La série a permis à Jacques Chancel d’imposer une manière singulière, combinant une courtoisie bienveillante destinée à mettre à l’aise ses invités et une volonté de ne pas écarter les sujets épineux, et caractérisée par une propension aux interrogations fondées sur des alternatives, ainsi que par un goût pour les grandes questions anthropologiques, sociales et philosophiques (la vie, la mort…). Amoureux de littérature, Chancel s’est volontiers frotté aux écrivains dans le cadre de cette émission généraliste. Davantage, il a souvent fait de ses interlocuteurs des écrivains et s’est lui-même présenté comme tel. Cet article tente de rendre compte des formes et des enjeux de cette dimension littéraire de son art de la conversation radiophonique.


Aired directly on France Inter, from 1968 and 1982 and again from 1988, Radioscopie has become known in France as an important series of radio interviews. The series  has permitted Jacques Chancel to develop his own style, which consists of putting his interviewees at ease without avoiding difficult topics, of allowing for alternatives as well as of a taste for big anthropological, social and philosophical questions (on life, death, …). A lover of literature, Chancel has also gladly met writers within what is primarily a cultural, non literay, radio show. Most of all, he has often transformed his interviewees in writers and has even presented himself as a writer. This article tries to take stock of the forms and issues at stake in the literary dimension of his Chancel’s radio conversations.


Texte intégral

Pour Edmond Morrel & Jean Jauniaux

Rentrée 1968. Quelques mois à peine après les événements de mai, une émission de radio intitulée Radioscopie voit le jour. Diffusée sur France Inter, entre 17h et 18h, sauf le week-end, et en direct (à quelques rares exceptions près), jusqu’en 1982, puis à nouveau de 1988 à 1990, elle se compose d’un entretien d’un peu moins d’une heure, quotidiennement mené par Jacques Chancel. Avec un total oscillant entre 3000 et 5000 émissions selon les sources [1] (et 2300 invités à peu près), Radioscopie s’impose à l’évidence comme l’un des programmes de référence de la période [2]. Son animateur, qui devient rapidement une vedette du paysage médiatique hexagonal, adopte une manière de mener ses dialogues combinant une courtoisie bienveillante avec une volonté affichée de ne pas écarter les sujets épineux. Elle se caractérise en outre par une propension aux interrogations directes, souvent fondées sur des alternatives marquées, ainsi que par un attrait pour les grandes questions anthropologiques, sociales et philosophiques (la vie, la mort…).

Dans l’histoire de la radio, l’on ne peut guère faire de Radioscopie une émission « littéraire », c’est-à-dire systématiquement ou prioritairement consacrée aux écrivains et à la littérature. L’entretien quotidien de Chancel affiche une ambition généraliste, qui tient notamment à la chaîne sur laquelle il est diffusé. S’adressant à un public large, aux intérêts variés, l’émission offre un panel diversifié de figures publiques parmi celles qui font l’actualité. Cette variation sur la rubrique journalistique ancienne « L’homme du jour » conduit Chancel à inviter des personnalités allant des artistes (réalisateurs, metteurs en scène, chanteurs…) aux hommes de loi en passant par des savants, hommes politiques ou, de temps à autres, de simples quidams. Au sein de cet ensemble, les écrivains sont proportionnellement bien représentés. Très bien même, puisque près de 15% des invités de l’émission ont été des écrivains. Le chiffre peut paraître modeste, mais ceux-ci n’en constituent pas moins les figures publiques les plus représentées au programme [3].

Les débuts de Chancel dans l’univers journalistique se passent loin de la métropole, et n’annoncent guère cette prédilection pour la chose littéraire. Séjournant entre 1948 et 1957 en Indochine dans le cadre de son service militaire, il présente très vite sa candidature au poste de présentateur de Radio-France-Asie. Il y partage avec Marina Ceccaldi la présentation de l’émission Le Disque du soldat, destinée aux militaires et dont le titre indique assez le caractère essentiellement musical. Suit une émission de divertissement et d’information prise en charge par Chancel seul, Récréation, qui se présente comme un spectacle avec orchestre donné en direct le vendredi soir. Parallèlement, Chancel exerce des activités de « correspondant de guerre » pour Paris-Match, avant d’être journaliste à Télé-Magazine et Paris-Jour (dont il sera directeur du service parisien pendant dix ans). Du point de vue de ses débuts dans la profession, force est de constater que le profil du journaliste n’apparaît pas comme particulièrement littéraire [4].

Et pourtant, Radioscopie va afficher une dimension littéraire marquée, non seulement en invitant un nombre conséquent d’écrivains à s’exprimer, mais aussi dans le traitement des entretiens eux-mêmes. Plus précisément, à l’occasion de ses échanges avec ses invités, Chancel manifeste une inclination prononcée pour la littérature et les écrivains, au point de laisser transparaître ce qu’il est difficile de voir autrement que comme une aspiration rentrée. Cet aspect de l’émission se traduit dans plusieurs des facettes de l’art de questionner mis en œuvre par Chancel, à tout le moins durant les premières années d’existence de l’émission [5], lorsqu’il interroge des écrivains bien entendu, mais aussi, et à vrai dire surtout, lorsqu’il dialogue avec d’autres types de personnalités. Tout en veillant à incarner certaines des valeurs cardinales d’un journalisme conçu comme mode de médiation privilégié de la culture, le journaliste se façonne durant ses entretiens une posture de journaliste qui tend souvent à le rapprocher des écrivains qu’il apprécie tant et, plus globalement, du monde de la culture lettrée.

1. L’intervieweur et la littérature en personne

S’il paraît souvent très naturel, ce positionnement ne va cependant pas toujours de soi. Il est source d’une tension potentielle. En effet, la posture qu’adoptent les intervieweurs implique la nécessité de tenir compte de certaines normes et attendus du discours journalistique – véracité dans certains types d’émission, caractère plaisant dans d’autres, etc. –, que l’intervieweur incarne peu ou prou, en même temps que la manifestation d’une forme de familiarité avec l’univers dont est issu l’interviewé, de façon à légitimer les questions qu’il adresse à ses interlocuteurs. Certes, certains journalistes ou émissions généralistes, par exemple dans le cadre du journal quotidien (radio et télévision), sont susceptibles d’interroger toutes sortes de gens. Il n’en va cependant pas de même de ceux qui sont associés à un domaine de compétence spécifique. Ainsi n’attend-on pas d’un journaliste sportif qu’il interviewe un homme politique… (sauf, le cas échéant, si celui-ci est présent lors d’un événement sportif important).

Devant des écrivains, qui représentent la littérature en personne, le discours des intervieweurs se constitue en fonction de ce que le littéraire représente au regard de la pratique de l’entretien et de son ancrage journalistique. En la matière, tout dépend de la nature de l’émission et du positionnement adopté par son ou ses animateurs [9]. S’agissant de Radioscopie et de Chancel, l’expression d’une inclination récurrente à l’endroit de la littérature ne laisse pas de frapper. Si l’on en croit le témoignage qu’il propose ultérieurement, dès ses débuts en 1948, en Indochine, dans le cadre de l’émission Le Disque et le soldat, la question du livre se serait située au cœur des aspirations d’homme de radio de Chancel :

À des milliers de kilomètres de Paris, nous avions assez de vanité pour croire que nous étions encore de bons serviteurs du livre. C’était bien avant Radioscopie, Apostrophes et Caractères. Sans doute étais-je en train de tisser mes futurs terrains de manœuvre [10].

2. Parler de littérature

Dans le cadre d’une émission telle que Radioscopie, sur une chaîne telle que France Inter, le but de Chancel est de mener à bien un dialogue destiné à un public relativement diversifié, qu’il doit intéresser aux propos tenus par des personnalités fort différentes les unes des autres, et que ses auditeurs peuvent au demeurant parfaitement ne pas connaître. Les émissions évoquent par conséquent une gamme de sujets particulièrement diversifiée. À cet égard, il paraît naturel que l’intervieweur en vienne à parler de littérature avec ceux qui, parmi ses invités, sont écrivains et sont conviés en tant que tels. La chose paraît tout de même un peu moins attendue lorsque Chancel s’adresse à d’autres figures, qu’il s’agisse, par exemple, d’acteurs (d’actrices, en l’occurrence) ou, plus encore, de médecins…

S’il affiche volontiers une forme de modestie dans ses déclarations au sujet de sa pratique – « Je suis parti à l’aventure en me disant on va faire une heure tous les jours mais je ne serai pas le plus intelligent, les gens que je reçois sont forcément plus intelligents que moi. Il suffira que je pose les bonnes questions et petit à petit je deviendrai un peu moins ignorant [11] » –, Chancel se présente volontiers comme une personne cultivée, qui a l’allusion littéraire facile, comme lorsqu’il lance, au cours d’un échange sur l’amour avec Brigitte Bardot : « Oscar Wilde disait : “La fidélité est une faillite des sentiments…” » (Radioscopie, 5 février 1970). De même, à la réponse de Jeanne Moreau qu’il vient d’interroger sur ses « admirations » et qui lui répond : « Les hommes, les philosophes, les artistes, les artisans. Je peux admirer un cordonnier autant qu’un peintre », il déclare, sans guère de lien direct avec l’énumération de son interlocutrice : « Vous lisez beaucoup… », avant de lui demander, dans la foulée : « Quelles sont vos lectures ? » Et de conclure, après qu’elle lui a fait part de ses engouements livresques du moment (Verne et Giono), en se laissant aller à un conseil de lecture dont on peut se demander s’il aurait eu l’audace (ou l’outrecuidance…) de l’adresser à un écrivain (et à un homme…) : « Et pourquoi ne vous replongeriez-vous pas demain, dans Dumas… ce n’est pas désagréable à relire ! » (Radioscopie, 10 septembre 1970).

Les fréquentes allusions, citations ou considérations littéraire qui émaillent les dialogues de Radioscopie avec des interlocuteurs qui ne sont pas des écrivains interpellent cependant moins par leur fréquence que par le caractère parfois quelque peu abrupt de leur intrusion dans le cours de la conversation. Ainsi, lorsqu’il questionne Jean Bernard sur la façon dont le célèbre médecin envisage la mort, Chancel lui demande, sans que rien dans leur dialogue ne vienne annoncer la double référence qu’il intègre à sa question : « Pour bien comprendre la vieillesse, faut-il avoir lu Charles Péguy et Simone de Beauvoir ? » (Radioscopie, 24 janvier 1973). « Je pense que cela aide à la comprendre, mais les problèmes posés en médecine sont un peu différents de ceux évoqués par les philosophes » (ibid.), lui répond son interlocuteur, qui semble ne pas s’accorder avec la prédominance que Chancel attribue à la littérature (et que le médecin rapporte pour sa part au domaine de la philosophie), ou du moins aux deux écrivains mentionnés, comme clé de compréhension de la vieillesse. Se montrant prudent devant cette invitation à s’exprimer sur la relation entre la mort et un domaine qu’il ne semble pas vraiment considérer comme le sien, Bernard tâche de ramener l’échange sur le terrain de sa seule compétence médicale.

Recourir à de semblables références littéraires, sans les expliciter dans le cas de Beauvoir et Péguy (à quels livres fait-il référence ? l’auditeur semble censé le savoir…), consiste pour Chancel à afficher une posture de lettré. De telles allusions donnent en effet à voir un journaliste suffisamment féru de littérature pour être en mesure d’évoquer voire de citer des écrivains au fil du propos, au moins en apparence. Certes, ces références en passent par des questions adressées à ses interlocuteurs. Il ne s’agit pas d’affirmations qu’il fait siennes. Elles s’inscrivent dans un discours qui vise à recueillir sinon un savoir en bonne et due forme, du moins une opinion relativement autorisée sur une série de sujets. Il n’en reste pas moins que, connaître ces noms et les associer à une thématique précise manifeste un indéniable degré de culture et de lectures.

3. Portraits postulés

Parler de littérature et, ce faisant, adopter une posture de journaliste cultivé ne constitue cependant que l’opération la plus superficielle par laquelle Chancel confère une dimension littéraire à son positionnement au sein de l’émission qu’il anime. De façon plus fondamentale, les portraits de ses invités qu’il propose sont régulièrement infléchis par son attrait pour la littérature et les écrivains. Ainsi, à la faveur du dévoilement qu’implique Radioscopie, Chancel amène fréquemment ses invités à considérer certaines de leurs vies parallèles, avortées, désirées, en évoquant des aspects de leur biographie souvent méconnus du public. L’intervieweur retouche en effet régulièrement les portraits de ses invités en leur découvrant, voire en leur attribuant une stature d’écrivains qui s’ignorent.

Ce statut est certes parfois justifié par la parution d’un livre, comme avec l’humoriste belge Raymond Devos. Ce dernier vient en effet de publier un ouvrage. Il ne s’en amuse pas moins de se voir associé par Chancel, à l’entame de l’émission, aux cinq hommes de lettres qui l’ont précédé dans le studio de France Inter :

Jacques Chancel – Après Roger Peyrefitte, Hervé Bazin, Paul Guth, Jean Cau, Romain Gary, voici encore, et heureusement, un homme de lettres. Son œuvre ne permet pas encore d’inventer une bibliothèque, mais son premier livre est un remarquable essai, retenez le titre : Ça n’a pas de sens. Éditeur : Denoël. Auteur : Raymond Devos. Vous vous considérez comme un homme de lettres ?

Raymond Devos – [Rires] Absolument pas. (Radioscopie, 19 décembre 1968)

L’art comique de Devos, reposant sur une virtuosité sans pareille dans les jeux de langage, invite indéniablement à cette littérarisation de son image publique. Dès cette époque, il s’agit d’ailleurs de l’un des aspects marquants de l’image d’auteur de l’humoriste. Reste que Chancel pourrait aussi bien n’en pas faire état ou plutôt question et, surtout, en faire la toute première question de leur dialogue. Preuve que la question lui tient à cœur, cinq ans plus tard, il récidive avec le même invité, en un autre moment déterminant de l’entretien, sa conclusion cette fois, sur le mode du postulat interrogatif, et non sans une flagornerie à laquelle Raymond Devos refuse avec pudeur, et sans doute un brin gêné, de se prêter : « Et si la postérité retenait votre œuvre comme elle a retenu celles de Molière, de Rabelais… celle de Charlot ? » (Radioscopie, 16 mars 1973) [12].

Chancel procède de même lorsqu’il reçoit Michel Audiard, à ceci près que la postérité se trouve remplacée par l’Académie française. Bien que le temps imparti soit particulièrement restreint, dans la mesure où le célèbre dialoguiste et scénariste n’arrive qu’à quinze minutes de la fin de l’émission (entretemps, Chancel, passablement énervé, se contente de passer de la musique…), il parvient à conduire l’échange sur le terrain de la chose littéraire :

Jacques Chancel – Vous sacrifiez aussi de temps en temps à la littérature. Vous avez écrit récemment Le Terminus des prétentieux.

Michel Audiard – Enfin, n’appelons pas ça de la littérature.

– Vous vous considérez comme un homme de lettres, Michel Audiard ?

– Non, non, pas du tout. Pas du tout. D’ailleurs, ça c’est un roman que j’ai écrit quand j’étais journaliste, il y a une vingtaine d’années, et qui a été réédité sous un autre titre. Alors, c’est pas… c’est pas une œuvre de… Par contre, j’ai écrit une dizaine de nouvelles qui, ça, sont, je crois… je crois, de meilleure tenue, et qui seront publiées un jour.

– Dans le fond, ça vous amuserait beaucoup d’être un jour à l’Académie française ?

– Euh… Non ! Sincèrement non. Parce que je me brouillerais avec trop de copains. (Radioscopie, 9 décembre 1968).

Cette propension à faire de son interlocuteur rien de moins qu’un écrivain en puissance n’est pas réservé à Devos ou Audiard. Chancel est coutumier du fait, et souvent de façon plus étonnante encore, comme lorsqu’il s’adresse à des personnalités à première vue plus éloignées de l’écriture qu’un humoriste et un scénariste, auteurs de livres qui plus est. Ainsi demande-t-il à Albert Naud, avocat réputé qui a défendu Céline lors de ses démêlés avec la justice : « Maître Albert Naud, vous êtes un grand avocat, mais est-ce que vous ne voudriez pas aujourd’hui être seulement un homme de lettres ? » (Radioscopie, 12 novembre 1969). Manière de réduire ce pour quoi son interlocuteur est alors connu du grand public, et ce qui motive l’entretien qu’il est en train de réaliser, au profit d’une part moins connue de son activité (Albert Naud a en effet tâté de la plume en publiant un roman en 1951 [13]). En ce sens, il en apprend aux auditeurs de l’émission et remplit sa mission de journaliste, en recourant à un terme – « homme de lettres » – un peu désuet et qui trahit le regard de quelqu’un qui demeure tout de même étranger au champ littéraire.

De façon analogue, alors que Jean Bernard lui affirme que « [l]orsqu’on est médecin, on s’exprime complètement dans son acte de médecin », Chancel n’hésite pas à lui rétorquer, manifestement bien décidé à l’amener sur le terrain qui l’intéresse, lui : « Oui, mais lorsque vous êtes médecin, vous oubliez un peu ce que vous avez été, c’est-à-dire poète… » (Radioscopie, 24 janvier 1973). Bien sûr, cet ancien Résistant, appelé à entrer à l’Académie française en 1975 (il héritera alors du fauteuil de Marcel Pagnol), est l’auteur d’un recueil de poèmes, Survivance, publié en 1944. Comme au sujet d’Albert Naud, Chancel se borne en ce sens à réaliser son travail de journaliste, à savoir délivrer un portrait qui n’omette aucune facette du modèle qu’il se propose de faire connaître à ses auditeurs. Cependant, alors même que son vis-à-vis entend manifestement ne s’exprimer qu’en sa qualité de médecin, dans la question qu’il lui adresse, Chancel tend à tracer en filigrane la silhouette d’un écrivain.

Cette propension à ériger certains de ses invités en écrivains, à leur corps défendant le cas échant et avec une insistance qu’il est parfois difficile de ne pas trouver troublante. Au terme d’un échange au sujet d’une série de penseurs, au cours duquel son invité, l’homme politique Jean Lecanuet, s’emploie à distinguer la philosophie de la littérature (« Pour moi, ce qu’on appelait un homme de science était un savant, vous m’entendez bien, pas un littéraire, pas un poète d’abord, d’abord un homme de science »), Chancel affirme (davantage qu’il n’interroge), et au risque du contresens au regard des propos de son vis-à-vis :

Jacques Chancel – D’ailleurs, j’ai bien compris. Vous voulez débarrasser l’homme de lettres de toute philosophie, parce que vous avez dit, tout le monde peut écrire.

Jean Lecanuet – Haha… Oui, c’était peut-être un peu méchant en disant cela. Je trouve qu’on imprime trop, si vous voulez. Maintenant, à peu près n’importe qui porte un manuscrit, à moins que ce ne soit totalement inconsistant, on trouve un imprimeur. […]

– Mais vous, vous écrirez un roman, un jour ? Et vous y pensez, sans aucun doute ?

– Ah, je… je ne pense pas que j’aie ce don-là. J’aimerais… J’aimerais garder assez de jeunesse d’esprit et de temps pour écrire… je ne sais pas quoi. Un petit livre de réflexions. (Radioscopie, 30 janvier 1973)

D’une part, Chancel semble avoir mal compris le propos de son interlocuteur, puisqu’en avançant qu’il entend « débarrasser l’homme de lettres de toute philosophie », il lui fait dire autre chose que ce qu’a dit Lecanuet un instant auparavant, à savoir que le philosophe, jadis, était un « homme de science » et non un « littéraire » ou un « poète ». D’autre part, la teneur de l’échange montre un intervieweur qui, sans aucun fondement manifeste dans la conversation qu’ils ont eue jusqu’alors, pousse l’homme politique qu’il a en face de lui à confesser qu’il envisagerait d’écrire un roman. Tout aussi prudent que les autres invités de Chancel, ce dernier s’y refuse.

Moins radicalement peut-être, mais plus inopinément, et donc d’une façon qui par son caractère spéculatif ne surprend pas moins, Chancel invite, trois ans auparavant, le célèbre biologiste Jacques Monod (prix Nobel 1965) à envisager de quitter son champ de compétence pour embrasser celui de la littérature de fiction :

Jacques Chancel – Jacques Monod, est-ce que vous pourriez sortir de votre propre domaine ? Là, vous venez de publier Le Hasard et la nécessité, et c’est quand même votre domaine. Vous pourriez écrire un roman ?

Jacques Monod – Un roman ? Sûrement pas, non !

– Vous avez quand même le goût de l’écriture…

– Ah, beaucoup !

– Et ça se sent.

– J’aime écrire, oui. Mais un roman, certainement pas, non… un conte philosophique, peut-être… Une pièce de théâtre, peut-être. Un roman, c’est trop difficile…

– Le succès de ce livre, c’est un encouragement pour vous, à continuer à écrire ? (Radioscopie, 18 novembre 1970)

Pareille question ressemble à s’y méprendre à une véritable incitation. Chancel semble chercher à pousser ses interlocuteurs dans une direction dont, significativement, la plupart se gardent avec modestie. Il est vrai que l’intervieweur pointe souvent, en ces circonstances, un aspect souvent isolé dans l’existence de personnes qui ont en commun avec lui d’exercer une activité non littéraire en tant que telle et d’avoir commis un livre, il y a longtemps parfois, sans pour autant être reconnus en tant qu’écrivains. En ces moments précis, l’intervieweur rompt souvent quelque peu avec le fil de l’échange, au point d’apparaître comme une sorte de retour du refoulé. Ces questions paraissent en effet, souvent, sorties de nulle part, voire quelque peu forcées, autant que la focalisation sur le genre romanesque, dont on peut se demander en quoi il irait davantage de soi que la poésie, le théâtre ou l’essai pour un biologiste ou un avocat désireux de faire œuvre littéraire.

4. Le marié de la littérature

Cette interrogation est si fréquente – et à sens unique, car, à ma connaissance, Chancel ne demande pas aux écrivains s’ils voudraient être acteurs ou faire de la politique, par exemple – que l’on peut se demander s’il n’en va pas d’une obsession de l’intervieweur lui-même, auteur de deux romans publiés à Saïgon, alors qu’il y était correspondant de guerre (L’Eurasienne et Mes Rebelles, aux Éditions Catinat, respectivement en 1950 et 1953) [14]. Tout se passerait ainsi comme si Chancel exposait à travers ces questions ce qui serait en définitive sa propre inclination, comme si en s’efforçant de recueillir les aveux d’un désir caché d’écriture, ce n’était au fond que le sien qu’il exprimait. Lorsqu’Edmond Morrel lui adresse directement la question, Chancel ne se dérobe nullement :

Edmond Morrel – Lorsque vous étiez en face de personnes qui n’étaient pas des écrivains, vous leur demandiez souvent s’ils n’étaient pas tentés par la littérature. Pourquoi ?

Jacques Chancel – Parce que la littérature a envahi ma vie. Moi, j’ai fait un recueil de poèmes quand j’avais 17 ans, qui a été publié aux éditions Catinat à Saïgon. Ensuite j’ai fait deux romans avant 20 ans, Les Rebelles et L’Eurasienne. J’étais passionné de littérature. D’ailleurs, je préfère ne pas les revoir, ne pas les relire, ces romans. Après, j’ai été correspondant de guerre, donc j’ai été pris par les événements. Je suis rentré à Radio France tout de suite, tout jeune, tout gamin, donc la radio a pris beaucoup de ma vie [15].

Comme en témoigne cet aveu, le discours public de Chancel confirme, de façon relativement explicite, ce qui transparaît dans ses émissions. L’espace du livre semble comme une invitation à assumer plus franchement ses aspirations. Ainsi, lors de la parution de certains de ses radioscopies en volumes, Chancel atténue leur dimension journalistique pour mieux leur conférer un statut littéraire. Dans l’avant-propos du premier tome de ces Radioscopies écrites, il présente ainsi ses dialogues comme des rencontres « [e]ntre gens de bonne compagnie », « au coin du feu », et déclare avoir « la faiblesse de croire que [s]es interlocuteurs ont vite oublié le micro au cours de ces soixante minutes [16] ». À travers ce prétendu oubli du micro, topos du genre destiné à en garantir la spontanéité, qui est l’une des valeurs cardinales du genre, Chancel neutralise l’emblème de la radio et use d’une terminologie qui, en français, écarte « l’interview » au profit d’un désignateur plus favorable sur le plan de la valeur littéraire [17].

« J’appartiens au groupe [de ceux] qui considèrent que la conversation est un art », écrit-il à ce propos en 1978 [18]. Cet attrait pour l’art de la conversation, Chancel le revendique à maintes reprises. Ainsi déclare-t-il, dans un entretien accordé au Point : « Je n’aime pas ce mot d’interview. Outre qu’il est anglais, il est brutal. Je préfère dire rencontre ou conversation [19]. » Manière de se situer dans la frange la plus littéraire d’un répertoire de pratiques de dialogues publics au sein duquel entretien et interview participent d’un continuum. Chancel situe ce faisant sa pratique au sein d’un espace de la parole consacré par des siècles de culture classique, qui en ont fait un art à part entière [20], en dépit du caractère tout de même quelque peu usurpé de cette appellation compte tenu de l’asymétrie assez nette des tours de parole, typique de l’interview journalistique, dans Radioscopie.

Au regard de cette posture, rien de bien surprenant à voir Chancel écrire, dans l’avant-propos du deuxième tome de ses Radioscopies livresques, alors que le volume rassemble des interviewés dont un seul (Roger Peyrefitte) est écrivain : « Onze personnalités se retrouvent sous cette couverture » ; elles « furent des interlocuteurs valables » et « deviennent ici mes associés en littérature » [21]. Au sein de ces pages, l’intervieweur ne peut plus jouer des mêmes ressorts que sur les ondes, de sorte qu’il en vient, selon un principe que l’on pourrait qualifier d’« entropie de la posture » – elle prolonge sa dynamique initiale –, à en utiliser d’autres. Chancel vise dans ces volumes le même objectif que sur les ondes (une proximité avec les écrivains), à ceci près qu’il peut désormais plus directement, en tant qu’auteur du livre, afficher le statut littéraire de son « art de la conversation ». En d’autres termes, il poursuit selon d’autres moyens ce qu’il réalisait déjà à l’antenne, dans une émission au sujet de laquelle, quelques années plus tard, il livre une confession sans ambages :

À dire vrai, […] je n’ai voulu Radioscopie que pour combler un vide, apaiser une gourmandise, reconnaître des visages, ceux de l’écrivain, et les accorder aux mots, aux musiques qui rythmaient mon enfance lavedanaise, loin des chapelles où trônaient déjà les princes de l’écriture. Je ne pouvais pas prévoir ce qui m’arriverait mais inconsciemment […], il ne fait pas de doute que je me préparais aux épousailles – ce tête-à-tête quotidien. Comment aurais-je pu imaginer qu’un jour je partagerais des heures avec Montherlant, Caillois, Barthes, Sartre, Céline, Jouhandeau, Delteil le saint, Malraux, Cocteau (en dehors de toute radio), Cohen, Yourcenar, Borgès et les autres ! L’incroyable peut arriver […]. Tout vient à celui qui n’attend pas [22].

Cette réduction fantasmée de Radioscopie à une émission littéraire traduit la persistance d’une inclination prononcée. Elle se double d’une sacralisation de l’espace littéraire et des écrivains. Après avoir évoqué les « chapelles où trônaient les princes de l’écriture » à titre de repoussoir, en désignant une valeur littéraire tenue pour factice (le topos du parisianisme), Chancel évoque son travail comme une relation à la faveur de laquelle se conjuguent l’intime et le sacré (« épousailles »). Comment s’étonner de la caractérisation dont il use pour désigner l’un des auteurs de sa liste, le « saint » – par allusion à un essai d’André de Richaud, Vie de saint Delteil [23] –, et que la seule mention individualisant un autre écrivain (Cocteau) précise qu’il a partagé avec lui des moments « en dehors de toute radio » (Cocteau mourant en 1963, ces moments ont été partagés entre 1957 – date du retour d’Asie de Chancel – et l’année de la mort du poète, bien avant le lancement de « Radioscopie »), selon une formule qui fait écho à l’absence de tout micro…

Le positionnement de Chancel devant la littérature se fonde ainsi sur une sanctification qui en passe par une revendication de simplicité et de familiarité, vertus fréquemment invoquées dans la constitution de la posture des intervieweurs d’écrivains. Ne revendiquant certes pas explicitement une appartenance au saint des saints, Chancel construit cependant sa posture, dans ses livres et ses déclarations publiques, de façon à marquer une affinité entre sa pratique d’intervieweur et le monde littéraire. Dans cette optique, il affiche fièrement une position d’outsider fondée sur son origine provinciale. Celle-ci apparaît comme un gage d’authenticité au regard de ce qui passe pour le cœur de la vie littéraire parisienne. Selon un lieu commun du discours mystique, la rencontre avec l’espace sacralisé advient d’autant mieux (et de façon d’autant plus méritée) qu’elle n’a pas été volontairement recherchée – à ceci près que, s’agissant de Jacques Chancel, précisément la chose littéraire constitue l’un des leitmotiv des questions qui le préoccupent et au sujet desquelles il interroge volontiers ses invités.

Dans un monde plurimédiatique, les hommes de télévision et de radio ne se bornent pas nécessairement à leurs activités au sein de ces médias. Ils peuvent parallèlement être des hommes du livre. Comme d’autres intervieweurs d’écrivains, Chancel a, outre ses deux romans de jeunesse, publié plusieurs volumes. La plupart sont peu ou prou liés à son expérience à la radio et à la télévision, de la publication de certaines de ses Radioscopies à celle de son journal ou de ses mémoires. Si elles font évidemment la part belle à ses activités d’intervieweurs et d’animateur, ces publications tendent cependant à infléchir sensiblement son statut comme personnalité publique, en estompant quelque peu son image de journaliste pour favoriser l’émergence de celle d’« hommes de lettres ». Il y assume en effet plus explicitement et plus directement ses aspirations dans la mesure où il se situe au sein d’un médium qui reste encore largement perçu comme le noyau symbolique de l’activité littéraire. En somme, dans le livre, Chancel prolonge, selon d’autres moyens, la proximité avec la littérature et les écrivains dont il fait l’un des traits de sa posture dès Radioscopie.

 5. Le micro et la plume

De façon plus marquée que d’autres, certains environnements et certaines activités sociales favorisent chez les individus l’émergence d’une pluralité d’appartenances ou, à tout le moins d’accointances, avec lesquelles il s’agit pour eux de composer, au gré des circonstances et des opportunités. Développant sa théorie de l’acteur pluriel, Bernard Lahire avance l’idée que les acteurs sociaux subissent au cours de leur vie des types de socialisations multiples, successives ou concomitantes, et que chacune modèle des schèmes de comportements, dont des conditions particulières favorisent ou permettent l’activation [24]. Dans l’entretien, les journalistes côtoient des acteurs issus d’autres domaines. Ils doivent se mettre au service de leur parole, tout en maintenant les normes du discours journalistiques, notamment en sachant se montrer critiques à leur égard s’il y a lieu. Dans le cas d’une émission généraliste, les intervieweurs sont donc conduits à façonner leur posture au sein du champ journalistique en fonction de leurs interactions avec des intervenants issus de différents domaines, et qui construisent simultanément leur propre posture en cette occasion.

La proximité physique que le studio de Radioscopie imposait aux invités, et sur laquelle Chancel est revenu à plusieurs reprises, de même que la durée relativement conséquente de la formule, favorisent le registre de la conversation souhaité par l’intervieweur. Toutefois, les interventions de celui qui se targuait d’accorder davantage d’importance aux réponses qu’à ses propres questions sont souvent fort concises. Chancel tend en effet le plus souvent à la concision. Il se place ainsi en situation d’écoute. Dès lors, cette prétention conversationnelle de la posture de Chancel paraît pour le moins discutable, ainsi que l’a déjà relevé Guy Robert [25]. Une conversation en bonne et due forme est, en effet, censée situer les différents intervenants sur le même plan, ce qui n’est pas tout à fait le cas chez un intervieweur qui ne laisse jamais les rôles s’inverser. « “C’est moi qui pose les questions !” rétorque-t-il un jour à l’un de ses invités qui s’était égaré jusqu’à lui en retourner une (propos révélateur, inimaginable dans une conversation de bon ton dans un autre cadre) [26]. »

Dans le même temps, Chancel affecte souvent ce versant journalistique de sa posture d’une coloration littéraire. Rien de surprenant de ce point de vue à ce que les trois seules émissions reprises isolément en volume – par Le Rocher, en 1999 – concernent des écrivains (Marguerite Yourcenar, Jorge Luis Borges et Albert Cohen). L’image publique tient aussi à l’identité de ceux que l’on côtoie. En l’occurrence, le simple fait d’accepter un dialogue peut, pour des hommes de langage et de culture, être la marque de reconnaissance de l’appartenance à un espace commun. L’entretien peut en ce sens se présenter comme une forme d’adoubement, et revêtir la valeur d’une onction pour celui qui recueille la parole d’une figure notoire. Sur cette base, que Chancel infléchisse fréquemment l’identité de ses invités, en en faisant des écrivains, contre leur gré si nécessaire, qu’il apparaisse comme quelqu’un qui s’emploie parfois à révéler à eux-mêmes des écrivains rentrés, à dévoiler des aspirations abandonnées, lui permet de se présente comme un familier de la littérature et de ses porte-drapeaux.

Cette propension à faire de ses interlocuteurs des écrivains qui s’ignorent trahit, tant au sein même de la pratique d’intervieweur de Chancel que de ses publications ultérieures, un désir d’être écrivain – et peut-être plus précisément romancier – qui ne serait autre que le sien. En 2014, au moment de son décès, comme de coutume en pareilles circonstances, de nombreuses émissions, à la radio et à la télévision, ainsi que des articles de presse, dressent sa nécrologie sous la forme d’un portrait à forte teneur biographique. Au sein de ce concert mémoriel, le texte que Jean-Baptiste de Montvallon a signé dans Le Monde porte un titre qui, sans nul doute, aurait éveillé l’attention de celui qui fut l’intervieweur phare des années 1970 : « Mort de l’écrivain et journaliste Jacques Chancel [27] ». L’ordre dans lequel ces deux activités sont placées aurait certainement ravi celui dont la manière d’intervieweur, en même temps que la posture, tout au long de sa vie médiatique, manifeste en filigrane une prédilection qui semble avoir fini par s’imposer.

Notes

[1] Dans N’oublie pas de vivre, Chancel parle de 3600 émissions (Paris, Flammarion, 2011), tandis que Robert Prot, dans son Dictionnaire de la radio, évoque le chiffre de 4800 (Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1999). La notice de l’INA relative à la dernière émission, consacrée à Jean Bernard, la présente comme la « 5000e et dernière Radioscopie ».

[3] Selon la recension de Guy Robert menée sur les cinquante premières émissions diffusées tous les cinq ans, début 1969, huit « littérateurs » sont invités (pour huit acteurs, autre catégorie la plus représentée, ainsi qu’un « animateur de radio », quatre « chanteurs », cinq « cinéastes », un « couturier », trois « danseurs », un « dessinateur »…). Cette proportion devient plus forte encore par la suite : début 1974, onze écrivains (pour quatre acteurs, deux « administrateurs de société », un « chanteur » et un « ecclésiastique »….) ; onze également début 1979 (pour six « acteurs », trois « chanteurs », un « chef d’entreprise » et un « cinéaste »…). Début 1989, en revanche, cette prédominance n’est plus de mise : seuls quatre écrivains sont invités durant cette période, pour onze journalistes, catégorie la plus représentée cette année-là. Sans un décompte plus systématique, difficile de savoir s’il faut y voir le fruit de circonstances particulières ou une véritable inflexion dans la politique des invitations de l’émission (« Gens du siècle à micro ouvert. Radioscopie de Jacques Chancel », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n° 62, octobre-décembre 1999, p. 122, 124, 132 et 134).

[4] La concurrence lors la création de Radioscopie l’est sans doute moins encore, puisque RTL diffuse au même moment Non-Stop de Philippe Bouvard, émission qui se targue d’être rien de moins que le « plus grand music-hall de France »… (voir à ce sujet Jacques Chancel, La Nuit attendra, Paris, Flammarion, 2013).

[5] Focalisé sur les cinq premières années d’existence de l’émission, cet article constitue un développement et un approfondissement des analyses proposées au sujet de Jacques Chancel dans une précédente étude (voir David Martens et Christophe Meurée, « L’intervieweur face au discours littéraire : stratégies de positionnement chez Madeleine Chapsal, Jacques Chancel et Bernard Pivot », Argumentation et Analyse du Discours, « L’interview littéraire », s. dir. Galia Yanoshevsky, n° 12, 2014. [En ligne], URL : http://aad.revues.org/1639).

[6] Voir notamment Galia Yanoshevsky, « L’entretien d’écrivain et la co-construction d’une image de soi : le cas de Nathalie Sarraute », Revue des sciences humaines, 273, p. 131-148.

[7] Voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, Le Discours en interaction, Paris, Armand Colin, 2005.

[8] Anneleen Masschelein, Christophe Meurée, David Martens & Stephanie Vanasten, « The Literary Interview : Toward a Poetics of a Hybrid Genre », Poetics Today, n° 35, p. 1-49. Sur la notion de posture mobilisée dans l’étude de la littérature, voir en particulier Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, « Érudition », 2007, La Fabrique des singularités. Postures littéraires II, Genève, Slatkine, « Érudition », 2011, ainsi que « La fabrique d’une notion. Entretien avec Jérôme Meizoz au sujet du concept de posture », propos recueillis par David Martens, Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 6, mai 2011, p. 199-212.

[9] Il existe bien évidemment des émissions qui n’accordent aucun traitement de faveur aux écrivains, jamais invités ni interrogés pour leur œuvre mais seulement pour parler des mœurs de la vie littéraire ou de tout autre chose, et en somme sollicités prioritairement, à l’instar des autres interviewés, pour leur capacité à faire passer un bon moment à l’auditeur, éventuellement avec un alibi culturel en prime.

[10] Jacques Chancel, Journal d’un voyeur, Paris, Grasset, 1994, p. 46.

[11] « “L’instinct de curiosité”. Jacques Chancel interviewé par Edmond Morrel », dans David Martens & Christophe Meurée, Secrets d’écrivains. Enquête sur les entretiens littéraires, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2014, p. 91.

[12] De façon notable, dans la version écrite de cet entretien, Chancel supprime le nom de la figure cinématographique pour ne conserver que celle des deux écrivains du canon littéraire français (Jacques Chancel, Radioscopie, Paris, Robert Laffont, t. 3, 1973, p. 267).

[13] Albert Naud, Peau d’orange ou l’école du soir, Paris, Grasset, 1951.

[14] Guy Robert, art. cit., p. 108.

[15] « “L’instinct de curiosité”. Jacques Chancel interviewé par Edmond Morrel », art. cit., p. 92.

[16] Jacques Chancel, Radioscopie, Paris, Robert Laffont, t. 1, 1970, p. 12.

[17] David Martens et Christophe Meurée, « Ceci n’est pas une interview. Littérarité conditionnelle de l’entretien d’écrivain », Poétique, n° 177, 2015, p. 113-130.

[18] Jacques Chancel, Le Temps d’un regard, Paris, Hachette, 1978, p. 225-226.

[19] Cité dans Guy Robert, art. cit., p. 133.

[20] Voir Emmanuel Godo, Histoire de la conversation, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003.

[21] Jacques Chancel, Radioscopie, Paris, Robert Laffont, t. 2, 1971, p. 8. Je souligne.

[22] Jacques Chancel, Le Livre franc, avec Hubert Nyssen et les invités de « Parenthèses », Arles, Actes Sud/France Inter, 1983, p. 16-17.

[23] André de Richaud, Vie de saint Delteil, Cognac, Calligrammes & Le Temps qu’il fait, 1984.

[24] « Dès lors qu’un acteur a été placé, simultanément ou successivement, au sein d’une pluralité de mondes sociaux non homogènes, et parfois même contradictoires, ou au sein d’univers sociaux relativement cohérents mais présentant, sur certains aspects, des contradictions, alors on a affaire à un acteur au stock de schèmes d’actions ou d’habitudes non homogène, non unifié et aux pratiques conséquemment hétérogènes (et même contradictoires), variant selon le contexte social dans lequel il sera amené à évoluer » (Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action (2001), Paris, Fayard, « Pluriel », 2011, p. 50).

[25] Guy Robert, art. cit., p. 141.

[26] Ibid., p. 172.

[27] [En ligne] : http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2014/12/23/l-ecrivain-et-journaliste-jacques-chancel-est-mort_4545253_3382.html

Auteur

David Martens, professeur de littérature française moderne et contemporaine à l’Université de Louvain (KU Leuven), où il assure la direction du programme « La Fabrique du patrimoine littéraire. Les collections d’essais biographiques illustrés en France (1944-2014) ». Ses travaux portent sur la figure de l’écrivain telle qu’elle se constitue, se communique, se médiatise dans le champ littéraire et plus largement culturel de son temps : L’Écrivain vu par la photographie (2017), Secrets d’écrivains. Enquête sur les entretiens littéraires (2014), Écrivains : modes d’emploi (2012). L’écrivain, un objet culturel (2012). Il a conduit un colloque sur L’interview littéraire dont les actes vont paraître aux PUR.

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Les entretiens d’écrivains dans Le Pop Club


Cet article analyse les interviews d’écrivains dans une émission radiophonique de « variétés culturelles » diffusée à une heure tardive sur France Inter : Le Pop Club de José Artur, à partir d’un corpus de quatre émissions conservées à l’Ina, faisant intervenir respectivement Max Gallo (1er juin 1985), Régine Deforges (1er août 1985), Fernando Arrabal (30 juin 1987) et Françoise Sagan (26 juin 1987). Après une présentation du style provocateur de l’émission et de l’accueil particulier que son animateur réserve aux écrivains, on montre que Le Pop Club offre aux auditeurs le dévoilement d’une parole intime, ainsi qu’une approche concrète du processus créatif et d’intéressantes réflexions autour du métier d’écrivain.

This paper analyses interviews of writers in a French late-night cultural radio show on France Inter station: Le Pop Club, hosted by José Artur, from a corpus of 4 archives with Max Gallo (10th of June), Régine Deforges (1st of August 1985), Fernando Arrabal (30th of June 1987) and Françoise Sagan (26th of June 1987). After a presentation of the rather insolent style of this broadcast and of the particular reception Jose Artur reserves to the writers, we show that the Pop Club offers to its listeners the revealing of intimate words, as well as a quite concrete approach of the creative process and some interesting thoughts about writing practice.


Texte intégral

Le Pop Club est une émission radiophonique d’actualité culturelle – dans un sens très large – créée à la rentrée 1965 sur France Inter, à un moment où la station généraliste du service public, souffrant de la concurrence d’Europe n°1, cherche à se renouveler [1]. Elle est animée jusqu’à sa fin en 2005 par José Artur, homme de radio charismatique et original [2]. Elle a lieu tous les soirs de la semaine en direct, d’abord entre 23 heures et une heure du matin, puis dès 22 heures, l’émission s’étalant alors sur trois heures [3]. La diffusion quotidienne si tardive d’un programme en direct avec des invités est alors quelque chose d’inédit, même si des émissions parlées ou artistiques ont déjà régulièrement eu lieu en direct depuis des cabarets ou des lieux nocturnes [4]. Le Pop Club n’est pas diffusé depuis un studio traditionnel mais depuis le Bar noir de la Maison de la Radio, ouvert au public chaque soir [5]. Il devient rapidement un symbole des nuits parisiennes, « le rendez-vous de ce qu’il est convenu d’appeler le Tout Paris [6] ». Les auditeurs peuvent venir assister à l’émission tout en buvant un verre, tout comme les invités de José Artur, confortablement installés sur les banquettes de ce bar de la Maison ronde. À l’heure de la sortie des spectacles, l’animateur reçoit à son micro des comédiens, des metteurs en scène, des musiciens, mais aussi des écrivains, des sportifs, ou encore des hommes politiques. Ce mélange des genres est alors relativement nouveau. En effet, si certaines émissions d’actualités culturelles radiophoniques, ou télévisuelles, invitent déjà des artistes de disciplines diverses, il n’est pas commun de réunir sur un même plateau des individus d’horizons vraiment différents. Mais José Artur entend supprimer « les cloisons étanches [7] » qui compartimentent alors selon lui la vie médiatique :

Ma théorie c’est qu’on peut aimer Yvette Horner le mardi et aller au concert le lendemain de la Callas, et qu’on peut aimer les deux autant. […] On peut passer une soirée formidable avec Pablo Neruda et le lendemain entendre Zavatta parler de son cirque [8].

Une conception des goûts du public partagée dans le fond, après-guerre, par Wladimir Porché et Paul Gilson, respectivement Directeur-général et Directeur des programmes artistiques de la RDF puis RTF. De fait, Le Pop Club s’inscrit à sa manière dans la continuité des émissions de variétés littéraires des années cinquante, dont celles de Philippe Soupault et Jean Chouquet (Le Théâtre où l’on s’amuse ; Dimanche dans un fauteuil…), pour lesquelles José Artur a d’ailleurs travaillé comme comédien ou présentateur.

Dans cet article, nous nous proposons d’étudier les entretiens d’écrivain dans le Pop Club, qui ont été nombreux [9]. Malheureusement, le chercheur travaillant sur des émissions radiophoniques est souvent confronté à un déficit d’archives sonores, encore plus lorsqu’il s’agit de programmes nocturnes ou tardifs. Pour Le Pop Club en particulier, très peu d’enregistrements des vingt premières années ont été conservés [10]. L’Ina a conservé moins d’une dizaine d’émissions avant 1985, rarement dans leur intégralité, et dans ces archives sonores, on ne trouve aucun entretien avec un écrivain [11]. Afin de travailler à partir des émissions elles-mêmes, nous utiliserons donc ici comme corpus les quatre premières interviews d’écrivain conservées à l’Ina, qui font intervenir respectivement Max Gallo (1er juin 1985), Régine Deforges (1er août 1985), Fernando Arrabal (30 juin 1987) et Françoise Sagan (26 juin 1987). Il convient de préciser qu’à cette date, le concept d’une émission d’actualité culturelle qui mélange des genres, novateur vingt ans plus tôt, est alors devenu monnaie courante, à la radio comme à la télévision. Désormais, les talk-shows, mêlant divertissement et culture, forment une part non négligeable des émissions. Nous nous demanderons s’il existe un modèle d’entretien spécifique aux écrivains dans Le Pop Club. Comment José Artur, en tant qu’animateur d’une émission culturelle et non littéraire, les reçoit-il ? Après une présentation du style provocateur de l’émission et de l’accueil particulier que son animateur réserve aux écrivains, nous verrons que Le Pop Club offre aux auditeurs le dévoilement d’une parole intime, mais aussi une approche assez concrète du processus créatif.

1. Entre provocation et complicité

1.1. À l’école de la muflerie

Le Pop Club est une émission culturelle dans laquelle les écrivains sont en bonne place. Comédien d’origine, José Artur en reçoit certes moins souvent à son micro que des acteurs ou des metteurs en scène [12], mais sans avoir rien d’un lettré ou d’un critique littéraire, cet « enfant de Prévert [13] », dont il a été ami, est un amateur de littérature, qui s’est cultivé sur le tard [14]. Il affectionne tout particulièrement l’objet livre (« J’adore les livres, ne serait-ce au départ que pour les toucher, les regarder [15] ») et tout ce qui gravite autour de l’univers de l’édition (il donne régulièrement la parole à des éditeurs, des directeurs de collection). Dans Micro de nuit, ses mémoires parus en 1974, il énumère certains des écrivains reçus depuis 1965 : Marcel Achard, Arthur Adamov, Miguel Ángel Asturias [16], Fernando Arrabal, Ionesco, Henry de Monfreid, Pablo Neruda, Albertine Sarrazin, Jean-Paul Sartre, Peter Ustinov [17]…  Et, d’après les archives sonores dont on dispose du moins, ces invités-là, les écrivains, bénéficient d’un temps d’interview spécialement long : José Artur les garde environ une heure à son micro [18], quand les autres invités, comédiens ou metteurs en scène par exemple, n’ont généralement droit qu’à une dizaine ou quinzaine de minutes pour présenter leur pièce ou leur dernier film [19]. Cela dit, la manière dont Artur mène l’entretien avec les écrivains ne donne pas l’impression qu’il adopte pour parler avec eux un autre langage que celui qui règle le « théâtre » de la parole dans l’émission [20]. « Vous vous souvenez du premier bouquin, enfin du premier livre de gosse qui vous a marqué ? », lance-t-il à Régine Deforges dans les premières minutes de leur dialogue. À Max Gallo aussi il parle de son « bouquin ». Dès sa création, Le Pop Club veut innover dans le style, en assumant la familiarité spontanée, la décontraction, la crudité souvent aussi d’un langage « entre copains [21] », sans rien – ou presque – d’écrit à l’avance [22].

Car Le Pop Club, dès ses débuts au milieu des années soixante, assume un style de conversation lié à un rôle : le personnage du provocateur, lui-même nourri de la personnalité atypique de l’animateur. « En 1965, pour se faire entendre, il fallait provoquer beaucoup [23] » affirme José Artur. Roland Dhordain, premier concepteur de l’émission, distinguait « deux écoles de l’interview, l’école de la muflerie et celle de la courtoisie [24] » : José Artur pratique très délibérément la première. Il tourne le dos exprès à cet art civil de la courtoisie que revendique au contraire Jacques Chancel dans Radioscopie, s’inscrivant dans la tradition d’insolence d’un certain type d’interview de presse écrite [25] et dans le sillage d’intervieweurs comme André Gillois [26], en connivence avec d’autres animateurs décalés ou irrévérencieux de son temps tels Robert Beauvais, Pierre Desgraupes, Pierre Bouteiller ou encore Claude Villers [27]. Régulièrement, l’émission fait ainsi scandale, provoque la bien-pensance, s’amuse à bousculer les codes de savoir-vivre de la radio publique d’alors [28]. En 1966, le journal Paris Jour qualifie Le Pop Club « d’émission la plus osée de l’ORTF [29] ». En 1967, Le Monde trouve son animateur assez irritant parfois [30]. Mais deux ans plus tard, après les événements de Mai 68, il approuve la liberté de ton d’un programme qui repose sur « un certain esprit de contradiction », parce qu’il « y a des choses essentielles à dire qui ne sont pas dites en d’autres lieux » [31].

Il n’est donc pas rare que les personnalités interrogées par José Artur soient vexées par son franc-parler et ses provocations [32]. L’animateur s’amuse à les désarçonner, à les faire sortir de leur « zone de confort », parfois dès le début de l’interview. Dans les quatre entretiens de notre corpus, le dialogue commence ainsi trois fois sur quatre sur un défaut, supposé ou non, de l’écrivain invité. C’est le « style feutré » de Françoise Sagan – dont José Artur dit pourtant quelques minutes plus tard qu’elle est le seul écrivain français à pouvoir se vanter du statut de « star » : elle parle très bas et peut être bien difficile à comprendre.

José Artur – Françoise Sagan, ce qu’on peut dire de vous et qui a été écrit parfois, c’est que vous savez parler et que vous savez écrire à voix basse, au fond, on pourrait dire… C’est-à-dire que vous avez un style feutré. À la ville on vous comprend pas toujours, c’est un problème.

Françoise Sagan – Rarement même, c’est peut-être mieux.

– D’accord… Mais quand on vous parle il faut être en face de vous. [Rires]. On vous l’a reproché beaucoup.

– C’est pour ça que j’ai écrit des livres, pour communiquer avec mon prochain.

C’est le « caractère de cochon » de Max Gallo :

Max Gallo, nous allons passer ensemble cinquante-cinq minutes. Vous avez… [il rit, puis se reprend]. Oui… Vous allez voir, c’est pas fini… Vous avez toujours ce caractère de cochon qui vous caractérise, ou pas ? Oui, parce que je vous ai dit ça un jour et vous ne l’avez pas digéré [33]

C’est l’alcool et le cigare avec Fernando Arrabal [34], attaqué dès la première minute :

José Artur – Ah ça y est, il commence à boire déjà, dès le départ. Vous buvez vraiment beaucoup ou c’est ?… Trop, sûrement… Mais vous buvez vraiment tout le temps ? Un petit peu ? Pas de grandes gorgées ?

Fernando Arrabal – Très peu, très peu. Parce que j’ai peur.

– Alors vous fumez, vous fumez le cigare, et vous buvez, quand vous avez peur…

– Oui.

– Et avec votre caractère vous avez peur tout le temps ?

– En public.

– En public… Mais chez vous, vous fumez pas et vous buvez pas beaucoup ?

– Jamais. Je bois jamais, je fume jamais

– Ah ben ça, c’est bien [35].

Citons aussi, dans cette veine, un reportage télévisuel de 1974 consacré au Pop Club [36]. José Artur y reçoit Jean d’Ormesson. C’est la première fois que les deux hommes se rencontrent, et l’animateur déclare à l’écrivain : « Vous n’avez pas le physique du livre que vous avez fait, vous avez un côté jeune premier », avant de lui avouer qu’il ne l’appréciait pas avant de le rencontrer. Le journaliste de Télé Normandie réalisant ce reportage, à l’occasion d’un Pop Club estival à Deauville, demande à Jean d’Ormesson ce qu’il pense de José Artur, ce à quoi l’écrivain répond :

Eh bien je pense deux choses de José Artur. Je pense qu’il a des préjugés qui risquent de lui coûter très cher, et ensuite qu’il a beaucoup de jugement. […] D’abord il a des préjugés qui risquent de lui coûter très cher parce qu’il m’a avoué qu’il ne me trouvait pas très sympathique avant de me connaître. Mais il a beaucoup de jugement parce qu’il vient de me dire, finalement, maintenant qu’il me connaît, il me trouve très sympathique, et tout de même, ça c’est un bon point pour lui [37].

De fait, José Artur aime dire ce qu’il pense, peu importe si ses propos doivent choquer ou vexer ses interlocuteurs. Au contraire, il s’amuse à faire preuve d’ironie et de mordant. Dans son dernier ouvrage de mémoires, paru en 2009, il justifie sa pratique jugée parfois agressive de l’entretien :

Tout ne doit pas être lisse, dans une émission, sinon on s’endort. Il faut critiquer, asticoter, titiller, faire sortir l’invité de son discours appris par cœur et le mettre en face de ses responsabilités. S’il est bon – et surtout sincère –, il s’en sortira. […]

J’agressais, en jouant du contre-pied comme d’une arme, pour sortir mes invités de leurs appréhensions, obtenir des ripostes « naturelles » et faire oublier le micro. C’était un moyen de donner du sel aux conversations et un rythme à l’émission [38].

Chaque entretien du corpus est entrecoupé de musiques choisies par l’invité(e), choix que l’animateur n’hésite parfois pas à critiquer ou à remettre en question. Il demande par exemple à Max Gallo, qui a choisi un morceau de Mozart : « C’est pour faire chic ou vous aimez vraiment Mozart [39]? » À Régine Deforges, qui a choisi une chanson interprétée par Robert Mitchum, il demande si elle aime les hommes qui boivent. Irritée par son insistance à parler de l’alcoolisme de Robert Mitchum, elle hausse un peu la voix : « Oh ça va, vous n’allez pas casser mon truc ! », tandis que Max Gallo se justifie calmement en affirmant qu’il apprécie réellement Mozart.

Avec les femmes, Artur investit aussi volontiers le terrain de la sexualité, à coups de jeux de mots grivois ou légers [40]. L’entretien tourne parfois au jeu de séduction. Notons ici le ton irrévérencieux et badin :

José Artur – La jeune Régine Deforges s’est mariée à un industriel, et a vendu des poèmes dans la rue, c’est vrai ?

Régine Deforges – Oui, c’est vrai. Oh c’était l’horreur, j’étais nulle, nulle, nulle !

 – Dites bien « nu-lle », parce que comme c’est Régine Deforge on va dire « J’étais nue ! »… [Elle éclate de rire]… et on vous imagine en train de vendre vos poèmes nue dans la rue…

– Non, je n’aurais pas osé à l’époque.

– Articulez, articulez ! « J’étais nu-lle ! »

– J’étais nulle !

Deforges se montre globalement plutôt réceptive aux provocations de son interlocuteur, et capable de répondre du tac au tac en se plaçant sur son terrain, comme ici :

Régine Deforges – Ma famille c’était des gens très très simples, qui tiraient plus souvent le diable par la queue qu’autre chose…

José Artur – Et un jour vous vous êtes dit, pourquoi par la queue ? [Rires]

– Pourquoi toujours le diable, peut-être ?! [Rires].

Et finalement, tous les écrivains du corpus semblent assez bien réagir à la pratique « Pop Club » de l’agression, de l’humour et des provocations, sauf peut-être l’historien Max Gallo. On le voit ici décontenancé par les blagues quelque peu vexatoires de José Artur sur sa grande taille (notons en passant son art des enchaînements et de la relance). Il répond sur un ton d’abord très sérieux, avant de se dérider finalement quand il trouve un angle drôle pour amuser à son tour les auditeurs :

José Artur – À propos de Tour Eiffel tout à l’heure, c’est vrai que vous mesurez 1 mètre 93 ?

Max Gallo – Eh oui… exactement.

– Ça doit vous aider, ça doit être très agréable, quand on est dans une foule ?

– Non… je n’sais pas, ça dépend…

– On a de l’oxygène, toujours…

– Il y a des tas de périodes de la vie où on souhaiterait être au contraire beaucoup plus…

– Ah ben à l’armée, à l’armée vaut mieux pas sortir du rang !

– … discret et passer inaperçu et… Mais en même temps c’est pas désagréable, parce qu’on regarde les gens toujours de haut en bas [rires].

1.2. Un bavard qui sait écouter

Autre trait caractéristique de la manière « Pop Club » de mener des interviews : José Artur occupe le terrain de la parole. Il est volubile, n’hésite pas à couper la parole à ses interlocuteurs et à parler plus qu’eux parfois – il se vante d’avoir inventé l’« interview-monologue [41] ». Marguerite Duras, écrira-t-il plus tard avec humour, aurait été « une des rares à avoir pu [lui] couper la parole [42] ». Cette attitude de bavard lui vaut de nombreuses critiques, notamment de la part d’auditeurs qui lui reprochent de prendre trop de place, tel Pierre, élève de Terminale fervent adepte de l’émission, qui lui écrit en 1968 : « José, vous parlez trop, tout le monde vous le dit, faites donc quelque chose [43]. » À Fernando Arrabal, José Artur déclare en juin 1987 : « Vous êtes aussi bavard que moi »… mais pour s’appliquer à prouver durant le reste de l’émission qu’il est bien le plus loquace, en usant de différents moyens de garder ou reprendre la parole, comme ici de la couper à son invité [44] :

Fernando Arrabal – Ce qui se passe c’est que, hélas, j’écris beaucoup, parce que…

José Artur – Oui c’est fou d’ailleurs, j’ai vu le nombre de livres que vous avez sorti chez Bourgois, c’est d’ailleurs un type qui pourrait être confondu avec un bourgeois, mais Christian Bourgois qui est un vrai éditeur, qui vous a accueilli tout de suite…

Mais si l’animateur du Pop Club n’hésite pas à user et abuser de sa position, il se qualifie aussi de « bavard qui sait écouter [45] ». À juste titre, si l’on en croit ce journaliste de Télérama en 1974 : « José Artur a ce double-don assez rare de savoir, à la fois, bien parler lorsque les interviewés n’ont rien à dire et bien écouter, et faire parler ceux qui ont quelque chose à dire [46]. » Parler beaucoup, poser des questions précédées ou agrémentées de commentaires à rallonge, c’est finalement souvent chez lui, en effet, une manière de mettre en valeur l’invité(e), de raconter des anecdotes le ou la concernant, ou, comme nous le montrons plus loin, de l’encourager à la confidence. Et s’il est vrai qu’il malmène ses interlocuteurs, on sent aussi poindre une certaine admiration pour cette espèce d’invités qu’il traite différemment par le fait de les recevoir longuement, que forment les écrivains. Même si cela peut sembler paradoxal ou contradictoire avec l’attitude décrite jusqu’ici, il ne s’empêche pas de les flatter. Le bavardage de José Artur n’est donc pas incompatible avec une certaine intégration du rôle de faire-valoir de l’interviewé traditionnellement dévolu à l’intervieweur, qui semble s’être accentué au fil du temps [47].

Plus exactement, comme il le confesse lui-même dans l’entretien avec Max Gallo, il « adore » pratiquer « la douche écossaise », autrement dit l’alternance de piques et de compliments. Il flatte l’ego de l’historien en énumérant de nombreux titres de ces précédents ouvrages (réaction de Gallo : « Cela me fait très plaisir que vous citiez ces titres-là »). Il présente Sagan comme la seule « star » française de la littérature : « Dans la littérature des stars y’en a pas, à part vous. Vous avez défrayé la chronique, vous faites les titres, on cherche à savoir ce que vous pensez, ce que vous aimez…En France il y a une star de littérature, c’est vous. » Il complimente Fernando Arrabal sur certains aspects de son physique (« Vous avez un physique attachant, vous avez un sourire fabuleux, des yeux merveilleux… »), terminant même cet entretien avec un cri du cœur : « Merci Arrabal, je vous aime ! »

En soufflant le chaud et le froid, José Artur contribue finalement à instaurer une atmosphère détendue de complicité plutôt bienveillante et propice à la confidence, dans laquelle les interviewés se sentent généralement à l’aise pour se raconter.

2. Des entretiens intimistes

2.1. Parler des écrivains plutôt que des livres

Bien plus que de parler du dernier ouvrage de l’écrivain, ce qui intéresse José Artur, c’est d’amener ses invités à parler d’eux, de leur intimité, comme c’est d’ailleurs le cas de nombreuses émissions culturelles d’entretiens dès les années cinquante [48]. En particulier, l’animateur du Pop Club considère absurde de faire parler un écrivain d’un de ses livres une fois celui-ci achevé, comme il l’explique en présentant sa conception de l’entretien :

Un entretien doit être clair et apporter à l’auditeur – le principal intéressé à qui il est destiné – une idée aussi nette et la plus complète possible sur le personnage interviewé et le point de vue ou l’œuvre que celui-ci défend. Or pour un acteur il est difficile, si cabotin soit-il, de faire son propre éloge. Pour un écrivain, c’est encore plus compliqué. Il faudrait interviewer les écrivains quand ils sont en train d’inventer leur histoire. Là, ils sont intarissables. Arrivés devant le micro, des mois après qu’elle soit finie, ils ne savent plus quoi dire ou bien ils en ont marre, en fin de promotion, de répéter toujours la même chose [49].

De fait, les entretiens de notre corpus ne s’apparentent pas à des émissions classiques de promotion d’un objet culturel, puisqu’il n’y est que très peu question du dernier livre en date, tandis que les interviews du Pop Club sont généralement plus « promotionnelles » lorsque les invités proviennent d’autres domaines culturels ou d’autres disciplines artistiques.

Ainsi, dans l’émission avec Françoise Sagan du 26 juin 1987, l’auteur ne parle que trente secondes à peine de son dernier livre – Un sang d’aquarelle [50] –, sorti d’ailleurs plus de quatre mois plus tôt. Dans celle avec Fernando Arrabal, invité du Pop Club en juin 1987, José Artur fait référence au dernier livre de l’auteur – La Vierge Rouge [51], publié un an plus tôt –, à la vingt-troisième minute d’émission seulement. Ils en parlent quelques instants avant de changer de sujet. Dans Le Pop Club avec Régine Deforges, le titre du dernier volet de La Bicyclette bleueLe Diable en rit encore – est très brièvement cité autour de la trentième minute. Enfin, dans l’enregistrement avec Max Gallo, l’animateur finit par annoncer le titre de son ouvrage au bout de 23 minutes d’entretien, mais seulement très rapidement : « Il y a un livre qui est sorti, le dernier en date, qui est Le Beau rivage, chez Grasset… On en parlera à la fin, peut-être, de l’entretien… » Finalement, à la quarante-quatrième minute, soit dix minutes avant la fin, José Artur annonce : « Bon et maintenant on en arrive à ce livre, Le Beau rivage. Moi je n’aime pas tellement parler des livres longtemps parce que je trouve qu’il faut les lire, surtout celui-là, qui est fort beau. »

Cette conception de l’entretien d’écrivain ne semble d’ailleurs finalement pas déplaire à Max Gallo, quand José Artur le met sur le sujet des coulisses de l’entretien médiatique :

José Artur – Le service après-vente, ce que nous sommes tous en train de faire, c’est quelque chose qui vous énerve, vous n’aimez pas ça. D’ailleurs je peux en témoigner : ça fait longtemps que je vous demande de venir. Vous venez quand vous avez un bouquin très gentiment, cordialement, mais vous n’êtes pas l’homme à rechercher follement l’interview, parce que vous bossez beaucoup… Mais on est obligé de le faire ?

Max Gallo – On est obligé. J’essaie de le faire de moins en moins parce que bizarrement, et pas du tout par mégalomanie, comme quelqu’un qui n’a plus besoin de cela, parce que je crois qu’on a toujours besoin de cela dans ce métier, j’ai de plus en plus de mal caractériellement à le faire… C’est-à-dire, j’ai de plus en plus de mal à faire ce que je fais en ce moment, c’est-à-dire, en fait, à discuter sur un livre. Et encore, là nous avons une vieille complicité, donc qui est agréable. C’est une retrouvaille plus qu’une interview, des retrouvailles plus qu’une interview. Mais c’est vrai que j’allais par exemple à Apostrophes [52] avec beaucoup d’enthousiasme les premières fois et presque une espèce de joie, un peu de fébrilité. Je suis allé souvent à Apostrophes. Maintenant quand j’y vais – j’y vais toujours et je souhaite y aller encore –, mais j’y vais avec une espèce de raideur et de réticence, en me disant « bon, il faut le faire », plutôt que « on va le faire avec joie ».

Gallo distingue ici ses passages à Apostrophes et au Pop Club : venir au Pop Club, ce serait comme vivre des « retrouvailles », en raison de la « vieille complicité » qui le lierait à son intervieweur. Difficile de se dispenser du jeu promotionnel de l’interview pour faire exister un livre et le faire vendre – l’expression « service après-vente » employée par Artur renvoie d’ailleurs frontalement à la dimension commerciale de l’activité d’écrivain. Sagan explique même que son ouvrage qui s’est le moins bien vendu (Le Garde du Cœur, Julliard, 1968) aurait été peu lu parce que, suite à une dispute avec son éditeur, elle aurait souhaité ne donner aucune interview [53]. Ce qui ne l’empêche pas de dire aussi sa réticence à devoir parler d’un livre dans ses interviews [54], et même à évoquer sérieusement sa pratique littéraire, en soutenant que « les gens qui parlent de leur travail d’une manière grave et sérieuse [l]’ont toujours assommée [55] ».

La vitrine promotionnelle que José Artur offre aux écrivains est donc assez en accord avec leur désir de ne pas parler de livres. Le Pop Club leur offre un espace pour parler d’eux dans une atmosphère décontractée, où ils se savent chahutés mais aussi aimés, et pas trop embêtés sur leur dernier livre, qui n’est au fond qu’un prétexte à venir se raconter, parfois de manière très intime. Une manière d’occuper l’espace médiatique dans laquelle certains trouvent apparemment leur compte.

2.2. José Artur l’« accoucheur »

L’animateur du Pop Club aime à se considérer comme un « accoucheur », dont le rôle serait de « faire raconter n’importe quoi à n’importe qui, sans que l’interviewé soit gêné ou terrorisé [56] ».

Dans chacun des longs entretiens de notre corpus, il prend soin de remonter aux origines, à l’enfance, et prend le temps de retracer le parcours des écrivains de manière chronologique afin de faire un « tour d’horizon [57] », s’intéressant davantage à l’histoire personnelle de chacun qu’à ses seuls ouvrages. Avec Arrabal, il commence par parler du Maroc, où l’écrivain est né, avant de l’inviter à raconter l’histoire particulière de ses parents (son père a disparu après avoir été condamné à mort par le régime franquiste). Avec Max Gallo, il évoque le milieu modeste dont l’écrivain et historien est issu. Avec Régine Deforges, il présente son milieu familial d’origine, plutôt populaire, et le contexte catholique dans lequel elle a été élevée. Il n’y a qu’avec Françoise Sagan qu’il ne remonte pas jusqu’à la prime enfance, même s’il évoque sa jeunesse étudiante sur les bancs la Sorbonne – sans doute parce qu’il s’agit de l’invitée du corpus que les auditeurs potentiels connaissent le mieux. Par de légers commentaires distillés dans ses interviews, on comprend que José Artur a déjà reçu au Pop Club chacun de ces invités. Malgré cela, il prend la peine de repartir de l’origine, ne se contentant pas de faire comme si l’auditeur connaissait déjà la vie de ces écrivains. Il prend même régulièrement soin de raconter des anecdotes vécues personnellement avec chacun de ces invités, afin d’entretenir un climat de complicité et de familiarité [58].

Au-delà de ce « film » chronologique, Artur invite chaque écrivain à se livrer sur des aspects de sa vie privée, ses goûts, son caractère.

C’est avec Max Gallo que le ton est le moins intime, sans doute parce que l’homme s’y prête moins volontiers. Il est surtout question de son goût pour les échecs, de son expérience politique [59] et des éventuelles interférences de sa carrière politique avec sa carrière littéraire.

À Sagan en revanche, José Artur peut mettre en avant le désir des auditeurs d’en apprendre davantage sur la personnalité profonde de l’écrivain, écrivain à succès mais « finalement assez secr[et] ». Il lui demande par exemple s’il est possible de la mettre en colère, ou encore ce qu’elle aime le plus. Il réussit à  la faire parler de ses addictions, et partant de là à réfléchir à son statut de personnage public et aux difficultés engendrées par la célébrité :

Le succès est quelque chose qu’on peut prendre bien et qu’on peut prendre mal. Il y a des gens qui le prennent très mal. Le succès est quelque chose qui vous isole, les gens vous voient comme une image. Si on n’a pas de grandes ressource, une grande force à l’intérieur pour avoir avec les gens des vrais rapports, pour obliger les gens à chercher autre chose de vous que cette image qu’ils ont dans la tête, si on n’oblige pas les gens à être vos amis, si vous voulez, pour de bon, on peut être très seul avec une statue de vous qui vit à votre place, et on se retrouve seul chez soi…

Avec Régine Deforges [60], romancière et éditrice de littérature érotique, les questions intimes pleuvent, sous le prétexte de chercher à comprendre « comment [elle vit] » : « Vous souvenez-vous de votre premier amant ? » ; « Vous vivez à Paris ? » ; « Vous avez des enfants ? ». L’introduction de l’émission donnait le ton : « Vous êtes une sorcière ou sainte, n’est-ce pas ? Et il y a une chose qui prime chez vous c’est l’amour, l’érotisme, le sexe et la liberté ? C’est d’accord ? ». « Vous oubliez les livres, […] sans doute le plus important », rétorquait Deforges, désireuse de rappeler que la littérature demeure la raison de son invitation à l’émission – ce qui ne l’empêche pas, dans la suite de l’entretien, de jouer plutôt bien le jeu des questions indiscrètes.

Avec Fernando Arrabal, Artur souhaite montrer la complexité d’un personnage fait de paradoxes, en mettant en opposition son image publique d’écrivain provocateur et « la délicatesse de [ses] sentiments » dans la vie privée. Par ailleurs, en insistant assez désagréablement sur la petite taille de son invité, il met le doigt sur un point sensible, complexe physique douloureux, qui l’amène à se confier intimement (« J’ai beaucoup souffert, […] ça m’a beaucoup chagriné. Ça me complexait, je me sentais très mal, et je continue à me sentir mal maintenant… »).

En somme, l’animateur du Pop Club s’attache à faire les écrivains se dévoiler aux auditeurs sur des aspects parfois méconnus de leur vie et de leur personnalité, en les délestant en quelque sorte du poids de rendre compte de leur activité littéraire. Pour autant, ces entretiens donnent aussi à entendre une réflexion parfois approfondie sur leur œuvre et leur métier d’écrivain.

3. Le métier d’écrivain

3.1. Vie et œuvre

Si l’animateur du Pop Club encourage les écrivains reçus à son micro à se livrer sur leur vie privée ou de leur personnalité, il se plaît quand même à tisser des liens entre leur œuvre et leur vie. Il insiste par exemple sur la proximité entre Max Gallo et le narrateur de son roman Le Beau Rivage, tout comme il remarque un « parallèle étrange » entre l’histoire de La Vierge rouge, qui met en scène une mère disparue, et celle du père de Fernando Arrabal, disparu lui aussi. Finalement, l’évocation de la vie privée a aussi pour vocation d’éclairer les ouvrages d’une autre lumière, biographique, à faire parler les invités de ce qu’ils transposent de leur vie dans leur œuvre.

Dans cette perspective, plutôt que de s’attarder sur le dernier livre paru, Artur préfère évoquer l’œuvre de ses invités comme un ensemble, pour mieux tisser des liens entre les livres, retracer les itinéraires des écrivains et leurs évolutions. Il commente des évolutions de formes littéraires, repère des motifs prégnants ou met en relief des thèmes majeurs. Il s’interroge par exemple sur le choix par Arrabal de la forme romanesque pour son dernier ouvrage, plutôt que du théâtre. Il insiste sur la façon récurrente qu’a Max Gallo de donner un titre général à une œuvre qui est ensuite déclinée en plusieurs tomes. Dans l’œuvre d’Arrabal, il voit dans le sacré et les femmes des thèmes majeurs – ce à quoi l’écrivain répond déclarant que la femme constitue même « le moteur de [son] œuvre ».

3.2. Le comment et le pourquoi

 Artur aime aussi interroger ses invités sur les conditions pratiques de leur activité. Il demande par exemple à Sagan et à Arrabal l’heure à laquelle ils écrivent ; à Gallo s’il travaille vraiment à la machine « parce que ça [lui] permet de réfléchir plus », et comment il réagit face au vertige de la page blanche (que l’écrivain appelle « la lâcheté devant l’écriture ») ; à tel ou tel à quel moment il se sent libéré de son livre (« Est-ce quand on remet le manuscrit, quand on pose la plume, ou quand le livre sort ? »). Par ailleurs, assez pragmatiquement, il n’hésite pas à commenter les tirages et les ventes des livres des écrivains qu’il reçoit. Il pose une question à Sagan qu’il qualifie lui-même « d’indiscrète », en lui demandant lesquels de ses livres ont eu respectivement les plus forts et plus petits tirages – question à laquelle elle répond, même si elle affirme n’avoir pas de souvenirs précis des chiffres. Avec Régine Deforges, Artur commente le phénomène de librairie qui s’est produit avec le deuxième tome de La Bicyclette bleue, dont il indique que 400 000 exemplaires se sont vendus en une journée. Dans l’entretien avec Max Gallo, il insiste sur la liberté que procure, pour un écrivain, de bonnes ventes d’ouvrages :

José Artur – L’argent, le tirage… l’argent que procure le tirage et la vente des livres, ça donne quand même, on ne peut pas le nier, ça donne quelque chose d’intéressant qui s’appelle un peu la liberté du choix du sujet ?

Max Gallo – Ah tout à fait. Moi j’ai gagné beaucoup d’argent avec les livres, je le dis de manière tout à fait simple, n’ayant jamais exploité quelqu’un je dirais, sinon moi-même. Et ça a changé ma vie, il faut bien le dire.

Avec ce type de questions et de réflexions, l’animateur rappelle que si tout le monde peut écrire ou se targuer d’être écrivain, il n’est pas évident de « vivre de sa plume ». À la fin de l’entretien avec Sagan, il lui demande d’ailleurs quel conseil général elle pourrait donner à un jeune qui souhaiterait écrire.

La question de l’œuvre est aussi posée par le biais des genres littéraires. De fait, à l’exception de Régine Deforges, tous les écrivains du corpus en pratiquent plusieurs. Sagan, Arrabal et Gallo insistent ainsi tous trois sur le temps long nécessaire à l’écriture d’un roman. Arrabal distingue très clairement les pièces de théâtre – qu’il écrit de manière « rapide » et « nocturne » – des romans – qu’il met un an à écrire. Il assimile la pièce à un « coup de foudre » et le roman à « un mariage ». Sagan insiste sur le caractère complexe du roman, très différent de l’écriture pour le théâtre :

Un roman c’est une espèce de thème… enfin, c’est l’envie d’un personnage qu’on a envie de compliquer, de creuser, de fouiller, de changer, de modifier. Tandis qu’une pièce a priori c’est pas un thème, c’est une intrigue, une action, et on sait dès le début de l’action qu’on va aller droit vers les dialogues, vers une accélération perpétuelle du mouvement, ce qui n’est pas possible dans un roman, ce qui est possible mais qui n’est pas le charme du roman. Le charme du roman, c’est qu’on peut brusquement parler d’une fenêtre, d’un paysage ou d’un sentiment pendant trois pages. Il y a une liberté effrayante dans le roman. C’est plus difficile qu’une pièce. Une pièce c’est des rails, ça va à droite, à gauche, ça permet d’avancer, de filer. Un livre on peut traînasser, c’est à la fois fascinant et inquiétant.

Gallo met lui aussi en avant la complexité d’un roman, selon lui « le genre suprême » :

Max Gallo – Moi je crois que le roman est le genre suprême. Parce que vous pouvez tout dire, tout.

José Artur – On peut dire l’essentiel.

– Non, on peut dire la vie, c’est-à-dire la complexité des choses…

– Pis on peut faire répondre des choses qui sont complètement étrangères à soi-même par un personnage, à qui on peut donner le rôle du diable peut-être, mais on lui fait dire… tout est dit…

– Tout à fait. Le roman c’est vraiment le genre, je vais employer un mot à la mode mais, antitotalitaire. Dans un roman, même si vous êtes quelqu’un de dogmatique, de carré, si vous avez un sale caractère [rire de José Artur [61]], malgré tout un peu d’humour… Dans votre roman, si vous voulez que votre roman soit un bon roman, vous êtes obligé d’être dans la complexité. C’est-à-dire que dans un roman un romancier n’a pas d’ennemi. Il peut avoir des adversaires, mais il est obligé […] de leur donner figure humaine. Il n’y a pas de caricature possible dans un roman, ou alors vous faites un livre de propagande et ça n’a aucun intérêt, vous n’avez pas de lecteurs.

Plus fondamentalement, c’est sur leur rapport à l’écriture que les écrivains sont invités à s’expliquer, en répondant à la question (banale et passe-partout) du « pourquoi écrivez-vous ? ». Arrabal écrit par « nostalgie d’être aimé », « parce que la femme ne [lui] a pas donné ce qu’il attendait ». Sagan pour « communiquer avec son prochain ». Deforges relate l’épisode du Cahier volé (Fayard, 1978), journal intime écrit à l’adolescence afin d’échapper au carcan d’une éducation stricte. Aucun n’hésite à questionner la relation ambivalente qu’il entretient avec l’écriture. « Hélas, oui, j’écris beaucoup. J’aimerais ne pas écrire. J’aimerais vivre une vie passionnante », confie Arrabal, cependant que Sagan avoue son bonheur de n’avoir pas eu besoin d’écrire pendant deux ans et demi, à la fin des années 1960 :

José Artur – Il vous arrive de ne pas travailler pendant un très long bout de temps ? Quel a été le plus grand silence de papier de Françoise Sagan ?

Françoise Sagan – J’ai eu un moment béni, […] c’était en 68 je crois, où j’ai passé deux ans et demi sans écrire une ligne. L’argent était rentré, j’avais la flemme et j’ai passé deux ans et demi sans écrire une ligne. J’étais enchantée. Mais alors là ça fait un bout de temps que j’ai pas arrêté…

L’auteur de Bonjour tristesse explique encore que, pour elle, « toute littérature est une forme de regret », tandis qu’Arrabal affirme qu’un artiste est quelqu’un qui rate, qui souffre.

Finalement, la question de l’écriture et des livres, qui pourrait sembler secondaire lors d’une première écoute, occupe tout de même une place non négligeable dans ces entretiens. On sent que ce fervent lecteur et admirateur des écrivains qu’est José Artur veut donner envie à ses auditeurs de découvrir les livres de ses invités. Même s’il choisit volontairement de ne pas trop en dire, il en commente de temps en temps certains passages, certains choix d’écriture. Dans l’un de ces entretiens il choisit même d’en lire un extrait. C’est à la fin de l’émission avec Max Gallo. José Artur lit un passage de Beau rivage, qu’il a pris soin de faire commenter brièvement auparavant par son auteur :

José Artur – Cette Mafalda passe une nuit de noces épouvantable, que vous décrivez d’une façon étonnante, par des petites phrases très courtes, à peine liées entre elles. Et c’est à dégoûter toutes les vierges qui liront ce livre. […]

Max Gallo – Ça m’a beaucoup coûté d’écrire cela. En fait, je voulais en faire une sorte de tragédie sans tragédie, car c’est une nuit de noce qui se déroule tout à fait normalement, sans excès, sans tragédie, et je crois que c’est en fait une tragédie. Une de ces tragédies sans sang, même sans larmes, et où en fait se noue tout un inaccomplissement, une incompréhension mutuelle, et qui est une sorte d’acte barbare.

– C’est un acte barbare, très beau d’ailleurs. Vous savez, pour me racheter vis-à-vis de vous [62], je vais simplement, pour terminer cet entretien avec vous Max Gallo, je dirai même au revoir avant, je vais terminer sur ces vingt lignes de cette nuit d’amour, qui devrait être une nuit d’amour et qui n’est qu’une nuit de noces.

4. Conclusion

Cette étude exploratoire nous a permis d’analyser ce que peuvent être des interviews d’écrivains dans une émission de « variétés culturelles » grand public. Elles proposent un modèle d’interview décontractée et insolente, mais au fond cordiale, dans laquelle l’œuvre littéraire peut sembler parfois reléguée au second plan, tandis que la vie personnelle est mise en avant, avec bon gré mal gré la collaboration d’écrivains malmenés mais consentants. Ceux-ci se laissent aller assez volontiers – finalement – à la confidence, à une heure de diffusion où les cœurs des uns sont plus enclins à se livrer et l’oreille des autres à écouter des confidences [63]. Les qualités de l’entretien d’écrivain dans Le Pop Club tiennent pour beaucoup à la personnalité du producteur-animateur de l’émission, José Artur, lequel cherche à montrer l’envers ou la complexité des personnalités reçues à son micro et souhaite, pour chaque émission, retracer un itinéraire des écrivains dans lesquels vie et œuvre sont étroitement mêlées. Sans presque jamais aborder le contenu des livres, il fait entendre à ses auditeurs des propos sur ce que c’est qu’être écrivain, du vertige de la page blanche aux techniques et instruments de travail à la question du tirage et du nombre de ventes en passant par les genres de prédilection et les thèmes récurrents. Une manière comme une autre, la seule possible peut-être dans une émissions de variétés, de servir la littérature.

Notes

[1] Cela s’inscrit dans la continuité de la réforme de la RTF pilotée en 1963 par Roland Dhordain, co-concepteur du Pop Club. Par ailleurs, en 1964, la RTF devenait l’ORTF. Sur l’histoire de la radiodiffusion en France durant cette période, voir Christian Brochand, Histoire générale de la radio et de la télévision en France, Paris, La Documentation Française, t 2 (1944-1975), 1994. Voir aussi Roland Dhordain, Le Roman de la radio, de la TSF aux radios libres, Paris, éditions de la Table Ronde, 1983. Nous remercions Pierre-Marie Héron et David Martens pour leur relecture attentive de l’article et leurs suggestions.

[2] José Artur est décédé en janvier 2015, à l’âge de 87 ans. Sur le personnage et son parcours, voir Guy Robert, « Amphitryon de nuit ; José Artur et le Pop Club », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n°47, décembre 1995, p. 74-81.

[3] À partir de 1966. Sur les premières années, voir Cécile de Kerguiziau de Kervasdoué, « Les premières années du Pop Club », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n°70, janvier 2010, p. 120-145. Dans les premières années, Le Pop Club est notamment une émission à la pointe de l’avant-garde musicale de la pop. L’émission propose aussi de la musique en direct.

[4] Comme La Rose Rouge, Chez Agnès Capri, ou encore L’Écluse, en particulier au temps du Club d’Essai.

[5] Roland Dhordain, qui a proposé l’idée du Pop Club à José Artur, entendait animer le grand hall de la Maison de la radio. Au moment de la création du Pop Club, deux autres émissions publiques voient le jour sur les antennes de l’ORTF : Les 400 coups, de Jean Bardin et Claude Chebel, Entrée libre à l’ORTF, de Pierre Codou et Jean Garretto.

[6] Reportage télévisuel consacré aux cinq ans du Pop Club, TF1, Journal télévisé de 13 heures, 11 juin 1970, archive Ina.

[7] Entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’histoire de la radio nocturne en France, 1945-2013, Bry-sur-Marne, Ina, 2014, p. 193.

[8] Ibid.

[9] Sur les entretiens d’écrivains à la radio, voir les nombreux travaux dirigés par Pierre-Marie Héron, notamment Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, 2010.

[10] Elles sont plus abondantes pour la période ultérieure du Pop Club, même si leur indexation dans les bases de données est parfois incomplète.

[11] À notre connaissance, il n’en existe pas de retranscription écrite. Il serait peut-être possible d’en retrouver des enregistrements chez des collectionneurs privés. Il existe cependant des sources écrites antérieures au milieu des années 1980 qui permettraient de reconstruire un itinéraire de l’émission dans son rapport avec les écrivains.

[12] Il a un goût particulièrement prononcé pour le théâtre et produira par ailleurs plusieurs émissions consacrées à cet art, à la radio ainsi qu’à la télévision.

[13] Entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 186.

[14] Ibid., p. 189. « Moi qui n’ai rien appris à l’école, je me suis alors cultivé comme une bête à coups de pied dans le cul ».

[15] José Artur, Le Pop Club avec Régine Deforges, ém. cit..

[16] José Artur, Micro de nuit, Paris, Stock, 1974, p. 191. José Artur dit sa fierté d’avoir reçu l’écrivain guatémaltèque le soir de sa réception du prix Nobel.

[17] Il est malheureusement difficile de donner une liste plus complète, car les invités du Pop Club ne sont quasiment jamais annoncés dans les programmes de presse. Grâce à quelques archives télévisuelles, on peut retrouver d’autres noms, comme l’écrivain Jean d’Ormesson.

[18] Il insiste d’ailleurs au début de l’entretien sur la longueur de temps dont ils disposent. Des formules telles que : « On est ensemble pour 55 minutes, on a le temps » reviennent au début de chacune des quatre archives de notre corpus.

[19] Exceptionnellement, d’autres invités ont le privilège de pouvoir rester une heure au micro du Pop Club. C’est notamment le cas, en 1985, de Wim Wenders, Palme d’or au festival de Cannes en 1984 avec Paris, Texas (22 novembre 1985), de Michel Jonasz (4 juin 1985) ou encore de Véronique Sanson (7 juin 1985).

[20] « La radio, c’est un peu comme au théâtre, c’est tu me parles et je te réponds », entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 189.

[21] « Tu l’écoutes vraiment […] et tu […] parles normalement comme si tu […] parlais chez toi à table avec des copains » (ibid.)

[22] Si José Artur prône un art de l’entretien improvisé et ne lit presque jamais à l’antenne de textes rédigés, il a tout de même sous les yeux des fiches avec des informations sur son invité, tandis qu’il concède que ce qui passe pour de l’improvisation ne l’est jamais vraiment. « Pour la radio, une bonne improvisation se travaille énormément finalement. Quand, au music-hall, les jongleurs ratent la balle, pour rater la balle habilement trois fois et la réussir à la quatrième il faut être capable de la réussir à la première. La fausse erreur à l’Américaine, c’est merveilleux. C’est travaillé, quand même. Moi qui n’ai jamais travaillé à l’école, j’ai travaillé. Quand je recevais Sartre ou des gens de ce niveau-là, je passais une après-midi d’Hypokhâgne ! » (ibid., p. 190).

[23] José Artur, Parlons de moi, y’a que ça qui m’intéresse, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 196.

[24] Roland Dhordain, Le Roman de la radio, de la TSF aux radios libres, op. cit., p. 214.

[25] Voir Jean-Marie Seillan, « L’interview », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle (1800-1914), Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 1025-1040.

[26] Voir Pierre-Marie Héron, « De l’impertinence dans les interviews d’écrivain : l’exemple de la série radiophonique Qui êtes-vous ? (1949-1951) », Argumentation et Analyse du Discours [en ligne], 12 | 2014, URL : http://aad.revues.org/1706.

[27] Claude Villers fait d’ailleurs partie de l’équipe du Pop Club à la fin des années soixante.

[28] Sur la dimension contre-culturelle du Pop Club, voir notamment Cécile de Kerguiziau de Kersvasdoué, « L’Impact du mouvement pop en France et son expression radiophonique, 1965-1974. Étude de deux émissions phares : le Pop Club et Campus », DEA de l’Institut d’études politiques de Paris, 1998. Dans les années soixante, même s’il existe des exceptions, le ton de la radio publique est globalement plus sérieux et guindé que celui des radios périphériques – Radio Luxembourg, Europe n°1, Radio Monte-Carlo et Sud-Radio –, dont les émetteurs sont implantés en dehors des frontières, mais qui sont largement écoutées par les Français.

[29] Paris-Jour, 28 novembre 1966.

[30] « Le Pop Club, même si José Arthur [son nom de famille est ici écorché] agace parfois les dents, continue une excellente carrière ; son audience a débordé nos frontières » (« Un regain de faveur face à la concurrence de la télévision », Le Monde, 14 juillet 1967). Les ondes radiophoniques se propageant plus loin durant la nuit, l’émission est largement écoutée en dehors des frontières françaises, en Europe et en Afrique du Nord.

[31] Martin Even, « France Inter. Le Pop Club, recette d’une réussite », Le Monde, 17 octobre 1969.

[32] C’est le cas notamment d’Alice Sapritch et Luis Mariano, voir José Artur, Micro de nuit, op. cit, p. 256.

[33] Ce jour-là, Max Gallo confirme qu’il n’a effectivement pas « digéré » la remarque car il pense ne pas avoir mauvais caractère. Après quoi José Artur retire ce qu’il qualifie de « provocation ». L’entretien d’une heure se déroule ensuite dans une atmosphère de bonne entente, plutôt familière.

[34] Ce qui peut être vicieux car d’une manière générale, José Artur ne manque pas de rappeler à ces invités qu’ils peuvent consommer de l’alcool à son micro.

[35] Le Pop Club du 30 juin 1987.

[36] Le Pop Club et José Artur, Télé Normandie, 3e chaîne, 21 août 1984

[37] Ibid.

[38] José Artur, Au Plaisir des autres, Paris, Michel Lafon, 2009, p. 193 et 282.

[39] Le Pop Club du 1er juin 1985.

[40] Durant l’été 1967, il présente d’ailleurs Flirtissimo, une émission quotidienne estivale dans laquelle il s’entretient sur un transat avec une jeune femme inconnue, sur le ton du flirt et de la séduction. Durant la saison 1969-1970, il anime Flirt, programme dans lequel il interviewe des vedettes féminines, sur le même ton. Installé dans un studio différent de la personnalité interviewée, il a pour mission de l’identifier, par le truchement de ses questions et du flirt. À la différence de Flirtissimo, les archives de Flirt ont été conservées.

[41] José Artur, Micro de nuit, op. cit., p. 128.

[42] José Artur, Au Plaisir des autres, op. cit., p. 134.

[43] Archives privées de José Artur, courrier des auditeurs, lettre de Pierre L., 10 avril 1968.

[44] Il lui redonne toutefois quelques minutes plus tard l’opportunité de reprendre son explication.

[45] Entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 187.

[46] Jacques Renoux, « La vie serait bien dure s’il n’y avait pas le Pop-Club », Télérama, n°1266, semaine du 20 au 26 avril 1974, p. 11.

[47] Dès la fin des années 1970, certains auditeurs le lui reprochent d’ailleurs une pratique de l’interview moins agressive et moins provocatrice que dans la première décennie de l’émission.

[48] Par exemple l’émission Qui êtes-vous ? d’André Gillois, ou encore La Parole est à la nuit de Luc Bérimont. Sur le dévoilement d’une parole intime dans les entretiens radiophoniques, voir Anne Outram Mott Steiner, « L’Identité médiatique et ses scénographies dans l’entretien culturel à la radio », thèse de doctorat de l’université de Genève, 2011.

[49] José Artur, Au Plaisir des autres, op. cit., p. 192.

[50] Françoise Sagan, Un sang d’aquarelle, Paris, Gallimard, sorti le 4 février 1987.

[51] Fernando Arrabal, La Vierge rouge, Paris, Acropoles, 1986.

[52] L’émission existe alors depuis 1975 – soit une dizaine d’années.

[53] En réalité, Françoise Sagan a au moins participé à l’émission télévisuelle Lectures pour tous du 27 mars 1968 pour faire la promotion du livre.

[54] Françoise Sagan dans Lectures pour tous, ém. cit.

[55] Françoise Sagan, Le Pop Club du 26 juin 1987.

[56] José Artur, Micro de nuit, op. cit., p. 180.

[57] Expression de José Artur dans l’émission avec Max Gallo.  Artur évoque à plusieurs reprises « l’ordre chronologique » qu’il s’efforce de suivre au fil des questions de ses entretiens. Par exemple, dans l’émission avec Max Gallo : « On va garder l’ordre chronologique un petit peu, et parler du premier livre… ».

[58] Il évoque notamment les faire-part qu’il a reçus lors de la naissance des enfants de Fernando Arrabal, la fois où il a vu Françoise Sagan sur un chameau, ou encore le jour où il a interviewé la fille de Régine Deforges, plusieurs années auparavant, dans le cadre d’une émission télévisuelle consacrée au théâtre.

[59] En 1983 et 1984, Max Gallo était porte-parole du gouvernement.

[60] Régine Deforges sort cette année-là Le Diable en rit encore, le troisième volet de La Bicyclette bleue.

[61] Max Gallo fait ici référence à la remarque introductive de l’animateur.

[62] José Artur fait ici référence à sa réflexion sur le « caractère de cochon » de Max Gallo.

[63] C’est également la nuit que des programmes radiophoniques nocturnes de confessions des anonymes ont été créés au milieu des années 1970. V. notamment Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes, op. cit.

Auteur

Marine Beccarelli est docteure en histoire contemporaine de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’histoire des médias et de la radio. Sa thèse, soutenue en 2016, portait sur l’histoire de la radio nocturne en France. Elle a été précédée de la publication d’une adaptation de son mémoire de Master 2 introduisant le sujet :  Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’Histoire de la radio nocturne en France, Ina éditions, 2014.

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Les entretiens « romanesques » de Roland Barthes à la radio (1976-1979)


Partant d’une enquête sur les entretiens radiophonique conservés dans les archives de l’Ina, l’article en repère deux grandes formes chez Roland Barthes : l’interview d’idées (livres et sujets intellectuels) et l’entretien personnel (qui concerne son ethos auctorial). La classification permet de retracer une évolution de la posture littéraire de Barthes, qui se lance à partir des années 1970-1974 dans une élaboration « romanesque » de soi, à savoir un mode discursif de l’imaginaire susceptible d’une représentation à la fois à l’écrit et à l’oral. Cette seconde forme témoigne d’une pratique ambivalente de l’interview radiophonique chez Barthes. L’analyse se concentre pour finir sur l’autoportrait radiophonique de 1976, quand la posture romanesque met en scène oralement un discours à la fois autobiographie et fictionnel. La posture d’amateur dans les entretiens sur la musique et sur Proust à France Culture en 1978 n’est qu’un redoublement de cette posture romanesque.

Based on an investigation of radio interviews at the Ina archives, the article outlines two forms in Roland Barthes: the notional interview (books and intellectual topics) and the personal conversation (which concerns his authorial ethos). The classification makes it possible to trace the evolution of the literary posture of Barthes, which develops in 1970-1974 into a “romanesque” (fictional) elaboration, namely a discursive mode of the imaginary prone to represent itself both in writing and orally. This second form reveals his ambivalent practice of the radio interview. Finally, the analysis focuses on the radio self-portrait in 1976, when the posture “romanesque” presents an oral speech that is both autobiographical and fictional. The amateur posture in the interviews on music and Proust at France Culture in 1978 is only a repetition of this kind of posture.


Texte intégral

L’enquête sur les entretiens radiophoniques de Roland Barthes commence seulement après la publication, en 1981, du Grain de la voix. Entretiens (1962-1980), recueil qui concerne 39 entretiens publiés dans la presse écrite [1]. L’année suivante, en 1982, Thierry Leguay établit une table des entretiens de Barthes diffusés lors d’émissions radiophoniques ou à la télévision. Leguay était parti du répertoire personnel de l’auteur et l’avait classé, vérifié et publié dans la revue Communications : 62 émissions radiophoniques comptant la participation de Barthes [2]. Plus tard, certaines transcriptions des entretiens de Barthes ont été reprises dans les Œuvres complètes publiées en 1995 par Éric Marty et rééditées dans une édition nouvelle et élargie en 2002 [3]. Et pourtant, le nombre réel d’interviews données par Barthes dépasse largement le nombre de celles recensées ou rééditées dans la revue Communications (124) ou dans les Œuvres complètes (72). L’enquête menée dans le cadre de nos recherches nous a permis de dénombrer à ce jour 170 interviews de Barthes, dont 81 à la radio (Leguay en comptait 62). La plupart datent des années 1970, qui s’avèrent dès lors la décennie la plus significative pour étudier la présence de Barthes à la radio, d’autant qu’elle correspond au moment de sa plus grande renommée littéraire. Durant cette période, Barthes accorde 101 interviews sur le total des 170 qu’il a accordés [4]. Ces chiffres nous montrent non seulement que Barthes a partagé sa pratique de l’entretien entre la radio et la presse écrite de façon à peu près égale, mais aussi qu’il s’est pleinement plié au jeu de la radio offert à l’écrivain contemporain, malgré une attitude parfois réticente devant ce média de masse.

Au cours de cet article, on verra comment l’attitude de Barthes envers la radio subit le contrepoint d’une réflexion qui s’unit, dans les années 1970, à une pratique bien particulière du média. On peut répartir brièvement les 81 entretiens à la radio selon une ventilation, même schématique, entre deux types [5]. À partir de l’année 1975, deux usages très différents de l’interview se distinguent dans notre corpus : d’un côté l’interview d’idées, critiquable en soi du fait qu’elle ne permet pas une réélaboration ou restitution suffisante de la pensée, mais admissible comme pis-aller et même obligatoire comme moyen donné à l’intellectuel de faire son devoir de participer au débat public  ; de l’autre l’entretien subjectif en première personne, qui permet à l’auteur de dire « je » et que – comme l’on verra – Barthes déclare être « le seul genre d’entretien que l’on pourrait à la rigueur défendre ».

En ce qui concerne l’interview d’idée, 45 occurrences pourraient y être associées, en prenant en compte à la foi le sujet de ces interviews – données à l’occasion de la sortie d’un livre de Barthes ou questionnant son activité de critique littéraire, de sociologue, etc. – et la « posture » intellectuelle de l’auteur, manifestant par ses réponses sa participation au monde actuel, son intégration dans le champ socio-littéraire préconstitué de son temps :

– 15 interviews sur ses livres : trois pour Michelet par lui-même (2 en 1954, 1 en 1964), deux pour Mythologies (en 1957), une pour Essais critiques (1964), deux pour Système de la mode (1967) – j’y ajouterais une partie non diffusée de la série À voix nue de Georges Charbonnier –, une pour S/Z (1970), trois pour Sade, Fourier, Loyola (1 en 1971, 2 en 1972), une pour la réédition du Degré zéro de l’écriture (1972) et deux pour Plaisir du texte (1973)  ;

– Barthes apparaît comme « mythologue » à la mode dans 6 interviews sur le rapport entre sociologie et littérature (La crise de la sociologie, 1956, avec Edgard Morin), sur la photo touristique (Les loisirs, 1962), sur la fonction et l’esthétique de l’« objet » (L’homme et l’objet : l’usage et la possession des objets, 1964), sur la photographie de presse pour deux émissions (L’ère des communications de masse, 1968 et 1969) et sur l’Utopie (1970)  ;

– Barthes joue le rôle du « linguiste » et « sémiologue » de la culture dans : les 5 émissions de Sciences et techniques consacrées au numéro « zéro » et à la rhétorique du silence et du blanc sur la page (1967), Du bon usage de la lecture sur l’usage du texte (1967), la série des entretiens À voix nue de Georges Charbonnier pour France Culture (1967), Le français, langue vivante (1968) et enfin Les chemins de la connaissance sur l’écriture picturale (1978)  ;

– Barthes commente les « classiques » dans 13 interviews : La leçon de Proust (1963), Dante en son temps (1965), l’encyclopédie (1966), De Nietzsche à Beckett (1967), Fourier (Reflets de l’âge d’or, 1971), Valéry (1971), Péguy (1973), Racine (1974), Michelet (1974), Benveniste (1976), Jakobson (1977), Calvino (1978), Valéry (1978) ;

– Barthes est interrogé sur la littérature contemporaine en tant que « nouveau critique », dans 6 interviews : deux en 1964, en 1965 avec Georges Charbonnier (Magazine des sciences), en 1967 avec François Nourissier (Pour une critique créatrice), en 1968 sur le Nouveau roman avec Roger Vrigny et en 1975, quand il lit un texte sur Roger Laporte au cours d’un entretien collectif.

L’entretien subjectif et personnel, conduit en première personne, est la forme qui permet à Barthes d’explorer, à différents niveaux, le rôle de son « imaginaire » et de proposer par la mise en parole d’une posture « romanesque » un entretien tout différent à la radio, qui est le pendant de l’évolution autobiographique de son écriture. On peut inclure 18 entretiens dans ce second type de performance, qui va de 1975 à la mort de Barthes en 1979 :

– la Radioscopie avec Jacques Chancel (1975) ;

– les deux entretiens en 1975 à propos de Roland Barthes par Roland Barthes (où il est clair qu’après ce livre l’entretien sans le « moi » n’est plus possible) ;

– l’autoportrait radiophonique pour L’Invité du lundi (1976) ;

Le chant romantique (1976) ;

– les cinq entretiens avec Jean-Marie Benoist et Bernard-Henri Lévy consacrés à la fois à sa renommée publique et à sa personne privée (1977) ;

– deux entretiens réalisés pour la sortie de Fragments d’un discours amoureux, particulièrement « romanesque » étant celui intitulé La dernière des solitudes (1977) ;

– un autre entretien sur l’Empire des signes réalisé pour l’émission Les chemins de la connaissance et consacré au plaisir de l’écriture (1977) ;

Pourquoi Schubert aujourd’hui ? sur la catégorie d’amateur à propos de la musique de Schubert (1978) ;

– l’entretien avec Alain Veinstein pour Nuits magnétiques (1978) ;

– les deux entretiens sur la musique réalisés avec Claude Maupomé (1978-1979) ;

– la série des trois entretiens « proustiens » avec Jean Montalbetti (1978).

Dans la présente étude, nous utiliserons l’autoportrait de 1976 et les entretiens avec Claude Maupomé et Jean Montalbetti (1978-1979) comme exemples d’entretien « romanesque » pour cerner les aspects de la posture « romanesque » adoptée par Barthes à la fin des années 1970. Il s’agira d’abord d’esquisser les passages qui permettent à Barthes, entre 1970 et 1974, de se donner cette posture romanesque, de manière à mieux différencier le type d’entretien qui en procède de l’interview d’idée. Un groupe de cinq interviews définit cette sorte de « passage » entre les deux séries. Dans ce groupe, il y a aussi des entretiens menés par Barthes avec d’autres écrivains : deux avec Jean Ristat, L’inconnu n’est pas le n’importe quoi (1971), un avec Renaud Camus (1975). C’est peut-être à la suite de la pratique directe du rôle de l’intervieweur, notamment dans l’entretien avec Camus [6], que Barthes prend conscience qu’il y a désormais pour lui deux types d’entretiens radiophoniques : d’un côté, l’entretien qui, sur l’auteur, ne va pas au-delà de ce que le public connaît de lui ; de l’autre, l’entretien qui descend dans une interrogation secrète de l’auteur, qu’on peut dévoiler par l’exploration et la consommation publique de son imaginaire d’écrivain[7].

1. Naissance de la posture romanesque : 1970-1974

Dans ce petit ensemble d’entretiens « entre-les-deux », Barthes ne sort de la forme de l’interview intellectuelle ; quelques éléments plus personnels esquissent cependant la forme que pourrait prendre avec lui un entretien personnel. Ces interviews de passage nous intéressent, par conséquent, pour préciser la valeur du « romanesque » que Barthes met en œuvre dans les entretiens du corpus.

En 1970, à l’occasion d’une interview sur S/Z, non seulement Barthes confesse que « la véritable origine de ce travail, Dieu sait où elle est, peut-être dans mon inconscient », mais, interrompant l’éloge que Luc Estang est en train de faire de son livre, il en évoque le plaisir « romanesque » qu’il y a trouvé : « Je ne voulais pas vous interrompre avec, disons, le mouvement de l’émotion […] dans le plaisir que j’ai eu à faire ce travail, j’ai eu une sorte de jubilation que j’estime être de type romanesque » [8]. Quoique cette jubilation « romanesque » ne donne pas lieu à une orientation personnelle du propos dans l’interview en cours, Barthes introduit bien ici l’opportunité de donner parole à un autre « moi », plus personnel que celui de l’intellectuel poussé à s’exprimer sur des sujets extérieurs à lui.

L’année suivante, en 1971, on trouve dans l’entretien de Barthes avec Jean Thibaudeau, partiellement publié dans la revue Tel Quel [9], une première élaboration de la réflexion qui le conduit à inventer sa posture romanesque pour la fin des années 1970. Dans une note explicative insérée en fronton, la transformation du je qui parle en je imaginaire est orienté dans la direction du romanesque :

Les réponses ont été réécrites – ce qui ne veut pas dire qu’il s’agisse d’écriture, puisque, vu le propos biographique, le je (et sa kyrielle de verbes au passé) doit être ici assumé comme si celui qui parle était le même (à la même place) que celui qui a vécu. On voudra bien en conséquence se rappeler que la personne qui est née en même temps que moi le 12 novembre 1915 va devenir continûment sous le simple effet de l’énonciation une première personne entièrement « imaginaire » [10].

Barthes a trouvé l’angle de vue qui lui permet de se voir et de se donner à voir comme un nouveau personnage romanesque – comme un personnage autofictionnel avant la lettre [11] – tout en considérant que, dans ce cas, l’opération est possible grâce au travail de transcription, à la « réécriture » des réponses de l’entretien originel. Ce faisant, il ne se donne pas encore une posture personnelle, puisque c’est le phénomène même de la réécriture qui produit un je imaginaire. Il reste encore dans une réflexion « classique » sur l’écriture, appliquée au je autobiographique. Toutefois, dans son avant-dernière réponse à Jean Thibaudeau, Barthes fait écho au propos liminaire et se charge de donner une fonction au genre de l’entretien, à l’intérieur du nouveau projet du je romanesque. Par cette insertion, le romanesque évolue en un mode de discours qui semble pouvoir dépasser les limites de l’écriture pour questionner la « parole » tout court et entreprendre, finalement, une transformation discursive praticable dans la forme de l’entretien en général, à la fois oral et écrit :

Le seul genre d’entretien que l’on pourrait à la rigueur défendre, serait celui où l’auteur serait sollicité d’énoncer ce qu’il ne peut pas écrire. […] Ce que l’écriture n’écrit jamais, c’est Je  ; ce que la parole dit toujours, c’est Je  ; c’est donc l’imaginaire de l’auteur, la collection de ses fantasmes […] en ce qui me concerne : la musique, la nourriture, le voyage, la sexualité, les habitudes de travail [12].

La « parole » devrait permettre la communication au public de l’imaginaire de l’interviewé, au fur et à mesure qu’on l’interroge sur ses habitudes, ses plaisirs, ses loisirs. Le but du genre de l’entretien serait de ce point de vue, sinon opposé, du moins complémentaire du travail de l’écriture : à celle-ci le travail de la pensée, à celui-là l’expression de l’imaginaire privé. Si l’entretien offre une voie privilégiée au moi privé, l’écriture vient à comprendre l’expression de l’intellectuel, même dans les formes d’interview plus classiques (comme celles de la première catégorie). Le problème que pose Barthes est, en clair, que l’entretien est un moyen adapté non au travail de la pensée, mais au travail de la subjectivité. Mais quel serait l’entretien qui se chargerait de véritablement donner forme à cette parole privée, à l’écart du travail de l’écriture ? L’entretien radiophonique. Il représente bel et bien une étape dans le passage de Barthes de la posture de l’intellectuel – qui utilise non seulement l’écriture, mais aussi l’interview d’idée – à celle de l’auteur « romanesque », qui investit à la fin des années 1970 des formes multiples, écrites et orales, de performance de la parole (textes et entretiens, cours, séminaires, autres formes d’apparition publique, etc.).

En 1972, dans une interview ici répertoriée dans la catégorie de l’interview d’idée et consacrée à Sade, Fourier, Loyola, Roger Vrigny fait référence au numéro de Tel Quel et à ce que Barthes y dit [13]. Dépassant la réflexion générale sur la forme de l’entretien, il pose à son invité une question directe sur le cas de l’entretien à la radio, qui l’amène à se prononcer directement sur le sujet, tout en restant dans le cadre du passage au romanesque envisagé avec Thibaudeau. L’opposition entre « écriture » et « parole » revient avec plus de clarté dans cet échange. Barthes dit ne pas aimer l’entretien radiophonique qui commence « en parole » et se termine par une forme d’écriture : il y voit une forme de « mauvaise foi ». Si cela constitue une approbation de l’entretien parlé, avec les limites que l’on connaît du contrôle à avoir sur son discours oral, Barthes se trouve néanmoins devant le défi de donner une forme romanesque à un entretien, tout en refusant le secours de la réécriture, qui lui avait permis l’année précédente de maîtriser son je imaginaire grâce au passage de l’entretien filmé à la transcription.

Cela ne semble cependant un problème urgent ou dont la résolution devrait être immédiate. Sans aimer l’interview réécrite, Barthes l’a pratiquée régulièrement toute sa vie, et continue l’année suivante. En 1973, au moment où la publication du Plaisir de texte opère un changement complet et irréversible de son image publique, l’entretien Où va la littérature  ?, avec Pillaudin et Nadeau, est animé justement par l’« utopie » déclarée dans le livre de « faire du lecteur un écrivain » [14]. Même si l’interview ne lui permet pas encore d’adopter une posture romanesque, Barthes ajoute dans sa transcription une notation que nous n’entendons pas dans l’interview radiophonique :

Quand on a commencé à écrire, quand on est dans l’écriture, quoi qu’elle vaille d’ailleurs, il y a un moment, en un sens, où on n’a plus le temps de lire […] personnellement j’ai très peu de temps de lecture en soi, de lecture gratuite. J’en ai un peu le soir quand je rentre chez moi, mais, à ce moment-là, je lis plutôt des textes classiques ; ou pendant les vacances [15]

Le contraste exprimé entre lecture privée et écriture publique redouble celui déjà posé entre réécriture et parole. La fuite hors de la lecture professionnelle vaut mort de l’auteur-intellectuel et naissance de l’auteur-écrivain. Les idiosyncrasies de lecture de Barthes, qui abandonne les textes modernes, préparent l’émergence d’autres idiosyncrasies autobiographiques et transforment le moment de la lecture privée en une confrontation directe avec à la fois les textes classiques et les auteurs qui les ont écrits. C’est qui introduit une solution au problème de la parole : l’imitation de quelque chose, qui n’est pas de l’écriture, mais relève d’une posture, d’une manière de s’en tenir comme écrivain classique.

Cette sortie hors de l’écriture, au sein de l’entretien oral, est discutée en 1974 dans un texte, « De la parole à l’écriture », conçu comme préface à la publication de Quelle crise ? Quelle société ?, premier volume de la série « Dialogues de France Culture » aux Presses universitaires de Grenoble [16]. Barthes semble y régler ses comptes avec le problème de la transcription de l’entretien, c’est-à-dire du rapport entre parole et écriture. Il reconnaît dans ce texte que, dans un entretien radiophonique, la parole est « théâtrale » et « tactique », qu’elle y suit ses propres codes culturels et oratoires. Or, dans la « scription » (transcription d’un entretien enregistré à l’oral), on perd le grain de la voix, la présence du corps, la dimension phatique de la communication, sans que cette perte se solde par l’accession à une véritable écriture [17]. Le point de vue est donc critique : on perd sur les deux tableaux finalement.

Curieusement, quelques années plus tard, en 1977, dans « Une sorte de travail manuel », réponse à une enquête écrite des Nouvelles littéraires sur l’écriture au magnétophone, Barthes propose une réflexion quasiment opposée, du moins plus fine, du phénomène de la scription : elle pourrait bien elle aussi inscrire l’entretien dans le champ de l’écriture, dès le moment que, en donnant parfois à un écrivain la possibilité de retravailler sa parole, elle lui permet d’y réintroduire son propre style [18].

En tout cas, la double position de Barthes devant l’entretien à la radio s’accompagne d’une pratique ambivalente, tantôt purement orale et « romanesque », tantôt mixte, avec un départ oral suivi d’une réécriture. Une pratique qui, comme la chronologie le montre, continue au fil des ans et permet à Barthes de jouer sur les deux tableaux. S’il est question dans la suite de cet article de l’entretien romanesque de forme orale, il reste néanmoins évident pour Barthes que tout auteur ne peut pas renoncer au rôle social de l’interview comme moyen donné à l’écrivain (« quelqu’un qui a écrit des livres ») de participer au débat public :

L’écrivain – quelqu’un qui a écrit des livres – doit se prêter aux interviews, comme celui-ci, ou à des prestations à la radio ou à la télévision. Bien. Je dirai tout simplement – je dis les choses franchement – il doit le faire et ce n’est pas du tout pour des raisons narcissiques. Ce n’est pas parce qu’il lui fait plaisir qu’on parle de lui, qu’il soit entendu ; ou si ce plaisir existe on peut dire qu’il dure très peu de temps. En réalité, si on fait ça c’est parce que l’écrivain sent très bien que, quand il écrit, quand il publie, il s’articule sur le travail d’autres personnes : les personnes qui l’interrogent, les personnes qui l’enregistrent. Il fait partie d’une économie et par conséquent je dirai qu’il n’a pas – en principe – le droit de se refuser à ce type d’échange [19].

Ce passage permet finalement de mieux distinguer les rôles : dans le cas de l’intellectuel et/ou de l’écrivant, l’interview est un pis-aller, nécessaire à son intervention dans le débat public ; dans le cas de l’écrivain (l’auteur véritable et/ou classique), l’entretien est légitime comme écriture de l’imaginaire, via non seulement la parole, mais la voix et le langage du corps. Cela signifie finalement que, dans le cadre de l’entretien radiophonique, il faut trouver pour Barthes une manière de « travailler » physiquement la parole radiophonique, pour lui donner une forme, littéraire si l’on veut, élaborée du moins, sans le truchement de la transcription.

2. L’autoportrait radiophonique de 1976 : une « voix » romanesque

En 1976, Barthes se prête à un autoportrait radiophonique pour l’émission « L’Invité du lundi ». Préparé avec Michel Gonzales et André Mathieu, l’autoportrait est enregistré quatre jours auparavant et dure après montage 33 minutes (pour une heure dix d’enregistrement). Dans l’autoportrait ne sont conservées que les réponses de Barthes touchant sa biographie, sa formation littéraire, ses intérêts culturels, son travail actuel, etc.. Mais quand Montalbetti demande – une fois l’autoportrait terminé – s’il a été hypocrite dans ses réponses, Barthes nie avoir été gêné et s’explique en soulignant le caractère non-référentiel de l’autoportrait réalisé :

Non, je n’ai pas du tout été hypocrite dans la mesure où pour être hypocrite il faudrait qu’il y ait une vérité qu’on masque et j’ai pris soin au début de l’autoportrait de dire que la difficulté de l’autoportrait c’est que, en tant qu’une sorte de grand épisode du langage, il s’établissait en dehors de toute référence possible [20].

L’autoportrait mobilise bien Barthes comme personne privée dans ses réponses, par l’écoute de sa voix et d’un je. L’image d’auteur que Barthes donne de lui-même déplace celle qu’il donnait jusqu’à présent : émerge celle d’un intellectuel heureux de travailler, qui y prend un plaisir physique et concret, presque sensuel :

Dans le présent, je dois beaucoup lutter pour préserver ces zones de travail personnel et c’est là un des problèmes importants de ma vie, comme de la vie de la plupart des intellectuels et des écrivains d’aujourd’hui… de résister à la dispersion […] À ce moment-là je n’ai pas, en ce qui me concerne, de plus grand plaisir, en dehors des plaisirs de la fête, ou des plaisirs de la volupté… je n’ai pas de plus grand que de me lever le matin en me disant que j’ai toute une matinée tranquille devant moi pour travailler [21].

Barthes parle de l’activité intellectuelle comme d’un plaisir, une jouissance, liée à l’activité elle-même mais aussi à son espace, son organisation, la défense de cet espace contre la dispersion des multiples sollicitations autres. L’expérience du travail intellectuel est celle d’un bien-être physique, qui le renvoie non tant au domaine des idées qu’au domaine du corps et d’un moi sensible :

C’est une jouissance qui s’accompagne – je dirai – d’une jouissance supplémentaire, d’organisation du travail, de toute une structure de l’espace de travail, ce que j’appelle la papeterie du travail, qui est une chose qui donne énormément de plaisir et il me semble que dans ma vie c’est toujours ce qui reste à travers des évolutions, des difficultés, des tentations de toute sorte… à travers des leurres, des pannes, des paresses, il reste toujours ça… je sais que si je veux je peux travailler d’une façon – je le répète – jouissive [22].

La relation directe entre le corps et l’écriture passe par le plaisir du psychisme, des sens, de la manipulation de toute une « papeterie » qui accompagne la mise au travail et la production des idées.

Dans l’autoportrait de 1976 réalisé pour la radio, il n’y a pas d’écriture au sens propre, et la « papeterie » du micro et des moyens d’enregistrement échappent en partie au contrôle de l’auteur. Le plaisir de travailler (de créer) doit trouver d’autres biais. Avançons que l’équivalent de la main pour l’écriture, c’est la voix pour la « parole » orale : c’est elle qui permet de lier la construction d’un je imaginaire ou romanesque au corps de l’auteur, sans passer par l’écrit. La voix de Barthes est l’instrument qui lui permet de développer une posture romanesque à la radio : là, il dévoile publiquement son corps – par une référence auditive directe de son corps envers les auditeurs – tout en envahissant sa voix par un discours autofictionnel second – élaboré certes, en 1976, à partir de ses textes et livres, et soutenu par un autocommentaire.

L’autoportrait proprement dit se donne à saisir dans des fragments de discours, entre lesquels Barthes fait des pauses, s’arrête pour relire les questions et propositions de sujets de ses interlocuteurs et y réfléchir. Il ne structure plus ses phrases en un discours continu, mais accepte de découper son propre discours autobiographique, qui par conséquent se présente en fragments vocaux séparés les uns des autres [23]. Comme ses étudiant(e)s les plus fidèles le remarquent [24], cet « art » vocal de la parole orale dans l’autoportrait est très différent du phrasé parlé pratiqué dans son séminaire et son cours (mais aussi dans les autres interviews), qui garde une construction syntaxique très logique. Il tranche du reste aussi sur son style d’écriture, parfois très moderniste dans l’usage, par exemple, de la ponctuation (deux points et parenthèses placés en manière anti-scolaire). Ce qui ne plaît pas à tous ses interlocuteurs, puisque, après qu’Antoine Compagnon a relevé cet écart entre la phrase orale et la phrase écrite de Barthes, Romaric Sulger-Büel et Roland Havas réagissent en jugeant l’autoportrait radiophonique « décevant » par rapport à l’autoportrait écrit que constitue un an plus tôt Roland Barthes par Roland Barthes.

Barthes leur explique que l’autoportrait radiophonique est un genre « faux » : c’est « une parole sans véritable interlocuteur » – comme l’écriture –, tandis que la parole adressée aux auditeurs de son séminaire est portée par « une interlocution très forte ». Mais précisément, il représente – comme l’écriture – une forme indirecte de parole, puisqu’il est enregistré. Il faut l’entendre, précise-t-il, comme « une sorte d’écriture à l’état second, c’est-à-dire avec toute l’ambiguïté d’un texte qui ne se donne pas exactement pour ce qu’il est et donc réinterpréter le ton qui a été employé comme un procédé d’écriture, c’est-à-dire […] mettre des guillemets autour de ce que j’ai dit [25] ». Ainsi, dans l’autoportrait radiophonique, parole et scription semblent s’intégrer mutuellement ; la distinction entre je romanesque orale et je romanesque écrit semble annulée. Plus précisément, l’autoportrait radiophonique devient un discours dans lequel la voix même de Barthes est mise « entre guillemets », afin de donner naissance à un personnage romanesque de la même nature que celui du Roland Barthes par Roland Barthes. Il est d’ailleurs précédé d’un avertissement équivalent à celui du livre : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman [26] ».

Dans l’autoportrait, les modalités de pauses à l’oral, certaines dûment enregistrées (quand il prend et allume une cigarette) finissent par correspondre à une fragmentation du discours oral du Barthes « professeur » par la voix et le corps du Barthes « romanesque ». Tout comme son l’écriture romanesque fragmente, dans Roland Barthes par Roland Barthes, le discours continu de la dissertation, de l’essai monographique, du récit autobiographique. En outre, ces fragments oraux correspondent formellement à des citations, qui peuvent activer les souvenirs romanesques, et qui ont la même fonction que les « anamnèses » introduites dans l’autoportrait écrit Roland Barthes par Roland Barthes.

En somme, dans cet autoportrait de 1976, la parole radiophonique n’est pas de l’« écriture parlée », comme celle que Barthes dit produire dans ses séminaires et cours. La parole vive et improvisée de l’autoportrait domine le travail de montage, qui ne change pas la voix et le ton. Elle est aussi revue et interprétée, dans un commentaire placé à la fin, en guise de « postface », sous un angle romanesque. Encore une fois, Barthes dirige son auditeur vers l’auteur qu’il a entendu, mais en faisant de sa voix le lieu d’une parole autofictionnelle.

3. Entretiens avec Claude Maupomé et avec Jean Montalbetti (1978) : la posture de l’amateur

Dans son premier entretien avec Claude Maupomé pour l’émission « Le Concert égoïste », diffusé en janvier 1978 – et contrairement à ce qu’il a écrit dans « La Chronique » six mois auparavant [27] –, Barthes dit aimer écouter de la musique en travaillant :

Barthes – […] je n’ai pas un très bon rapport au disque. La musique, pour moi, ne passe pas bien par le disque. La musique passe par deux choses : le piano, le chant quand j’en ai fait – c’est-à-dire la musique que je fais ou que j’ai faite avec mon corps – et alors la radio, oui, la radio. Là, bon… au risque de choquer beaucoup de producteurs et de réalisateurs de radio, je… j’aime bien mettre France Musique quand je travaille. Je sais que ça a été très reproché à Claude Lévi-Strauss, mais je dois dire que je partage absolument cette pratique avec lui […].

Maupomé – Vous n’êtes pas aussi strict que lui pour la parole à France Musique [28].

– Non, il y a des parties parlées à France Musique qui ne me déplaisent pas du tout. D’abord parce que très souvent j’aime bien la voix de qui parle. Je m’intéresse aux voix.

– C’est toujours de la musique ?

– Oui, c’est toujours de la musique, surtout pour moi qui m’intéresse beaucoup à la voix [29].

Barthes indique ici qu’il reçoit certaines voix parlées comme de la musique. Voix et musique entrent dans le travail intellectuel ; elles sont déjà dans l’écriture sérieuse et agissent comme stimulant et plaisir auxiliaire de la pensée. Leur essence s’oppose aussi à la musique professionnelle, aux enregistrements des interprètes célèbres que l’on écoute au concert ou sur les disques. Cette association du travail intellectuel à l’écoute de la musique, voire à sa pratique (chant et piano), mais aussi à l’écoute de ce qui devrait encore plus déranger ce travail, à savoir les « parties parlées » d’émissions musicales, fait bouger là aussi l’image de l’intellectuel que Barthes peut avoir dans le public. On peut dire que, au personnage du travailleur, elle ajoute celui de l’amateur [30]. Le parallèle avec Lévi-Strauss suggère qu’il s’agit d’une posture anti-puriste. Dans le second entretien avec Maupomé, pour « Comment l’entendez-vous ? » [31], cette posture de l’amateur va jusqu’à inclure une pratique musicale marginale chez l’amateur de musique courant, qui est la composition :

Maupomé – Une question que je voulais vous poser depuis longtemps : la composition musicale, vous l’avez abandonnée ?

Barthes – Ah, abandonnée ! Je ne l’ai jamais abordée.

– Si, si, dans Barthes par lui-même il y a une photographie d’un poème de Charles d’Orléans [32]

– … que j’avais mis en musique [33].

La visée de Barthes dans cet entretien est de dévoiler la dimension de plaisir du travail intellectuel, de réformer l’image qu’on peut se faire de lui comme intellectuel de métier au profit de l’amateur, qui écoute de la musique en travaillant, et peut même à l’occasion en composer pour son plaisir personnel.

À cette posture de l’amateur, l’entretien de 1978 avec Jean Montalbetti ajoute le modèle proustien qui anime en sous-main, depuis le début des années 1970 au moins, l’imaginaire de Barthes à la recherche de son identité non plus d’intellectuel, mais d’écrivain. L’émission, diffusée en trois parties, les 20 et 27 octobre et le 3 novembre 1978, fait partie de la série Un homme, une ville, produite par Montalbetti pour France Culture. Le journaliste se promène en compagnie de Barthes dans les lieux marqués par la mémoire proustienne : le quadrilatère du Faubourg St Honoré, de la Madeleine jusqu’à l’hôtel Ritz (1) ; Illiers-Combray – avec en fin d’émission une longue étape à la BnF pour examiner les carnets de Proust (2) ; les Champs-Élysées et le Bois de Boulogne, sur les traces de la duchesse de Guermantes et d’Odette Swann (3). Les titres choisis pour les trois rendez-vous de cette émission sont autant de pastiches de l’œuvre proustienne : À la recherche du Faubourg, Du côté de Combray, À l’ombre des jardins et des bois. Comme le rappelle Barthes, les deux promeneurs parcourent un chemin « narratif » qui suit les lieux de la vie de Proust.

Claude Coste constate très bien qu’ici, « bien loin des illusions du transistor, la radio propose enfin une autre forme d’écriture indirecte [34] ». Le ton est beaucoup plus filé et pareil à la voix que l’on écoute dans les cours de Barthes : une sorte d’écriture « parlée » dans l’interlocution avec les autres. Comme il le confesse à Montalbetti dans la troisième émission – qui sera le dernier entretien de Barthes diffusé à la radio – la promenade radiophonique est l’occasion de régler « un vieux compte » avec Proust, avec l’œuvre qui accompagne sa vie : « Quand nous arrivent des choses personnelles, à tout instant nous retrouvons une espèce de déjà-vu dans Proust […] dans une extrême fraternité [35]. » Proust est bien du côté de l’amateur, non du travailleur : Barthes critique, on le sait, n’a consacré que trois petits articles à Proust [36].

Parler de Proust signifie de surcroît un engagement particulier pour Barthes amateur. Dans ce dernier entretien, un désir ultime apparaît : écrire comme Proust, et non sur lui. Pour cela, il faut s’identifier à Proust :

Barthes – Je crois qu’il y a un moment où on n’a plus envie d’écrire sur Proust, mais on a envie d’écrire… comme Proust. Non pas pour se comparer à lui – ce serait bien prétentieux. Voyez-vous Proust c’est un écrivain… pour moi il n’est pas question de se comparer à lui si on écrit, mais… il est parfaitement question, il est parfaitement légitime de s’identifier à lui. Je crois qu’il faut faire la différence. On ne se compara pas à lui mais on s’identifie à lui. Il a un pouvoir d’identification très grand. Par conséquent, on pourrait très bien concevoir… d’accepter, par exemple, de réécrire quelque chose qui ressemblerait à La Recherche du temps perdu […].

Montalbetti – Et vous proposez de… d’en donner une nouvelle version ?

– Non, disons que c’est un rêve, mais c’est un rêve très nourrissant, vous savez, qui fait très plaisir et qui… peut justement alimenter une sorte d’énergie de travail, comme ça. Peu importe l’échec au fond [37].

Le rêve de l’identification, c’est un trait classique plus que romantique. Là où, tout en endossant des rôles sociaux en nombre limité (comme l’a montré José-Luis Diaz), l’écrivain romantique veut être original [38], Barthes rend à l’imitation son importance non seulement comme processus de création, mais aussi comme processus de construction de son image publique. La posture de Barthes écrivain, mais aussi de Barthes au micro dans son dernier entretien, ce serait la posture de Proust. Posture d’une importance personnelle essentielle dans les moments de doute sur sa capacité à écrire, et le changement de son style d’écriture durant les années 1970. L’identification publique à Proust à l’occasion de cette émission en trois volets, prépare Barthes au projet d’écrire un roman intitulé Vita Nova [39]. Si l’entretien radiophonique participe chez Barthes aux problématiques soulevées dans son œuvre écrite, on peut voir avec ce projet de roman le lieu où oral et écriture se montrent incompatibles. Tout se passe en effet comme si l’identification proustienne poussait Barthes trop loin de son imaginaire privé constitué ; comme si elle le poussait à orienter son expression littéraire dans une direction que l’entretien oral « romanesque » ne pouvait pas accueillir. La direction du roman proustien, c’est-à-dire aussi du genre romanesque.

4. Conclusion

Dans les années 1970, l’œuvre et la pensée de Barthes s’ouvrent à l’invention d’une posture romanesque qui, à la radio emprunte la voie de l’entretien subjectif opposée à l’interview d’idée, en même temps que son image d’intellectuel de métier, théoricien, professeur, etc., sérieux et savant, compose avec celle de l’amateur. L’interrogation de l’auteur sur les usages possibles de l’interview et de l’entretien émerge au début des années 1970. Elle concerne les ressources comme les limites des formes dialogiques à la radio, en relation surtout aux problèmes posés par la parole en direct et sa transcription (scription). Un peu plus tard, dans l’autoportrait de 1976, Barthes emploie sa voix comme moyen de créer une forme autofictionnelle d’entretien à la radio et comme illustration du processus de devenir de la parole « romanesque ». Dans ce genre d’entretien, la posture de l’amateur joue un rôle essentiel pour l’expression du je imaginaire, comme l’on a vu dans ses échanges sur la musique, car elle permet une sortie franche de la posture de l’intellectuel de métier, face à laquelle elle suscite celle de l’écrivain, qui écrit avec son imaginaire et son corps. Finalement, l’identification à Proust, d’abord cachée puis avouée, agit comme une déclaration d’un désir de roman. Elle n’apparaît cependant parfaitement lisible qu’après coup, posthumément si l’on peut dire, si on la considère comme l’annonce d’un Barthes romancier à venir. On peut avancer que ce Barthes romancier est en quelque sorte un « produit dérivé », non seulement du Roland Barthes par Roland Barthes, mais de sa conception et de sa pratique de l’entretien « romanesque ».

Notes

[1] Roland Barthes, Le Grain de la voix : entretiens, 1962-1980, Paris, Seuil, « Essais », 1981.

[2] Thierry Leguay, « Roland Barthes : Bibliographie générale (textes et voix), 1942-1981 », Communications, n° 36, 1982, p. 131-173.

[3] Roland Barthes, Œuvres complètes, sous la direction d’Éric Marty, 5 vol., Paris, Seuil, 2002.

[4] Pour les références complètes des entretiens cités ici, voir la liste mise à jour sur https ://sites.google.com/view/guidomattiagallerani/projects et, avec des tableaux explicatifs, dans Guido Mattia Gallerani, « The Faint Smiles of Postures : Roland Barthes’s Broadcast Interviews », Barthes Studies, n° 3, 2017, en ligne sur http ://sites.cardiff.ac.uk/barthes/

[5] Cette ventilation ne comprend pas 13 entretiens à la radio, que je n’ai pas pu écouter dans les archives de l’Ina ou dont une transcription n’est pas disponible : une émission sur les graffitis et « Tout dire et se comprendre » (1962), « Recherche de notre temps » (1964), « Les Idées et l’Histoire » et « Les Matinées de France Culture » (1970), « Proust et les écrivains d’aujourd’hui » (1971), « Les Après-midi de France Culture » (1974), « Journal inattendu » (1974), « L’antenne est à R. B. » (1974), « Voix de la langue : Charles Panzéra » (1977), « La musique et l’amour » (1977), « Hommage à Roman Jakobson » (1978), « Les mythes de l’écriture » (1978). Il reste des traces bibliographiques de ces entretiens dans d’autres archives ou des mentions dans des études. L’existence de quelques-uns reste ouverte à la discussion (il pourrait aussi s’agir de duplicatas erronés d’entretiens dont l’existence est certaine).

[6] Avec notamment cette réflexion : « Le rôle de la conversation – même radiophonique – est d’épuiser à la fois les possibilités et les impossibilités d’explication de l’auteur » (Roland Barthes, « R.B. interroge Renaud Camus sur Passage » (1975), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 407).

[7] Dans cet article, par commodité, « entretien » et « interview » seront employés indifféremment même si une différence de genre a pu être établie (Philippe Lejeune, « La voix de son maître : l’entretien radiophonique », dans Je est un autre, Paris, Seuil, « Poétique », 1980, p. 103-160 ; Gérard Genette, Seuils [1987], Paris, Seuil, « Essais », 2002, p. 361-367). Cependant, en plusieurs endroits et suite à ce propos introductif, « interview » désignera l’interview d’idée, « entretien » l’entretien personnel, dont Barthes défend la portée « romanesque ».

[8] Id., « Tribune des critiques », entretien avec Pierre Barbier, Luc Estang et Stanislas Fumet, France Culture, 20 avril 1970. Archives de l’Ina. La transcription adoptée ici pour les extraits d’entretien radiophonique n’est pas technique, mais répond au souci de lisibilité des contenus.

[9] Id., « Réponses » (1971), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 3, p. 1023-1044. Il s’agit à l’origine d’un entretien filmé, enregistré les 23 et 24 novembre 1970 et le 14 mai 1971.

[10] Ibid., p. 1023.

[11] Cette posture dans les entretiens correspondra donc à la figure autobiographique que Barthes dessine dans ses essais des années 1970, notamment dans Roland Barthes par Roland Barthes.

[12] Roland Barthes, « Réponses », op. cit., p. 1042-1043.

[13] Id., entretien avec Roger Vrigny, La Matinée littéraire, séquence « L’Invité de la semaine », France Culture, 13 janvier 1972. Archives de l’Ina.

[14] Id., « Où va la littérature ? », entretien avec Roger Pillaudin et Maurice Nadeau, France Culture, 13 mai 1973. Archives de l’Ina.

[15] Roland Barthes, « Où / ou va la littérature ? », transcription de l’entretien avec Roger Pillaudin et Maurice Nadeau, dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 560. Texte publié originairement dans Roger Pillaudin (dir.), Écrire pour quoi ? pour qui ?, Presses Universitaires de Grenoble, « Dialogues de France-Culture », 1974. Écrire… pour quoi  ? pour qui  ?

[16] Rober Pillaudin (dir.), Quelle crise ? Quelle société ?, Presses universitaires de Grenoble, « Dialogues de France-Culture », 1974.

[17] Roland Barthes, « De la parole à l’écriture » (1974), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 537-541.

[18] Id., « Une sorte de travail manuel » (1977), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 5, p. 392-393.

[19] Id., « Le Métier d’écrire », entretien avec Jean-Marie Benoist et Bernard-Henri Lévy, France Culture, 22 février 1977. Archives de l’Ina.

[20] Id., « L’Invité du lundi », entretien avec Michel Gonzales, André Mathieu, Martine Cadieu, Jacqueline Rousseau Dujardin, Jean Montalbetti et des étudiant(e)s de Barthes, France Culture, 8 mars 1976. Archives de l’Ina.

[21] Ibidem.

[22] Ibidem.

[23] Dans l’autoportrait, il y a plusieurs références à l’art vocale du baryton suisse Charles Panzéra, à la fois comme modèle de diction et pour le plaisir donné par sa voix : « Tout l’art de Panzéra […] était dans les lettres, non dans le soufflet (simple trait technique : on ne l’entendait pas respirer, mais seulement découper la phrase » (Id., « Le Grain de la voix » [1972], dans Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 151).

[24] Pour la troisième partie de l’émission, Jean Montalbetti a préparé un dossier, mais Barthes demande explicitement – rappelle Montalbetti lors de la directe – que cette partie se fasse avec ses étudiants du séminaire à l’EPHE (Evelyne Bachelier, Jean-Louis Bachelier, Jean-Louis Bouttes, Antoine Compagnon, Roland Havas, Romaric Sulger-Büel) et une « voix » extérieure (la psychanalyste Jacqueline Rousseau Dujardin).

[25] Id., « L’Invité du lundi », op. cit.

[26] Roland Barthes par Roland Barthes (1975), dans Œuvres complètes, t. 4, op. cit., p. 577.

[27] « Il faut qu’à France Musique on juge secrètement la « bonne musique » bien ennuyeuse pour qu’on s’ingénie tellement à morceler les œuvres, les programmes, à les agrémenter de plaisanteries et de familiarités (qui n’excluent pas les banalités), à limiter, semble-t-il, ce morceau de plaisir simple qu’on appelait autrefois le concert » (Id., « La Chronique » [1979], dans Œuvres complètes, t. 5, op. cit., p. 650-651).

[28] Maupomé se réfère aux critiques de Lévi-Strauss pendant la séance du « Concert égoïste » diffusée le 20 juin 1976, où la partie parlée, concentrée en deux phases de conversation de quelques minutes sur environ deux heures d’enregistrement, est pourtant très limitée.

[29] Roland Barthes, « Le Concert égoïste », entretien avec Claude Maupomé, France Musique, 15 janvier 1978. Archives de l’Ina.

[30] Sur l’amateur comme artiste contre-bourgeois, en lien à la notion de neutre chez Barthes, voir Adrien Chassain, « Roland Barthes : les pratiques et les valeurs de l’amateur », Fabula-LhT, n° 15, 2015, en ligne sur http ://www.fabula.org/lht/15/chassain.html

[31] Barthes est le premier invité de cette célèbre série créée par Claude Maupomé à France Musique, qui comptera 545 émissions à sa clôture en 1990. L’entretien explore le rapport de l’auteur à son musicien préféré, Robert Schumann.

[32] Voir Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 636.

[33] Roland Barthes, « Comment l’entendez-vous ? », France Musique, 21 octobre 1978. Archives de l’Ina.

[34] Claude Coste, « Le Proust radiophonique de Roland Barthes » [2002], dans Roland Barthes ou l’art du détour, Paris, Hermann Éditeurs, « Savoir lettres », 2017, p. 113-133.

[35] Roland Barthes, « À l’ombre des jardins et des bois », dans Sur les traces de Marcel Proust, entretiens avec Jean Montalbetti, France Culture, 3 novembre 1978. Archives de l’Ina.

[36] Id., « Proust et les noms » [1967], dans Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 66-77  ; « Une idée de recherche » [1971], dans Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 917-921  ; « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » [1978], dans Œuvres complètes, t. 5, op. cit., p. 459-470.

[37] Id., « À l’ombre des jardins et des bois », op. cit.

[38] José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, 2007.

[39] Roland Barthes, « Vita Nova » [1979], dans Œuvres complètes, t. 5, op. cit., p. 1007-1018. Voir Guido Mattia Gallerani, Roland Barthes e la tentazione del romanzo, Milano, Morellini, « Tracciati », 2013.

Auteur

Guido Mattia Gallerani est actuellement chercheur postdoctoral en littératures comparées à l’Université de Bologne, où il conduit un projet sur l’hybridation littéraire et l’interview fictionnelle. Il est aussi chargé de cours en langue, civilisation et littérature italiennes aux programmes américains en Italie. Comme chercheur postdoctoral de la Ville de Paris (2015), il a conduit un projet sur les entretiens de Roland Barthes à l’Institut de textes et manuscrits modernes (ENS/CNRS).

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De la nuit. De l’écrivain anonyme


De la nuit (1975-1977) est une émission méconnue de France Culture. Son principal producteur, Gilbert Maurice Duprez, en a pourtant fait un laboratoire jubilatoire où toutes les innovations étaient permises. Si de nombreux écrivains ont été invités à s’y exprimer, ils devaient accepter d’être « anonymisés », c’est-à-dire de n’apparaître que comme des individus lambdas au même titre que les autres. La parole des écrivains pouvait ainsi n’être entendue que pour elle-même, comme détachée de l’identité de son auteur, et se mélanger à celle des autres interviewés…

De la nuit (1975-1977) was a little known show which aired on the public radio station France Culture. Yet, its main producer, Gilbert Maurice Duprez, turned into a laboratory where all kinds of exhilirating innovations were allowed. The show hosted many writers under the condition that they spoke anonymously, as individuals like any others. Their words could therefore be heard alongside those of other interviewees, disconnected from their identities as authors.


Texte intégral

« Comme si la radio était un long téléphone qui permet aux gens de s’appeler, de s’entendre et de se reconnaître [1]… »

Comme on sait, capter et faire entendre la voix de l’écrivain à la radio est une ambition ancienne. Dès 1911, les Archives de la parole permettent à des poètes, de graver leur voix sur disque [2]. Dans ce sillage, les professionnels de la radio veulent aussi conserver des traces sonores des écrivains. Sans remonter à l’avant-guerre, on citera la visite de Pierre Schaeffer à Claudel en février 1944, accompagné de Jacques Madaule, spécialiste du poète. Le but était d’enregistrer un hommage à Giraudoux, décédé quelques semaines plus tôt ; mais Schaeffer et Madaule laissent les disques tourner, et cela donne une longue conversation à bâtons rompus et en tous sens, comme devait les aimer l’auteur des Conversations dans le Loir-et-Cher [3]. Pour Philippe Lejeune, le but de Schaeffer était « de créer un véritable langage radiophonique, en arrachant la radio au théâtre, en lui faisant découvrir l’intimité [4] » – même si Claudel semble d’abord gêné, confessant que la radio le « congèle » ;  la suite de l’entretien s’avère très conviviale.

Au fil des années, les écrivains et la radio s’apprivoisent progressivement. Grâce aux nouvelles techniques d’enregistrement et de montage, il devient possible, après la Seconde Guerre mondiale, de généraliser les entretiens au long cours, et d’archiver la précieuse parole des écrivains. Car la bande magnétique permet, plus aisément que le disque, le montage et la conservation de cette parole [5]. Les émissions en forme d’entretien les plus emblématiques de ce genre radiophonique en soi sont les grands entretiens, parfois qualifiés d’« entretiens-feuilletons », inaugurés par ceux de Gide avec Jean Amrouche en 1949 [6]. De nombreux écrivains suivront : Breton, Cendrars, Cocteau, Colette, Giono, Léautaud, Mauriac, Montherlant, Paulhan… À côté de ces entretiens, la parole des écrivains se fait entendre dans de nombreuses émissions culturelles qui mettent en avant la personnalité ou l’œuvre de l’écrivain, de  Radioscopie de Jacques Chancel à Du jour au lendemain d’Alain Veinstein. La longévité d’une émission comme Du jour au lendemain (1985-2014) rend d’ailleurs même possible de suivre le parcours de nombreux écrivains sur la durée, quand ils sont invités à plusieurs reprises à intervalles espacés (Jean Echenoz, Sylvie Germain, Alain Fleischer, Régis Jauffret, Jean Rolin…).

Dans l’émission De la nuit, co-produite par Édith Lansac et Gilbert Maurice Duprez et diffusée sur France Culture entre 1975 et 1977, la parole de l’écrivain a une autre fonction que celle de renseigner sur sa personnalité ou son œuvre. Ou disons que, si elle parvient à le faire, c’est bien malgré elle. Dans cette émission en effet, l’écrivain doit renoncer à apparaître sous la figure du « grand homme » telle qu’elle se forge dans les émissions de « portraits » centrées sur sa personnalité ou son œuvre [7]. Il doit accepter de ne pas être identifié par l’auditeur, ni même écouté, au nom de sa fonction. Sa parole, jamais recontextualisée, est en effet mélangée à d’autres paroles prononcées par des locuteurs aux statuts très divers. L’écrivain ne vient pas ici éclairer son œuvre dans une visée explicative, ni même parler de son ouvrage le plus récent dans une visée promotionnelle : il apparaît comme un « anonyme », comme quelqu’un qui, au même titre que les autres intervenants de l’émission, dépose sa parole sans qu’elle soit reliée à une actualité ou à un thème bien précis. Articulée autour d’un dispositif volontairement flou, De la nuit inscrit les paroles enregistrées et diffusées dans un registre quelque peu mystérieux, à l’opposé d’une radio à visée didactique. Les propos des écrivains y deviennent énigmatiques ; l’auditeur doit accepter de les recevoir comme ces messages glissés dans une bouteille à la mer. Comme si la parole de l’écrivain gagnait en densité poétique et littéraire ce qu’elle perdait en contenu informationnel (identité du locuteur, parcours biographique, traits caractéristiques de l’œuvre…). C’est ce que nous allons voir dans cet article fondé sur une analyse exhaustive des numéros de De la nuit [8].

1. Parcours d’un producteur

De la nuit, diffusé sur France Culture entre 1975 et 1977, est une émission produite et présentée par Gilbert Maurice Duprez en collaboration, pour certains numéros, avec Édith Lansac (régulièrement en 1975, plus sporadiquement entre 1976 et 1977) [9]. Duprez cite aussi comme collaborateurs réguliers Jean Marcourel et Jean-Pierre Velis [10]. Duprez, dont on n’associe pas spontanément le nom à telle ou telle émission restée célèbre, est un professionnel de la radio dont la carrière s’étale de la fin des années 1950 au début des années 1990. De 1958 – année où il entre à la radio après une formation d’instituteur – à 1975, année de création de De la nuit, il fait preuve d’un certain éclectisme, et ses fonctions évoluent d’un genre radiophonique à l’autre : d’abord recruté comme chef de service administratif, il veut très vite rejoindre le secteur de la production, où il va exercer plusieurs fonctions différentes : assistant de production, producteur, producteur-coordinateur, réalisateur (fictions et documentaires), adaptateur et auteur de fictions, comédien… En observant plus attentivement son parcours, on s’aperçoit qu’il est assistant de production pour la monumentale émission didactique de Pierre Sipriot Analyse spectrale de l’Occident, assistant sur des fictions (comme sur Le secret de Vautrin, 1959), réalisateur de fictions (Don Quichotte, 1965), et d’émissions culturelles (Connaissances de l’Est, entre 1960 et 1964). Il est aussi adaptateur (Un brave homme, d’après Upton Sinclair, diffusée sur France Culture le 1er février 1966 dans le cadre des Soirées de Paris ; Une histoire de deux villes, d’après Charles Dickens, série diffusée sur France Culture en septembre 1992). Dans les années 1960, il est aussi le réalisateur d’entretiens avec des écrivains, comme ceux de Louis Aragon avec Francis Crémieux en 1963 (dix fois vingt minutes).

C’est à France Culture que Duprez poursuit son parcours radiophonique, où il va s’affirmer comme producteur. Dans les archives de l’Ina, on peut trouver un entretien d’une heure avec Marguerite Duras, enregistré en 1966, semble-t-il dans un café ou dans un restaurant, et diffusé le 26 janvier 1968. L’entretien ressemble à une conversation, et porte sur la littérature (ses rapports avec la sociologie par exemple), l’émancipation des femmes ; certaines œuvres de Duras sont plus particulièrement évoquées (Le Square, Des journées entières dans les arbres). Marguerite Duras se dit « communiste », et se prononce contre la littérature engagée. De nombreux extraits de cette rencontre seront repris dans De la nuit.

En 1970, Duprez mène plusieurs séries d’entretiens avec des intellectuels, dans lesquelles on l’entend poser des questions : avec Walter Gombrowicz (six fois un quart d’heure, entre le 14 et le 20 janvier ; entretiens enregistrés en 1967) ; avec Pablo Neruda (sept fois un quart d’heure entre le 7 et le 12 septembre) ; avec Henri Lefebvre (douze fois un quart d’heure) entre le 7 et le 19 décembre.

Entre 1969 et 1974, on l’entend davantage au micro, et transparaît alors un certain intérêt pour la poésie. Il présente Almanach de la poésie, tous les quinze jours sur France Culture (1969-1976, co-produit avec Madeleine Guignebert), où on l’entend interviewer des poètes et faire des lectures de leur œuvre, l’émission étant entrecoupée d’extraits musicaux. Cette émission d’environ quinze minutes annonce De la nuit, mais on y entend encore les questions de Duprez. Parmi les invités : Louis Calaferte, Édouard Glissant, Denise Miège, Octavio Paz, Denis Roche, Jacques Roubaud. En 1973, Duprez produit Jeunes poètes, série d’une quinzaine d’émissions de quinze minutes. On y retrouve des interviews de poètes, parfois réalisées à l’extérieur de la radio, et des lectures de textes… Il produit aussi Poèmes en liberté, de 1971 à 1975, émission d’une durée variable, dans laquelle sont lus des poèmes. Entre 1969 et 1973, il collabore à Notre temps, émission diffusée chaque soir à 18h30, dont les thématiques varient chaque jour. De nombreux collaborateurs s’y font entendre au micro, comme intervieweur ou chroniqueur. Duprez y joue les deux rôles, dans des domaines très divers [11]. Parmi ces collaborateurs figure Édith Lansac qui l’accompagnera dans De la nuit.

À l’occasion, Duprez se fait aussi auteur : le 25 avril 1974, l’émission Carte Blanche diffuse, Un coup de feu jamais n’abolit les départs, une fiction inspirée par la rupture entre Rimbaud et Verlaine, jouée par Suzanne Flon, Roland Dubillard, et Claude Piéplu, et présentée à l’antenne comme « un délire très personnel de Gilbert Maurice Duprez ».

2. Tentative de description

De la nuit se présente comme une émission nocturne quotidienne d’une cinquantaine de minutes, diffusée à 23h du lundi au vendredi, entre 1975 et 1977. Chaque émission fait entendre une juxtaposition de propos, de lectures de textes, et de musique. La série peut être rattachée au genre documentaire tel que nous le définissons, à savoir

un dispositif à caractère didactique, informatif, et (ou) créatif, présentant des documents authentiques, qui suppose l’enregistrement de sons, une sélection de ceux-ci opérée par un travail de montage, leur agencement selon une construction déterminée, leur mise en ondes définitive opérée par un travail de mixage, selon une réalisation préétablie, dans des conditions qui ne sont pas celles du direct ou du faux direct [12].

De la nuit est une émission qui résiste quelque peu à l’analyse, en raison de sa dimension hétérogène. Elle est certes composée de quelques éléments invariants, mais la liberté formelle qu’elle s’octroie rend sa description plus complexe que bon nombre d’émissions. Les rares éléments invariants sont les suivants : une absence de musique-générique, une absence de « micro-chapeau » introductif de l’émission, des paroles et des lectures qui se succèdent sans la présence d’un médiateur, comme enregistrées de manière isolée, dans des ambiances sonores diverses. Tous les autres éléments varient d’un numéro à l’autre, et cela entraîne, pour le chercheur, d’innombrables difficultés méthodologiques. D’une part, toute modélisation s’avère périlleuse puisque les émissions ne se ressemblent pas. Et, d’autre part, ces éléments hétéroclites ne sont pas présentés à l’auditeur d’une manière informative ou didactique, ce qui rend complexe la dénomination et la description des sons elles-mêmes. En cela, procéder à l’analyse de De la nuit ressemble à l’activité du spéléologue, et il faut accepter de procéder par tâtonnements, et parfois de s’en tenir aux conjectures. De nombreux travaux sur les relations entre les écrivains et la radio auxquels on va se référer dans cet article (ceux de Philippe Lejeune ou de Pierre-Marie Héron sur la radio francophone) s’attardent souvent sur les échanges entre les intervieweurs et les écrivains, ou la manière dont ces entretiens éclairent leur œuvre ou leur personnalité. La méthodologie qu’emprunte ces travaux s’avère souvent inopérante pour analyser la parole de l’écrivain dans De la nuit en raison du dispositif et des visées de l’émission qui font disparaître l’intervieweur, et qui masquent la fonction même de l’écrivain au sein du dispositif.

De nombreux indices sur les intentions des professionnels des médias transparaissent dans les génériques, les séquences introductives et conclusives des émissions, ainsi que dans les adresses aux invités et aux auditeurs. L’on ne pourra guère s’appuyer sur ces éléments pour analyser De la nuit. Tout d’abord, il n’y a pas, à proprement parler, de générique d’introduction. Ensuite, l’émission ne commence jamais de la même manière. Au hasard des numéros, l’auditeur peut entendre, en alternance, un extrait musical, un extrait d’interview, un « bonsoir » prononcé par un membre de l’émission… À la fin de l’émission, un court générique de désannonce fait parfois apparaître les participants, ou les références littéraires et musicales, mais ce procédé n’est pas non plus régulier. Ainsi, chaque numéro dessine sa forme propre, et il n’est guère pertinent de présenter une ou des statistiques car De la nuit présente des dispositifs qui varient d’un soir à l’autre. Dans la plupart des numéros, il y a plusieurs intervenants qui s’expriment, et leur nombre fluctue d’une émission à l’autre. Mais dans celle diffusée le 16 décembre 1977, une seule personne figure au générique : Christiane Cossu, présentée dans la notice de l’Ina comme un professeur qui livre ses réflexions sur la retraite. L’émission fait entendre le récit d’une femme, issue d’une famille désargentée, qui raconte comment elle a dû se mettre à travailler, puis à envisager sa retraite. Dans l’émission diffusée le 11 mars 1977, l’écrivain Jean-François Noël est lui aussi le seul intervenant, sur le thème de la prise de la Bastille : il ne s’agit pas d’un entretien, mais plutôt d’une histoire racontée à l’auditeur. Une autre caractéristique de l’émission est la juxtaposition de paroles données à entendre sans ambiance particulière à d’autres séquences où le fond sonore de l’interview se remarque : café, restaurant, square… Certaines émissions ne sont composées que de lectures de textes (celles des 11 novembre et 22 décembre 1977). L’émission du 2 mai 1977 ne donne à entendre quasiment que des extraits musicaux.

Les extraits musicaux tiennent d’ailleurs un rôle important. Jamais diffusés en intégralité, ils reflètent leur époque : Rolling Stones, Pink Floyd, Santa, Bob Dylan, les Doors, les Wings… Des effets de réalisation caractérisent aussi l’émission : la musique masque parfois le début des interviews, des échos donnent à certains extraits un aspect irréel, les voix sont parfois modifiées, et les rythmes des propos accélérés…

De la nuit n’est pas une émission dont l’espace est réservé aux écrivains et l’auditeur n’est pas certain de pouvoir entendre leur parole dans chaque émission. L’écrivain n’est qu’une figure parmi d’autres que l’auditeur peut écouter au hasard des génériques. Voici les noms des écrivains que nous avons relevés : Hélène Couscous, Karine Berriot, Myriam Anissimov, Joseph Delteil, Jocelyne François, Viviane Forrester, Robert Merle, Marie Chaix, Severo Sarduy, Chantal Chawaf, Georges Perec, Claude Courchais, Dimitri Tsepeneag, Bernard Noël, Georges Godebout, Catherine Bousquet, Nicole Ward Jouve, Angèle Vannier, Philippe Soupault, Jean Malrieu, Frédéric Jacques Temple, Gil Jouanard, Pascal Jardin, Dominique Rolin, Gérard Guégan, Herbert Le Porrier, France Nespo, Rafael Alberti, Françoise Lefèvre, Nella Bielski, Jean-Louis Quereillahc, Arthur Adamov, Osman Lins, Michel Bernard, Jean Sendy, Jeanne Champion, Hubert Juin, Daniel Boulanger, Diane de Margerie, Marguerite Duras… Jean-François Noël participe aussi à de nombreux numéros en tant que conteur d’histoires.

Mais la présence des écrivains ne définit pas le seul rapport de la série à la littérature. Les lectures de leurs textes sont aussi une composante essentielle de l’émission, et c’est alors l’occasion de citer les œuvres des écrivains disparus, ou qui s’expriment peu au micro : citons André Breton, Maurice Blanchot, Lautréamont, Paul Éluard, Michel Leiris, Pablo Neruda, Hölderlin, William S. Burroughs, André Pieyre de Mandiargues, Baltasar Gracián… Contrairement à certaines émissions littéraires, les extraits ne sont pas une composante annexe : ils sont placés sur un pied d’égalité avec les entretiens. Parfois même ils sont la composante unique de l’émission. Et si certains extraits sont lus par Gilbert-Maurice Duprez, dont on peut reconnaître la voix d’une émission à l’autre, de multiples lecteurs se relaient à l’antenne sans que l’on sache leurs noms. Les génériques, comme les notices de l’Ina, ne renseignent pas toujours sur l’identité de ces lecteurs qui se transforment en voix sans nom.

De la nuit fait aussi intervenir de nombreux témoins anonymes [13], dont la parole est souvent juxtaposée à celle de l’écrivain. Cette initiative n’est pas si courante dans le France Culture d’alors, surtout tourné vers la parole savante. Citons certains de ces nombreux autres anonymes de l’émission : un éleveur de chèvres (15 décembre 1977) ; un antiquaire (23 septembre 1977) ; un potier (14 janvier 1977) ; un charpentier-menuisier (22 octobre 1977) ; P’tit Mimi (qui parle de sa sexualité) (9 mars 1977) ; un travesti (25 juin 1976) ; Clément (qui parle de sa délinquance quand il était jeune (21 octobre 1976) ; une agricultrice (20 septembre 1976) ; un éleveur de pintades (9 juin 1976) ; un ancien prisonnier (27 octobre 1976) ; un couple dont le mari a été emprisonné à la suite de son refus de faire son service militaire (20 janvier 1977) ; des chanteurs dans le métro (7 et 8 avril 1977) ; des hommes qui parlent de la vieillesse (2 juin 1976) ; Mémé Jeanne (7 mai 1976) ; un homme qui recherche sa mère (30 avril 1976) ; une carmélite (12 décembre 1975) ; un gardien de la décharge publique (9 octobre 1975).

3. Des paroles comme surgies de nulle part

Dans De la nuit, l’instance médiatique se fait plus que discrète, délibérément. On entend la voix de Gilbert Maurice Duprez au début de l’émission dans le sobre « bonsoir » qui accueille l’auditeur, puis, pour certains numéros, dans l’annonce « en compagnie de » qui introduit le générique composé du nom des invités et, en fin d’émission, avec l’expression « en références », qui a pour fonction de citer les musiques et les extraits littéraires (et encore, il faut préciser que cette introduction et cette conclusion ne sont pas systématiques, et que l’identité des invités n’est pas toujours déclinée). La voix de Duprez se reconnaît aussi dans quelques lectures de textes. Les transitions entre deux passages parlés sont surtout assurées par des extraits musicaux, assez nombreux. L’auditeur peut donc s’interroger sur celui qui anime l’émission, mais qu’il n’entendra pratiquement pas.

Le ton est donné dès le début de l’émission : on entre en territoire inconnu. Contrairement à beaucoup de programmes qui comportent un générique qu’on identifie à une musique, De la nuit choisit d’en dire le moins possible sur ce qui va être entendu. Aucun indice ni sur ceux qui vont s’exprimer, ni sur les raisons pour lesquelles on les a rassemblés. L’auditeur doit accepter ce contrat tacite selon lequel il n’en saura pas plus sur la visée même de l’émission. Dans l’introduction de la plupart des programmes littéraires, le journaliste ou le producteur, telle une figure de médiateur, donne un certain nombre d’indices à l’auditeur pour que soit resituée la parole de l’invité : statut et fonction de celui-ci, nombre de livres publiés, prix littéraires, domaines de prédilection, rattachement à tel ou tel courant littéraire, expériences de vie, etc. Ces éléments rendent ainsi « familier » celui qui va s’exprimer, et qui n’était peut-être alors qu’un inconnu pour l’auditeur. Dans De la nuit, rien de tel, et l’auditeur ne pourra pas s’appuyer sur ces informations pour écouter les protagonistes d’un soir.

La personnalité du producteur est donc ici masquée, et ne transparaîtra pas, ni dans l’introduction, ni dans les entretiens eux-mêmes. Si le producteur imprime sa marque, c’est davantage dans la forme de l’émission et les choix des invités, que dans son comportement à l’antenne. Ce parti-pris n’est pas très habituel dans l’univers de la radio, la plupart des stations préférant que l’auditeur puisse rattacher une émission à son présentateur, afin de fidéliser l’auditoire. Laisser dans l’ombre celui qui a conçu une émission, c’est donc prendre le risque de « perdre » l’auditeur au regard de ces codes radiophoniques standardisés. Dans le numéro du 11 janvier 1977, un invité (dont on ne dira jamais le nom) regrette « d’être là », et d’avoir accepté de parler, et adresse toute une série de reproches à son intervieweur (qu’on n’entendra jamais), notamment son absence d’engagement et la dimension asymétrique de l’interview. Mais qui est ce mystérieux intervieweur ? Duprez lui-même ? Un de ses collaborateurs ? Si les noms et les voix de Duprez et de Lansac se font entendre (avec parcimonie, rappelons-le), certaines séquences de l’émission laissent deviner la présence d’autres collaborateurs, notamment dans la dernière émission (voir la description de celle-ci dans la suite de l’article). Interrogé pour cet article [14], Duprez cite deux noms : Jean Marcourel et Jean-Pierre Velis, parmi ceux qui se seraient entretenus avec les intervenants de De la nuit. Mais à quelques exceptions près, ces collaborateurs putatifs ne sont jamais cités dans l’émission, ni dans les notices de l’Ina. La prudence s’impose donc quand on évoque l’instance médiatique de De la nuit.

La parole de l’écrivain, telle qu’elle se donne à entendre dans de nombreuses émissions, résulte d’une interaction, dont les rapports de place [15] peuvent être analysés. C’est ainsi que l’on peut définir le rôle de chaque protagoniste, et le type d’échanges mené. L’instance médiatique peut se révéler tour à tour déférente, complice, irrévérencieuse… Dans ces émissions, l’écrivain reste au premier plan de cette interaction. Dans De la nuit en revanche, il n’est plus possible de retracer l’interaction d’origine, celle qui a permis de recueillir la parole, ni d’établir quels ont été les rapports de place adoptés par chacun. Comment Gilbert Maurice Duprez et ses différents collaborateurs s’entretenaient-ils avec un écrivain dans De la nuit ? Qui a capté cette parole ? À quel endroit ? Impossible de répondre à cette question. L’interaction d’origine reste donc une énigme pour l’auditeur, qui ne peut écouter que son résultat, en spéculant sur la nature originelle de la relation entre l’intervieweur et l’interviewé.

Les invités eux-mêmes ne sont pas clairement présentés. Si l’identité des interviewés est parfois révélée dans le court générique d’introduction, pour autant l’auditeur ne fait pas toujours le lien avec les paroles qu’il va entendre par la suite. Comme si, imitant le producteur de l’émission, les invités restaient eux-mêmes dans la pénombre. L’émission du 7 mars 1977 (intitulée « Muette-diaphane ») commence par cette phrase intrigante, qui reste inachevée : « Je ne suis pas une femme silencieuse comme elle a pu en être une. Je suis plutôt une femme qui se tait, et qui écoute beaucoup. Je ne suis pas quelqu’un qui s’exprime facilement. Je ne suis pas… ». C’est à l’auditeur de compléter ce propos resté en suspens. De la nuit prend en effet le parti de raréfier les informations données à l’auditeur sur la personne qui parle dans l’émission : le nom et le prénom des intervenants sont cités en début d’émission, puis comme destinés à être oubliés, du fait de n’être jamais répétés ensuite, notamment quand les interviewés s’expriment. C’est à l’auditeur, s’il le souhaite, de faire ses déductions à partir des indices laissés par l’instance médiatique. Ce jeu de piste présente des difficultés dont le niveau varie en fonction du nombre d’intervenants et du moment où ceux-ci parlent dans l’émission. Si, par exemple, une séquence fait entendre la voix d’une femme en début d’émission et, qu’ensuite, le producteur énonce son rituel « en compagnie de », suivi d’un prénom et d’un nom féminins, l’auditeur peut associer le nom de cette femme à la voix entendue. Mais si un intervenant cité dans le générique ne se fait entendre que plus tard dans l’émission, il sera plus complexe de deviner qui parle. Dans tous les cas, l’auditeur ne peut jamais identifier avec certitude qui s’exprime, ni même son rôle (intervieweur ou interviewé). Sauf à reconnaître une voix parce qu’il l’a déjà entendue ailleurs ; celle par exemple de Marguerite Duras, plusieurs fois au générique de l’émission (17 juin, 1er juillet, 4 novembre 1975, 2 mars 1976) [16].

De la nuit se caractérise aussi par l’absence de renseignements de type biographique sur l’interviewé : sa fonction, son parcours, ses œuvres… Qu’il soit écrivain, peintre, sculpteur, son œuvre n’est jamais au centre de l’émission en tant que telle. La mention même de sa qualité d’écrivain ou d’artiste est absente de l’émission. De sorte que l’auditeur ne peut jamais recontextualiser sa parole en la resituant dans la globalité d’une œuvre ou d’une existence.

L’absence de thématique précise contribue aussi à installer l’auditeur dans le flou. Même si chaque émission a un sous-titre, il ne renseigne guère sur son thème : La guerre se mange froide (24 septembre 1976) ; Des fuites par où cheminer (14 novembre 1977) ; Un deuil en blanc (19 décembre 1977) ; Quelque part n’importe où, guidés par le soleil (21 décembre 1977)… Surtout, ce sous-titre n’aide pas vraiment l’auditeur à se repérer puisqu’il semble ne figurer que dans la notice de l’émission, et pas dans l’émission elle-même [17].

Ce que De la nuit donne donc à entendre, au lieu d’entretiens en bonne et due forme, ce sont des paroles comme surgies de nulle part, à écouter comme pour elles-mêmes. Le dispositif de la série rompt complètement avec celui des émissions au service des écrivains.

De quoi les écrivains parlent-ils dans De la nuit ? L’émission, diffusée entre 1975 et 1977, est le reflet de son époque. Dans les années 1970, de nombreuses émissions, comme celles de Ménie Grégoire sur RTL par exemple, accueillent la parole de l’anonyme [18], témoin ordinaire qui raconte son expérience vécue. Le registre intimiste de cette parole influence considérablement la tonalité générale des interviews, par conséquent celles des non-anonymes, et marque l’extension du sous-genre de l’interview-confession. Cette évolution socio-culturelle transparaît dans les entretiens avec les écrivains, ceux-ci étant de plus en plus amenés à parler d’eux-mêmes, dans un estompement de la frontière entre sphère publique et sphère privée. Nous reprendrons ici la distinction qu’établit Anne-Outram Mott dans son analyse des entretiens culturels à la radio, entre les propos relevant de la « scénographie auctoriale-artistique [19] », à travers laquelle l’écrivain apparaît comme tel, dans une visée d’explication ou de vulgarisation de l’objet culturel (son œuvre) ou de son activité d’écrivain (l’acte de création), et ceux relevant de la « scénographie biographique [20] », où l’écrivain expose sa vie personnelle sous la forme d’un témoignage. Chaque numéro de De la nuit n’est pas conçu comme un espace de découverte de l’œuvre tel ou tel écrivain : les écrivains parlent avant tout de leur histoire personnelle, et de leurs réflexions sur l’existence. Comme si leur identité d’écrivain n’était pas ici un élément déterminant à prendre en compte dans l’échange radiophonique. Pour autant, dans l’émission, les propos intimistes des écrivains, au même titre que les propos des autres interviewés relevant du secteur culturel ou artistique, ou des témoins ordinaires, ne s’inscrivent pas dans une reconstitution chronologique de parcours biographiques dans leur intégralité. L’écrivain partage l’espace avec d’autres. Son intervention porte souvent sur tel ou tel sujet (l’enfance, les relations aux autres, l’insertion dans l’espace social…), et n’offre de sa biographie qu’une dimension partielle. Mais s’il se raconte, son exposition intime est atténuée par l’effacement des marques d’énonciation de l’entretien. Certes, il nous fait plonger dans son intimité la plus secrète, mais comme sa parole est anonymisée, c’est comme si cette exposition publique demeurait limitée dans ses effets.

4. L’écrivain anonyme

À quoi sert donc la parole de l’écrivain dans une émission comme De la nuit, où elle devient quasi anonyme ?

Dans une perspective artistique, on dira que l’émission esthétise les voix et fait acte de poésie en se rapprochant de la création littéraire elle-même. La radio s’affirme comme langage artistique spécifique. Les fragments d’entretiens qui sont donnés à entendre sont juxtaposés comme les chapitres d’un livre ou un recueil de poèmes. Le professionnel de la radio fait entendre la voix de l’écrivain en elle-même, grâce à la suppression des marques d’énonciation qui ont contribué à faire émerger sa parole. Si on pouvait écouter l’interview d’origine entre l’écrivain et Gilbert Maurice Duprez ou un de ses collaborateurs, l’on se rendrait peut-être compte que l’entretien ne diffère pas tant que cela des entretiens habituellement diffusés à la radio. Et que c’est le travail de montage qui a contribué à esthétiser cette parole en la transformant, et en la restituant sous la forme de fragments. Il en découle une impression d’irréalité pour l’auditeur à l’écoute de ces paroles que l’écrivain semble prononcer pour lui-même, comme dans une profonde solitude.

L’absence de tout indice sur celui qui s’exprime éloigne De la nuit du genre journalistique, qui place l’identification du locuteur au premier rang des exigences professionnelles : dans les émissions journalistiques donnant la parole aux écrivains (journal parlé, reportages…), il est impératif de savoir qui parle. Mais De la nuit est tout aussi éloignée de la plupart des émissions de type culturel, qui, elles aussi, choisissent de mettre en avant l’identité des invités. Contrairement à elles, la série ne donne pas à entendre des entretiens entre un médiateur et son invité, que l’auditeur peut écouter comme des conversations. C’est une juxtaposition de monologues que l’auditeur peut écouter, comme si ces intervenants lui parlaient dans le creux de l’oreille. Comme le ton de l’émission est très intimiste, l’auditeur reçoit ces confessions comme s’il était le seul destinataire. À de nombreuses reprises, des intervenants font part de leurs difficultés, et c’est comme si, en l’absence d’un médiateur, l’auditeur se retrouvait seul face à eux. Dans l’émission du 22 septembre 1977, un homme, qu’on imagine sur une barque, fait ainsi part de son mal de vivre. Les bruits d’eau et de rames, accompagnés de musique, achèvent de créer un décor sonore angoissant pour l’auditeur. Dans l’émission du 28 juillet 1976, l’historien Jean-Louis Bernard (d’après la notice de l’Ina) évoque son rapport à la solitude tandis que la voix de Gilbert Maurice Duprez, modifiée par des effets spéciaux, lit des extraits de l’inquiétant Apomorphine de William S. Burroughs. Une autre voix interpelle l’auditeur : « Parle-moi ; provoque-moi ». Comme en écho, dans celle du 4 juin 1975, le peintre algérien Majoub Ben Bella décrit l’angoisse que provoque chez lui la solitude. Dans l’émission du 10 mars 1977, l’écrivaine Emma Santos raconte son expérience de la folie et de l’internement, thème qui revient régulièrement dans l’émission. Dans celle du 23 juillet 1976, Catherine Bousquet évoque sa peur de ne plus voir son reflet dans le miroir.

Jamais, en imaginant le lieu où s’expriment les protagonistes de l’émission, l’auditeur ne peut se représenter un douillet studio. Au contraire, l’espace de De la nuit apparaît comme un no-man’s land de voix solitaires et parfois angoissées, parvenues jusqu’à lui par quelque phénomène inexpliqué. Précisons de surcroît que des fragments d’émissions reviennent d’une émission à l’autre, voix-fantômes qui semblent hanter l’émission, comme par exemple, dans deux émissions de 1975, cet extrait de Marguerite Duras : « Et pourquoi y en a-t-il qui écrivent et d’autres non ? C’est ça qui est anormal. Tout le monde écrit sans doute. Tout le monde écrit, même ceux qui n’écrivent pas[21]. »

L’émission semble lancer un défi à l’auditeur en forme de devinettes : qu’est-ce qu’une voix sans auteur ? Ou comment écouter une voix sans avoir l’identité de son auteur ? On peut parier que l’auditeur porte davantage attention au contenu de ce qui est dit, au grain des voix, et à l’atmosphère sonore. Dans la ligne d’une radio « bouche d’ombre » célébrée par Julien  Gracq [22], De la nuit exploite l’imaginaire relatif au mystère des voix, marqué par l’indétermination de leur provenance. Dans les émissions didactiques et (ou) informatives, l’instance médiatique guide l’auditeur et offre une parole « rassurante », celle qui représentante du média, tandis que dans les émissions de type artistique, comme De la nuit, la parole peut intriguer ou même inquiéter… Qu’on se souvienne ici d’une des premières fictions écrites pour la radio, Maremoto de Pierre Cusy et Gabriel Germinet, et qui aurait dû être diffusée en 1924. Des répétitions de la pièce, qui raconte le naufrage d’un bateau, furent diffusées sur des ondes non utilisées afin de tester les conditions sonores de réception. Mais elles eurent des auditeurs malgré elles, qui alertèrent les autorités, craignant que des individus fussent vraiment en danger. La pièce fut longtemps interdite de diffusion en France. Outre la confusion entre fiction et documentaire, cette étape importante de l’histoire de la radio illustre la peur qui surgit à l’écoute de voix désespérées, et qui appellent à l’aide [23]. La radio se jouera ensuite à de nombreuses reprises du thème des voix qui surprennent des personnages et les effrayent (L’inconnue d’Arras, d’Armand Salacrou, Raccrochez c’est une erreur, de René Wilmet…). De la nuit, d’une certaine manière, s’inscrit dans cette généalogie de la voix désincarnée…

Dans une perspective plus politique, on remarquera que De la nuit tend à l’égalitarisme de par le choix des invités et le traitement de la parole. L’espace radiophonique n’est pas ici réservé à certaines catégories d’intervenants (les artistes, les intellectuels, les écrivains), mais ouvert aux témoins ordinaires qui racontent leur métier ou des pans de leur vie privée. Au sein même de la catégorie des individus habitués à s’exprimer dans l’espace médiatique, l’émission opte pour des associations déroutantes : dans le numéro du 29 août 1977, les deux invités sont l’écrivaine Chantal Chawaf et le chanteur Eddy Mitchell, peu habitué – ainsi qu’il est raconté dans le dernier numéro de la série – à être interviewé sur France Culture. Les intervenants appartenant à la sphère culturelle ou artistique côtoient les témoins anonymes, qui ne sont présentés que par un prénom au début de l’émission. Le numéro du 9 février 1976 ne cite ainsi, lors de l’introduction de l’émission, précédée par la lecture d’un poème de Blaise Cendrars, que deux personnes anonymes comme invitées, Manuela et Griselda, qui racontent des épisodes de leur existence : la difficulté, pour une femme, de voyager toute seule, les impressions sur le quartier Barbès, la drogue, le fait d’être un travesti, le racisme… On ne saura pas pourquoi ces deux témoins ne sont présentés que par leur prénom ni pour quelle raison ils ont été choisis pour se confier au micro. L’émission du 7 février 1977 ne fait apparaître qu’un interviewé, présenté par son seul prénom : Jean (dans cette émission, seule les extraits musicaux interrompent l’entretien). Dans l’émission du 20 octobre 1977, une femme raconte, de manière poignante, son séjour en hôpital psychiatrique.

Il faut rappeler qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer la parole des écrivains (et plus généralement celles des artistes) de celle d’anonymes « sans qualité » dans l’émission. Comme les écrivains ne sont pas présentés comme tels, et comme ils ne s’expriment pas nécessairement sur l’écriture ni sur leurs livres, leurs témoignages peuvent ressembler aux témoignages de ces anonymes. Si l’écrivain Claude Couchais évoque l’écriture et son statut dès l’introduction de l’émission du 30 juin 1976, il n’en va pas de même dans la plupart des émissions. Ainsi, quand Jocelyne François s’exprime sur le thème de la folie et l’exil (De la nuit, 14 mars 1977), il n’est fait aucun lien avec son activité d’écrivain. Il en va de même pour l’écrivaine Viviane Forrester qui parle de son enfance et de ses liens avec sa mère (28 avril 1977). L’émission se joue d’ailleurs de cette confusion des statuts, et n’hésite pas à faire intervenir les invités à contre-emploi : l’émission du 14 mars 1977 est en grande partie composée de lectures de l’œuvre érotique de Joyce Mansour par Eddy Mitchell (toujours !), ce que le chanteur a très peu fait à notre connaissance. Enfin, certains interviewés ont un statut intermédiaire : un patron de bar et peintre amateur est présenté par ses prénom et nom, Michel Boussy, dans l’émission du 16 octobre 1976, enregistrée dans un bar de Roubaix.

Les émissions de type entretien, comme celles de Jean Amrouche, ont contribué à transformer l’écrivain en « olympien [24] », selon la terminologie d’Edgar Morin, ou en « grand homme » pour reprendre l’expression de Philippe Lejeune [25], c’est-à-dire en figure d’autorité dont la parole mérite d’être entendue par le public. Dans De la nuit, l’écrivain est « désacralisé ». Sa voix a la même portée que celles de tous les autres intervenants, quel que soit leur statut. Comme une illustration de la phrase de Marguerite Duras déjà citée : « Et pourquoi y en a-t-il qui écrivent et d’autres non ? C’est ça qui est anormal. Tout le monde écrit sans doute. Tout le monde écrit, même ceux qui n’écrivent pas ».

5. Bain d’époque

Durant les années où elle est diffusée, De la nuit n’est la seule émission à procéder de la sorte. Depuis la fin des années 1960, il existe en France des professionnels qui ont souhaité relancer l’expression radiophonique dans une visée de type artistique, quelque peu laissée en jachère depuis la fin du Club d’Essai en 1960 (à l’exception de la fiction radiophonique). L’Atelier de création radiophonique (ACR), créé par Alain Trutat et Jean Tardieu en 1969, et que va produire très longtemps René Farabet, est l’exemple le plus célèbre de ce courant radiophonique. Ce n’est plus une visée didactique ou informative que recherche ce type d’émission, mais plutôt une visée de type artistique. La radio n’est plus seulement un support au service des autres arts ou de la culture, mais un art lui-même. Durant les années 1970, rappelle Marine Beccarelli, « la nuit radiophonique devient un laboratoire d’expérimentation et de recherches radiophoniques [26] ». Des émissions telles que l’Écriture par le son (1971-1974), produite par Jean Couturier et diffusée elle aussi en début de nuit, poursuivent le même objectif : proposer à l’auditeur un univers sonore atypique, éloigné des émissions diffusées en direct. Dans l’Écriture par le son, comme dans l’Atelier de création radiophonique, des voix se succèdent déjà sans que l’on sache très bien qui parle ou quel est le thème de l’émission. Tous ces producteurs, qui ne semblent pas avoir travaillé ensemble [27], choisissent de déstabiliser l’auditeur en abandonnant les registres habituels de la production radiophonique. L’effacement, voire l’absence, de l’instance médiatique à l’antenne, et la volonté de détacher les paroles de leurs auteurs, constituent les marques les plus emblématiques de leur grammaire radiophonique. L’ACR, en particulier, illustré par les figures remarquables de Yann Paranthoën, René Jentet, Andrew Orr, René Farabet ou Kaye Mortley, renoue ainsi avec les expériences menées par le Club d’Essai à partir de 1946 pour produire des émissions de création plus que de consommation [28].

Le Club d’Essai anticipe lui-même de quelques années le mouvement du Nouveau Roman qui, après le Surréalisme dans lequel Duprez reconnaît une influence de l’émission [29], va porter à la radio la contestation de l’esthétique mimétique héritée du XIXe siècle réaliste. Des fictions comme Régression, de Claude Ollier, diffusé le 25 janvier 1967, Centre d’écoute de Michel Butor et René Koenig (9 juillet 1972) ou India Song de Marguerite Duras (12 novembre 1974) transposent à la radio des recherches formelles marquées par l’absence de personnages, le rejet d’un récit linéaire, des narrations déstructurées, en rupture avec le flux des fictions habituellement diffusées sur les ondes [30]. Même si aucun d’eux ni aucune des autres figures marquantes du Nouveau Roman (Nathalie Sarraute, Robert Pinget, Claude Simon, Alain Robbe-Grillet…), à l’exception de Duras, ne figure dans le générique de De la nuit, il y a là un bain d’époque.

De la nuit ne présente pas de dispositifs aussi radicaux que ceux de l’Atelier de création radiophonique, à quelques exceptions près. Dans le numéro titré « On ne se baigne jamais deux fois dans le même silence » (diffusée le 23 novembre 1977), par exemple, il n’y a pratiquement aucune parole audible en cinquante minutes d’émission. On ne perçoit que des bruits (briquets, vêtements, oiseaux, horloge…), des respirations, des silences, des musiques contemporaines – qui ne ressemblent pas aux musiques pop et rock and roll des autres numéros, et quelques phrases qu’on devine être des extraits très brefs de conversation. Comme exemples de paroles quelque peu audibles, ces phrases prononcées par des hommes et des femmes, qui font néanmoins sens puisqu’elles font partie d’une des dernières émissions de la série : « j’ai tellement donné que maintenant j’attends » ; « c’est ce que j’espérais » ; « aux grands mots les grands remèdes » ; « parle-moi » ; « j’ai l’impression qu’on joue un jeu un peu cruel, mais je ne me suis pas rendu compte » ; « je vais finir par m’endormir » ; « tu te sens frustré que je parle si peu ? » ; « ça te gêne pas qu’on perde du temps » ; « tu n’aurais pas une question à poser ? » ; « tu ne prépares pas de questions ? » « c’est tout ce qui est important ? » ; « j’ai vachement envie de sortir de la parole »… La voix de Duprez se fait entendre avec parcimonie : « gros » ; « de » ; « silence » « il y a des silences. Gros de silence. Ils s’écoutent »…. Les dernières phrases de l’émission pourraient être la bande-son d’une fiction : « à quoi tu penses ? Tu trouves que je m’intéresse pas assez à toi ? » ; « tu pensais à quoi ? Je suis vachement agressif ». Une écoute attentive de ces rares paroles laisse suggérer que Gilbert-Maurice Duprez (ou un de ses collaborateurs) et un invité (lequel ?) se sont peut-être rencontrés dans un espace qui n’est pas celui du studio, et ont décidé de ne pas parler durant l’enregistrement. L’expérience a peut-être été réalisée avec plusieurs intervenants car l’ambiance sonore varie d’un espace à l’autre dans l’émission. Dans la notice de l’Ina, plusieurs personnes sont citées : le poète Jean Ristat (proche d’Aragon, directeur de la revue Digraphe), David Cooper (le fondateur de l’antipsychiatrie, installé à Paris en 1972) et Jean-Louis Bernard (sans doute le romancier et essayiste, spécialiste d’ésotérisme).

Le dernier numéro de De la nuit, diffusé le 23 décembre 1977, adopte pour sa part une forme particulière, et apparaît comme une mise en abyme du dispositif de l’émission, en forme de théâtre d’ombres. Des extraits d’émissions précédentes sont diffusés, et trois hommes (dont Gilbert Maurice Duprez) jouent à deviner qui parle, sans toujours révéler la solution de l’énigme à l’auditeur. C’est comme s’ils se plaçaient, d’une manière artificielle, dans la situation des auditeurs eux-mêmes qui, durant les deux années d’existence de l’émission, se sont demandé qui étaient ceux dont les voix se faisaient entendre chaque soir. Duprez et les autres présentateurs ne semblent plus toujours savoir qui se cache derrière la voix qu’ils redécouvrent : « je connais la voix, mais je ne vois pas » ; « c’est un Suédois frisé » ; « je ne me souviens pas ». Ils expriment aussi des regrets : « on aurait dû la rencontrer une deuxième fois ». C’est une conversation étrange, comme si les trois hommes étaient seuls, et ne parlaient pas à un public (« c’est Bruno… » ; « voici comment une amitié naît de la radio » ; « il recherchera sa mère toute sa vie »). Souvent, les trois hommes se trompent comme s’ils étaient frappés d’amnésie. Parfois, le ton est désabusé, et les protagonistes devinent, non sans une certaine cruauté, que certains interviewés vont tomber dans l’oubli. Toutes les identités ne sont donc pas révélées, et des noms se perdent dans la musique diffusée pendant que les présentateurs parlent. Comme une manière de rappeler que ce principe d’incertitude des voix sera tenu jusqu’à la fin de l’aventure.

6. Conclusion

La plupart des émissions où se fait entendre la parole de l’écrivain sont régies par un contrat tacite : l’écrivain accepte de s’exprimer à la radio pour se faire connaître, ou faire découvrir son œuvre ; la radio apparaît comme un vecteur de communication au service d’une œuvre et d’un artiste. Cette représentation est sous-jacente dans les émissions dont les dispositifs dialogiques malmènent les invités (type Qui êtes-vous ? d’André Gillois [31]), comme dans les émissions en tête-à-tête qui célèbrent la figure de l’écrivain-grand homme (type Radioscopie de Jacques Chancel, Du jour au lendemain d’Alain Veinstein). De la nuit, comme au préalable l’Atelier de création radiophonique, rompt avec l’idée du média au service de l’écrivain et de la création artistique : la radio s’affiche ici davantage comme un art que comme un instrument de transmission du savoir, et fait entendre son langage spécifique. Radio et création littéraire sont ici placées sur un pied d’égalité. Et, pour l’auditeur, il peut être surprenant de basculer d’un régime de type didactique à un régime de type artistique. Dit autrement, la parole de l’écrivain dans De la nuit n’est qu’un fragment au service de la création radiophonique. En raison de grammaires de reconnaissance peu explicites, l’auditeur doit accepter chaque soir de s’adapter à une forme différente, et d’écouter des intervenants aux statuts multiples. La présence de l’écrivain est ici aléatoire et décontextualisée, et l’auditeur n’est pas certain d’écouter ses paroles chaque soir. L’auditeur, à vrai dire, dans une émission comme De la nuit, n’est à peu près sûr de rien : en fonction de l’humeur de son producteur, il pourra écouter tantôt des entretiens – avec des anonymes ou des interviewés du monde des lettres ou de l’art – tantôt des lectures de textes littéraires mélangés à des extraits musicaux.

De la nuit n’aura qu’une existence éphémère (1975-1977). La série préfigure l’émission Nuits magnétiques qui lui succède en 1978, créée par Alain Veinstein. Dans celle-ci, les écrivains ne sont plus uniquement des invités : ils sont associés à la conception des émissions, vont eux-mêmes mener des entretiens avec des témoins sur le terrain ; à leur tour ils vont collecter la parole des anonymes [32]. Si elle emprunte certains codes à De la nuit (un mélange de paroles d’artistes, d’écrivains, et d’anonymes, et une propension à diffuser des propos de type intimiste), Nuits magnétiques s’articulera davantage autour de certaines thématiques pour mieux guider l’auditeur, et son producteur, Alain Veinstein, s’adressera plus directement à l’auditeur, notamment au début de chaque semaine, pour présenter le sommaire de la semaine. Gilbert Maurice Duprez poursuivra sa carrière à la radio. On le retrouve au générique de quelques Nuits magnétiques : dans celle du 28 février 1978, il lit un texte présenté comme un court-métrage. Mais c’est avec une émission plus atypique qu’il achèvera son parcours radiophonique de producteur. Sons, diffusé entre 1982 et 1984 sur France Culture, fait entendre des tableaux sonores composés de séquences enregistrées au gré des pérégrinations de l’auteur. La parole disparaît ici au profit des bruits du réel : « La singularité de sons est son absence totale de commentaires. […] Cela ressemble à la volonté d’affirmer la radio dans sa spécificité et son essence : le son [33]. » En cela, Sons prolonge la visée de De la nuit d’ériger la radio en médium artistique.

Notes

[1] Gilbert Maurice Duprez, De la nuit, France Culture, 23 décembre 1977.

[2] Voir Nicolas Verdure, « Les archives de l’enregistrement sonore à la Bibliothèque nationale de France », Vingtième siècle, Revue d’Histoire, vol. 92, n°4, 2006, p. 61-66 ; Francesco Viriat, « Orphée phonographe, le rêve du disque poétique », dans Claude Jamain (dir.), La voix sous le texte, Angers, Presses universitaires d’Angers, 2000, p. 51-60 ; Michel Murat, « Dire la poésie en 1913: les Archives de la parole de Ferdinand Brunot », dans Jean-François Puff (dir.), Dire la poésie ?, Nantes, éditions Cécile Defaut, 2015, p. 101-128.

[3] Enregistrement partiellement publié en 1964 (disque Adès), intégralement en 2005, accompagné d’une transcription : Une visite à Brangues. Conversation entre Paul Claudel, Jacques Madaule et Pierre Schaeffer. Brangues, dimanche 27 février 1944, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2005. Contient deux CD audio.

[4] Philippe Lejeune, Je est un autre. L’autobiographie, de la littérature aux médias, Paris, Seuil, « Poétique », 1980, p. 110.

[5] Ibid., p. 11.

[6] Pour l’introduction de ce genre en France, voir Pierre-Marie Héron (dir.), Les écrivains à la radio : Les entretiens de Jean Amrouche, Montpellier, Centre d’Études du XXe siècle, 2000. Et pour de nombreuses études de cas, voir Pierre-Marie Héron (dir.), Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, 2010.

[7] Voir Céline Pardo, « Avec un écrivain, les yeux fermés. L’art du portrait d’écrivain à la radio », dans Ivanne Rialland (dir.), Critique et médium, Paris, CNRS éditions, 2017, p. 271-285.

[8] L’Ina a archivé et numérisé trois cent vingt-quatre numéros de De la nuit.

[9] Les archives de Gilbert-Maurice Duprez sont consultables aux Archives Nationales : CAC, AN, Fonds Gilbert Maurice Duprez, 19940737/34, documents relatifs à De la nuit.

[10] Entretien avec Gilbert Maurice Duprez. Au moment de la rédaction de cet article, le producteur, âgé de 86 ans, ne pouvait plus parler. Une série de questions sur l’émission lui a été transmise par mail, et il y a répondu avec l’aide de son épouse Arlette Duprez.

[11] Par exemple, le 24 décembre 1973, il s’entretient avec l’écrivain Pierre Emmanuel au sujet de son recueil de poésie Sophia. Le 31 décembre suivant, il dialogue avec des jeunes travailleurs dans un foyer d’accueil.

[12] Christophe Deleu, Le Documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan, « Mémoires de radio », 2013. Dans cette approche, le documentaire, ou « émission élaborée » (comme disent les professionnels de la radio), s’oppose à l’émission de plateau, diffusée en direct (ou enregistrée dans les conditions du direct), au déroulement linéaire.

[13] L’expression « anonyme » peut faire débat dans la mesure où la fonction de certains interviewés est mentionnée à l’antenne. Nous l’utilisons ici pour opposer ces types d’interviewés aux artistes, et aux interviewés du monde des arts et de la littérature, plus habitués à être invités à s’exprimer sur les ondes, à France Culture.

[14]  Entretien par mail cité.

[15] Robert Vion, La communication verbale, Paris, Hachette Scolaire, 2000.

[16] Bien entendu ces difficultés s’estompent quand l’émission ne fait intervenir qu’un invité.

[17] Sur ce point, la prudence s’impose. Ce qu’on peut consulter à l’Ina, c’est l’émission elle-même, et non sa présentation à l’antenne. Il se peut que d’autres éléments de présentation aient été donnés avant l’émission elle-même, en direct. Dont son sous-titre par exemple.

[18] Christophe Deleu, Les Anonymes à la radio. Usages, fonction et portée de leur parole, Paris-Bruxelles, Ina-De Boeck, 2006.

[19] Anne-Outram Mott, « L’identité médiatique et ses scénographies dans l’entretien culturel à la radio. De la mise en discours de l’identité de l’artiste-écrivain aux variations de sa mise en scène dans le dialogue radiophonique », thèse de doctorat de l’université de Genève, mai 2011, p. 172.

[20] Ibid., p. 174.

[21] Émissions des 11 juillet et 6 novembre 1975.

[22] « La radio, si elle voulait, pourrait redevenir quelquefois la bouche qu’il nous tarde trop souvent d’entendre dans le déluge moderne des bruits – la bouche d’ombre… » (Réponse à l’enquête du Club d’Essai sur la diction poétique [1956-1957], dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les écrivains hommes de radio (1940-1970), Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2001, p. 152-154).

[23] Cécile Méadel, « Mare-Moto. Une pièce radiophonique de Pierre Cusy et Gabriel Germinet », Réseaux, vol. 10,  n°52, 1992, p. 75-78 (texte de la pièce p. 79-94).

[24] Edgar Morin, « De l’interview », dans Sociologie [1984], Paris, Fayard, 1994 (édition revue et corrigée par l’auteur), p. 244.

[25] Philippe Lejeune, op. cit., p. 104.

[26] Marine Beccarelli, « Micros de nuit. Histoire de la radio nocturne en France, 1945-2012 », thèse de doctorat de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 14 décembre 2016, p. 345.

[27] Gilbert Maurice Duprez n’a pas produit d’Atelier de création radiophonique, et il n’y a pas de présence des principaux producteurs de l’Atelier de création radiophonique dans De la nuit. Il ne semble pas non plus y avoir eu de travail commun entre Duprez et Jean Couturier.

[28] Voir Pierre-Marie Héron (dir.), La Radio d’art et d’essai en France après 1945, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2006. Deux CD audio inclus.

[29] Entretien par mail cité. Duprez mentionne aussi une anthologie de poèmes japonais.  Il dit avoir voulu parier sur l’intelligence et la réflexion de l’auditeur pour concevoir son émission, et laisser une liberté absolue à celui qui l’écoute.

[30] Sur les productions des écrivains du Nouveau Roman à la radio, voir Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Presses universitaire de Rennes, 2017.

[31] Pierre-Marie Héron, « De l’impertinence dans les interviews d’écrivain : l’exemple de la série radiophonique Qui êtes-vous ? (1949-1951) », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 12 | 2014, mis en ligne le 20 avril 2014, consulté le 24 octobre 2017. URL : http://aad.revues.org/1706.

[32] Les plus réguliers sont Franck Venaille et Jean-Pierre Milovanoff.

[33] Marie Guérin, « Sons. Mises en perspectives du programme de Gilbert Maurice Duprez en regard de réflexions menées autour de la musique concrète », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n°129, juillet-septembre 2016, p. 187-194. Marie Guérin et Marie-Laure Ciboulet ont consacré un « documentaire de création » à l’émission et son producteur (France Culture, « L’Atelier de la création », 24 décembre 2014), écoutable ici.

Auteur

Christophe Deleu est Professeur en Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Strasbourg (Cuej), Vice-président du Grer (Groupe de recherche et d’études sur la radio), Président de la commission radio de la SGDL (Société des gens de lettres). Il a publié de nombreux travaux sur le documentaire radiophonique, notamment un ouvrage paru sous ce titre en 2013 (L’Harmattan/Ina, coll. Mémoires de radio).

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L’entretien littéraire dans Bruits de pages. Veinstein avant Veinstein


Bruits de pages (France Culture, 1978-1980)un des cinq magazines des débuts de Nuits magnétiques, illustre bien l’effort de cette « radio dans la radio » voulue par Alain Veinstein au sein de la chaîne culturelle française pour rompre avec certaines pratiques radiophoniques de l’époque. Pourtant, la rupture n’est pas si grande qu’il y paraît : tout en prenant position contre plusieurs émissions littéraires ou culturelles prestigieuses du moment, qui ne s’intéresseraient qu’aux best-sellers, le magazine littéraire de Nuits magnétiques accepte lui aussi la logique marchande et publicitaire de la vie des livres, en faisant du bruit, à sa manière, autour des livres « qui ne font pas de bruit ». De même, en dépit d’un discours de rupture, les entretiens de Bruits de pages continuent eux aussi, à leur manière, la tradition des interviews proposées sur les ondes de France Culture. On peut cependant identifier dans celles d’Alain Veinstein une première étape du genre d’entretien en tête-à-tête qu’il développera plus tard dans son émission nocturne Du jour au lendemain (1985-2014).

Bruits de pages (1978-1980) is one of five magazine sections of Nuits Magnétiques, the nocturnal radio program on France Culture in its early days . Conceived by Alain Veinstein, it attempts to break away from current radiophonic practices of its time. However, while positioning itself against the promotion of best-sellers on the radio, it simultaneously seeks to be part of the general tendency to advertise by endorsing books that are less heard of. The program’s interviews are in a way typical of those sounded on France Culture. However, those carried out by Alain Veinstein can be viewed as the precursors of the interviews he is to develop in later years, in his one-on-one nocturnal program Du jour au lendemain (1985-2014).


Texte intégral

D’abord mensuel (quatrième mercredi du mois), puis bi-mensuel (premier et troisième mardis du mois), Bruits de pages est l’un des cinq magazines des débuts de Nuits magnétiques [1], diffusé le soir de 22h30 à 23h50, sur France Culture, trois saisons durant (du mercredi 25 janvier 1978 au mardi 1er juillet 1980). L’émission se fait en direct, mais inclut des interviews enregistrées. Sous-titrée « le magazine des livres qui ne font pas de bruit », puis « une émission réalisée par des professionnels pour les professionnels » [2], elle est conçue par Alain Veinstein, conseiller de programmes de la chaîne, en coproduction durant la première saison (numéro 6, juin 1978, inclus) avec Gilbert Maurice Duprez [3]. Le réalisateur est Bruno Sourcis. Parmi ses collaborateurs (occasionnels et réguliers) : Pascal Dupont, Gérard Macé, Mathieu Bénézet, Anne-Marie Albiach. C’est un magazine à rubriques aléatoires, plus ou moins éphémères ‒ des documentaires, des interviews, des émissions d’archives [4] ‒, qui s’inscrit dans ce que Veinstein définit à propos de Nuits magnétiques comme « un espace librement dédié à l’aventure d’être en vie […] Il s’agit d’un territoire de création radiophonique et de documentaires dont les premiers producteurs sont presque tous des écrivains [5] ».

Dans le cadre de cet article [6], je propose d’étudier Bruits de pages comme exemple d’une radio qui se veut d’avant-garde mais qui en même temps cherche à se normaliser, qui d’une part prend position contre les émissions littéraires de commercialisation des best-sellers, mais de l’autre a sa propre manière de « faire la pub » des livres dont on entend moins parler. Les entretiens de Bruits de pages continuent la tradition des interviews proposées sur les ondes de France Culture. Celles d’Alain Veinstein, dans ce magazine littéraire, peuvent être vues comme précurseurs de ce qu’il développera plus tard dans son émission nocturne d’interviews en tête-à-tête, Du jour au lendemain (1985-2014).

1. Radio d’avant-garde en quête de normalisation

De par son choix musical [7], son goût pour les livres peu vendus ou à petits tirages, les bruits et l’imperfection dans l’enregistrement et de par son ton déclaratif, Bruits de pages s’offre aux auditeurs comme une réponse à « une conception figée du programme et de la parole radiophoniques [8] ». En cela il n’est pas le premier, car les habitudes et routines des programmes parlés sont déjà remises en question en France, dans les années 1950, sur les stations dites périphériques comme Europe 1, où Louis Merlin invente en 1955 l’emploi du « meneur de jeu », mais aussi sur les chaînes d’État, dans Le Masque et la Plume (depuis 1954), qui met à l’honneur le genre de la polémique, dans Le Pop Club de José Artur sur France Inter (1965-2005), dans Panorama culturel de la France sur France Culture (1969-1999), magazine d’actualité imposant un mode de discussion vif et rapide, où intervient Laure Adler avant de rejoindre Alain Veinstein à Bruits de pages. Après 1968, un désir de renouveau des contenus, des styles et de la relation aux publics s’exprime assez fortement, qui à France Culture s’incarne d’abord dans la vaste réforme des programmes en 1975, voulue par Yves Jaigu, en partie pensé par Veinstein, et conduit, en 1978, à l’émergence de Nuits magnétiques.

Dans Bruits de pages, le ton est au défi, aux déclarations manifestaires [9] (en début d’émission le plus souvent), comme la suivante, d’Alain Veinstein, le 1er mars 1978 : « Je vais vous dire, nous prenons position. Nous sommes contre. Nous prenons position contre les livres considérés comme marchandises ou objets sacrés [10]. » Ou bien, à l’ouverture de l’émission du 6 décembre suivant, ces réflexions ironiques de Veinstein sur « la meilleure façon de commencer une émission littéraire », pour mieux se démarquer de formules antérieures :

Bonsoir, Bruits de pages, le magazine des livres qui ne font pas de bruit.

Et d’abord, une question. Quelle est la meilleure façon de commencer une émission littéraire ?

Première méthode, le sérieux. On peut penser que parler des livres, faire parler les écrivains, exige une hauteur de ton, un climat de gravité qui situe le présentateur dans un registre quasiment sacré. Au fronton de son émission il peut alors placer utilement la citation d’une pensée implacable, remarquablement frappée, investie d’une autorité d’autant plus grande que l’auteur n’est pas le présentateur lui-même. Pour commencer ce numéro bille en tête je pourrais dire par exemple, ouvrez les guillemets : « L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégouts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé » (Montesquieu)

(musique)

Moins classiquement, je pourrais révéler les résultats d’une enquête par sondage commandée spécialement pour Bruits de pages. Ainsi, en cette période de l’année, qui ne nous jalouserait pas si nous étions en mesure de commenter l’évolution structurale des lecteurs du Goncourt dans les dix dernières années. Âge, sexe, instruction, catégorie socio-professionnelle, mode de vie, comment avec de telles précisions statistiques ne pas rédiger un éditorial percutant où les données de la science nous conduiraient à des conclusions personnelles qui mettraient aisément les rieurs de mon côté.

(musique)

Plus subtilement, pourquoi ne pas commencer par un texte apparemment naïf qui décrirait avec art les gestes d’un travailleur manuel ? Une façon intelligente de démentir d’entrée de jeu l’existence d’une coupure quelconque entre l’écrire et l’agir, l’acte et la parole.

[…]

A.V. – Mais finalement, croyez-moi, les intentions dissimulées ne font jamais de bonnes émissions. Mieux vaut être clair et net, prendre position sans ambiguïté. Affirmons nos goûts et nos partis pris. Commençons par un papier d’humeur, un compte-rendu critique de ce que nous n’hésitons pas à appeler « le meilleur livre du mois [11].

D’un point de vue formel, un aspect neuf de Bruits de pages consiste à laisser exister les bruits, ces types de sons que l’on juge souvent parasites dans une émission parlée (toux, raclements de gorge…), que le montage cherche d’habitude à éliminer ou atténuer. Les ambiances sonores des interviews hors studio deviennent ainsi partie intégrante de la couleur du magazine, que les bruits divers et variés captés par le micro soient harmonieux ou gênants : bruits de mer mais aussi de circulation routière dans l’émission du 20 mai 1980 (entretien de Claude Ollier, enregistré sur la promenade des Anglais et sur la plage de Nice le 10 mai précédent) ; ambiance de cocktail et de foule dans un dossier du 20 novembre 1979 sur les prix littéraires. Après coup, ce choix stylistique est cohérent avec le titre, comme s’en explique plus tard Veinstein :

J’ai fait un magazine qui s’appelait Bruits de pages. En général, les techniciens arrêtent quand on entend des bruits de pages qu’on tourne. Le sous-titre, c’était « Le magazine des livres qui ne font pas de bruit », pour parler des livres dont on ne parle pas, qui ne sont pas des best-sellers. Godard racontait toujours que, quand il faisait un tournage, si un avion passait, il refusait qu’on arrête. Le bruit de l’avion faisait partie de la réalité. Moi, c’était pareil, dans mon émission, il y avait des bruits [16].

Mais il est déjà annoncé par l’insertion au début de chaque numéro, dans « l’éditorial » de Veinstein et dans l’annonce du sommaire, de bruits de pages qu’on tourne.

Car, comprend-on aussi, il faut faire du bruit autour des « livres qui ne font pas de bruit bruits ». Il faut faire courir ces bruits, insiste le magazine dans sa rubrique « Les bruits qui courent » :

Les bruits qui courent ce sont les nouvelles de Bruits de pages. Et ce mois-ci les nouvelles on les trouvera dans les livres mêmes que nous avons mis sur la table, et nous les feuilletons, en direct, sans craindre les bruits de pages [17].

Il faut faire du bruit autour des livres qui, loin de ressembler à des objets clos, lisses, bouclés, achevés, touchent par leur aptitude « à l’inachevé, l’inabouti, l’infini peut-être » :

À tous les chefs-d’œuvre du monde, un vrai lecteur ne doit-il pas préférer n’importe quel livre où s’est glissé un peu d’hésitation, de maladresse, de peur. Bruits de pages voudrait donner écho à l’inachevé, l’inabouti, l’infini peut-être. Nous voulons capter l’étonnement, la stupeur parfois de ceux à qui le fait de prendre la plume ne donne pas nécessairement des ailes. Nous entendons privilégier les biffures, les ratures, les corrections, les reprises et les repentirs [..] Allons-y, l’imperfection est la cime (bruit de pages puis bruit d’oiseaux (?) puis musique et bruit de coups ; le tout mixé pendant 40 secondes) [18].

Il faut faire du bruit aussi en refusant de couper, dans les entretiens, tous les propos métadiscursifs dans lesquels l’écrivain interviewé dit son malaise à l’oral et face au micro, comme Raymond Cousse au micro de Veinstein dans l’émission du 8 janvier 1980 :

Raymond Cousse ‒ […] J’veux dire, vous savez, j’ai beaucoup de mal à parler de ce que je fais, j’ai quelques fois des idées sur ce que je veux faire, n’est-ce pas, et lorsque j’arrive un peu à le faire, étant donné que je vais vers, vous dites, le roman est très court, évidemment c’est une volonté, c’est très peu anecdotique en fait. J’essaie, en tout cas dans ce texte-là, d’aller à l’essentiel, enfin j’veux dire c’est un peu des lieux communs tout ça. Je suis toujours très effrayé, j’suis pas très bon pour parler comme ça de mes romans, j’suis toujours très effrayé par une fonction d’auto-censure très forte parce que le nombre de bêtises que je dis moi-même m’effraie toujours et j’ai toujours une seconde voix qui me dit : « essaie d’en dire le moins possible, le moins de bêtises possible ». En parlant peu on dit peut-être moins de bêtises, je n’sais pas [19].

Dans l’exemple suivant, ces maladresses de l’écrivain à l’oral, qui cherche ses mots, ses phrases pour parler de son livre, apparaissent non seulement comme un thème de conversation voulu, mais comme un phénomène recherché dans les entretiens de Bruits de pages par les intervieweurs, dont le « travail » serait aussi de faire « trébucher les auteurs » :

Lucette Finas ‒ Voyez-vous, je vous le dis maladroitement parce que je parle toujours avec une extrême maladresse de ce que j’écris. Ou bien je parle, ou bien j’écris (sourire dans la voix) mais quand il s’agit de reprendre à l’oral ce que j’ai fait à l’écrit, je me sens très empêchée.

Alain Veinstein ‒ Vous aurez quand même une très bonne note.

(éclat de rires)

‒ Mais je ne la mérite pas. (rires. un temps. un ton en dessous) Ce n’est pas trop mauvais ?

‒ Non, non. On a peut-être été un peu long mais… Non ? On est un peu long, je crois Bruno [Sourcis, le réalisateur], non ? Combien ?

‒ Mais y a quelque chose à couper. Il y a mes trébuchements à couper. Un moment j’ai trébuché alors il faudrait repartir à partir de…

‒ Non, non, ça c’est… c’est aucun problème.

‒ Ah bon ?

‒ Ça c’est… C’est un travail qu’on fait tout le temps, vous savez. Il arrive souvent qu’on fasse trébucher les auteurs [20].

Ce passage cumule les « bruits » : bruit du commentaire virant au sketch d’un instituteur (Veinstein) évaluant son élève (Finas), scénario peu flatteur pour l’écrivain mais que son premier mouvement d’auto-dénigrement justifie et qui permet de continuer sur un mode détendu. Bruit des dessous de l’émission, exposant sa « cuisine » : l’adresse de l’intervieweur au réalisateur Bruno Sourcis, tiers d’habitude absent de la conversation, type d’intervention d’habitude coupée au montage, est conservée : « On est un peu long je crois Bruno, non ? Combien ? » « Naturellement », Finas propose de couper ses ratés (« Mais y a quelque chose à couper. Il y a mes trébuchements à couper »). C’est l’occasion pour Veinstein d’exposer la logique artistique de l’émission : il ne faut pas couper les bruits, car « c’est un travail qu’on fait tout le temps, vous savez. Il arrive souvent qu’on fasse trébucher les auteurs ».

Donner ainsi en spectacle, dans la version après montage d’un entretien, la « négociation » des termes de l’enregistrement entre un écrivain, son intervieweur et le réalisateur, donne à l’auditeur un sentiment très fort de direct, d’in medias res. C’est le principe du « faux direct » que de chercher à conserver en différé, en conservant l’enregistrement tel quel, les impressions du direct, à savoir le sentiment d’être devant quelque chose qui est en train de se faire au moment où on écoute, qui peut aller dans un sens ou dans un autre, qui n’est pas déjà bouclé et achevé [21].

2. Contrepoint à la spectacularisation

Bruit de pages se présente comme un contrepoint aux émissions de médiatisation de la littérature commerciale par ses pairs (prédécesseurs et contemporains), à la radio comme à la télévision. Contre une radio et une télévision qui vendent des best-sellers, le magazine participe à l’entreprise générale de Nuits magnétiques, poursuivie par Du jour au lendemain, contre ce que Veinstein appelle la « mauvaise littérature [22] ». Le producteur y oppose ce qu’il appelle la « non-littérature » à la littérature « en mouvement » ou « en formation » (expression de Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit) [23] ; il oppose la « vraie littérature » à la fausse littérature facile, commerciale, aux « best-sellers fabriqués à la hâte », bref à ce que Sainte-Beuve appelait en 1839, dans un pamphlet retentissant, la « littérature industrielle ». Bruits de pages est bien là pour « tenir tête aux mauvais livres » en faisant lire les « bons livres », qui sont justement ceux dont on ne parle pas [24] et que la rubrique « Dans l’arrière-boutique du libraire » prétend devoir sortir de cette arrière-boutique où ils restent en pile, invendus [25]. Quelques sondages téléphoniques aléatoires menés par Veinstein auprès de diverses librairies lors du magazine, dans lesquels il demande aux vendeurs des renseignements sur des ouvrages trop pointus pour le public profane, et dont presque personne n’a entendu parler au moment de leur parution [26], confirment le bien-fondé du diagnostic, ou du moins la tendance des animateurs du magazine à mettre en valeur « l’arrière-boutique » de la production courante du moment.

Si, dans la conception de Bruits de page, La Matinée littéraire de Roger Vrigny, installé depuis 1966 sur France Culture, sert implicitement (et parfois explicitement) de repoussoir [27], d’autres modèles médiatiques littéraires, à la radio et la télévision, apparaissent au détour d’une émission comme des contre-modèles auxquels a pu aussi penser Alain Veinstein. Le premier est Radioscopie de Jacques Chancel, alors modèle prédominant de l’entretien culturel à la radio [28], allègrement réduit à ses seuls effets promotionnels au cours d’une interview de l’écrivain Gilbert Lascault à l’occasion du Festival du livre à Nice en 1981 :

Alain Veinstein ‒ Alors Gilbert Lascault, ça commencerait donc dans un studio en préfabriqué cette émission qui se trouve au Palais des Expositions à Nice, où se tient en ce moment paraît-il un Festival du livre. J’en ai pas vu beaucoup de livres, enfin ça fait rien on n’est pas là pour parler du Festival. Alors on est dans l’odeur de peinture, on a les yeux qui pleurent…

Gilbert Lascault ‒ Ouais, on a les yeux qui pleurent.

‒ … il fait très chaud.

‒ Il fait chaud. On entend les bruits du haut-parleur qui fait de la… qui parle de la culture à très haute voix.

‒ Oui, oui, on annonce « Venez à la signature de Monsieur Untel qui est passé avec Jacques Chancel dans Radioscopie », des choses comme ça [29].

Apostrophes de Bernard Pivot, né en 1975, fait aussi figure de repoussoir, dès le deuxième numéro, quand Veinstein oppose son invité Emmanuel Levinas, l’auteur de De l’existence à l’existant, ce philosophe qui ne fait pas de bruit, aux « nouveaux philosophes [30] », allusion limpide à une émission d’Apostrophes l’année précédente [31]. Bernard Pivot ne fait pas de bruit autour de ceux qui le méritent, mais plus globalement c’est le style de son émission qui ne fait pas assez de bruit, si faire du bruit est une manière de prendre des risques en sortant des conventions de l’entretien entre gens civilisés, comme Veinstein s’en amuse dans une interview avec un éditeur qu’il aurait « mis au piano » [32] :

Alain Veinstein ‒ Nous ne sommes pas dans un bar mais dans un studio de radio. Et ce qu’on n’a jamais osé faire chez Pivot ou dans La Matinée littéraire, nous en prenons le risque : mettre un éditeur au piano. Paul Vermont, on vous a entendu, on ne vous voit pas, la première question que je voudrais vous poser c’est est-ce que vous pouvez vous décrire physiquement, sans narcissisme ?

Paul Vermont ‒ Mon Dieu… c’est pas très littéraire ça. Eh bien écoutez, je suis très, très beau, je suis grand, je suis blond, élancé, se dégage de moi une impression de force et énormément de charme [33].

On se rapproche ici des « propos recueillis » de l’interview de presse écrite, qu’accompagnent le portrait de l’écrivain et une description de son habitat/environnement [34]. Mais le genre est détourné, puisque, pour sa première intervention orale, l’auteur est prié de faire lui-même son portrait ‒ demande accompagnée d’un impératif que l’on s’empressera de transgresser (« sans narcissisme »). Et qu’il a été préalablement prié de jouer de la musique (du jazz [35]) : sa performance musicale constitue un élément de son portrait, devient un enjeu de la conversation… et renvoie implicitement à un autre modèle de mise en scène des entretiens à la radio : celui du Pop Club de José Artur, qui jusqu’au début des années 1980 a lieu au Bar noir de la Maison de la Radio, auquel Veinstein fait allusion quand il dit « Nous ne sommes pas dans un bar mais dans un studio de radio ».

On peut voir dans les allusions critiques de Veinstein à certaines émissions littéraires ou culturelles rivales (La Matinée littéraire, Radioscopie, Apostrophes, Le Pop Club…), l’expression de sa résistance aux effets de la société du spectacle [36]. Elles servent aussi naturellement, quel que soit leur bien-fondé, à mettre en valeur l’esprit novateur de Bruits de pages, ses choix de contenu et de forme. Disons, de « dramaturgie », pour appliquer à bruits de pages un mot utilisé par Veinstein à propos de Du jour au lendemain :

Avec celle ou celui qui s’est assis en face de moi, j’essaie, dans la mesure du possible, de créer une petite dramaturgie. De rendre vivant – dramatique – l’espace que nous allons habiter et animer, pendant un temps donné. C’est une façon, sans doute artificielle de relier entre elles des choses qui se disent dans le désordre […] le jeu consiste aussi à s’affranchir des règles en introduisant, par exemple, des éléments déstabilisants [37][…].

Examinons donc plus avant la dramaturgie de l’interview mise en œuvre dans Bruits de pages, et plus spécifiquement le style d’entretien de Veinstein.

3. Dramaturgie de l’interview dans Bruits de pages

Revêtant diverses formes ‒ monologue, dialogues et trilogues [38] ‒ les entretiens de Bruits de pages offrent le plus souvent aux auditeurs, disons-le, un exemple de continuité plus que de rupture avec des manières de parler déjà en usage à France Culture. Pierre-Marie Héron, à propos d’un entretien avec Florence Delay, qualifie la voix de Veinstein, l’intervieweur, de « très aimable, accorte, gentille, doucereuse. Rien d’original dans le ton, les questions, les demandes à l’écrivain. Ton complètement France Culture. Aucune exploitation des silences. Juste lent, tranquille [39] ». On ne sort pas du « ton confidentiel » caractéristique, selon Jacques Copeau déjà, de la grande majorité des émissions parlées à la radio. Comme si la dramaturgie de la série Du jour au lendemain n’avait pas encore été mise au point. Dans un genre autre, plus rapide et vif, le style de parole de Laure Adler semble être l’adaptation à la situation de l’entretien en tête à tête du style de discussion en usage dans l’émission Panorama. Quant à l’éphémère rubrique « Essai de voix », où un auteur débutant est interrogé par un auteur connu, les rôles semblent typer aussi les voix : difficile au premier intervieweur par exemple, Maurice Roche, interrogeant René Belletto à l’occasion de son deuxième livre, Histoire sans suite, chez POL, de le faire sans paternalisme bienveillant (voix surplombante) plutôt que de « s’effacer ou, en tout cas, de le mettre en valeur », comme posé en règle du jeu de l’exercice juste avant l’entretien [40]. Les styles vocaux ne se renouvellent pas aisément.

Ce qui donne des moments intéressants d’écoute, ce sont les dialogues monologisés, où les questions sont gommées au montage. Le procédé n’est pas inédit : il est déjà présent dans De la nuit de Duprez, où il sert même de mode de composition systématique [41]. Il n’en est pas moins efficace dans Bruit de pages, où, sans être aussi systématique, il revient fréquemment la première année. Exemple : un entretien avec Jean-Pierre Milovanoff sur son livre, Rempart mobile (1978) aux éditions de Minuit [42]. Après une introduction de Veinstein, décrivant le livre comme « une proposition pour un roman, avec des simulacres, de la musique, de l’émotion », on entend l’auteur parle tout seul : les questions ont été supprimées et les réponses montées, ce qui produit l’effet d’un monologue. Les entretiens enregistrés pour ce numéro, avec Emmanuel Lévinas, Jacques Estager, Mathieu Bénézet et Jean-Pierre Verheggen, sont tous traités de cette manière. Un parti pris de montage qui revient dans les numéros suivants [43].

En même temps, certaines interviews de Veinstein préparent déjà son propre style d’interview – la lenteur, les silences, l’insistance ou l’impertinence ‒, qu’il développera plus tard dans Du jour au lendemain (1985-2014), dans ses écrits [44], dans les entretiens qu’il donne [45].

4. Veinstein avant la lettre

Si on ne peut pas dire que Bruits de pages révolutionne l’interview, ni par son style ni par son contenu, reprenant au fond des styles d’interview courants sur France Culture, il n’en reste pas moins qu’Alain Veinstein commence à développer ici ce qui deviendra son style plus tard dans Du jour au lendemain, émission accolée au programme de Nuits magnétiques à partir de 1985, qu’elle prolonge en quelque sorte jusqu’à une heure du matin. L’attention portée à la personne de l’écrivain et à sa voix (au sens physique), la perturbation de la bienséance, les questions persistantes, la place donnée au silence : ensemble, tous ces éléments contribuent à forger « le style Veinstein ».

 4.1. L’attention portée à la personne et à sa voix

Bien que dans Bruits de pages le livre – son intrigue, son écriture – occupe encore une place majeure, il commence déjà à se dessiner dans ce magazine littéraire de Nuits magnétiques un intérêt marqué pour la présence physique de l’écrivain. La personne de l’écrivain, la présence de l’écrivain en présence du micro, n’est-elle pas aussi intéressante au fond que ses livres ? Veinstein n’en est pas encore à dire que « les plus beaux livres, au fond, ce sont les personnes [46] », et ce qu’il s’agit de « faire naître » au cours de l’interview d’un écrivain, c’est « une présence au bout de la parole » plutôt qu’une parole critique intéressante sur un livre [47]. Mais il y a bien déjà un intérêt marqué pour la voix de l’écrivain et comment celui-ci s’en sert, avec ses caractéristiques propres, au cours de l’entretien. Non pas pour la voix comme marque de l’écrivain interviewé, un Léautaud par exemple [48], mais comme force ou faiblesse, avec laquelle il faut compter, soit pour déstabiliser l’invité, soit au contraire pour le mettre à l’aise. Veinstein place ainsi Chantal Chawaf dans une zone d’inconfort en pointant l’insuffisance de son « filet de voix » aux besoins de l’émission radiophonique :

Alain Veinstein ‒ Chantal Chawaf, on ne peut pas oublier que nous sommes ici dans un studio de radio, et tout à l’heure nous avons procédé avant l’émission, à des essais de voix, et vous aviez ce qu’on peut appeler un filet de voix.

Chantal Chawaf ‒ (voix aiguë presque inaudible) Une toute petite voix.

[…]

‒ Je disais tout à l’heure « un filet de voix » …

(hausse la voix) Faut parler plus fort ?

‒ Alors peut-être… (rires) Peut-être faut-il recourir à la méthode ?

‒ Je n’ai que la voix que j’ai malheureusement [49].

Avec l’écrivaine d’origine finlandaise Sirkku Larrivoire en revanche, pétrifiée d’avoir à parler en français de son autobiographie Ne m’oublie pas (1979), mettre d’emblée le sujet sur sa voix trop chuchotante pour être audible est un moyen de l’aider à entrer dans l’émission :

Sirkku Larrivoire ‒ (voix basse, accent très fort) Il y a l’histoire de la mère là-dedans, vous savez la mère parce que vous avez lu le livre, parce qu’elle existe toujours, elle est vivante et c’est quelque chose, c’est comme… (chuchotement, fin de phrase inaudible).

Alain Veinstein ‒ Faut peut-être parler un peu plus fort quand on va faire l’enregistrement.

(dans un souffle) Oui, oui.

‒ Pour qu’on puisse vous entendre.

‒ Oui.

‒ Là vous parliez doucement pour que (il se racle la gorge) les techniciens ne vous entendent pas ? (silence 4 secondes)

(rire étouffé) Le trac (difficilement compréhensible).

‒ Vous avez le trac ?

‒ Oui.

‒ Mais pourquoi ?

‒ Parce que je dois parler français. Et j’ai toujours un accent (silence 7 secondes).

 Dans tous les cas, il s’agit d’un glissement progressif vers l’écrivain en personne qui deviendra plus important que le livre dans Du jour au lendemain.

4.2. Perturber la bienséance

Dans Bruits de pages il y a ‒ surtout dans les deux premières saisons ‒, une corruption voulue, quasi artificielle, des règles de politesse [50]. Dans l’exemple suivant, Veinstein suggère la possibilité de dire des gros mots à la radio. Répondant à Lucette Finas, qui demande à recommencer sa réponse pour l’avoir mal exprimée, il dit :

Alain Veinstein – Oui, vous pouvez vous reprendre.

Lucette Finas – Je peux reprendre ?

– Même dire « merde » si vous voulez […] [51].

 Il y a même une mise en scène de l’atteinte portée à la bienséance, lorsqu’on met en valeur la dérogation à la règle. Dans l’exemple suivant, non seulement Veinstein accentue le fait que son interlocuteur mâche un chewing-gum, sous prétexte que « ça s’entend » (alors qu’il aurait dû théoriquement le passer sous silence), mais il en fait une petite cérémonie, articulée en faveur de l’auditeur (« Veinstein – Crachez votre chewing-gum. Vermont – Je crache. ») :

Alain Veinstein – C’est pour ça que vous mâchez des chewing-gums en répondant à une interview ?

Paul Vermont – Vous, vous savez, les gens ne nous voient pas alors pourquoi le dire ?

– Parce que ça s’entend (rires discrets).

– Alors je vais l’enlever par respect pour euh…

– Crachez votre chewing-gum.

– Je crache [52].

La dérogation à la bienséance se manifeste encore par des questions impertinentes, au sens qu’accorde au terme Pierre-Marie Héron, lorsqu’il étudie la tradition de l’impertinence dans la série Qui êtes-vous ? d’André Gillois (1949-1951) [53]. C’est « une infraction au sens commun, un dévoiement du fameux esprit à la française, qui forme avec la clarté et le naturel la triade des vertus de la conversation cultivée à l’âge classique [54] ». En régime médiatique, l’interview d’écrivain valorise davantage, « aux risques et périls du journaliste et de l’écrivain », cette évolution de l’esprit français de conversation amorcée déjà au XVIIIe siècle, « siècle du persiflage », continuée dans les interviews de presse écrite au cours du XIXe siècle [55]. Dans l’exemple suivant, Philippe Muray, proche dans les années 1970 de Philippe Sollers et de Tel Quel, est interviewé à l’occasion de la sortie de son essai L’Opium des lettres chez Christian Bourgois (1979). Après une allusion « spirituelle » au titre de l’essai (il insinue que son invité a consommé de l’opium avant de venir au studio), Veinstein pose une question embarrassante pointant un éventuel conflit entre maisons d’édition :

Alain Veinstein – Votre livre est préfacé par Philippe Sollers…

Philippe Muray : Oui.

– … qui dirige une collection aux éditions du Seuil.

– Oui (rires gênés). Euh, ce sera enregistré ça ? Ce sera…

– Oui c’est enregistré, oui. Ça vous gêne ? (rires embarrassés)

– Oui (rires).

– Pourquoi ? Vous pouvez tout nous dire parce qu’on est en famille. Et puis dans votre livre vous n’avez pas peur de régler vos comptes.

– À vrai dire… oui, oui… Oh, c’est des comptes plus généraux. À vrai dire, la… la préface de Sollers a été écrite après que je sois sûr que ce soit publié chez Christian Bourgois […] [56].

Les réponses monosyllabiques de Muray (« oui ») ne dissuadent pas Veinstein de continuer à gêner son invité (« Oui c’est enregistré, oui. Ça vous gêne ? »), en feignant l’étonnement devant son embarras, et en le poussant à parler vrai (« Vous pouvez tout nous dire parce qu’on est en famille »). Ce scénario évidemment trompeur du « lavage de linge sale en famille » est complété d’une invitation à être aussi audacieux que dans son livre (« Et puis dans votre livre vous n’avez pas peur de régler vos comptes »). Veinstein, comme si son émission était grand public, laisse entendre pour finir que Muray « peopolise » dans ses règlements de compte, tout comme s’il devait faire l’article d’un best-seller en flattant la curiosité des gens pour les petites histoires… Ce que l’écrivain récuse (« Oh, c’est des comptes plus généraux »).

4.3. Les deux tactiques de Veinstein

Dans l’entretien avec Chantal Chawaf, le « joueur d’échecs » Veinstein essaie une question puis une autre, cherchant la faille : « Est-ce qu’un livre attend une réponse quelconque ? » (réponse : « Une réponse de la part de qui ? ») ; « à qui s’adresse ce livre Landes ? » (réponse : « À celui ou à celle qui le sent, qui le reçoit, qui reconnaît peut-être quelque chose de ce qui ou de ce qu’elle vit »). Une position à occuper se présente quand Veinstein aborde la question de la publicité faite autour du livre par l’éditeur. Face à la résistance de Chawaf, la pression se fait particulièrement forte, à coups de petites phrases parfois prolongées ou amorcées par un silence :

Alain Veinstein – J’ai remarqué en tout cas que votre éditeur avait mis votre nom en gros sur la borne publicitaire du livre, « Chawaf » comme un argument…

Chantal Chawaf – C’est tellement pas important.

– …de vente ou de lecture.

– Ça me paraît très peu important de toute façon.

– Tout de même, ça n’passe pas inaperçu…

– J’ai pas envie de répondre à ça. Ça m’paraît vraiment insignifiant. C’est leur affaire. Si vous voulez des explications…

C’est tout de même sur votre livre.

– …je rêvais d’une image, je rêvais d’une image romantique.

Et en guise d’image romantique vous avez votre nom sur une borne publicitaire.

– Voilà. Voilà ce que j’ai à vous dire [63].

Suivent quelques autres « rounds ». Dans le dernier, Veinstein aborde le contenu du roman en citant le prière d’insérer : « ‒ Ça vous paraît bien résumer le livre ? ‒ Absolument pas. ‒ Le définir ? ‒ Absolument pas. »). Qu’à cela ne tienne, laissant le prière d’insérer, il utilise la carte du personnage. Un sujet de conversation lui aussi écarté d’un revers de main par Chawaf, mais qui introduit à la deuxième grande phase d’attaque et contre-attaque de l’entretien (on notera là aussi le jeu des silences) :

Alain Veinstein – Alors parlez-nous un peu de Stella.

(silence)

Tout de même si vous ne parlez pas de Stella, de quoi pouvez-vous parler ? De quoi peut-on parler ?

Chantal Chawaf – J’ai peut-être envie de parler d’autre chose. J’ai peut-être envie de parler d’écriture, de langage.

– On en parlera aussi tout à l’heure mais faut parler un peu, faut un peu parler de cette histoire, de ce livre…

– Vous avez dit vous-même qu’il y avait tout et rien…

– …le présenter à nos auditeurs.

– Je ne crois pas qu’il y ait une histoire. J’crois pas qu’on puisse en parler de cette façon.

Il y a un récit.

– Justement il ne se passe rien sauf…

– Vous employez parfois le pronom personnel « elle » et d’autres fois…

– « Je ». Oui. Indifféremment.

– Vous passez du « elle » au « je », déjà, ça c’est déjà une histoire dont on peut parler.

– Histoire de langage.

(silence)

– Oui.

(silence)

– De toute façon, « elle » ou « je », je pense que la question n’est pas là.

– Ou est-elle ?

– C’est une femme. Vous avez parlé d’une femme, il s’agit d’une femme.

Oui alors, parlez de cette femme.

– C’est à la fois « je », c’est à la fois « l’autre ». C’est des femmes, plusieurs femmes. De la femme même. Du corps, de la vie, du vivant, du langage. […] [64].

Autre exemple, où cette fois l’empathie prédomine : l’interview de Sirkku Larrivoire sur son livre autobiographique Ne m’oublie pas (1979). Il y est question d’abandon par la mère. Derrière le trac affiché d’abord par l’auteure, il y a aussi l’aveu à faire, celui que dit son livre et qu’elle sait devoir redire au micro (ses sentiments vis-à-vis de petite fille abandonnée par sa mère). Veinstein le sait aussi, le sent, et choisit un ton intime, doux, pour l’accompagner dans l’émotion, mais aussi pour ne pas la brusquer en rappelant pour l’auditeur les « précisions » utiles à la bonne perception du livre et de son histoire. Il se montre à l’écoute de l’écrivaine, en laissant s’installer des silences relativement longs, pour lui permettre d’avancer doucement. Et en même temps à l’écoute de l’auditeur, en « précis[ant] certaines choses » à la place de son interlocutrice :

Alain Veinstein – « Ne m’oublie pas » c’est une phrase que vous adressez à quelqu’un…

Sirkku Larrivoire – Oui, à ma mère.

– … à votre mère.

– À ma mère, oui. Parce que j’avais vraiment, j’ai toujours un sentiment que elle [sic] m’a oubliée. Elle m’a oubliée avec mon petit frère dans un orphelinat. Mon frère avait trois ans et moi j’avais quatre ans.

– Alors là je vais vous interrompre tout de suite (ton empathique) …

– Oui.

– … parce que il faut peut-être préciser certaines choses. Ce livre c’est un livre autobiographique, vous y racontez votre enfance (ton empathique).

– Oui.

– À quatre ans avec votre frère, vous vivez chez votre mère, en Finlande…

– C’est ça, oui.

– … et votre mère à une profession assez peu répandue, elle vend des cercueils.

– Oui, oui, elle vendait les cercueils […] [65].

5. Conclusion

Magazine littéraire alternatif au sein d’un programme, Nuits magnétiques, conçu par son producteur en rupture avec les conformismes de l’institution qui l’héberge, Bruits de pages veut tout à la fois s’en prendre à la « mauvaise littérature » des livres sans talent, dont pourtant tout le monde parle, et promouvoir la littérature des écrivains de son temps qui comptent vraiment. Le projet se veuf neuf, décalé par rapport aux pratiques des grandes émissions culturelles ou littéraires du moment, volontiers éborgnées ou persiflées au détour d’un numéro du magazine (Radioscopie, La Matinée littéraire, Le Pop Club, Apostrophes…). La vocation de Bruits de pages s’affiche dans son titre : faire du bruit autour des bons livres. Elle se traduit tout au long de la vie du magazine par un ton batailleur, combatif, prompt à défendre ses passions comme à polémiquer contre l’ennemi, mais aussi par un choix de réalisation en apparence anodin, en réalité assez agressif au regard des usages de France Culture : faire entendre concrètement des bruits et pas seulement des paroles, des musiques bruyantes aussi. Des bruits de pages qu’on tourne. Des bruits de fond sonore. Des bruits de corps (toux, raclements, reniflements, rires de diverses sortes…). Du rock et non de la musique classique. Et aussi, dans les entretiens avec les auteurs, d’autres sortes de « bruits » qui dérangent, gênent, perturbent le bon déroulement normal d’un entretien civilisé : bruits de questions intempestives, impertinentes ; bruits aussi, plus timidement, des silences qui se prolongent. Le paradoxe de ce parti pris est qu’il semble parfois se retourner contre les « bons écrivains » eux-mêmes, à peine moins malmenés que les « mauvais » dans les entretiens auxquels ils se prêtent, sauf dans les dialogues monologisés de la première année, où les « bruits » des interviewers sont complètement effacés du montage. Aussi bien, ce qui s’ébauche déjà dans les entretiens de Bruits de pages, du moins dans la pratique de son principal animateur Veinstein, c’est une préoccupation qui n’a plus grand-chose à voir avec la défense des bons livres et des vrais auteurs et qui va trouver son espace dramaturgique dans Du jour au lendemain : celle de « faire naître une présence au bout de la parole [66] », ou plutôt dans les péripéties d’une parole. Et pour faire vivre à un écrivain cette aventure, dont Veinstein fait dans son roman L’Intervieweur, mais aussi dans ses méditations de Radio sauvage, un drame proprement angoissant, le savoir-vivre n’est plus de mise, tous les coups sont permis à l’intervieweur, ceux du joueur d’échecs comme ceux du muet ; les questions qui dérangent comme les silences qui perturbent.

Notes

[1] Les cinq magazines d’actualité des débuts (jusqu’à la saison 1980-1981) sont : Peinture fraîche, magazine sur la peinture (1er jeudi du mois) ; Devine qui vient dîner, magazine de poésie (2e mardi du mois) ; Sortie de secours, magazine d’actualité culturelle (3e lundi du mois) ; Bruits de pages, magazine littéraire (4e mercredi du mois) ; Risques de turbulence (1re semaine du mois, du lundi au vendredi).

Pour une première approche de Nuits magnétiques dans son contexte historique et médiatique, voir Clara Lacombe, Nuits magnétiques. La radio libre du service public ? 1978-1999, mémoire de Master en Histoire, Université Paris 1 Sorbonne, sous la direction de Pascal Ory, 2016. Le paysage radiophonique nocturne de la période a été étudié par Marine Beccarelli dans sa thèse « Micros de nuit. Histoire de la radio nocturne en France (1945-2012) », Paris 1, Sorbonne, sous la direction de Myriam Tsikounas, 2017, et avant cela dans Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’histoire de la radio nocturne en France 1945-2013, Bry-sur-Marne, INA éditions, « Médias essais », 2014, étude issue de son mémoire de Master.

[2] Sous-titre annoncé par exemple dans l’émission du 19 février 1980.

[4] Exemple : le 1er avril 1980, pour un hommage rendu au récemment décédé Roland Barthes.

[5] Cité par Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes, op. cit., p. 31.

[6] Je remercie Pierre-Marie Héron pour sa lecture attentive, ses suggestions savantes et le partage de ses notes inédites.

[7] Musique « psychédélique » en générique, musique avec effets de studio, rock et rock alternatif (par exemple, Kevin Coyne, Nosferatu, Deep Purple…). À comparer avec le choix de musique classique offert en interlude par La Matinée littéraire de Roger Vrigny (à partir de 1966).

[8] Alain Veinstein, Radio Sauvage, Paris, Seuil, 2010, p. 80.

[9] Voir Claude Abastado, « Introduction à l’analyse des manifestes », Littérature, n° 39, 1980, p. 3-11.

[10] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 02:40-04:55.

[11] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 01:29-02:36 ; 02:51-03:33 ; 03:45-04:10 ; 04:29-04:50.

[12] André Veinstein : « Dans les librairies, pas de place, dans les journaux, pas de place, à la télévision, pas à leur place ces auteurs à petit tirage. (interlude musical) Et pourtant ils existent, ils parlent et sont parfois photogéniques. Ce soir vous ne verrez pas Jean-Benoît Puech qui se dissimule dans la bibliothèque d’un amateur. » (Bruits de pages, 31 janvier 1979, min. 01:10-02:22).

[13] Min. 02:49-3:13.

[14] Bruits de pages, 19 février 1980, min. 05:00-05 :40

[15] Voir l’article de Jochen Mecke dans ce dossier.

[16] Clara Lacombe, entretien avec Alain Veinstein, op. cit., p. 216.

[17] Bruits de pages, 29 mars 1978, min. 23:29.

[18] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 02:40-04:55. Billet de Veinstein.

[19] Bruits de pages, 8 janvier 1980, min 47-48 :07 ; je souligne.

[20] Bruits de pages, 31 janvier 1979, min. 44:15-45:17.

[21] Une rubrique de Bruits de pages, « Manuscrit perdu », consacrée à un « manuscrit inachevé qui a joué un rôle important dans un travail », fait de ce rapport entre achevé et inachevé dans l’œuvre d’un écrivain son sujet. On y entend par exemple Gérard Macé faire parler Georges Perec sur sa tentative de décrire douze lieux de Paris, projet étalé sur douze ans (émission du 1er mars 1978, min. 23).

[22] « Oui les bons livres ne font pas défaut, même s’ils sont plus que jamais menacés […] ils doivent encore tenir tête aux mauvais bouquins, aux “m’as-tu-vu” qui ont tout pour plaire, en surproduction depuis septembre, et toute cette littérature matraqueuse, non inventive, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, risque fort, c’est bien le risque qu’elle prend, de nous faire perdre le goût de la lecture considérée, pourquoi pas, comme une aventure » (Alain Veinstein, éditorial de l’émission du 2 octobre 1979).

[23] Alain Veinstein, éditorial de la première émission (25 janvier 1978).

[24] L’idée de parler des livres qui ne sont pas des best-sellers, des livres dont on ne parle pas, est déjà suggérée par Évelyne Schlumberger à Roger Vrigny, le producteur de La Matinée littéraire sur France-Culture (Les Matinées de France Culture, La littérature, 1er janvier 1969). S’ensuit une discussion, au cours de laquelle Schlumberger maintient qu’on parle trop des bestsellers (min. 51-53).

[25] [Alain Veinstein] : « L’arrière-boutique, c’est la vitrine de Bruits de pages. Des livres nous y attendent, avant les retours d’office. Celui par exemple de Dominique Charmelot, Lettres à mon homme inventé, que publient les éditions Des Femmes » (émission du 29 mars 1978).

[26] Cas par exemple d’un livre de Julia Kristeva, alors bien moins connue qu’aujourd’hui, dans l’émission du 3 juin 1980.

[27] Voir l’article de Pierre-Marie Héron dans ce dossier.

[28] Cette émission culturelle radiophonique créée par Chancel le 5 octobre 1968 et diffusée sur France Inter tous les jours en semaine de 17 heures à 18 heures jusqu’en 1982, puis à nouveau à partir de 1988 jusqu’en 1990 accueillait des invités de grande renommée (Jean-Paul Sartre, Brigitte Bardot…).

[29] Interview avec Gilbert Lascault, Nuits magnétiques, émission du 15 avril 1981, min 03:04-04:44 ; je souligne.

[30] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 23:32 :55.

[31] « Les nouveaux philosophes sont-ils de droite ou de gauche ? », Apostrophes, 27 mai 1977.

[32] L’auditeur entend un montage : au premier plan, l’interview, à l’arrière-plan, en fond sonore, Vermont (quelqu’un en tout cas) qui joue du piano.

[33] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 07:50-08:30 ; je souligne.

[34] Sur le portrait journalistique, voir Adeline Wrona, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann Éditeurs, 2012 ; Galia Yanoshevsky, L’entretien littéraire. L’anatomie d’un genre, Paris, Classiques Garnier, à paraître.

[35] Genre qui interrompt le rythme classique et qui deviendra la marque des émissions de Veinstein, succédant aux Nuits magnétiques (Surpris par la nuit, 1999-2009 et Du jour au lendemain 1985-2014).

[36] Jean-François Diana décrit le développement de ce modèle et ses conséquences à la télévision, d’Apostrophes (avec l’apparition alcoolisée de Charles Bukowski en 1978) à Des livres et moi, où l’intervieweur, Frédéric Beigbeder, lui-même écrivain, interviewe nu… (« L’écrivain contre l’image ou le reste de la parole », Médiamorphoses, n° 7, 2003, p. 63-69).

[37] Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 164.

[38] Exemple : entretien de Dominique Charmerlot avec Gilbert Maurice Duprez et Alain Veinstein à propos de son livre, Lettres à mon homme inventé (Bruits de pages, 29 mars 1978, min. 4:35).

[39] Bruits de pages, 19 février 1980, min. 23. Notes d’écoute inédites.

[40] « Il ou elle est un auteur connu, discuté, commenté. Il ou elle n’en est qu’à ses premiers livres, ses premiers mots. Il ou elle, illustre, accepte de s’effacer devant lui ou elle encore inconnu. De s’effacer ou, en tout cas, de le mettre en valeur » (Bruits de pages, 26 avril 1978).

[41] Exemple : l’interview avec Chantal Chawaf, transformée en « monologue » de 7 mn (De la nuit, 15 mars 1976). Sur l’emploi systématique du procédé, voir dans ce dossier l’article de Christophe Deleu.

[42] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 23:28-23:32.

[43] Exemple : l’entretien avec Marie-Françoise Hans autour de son livre Libres à elles au Seuil dans Bruits de pages du 29 mars 1978, min. 22:38.

[44] Alain Veinstein, L’Intervieweur, Paris, Calman-Lévy, 2002 ; Radio sauvage, Paris, Seuil, 2010 ; Cent quarante signes, Paris, Grasset & Fasquelle, 2013 ; Du jour sans lendemain, Paris, Seuil, 2014.

[45] Marine Beccarelli, entretien avec Alain Veinstein, 11 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 315-320 ; Clara Lacombe, entretien avec Alain Veinstein, 29 janvier 2014, dans Clara Lacombe, op. cit., p. 213-219.

[46] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 152.

[47] Veinstein, Radio sauvage, 2010, op. cit., p. 166-167 : « Le problème, c’est de parler. De faire naître une présence au bout de la parole, une présence qui, à son tour, engendrera un désir de lecture. L’émission n’est qu’une invitation à la lecture. Elle ne rivalise pas avec elle et cherche encore moins à s’y substituer. »

[48] « Chez Léautaud, ce fut la voix brusque, voilée, qui lui conféra une notoriété littéraire très tard dans la vie, à plus de 80 ans. La critique alla du peu d’intérêt manifesté avant le succès des entretiens radiophoniques de Léautaud par Mallet, à l’enthousiasme » (Christopher Todd, « Le succès des entretiens littéraires radiophoniques. Quelques réactions dans la presse écrite », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 33-34).

[49] Entretien avec Chantal Chawaf, Bruits de pages, op. cit., min. 21:35-22:00.

[50] Grosse modo, il s’agit de l’idée de ce qu’on peut dire à la radio, et ce qui devrait être réservé à des conversations privés.

[51] Bruits de page, 31 janvier 1979, min. 38:35-39:15.

[52] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 09:49-10:00.

[53] Pierre-Marie Héron, « De l’impertinence dans les interviews d’écrivain : l’exemple de la série radiophonique Qui êtes-vous ? (1949-1951) », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 12 | 2014, mis en ligne le 20 avril 2014, consulté le 11 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/aad/1706 ; DOI : 10.4000/aad.1706

[54] Ibid., p. 2, § 3. Il fait allusion à Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, 1994.

[55] Ibid. Le Siècle du persiflage (1734-1789), est le titre d’un ouvrage d’Élisabeth Bourguinat, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1998.

[56] Bruits de pages, 25 avril 1979, min. 35:00-37:30.

[57] Dans la typologie de l’impertinence de l’interviewé proposée par Pierre-Marie Héron (art. cit., § 34), on est presque dans le régime de l’impertinence impossible, dans la mesure où à chaque étape de l’entretien, Chawaf semble vouloir rompre avec le contrat de coopération en n’acceptant qu’à contre cœur le jeu de question-réponse.

[58] « C’est la deuxième forme d’impertinence programmée et donc autorisée par le genre de l’interview-confession. Sa finalité cognitive donne au rôle de l’intervieweur autorité pour pousser l’écrivain à clarifier les opinions ou idées qu’il exprime ou les faits qu’il relate, à sortir des formulations équivoques ou ambiguës, des sous-entendus. L’interview-confession préfère la lumière crue au clair-obscur. Dans cette perspective, l’insistance, en général perçue comme un manque de courtoisie, se trouve investie d’une fonction maïeutique qui excuse en quelque sorte son impertinence » (Pierre-Marie Héron, art. cit., §18).

[59] En fait, le style polémique de Veinstein le rapproche de certaines interviews journalistiques (news interviews), où le positionnement agonique semble être plus efficace pour arracher de l’information aux interviewés. Voir à ce sujet Elda Weizman, Positioning in Media Dialogue, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, 2008.

[60] « Ma stratégie ressemble à celle du joueur d’échecs : obtenir des positions pas forcément favorables mais où je peux manœuvrer, tourner autour de mon interlocuteur et le “masser”, comme on dit dans ce monde-là, jusqu’à ce qu’une faille minuscule s’ouvre dans l’espace des soixante-quatre cases. Et dans l’interstice ainsi ouvert insérer un coin, puis “cogner” sans relâche – si je m’autorise le mot – avec la violence toute feutrée qui caractérise la partie d’échecs » (Alain Veinstein, Du jour sans lendemain, op. cit., Kindle Locations, 181-182).

[61] « La comparaison est banale et prétentieuse mais c’était vraiment de la tauromachie. Le torero joue son truc quand il n’est pas encore dans l’arène et qu’il voit comment se comporte le taureau. Des fois, je m’accrochais pour aller jusqu’au bout » (Alain Veinstein, dans Clara Lacombe, op. cit., p. 217.).

[62] Son emploi dans Bruits de pages est certes bien plus réduit que dans Du jour au lendemain, mais suffisamment marqué quand même pour être remarqué de l’auditeur.

[63] Bruits de pages, 3 juin 1980, min. 21:35-25:37 ; je souligne.

[64] Ibid., min. 26:31-27:26 ; je souligne.

[65] Ibid.

[66] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit.

Auteur

Galia Yanoshevsky, Professeur au département de Culture française de l’Université Bar-Ilan (Israël), est actuellement professeur invitée à l’université de Franche-Comté, dans l’équipe ELLIADD (sciences du langage). Comme membre de l’équipe ADARR de l’Institut Porter, Tel-Aviv, elle dirige la section « l’Auteur au prisme des genres et des médias ». Auteur de L’entretien littéraire. L’anatomie d’un genre (Classiques Garnier, sous presse), et de Discours du Nouveau Roman : Essais, Entretiens, Débats (Septentrion 2006), elle s’est spécialisée dans des genres limitrophes de la littérature comme le manifeste (2009), l’entretien littéraire (2004, 2014) et les collections d’auteurs.  Son intérêt pour les rapports entre le visuel et l’écrit et pour le patrimoine culturel se manifeste dans le projet de recherche qu’elle dirige actuellement sur les représentations des relations France-Israël dans les guides touristiques de 1948 à nos jours (Israel Science Foundation, 2016-2019).

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