Produire des documentaires de création à France Culture : la nécessité de la collaboration


Face à la difficulté de saisir des figures d’auteurs singuliers dans les programmations de documentaires de création au sein de France Culture, l’auteur de cet article a décidé de mener une enquête auprès de producteurs délégués, de réalisatrices et d’une coordinatrice pour cerner les modalités de fabrication en vigueur sur la chaîne de service public et chaîne historique de production de documentaires sonores de création. Cette enquête permet de mettre en lumière des modalités de collaboration ainsi que les effets des contextes de production sur les acteurs et les contenus.

Faced with the difficulty of identifying figures of singular authors in the programming of creative documentaries within France Culture, the author of this article decided to conduct a survey of executive producers, directors and a coordinator to identify the manufacturing methods in force on the public service chain and historical production chain of creative sound documentaries. This survey sheds light on the modalities of collaboration as well as the effects of production contexts on actors and content.


Texte intégral

Le documentaire sonore de création offre une hétérogénéité de formes qui rend difficile son analyse, comme l’a d’emblée relevé Christophe Deleu dans le chapitre qu’il consacre à l’essai de définition de cette forme de récit radiophonique dans son ouvrage Le documentaire radiophonique  [1], paru en 2013. Qui plus est, un auditeur en quête d’auteurs radiophoniques se trouve assez rapidement orienté vers les productions qui se situent après les débuts de l’Atelier de création radiophonique (ACR), créé en 1969 et dirigé par René Farabet jusqu’en 2001 comme l’a souligné l’appel du colloque d’où est issu ce numéro. La multiplicité des contenus pourrait-elle expliquer à elle seule la difficulté d’entendre émerger des écritures qui font œuvre et dépassent l’unicité de l’objet ? La chaîne France Culture a bien participé au fil de nombreuses années, dans le cas d’une de Kaye Mortley[2], à la construction patiente d’une écriture singulière que nul ne conteste, à l’élaboration d’une œuvre radiophonique au sens propre, donc. Mais le parcours de Kaye Mortley ne représente-t-il, pas dans le système de production des documentaires de création, une survivance d’un mode opératoire hérité des origines qui lui aura permis de construire une œuvre ?

Cela pose la question de la possibilité du « devenir auteur ». Quelles conditions permettent ce développement ? Pour quelles raisons est-ce devenu si difficile de repérer des auteurs dans les diffusions de documentaires de création sur France Culture ? En parcourant, sur le site internet de la chaîne, les émissions dédiées aux documentaires de création depuis L’Atelier de la création, quelques ACR maintenus avec parcimonie, Création on Air et maintenant L’Expérience, on relève une diversité qui semble témoigner d’une grande liberté accordée aux auteurs dès lors que le traitement narratif du projet s’annonce comme étranger à un fonctionnement communicationnel de l’objet radiophonique. Dans les espaces dédiés à la production de documentaire radiophonique de création, la radio n’est pas perçue comme un media de masse conditionné par les règles de la communication mais comme une brève hétérotopie sonore qui s’invite dans la programmation de la chaîne. Les diverses présentations des émissions annoncent cette volonté d’ouverture à des aventures hors normes, des jeux avec le genre documentaires :

L’Atelier de la création s’aventure sans autre boussole que le goût de l’intime et celui de l’extime, le plaisir des enregistrements bruts autant que les montages ciselés, le respect du recueillement et celui du vagabondage, le désir de donner à entendre les Ateliers timides autant que L’Atelier de création radiophonique (le premier jeudi de chaque mois), avec l’espoir de toucher parfois des terres inconnues…

 

Création On Air, un espace d’expérimentation sonore tous les mercredis et jeudis sur France Culture. S’aventurer sans autre boussole que le plaisir des enregistrements bruts autant que les montages ciselés, avec l’espoir de toucher parfois des terres inconnues…

 

Documentaire d’auteur et d’écriture sonore, L’Expérience est un espace libéré des genres radiophoniques (magazine, reportage, documentaire, fiction…), qui s’en affranchit ou qui les mêle. C’est un temps d’expression du singulier.

[…] Ce nouvel espace se décline également sous forme de collections en accueillant L’Atelier de création radiophonique (ACR), et des productions pour le Cinéma sonore.

Intense expérience de l’auteur, de l’équipe qui l’enregistre, de ceux qui vont l’écouter, L’Expérience promet d’être un voyage unique de vécus particuliers, de mises en situation originales, de moments de vie enregistrés en temps réel, de paysages sonores parcourus ou de moments performatifs en direct. Intimes ou rares, les limites de L’Expérience sont inconnues [3].

On perçoit dans cette volonté affichée par les coordinateurs un héritage des pairs fondateurs : « la fondation d’un Atelier de création radiophonique tend à réaffirmer par des œuvres nouvelles la vitalité de l’expression radiophonique originale et la primauté de l’invention permanente dans les arts [4] ». Mais si la liberté d’écriture semble réelle aux oreilles de l’auditeur, qu’en est-il au moment de la production ? Quelle différence entre la présentation d’une émission créant un horizon d’attente chez les auditeurs comme chez les porteurs de projets et la réalité de la production ? Peut-on valider l’hypothèse selon laquelle 

[l]e documentaire poétique s’appuie sur une écoute dite « réduite », et considère le son pour lui-même. C’est moins le sens des propos entendus qui est central, que la valeur esthétique des univers sonores. […] L’écoute figurative (qui s’intéresse à la provenance des sons) et l’écoute codale (qui se fixe sur le sens du message délivré) seront ici au second plan [5].

L’écoute d’une quantité significative de documentaires de création aura tendance à fragiliser cette définition, tant les auteurs semblent recourir à des modes narratifs variés, y compris des modes que l’on serait tenté de classer du côté des documentaires d’interaction à visée informative. Pourtant leurs productions se trouvent accueillies dans les espaces dédiés à la création. On pourrait se demander s’il n’y a pas un moment, dans la temporalité de la fabrication, susceptible de modifier la trajectoire d’une intention poétique en l’éloignant du périmètre de la création. Pour répondre à cette question, il nous apparaît important de saisir les modalités de production d’un geste documentaire qui entend ancrer son projet dans la dynamique du documentaire de création.

À France Culture, les modalités de production ont une particularité que l’on ne trouve nulle part ailleurs et qui placent l’auteur d’un projet dans un environnement de relations complexes. Après avoir défini cet écosystème singulier, nous en interrogerons les conséquences. Derrière les conditions de productions, c’est la question de l’auteur qui se dessine en creux, au point que l’on est conduit à s’interroger sur la façon dont les acteurs d’un processus de création s’accordent dans un ensemble de flux et d’impératifs. Pour esquisser une réponse à ces nombreuses interrogations liées, j’ai choisi de convoquer la méthode de l’enquête orale. Les témoins rencontrés sont au nombre de six et occupent des fonctions concernées par le champ de cette étude : coordination, réalisation, production déléguée et ont évolué ou évoluent au sein des émissions consacrées au documentaire poétique sur l’antenne de France Culture : Atelier de création radiophonique (ACR), L’Atelier de la création, Création on Air, L’Expérience. Au centre de mon enquête, je situe la trajectoire de Kaye Mortley, qui aura ici le rôle de modèle.

1. État des lieux des conditions de production

Lorsqu’on est auteur et que l’on a un projet de documentaire, on écrit son idée de projet que l’on adresse au coordonnateur de l’émission ciblée. Si le projet retient l’attention, il est alors proposé à un chargé de réalisation qui entrera en contact avec l’auteur pour les premiers échanges sur les intentions de ce dernier. Il arrive qu’auteur [6] et réalisateur aient déjà émis le désir de collaborer ensemble avant cette phase de sélection, alors le binôme est déjà formé et a souvent commencé à échanger sur le projet. Néanmoins, au stade où le projet est retenu par la production, l’équipe technique – composée des techniciens preneurs de son en studio et sur le terrain et de l’ingénieur du son responsable du mixage – n’est pas encore désignée et le sera en fonction des plannings, souvent tardivement au moment du tournage et du mixage.

Il convient de souligner que l’auteur, bien que n’étant pas un permanent de l’antenne, est responsable de son projet et qu’il lui revient de planifier et organiser le tournage : ce qu’il souhaite enregistrer et qui il souhaite interviewer. Il doit alors s’assurer que cette organisation correspond au temps alloué par la production. On soulignera d’emblée qu’il est ainsi question de composer une équipe dont producteur et réalisateur sont les acteurs constants pendant toute la durée de fabrication.

Or la création de cette équipe se fait dans un temps restreint et intense – de l’ordre de dix à douze jours – et elle doit aboutir à la réalisation d’un documentaire au format défini par la programmation qui est actuellement de 58 minutes. On peut alors s’interroger sur la façon dont l’auteur intègre cette logique de production et devra désormais développer son projet avec le réalisateur et non plus seul avec ses désirs d’écriture, lesquels peuvent être plus ou moins développés. De même que l’on peut s’interroger à propos des réalisateurs qui se trouvent associés tout aussi intensément au projet d’un auteur qu’ils ne connaissent pas le plus souvent et avec la nécessité de mener à bien la production selon les moyens techniques, financiers et temporels dont il dispose.

Il n’est pas encore question de se demander si la collaboration fonctionnera entre ces deux collaborateurs et si elle permettra un développement satisfaisant ; à ce stade, on se rend déjà compte que les rôles sont distribués par un cadre et que les agents doivent s’accommoder des moyens qui leurs sont alloués. Cela est vrai pour toute activité, y compris une activité de création, car la production est le premier cadre dans lequel s’inscrit tout acte soutenu financièrement. Malgré tout, la question des moyens et de leur compression, qui s’est accrue dans le temps, est trop souvent revenue dans les témoignages pour être ignorée. Il faudrait en effet définir un seuil minimal en deçà duquel il devient difficile voire impossible de prétendre à l’acte créateur. En effet ceux de nos témoins qui ont traversé plusieurs décennies d’émissions dédiées au documentaire de création radiophonique ont pu souligner l’érosion du temps mais aussi la modification du cadre de production dans le sens d’une moindre liberté donnée aux équipes en création. Les auteurs ont vu le temps dédié à la production d’un documentaire passer de plusieurs mois pour l’Atelier de création radiophonique dirigé par René Farabet, à dix ou douze jours avec 43 heures de montage pour une heure de programme, aujourd’hui. On assiste donc à une compression du temps d’une part, mais aussi un déplacement dans la conception de l’auteur qui était au centre de la production pendant les décennies Farabet. C’est précisément cette liberté qui a intéressé Kaye Mortley lorsqu’elle y a forgé ses premières pièces pour France Culture.

Dans cet état des lieux des conditions de production, il convient de préciser que le temps de préparation n’est pas compris dans le contrat conclu entre le producteur délégué et la chaîne, mais seulement le temps de la fabrication. La préparation est la phase essentielle au cours de laquelle l’auteur se nourrit, par exemple, des archives Ina qu’il écoute et sélectionne afin de les intégrer dans le montage, et commence à opérer un dialogue entre ces contenus sonores et les enregistrements qui seront réalisés en équipe. C’est aussi une phase de repérage du terrain et des témoins, de préparation approfondie de son projet qui comprend de nombreuses heures, les plus nombreuses sans doute. Or ce temps long de la préparation solitaire, qui est certainement un garant essentiel de la qualité du projet, entre en confrontation avec le temps court de la fabrication, qui exclut ou réduit très considérablement la possibilité du doute, des tentatives et des erreurs inhérents à l’acte créatif.

Ajoutons que la compression du temps et des moyens s’accompagne désormais d’une accélération de la production, qui voit s’enchaîner les étapes : tournage, dérushage, réalisation, mixage. On assiste ainsi au déploiement d’un écosystème de production en inadéquation avec ce pour quoi il existe : produire des œuvres de pensée et de création.

Or, auteurs et réalisateurs insistent sur le fait qu’il faut pouvoir respirer entre le tournage et le montage, revenir sur une séquence de montage, avoir une solitude d’auteur pendant la fabrication, « se nettoyer » les oreilles avant le mixage. Cet état des lieux résulte à la fois de mon expérience de productrice déléguée pour deux documentaires [7] réalisés à France Culture et de mon enquête auprès des témoins qu’il est désormais temps de présenter.

2. Choix des personnes interviewées.

L’enquête a été motivée par un désir de comprendre les impacts que les assignations de rôles peuvent avoir tant sur les professionnels impliqués que sur les documentaires. J’ai voulu atteindre une complémentarité dans les témoignages en choisissant d’une part des duos d’auteur-réalisateur ayant pu collaborer à plusieurs reprises, d’autre part des parcours variés dans la production sonore et radiophonique. Cette circulation dans la parole de chacun m’a permis d’entrapercevoir la singularité des cheminements et de voir émerger des lignes saillantes dans le paysage ainsi créé au fil des témoignages. Les six témoins que j’ai écoutés occupent ou ont occupé des fonctions de conseillère de programmes, coordination, réalisation, production déléguée.

Pour son rôle de conseillère de programmes, coordinatrice de plusieurs émissions dédiées au documentaire de création mais aussi pour son expérience de documentariste, j’ai désiré m’entretenir avec Irène Omélianenko. Aux fonctions de réalisation, j’ai entendu Nathalie Salles – œuvrant à la réalisation de documentaires aussi bien de création qu’informatifs – et Véronique Lamendour, également réalisatrice pour plusieurs émissions documentaires mais avec une spécialisation dans le documentaire de création depuis une dizaine d’années. J’avais également l’intention de recueillir le témoignage de Manoushak Fashahi pour analyser la relation singulière qu’elle développe depuis les années 2000 avec Kaye Mortley mais il nous fut impossible de nous rencontrer pour des raisons de disponibilité. Du côté des auteurs, j’ai rencontré Éric Cordier, Laure-Anne Bomati et Kaye Mortley. Éric Cordier est musicien, plasticien, performer et a produit une dizaine de documentaires de création avec Nathalie Salles. Laure-Anne Bomati s’est formée au CREADOC. Elle est engagée dans plusieurs collectifs de création dont « Étrange miroir » à Nantes et réalise des créations sonores pour des spectacles et des expositions. Elle a produit trois documentaires de création avec Véronique Lamendour. Enfin, Kaye Mortley est documentariste pour de nombreuses radios en France et à l’échelle internationale [8] ; elle a essentiellement collaboré avec Manoushak Fashahi depuis une vingtaine d’années dans ses productions pour France Culture.

3. Vu du côté de la réalisation

Lorsque j’interroge Nathalie Salles sur la manière dont elle vit son rôle de réalisatrice dans l’association avec un auteur, elle commence par me dire qu’elle a besoin de rencontrer l’auteur avant de commencer le travail, afin de sentir comment l’auteur porte son projet et s’il est plus ou moins conscient des enjeux liés à la production radiophonique. Elle procède donc à un diagnostic opérationnel pour vérifier si l’auteur est en capacité de saisir les éléments importants dans la phase de tournage afin que son travail de réalisation ne soit pas empêché par manque d’éléments. Elle a besoin d’assister aux enregistrements car le tournage, indépendamment des considérations techniques, est nécessaire pour lui permettre d’entrer dans le projet de l’auteur. Il lui est donc difficile de récupérer des enregistrements menés en amont de la production, bien que cela puisse se faire exceptionnellement.

Si sa fonction de réalisatrice veut qu’elle soit davantage en position d’observation immersive pendant le tournage et que ce moment soit celui de l’auteur, elle entre néanmoins en action dès lors qu’elle sent un auteur un peu en fragilité sur son projet. Elle est alors en capacité de forcer un peu en intervenant et en provoquant certaines prises ou en faisant reformuler des paroles car elle est déjà dans la projection du montage et elle sait déjà si elle aura la matière pour réaliser. Ainsi l’attitude prise par Nathalie Salles dans la production du documentaire la place dans un rôle de superviseur en capacité de garantir un résultat de production et une efficacité. Elle se considère comme facilitatrice : « J’accompagne l’auteur et j’y mets évidemment le savoir-faire du métier. »

Mais si le métier permet de produire dans un cadre donné il ne fait pas tout. Elle ajoute donc qu’elle doit se sentir stimulée et en relation avec l’auteur pour s’investir dans le projet car elle est animée par le désir et l’énergie de l’autre. Sans cette relation qui va jusqu’à la confiance et la capacité de l’auteur à collaborer avec elle, la production ne peut se faire dans de bonnes conditions. Dès lors qu’elle sent qu’une forme d’accord est trouvée entre les deux personnes elle se place là où elle sent qu’elle peut se placer, s’adaptant à la nature de la collaboration.

Lorsqu’on aborde la façon dont elle travaille avec les auteurs pour tenter de cerner la question de l’auctorialité comme garante d’une singularité, on obtient une réponse complexe : dans un documentaire de création, fond et forme se confondent, alors que dans un documentaire informatif la procédure diffère, que le plus souvent l’auteur y est en charge du contenu quand la réalisation se concentre sur les ambiances et les musiques. À partir du moment où le processus de création d’un documentaire de création ne permet pas de séparer clairement les rôles, il revient aux équipes éphémères de trouver les modalités de leur collaboration et de faire naître des aventures forcément singulières. Cependant, il arrive que la rencontre ne se fasse pas. Les raisons évoquées par les deux réalisatrices sont l’instrumentalisation de leur fonction par un auteur omniscient.

On perçoit d’emblée dans ce témoignage que la production d’un documentaire porté par un auteur fait appel à cet impalpable qui est la capacité des individus à s’entendre, à œuvrer ensemble alors qu’ils ne se sont pas choisis et qu’ils ont peu de temps pour se connaître. En plus des conditions matérielles s’ajoute donc l’adéquation des caractères qui ne peut être garantie. Je me souviens que c’est une des premières choses que m’avait dites Irène Omélianenko lorsque je l’avais rencontrée pour discuter de mon projet de documentaire sur Didier-Georges Gabily pour l’émission Une vie, une œuvre, ensuite réalisé par Nathalie Salles.

Certains des éléments soulevés par Nathalie Salles reviennent dans le témoignage de Véronique Lamendour. Elles se rejoignent notamment sur la question de l’investissement nécessaire sans quoi il n’y a pas de plaisir à faire ce métier. Pour toutes les deux, les premiers échanges avec l’auteur sont essentiels. Ils permettent de saisir ce qui anime le projet et sont considérés comme un premier temps essentiel à la collaboration qui a la vertu de préciser le projet voire parfois de « le faire accoucher », selon l’expression employée par Véronique Lamendour.

Pour ce qui concerne les conditions de production, celle-ci insiste beaucoup sur le temps qui lui manque, ce qu’elle vit mal, alors que Nathalie Salles ne soulève pas d’emblée ce problème comme pouvant générer un mal-être dans sa fonction. Les rapports que l’une et autre entretiennent avec cette question sont différents : là aussi la question du caractère entre en jeu dans la façon de vivre le métier et de s’adapter à la situation. Nathalie Salles semble pouvoir s’accommoder de la compression du temps et adopte l’attitude qu’il faut pour contrôler le bon déroulement du projet dans un rythme soutenu, même si elle reconnaît que la situation est inconfortable et qu’elle génère une tension nerveuse accusée par le corps. De son côté, Véronique Lamendour a une présence plus calme. Elle est observatrice et laisse travailler l’auteur au moment du tournage, laissant les choses se dérouler comme elles le doivent [9]. Mais précisément le resserrement des conditions de production entre en conflit avec cette façon d’habiter la fonction. Dans son témoignage, elle parle de la vitesse dans laquelle elle est prise dans les dernières émissions et des conséquences que cela peut avoir sur la possibilité de faire naître une forme dite « documentaire de création ». Cet argument fait écho à l’entretien mené avec Irène Omélianenko : pour faire un documentaire, il faut non seulement avoir un projet et être habité par lui mais aussi avoir du temps et de la solitude pendant la fabrication, pas seulement avant.

Véronique Lamendour parle elle aussi de projet et non de sujet : lorsqu’elle s’engage dans la réalisation, elle cherche un projet pour lequel elle trouve un intérêt. Revient encore une fois l’énergie dégagée par l’auteur comme élément vital à la possibilité de collaboration. Elle précise également ne pas aimer l’habitude et préférer explorer, faisant alors entendre combien ce métier a besoin d’être nourri par des auteurs habités par un désir de création et en capacité d’explorer des formes et des approches non-conventionnelles. On sent poindre la relation complexe qui se noue entre désir d’auteur, désir de réalisateur et conditions de production qui sont aussi des conditions de travail.

Du côté de la production, les arguments en faveur du projet sont forts et garantissent la sélection d’une proposition, mais coordinatrice comme réalisatrices reconnaissent aussi la situation de précarité dans laquelle se trouvent les auteurs. Elles ont parfaitement conscience qu’un documentaire peut être proposé non parce qu’il est mûri et rêvé mais parce qu’il permet d’avoir des heures pour l’intermittence, malgré la faible rémunération que perçoivent les producteurs délégués. Ceci est un fait qui pourrait également concourir à expliquer la difficulté à voir émerger des œuvres : l’insuffisance de la rémunération cumulée à l’insuffisance des moyens qui conditionnent les enregistrements et la réalisation, puis l’enchaînement des actions, aboutissent à un écosystème défavorable à l’émergence de documentaires sonores de création.

C’est notamment cette grande fragilité financière qui règle la question de l’auctorialité, cette fois-ci du point de vue contractuel et juridique. Il est clairement établi que seul l’auteur perçoit des droits d’auteurs redistribués par la SCAM [10] et que ce versement compense la faible rémunération allouée pour la production déléguée d’un documentaire. Ainsi, bien que les modalités de collaboration entre auteur et réalisateur fassent intervenir la dimension artistique de la réalisation, la reconnaissance de la production intellectuelle d’une œuvre de création et œuvre de l’esprit revient uniquement au producteur délégué. Cette répartition reconnaît l’origine du projet comme appartenant exclusivement à l’une des deux parties quand bien même elle serait associée à d’autres parties dans l’action de mettre en œuvre son idée. Voyons à présent les modalités de collaboration entre les deux réalisatrices rencontrées et deux auteurs avec lesquels elles ont pu collaborer à plusieurs reprises.

4. Deux expériences concrètes de collaboration : Éric Cordier et Nathalie Salles, Véronique Lamendour et Laure-Anne Bomati

Lorsque je demande à Éric Cordier et Nathalie Salles – dans des entretiens séparés – comment se passe leur collaboration, l’enthousiasme est partagé et le plaisir est réel pour chacun. Éric Cordier me dit qu’ils sont parfaitement compatibles parce que lui est musicien et que l’articulation dramaturgique ne l’intéresse pas au premier plan, ce pourquoi il suit sans difficulté les propositions narratives de Nathalie Salles lorsqu’il les trouve pertinentes. Dans cet espace laissé fluctuant par l’auteur musicien, la réalisatrice se voit offrir une place stimulante qui ne devient pas le lieu d’une négociation mais celui d’une liberté qui lui est offerte. D’autres auteurs, plus engagés dans la poétique du récit, ne délègueraient pas si facilement cet espace-là. Tous deux forment un duo de collaborateurs artistiques faisant bouger les lignes des fonctions.

Or, il est important de souligner que la qualité de cette collaboration a mûri dans le temps long de l’expérience partagée et s’est construite au fil de la dizaine de documentaires qu’ils ont construits ensemble. On en revient toujours à la notion de temps, qui d’une manière ou d’une autre permet à la création d’advenir. Chez Nathalie Salles et Éric Cordier, les aventures passées nourrissent les aventures en devenir et il se construit une forme de compagnonnage qui s’accommode des conditions de productions libérales. L’un et l’autre ont acquis la capacité à œuvrer ensemble là où des collaborations naissantes ne peuvent se reposer sur cet acquis de l’expérience commune. C’est grâce à leur connaissance mutuelle qu’il leur est possible d’atteindre rapidement la zone de création. Ce duo-là m’amène à questionner la circulation de l’auctorialité. Nathalie Salles se défend d’être considérée comme autrice mais accepte d’être considérée comme collaboratrice artistique. Éric Cordier y souscrit également de son côté.

Concernant la collaboration entre Véronique Lamendour et Laure-Anne Bomati, les entretiens ne permettent pas de mettre leur relation à un niveau de complicité et de complémentarité aussi développé, certainement pour les raisons évoquées précédemment. Néanmoins, Laure-Anne Bomati insiste sur le fait qu’un lien de confiance et un accord de travail a pu se construire au fil des trois collaborations. Il m’a cependant été difficile de détecter les indices pour avancer dans la question sur l’auctorialité.

C’est la raison pour laquelle j’ai précisé mon enquête sur la réalisation du documentaire Tôt ou tard… Quitter Tanger pour lequel l’autrice avait obtenu une bourse SCAM. La préparation de son terrain avait alors pu se faire in situ, à Tanger, où elle s’était rendue plusieurs fois. Elle avait ainsi pu choisir ses personnages et nourrir son projet de la singularité de leur parcours de vie. Le documentaire en question est précisément centré sur le désir de départ qui anime les personnes rencontrées. Au moment où la réalisation est financée par l’émission Création on air, une équipe composée de l’autrice, la réalisatrice et le technicien son se rend à Tanger pour enregistrer les voix et les sons d’ambiances pour la composition du paysage sonore qui parcourt la création. Laure-Anne Bomati était arrivée une semaine avant le tournage et avait pu constater que certains des témoins qu’elle souhaitait enregistrer avaient quitté Tanger. C’était là un risque inhérent au projet puisque tel était leur désir et que c’est précisément ce désir de départ qui l’intéressait. Grâce à son long travail de repérage, elle a pu trouver de nouveaux personnages pour assurer le tournage lorsque les collaborateurs techniques sont arrivés. L’équipe de production était alors présente pour trois jours à Tanger ce qui est une durée très courte qui ne peut supporter le contretemps. Or les aléas se sont imposés lorsque le matériel d’enregistrement a été confisqué à l’aéroport d’arrivée pour n’être restitué que la veille du départ. Heureusement, l’autrice avait apporté son enregistreur – ce qui a pu sauver des enregistrements – mais le matériel professionnel a été rendu bien tardivement et a obligé l’équipe à trouver des solutions pour effectuer les prises de son d’ambiance avant le départ.

L’entretien menée avec l’une et l’autre m’apprend par ailleurs que Véronique Lamendour a accompagné Laure-Anne Bomati dans la construction dramaturgique en la rassurant sur le fait qu’elle pouvait laisser le temps à la parole de se déployer longuement. Ici, la réalisatrice lui a donné confiance pour aller dans le sens de son écriture. Mais, en tant que réalisatrice, elle a aussi fait des propositions pour stimuler la narration et a invité l’autrice à faire entendre sa voix dans les interstices des témoignages car il lui importait d’entendre ce qui animait le projet. Il n’est encore une fois pas question de se revendiquer auteur, mais d’être dans une relation de collaboration avec l’auteur.

5. Autour de Kaye Mortley

Les sons sont comme des pensées qui se mélangent. Ce n’est jamais monochrome. Je ne cherche pas à restituer le réel comme il s’exprime. Je prends le réel et je le retourne dans tous les sens jusqu’à être un kaléidoscope. Je trouve qu’il y a trop de paroles, je voudrais qu’il y en ait de moins en moins [11].

Ces phrases prononcées par Kaye Mortley ont une densité poétique et lorsqu’on l’invite à parler de son travail, il y a ces échappées dans le langage qui ponctuent la conversation. Des paroles, il y en a mais c’est leur disposition, leur résonance qui les fait vivre plutôt qu’un sens organisé à la manière du discours. Le discours cadre le langage, il est une organisation établie dans la logique d’une transmission d’information. Et c’est cela que fuit Kaye Mortley, nous semble-t-il. Il n’est pas question d’enfermer un auditeur ni de s’enfermer soi-même. Comment alors concilier un esprit qui aime vagabonder dans le réel avec les logiques de production que nous venons d’énoncer ? Si les sons sont comme des pensées qui se mélangent, est-ce qu’on peut être libre de penser quand on est contraint ? Si le réel est un kaléidoscope à force d’être retourné, est-ce que l’exercice peut se combiner à deux ? Peut-on demander à deux esprits d’écrire en « kaléidoscopie » ? Ou l’énergie qui circule dans les jeux d’associations entre les sons n’est-elle pas si fragile qu’elle doive être seule avec elle-même ? Je me suis demandée comment Kaye Mortley faisait pour produire des documentaires avec un tel sens du fragment dans le montage qu’il en vient à ressembler à une composition musicale faites de motifs, d’éclats, de virgules et parfois aussi d’unités syntaxiques de discours organisé.

N’ayant pas eu accès au témoignage de Manoushak Fashahi, il m’est impossible de développer les modalités de leur collaboration. Néanmoins, il n’est pas incohérent d’avancer que pour être réellement auteur, il est nécessaire de créer ses espaces de liberté tant que cela est possible. Une question s’impose : est-ce que la logique de production à laquelle nous accordons notre attention est en accord – au sens musical du terme – avec la pratique de Kaye Mortley ? Convenons que pour écrire avec des fragments de réel, il est nécessaire d’enregistrer beaucoup de matière, ce qui implique une disponibilité de temps mais aussi une attitude à l’égard du terrain. Cette disponibilité est synonyme de liberté accordée à l’auteur, liberté qui se joue dès l’enregistrement, or la production de documentaires à France Culture repose sur une répartition des tâches. La technique n’est pas l’affaire de l’auteur, car la technique est un métier nécessitant un savoir-faire. Il est important de souligner que les métiers sont protégés. Le problème survient quand les plannings de l’organisation du travail restreignent les possibilités de récolter, cueillir les sons qui pour certaines œuvres, dont celles de Kaye Mortley, sont comme des notes de musiques dans une partition. Nombreux sont les auteurs qui se sentent dépossédés de leur écriture à partir du moment où ils ne peuvent assurer leurs enregistrements car c’est dans ces moments décisifs que la matière commence à vivre et il faut pouvoir l’écouter vivre, se laisser traverser par elle, se mettre en résonance avec elle, avec ces sons du monde, ces voix, ces rencontres qui se font au micro et qui parfois ne pourraient se faire autrement. La logique de l’interview programmée ne convient pas à toutes les écritures. Il faut parfois pouvoir mener de brèves conversations, circuler et enregistrer des instantanés de vie.

À France Culture, l’auteur est pris dans un réseau de relations, heureux pour certains, contraignant pour d’autres, habitués, comme Kaye Mortley, à glisser parmi les fonctions sans distinction et qui considèrent les phases de production non pas comme des phases techniques mais comme faisant partie du mouvement de l’écriture. Un auteur se construit au fil des années et, dans sa construction, les contextes de production éprouvés sont décisifs. Kaye Mortley, en produisant des émissions pour la radio australienne où elle a commencé sa carrière, puis en circulant dans les radios européennes, a été placée dans des situations d’écritures divergentes. Il n’y a qu’à France Culture que les fonctions sont ainsi compartimentées. Ailleurs, le producteur est responsable du fond comme de la forme et œuvre seul jusqu’au moment du mixage où il travaille avec un ingénieur du son. Alors ce moment du mixage est décisif. La majeure partie des témoins entendus considèrent les mixeurs comme des magiciens qui deviennent de plus en plus essentiels à mesure que le temps de la réalisation est compressé. Tous ont parlé de l’importance du mixage comme étant le moment ultime où la rencontre se fait avec un nouveau collaborateur découvrant le projet et le révélant par une nouvelle écoute. À de nombreuses reprises il aura été question du mixage comme d’une pratique mystérieuse et alchimique.

*

Cette enquête m’amène à formuler une conclusion en demi-teinte quant à la capacité qu’aurait France Culture à faire émerger des voix singulières mais aussi à accompagner des auteurs pourtant reconnus dans le paysage du documentaire de création radiophonique, tant les contraintes pèsent sur tous les acteurs. Mais il n’en reste pas moins vrai que la diffusion d’un documentaire sur France Culture est symboliquement importante pour un auteur ; il s’y joue parfois une question de légitimité. De même que l’on ne niera pas l’importance des belles expériences de collaboration vécues tant par des auteurs que par des réalisateurs.

Notes

[1] Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan et Ina éditions, « Mémoires de radio » 2013.

[2] Nous employons ici le verbe « participer » pour souligner le fait que Kaye Mortley a construit son œuvre en circulant dans diverses radios à l’échelle internationale et que les modalités de productions éprouvées dans ces radios ont elles aussi façonné la fabrique de son œuvre.

[3] Présentation des émissions sur le site internet de France Culture.

[4] Christophe Deleu, op. cit., p.172. C. Deleu cite Jean Tardieu, « Pour un Atelier de création radiophonique – projet », texte daté du 24 avril 1968, publié dans Cahiers de la Radiodiffusion, n°62, octobre-décembre 1999, p.153.

[5] Ibid., p. 171.

[6] Dans le vocabulaire en cours à Radio France, l’auteur du projet investit la fonction de producteur délégué.

[7] Défaut d’ingérence : paroles de casques bleus en ex-Yougoslavie (production déléguée avec Anne Kropotkine), Véronique Lamendour (réalisation), Irène Omélianenko (production), France Culture, L’atelier de la création, 3 septembre 2014. Et Didier-Georges Gabily (1955-1996) : Revenir sur les lieux, Nathalie Salles (réalisation), Irène Omélianenko (production), France Culture, Une vie, une œuvre, 3 juin 2017.

[8] Radios finnoises, suisses, belges, allemandes et australienne.

[9] C’est ainsi que j’ai vécu la collaboration avec l’une et l’autre et je reconnais dans ces entretiens, l’énergie des deux réalisatrices avec lesquelles j’ai eu à collaborer.

[10] Société civile des auteurs multimédias.

[11] Kaye Mortley, entretien avec Séverine Leroy, octobre 2021.

Bibliographie

Anne-Marie Autissier et Emmanuel Laurentin, 50 ans de France Culture, Paris, Flammarion, 2013.

Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan et Ina éditions, « Mémoires de radio » 2013.

Kaye Mortley, La tentation du son, Arles, Phonurgia Nova, 2013.

*

Laure-Anne Bomati (production déléguée), Véronique Lamendour (réalisation), Tôt ou tard… Quitter Tanger, dans Création on air, prod. Irène Omélianenko, France Culture, 28 septembre 2016.

Éric Cordier (production déléguée), Nathalie Salles (réalisation), XIE, Picabian night, dans Création on Air, prod. Irène Omélianenko, France Culture, 2 décembre 2018.

Kaye Mortley (production déléguée), Manoushak Fashahi (réalisation), Le voyage, dans L’Expérience, prod. Aurélie Charon, France Culture, 20 octobre 2019.

Auteur

Séverine Leroy est maîtresse de conférences en études théâtrales à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers et « apprentie documentariste » sonore. En fonction des productions, elle est autrice indépendante ou productrice déléguée pour France Culture (Défaut d’ingérence : paroles de casques bleus en ex-Yougoslavie, avec A. Kropotkine en 2014 et Didier-Georges Gabily 1955-1996 : Revenir sur les lieux, en 2017). Après avoir consacré sa thèse à la poétique de la mémoire dans l’œuvre théâtrale de Didier-Georges Gabily (2015), elle a essentiellement développé ses recherches en direction des processus de création en s’intéressant à l’archivage, la documentation et désormais le documentaire sur le geste créateur (La fabrique du spectacle : http://www.fabrique-du-spectacle.fr/ UOH, Univ.Rennes2, projet européen ARGOS). Elle est membre du consortium européen réuni dans le projet ARGOS : observatoire des processus de création (Europe Créative Culture 2018-2021). Elle mène des activités de recherche création en lien avec les pratiques sonores de la recherche et réalise des documentaires sonores à dimension artistique ou de recherche. Ses documentaires sonores liées aux processus de création sont : Variation Rothko : une immersion sonore, 30’16, 2021 ; À l’écoute du Purgatorio au TeatrO Bando, 31’06, 2021 ; Sonorités d’une partition scénique : La terra dei lombrichi, 34’22, 2021, tous trois issus des terrains européens du projet ARGOS. Le documentaire audiovisuel : C’est quoi être ensemble ? Dans le processus de création de Sauvage, réal : Séverine Leroy et Henri Huchon, 44’00, 2021, s’ajoute à cet ensemble. Ces productions sont accessibles via le lien suivant : https://www.lairedu.fr/recherche/?re=argos. Séverine Leroy a par ailleurs co-fondé le collectif Micro-sillons à Rennes en 2012 avec Anne Kropotkine et mené des réalisations sonores (avec Gwendal Ollivier) en s’intéressant particulièrement à la puissance poétique des matériaux archivistiques (Les sons de l’arrière, 2015 ; Sur les routes : petites et grande histoire de la décentralisation théâtrale, 2016 ; Sur écoute, 2016.) En 2019, elle signe un documentaire consacré à l’histoire de l’ADEC qu’elle réalise en compagnonnage avec Henry Puizillout (Histoires d’amateurs : les cinquante ans de l’ADEC, 2019). En avril 2022, elle sera en résidence de création avec le CNCA (Centre National pour la Création Adaptée) de Morlaix pour un documentaire sonore dans le service enfance de la fondation Ildys à Brest.

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La fiction à France Culture : les défis et chantiers du moment

 

On ne peut pas échapper à la réflexion sur l’héritage lorsque l’on travaille pour le service public de la radio. On ne peut pas non plus oublier de s’interroger sur la transmission. L’histoire nous fonde et en même temps il est nécessaire de lui échapper. La meilleure définition d’un héritage qui laisse libre restera toujours pour moi cet aphorisme de René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. »  Il m’est parvenu pour la première fois par Alain Trutat, pour lequel l’amitié de René Char était essentielle. Mais j’ai compris le sens de cet aphorisme très tard, en lisant le commentaire qu’en fit la philosophe Hannah Arendt lors d’un entretien radiophonique. En l’écoutant, j’ai compris qu’un héritage n’est pas une répétition mais une réinvention, ce n’est pas non plus la reconduction de règles et de principes, mais bien l’art de « saper » les habitudes et la nécessité de penser de manière critique.

Donc, comment être attentif au passé sans se laisser écraser ? Comment regarder toujours loin devant sans oublier d’où l’on vient ? C’est un exercice difficile.

Depuis 2017, tout s’est accéléré dans le monde sonore. J’écris sonore car la « radio » n’est définitivement plus le seul lieu de diffusion des fictions sonores. Elle reste dans le domaine du service public le seul lieu de production de l’antenne et du podcast, mais la concurrence aujourd’hui n’est plus sur les ondes : elle est sur le web.

La radio de service public a ceci de particulier qu’une émission d’antenne devient du podcast automatiquement et qu’un podcast peut devenir de l’antenne. Nous sommes donc confrontés à la nécessité de penser un monde sonore qui n’existait pas il y a quelques années, mais aussi de nous défaire du doux confort du monopole.

C’est un défi énorme pour la fiction à Radio France.

Ce qui continue de la différencier des plateformes de podcast c’est tout à la fois la multiplicité des formes et des formats qu’elle propose (feuilletons, lectures, créations expérimentales de L’Atelier fiction, concerts fictions, spectacles radiophoniques, séries sonores, etc.) mais aussi la manière de se produire. Il existe une école Radio France si l’on peut dire, qui consiste à enregistrer dans un même mouvement les sons, les mouvements et les voix dans un geste de mise en scène complet, là où les studios de podcast enregistrent des voix seules sur lesquelles ils post-produisent fortement. Le « hors les murs » dans lequel nous nous sommes engagés pour plusieurs années accentue encore cette manière de produire. Le son direct devient un style propre à ces fictions nouvelles entièrement tournées en décors naturels, et c’est un savoir-faire unique.

Lorsque j’ai hérité en 2005 de cette charge et de cette responsabilité ‒ la direction des fictions ‒, je savais que je devais m’atteler à deux enjeux de taille : la rénovation de la réalisation, avec l’ouverture de nouveaux agréments, et la refonte complète du système de production. J’y ai travaillé avec acharnement, accompagnée au fil des ans par des directeurs et directrices de France Culture de plus en plus impliqués et de plus en plus demandeurs de fictions.

Aujourd’hui ces deux rénovations ont été accomplies : d’une part les fictions à France Culture sont produites et non plus seulement administrées, c’est-à-dire qu’on y fait des choix et qu’on y différencie le flux de l’exceptionnel afin de bâtir une véritable politique de programmes en donnant les moyens nécessaires aux productions ambitieuses. D’autre part, elles ont quitté leur place obscure de « niche » pour s’exposer de plus en plus fortement, avec par exemple la naissance des Concerts fictions, la réinvention des spectacles radiophoniques à Avignon et ailleurs, l’association avec des « médiateurs » comme Sofiane ou Omar Sy, ou encore les créations originales avec la Comédie-Française comme Les aventures de Tintin et enfin l’innovation du podcast de fiction depuis 2018. La radio aujourd’hui sait se faire voir et se faire entendre, antenne et podcast confondus. Elle s’est enfin affirmée, comme le lui recommandait avec une insistance bienveillante Alain Trutat.

Bien sûr, d’autres chantiers ne cessent de s’ouvrir comme celui de l’écriture de séries mais aussi le développement de ces fictions, leur exploitation à travers l’édition, leur seconde vie pour certaines, dans l’audiovisuel, leur exportation internationale, les tournées des spectacles. C’est une activité vivante qui ne cesse d’ouvrir de nouvelles perspectives.

L’ouverture du podcast en 2010 nous avait révélé un public, et avait réveillé la belle endormie que nous tendions à devenir. La réouverture de la Maison de la radio au public en 2014 et l’apparition des plateformes de podcast à partir de 2015 nous ont secoués fortement et obligés à humer l’air du temps et à rester éveillés, en alerte, je dirais : vivants.

En 2022, cent ans après la naissance de la première œuvre de fiction radiophonique, la fiction est un objet de désir pour les auteurs, les réalisateurs, les musiciens, les techniciens, les bruiteurs, les designers sonores, les acteurs. C’est un monde qui bruisse et s’agite, « plein de bruits et de fureurs ».

C’est surtout un monde qui pour le moment arrive encore à tenir tout ensemble le regard vers l’avenir et l’attention à ses origines : le théâtre et la littérature, qui ont donné naissance à cette belle radio centenaire, sont toujours au cœur de la création radiophonique. Le succès des séries en podcast n’a pas fait disparaître la création des pièces de théâtre, l’accueil des auteurs d’aujourd’hui comme ceux du passé. Nous parvenons à tenir tout ensemble tradition et innovation. C’est le luxe inouï du service public, c’est sa mission : « divertir, éduquer, transmettre ». Je lui souhaite une très longue vie et je salue ceux qui, il y a un siècle, ont eu le désir de transmettre à travers des ondes, des mots, des notes, des pensées et des voix. Je salue Pierre Schaeffer qui eut la folle idée en pleine guerre de fonder un « art radiophonique » qui est le nôtre aujourd’hui et que nous avons, collectivement, la charge de faire toujours et toujours évoluer. Je salue surtout ce public nombreux d’« aveugles invisibles » ‒ comme le définissait Tristan Bernard en 1930 ‒ qui nous écoute et nous redonne toujours plus, chaque jour, le désir de fabriquer et inventer de nouvelles fictions.

Enfin, contrairement aux plateformes privées, et c’est sa force, la radio publique porte toujours en elle, je le pense, ce double projet politique et esthétique d’une radio pour tous, d’une culture pour tous.

Auteur

Blandine Masson dirige le service des fictions à France Culture depuis 2005, après y avoir été réalisatrice de fictions pendant dix ans, un métier « pratiqué intensément et jamais quitté intérieurement », dit-elle au début de Mettre en ondes. La fiction radiophonique, essai publié chez Actes Sud au printemps 2020. Fille de comédienne et elle-même attirée par le théâtre, elle a fréquenté l’Académie expérimentale des théâtres et dirigé pendant cinq ans (1989-1993) la revue trimestrielle Les Cahiers du Renard, dédiée aux conditions de la création artistique. Très proche d’Alain Trutat (1922-2006), qu’elle a assisté au début des années 1990 dans son dernier grand chantier à Radio France que fut la rénovation des émissions dramatiques, elle en assume volontiers l’héritage en promouvant au sein de la chaîne un esprit d’accueil, de décloisonnement et d’ouverture. Elle continue aussi l’action de partenariat entre théâtre et radio incarnée dans les années 1970 par Lucien Attoun, l’enthousiaste et influent producteur du Nouveau Répertoire dramatique et fondateur de Théâtre Ouvert, auquel elle rend volontiers hommage. Témoin du formidable renouveau apporté à la fiction radio par « l’arrivée d’une nouvelle génération de réalisateurs formés à la dramaturgie, à la réalisation cinématographique, au théâtre, à la mise en scène, à la radio, à la musique », d’une part, et l’ouverture de la chaîne au podcasting en 2009 d’autre part (« Cela a révolutionné l’écoute. Ce fut un séisme car nous ne savions pas que ce genre était autant suivi »), elle engage en 2017 le service des fictions dans la superproduction de podcasts natifs en son binaural, en partenariat avec la SACD. Les premiers voient le jour en 2018. Aujourd’hui il existe quatre cases « fiction » à France Culture, accessibles en replay : Le Feuilleton (depuis 2008), du lundi au vendredi de 20h30 à 20h55 ; L’Atelier fiction (depuis 2011), vendredi de 23h à minuit ; Samedi noir (depuis 2014), samedi de 21h à 22h ; Théâtre et Cie, dimanche de 21h à 23h. À quoi s’ajoutent, sur franceculture.fr, deux à trois podcasts de fiction à épisodes par an (avant la pandémie) ; le prochain, le 2 décembre : Probation, de Mahi Bena (scénario) et Cédric Aussir (réalisation). De la radio, cette « addiction, douce ou dure selon les êtres », Blandine Masson dit dans Mettre en ondes : « J’y ai passé près de vingt-cinq ans de ma vie sans jamais avoir le sentiment de m’y installer et sans jamais vouloir m’y installer. […] Et en même temps j’y ai mis tout ce que j’aime : mon amour des voix, de la littérature, des textes, de tous les textes, des acteurs, de la musique, ma relation difficile avec le théâtre et ma passion pour la fiction. »




Centre d’écoute de Michel Butor et René Koering : une écoute planétaire


Dans cette œuvre radiophonique, Michel Butor et René Koering multiplient les évocations de lieux, tout autour de la planète. S’inscrivant dans une perspective écopoétique, l’article étudie comment ils utilisent les moyens de la radio et de la musique pour faire de la littérature un art de l’espace, pour réinventer les liens entre le lieu et le langage. Il examine d’abord comment le texte cite toutes sortes d’œuvres reflétant la façon dont la littérature et la radio ont tenté de rendre compte des lieux. Il montre ensuite que l’usage de bruits et le traitement musical de la langue par des moyens électro-acoustiques ou par le chant permet d’installer la langue dans l’espace.

In this radio work, Michel Butor and René Koering multiply the evocations of places, all around the planet. From an ecopoetic perspective, the article examines how they use the means of radio and music to make literature an art of space, to reinvent the links between place and language. It first examines how the text cites a range of works that reflect the ways in which literature and radio have attempted to account for place. It then shows how the use of noise and the musical treatment of language through electro-acoustic means or singing allows language to be installed in space.


Texte intégral

Centre d’écoute a été diffusé pour la première fois dimanche 9 juillet 1972 simultanément dans l’Atelier de création radiophonique de France Culture (numéro « Écho ‒ Écoutes ») et sur le troisième programme de la RTB, puis rediffusé dans l’Atelier de création radiophonique du 2 janvier 1973 (numéro « Réseau 5 modulations »), à la suite d’œuvres radiophoniques de Claude Ollier et d’Edgardo Cantón. C’est une co-création de Michel Butor, qui se charge du texte, et de René Koering, qui compose la musique. Cependant, cette dichotomie ne reflète pas la profondeur de leur collaboration, puisque Butor, toujours curieux des potentialités artistiques offertes par les compagnonnages avec d’autres artistes, utilise le média radiophonique et la musique de Koering pour inventer une forme poétique et musicale utilisant, dit-il, « le fait radiophonique […] dans toute sa profondeur [1] ».

La manière de faire a schématiquement été la suivante : Koering a d’abord fait entendre à l’écrivain l’ensemble des matériaux sonores, déjà largement travaillés, qu’il avait décidé d’utiliser ; Butor a ensuite produit un texte composé de quinze « cartes postales [2] », dont le compositeur a suivi l’articulation pour structurer son œuvre musicale.

Dans une perspective écopoétique, je montrerai ici que l’écrivain utilise les moyens du média radiophonique pour faire de la littérature un art de l’espace, pour réinventer les liens entre le « lieu » et le langage. Il s’agira d’abord de voir comment, par le jeu des citations notamment, Centre d’écoute devient une somme des relations qu’entretiennent littérature et musique avec le « lieu ». Puis d’étudier comment le média radiophonique démultiplie les potentialités de la langue et de la musique pour offrir de nouvelles possibilités d’écriture.  

1. Dire et jouer le lieu

Le média radiophonique apparaît d’abord à Michel Butor comme un outil technique permettant de communiquer immédiatement avec les quatre coins du globe. Il déclare ainsi : « L’important était de réussir à passer d’un lieu à l’autre dans le texte aussi aisément que l’on peut le faire dans une station d’écoute en changeant un simple réglage [3]. » Pour parvenir à cette fluidité spatiale, l’écrivain utilise plusieurs procédés dans la construction même de son texte.

1.1 Récits de voyage

D’abord, comme souvent, il invite d’autres écrivains par l’usage des citations. Il choisit ceux qu’il appelle « d’illustres descripteurs, Marco Polo, Nerval, Chateaubriand et d’autres [4] », parce que ceux-ci sont capables de « donner voix à des régions très distantes les unes des autres [5] ». Si l’on regarde le détail des textes cités, on se rend compte que Michel Butor déploie une large palette de relations entre littérature et voyage [6].

Dans la première carte postale, Butor choisit des textes qui invitent au voyage : il s’agit plutôt de rêver d’ailleurs que de décrire des pays lointains. Un premier extrait du Roi-Lune d’Apollinaire décrit un voyage dans un registre merveilleux. Puis vient une lettre de Descartes à Jean-Louis G. dit Balzac, dans laquelle le philosophe invite son correspondant à le rejoindre à Amsterdam, ville ouverte sur le monde par son port, plutôt que d’aller à la campagne. Ce texte en amène un autre, notamment par l’intermédiaire du mot « vaisseaux » : c’est l’invitation au voyage de Baudelaire. Le voyage n’y est que suggéré, contemplé depuis un « ici » langoureux ou confortable. Au contraire, un peu plus loin, Butor nous offre des extraits de récits de voyage qui mettent en avant le dépaysement. On trouve ainsi un extrait du Voyage en Orient de Gérard de Nerval :

L’aurore, en Égypte, n’a pas ces belles teintes vermeilles qu’on admire dans les Cyclades ou sur les côtes de Candie ; le soleil éclate tout à coup au bord du ciel, précédé seulement d’une vague lueur blanche ; quelquefois il semble avoir peine à soulever les longs plis d’un linceul grisâtre, et nous apparaît pâle et privé de rayons, comme l’Osiris souterrain ; son empreinte décolorée attriste encore le ciel aride, qui ressemble alors, à s’y méprendre, au ciel couvert de notre Europe, mais qui, loin d’amener la pluie, absorbe toute humidité. Cette poudre épaisse qui charge l’horizon ne se découpe jamais en frais nuages comme nos brouillards : à peine le soleil, au plus haut point de sa force, parvient-il à percer l’atmosphère cendreuse sous la forme d’un disque rouge, qu’on croirait sorti des forges libyques du dieu Phtha.

Cet extrait, comme les autres qu’on trouve dans Centre d’écoute, fait entendre la fascination du voyageur ; si la description porte bien sur le pays étranger, on perçoit aussi le regard occidental étonné et ébloui, notamment dans l’évocation du « ciel couvert de notre Europe » ou « nos brouillards », qui fait du « ici » de l’Occident le point de référence. Par ailleurs, l’évocation d’Osiris, du dieu Phtha et des forges libyques soulignent la fascination de Nerval pour la culture égyptienne : on y sent l’orientalisme en vogue chez les écrivains du XIXe siècle, et chez Nerval en particulier [7]. On entend ensuit un extrait des Enfants du Capitaine Grant de Jules Verne, dans lequel est décrite l’Australie comme une « contrée bizarre, illogique, s’il en fût jamais, terre paradoxale et formée contre-nature » : la projection du regard occidental, qui prend pour référent ce qu’il connaît, est ici à son comble.

On perçoit ensuite des extraits de documentaires radiophoniques, décrivant divers lieux, notamment des villes lointaines ; on comprend ainsi comment le désir d’ailleurs et les fantasmes occidentaux accompagnent le propos, y compris dans ces documentaires.  

Dans les dernières « cartes postales », sont cités des textes dans lesquels le narrateur européen se fait plus discret, laissant toute la place à l’enregistrement des sons et des voix étrangères. On trouve ainsi un extrait de Mobile, œuvre de 1962 dans laquelle Butor met en représentation les États-Unis. L’extrait fait entendre un dialogue de rue dans lequel s’invitent des extraits publicitaires, dont on peut penser qu’ils peuplent l’inconscient des personnages – si on peut encore les appeler ainsi. Bien qu’écrit en français, l’extrait semble donc offrir la pensée de deux américain·es :

                        Mademoiselle !

Fumez…

                              Ce n’est pas à vous ?

Buvez…

                              Oh, merci…

Mangez…

                              Vous vous sentez mal ?

Rentrer,

                              Rentrez,

Dormez,

                              Dormir,

Avez-vous pensé à acheter vos kleenex ?

                              Si vous pensez que toutes les soupes concentrées…

Avez-vous pensé…

                              Si vous pensez…

Uiie,     

uuiiie,

vez-vous pensé,

                              vous pensé,

olez,

                              umez,

cacola,

                              cicola,

clic,

                              clac,

qu’est-ce que c’est ?

                              ce n’est rien,

vraiment rien,

                              rien,

uvez,

                              angez,

mal ?

                              merci,

c’est là,

                              bonsoir,

je t’aime,

                              entrez,

ormez,

                              ormir,

respirer,

                              respirez,

spirez,

                              pirez,

irez,

                              les bruits de la nuit [8].

 Il s’agit d’un échange entre un homme noir et une femme blanche. L’homme interpelle la femme, qui a peur d’être agressée et est traversée par des pensées racistes. L’homme finit par lui dire qu’il a ramassé quelque chose qu’elle avait laissé tomber. S’ensuivent des déclarations d’amour dont on ne sait qui les dit. Le dialogue reflète le racisme et l’ambivalence du rapport des Américains blancs aux Américains noirs, largement soulignés par Mobile. S’y entremêlent des extraits publicitaires suggérant la prégnance de la publicité, et plus largement de la consommation de masse dans la culture américaine. Il s’agit de donner à sentir ce que Butor appelle « le génie du lieu », lié ici à un certain type de mentalité et de hantises. Remarquons au passage – j’y reviendrai – la façon dont le dialogue se mêle aux bruits de pluie et au son d’un saxophone, chaque strate sonore prenant par instant le dessus.

Du désir d’ailleurs à la description lyrique d’un territoire largement fantasmé, à l’écriture des mentalités, les citations littéraires explorent donc les différents rapports entretenus par la littérature et les lieux.

1.2. Communiquer à travers le monde

Le texte de Centre d’écoute est aussi composé de trois séries. La première, issue du poème en prose de Butor « Je hais Paris », se construit sur le modèle « allô Paris » + adjectifs nominalisés au féminin, avec certaines variations. Ce sont parfois d’autres villes qui viennent remplacer la capitale française, et « Paris » est parfois sous-entendu. Voici certains extraits de cette série de formules :

  1. « allô Paris la cligneuse »
  2. « allô Paris la vantée, Paris la chantée »
  3. « allô Paris gueuse la charmeuse, la menteuse la hargneuse la baveuse bavasseuse »
  4. « allô Paris paresse, purin purée, carie caresse, caveau curée, vous qui n’êtes pas de Berlin, venez à Berlin, car Berlin vaut bien le voyage et vous pourrez y voir les gens qui viennent à Berlin […] allô, ici Stockholm, »
  5. « allô la voleuse venimeuse, la cagneuse caqueteuse, la véreuse vaniteuse »
  6. « allô des cliques des claques, du fric des flaques, des briques qui craquent, des ploucs qui plaquent, la trique la traque, allô ; ici Dakar […], allô, ici Moscou »
  7. « allô Paris chérie, crassie rancie, marrie tarrie, Paris pourrie, allô, ici Caracas »
  8. « allô Paris mangeaille, mitron mitraille, rupins ripailles, frichti flicaille, allô, ici Hang-Tchéou, […], allô Paris Beaux-Arts, chicards roublards, gueulards tocards, cafards vantards, allô ici Lagos »
  9. « allô Paris palace, velours vinasse, mamours mélasse, virus vivaces, allô ici Oulan-Bator »
  10. « allô Paris pouilleuse glaneuse, la rieuse soucieuse, malicieuse, malheureuse »
  11. « allô, nous voici à New-York où chantent les vaisseaux sur l’Hudson, allô Paris la nuit, la rue la glu, Paris la pluie, la suie le pus »
  12. « allô la brumeuse ténébreuse, la rêveuse merveilleuse, la dormeuse matineuse »
  13. « allô Paris l’usée, Paris rusée »
  14. « allô Paris la mélancolieuse ».

Cette série permet à la fois d’ancrer l’auditeur à Paris, le nom de la ville revenant comme un refrain, et d’ouvrir Paris à toutes sortes de régions du monde : c’est bien la fonction des stations d’écoute « en changeant un simple réglage », comme le dit Michel Butor dans sa présentation. La série des « allô » introduit dans le texte cette fluidité des parcours dans le monde.

À cela s’ajoute – deuxième série – des « avez-vous rencontré » + nom de la compagne ou de l’une des filles de Butor, qui amènent de l’intime dans le texte : comme le retour du nom de la ville de Paris, ces prénoms donnent un foyer à l’auditeur. Le mot est de l’écrivain, qui présente ainsi la récurrence des mentions à Paris : « avec une référence régulière à Paris, un refrain, pour leur donner un foyer [9] ». Ces voyages de par le monde ne sont pas un éclatement ou une dispersion, mais plutôt une ouverture : depuis son foyer, vers les quatre coins du monde, ce qui peut s’entendre comme une autre métaphore de l’écoute radiophonique, ou de la lecture.

Une troisième série intègre des personnages issus de la culture mondiale : on trouve ainsi : « avez-vous des nouvelles de l’inventeur de la géométrie analytique et de l’amant de Jeanne ? » (allusion à René Descartes et à son épouse Jeanne Morin, juste après une allusion à Stockholm où le philosophe a séjourné auprès de la reine Christine) ; « avez-vous des nouvelles du marchand de Venise ? » (titre d’une comédie de Shakespeare) ; « avez-vous des nouvelles du Prince d’Aquitaine ? » (allusion au poème « El Desdichado » de Nerval) ; « avez-vous des nouvelles des enfants du capitaine Grant ? » (titre d’un roman de Jules Vernes).

Ces trois séries présentent diverses modalités de circulation des discours par-delà les frontières et les mers, des plus publiques aux plus intimes. Le texte inscrit ainsi les potentialités qu’offre la radio dans l’histoire des communications mondiales.

1.3. Musiques folkloriques et bruits enregistrés

René Koering a composé la musique à partir de matériaux musicaux divers, qu’il décrit ainsi :

–  des ondes courtes captées sur des gammes courtes, essentiellement la nuit et allant de messages personnels à des émissions musicales en passant par des messages codés militaires ou commerciaux, provenant des quatre coins du monde et de l’espace ;

–  des fragments préexistants de musique instrumentale, provenant de partitions antérieures : « Images du couloir », pour violon et orchestre, Pièce pour clarinette et deux pianos, jouée par Michel Portal et Katia et Marielle Labèque (qui jouent la transcription du Mahler final) ;

–  une voix chantée, très spéciale, utilisant essentiellement les possibilités insoupçonnées du gosier et de la respiration, réalisée par l’incroyable Tamia ;

–  le texte de Butor, dit par lui-même et par la comédienne Thalie Fruges [10].

Le premier type de matériau m’intéresse tout particulièrement. D’abord, il montre que Centre d’écoute, dans sa composition musicale, est aussi une réflexion et un hommage à l’art radiophonique : le matériau principal provient d’émissions radiophoniques, retravaillées pour s’inscrire dans la composition de René Koering. De plus, dans le choix des éléments, le compositeur balaie le spectre des échanges radiophoniques, du message intime au message commercial, militaire ou musical : cette œuvre radiophonique se veut ainsi, par le jeu des citations, une œuvre-somme, résumant les potentialités de la radio.

Ces extraits radiophoniques impliquent la présence de citations musicales ou textuelles, dans toutes sortes de langue. Ces citations musicales s’articulent avec le texte pour évoquer des lieux. Certains types de musiques font en effet penser à des villes ou à des nationalités : ainsi, à 22h48, on entend du jazz, et à 22h51, le texte évoque Chicago. Les enregistrements de bruit permettent d’entendre, littéralement, les endroits dont il est question dans le texte : la douzième carte postale, qui comporte un extrait de Mobile de Michel Butor, intègre les enregistrements de bruits réalisés par l’auteur durant son voyage aux États-Unis. La présence de messages codés militaires ou commerciaux, parfois fortement déformés, est aussi à rapprocher des fragments de discours publicitaires contenus dans Mobile : on peut estimer que ces messages nous donnent à entendre une partie de la mentalité d’un pays.

Si les citations recensent et illustrent le passé, radiophonique ou musical, la voix de la chanteuse Tamia inscrit la musique de René Koering dans les avant-gardes musicales : la chanteuse ouvre ainsi les lieux cités à une exploration inédite. Plus largement, le traitement électro-acoustique des voix invite à un dépassement du connu, ce que le texte de Michel Butor relaie lui aussi, puisque le dernier voyage évoqué par l’auteur est celui du mourant : « allô je suis enfermée, je suis immobilisée dans mon lit, le bombardement continue, je suis murée, je respire encore, pour longtemps », entend-t-on. Lorsque la comédienne récite ce texte, sa voix est modifiée : « Un autre procédé utilisé a été celui, dans les graves moments d’anxiété de la fille, de transcrire le texte en récurrence, de l’enregistrer ainsi et de le mixer dans le sens normal : le résultat est une émission difficile et pleine de heurts [11]. » Ces procédés électro-acoustiques ont bien sûr une fonction expressive, soulignant l’anxiété et l’agonie du personnage : ils produisent aussi une voix post-humaine, modifiée par la machine. Le texte se termine sur l’apaisement subi de la jeune fille à la découverte de son « immortalité spatiale », le voyage se faisant planétaire et s’offrant l’espace. On entend à ce moment-là la fin du Chant de la Terre (Das Lied von Erde) de Gustav Malher transcrit pour piano, choisi par le compositeur parce qu’il raconte lui aussi un apaisement face à la mort et se conclut sur la double répétition de « ewig » (« éternellement »), quand Butor répète, lui, « longtemps, longtemps » : musique et texte se rejoignent pour ouvrir le voyage sur l’inconnu de l’espace et de la mort.

2. Un texte écrit pour l’oreille : langage et musique

Le fait que le matériau musical lui-même intègre du langage, mais dans des langues a priori non maîtrisées par l’auditeur francophone, brouille les limites entre musique et langage. On est ainsi invité à écouter les mots uniquement pour leurs caractéristiques sonores, ce qui est la vertu principale de l’écoute radiophonique, d’après Michel Butor : 

Lorsque j’écris pour l’oreille, spécialement pour l’oreille, je traite évidemment les mots comme des phénomènes auditifs, c’est-à-dire que si on veut j’écris dans la musique avec les mots, mais d’une manière tout à fait différente de la façon dont on pouvait entendre de telles expressions à l’époque symboliste. La radio a cet avantage considérable qu’elle nous rend aveugle à volonté. Lorsque j’écoute quelque chose à la radio (c’est la même chose avec un magnétophone ou un disque), il y a une séparation complète entre ce que j’entends et ce que je vois, ce qui n’existe pas par exemple lorsque je parle avec quelqu’un dont je vois les attitudes, les gestes. Dans le travail pour la radio, le mot manifeste complètement ses qualités d’événement sonore.

Un premier point donc : les textes en question sont des textes faits pour l’oreille et donc qui se prêtent d’eux-mêmes à la musique [12].

Nous privant du mot écrit comme de la vision du référent, la radio concentre notre attention sur les sonorités des mots. Le choix de l’écrivain se fait donc en fonction de celles-ci. Cependant, Butor prend soin de différencier sa pratique de l’écriture radiophonique des tentatives symbolistes pour faire de la musique avec les mots : il pense sans doute ici au célèbre « Art poétique » de Verlaine (« De la musique avant toute chose, // Et pour cela préfère l’impair »…). Les sonorités travaillées par lui ne concernent pas le nombre de syllabes ou la prosodie en général. Il ne s’agit pas non plus exactement de rimes. Les mots se font matière sonore, de façon à s’intégrer à l’ensemble musical qu’est l’émission radiophonique. La musique n’est pas le modèle selon lequel s’écrit la poésie ; c’est dans leurs caractéristiques sonores intrinsèques que les mots puisent leur accointance naturelle avec la musique.

2.1. Musique bruitiste

D’abord, les mots deviennent des bruits, au sens où pouvaient l’entendre les praticiens de la musique bruitiste. C’est surtout le cas dans les interventions de la chanteuse Tamia. Les sons émis par sa voix se fondent dans la musique électro-acoustique, jouant sur des timbres peu usités : la voix, comme les sons électro-acoustiques, explorent les potentialités des bruits et transcendent largement les sons traditionnellement associés à la musique.

D’après l’écrivain, les cartes postales possèdent des « timbres » différents, pour s’accorder à la musique :

[…] le texte de Centre d’écoute fait se succéder des couleurs ou des timbres de textes différents, c’est-à-dire que l’articulation n’est pas une articulation grammaticale normale, c’est une articulation qu’on pourrait appeler hyper-grammaticale entre des timbres de phrases, entre des timbres de textes différents [13].

 Le mot « timbre » décrit la qualité sonore spécifique à chaque instrument ou à chaque voix humaine. Considérer que la qualité sonore du mot est un timbre ne va pas de soi :  c’est assimiler le mot à une matière sonore. À l’écoute de l’œuvre , on peut penser que ce timbre est constitué de plusieurs paramètres :

–  les sonorités choisies, notamment dans les adjectifs nominalisés appliqués à Paris : certaines cartes postales privilégient les assonances et les mots de deux syllabes, produisant une impression de douceur voire de lenteur (« allô Paris gueuse la charmeuse, la menteuse la hargneuse la baveuse bavasseuse »), tandis que d’autres multiplient les allitérations et les mots monosyllabiques, créant un timbre plus brutal  (« allô des cliques des claques, du fric des flaques, des briques qui craquent, les ploucs qui plaquent, la trique la traque ») ;

–  les référents évoqués : si on reprend les deux exemples ci-dessous, la douceur du timbre du premier vient aussi du fait que Paris y est personnifiée en femme ; au contraire le deuxième exemple renvoie à un univers crapuleux et sordide ;

–  les intonations de la comédienne et la modification des voix par des moyens électro-acoustiques, qui s’accordent avec la dimension psychologique de son message.

On comprend ainsi que le « timbre » du mot, s’il est d’abord défini par les caractéristiques purement sonores du mot, englobe aussi le référent auquel il renvoie. René Koering insiste d’ailleurs, dans sa participation au colloque de Cerisy, sur les qualités « expressionnistes » du texte butorien et de sa musique : la citation de Mahler à la fin permet, selon lui, d’assumer cette part d’expressivité affective comprise par le texte et la musique, loin des idées reçues sur l’écriture du Nouveau Roman ou de la musique contemporaine atonale. Cette expressivité révélée du langage est aussi un moyen de rendre les mots capables de traduire l’atmosphère d’un endroit, de dépeindre un lieu : les exemples ci-dessus décrivent par exemple une Paris ville de l’amour, puis une Paris mafieuse et crapuleuse.

2.2. Musique électro-acoustique : spatialiser les voix

Centre d’écoute fait du langage un élément musical qui peut être traité de la même manière que les autres matériaux sonores utilisés par le compositeur, par un jeu sur les canaux et les volumes donnant l’impression que la voix vient de droite ou de gauche, de près ou de loin, ou par des modulations de hauteurs et de débits. Ce travail se concentre principalement dans la douzième carte postale. Voici comment René Koering la décrit :

Une petite note en début de texte indique la volonté de l’auteur selon laquelle ce dialogue doit être lu par une seule voix. J’ai donc pris le plaisir de travailler cette voix (celle de Butor), ce monologue, et les caprices imaginés de la retransmission et de la réception aidant, d’en faire une sorte de ballet ironique sur le timbre de la voix, en appliquant à l’enregistrement un son de violoncelle et surtout une série de masques à l’aide d’un tempophone (machine permettant d’accélérer le débit sans en changer la hauteur, et l’inverse). Un autre procédé utilisé a été celui, dans les graves moments d’anxiété de la fille, de transcrire le texte en récurrence, de l’enregistrer ainsi et de le mixer dans le sens normal : le résultat est une émission difficile et pleine de heurts [14].

Le choix de Butor de faire lire le dialogue par une seule voix est une invitation, bien comprise par le compositeur, à faire entendre une pluralité de timbres dans cette même voix par des moyens électro-acoustiques. M’intéresse ici la façon dont René Koering traite le langage comme un élément sonore lui aussi, lui appliquant les mêmes méthodes de modification. Cependant, il conserve toujours au langage ses capacités signifiantes et affectives : son travail vise à faire entendre le dialogue, et  même à le démultiplier pour l’installer dans l’espace, donnant l’impression que différents interlocuteurs, situés à différents endroits du monde, communiquent. Reprenons l’extrait déjà entendu dans lequel Michel Butor fait entendre le texte de Mobile. On entend d’abord une voix d’homme (Mademoiselle ! Ce n’est pas à vous ?  Vous vous sentez mal ?») à laquelle répond une voix de femme (« Oh, merci… »). Une autre voix récite les impératifs, d’abord très doucement (« Fumez ») puis à égalité avec les voix des personnages (« Buvez ») puis couvrant les mots des personnages (« Mangez »), donnant l’impression que la publicité vient écraser la voix de l’homme et la rendre imperceptible. Cette troisième voix, celle de la publicité, s’affirme tant et plus et se fait mécanique, heurtée, révélant la façon dont elle réifie les échanges humains. La fin de l’extrait, qui ne contient plus de mots existants, mais seulement des fragments ou des onomatopées (Uiie, umez, clic), témoigne de ce processus de réification qui transforme l’homme en machine et vide le langage de son sens.

De même, les modifications du texte de la comédienne soulignent l’anxiété dont le texte témoigne et donne l’impression que ses mots nous parviennent avec difficulté, ce qui rend sa situation inquiétante. La voix est d’abord lyrique, fluide, puis se fait hachée sur « je respire moins haut », suggérant une asphyxie.

Une autre preuve que les moyens électro-acoustiques sont ici mis au service de l’expressivité du langage est que Michel Butor a dirigé ces opérations : « Tous ces éléments ont été traités, manipulés et réalisés par les soins de Bernard Lerouoc et ses assistants Michel LaCaille et Alain Médélec sous la direction de l’auteur [15]. » Ainsi le langage devient un élément concret, capable de remplir l’espace et de témoigner de l’éloignement ou du rapprochement des émetteurs.

2.3. Hybridité musicale et textuelle

Au bout du compte, ce travail musical de la langue rejoint la modification de la musique en fonction du texte : le texte et la musique se confondent dans le sens où ils construisent une structure commune. L’ordre de composition, qui fait alterner le travail du musicien et celui de l’écrivain, est à ce titre révélateur.

Butor revient, dans la discussion qui suit l’intervention de René Koering au colloque de Cerisy, sur ce que signifie pour lui le fait d’écrire en fonction d’une musique déjà partiellement établie, à propos du dialogue issu de Mobile inséré dans Centre d’écoute :

Est lu par une voix et passe dans une phrase ce qui habituellement est lu par deux voix ou passe dans deux phrases ou plusieurs phrases, ce qui trouve son application dans ce dialogue lu par une seule voix. Le traitement musical, le placement dans l’espace sonore va permettre de restituer à ce monologue toutes ses possibilités de dialogue et même de les amplifier, c’est-à-dire que le traitement électro-acoustique, le placement musical fait sortir du texte un dialogue, des potentialités qui n’apparaissent pas autrement ; ces potentialités sortent du fait que les différentes transformations de la matière sonore vont mettre en évidence des aspects très ténus de la matière verbale [16].

Les moyens électro-acoustiques nous rendent évidemment sensibles aux débits et aux hauteurs des paroles, puisqu’ils les font varier. La musique révèle aussi des paramètres sonores du mots souvent oubliés : on peut notamment penser à la sonorité du souffle, plus ou moins ample, ou à la qualité de l’articulation, laquelle peut être soulignée par l’articulation musicale. De même, Koering conclut son intervention au colloque de Cerisy par des considérations sur l’enfermement de la musique contemporaine et sur l’ouverture que peut apporter la collaboration butorienne :

Pour moi la possibilité nouvelle de construire une forme en dehors des obligations du texte soumis. La musique tendant depuis quelques temps à réduire sensiblement (malgré toutes les fallacieuses impressions d’élargissement) son ambitus potentiel, et par là risquant dans un proche avenir, d’être acculée à une minimisation du faisceau des possibles, j’ai la conviction que l’élargissement des tendances expressionnistes rendra au paramètre « hauteur », par exemple, réduit aujourd’hui à l’état d’assaisonnement quasi superflu, un rôle et un impact singulièrement régénérateur. C’est aussi cet aspect, transposé dans l’œuvre de Butor, qui me fait découvrir chaque fois les éléments du plaisir de notre collaboration [17].

Pour le compositeur, le texte de Butor rend à la musique ses capacités expressives ; peut-être faut-il entendre par là ses capacités descriptives, Butor étant convaincu que la musique est capable de décrire le monde [18], et de faire imaginer des lieux, ce qui se ressent tout particulièrement dans Centre d’écoute. Koering prend pour exemple de paramètre musical revalorisé par le langage celui de la hauteur, ce qui est apparemment surprenant puisque la hauteur, si elle est marquée par la notation musicale, ne l’est pas par l’écriture. Cependant, les modifications des voix que nous pouvons entendre dans l’œuvre rendent effectivement primordiale les questions de hauteur : parce que les modifications électro-acoustiques amènent la voix dans des ambitus qui ne lui sont pas naturellement accessibles, la hauteur devient très sensible à l’auditeur.

*

Le média radiophonique est, dans Centre d’écoute, l’occasion et le moyen d’un travail sur les potentialités de la musique et du langage à partir d’une question centrale, celle de l’expression du lieu et de l’espace. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que les œuvres radiophoniques sont pour l’écrivain l’occasion d’une réflexion sur le voyage : Mobile, cité dans Centre d’écoute, se veut une « étude pour une représentation des États-Unis » et s’ouvre, dans sa version écrite, sur une carte des États-Unis ; Réseau aérien raconte les parcours des avions autour du globe ; Description de San Marco fait entendre les différentes langues des touristes visitant Venise, faisant de cette ville une sorte de nouvelle Babel. S’il y a une particularité de Centre d’écoute, elle vient de la collaboration musicale qui permet de travailler, dans la matière sonore même du mot, sa capacité à se déployer dans l’espace.

Notes

[1] Michel Butor, texte de présentation de 1972, cité par René Koering, « Une information : être musicien et collaborer avec Butor », in Butor. Colloque de Cerisy, George Raillard (dir.), Paris, Union générale d’éditions, 1974, p. 299-315, p. 299.

[2] Expression de René Koering, ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] V. le dossier de la revue en ligne Trans– Revue de littérature générale et comparée, n°26, mars 2021, Chloé Chaudet, Muriel Détrie, Claudine Le Blanc, Sarga Moussa (dir.) : « Hors frontières. Écritures du déplacement dans une perspective mondiale [Beyond Borders : Displacement Writing from a Global Perspective] ».

[7] V. Revue Nerval, n°4, 2020, Sarga Moussa (dir.) : « Résonances. Autour de l’Orient nervalien ».

[8] Michel Butor Mobile [1962], in Œuvres complètes de Michel Butor, Paris, La Différence, vol. 5, Le Génie du lieu 1, 2007, p. 408-409.

[9] Michel Butor, texte de présentation de 1972, cité par René Koering in Butor, op.cit., p. 299.

[10] René Koering, « Une information : être musicien et collaborer avec Butor », ibid., p. 300.

[11] Ibid., p. 304.

[12] Discussion à la suite de la communication de René Koering, ibid., p. 312-313.

[13] Ibid., p. 314.

[14] Ibid., p. 304.

[15] Ibid., p. 300.

[16] Michel Butor, discussion à la suite de la communication de René Koering, ibid., p. 315.

[17] Id., p. 305.

[18] Michel Butor, « La musique, art réaliste » [1960], in Œuvres complètes de Michel Butor, Paris, La Différence, vol. 2, Répertoire 1, 2006, p. 387-398.

Auteur

Marion Coste est PRAG à l’IUT de Neuville-sur-Oise. Elle a fait une thèse sur les rapports entre littérature et musique dans l’œuvre de Michel Butor, sous la direction de Mireille Calle-Gruber ; thèse partiellement publiée en 2017 aux Presses Sorbonne nouvelle sous le titre Une leçon de musique donnée aux mots. Les collaborations de Michel Butor avec Ludwig van Beethoven et Henri Pousseur. Ses recherches concernent les rapports entre musique et littérature aux XXe et XXIe siècles dans les littératures françaises et francophones. 

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Un duo sonore : Butor et Bryen en 1976

 


Un aspect de la réforme des « grands entretiens » de France Culture en 1975 a consisté à donner le plus souvent possible à des écrivains le rôle de l’intervieweur. Après Michel Chaillou, Georges Perec, Édouard Maunick ou Jean Daive interrogeant Michel Deguy, Claude Ollier, Maurice Nadeau, Aimé Césaire ou Georges Perros, voici Michel Butor tendant le micro à Camille Bryen, dans une série en cinq parties de vingt à vingt-cinq minutes diffusée sur France Culture du lundi 5 avril au vendredi 9 avril 1976, entre 22h35 et 23h. Coutumier depuis longtemps des exercices d’explication de ses œuvres dans les médias, l’expérimentateur-né des formes de la littérature et des arts ne pouvait qu’être ravi de se mettre dans la peau du « barbier », comme disait Jean Amrouche. Comment s’y prend-il, qu’en fait-il et que fait-il des figures imposées et des routines du rôle, c’est ce que l’article examine. Il commence par des remarques sur la genèse et la composition de la série. Il continue en  décrivant comment Butor, amateur de conversation plus que d’entretien, inscrit dans la sonorité de leurs échanges, où l’oreille est saisie par la voix de l’un et le rire de l’autre, l’égalité entre interlocuteurs voulue par la logique amicale de la conversation. Il montre ensuite comment l’écrivain, tout en acceptant de poser des questions, s’amuse en même temps de quelques clichés du rôle, dans un passage de l’émission 3 qui tourne au pastiche. Une dernière partie s’intéresse au choix de Bryen comme interlocuteur et au projet de faire à deux, de leurs entretiens, une sorte de livre sonore.

One aspect of the reform of France Culture’s “grand entretiens” in 1975 was to give writers the role of the interviewer as often as possible. After Michel Chaillou, Georges Perec, Édouard Maunick or Jean Daive questioning Michel Deguy, Claude Ollier, Maurice Nadeau, Aimé Césaire or Georges Perros, here is Michel Butor handing the microphone to Camille Bryen, in a series in five parts of twenty to twenty-five minutes broadcast on France Culture from Monday, April 5 to Friday, April 9, 1976, between 10:35 pm and 11 pm. Accustomed for a long time to the exercises of explanation of his works in the media, the experimenter-born of the forms of literature and the arts could only be delighted to put himself in the shoes of the “barber”, as Jean Amrouche said. How does he do it, what does he do with it, and what does he do with the imposed figures and routines of the role, that’s what the article examines. It begins with remarks on the genesis and composition of the series. It goes on to describe how Butor, a lover of conversation rather than interview, inscribes in the sound of their exchanges, where the ear is seized by the voice of one and the laughter of the other, the equality between interlocutors desired by the friendly logic of conversation. It then shows how the writer, while agreeing to ask questions, is amused at the same time with some clichés of the role, in a passage of the part 3 which turns to pastiche. A final part focuses on the choice of Bryen as an interlocutor and the project of making their interviews a kind of sound book.

 


Texte intégral

Dans l’important corpus d’émissions de toutes sortes auxquelles Butor a participé figure, à l’année 1976, une série d’entretiens méconnue et pourtant bien intéressante car l’écrivain, qui a souvent occupé la place du questionné, y occupe pour une fois celle du questionneur. Il s’agit de ses dialogues au micro avec le peintre et écrivain Camille Bryen, série en cinq parties de vingt à vingt-cinq minutes diffusée sur France Culture du lundi 5 avril au vendredi 9 avril 1976, entre 22h35 et 23h [1]. Butor succède, dans cette position, à Michel Chaillou, Georges Perec, Édouard Maunick ou Jean Daive qui ont interrogé dans les mois ou semaines qui ont précédé Michel Deguy, Claude Ollier, Maurice Nadeau, Aimé Césaire ou Georges Perros : un aspect de la réforme des « grands entretiens » de France Culture confiée en 1975 à Alain Veinstein [2] a consisté en effet à donner le plus souvent possible à des écrivains le rôle de l’intervieweur [3]. Butor est aussi crédité dans les notices Ina, comme les autres écrivains-questionneurs cités, du rôle de producteur de la série, un rôle qui a visiblement consisté à organiser la composition finale des émissions. De fait, dans chacune on distingue sans difficulté des parties enregistrées distinctes, montées ensemble, avec des sonorités de voix et d’ambiance différentes (la sonorité des prises de son varie notamment selon que le propos est enregistré en studio ou au domicile de Bryen). Chaque émission comporte en outre une ou deux adresses de Butor aux auditeurs enregistrées au montage, placées en préambule de l’émission ou ailleurs. De la musique s’y ajoute, du genre « musique d’ameublement » telle que la concevait Erik Satie, le compositeur préféré de Bryen (dit-il dans l’émission 3). Elle va et vient, disparaît et réapparaît au fil des émissions, tantôt sous le propos, tantôt entre deux moments dialogués, qu’elle ponctue (liaison, intervalle). Elle ouvre et ferme chaque émission. Elle relie aussi entre eux, comme un raccord musical, des parties vocales relevant de prises de son différentes. L’esprit de la « réforme Veinstein » des grands entretiens étant d’inviter les écrivains à utiliser le micro comme un stylo, nul doute que Butor ait pris plaisir à répondre à l’invitation en accompagnant de près la composition de l’émission jusqu’à sa diffusion. Dans cet article, je ne vais pas examiner l’intérêt de la série d’entretiens pour la connaissance de Bryen ni des relations de Butor avec lui [4], mais me pencher sur la manière dont l’écrivain y occupe ce double rôle de producteur et de questionneur. Un rôle à vrai dire peu figé par la jeune tradition du genre, dont Jean Amrouche et Robert Mallet, à ses origines, avaient déjà proposé deux incarnations très contrastées, celle, sérieuse et critique, du Lecteur face à l’Auteur [5] d’une part, celle d’autre part, théâtrale et arlequine, jadis finement analysée par Philippe Lejeune [6], de la comédie de caractères. Butor lui-même a connu, avec Georges Charbonnier en 1967 sur France Culture [7], une version très intellectualisée [8] (si on peut dire) du type Amrouche, et sur France Inter en 1973 [9], avec l’inénarrable Pierre Lhoste, une version longue de ces « interrogatoires » ou « dialogues de type interview entièrement en questions et réponses [10] » auxquels il s’est prêté avec une bonne volonté souriante et un talent d’explication remarquable tout au long de sa carrière [11].

1. Remarques sur la composition de la série

Commençons par donner au lecteur une idée du contenu des cinq émissions de la série, en recopiant ci-dessous les résumés proposés par les notices Ina :

Émission 1 : Camille BRYEN et Michel BUTOR : ce qu’ils souhaitent à propos du livre et de son évolution ; les livres qu’ils ont faits ensemble ; comment est né leur livre sur le Nouveau Mexique, leur livre sur Charles PERRAULT, leur livre intitulé [Bryen en temps conjugués] ; MONET et la négation créatrice ; le livre qu’ils rêvent d’écrire ensemble (23’ environ).

Émission 2 : Camille BRYEN : son enfance à Nantes ; son arrivée à Paris, anecdote ; sa découverte de Montparnasse, ses rencontres avec Hans ARP, Marcel DUCHAMP, Tristan TZARA ; son exposition avec Marcel DUCHAMP dans un bar (lecture du manifeste écrit pour cette exposition, anecdote) ; quelques mots sur PICABIA et l’exposition PICABIA actuelle ; la personnalité et l’œuvre de Marcel DUCHAMP (23’ environ).

Émission 3 : Camille BRYEN : ses rapports avec la musique et les musiciens (CLIQUET-PLEYEL) ; son goût pour la musique du Moyen Âge, la musique baroque, les œuvres de SATIE et le jazz ; les rapports entre ses livres, la pensée médiévale et le diable, entre le diable et PICABIA ; son opinion sur La Sorcière de Michelet ; ce qu’il aime dans le monde médiéval (20’).

Émission 4 : Camille BRYEN : remarques sur ses dessins, ses textes, ses gouaches, son écriture ; les titres de ses toiles ; les mots qu’il invente ; l’évolution de son dessin ; le monde de peinture. Lecture par l’auteur de « Désécriture » (2’30″) (19’30″).

Émission 5 : Camille BRYEN : le thème de son livre écrit en collaboration avec Jacques AUDIBERTI L’Ouvre-Boîte ; définition de l’abhumanisme ; les difficultés rencontrées avec AUDIBERTI ; les faits étranges concernant le texte sténotypé et l’enregistrement d’un entretien avec AUDIBERTI ; sa conviction qu’il existe une conjuration « antihumanistique » ; anecdote à propos d’une adaptation théâtrale de son texte Les Lions à barbe (20’ environ).

D’après les notices Ina, Butor et Bryen ont eu deux séances d’enregistrement ensemble, mercredi 3 mars et jeudi 1er avril 1976. Il est toujours intéressant, quand on le peut, de revenir à la genèse de ce genre d’entretiens-feuilletons, dont la composition finale est parfois assez éloignée de la version initiale. C’est ce qui se passe ici, puisque la première des deux séances d’enregistrement, celle du 3 mars, nourrit les émissions 1, 3 et 4 (mentions en vert dans la citation ci-dessus), tandis que la seconde fournit la matière des émissions 2 et 5 (en bleu ci-dessus). Si l’on remet ensemble les contenus de la séance du 3 mars, on voit qu’il y a été question du livre en général et des livres faits ensemble (→ émission 1), des goûts musicaux de Bryen et de son attrait pour le monde médiéval (→ émission 3), de ses textes, dessins et gouaches, avec lecture d’un texte par l’auteur (→ émission 4). La seconde séance, quant à elle, a porté sur l’enfance à Nantes, les débuts à Paris, les rencontres et/ou collaborations avec Marcel Duchamp et des artistes liés au mouvement dada durant d’entre-deux-guerres (Hans Arp, Tzara, Picabia), avec lecture d’un texte par l’auteur (→ émission 2) et sur L’Ouvre-Boîte, le livre de 1952 co-signé avec Jacques Audiberti, où s’invente et s’explicite leur idée d’un abhumanisme (→ émission 5).

Comme on voit, les questions biographiques, avec leur traditionnel début par l’enfance, sont absentes de la première séance. Elles arrivent dans la seconde, mais très vite (car Bryen n’a rien à dire de son enfance…) elles se concentrent sur les débuts de l’artiste et ses grandes rencontres dans les milieux dada. L’enfance, ici, ne joue aucun rôle structurant, directeur ou explicatif des rapports entre la vie et l’œuvre, contrairement à ce qu’on voit par exemple dans les entretiens menés par Amrouche. Évidemment, il reste intéressant pour l’auditeur d’avoir assez vite un aperçu du parcours de de vie de Bryen, d’où sans doute la transformation de cette partie de la seconde séance d’enregistrement en deuxième émission de la série ; mais il est significatif que Butor décide de ne pas en faire l’émission 1, et de consacrer celle-ci au Livre plutôt qu’à la biographie de l’artiste.

Comme on voit aussi, et cela est plus surprenant, dans la première séance, Bryen est interrogé sur son activité d’écrivain et de peintre, mais aussi sur ses goûts en musique. Cela est plus surprenant quand on écoute l’émission 3 qui en résulte : Bryen y déclare qu’il n’a quasiment rien à dire sur le sujet, que ces goûts ne dépassent pas ceux d’un mélomane moyen, avec une préférence pour Satie « car il faisait de la musique d’ameublement ». Radiophoniquement parlant, cette émission sur la musique et le monde médiéval est assez faible (comme d’ailleurs celle sur l’enfance), et thématiquement elle ne s’impose guère, puisque Bryen est connu comme écrivain (un peu) et comme peintre, pas du tout comme musicien ou mélomane. Mais c’est aussi celle qui donne le plus à penser sur l’attirance de l’abhumaniste Bryen, que le monde contemporain dégoûte, pour les pensées ésotériques du Moyen Âge. C’est aussi, comme on le verra, l’émission pour laquelle Butor imagine toute une mise en condition de l’auditoire, qui fait sourire mais aussi réfléchir à l’importance accordée par lui aux sujets abordés dans l’émission. Si l’on pense à son goût pour le chiffre cinq et sa symbolique d’une part (liée aux cinq doigts de la main), bien présent dans ses logiques éditoriales, à son intérêt pour l’ésotérisme d’autre part, et bien sûr pour les collaborations et dialogues entre littérature, peinture et musique [12], on trouvera peut-être moins surprenant l’inclusion du thème de la musique dans la série et en position 3, au milieu de la « main ».

Comme on voit enfin, alors que Camille Bryen, dans la deuxième moitié du XXe siècle, est bien plus connu comme peintre que comme écrivain, Butor, qui aurait pu placer les propos sur la peinture, enregistrés à la première séance, en émission 1 ou 2, fait entrer bien tard les auditeurs dans l’atelier du peintre, dans la quatrième émission seulement. L’émission est d’ailleurs tout à fait passionnante, Butor s’y montrant comme à son habitude un fin critique d’art, mais on peut se demander pourquoi si tard, après les deux émissions assez faibles sur l’enfance et les rencontres artistiques et sur la musique et l’ésotérisme. La structure générale de la série nous éclaire un peu : on commence et on finit le chemin de l’écoute par le livre, notamment l’évocation des livres de Bryen réalisés en collaboration (avec Butor dans l’émission 1, avec Audiberti dans l’émission 2), et il est au fond plus question des livres du peintre et de leur fabrication que de ses dessins et peintures. Comme pour signifier ce fait que Bryen, qui a d’abord été un écrivain et qui prétend s’être libéré de l’écriture par la peinture, ne s’est pas détourné du livre pour autant, qu’il s’en sert, qu’il en fait, et qu’il entre plutôt dans cette espèce hybride de ceux qui font bouger les lignes des arts… comme Butor lui-même. Cette parenté de profil entre les deux hommes explique sans doute en partie le choix de l’interlocuteur et la minoration de l’œuvre picturale au profit de la triade littérature-musique-peinture (non sans exagération pour l’élément « musique »).

Envisageons maintenant plus précisément, en regardant de plus près quelques débuts d’émissions (émissions 1, 3 et 5), la manière dont Butor investit le rôle du questionneur.

2. Trouble dans le rôle : questionner ou converser ?

Entre une utopie et sa réalité, entre un idéal et sa concrétisation, les écarts sont fréquents. La première émission de la série est aussi la plus réussie à mon sens, en tout cas la plus vive et animée des cinq, la plus rythmée, la plus équilibrée aussi dans la ronde des tours de parole. Telle quelle, elle donne une bonne idée de ce que Butor a rêvé de faire avec Bryen dans l’ensemble de la série, même s’il n’y a pas complètement réussi. Et qui est, d’abord, de mettre du trouble dans le genre, en le tirant vers ce qui est affirmé dès ses origines radiophoniques comme un idéal de style bien éloigné du modèle journalistique de l’interview de reportage lui aussi influent, à savoir le grand art de la conversation. Pas si simple évidemment ; mais diablement attirant quand, comme Butor, on apprécie [13] et pratique cet art avec autant de culture et d’aisance que d’enjouement.

2.1 Conversation vs entretien

S’agit-il, dans cette série d’émissions enregistrées au domicile de l’artiste, de poser des questions à Bryen et de susciter et recueillir des réponses, ou bien de dialoguer avec lui, de converser de choses et d’autres, autour de sa vie et de son œuvre ? Si la première émission donne le ton, c’est certainement celui de la libre conversation. Voici une transcription de la première partie dialoguée :

(1:02 ; raccord son ; la musique continue)

Michel Butor  ̶  Aujourd’hui, nous pourrions peut-être un peu parler des livres.

Camille Bryen  ̶  C’est excellent de parler des livres ! Parce que, au fond, je soupçonne fort que le rêve des écrivains c’est de ne plus écrire. Moi j’ai réussi à résoudre la question en quelque sorte en dessinant. Mais je soupçonne fort qu’au fond un des plus grands ennemis des écrivains, c’est le livre.

MB  ̶  Mais est-ce que… le rêve des dessinateurs, ça n’est pas de ne plus dessiner ?

CB  ̶  Bien sûr que si !

MB  ̶  Mais alors le peintre peint pour ne plus peindre, le dessinateur dessine pour ne plus dessiner, et l’écrivain écrit, bien sûr, pour qu’un jour il ne soit plus nécessaire d’écrire…

CB (chevauchement)  ̶  …il n’en soit plus question, voilà ! Et alors…

MB (chevauchement)  ̶  …et entretemps…

CB  ̶  …entretemps je te soupçonne déjà toi aussi, d’être très embarqué, et que / l’esprit moderne / qui à un moment donné était mallarméen, (ardent) avec l’Académie Mallarmé, avec toutes sortes de mallarméismes, et que / il voulait écrire le Livre, le Livre qui représenterait vraiment une contraction de l’Univers, une espèce de / de prise en charge magique de tout sur les / sur les épaules de /  de l’écrivain / je soupçonne que maintenant l’action secrète que tu entreprends, sans peut-être te l’avouer absolument d’une manière / tu veux le garder encore secret peut-être / maintenant on nous écoute tu sais !

MB (rire)  ̶  Oui oui, n’en dis pas trop ! (rire)

CB  ̶  En somme tu voudrais / te délivrer du livre. Et au fond, beaucoup de tes tentatives ont été de nous présenter des livres qui sont, comme Gide écrivait des « espèces de roman », des « espèces de livre » qui sont de plus en plus, qui tiennent de plus en plus à devenir même / euh / (baisse la voix) on ne sait pas quoi…

MB  ̶  Eh oui, ce sont des ablivres.

CB  ̶  Des ablivres.

MB  ̶   Ce sont des livres qui se détachent du livre, car tout ça se passe, euh / c’est en transformant le livre lui-même que / nous arrivons à faire / voyager le livre, à faire partir le livre de l’endroit où il était auparavant. Déjà dans le mot lui-même c’est très frappant cette relation qu’il y a entre livre d’un côté et délivrer.

CB  ̶  Voilà ! C’est ça !

MB (plus lent, sentencieux)  ̶  Se délivrer, délivrer quelqu’un, hein. Bon, c’est en même temps le débarrasser / de certains livres, et même peut-être du Livre, d’une certaine acception…

CB (chevauchement)  ̶  Ouais…

MB  ̶  …d’une certaine acception du livre.

CB  ̶ D’ailleurs dans l’Apocalypse on mange le livre… on mange le livre et c’est tellement intéressant !

MB  ̶ Non seulement on mange le livre mais le livre passe à travers le / l’apôtre saint Jean.

CB  ̶ Ouais…

MB  ̶  D’ailleurs dans… dans l’Apocalypse de Dürer, dans l’illustration faite par Dürer de l’Apocalypse, il y a une image absolument prodigieuse de cette traversée du corps / par / le livre / par le petit livre…

CB  ̶  Ouais, qui est donné par / l’Ange, alors, le livre traverse le corps.

MB  ̶  Eh bien les livres que tu as faits Camille, les livres auxquels j’ai participé, les livres dans lesquels j’ai été ton complice, eh bien ces livres nous permettent un peu cette suspens… / traversée du corps. Qu’est-ce que tu attends maintenant de ce livre qui est / un livre en déséquilibre, un livre qui est destiné à nous faire passer du livre, à / à ouvrir ce mur du livre dont nous avons déjà parlé ?

CB  ̶  Ouais, ouais…

Comme on voit, les rôles sont d’emblée brouillés : Butor propose de parler d’abord, non des livres de Bryen, mais du livre en général. Bryen suit, mais fait à deux reprises porter l’échange sur le rapport au Livre de son interlocuteur écrivain, lequel se laisse volontiers faire, avant d’évoquer allusivement les livres de Bryen. Au centre de l’échange, on ne trouve ni l’un ni l’autre, mais ce sujet du Livre, au sens mallarméen. Avec un tel départ, on pressent qu’il n’est pas question d’entamer des entretiens au sens convenu, sur l’auteur interrogé, mais de commencer une conversation, mot repris par Butor au début de la dernière émission pour qualifier ce que les auditeurs ont écouté.

Et l’on sent bien, en écoutant la série, ce qui séduit Butor, non seulement dans l’air de la conversation (son naturel, son ton amical…), mais aussi dans son allure (en zigzags, à sauts et à gambades). Lui, cet homme d’ordre, de structure, de compositions imprimées en tous genres, des plus simples aux plus complexes, se montre infiniment séduit par la liberté incluse dans le programme du genre « conversation » de ne pas suivre un canevas prévu d’avance, un ordre, un chemin tout tracé, mais, au lieu de cela, de s’autoriser à parler de choses et d’autres, au gré des inspirations et dérives de l’improvisation, dans un certain désordre. Il a aussi les qualités qu’il faut pour cela : il se sait bon bavard et bon improvisateur, fertile, inépuisable, capable aussi bien de dialoguer que de monologuer, de suivre et de relancer, jamais à court de mots et d’idées, rarement pris en défaut, et la confiance qu’il a dans sa virtuosité de parole lui donne, dans la série, une assurance enjouée et une vélocité qu’on est bien en peine de trouver dans ses interventions audiovisuelles du début des années 1960, marquées par une élocution lente, méticuleuse et quelque peu martelée.

Le modèle ici, c’est Claudel et ses Conversations dans le Loir-et-Cher, élogieusement cité par Butor dans Répertoire V [14]. Dans l’histoire de la radio, on est renvoyé, non pas aux entretiens-feuilletons, mais aux Propos et récits improvisés de Giono en 1955, édités en coffret par Phonurgia nova en 1995, et plus encore à une série expérimentale du Club d’Essai en 1946, Léon-Paul Fargue vous recevra ce soir, en quatre émissions, qui veut déjà faire entendre ce brillant causeur en conversation et non en interview [15].

2.2. De pair à pair : un duo sonore

Un aspect important de cette logique amicale et conversationnelle du dialogue est l’égalité des interlocuteurs : la référence faite par Jean Amrouche au roi Midas et son barbier dans sa causerie de 1952 pour imager les relations entre l’écrivain et son interlocuteur est possible à propos d’un entretien, pas d’une conversation.

Dans la première émission, l’égalité est d’abord marquée par le mouvement de ping-pong de l’échange à partir du thème donné (les livres), mêlant idées générales et cas personnels. Elle s’explicite et s’affirme dans la suite de l’émission quand les deux artistes abordent les livres faits ensemble, à savoir les Lettres écrites du Nouveau Mexique (1970), Bryen en temps conjugués (1975) et surtout l’opus magnum de 1973, la Querelle des états. Petit monument pour Charles Perrault. Parler de livres faits ensemble, c’est une manière très claire de sortir de la répartition a priori des rôles en usage dans les entretiens-feuilletons, entre questionneur et questionné.

Mais il y a une autre manière encore, plus subtile et plus radiophonique en même temps, de faire sentir à l’auditeur cette égalité : c’est de l’inscrire dans la sonorité même de la série. Le procédé est subtil parce qu’il demande à l’auditeur de « travailler » un peu (comme Butor le demande volontiers à ses lecteurs), et de réaliser lui-même ce qui se joue sur ce plan du sonore, à partir du programme d’écoute annoncé au début de la première émission. Ce programme, annoncé dès les toutes premières phrases, c’est de faire entendre la voix de Bryen et surtout son rire unique :

Il faut regarder les toiles de Camille Bryen, et ses dessins ou ses gouaches. Il faut lire ce qu’il a écrit. Mais cela ne suffit pas : il est absolument indispensable d’entendre Camille Bryen. D’entendre la voix de Bryen et d’entendre en particulier le rire de Bryen. Le rire de Bryen a apporté quelque chose d’unique à l’intérieur de la sonorité de la ville de Paris.

De fait, un des charmes de ces entretiens, une manière qu’ils ont de nous agripper et de nous retenir, vient de cette voix graillonnante et grinçante de Bryen, qui nous éraille ou râpe l’oreille, cette voix vive et sans façon, parfois stridente, insoucieuse du « ton micro », confidentiel, doucereux et fade, trop vite d’usage dans les entretiens, que Léautaud raillait déjà en 1950, voix d’un autre âge déjà dans les années 1970 [16]. Sauf que… si l’on entend bien la voix de Bryen, on n’entend quasiment pas son rire ! Alors que Butor parle de ce rire de manière très appuyée au début des émissions 1, 3 et 5 (au début, au milieu et à la fin de la série), le drôle est qu’on ne l’entend quasiment jamais [17] ! À la place et très souvent, dans chaque émission, le rire que l’on entend c’est celui de Butor, ce rire bien connu lui aussi, ce petit rire gourmand et pétillant, bref et saccadé, qui fuse et s’arrête presque aussitôt, mêlé aux à-coups de la respiration, émergeant d’une sorte d’enjouement permanent et radieux (ou irradiant), très contagieux. À la place du rire de Bryen, il n’y a donc pas seulement son fantôme, et la déception d’une injonction d’écoute qui s’avère être un leurre, mais un autre rire à écouter, ce rire fusant et perlant de Butor qui fait entendre sa petite musique tout au long des cinq émissions. S’il fallait qualifier la sonorité de ces émissions, on ne retiendrait pas seulement la voix de Bryen, qui s’imprime si bien dans nos tympans mais le mélange de cette voix et du rire de Butor, réunissant à égalité les partenaires de l’entretien dans un attachant duo sonore.

2.3. Entretien vs conversation

Il y a, nourrissant la série, un rêve de libre conversation entre pairs, inscrit jusque dans sa trame sonore. Cependant, quand on écoute l’ensemble des émissions, on se rend vite compte que la conversation est plus de l’ordre d’une virtualité inachevée, ou d’un idéal de style, que d’un mode de fonctionnement dominant.

Ce qui d’abord peut empêcher de prendre ce plaisir-là de la libre conversation, c’est la loi même du genre de l’entretien, qui veut qu’on propose aux auditeurs un chemin qui aille quelque part, qu’il soit biographique, thématique ou autre. Mais on sent bien aussi que Butor, là, est mis face à ses propres résistances internes, à son incroyable passion didactique qui veut que ses lecteurs, s’ils s’en donnent la peine, ne sortent pas de ses livres, même les plus déroutants, sans avoir appris quelque chose. Il y a donc un ordre dans cette série, chaque émission tourne autour d’un thème, et la plupart s’ouvrent sur un préambule explicatif de ce qui va se passer.

Le résultat de ce désir contradictoire de Butor, de cette tension, c’est un mélange d’ordre et de désordre : globalement, l’auditeur suit un chemin, d’un sujet à un autre (livre, carrière, musique, peinture, livre) ; dans le détail en revanche, chaque émission fait sa part à la digression et l’improvisation… avec ses chances et ses malchances, car certains sujets exigent une préparation. Ainsi, Butor est excellent en critique d’art dans l’émission 4 sur la peinture de Bryen, lequel est visiblement flatté de l’écouter parler si bien de son œuvre, et… un peu contrarié semble-t-il d’avoir du mal à s’exprimer aussi bien que lui ! Mais dans l’émission 2 qui se propose d’évoquer l’enfance nantaise et l’itinéraire de l’artiste dans l’entre-deux-guerres (après son arrivée à Paris « en 1926-1927 »), Butor paraît réduit à jouer le rôle de l’intervieweur ignorant, tâtonnant à l’aveugle sur des points de biographie, posant des « questions bêtes » du style « Aimes-tu faire du bateau ? » et trahissant une connaissance très vague des rapports de Bryen avec Tzara, Picabia ou Duchamp, comme de son œuvre imprimée (poèmes, dessins et collages) et de ses expositions des années trente [18]. Heureusement, dans les dernières minutes de cette émission, le critique rattrape l’intervieweur par des parallèles que Bryen trouve « très justes » entre Duchamp et lui (sur son « comportement autour des tableaux » « aussi important que les tableaux », par exemple). Butor aime expliquer, analyser, faire marcher son intelligence mais se révèle ici défaillant dans le domaine biographique, parce qu’il n’a pas étudié le sujet avant ; ce qui plaide d’ailleurs en faveur d’une logique amicale et conversationnelle de ces entretiens.

3. Petits jeux autour du rôle du questionneur

S’il est demandé au questionneur de ce genre d’entretiens-feuilletons de trouver un fil directeur autour duquel ordonner à peu près le fil du dialogue et la suite des émissions, et si Butor, bon gré mal gré, s’y soumet, il ne se prive pas en revanche de s’amuser avec quelques à-côtés du rôle, ou préjugés. C’est ce qui se passe au début de l’émission 3 (issue de la première séance d’enregistrement), où l’écrivain apparaît soudain déguisé en petit reporter et en méchant chirurgien, sur un mode de pastiche qui fait sourire.

Sur un fond musical doux allant et venant en arrière-plan, ajouté au montage, Butor, s’adressant comme en aparté aux auditeurs, les introduit dans l’appartement du peintre, qu’il présente stoïquement prêt à se faire opérer au bistouri de ses questions, pour être mis à découvert dans ses « retranchements les plus secrets ». Cet aparté dure environ 2 mn 30, après quoi on accède à l’entretien. Le débit est posé, la voix très contrôlée, calme et amicale (un peu claironnante au début de la deuxième prise de son), le ton volontiers enjoué et gourmand, comme pour inviter les auditeurs à se régaler par avance de ce qui va arriver. Notons en passant qu’on entend très bien ici la succession de morceaux de couleurs sonores, provenant d’enregistrements différents. Le premier complète visiblement le deuxième, les deux ensemble composant l’adresse liminaire à l’auditeur, qui en paraît d’autant plus préméditée :

 (Prise de son 1, voix mezzo) Comme / je veux / pousser Camille Bryen dans ses / re / dans certains de ses retranchements les plus secrets, je veux donner une petite idée du décor dans lequel cette opération chirurgicale / se passe (0 :19 : autre prise de son, voix forte puis mezzo) Nous nous trouvons dans l’appartement de Camille Bryen, à Paris, rue de l’Université. Il y a au mur, naturellement, des / tableaux et des dessins de / Bryen. Il y a des livres et parmi ces livres certains des / livres / de Bryen, ce personnage qui / tr / qui a traversé et qui traverse Paris avec son rire si caractéristique et qui a dérangé tellement d’habitudes et continue à en déranger tellement. Musique seule. Camille Bryen est / à demi étendu sur un / fauteuil qui / va me servir de table d’opération. Les / lampes nécessaires sont là et j’ai toute la littérature bryenologique étalée sur la table, qui va me servir / de bistouri. Je sens qu’il est déjà en train de souffrir, mais il ne se rend pas compte de ce qui va se passer dans quelques instants, je / je m’efforce d’ailleurs de l’endormir plus ou moins, pour qu’il / traverse cette épreuve dans un état suffisamment second. J’ai / heureusement toutes sortes de complices autour de moi, qui sont tous les tableaux, et / tous les dessins qui se trouvent sur les murs de l’appartement de / Bryen. Nous avons fermé le store, pour que la lumière du jour ne vienne pas nous déranger par trop, et c’est ainsi dans une atmosphère de nuit / de nuit plus ou moins / secrète, que je vais / attaquer / Camille Bryen. Musique seule. Je vais demander à Bryen de nous parler d’un sujet qu’il a abordé très rarement, je vais lui demander de nous parler de musique. (2 :28 : autre prise de son, voix forte) Quels sont les rapports que tu as avec la musique ?

La description du « décor » de l’entretien est un procédé assez courant encore dans les entretiens-feuilletons des années cinquante, mais ni vital ni indispensable, et beaucoup s’en passent, comme Amrouche aussi bien que Mallet en donnent l’exemple aux origines du genre. C’est en réalité un procédé hérité de l’interview de presse écrite, quand celle-ci, à la fin du XIXe siècle, est encore un cas particulier du reportage, du portrait de presse ou des grandes enquêtes comme celle de Jules Huret dans L’Écho de Paris au début des années 1890, avant de devenir une composante indispensable de la « visite à l’écrivain » jadis étudiée par Olivier Nora [19]. Mais on remarquera combien ici cette description des lieux est peu réaliste, combien elle ne nous dit absolument rien de l’espace, des pièces, des objets de l’appartement, combien elle reste très abstraite, combien elle ne signifie rien mis à part l’ethos artiste et lettré de Bryen indiqué par ses peintures, dessins et livres. On est donc très loin en réalité des fonctions du reportage de presse, parfois reprises à leur compte par des auteurs d’entretiens longs à la radio, dont la manière de donner une « petite idée du décor » va tout de même plus loin. Aussi bien n’est-il question ici, pour Butor, que de s’amuser.

Quant à l’emploi du questionneur, on sait combien il fait fantasmer tous les écrivains « soumis à la question » si l’on peut dire, ou mis « sur la sellette », pour reprendre le titre d’un livre d’entretiens des années 1970 [20] et avant cela d’une rubrique d’interview de La Semaine littéraire (1963-1968) animée par Roger Vrigny sur France Culture. Dans une enquête des Nouvelles littéraires en 1951, Colette compare son interlocuteur à un picador, Cendrars à un inquisiteur [21], et Claudel, à la publication de ses entretiens avec Amrouche en 1954, se présente drôlement comme la victime d’une « espèce d’agression » dont, règle de l’improvisation oblige, on ne lui a pas laissé le temps de « préparer la riposte » [22]. Même avec beaucoup de bonne volonté et une compréhension plus large et positive du rôle, la peur des questions indiscrètes ou gênantes, et celle de ne pas faire bonne figure à l’oral, fait irrépressiblement surgir autour du scénario des entretiens tout un imaginaire du tribunal (ou du confessionnal, voire du divan) et du combat, que n’empêche pas la promotion constante de l’esprit de conversation, civil et amical, au sein du genre. Mais avait-on déjà comparé (sans doute oui) le jeu des questions à une opération chirurgicale, comme le fait ici Butor ? On notera en tout cas son caractère excessif et décalé au fronton d’une émission certes faible (on l’a dit) mais dans laquelle Bryen, bien vivant, n’a rien du patient à moitié endormi dont Butor découvrirait les « retranchements les plus secrets », armé du « bistouri » de la « littérature bryénologique » (qui ne lui sert d’ailleurs pas à grand-chose pour parler musique !).

Ce portrait quelque peu burlesque (plaisant en tout cas) du questionneur en chirurgien, on peut émettre l’hypothèse que Butor y avait pensé pour introduire la démarche exploratoire de la série d’entretiens dans son ensemble. Deux raisons en faveur de cette hypothèse, encouragée par le fait que si la toute première phrase de la citation ci-dessus (prise de son 1) est postérieure à la première séance d’enregistrement, la deuxième séquence (« Nous nous trouvons dans l’appartement de Camille Bryen » etc.), visiblement enregistrée dans l’appartement du peintre, doit en provenir. Première raison : Butor y annonce Bryen par son rire. Or ce motif érigé en emblème du personnage ne fait pas vraiment sens dans cette émission, au contraire de la première où Butor a pris soin d’en faire la clé de lecture de tout dès les toutes premières phrases, ajoutées au montage :

Il faut regarder les toiles de Camille Bryen, et ses dessins ou ses gouaches. Il faut lire ce qu’il a écrit. Mais cela ne suffit pas : il est absolument indispensable d’entendre Camille Bryen. D’entendre la voix de Bryen et d’entendre en particulier le rire de Bryen. Le rire de Bryen a apporté quelque chose d’unique à l’intérieur de la sonorité de la ville de Paris.

Seconde raison en faveur de cette hypothèse : le décalage existant entre l’annonce et son résultat. On annonce la mise à nu de secrets ; on découvre qu’il s’agit de faire parler Bryen de musique, « sujet dont il a rarement parlé », certes, apprend-on, mais dont on a du mal à croire qu’il en fait un secret (de sa peinture par exemple). En revanche ce genre d’annonce convient assez bien à la mise en route d’une série d’entretiens. Pourquoi, dans cette hypothèse, reculer le propos au début de l’émission 3 ? Peut-être parce que l’image est plus divertissante que profonde, et au fond déformante et réductrice. En revanche, après les deux premières émissions qui ont installé l’auditeur dans un style de dialogue entre Butor et Bryen sans rapport avec ce scénario, le contraste d’autant plus frappant rend l’humour du motif d’autant plus sensible.

Cela dit, dans cette troisième émission, peut-être Bryen dévoile-t-il quand même un de ses secrets d’artiste. En effet, après une série de petites questions sans suite de Butor, et de réponses sans contenu de Bryen sur Satie, le jazz et « la propagande de Boulez », on en arrive, au bout de dix minutes, en dérivant, à l’attirance de Bryen pour « le monde médiéval plus ouvert que le monde moderne, qui se croit très ouvert », et pour « certaines formes d’ésotérisme » de ce temps [23]. Le secret, s’il y en a un, serait de dévoiler dans « l’art énigmatique » médiéval une clé de lecture de sa peinture tachiste par exemple, ou de l’ensemble de sa peinture d’après-guerre. De fait, dans la quatrième émission consacrée à sa peinture, quelques liens sont esquissés avec les « préoccupations kabbalistes » de son « cher moyen âge », ou avec le « naturalisme monstrueux » de ses enluminures.

En écoutant la série vient tout de même une question : pourquoi Bryen ? Pourquoi Butor a-t-il proposé à France Culture de faire une série avec Camille Bryen plutôt qu’avec son ami Georges Perros par exemple, qui le précède de peu dans les programmes de la chaîne et s’est déclaré, dans le secret de leur correspondance, mécontent de ses entretiens avec Jean Daive [24] ? Comme dans tout bon roman policier, et par extension dans toute œuvre qui s’affirme comme recherche de réponse(s) au sens de la vie sur terre, aux énigmes du monde, des indices permettent de le deviner au fil des émissions (dès la première même), mais il faut attendre la dernière émission pour le découvrir vraiment. Il y est question d’un livre de Bryen écrit avec Audiberti, L’Ouvre-Boîte, paru en 1952, à peu près au moment des débuts en littérature de Butor [25]. Dans la première émission, il était question des livres d’artiste faits par Bryen et Butor ensemble dans les années récentes : les seuils se répondent. On le sent, la boucle se boucle.    

4. Un projet de livre sonore ?

Voici une transcription du début de cette dernière émission :

Michel Butor  ̶  Nous sommes en pleine civilisation de la conserve et de la conservation et d’ailleurs nous sommes en train de mettre de la conversation en boîte, ce qui est à la fois / très précieux, très utile, et naturellement un peu inquiétant. Car que va-t-il arriver à ces mots qui vont être ainsi enfermés dans quelque chose ? Il faudrait trouver le moyen de / leur rendre vie / suffisamment. Nous nous promenons aujourd’hui dans une sorte de gigantesque supermarché, entre des murs de boîtes que nous ne savons pas ouvrir, et nous avons besoin, pour ces boîtes, d’instruments qui vont nous permettre de / délivrer tout ce qui peut être à l’intérieur, la nourriture qui est à l’intérieur, les / vivants / qui sont à l’intérieur, et nous-mêmes, qui sommes / de plus en plus enfermés à l’intérieur de certaines boîtes. Eh bien, ce problème de l’ouverture de la boîte, c’est quelque chose qui / t’a beaucoup / travaillé, mon cher Camille, et d’ailleurs tu n’es pas le seul : en compagnie de / Jacques Audiberti tu as écrit un livre qui s’appelle L’Ouvre-Boîte.

Camille Bryen (raccord ; autre prise de son)  ̶  Le titre c’est vraiment amusant Michel !

4.1. Le problème de l’ouvre-boîte… et de la mise en boîte

Ce qui frappe dans ce préambule, c’est son angle d’approche : non pas l’angle des idées, mais l’angle du titre. Aborder le livre par ses idées  ̶  son idée maîtresse en fait  ̶ , ce serait parler d’emblée d’abhumanisme, notion que Bryen semble assez fier d’avoir co-inventée avec Audiberti   ̶  mais qui était sans doute un peu désaffectée dans les années 1970. Car dans L’Ouvre-Boîte, la boîte c’est l’humanisme (préjugé étroit et étouffant) et l’ouvre-boîte qui permet d’en sortir, c’est cet abhumanisme dont l’émission 5 ne nous dira pas bien clairement en quoi il consiste sinon qu’il entend remettre l’homme à sa place, non pas au centre mais comme un élément de l’univers parmi d’autres. Or dans ce préambule sur la « civilisation de la conserve et de la conservation », la boîte devient celle dans laquelle va se retrouver la conversation en cours en étant enregistrée. Avec les limites de l’opération, « car que va-t-il arriver à ces mots qui vont être ainsi enfermés dans quelque chose ? Il faudrait trouver le moyen de leur rendre vie suffisamment », demande Butor.

Pour le genre des entretiens, ce « problème de l’ouverture de la boîte » dont parle Butor en préambule de la cinquième émission est, dans ces années 1970, en train de recevoir un début de réponse éditoriale et commerciale. Certains entretiens-feuilletons ont été partiellement édités sur disques dans les années antérieures : les entretiens Léautaud-Mallet, dès 1951, Claudel-Amrouche en 1954 [26], Aragon-Crémieux en 1963, Gide-Amrouche en 1969, Mauriac-Amrouche en 1971. Surtout, en février 1972, l’ORTF a lancé à plus grande échelle l’exploitation commerciale de ses fonds, et a choisi pour cela de commencer par Radioscopie, l’émission d’entretiens de Jacques Chancel, décrite dans un article du Monde en 1972, cinq ans après son démarrage, comme « sans doute […] la plus appréciée sur les chaînes nationales malgré son heure d’écoute (17 h.) [27] ». Reste, on le comprend bien, que le problème est aussi civilisationnel : la boîte à ouvrir est aussi celle de nos usages et pratiques de l’écoute, tout comme dans la décennie précédente, Butor s’est attaqué avec Mobile à ouvrir la boîte de notre rapport au livre. Ainsi, les collections qui portent l’émergence du livre-cassette en France dans les années 1980 (« Bibliothèque des voix » aux éditions Des femmes, « Audilivres » chez Audivis, ou « Livres à écouter » chez KFP…) [28] restent concentrées sur la pratique de la lecture. La velléité des éditions La Manufacture de produire entre 1985 et 1988 des montages sonores d’entretiens radiophoniques dans certains titres de sa collection-phare « Qui êtes-vous ? » assortis de cassettes, tourne court, au profit de transcriptions écrites [29]. « Les Grandes Heures », la collection-pilote dans l’édition audio des entretiens-feuilletons radiophoniques (co-édition Ina / Radio France), ne se développera qu’à partir de la décennie suivante (elle est créée en 1994), sans l’aide d’aucun major de l’édition littéraire [30]. En 1976, la question de Butor est donc une vraie question d’actualité.

Avant l’ouvre-boîte il y a la mise en boîte : opportunément, le livre de Bryen et Audiberti comporte plusieurs chapitres sur les péripéties tragi-comiques de sa genèse, genèse largement orale puisque les deux auteurs, fidèles au parti pris de désécriture de Bryen, avaient décidé de l’improviser oralement. Le livre raconte l’essai de divers procédés, qui tous se heurtent à des difficultés : noter à la volée ce que l’autre dit, mais la « vitesse d’élocution » fait problème ; demander à Louysette (femme de Bryen [31]) de noter, mais même problème ; faire appel à une sténotypiste, qui frappe, frappe, mais… rend une liasse de feuillets vierges ; s’enregistrer avec un « atomophone » (une sorte de magnétophone), mais qui leur joue « des tours épouvantables ! » (« les mots se sont coagulés et […] d’autres mot sont apparus qui avaient une signification tout autre »). Butor fait abondamment parler Bryen sur toutes ces mésaventures, assez drôles il est vrai, mais qu’il cherche visiblement à « faire mousser » pour les rendre plus divertissantes encore. La série de 1976 se termine ainsi sur une note loufoque, un petit sketch presque ; comme pour s’amuser des mésaventures qui guettent ceux qui veulent déranger les lecteurs de livres de leurs habitudes.

4.2. Déménager la littérature vers le sonore : Bryen l’incitateur

Au-delà d’une collaboration récente et heureuse pour les trois livres nommés, Bryen présente de fait le grand intérêt pour Butor d’avoir comme lui « touché au livre » (comme Mallarmé disait « on a touché au vers »), non seulement du côté du visuel, comme peintre, mais aussi du côté de l’oreille, comme poète. La dernière émission donne deux exemples de ces expérimentations sonores : le récit drolatique des ratés de genèse de L’Ouvre-Boîte ; les « hurlements lettristes » des Lions à barbe (texte performé dans une « soirée dada » en 1966). L’émission précédente évoquait les « poèmes phonétiques » de Bryen, notamment son poème Hepérile publié en 1950, et sa déformation optique trois ans plus tard, sous le titre Hepérile éclaté, par Jacques Villeglé et Raymond Hains, « deux Christophe Colomb “des ultra-lettres” [32] » mêlé aux lettristes (Isou, Pommerand, Dufrêne…). Or ces évocations ne font que boucler une boucle ouverte dès la première émission quand, dans les trois dernières minutes, Butor se met à citer (de mémoire) un petit livre de Bryen paru en 1964, qui associait des textes de l’auteur et leur enregistrement sur disque à des dessins et des diapositives à projeter [33]. En matière de « déménagement de la littérature [34] », Bryen n’est donc pas en reste !

Or si l’on écoute de près la fin de l’émission 1, naît le sentiment que non seulement Bryen n’est pas en reste, mais qu’il est celui des deux qui, réagissant au projet d’une nouvelle collaboration, suggère à Butor de « déménager » cette fois vers l’« écriture sonore » à deux, suscitant, en ricochet, de manière un peu imprévue, la réponse de Butor que c’est ce qu’ils sont en train de faire en se parlant. Observons le glissement ; les deux amis viennent de parler des livres réalisés ensemble et Butor avance le projet de faire quelque chose à partir de « Dans les cloîtres du vent, chanson-compliment bryénologique » (1973) [35] :

Michel Butor – […] Moi je rêve d’un livre avec toi qui intègre / plus d’éléments encore que ceux que nous avons utilisés.

Camille Bryen – Ouais…

MB – Je pense à ce merveilleux / ce merveilleux livre que tu as déjà publié [Carte blanche à Bryen], dans lequel il y a ce disque, et puis dans lequel il y a les Bryscopies, c’est-à-dire ces diapositives que l’on peut projeter…

CB – Ah, oui ! C’était un bouquin qui m’a beaucoup amusé à faire.

MB – Eh bien je rêve un jour de faire quelque chose de ce genre avec toi. C’est-à-dire dans lequel nous ayons non seulement / du texte, et / du texte qui soit / où il n’y ait pas simplement du texte de moi mais où il y ait du texte de Bryen qui intervienne encore d’une / encore d’une autre façon. Nous avons pensé pendant un certain temps, et peut-être que nous le ferons un jour, je l’espère de tout mon cœur, à une édition de « Dans les cloîtres du vent », de la « chanson-compliment bryénologique »…

CB –  Oui…

MB – … qui soit manuscrite, qui soit un fac-similé…

CB –  Oui, oui…

MB – …d’un manuscrit, dans lequel les mots qui sont tes mots soient écrits par toi, dans ton écriture, avec peut-être une encre différente…

CB –  Oui…

MB –  …et puis le reste soit de mon écriture…

CB –  Oui…

MB –  … n’est-ce pas ; véritablement une écriture à deux voix, hein…

CB –  Oui, oui…

MB –  …une écriture à deux mains, comme on parle de piano à quatre mains…

CB (chevauchement) – …mais alors on peut le faire…

MB – … on peut imaginer…

CB –  Oui…

MB –  … on peut imaginer une écriture à quatre mains.

CB (piano arrive en arrière-plan) –  On peut imaginer aussi une écriture sonore, naturellement.

MB (silence) – …Et alors on peut imaginer de f… / jouer aussi avec…

CB – …la partition.

MB (chevauchement) – …la sonorité…

CB – …oui. Et d’une manière, de la partition.

MB – Et / d’ailleurs c’est un peu ce que nous sommes en train de faire pour l’instant ! Parce que pour l’instant…

CB (très vite) – Si nous continuons on pourra pas nous entendre parce qu’on va parler tous les deux en même temps ! (rire fusant de Butor, rire de crécelle de Bryen)

MB (jubilant) – Ben voilà, voilà ! Nous faisons de l’entretien à quatre voix maintenant, parce que non seulement nous / parlons l’un après l’autre mais nous commençons / à parler de plus en plus l’un sur l’autre ce qui est une excellente chose parce que le langage, de temps en temps, est fait pour être mangé, ce n’est pas toi qui vas me contredire.

CB – Je suis persuadé qu’il est fait pour être mangé et c’est là où la gesticulation intervient.

Musique. Fin de l’émission

Que se passe-t-il dans ce moment de l’échange ? Butor relance un projet de livre évoqué entre eux, autour de « Dans les cloîtres du vent » ; il suggère d’y mettre de l’écriture à deux mains, voire « à quatre mains », comme au piano ; Bryen, peut-être à partir de l’allusion au piano, se met à « imaginer aussi une écriture sonore », un jeu avec une « partition » ; Butor, après un bref temps de silence, reprend l’idée au bond et… l’applique à leur entretien en cours, où se réalise aussi cet « à quatre voix » : voix de l’un, voix de l’autre, voix de l’un sur l’autre, voix de l’autre sur l’un… Une musique de piano surgit quand Bryen introduit l’idée d’écriture sonore, comme pour la souligner et faire dresser l’oreille à l’auditeur, et cette musique accompagne toute la fin particulièrement enjouée de l’échange, dont la dernière parole est laissée à Bryen. On a un peu l’impression ici d’assister en direct à la naissance d’une idée neuve de collaboration entre les deux artistes ; une idée qui les dérangerait dans leurs habitudes puisque pour la première fois elle introduirait une dimension sonore ; une idée lancée par Bryen qui depuis ses premiers poèmes phonétiques n’en est pas à sa première sortie hors du langage et/ou du livre, et dont Butor s’empare pour l’appliquer à leur dialogue, comme si, subitement, dans un éclair de conscience, il réalisait que leur entretien était ou pouvait être cette « écriture sonore » dont ils viennent de parler.

*

En concluant la première émission de la série sur l’idée d’écriture sonore, Butor, qui en est le producteur, rend soudain l’auditeur attentif à son tour au fait qu’il est bel et bien en train d’écouter un livre sonore, où le langage ne se lit pas des yeux mais, enregistré dans sa forme sonore, se « gesticule » et se « mange ». N’était-ce pas déjà ce que Bryen avait essayé de faire avec Audiberti au début des années 1950, comprend-on en arrivant à l’émission sur L’Ouvre-Boîte… Sauf qu’ici, le livre comme objet a disparu, au profit de la bande magnétique. Bryen et Butor, ce serait donc un beau tandem pour reprendre et poursuivre l’utopie du livre sonore qui a travaillé Apollinaire ou Blaise Cendrars avant eux. Et la série d’entretiens de 1976, un bon moyen de le faire. Dans cette idée, la dernière émission donne aux auditeurs une image amusante de ce qu’il vient d’écouter : de la « conversation en boîte ». L’enregistrement des entretiens, c’était de la mise en boîte, « ce qui est à la fois très précieux, très utile, et naturellement un peu inquiétant ». La diffusion radiophonique sur France Culture, c’est l’ouvre-boîte. La boîte se referme vite malheureusement, et il faut la rouvrir, mais quand et comment ? C’est « le problème de l’ouvre-boîte ». À chaque rediffusion sur France Culture, en 1990, 1996, 1997 (deux fois) et 2000 (avec un texte de présentation de Butor) [36], la boîte est rouverte, et aujourd’hui, elle est accessible à l’Ina et partout en région où se trouvent des postes de consultation des archives numérisées de l’Ina. Mais est-ce la seule solution intéressante ? Il y a besoin sans doute d’un autre destin éditorial pour ce « livre sonore ».

Notes

[1] Entretiens longtemps inédits, à l’exception de deux extraits (transcriptions) publiés dans L’Ouvre-Boîte – Cahiers Jacques Audiberti, n°8, novembre 1977, p. 27-35 (numéro d’hommage à Bryen, décédé en mai) et Le rêve d’une ville : Nantes et le surréalisme, Musée des Beaux-Arts de Nantes/Réunion des musées nationaux, 1994, p.405-413. Une transcription (assez fautive) de l’ensemble a paru dans le recueil d’écrits de Camille Bryen publié aux Presses du réel en 2007 : Désécritures. Poèmes, essais, inédits, entretiens, textes réunis et annotés par Émilie Guillard, introduction de Michel Giroud, p. 551-588.

[2] Futur producteur-animateur de la série longue durée d’entretiens Du jour au lendemain (1985-2014), et créateur en 1978 du programme Nuits magnétiques, auquel un numéro de Komodo 21 a été consacré cette année (n°13, 2021, en ligne ici).

[3] Pour un aperçu général sur les formes, formats et évolutions de l’entretien-feuilleton après les années 1960, v. Pierre-Marie Héron, David Martens (dir.), Komodo 21, n°8, 2018 : « L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) » (en ligne).

[4] Pour un inventaire des titres associant Butor et Bryen et des textes de Butor sur le peintre, voir l’entrée « Bryen, Camille » du Dictionnaire Butor en ligne proposé par Henri Desoubeaux. Citons ici le poème d’hommage de Butor au peintre à sa mort : « L’incantation Bryen », La NRF, n°296, 1er septembre 1977, p.161-162, repris dans Envois en 1980 et dans Camille Bryen, en 1981. V. aussi le dossier à paraître des Cahiers Michel Butor, n° 2, sur « Michel Butor et les peintres » (dossier coordonné par Mireille Calle-Gruber et Patrick Suter).

[5] Le titre parlant de sa conférence de 1952 sur le sujet, « Le Roi Midas et son barbier », ne rend pas compte de la posture : certes Amrouche place l’intervieweur très bas aux pieds de Midas, au service de sa figure et de son œuvre, non sans en savoir long sur le « misérable tas de petits secrets » du grand homme ; mais il en fait aussi son égal devant l’œuvre, capable, comme représentant du Lecteur, de s’en entretenir avec l’Auteur sur un pied d’égalité. Reproduction sonore et transcription de la conférence disponibles dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2000 (2 CD inclus).

[6] Philippe Lejeune, « La Voix de son Maître : L’entretien radiophonique », Je est un autre, Paris, Le Seuil, 1980, p. 103-160.

[7] Entretiens avec Michel Butor, par Georges Charbonnier, France-Culture, 12 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn, du 30 janvier au 26 février 1967. Entretiens issus de 7 séances d’enregistrement en février et mars 1966. Les enregistrements d’origine, conservés à l’Ina, contiennent de nombreux passages supprimés de la version diffusée et/ou imprimée. La version diffusée a elle-même été fortement remaniée pour la publication chez Gallimard la même année.

[8] Aucune question ou presque sur la vie de l’auteur, peu d’intérêt pour les va-et-vient entre la vie et l’œuvre, un dialogue centré sur les méthodes d’écriture et la forme des œuvres. On peut noter que les moments de controverse avec Charbonnier tournent toujours à l’avantage de Butor, trop fort sur ce terrain pour son interlocuteur pourtant réputé doué.

[9] Entretiens avec Michel Butor, par Pierre Lhoste, France Inter, 21h40-22h, jeudis 6, 13, 20 et 27 septembre. 4 émissions hebdomadaires de 20 mn.

[10] Michel Butor, Répertoire V, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 328.

[11] Dans les deux premières émissions de la série (sur 4), Pierre Lhoste se contente de dérouler la liste des titres de Butor en lui demandant d’y réagir, titre par titre, ce qui a dû l’ennuyer, mais aussi peut-être rejoindre l’amateur de listes qu’il était. Les « dialogues de type interview » mettent l’écrivain interrogé aux prises avec un « type » particulier de journaliste aussi, qu’on peut appeler « l’intervieweur ignorant ». Bernard Pivot jugeait ce type-là très efficace pour laisser parler l’auteur comme il l’entend (Bernard Pivot, Le Métier d’écrire, Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 66).

[12] V. par exemple Lucien Giraudo, Michel Butor, le dialogue avec les arts, Lille, Presses universitaires du Septentrion, « Perspectives », 2006.

[13] V. Michel Butor par Michel Butor, Paris, Seghers, 2003, passim.

[14] Michel Butor, Répertoire V, op. cit., p. 328.

[15] V. Pierre-Marie Héron, « Fargue à la radio. Deux émissions de 1946 et 1947 », Ludions, n°18, 2019, p. 42-66.

[16] À la date des émissions, Bryen est âgé de 69 ans (il meurt l’année suivante), Butor de 50. D’une certaine façon, vocalement, leur tandem réitère le tandem Léautaud-Mallet de 1951. Tous deux font contraster des voix d’intervieweurs également cultivées, enjouées et polies (exprès) et des voix d’interviewés également faubouriennes et plus spécialement grinçantes, de type « voix de mégère » ou « de sorcière » (si on peut oser). Cependant l’écart d’âge est plus marqué entre Léautaud (78 ans en 1950) et Mallet (35 ans).

[17] Butor, au début de l’émission 3, parle de ce « rire si caractéristique » comme d’un rire « qui a dérangé tellement d’habitudes et continue à en déranger tellement ». Mais on n’apprend pas non plus, au fil des cinq émissions, en quoi ce rire dérange des habitudes et lesquelles (celles de la civilité mondaine peut-être ?). Dans la dernière émission encore, Butor imagine la question posée par les auditeurs et la pose sans détours à l’artiste : « Audiberti disait que Bryen ne sait ni lire ni écrire ; on pourrait dire aussi que, de la même façon, Bryen ne sait ni rire ni écrire parce que / son rire comme son écriture comme sa peinture est / en-dehors du rire habituel, il / déplace les choses et on pourrait se demander naturellement qu’est-ce qui fait rire / Camille Bryen. // (autre prise de son) Est-ce que tu pourrais nous dire quelque chose qui t’a fait rire ou quelque chose qui te fait rire maintenant ? » Bryen répond qu’on ne le croirait pas s’il le disait ; Butor, déjà prêt à rire, est déçu, mais s’incline (« en effet en effet, c’est trop imprudent ») et enchaîne sur autre chose. Dans « L’incantation Bryen », Butor compare ce rire « à un train express prenant un large virage à la sortie d’un tunnel » et « à un grand jet d’eau sur le lac Léman balayé par le vent soudain ».

[18] Opopanax (1927), le premier recueil de poèmes, n’est pas mentionné, non plus qu’Expériences (1932), qui mêle poèmes, dessins et collages. La première exposition personnelle de Bryen date de 1934 ; la première peinture tachiste de 1936. V. pour ces titres et les suivants, le recueil d’écrits de Bryen aux Presses du réel cité en note 1.

[19] Olivier Nora, « La visite au grand écrivain », dans Les Lieux de mémoire, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, II, 3, 1992, p. 563-587.

[20] Jean-Louis Ezine, Les écrivains sur la sellette, Paris, Éditions du Seuil, 1981. Recueil d’entretiens publiés dans Les Nouvelles littéraires entre 1973 et 1979, dans une série du même titre.

[21] Propos recueillis par Claude Cézan, « Le micro chez les écrivains », Les Nouvelles littéraires, 8 février 1951, repris dans Les écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, Pierre-Marie Héron (dir.), Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2000, p. 125-129.

[22] Id., p. 139. Propos de Claudel recueillis par Stanislas Fumet pour le magazine radiophonique La Vie des Lettres, Chaîne nationale, 23 mars 1954.

[23] « J’ai eu des rapports fraternels avec des gens qui devaient être des non-conformistes terribles pour continuer à me faire des signes côté ésotérique, anti-scolastique. »

[24] Georges Perros, Lettres à Michel Butor (1968-1978), Rennes, Éditions Ubacs, tome 2, 1983, p. 109. D’après la notule de présentation proposée dans Désécritures, op. cit., p. 731, l’idée de ces entretiens viendrait d’Alain Trutat, alors conseiller de programmes de France Culture, dont Alain Veinstein est encore très proche.

[25] Jacques Audiberti, Camille Bryen, L’Ouvre-Boîte, Paris, Gallimard, « Blanche », 1952. Réédition : Paris, Les Presses du réel, 2018, ill. hors-texte de Camille Bryen, préface de Michel Giroud.

[26] Hors-commerce il est vrai, par la Société Paul Claudel, 7 disques 16 tours.

[27] Le Monde, 28 février 1972.

[28] V. Patrick Kechichian, « Le point sur les livres-cassettes », Le Monde, 11 juillet 1987, p. 11.

[29] V. Pierre-Marie Héron, « Portrait d’une collection : “Qui êtes-vous ?” (1985-1990) aux éditions de La Manufacture », Histoires littéraires, vol XX, n°80, octobre-novembre-décembre 2019, p. 81-108 et « La collaboration de l’Ina à la collection “Qui êtes-vous ?” (La Manufacture) », à paraître dans les actes du colloque Fabriques de patrimoines littéraires. Extensions des collections de monographies illustrées de poche, KU Leuven, 17-19 mai 2018, s. dir. Mathilde Labbé, David Martens & Marcela Scibiorska.

[30] Montages d’entretiens avec Bachelard, Barthes, Breton, Cendrars, Colette, Duras, Gide, Giono, Jabès, Le Clézio, Malraux, Miller, Queneau, Simenon, Jean Vilar, Louise de Vilmorin, Marguerite Yourcenar, etc. Les accords particuliers de co-édition font qu’on en trouve aussi ailleurs, par exemple dans la collection « Or » réservée aux co-éditions Adès (disparues depuis). En 2013, 12 de ces titres sonores édités dans « Les Grandes Heures » ont été réunis en transcription dans un ouvrage publié aux Éditions de La Table ronde, en co-édition Radio France et Ina  (Louis Aragon, Roland Barthes, André Breton, Blaise Cendrars, Colette, Henry de Montfreid, Jacqueline de Romilly, Romain Gary, Jean Giono, Joseph Kessel, Georges Simenon, Henry Miller).

[31] D’ailleurs présente et intervenante durant la deuxième séance d’enregistrement, celle d’où provient l’émission 5.

[32] Camille Bryen, prière d’insérer de Hepérile éclaté, Paris, Librairie Lutécia, 1953. On trouve une description et une reproduction page à page de ce livre éclaté ici. Raymond Hains avait inventé un procédé optique de déformation de l’image, l’hypnagogoscope.

[33] Carte blanche à Bryen, Paris, Librairie Connaître, 1964. Titres des poèmes ou textes : « L’Heure du Biniou – Poème pour phono », « Tête à coq », « Défense d’interdire », « Désécriture », « Mangeur de mots ».

[34] Mireille Calle-Gruber (éd.), Michel Butor. Déménagements de la littérature, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, DVD inclus.

[35] « Dans les cloîtres du vent, chanson-compliment bryénologique » a d’abord paru dans le catalogue de l’exposition consacrée à Bryen en 1973 au Musée national d’art moderne, puis dans Bryen en temps conjugués (1975), Troisième dessous (1977), Camille Bryen (1981) et enfin dans Anthologie nomade en 2004. Les Cloîtres du Vent est le titre d’un recueil de poèmes de Bryen paru en 1945.

[36] Première rediffusion les 29, 30 et 31 janvier et 1er et 2 février 1990, dans la série A voix nue : grands entretiens d’hier et d’aujourd’hui. Les trois suivantes ont lieu dans le cadre des Nuits de France Culture, samedi 7 décembre 1996 ; jeudi 12 juin 1997 et jeudi 14 août 1997, selon un même format unitaire de deux heures. Du 31 juillet au 4 août 2000, dernière rediffusion attestée, au format feuilleton, précédée d’une présentation de Butor.

Auteur

Pierre-Marie Héron, ancien membre de l’Institut universitaire de France, est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Il y mène depuis de nombreuses années des recherches sur les écrivains et la radio en France (XXe et XXIe siècles), au sein du Rirra21. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (PUR, 2017) ; Poésie sur les ondes (PUR, 2018) ; L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) (Komodo 21, 2018) ; Atelier de création radiophonique (1969-2001) : la part des écrivains (Komodo 21, 2019) ; Nuits magnétiques (1978-1999): la part des écrivains  (Komodo 21, 2021).

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Michel Butor, le temps infinitif… et la radio

À plusieurs reprises, j’ai sollicité la participation de Michel Butor dans mes « documentaires de création ».

Le documentaire de création est un produit radiophonique curieux : ni Hörspiel, ni art acoustique, ni fiction, ni musique – surtout pas ce qu’on appelle un « reportage » – il est hybride, mutant, un peu orphelin…

Et s’il semble puiser sa matière dans le réel, c’est l’imaginaire qu’il prise.

« Mais l’imaginaire est dans le réel, et nous voyons le réel par lui », dit Butor… « Une description du monde qui ne tiendrait pas compte du fait que nous rêvons ne serait qu’un rêve »…

Trois courts extraits des émissions Combien de lieues jusqu’à Babylone… ? (1999), C’est au printemps qu’on moissonne les moutons et des Antipodes aux Antipodes (1985) nous révèlent une certaine façon de « rêver le réel ».

À chaque fois, Butor grossit son texte tout en approfondissant sa réflexion sur le support du poème – affiche, radio, livre – et sur les rapports complexes de l’écrit et de l’oral.

Nous ne nous demandons pas ici quelle place tient la radio dans la genèse de ce poème (car existe-t-il pour Butor une forme définitive de ses textes ?) ; nous examinons plutôt les recherches poétiques, à la fois formelles et sonores, menées par l’écrivain grâce au support radiophonique.

Auteur

Née en Australie, Kaye Mortley a fait des études de littérature française à Sydney (licence), Melbourne (master) et Strasbourg (doctorat), puis enseigné un temps à l’université avant d’intégrer le département « Fictions et documentaires » de l’Australian Broadcasting Corporation. Deux bourses, du gouvernement français puis du gouvernement finlandais, lui permettent de faire une année de stage à l’Atelier de création radiophonique de France Culture puis trois mois à l’Yleisradio d’Helsinki, renommée pour ses archives de « son naturel ». Basée à Paris depuis 1981, elle réalise des documentaires sonores pour l’A.C.R de France Culture, ainsi que pour de nombreuses radios d’état en Europe et pour l’Australian Broadcasting Corporation. De nombreux prix internationaux (Futura, Europa, Italia, IRAB, grand prix de la SCAM) ont salué la qualité de son travail à de nombreuses reprises. Elle a coordonné en 2013 l’ouvrage collectif La Tentation du son (Phonurgia nova éditions).

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L’adresse de Michel Butor. Entretiens et enjeux radiophoniques d’un écrivain


Michel Butor a fait de l’entretien radiophonique un exercice de style à part entière : où il est moins question de parole que d’écriture. L’écrivain sur les ondes ne renonce pas à la phrase littéraire, il parle comme il écrit. Dès lors, être « Butor » à la radio devient un défi. Ce défi est relevé par le jeu subtil de l’adresse, ici analysé à la faveur de deux séquences : un entretien sur France Culture, un entretien sur Radio Aligre. En fait, c’est aux allers et retours entre texte et radiophonie que travaille Michel Butor en élaborant une forme d’écriture littéraire performative. Ce que montre l’orchestration des voix d’emprunt dans Les Révolutions des calendriers  (texte pour France Musique).

Michel Butor has turned the radio interview into an exercise in style in its own right, where it is less a question of speaking than of writing. The writer on the air does not renounce the literary sentence, he speaks as he writes. From then on, being “Butor” on the radio becomes a challenge. This challenge is taken up by the subtle game of address, analysed here through two sequences : an interview on France Culture, an interview on Radio Aligre. In fact, Michel Butor is working on the back and forth between text and radio by developing a form of performative literary writing. This is shown by the orchestration of borrowed voices in Les Révolutions des calendriers (text for France Musique).


Texte intégral

En ce qui concerne la radio, la télévision et l’émission en direct, il y a effectivement le problème du minutage. Cela peut troubler évidemment. D’autant que, disons-le, je suis bavard. Lorsque je commence à parler, ça peut durer. Une phrase peut s’épanouir en circonvolutions, lesquelles peuvent durer jusqu’à un quart d’heure. Alors, je suis perturbé lorsqu’au bout de trois minutes il faut que le point arrive. Je pense que je maîtrise mieux l’exercice qu’avant, à présent je sais mieux faire des réponses courtes, auparavant j’avais un peu de mal [1].

Ces paroles sont de Michel Butor, écrivain qui a accordé comme peu un nombre incalculable d’entretiens radiophoniques, qui a écrit des dialogues, fait lui aussi des entretiens, interrogeant à son tour des artistes et des écrivains, qui a donc pratiqué la double face de la question et toutes les facettes de l’interlocution.

Qui a fait de l’entretien un exercice de style à part entière.

Ces paroles que je viens de citer, c’est à moi que Michel Butor les adresse, alors que je fais avec lui un « entretien sur les entretiens », ceci à la demande de David Martens et Christophe Meurée qui conduisaient, en 2014, une enquête sur les entretiens littéraires.

Or, que dit Butor ? Ou plutôt : comment dit-il ? Il n’est pas « bavard », bien sûr. Il ne bavarde pas : il parle en écrivain. À la radio, Michel Butor parle comme il écrit. Il fait des phrases qui suivent leur cours et leur loi propres : leur durée, leur dessein. Il ne dit pas qu’il est perturbé parce qu’il n’a pas pu aller au bout de ses idées ; non, il est perturbé parce qu’il faut « que le point arrive » ; il faut mettre un point de façon intempestive. Ce n’est pas question de parole mais question d’écriture.

En fait, ce problème de longueur de phrase s’est posé très tôt au jeune écrivain Butor. L’Emploi du temps rate le Goncourt pour cette raison. Il rappelle les mots d’un juré de l’Académie Goncourt qui lui reproche d’avoir oublié « qu’en français on ne peut pas – on ne doit pas – écrire des phrases trop longues [2] ». Et lorsque Butor se réclame des phrases de Proust ou de Saint-Simon, et que le juré répond « Ah ! mais c’était Proust ! mais c’était Saint-Simon ! », le jeune écrivain a le toupet de rétorquer : « Eh bien, peut-être qu’un jour on dira que c’était Butor ! »

La gageure, donc : être Butor à la radio, c’est-à-dire ne pas renoncer à l’écriture littéraire. Car pour Butor, les entretiens quels qu’ils soient font partie de l’œuvre, c’est « la couronne des œuvres publiées » : il les a appelés, ainsi que la correspondance, la « littérature dormante ». C’est la nappe phréatique de l’écriture des opus publiés.

Il faudra donc, connaissant les contraintes radiophoniques, imposer un ton et un temps – un tempo –, afin qu’on n’ait le sentiment ni de parler trop ni de parler trop peu.

*

Butor insiste sur les distinctions à faire entre d’un côté l’interview, « l’entrevue » – l’appellation souligne la presse exigeant brièveté et formules frappées –, et de l’autre côté l’entretien, « conversation », qui prend le temps. Le temps d’explorer les questions annexes et les recoins de la question. Sans oublier une troisième forme, antique, le dialogue, sur le mode socratique. Où le personnage central est celui qui pose les questions et qui « accouche » ses interlocuteurs-auditeurs. Maïeutique qu’on retrouve chez Lucien avec les Dialogues des Morts, et chez Diderot avec, notamment, Le Neveu de Rameau, qui sont autant de modèles déclarés pour Michel Butor.

Or, le dénominateur commun de l’écriture et de la radiophonie, c’est l’adresse : adresse que Michel Butor pratique abondamment et sous diverses formes dans ses textes littéraires du fait d’une mise en scène de la performativité – improvisations, matière de rêves, exprès, essais, envois. Je reviendrai à cet égard sur un texte exemplaire des Répertoire.

L’adresse est le point d’application du rapport de forces qui institue l’entretien radio, rapport de forces auquel Butor est particulièrement sensible.

J’ai participé à ses côtés à quelques entretiens ; j’ai retenu un échantillon de deux styles différents. D’une part, l’entretien sur France Culture où nous sommes interrogés par Raphaël Enthoven, le 30 novembre 2009, sur « Le détail » dans l’émission « Les nouveaux chemins de la connaissance », émission dont le format consacre une semaine (50 mn par jour) au sujet choisi. D’autre part, « Les entretiens de La Différence » sur Radio Aligre, le 3 juin 2012, où Philippe Vannini nous a reçus au moment de la publication achevée des Œuvres Complètes de Michel Butor aux éditions de La Différence, puis le 2 décembre 2012 lors de la publication d’un ouvrage de Butor avec Miguel Barceló, Une nuit sur le Mont Chauve. Ces entretiens ont un tout autre format : ils sont d’une durée de 2 heures environ.

Ce qu’il s’agit de faire entendre d’abord, c’est la façon dont Butor fonctionne lors d’un entretien radiophonique dans lequel domine une verticalité du rapport de forces : il ne répond pas : il adresse et il s’adresse. Il ne répond pas : il en répond.

Il adresse : qu’est-ce à dire ? Il adresse absolument.

Il contre-vient par une tonalité narrative inattendue dans ce genre d’exercice de la parole. Il contrevient, certes, par l’énoncé mais aussi par une manière oblique : en somme, à la fois par logos et loxos.

En outre, il ne s’adresse pas seulement au journaliste en face de lui mais, par-dessus le journaliste et la situation ici-maintenant, à tous les auditeurs potentiels, ailleurs-toujours. Michel Butor s’adresse à la planète entière.

C’est la vision extensive à l’infini, généreuse et embrassante, de Butor : il spécule autant qu’il pense ; « spéculer » c’est scruter au loin les astres inconnus. C’est aussi, comme le rappelle Pascal Quignard, « être à l’affût de ce qui surgit », celui qui est à l’affût « ne sait pas ce qui va surgir [3] ». Butor est un écrivain curieux, il aime être surpris. Cela lui donne l’occasion de mobiliser toutes ses ressources.

Il en répond : c’est dire qu’il prend ses responsabilités, prend la main, se porte garant, fait autorité. Il s’agit donc pour Michel Butor qui connaît les codes et sait en jouer, de tenir ensemble toutes les fonctions langagières : tenir le lien (fonction phatique), la narration et le récit (fonction poétique et référentielle), la charge émotionnelle (fonction expressive), l’instruction de l’auditeur (fonction conative). Autrement dit, pour Michel Butor, l’entretien radiophonique est affaire de séduction et d’instruction, et pour ce faire, il mobilise l’art de conter. Il se fait conteur et quelque peu acteur.

J’en veux pour exemple son rire lors d’une escarmouche avec Raphaël Enthoven. On entend ce qui est ici une figure de rhétorique à plusieurs tranchants : le rire appuyé, surjoué, de Butor. La situation radiophonique est dans ce cas hiérarchisée, et Enthoven en est le meneur de jeu, jusqu’à cet instant où s’amorce un déplacement des rôles. Reprenons les étapes de la séquence.

D’abord, c’est l’intonation de Butor qui change : plus narratif et plus pédagogique, il fait la leçon sur la question des sciences et de la littérature.

Enthoven embraye alors, de façon inattendue, sur la question de l’adresse dans La Modification, la fameuse deuxième personne du pluriel, « vous », qui apostrophe le lecteur du roman. Ainsi, tout en parlant littérature, nous voici aussi au plan méta-linguistique : dans une situation de méta-adresse où il s’agit dans le même temps des enjeux du roman et de ce qui se joue dans la relation entre l’écrivain et son interlocuteur.

Butor ironise aussitôt quant à la question posée : « on me l’a posée des centaines de fois » ; à quoi Enthoven réplique : « ah ! Je pensais des milliers ! » C’est alors que Butor part d’un éclat de rire dont il exagère l’expressivité. Ce n’est plus l’expression spontanée et bienséante d’une conversation mais une figure de style, l’attitude caractérisée d’une pause et d’une pose. Ce rire ponctue, modifie le tempo question-réponse en établissant une distance un brin moqueuse. Redoutable d’ambiguïté, il a bien des couleurs : rire de bonhommie ? rire de coquetterie ? une moquerie ? une irrévérence ? une manifestation de condescendance ? de tolérance vis-à-vis d’une bêtise ? une relation de maître à élève ?

A partir de cette théâtralisation de la scène radiophonique affichant qu’il y a du jeu, s’opère le renversement du rapport de forces. Plus exactement : force revient à la narration de l’écrivain. Après qu’il a, de biais, dans une incise, corrigé la faute – pas 1956 mais 1957 la date de parution de La Modification –, Butor se lance dans une leçon-maïeutique où Raphaël Enthoven a le rôle de l’apprenti :

Butor : « Le récit à la 2ème personne, ça existe déjà ailleurs qu’en littérature ; par exemple les livres de cuisine »,

et Enthoven de montrer qu’il a compris : « Vous épluchez… vous émincez… »,

et Butor d’approuver ;

Butor : « Par exemple encore dans le domaine juridique, lorsque le procureur s’adresse à l’accusé, ou au témoin »,

et Enthoven de s’empresser d’exemplifier, et Butor d’applaudir son élève… ;

Butor poursuit la surenchère : « Ou comme dans le théâtre où le metteur en scène dit à son acteur : “Tu entres… tu regardes…tu te retournes”… » (on entend le second degré : le metteur en scène, c’est Butor, l’acteur Enthoven) ;

Vient enfin l’estocade, Butor tirant toute la leçon et la morale de sa démonstration :

« Le discours du metteur en scène s’efforce de transformer l’acteur en personnage, tout comme je m’efforce de transformer le lecteur en acteur, d’introduire en lui un élément de modification. Comme le livre de cuisine, je veux rendre le lecteur actif ; comme le procureur, je veux faire ressentir au lecteur une certaine culpabilité : comment faire pour changer les choses de notre monde qui ne va pas bien ? »

Michel Butor a ainsi démultiplié l’exercice, conjuguant interview, entretien et dialogue ; il a été toutes les personnes de la conjugaison, concentrant les pouvoirs du langage. Et la séquence, très animée, est radiophoniquement une réussite.

Reste que, tout à leur joute, les deux protagonistes se sont un peu éloignés du sujet. C’est à mon tour de reprendre sur le « vous » pluriel, singulier et collectif, qui est un « vous-nous » et, par le biais d’une référence à Montaigne pour qui « nous sommes tous de lopins », d’en revenir à l’humain, être voué aux fragments et aux détails.

On aura noté que cette séquence se termine sur une leçon de littérature qui n’est pas exempte d’une certaine gravité politique du propos : Michel Butor soulignant la puissance politique de l’écriture capable de changer les mentalités, pointe aussi la culpabilité de ne rien faire face à « notre monde qui ne va pas ».

*

Pour autant, dans les entretiens sur Radio Aligre du 3 juin 2012, où il y a beaucoup plus de temps de discussion et où les questions sont plus politiques, Michel Butor n’aime pas davantage être mis au pied du mur, ni en demeure de répondre aux injonctions de Claude Minneraud, alors directeur des éditions de La Différence, lequel presse l’écrivain de répondre de son « engagement », du « fil conducteur du politique dans son œuvre », et finit par l’apostropher : « Michel Butor, quand allez-vous descendre dans la rue ? »

Butor commence par mettre dix bonnes minutes « pour vous répondre » : pour dire qu’il s’est « toujours méfié de l’engagement » même si « dans tout » ce qu’il a « écrit il y a du politique » ; pour reparcourir ensuite sa biographie et nuancer « un côté politique profond » mais qui « n’est pas dans le même temps que celui des partis » ; avant de prendre à nouveau dix minutes pour affirmer que la politique est un genre littéraire dégradé (la fonction du « nègre » y est répandue), que le discours politique est d’une très mauvaise qualité textuelle et qu’il serait magnifique de le rénover, que les mots ne veulent plus rien dire du tout – ainsi « libéral » et « libéralisme », mots vides de sens : liberté de qui ? liberté de se libérer ? liberté d’opprimer ? – jusqu’à affirmer que tous ses livres ont une politique et qu’« ils font l’effort de mettre notre actualité dans une histoire ouverte, pour nos enfants et nos petits-enfants ».

Nul doute qu’en la matière le poète Butor est beaucoup plus percutant : qu’on lise Abcès, poème sur le terrorisme ; La dette, sur la crise ; tous les poèmes de sa dernière anthologie Par le temps qui court (La Différence, 2016) qui aborde les sujets les plus douloureux de nos sociétés. À la radio, la visée de l’écrivain est différente : par détours et digressions, il met la pensée à l’épreuve de la phrase et de la langue, ce qui est la façon la plus efficace de déconstruire le discours idéologique. À la radio, Butor ne fait pas passer un discours mais une manière, un art et une intelligence de communiquer.

*

Il y a davantage dans l’exercice radiophonique selon Butor, et je me dois de faire entendre, dans une autre séquence de Radio Aligre, comment l’adresse dont Butor fait jouer tous les rouages, s’inscrit dans sa recherche littéraire, et comment elle constitue elle-même une forme d’écriture littéraire performative, capable de passer la frontière aller-retour texte-radio-texte-radio.

Exemplaire est à cet égard Les Révolutions des calendriers, texte qui a été écrit pour une journée France Musique, comme une « conversation » (processus maïeutique) pour présenter les 32 sonates de Beethoven, tel un « post-scriptum au Dialogue avec 33 variations sur une valse de Diabelli [4] ».

Ce texte, qui présente 8 scansions, est réparti en 3 rôles différents porteurs de voix et ainsi dénommés : Scrutator – Investigator – Commentator. L’ordre de l’alternance est bientôt modifié ; surtout, les fonctions du « scrutateur » (au sens premier : « qui voit loin »), de l’« investigateur » (le chercheur qui regarde à la loupe) et du « commentateur » ne se distinguent bientôt guère et se brouillent. C’est le principe du mobile, de la révolution des éléments qui tournent et retournent. Tout se complique car les porteurs changent de voix, voire empruntent des voix ; ils ont des voix d’emprunt. Parmi les nombreuses fluctuations, je relève les didascalies suivantes, ce qui permet d’indiquer la parabole que décrit le texte :

p. 664 – Investigator qui prend la voix que nous pouvons imaginer à Chateaubriand :

p. 665 – Investigator qui reprend sa voix :

p. 669 – Investigator qui prend la voix que nous pouvons imaginer à l’auteur anonyme des Mille et Une Nuits :

p. 670 – Commentator qui prend la voix que nous pouvons imaginer à Fabre d’Eglantine

p. 671 – Commentator qui reprend sa voix :

p. 671 – Investigator qui prend maintenant la voix que nous pouvons imaginer à        Bougainville :

p. 671 – Investigator qui reprend sa propre voix :

p. 673 – Investigator qui prend la voix de Michel Butor plus jeune :

p. 674 – Scrutator qui prend maintenant la voix que nous pouvons imaginer à Charles Baudelaire :

p. 674 – Scrutator qui reprend sa propre voix :

p. 675 – Investigator qui passe peu à peu de voix en voix :

p. 676 – Scrutator qui prend la voix que nous pouvons imaginer à Gérard de Nerval :

p. 676 – Investigator qui a repris sa voix :

p. 677 – Scrutator qui passe peu à peu de voix en voix :

p. 677– Investigator qui reprend une voix antérieure :

p. 678 – Investigator qui recommence à passer de voix en voix :

     Investigator qui a repris sa propre voix :

     Scrutator qui a repris sa propre voix :

Au final, c’est l’Investigator qui a le dernier mot : « Qui nous confie à Neptune, dieu des découvreurs. »

L’intelligence déploie ainsi tout son potentiel de réflexivité. L’analyse musicologique des sonates de Beethoven ne va pas sans le spectre des voix du texte de l’analyse de Butor. Autrement dit, pas d’analyse des formes sans les formes de l’analyse. Pas d’analyse des formes sans y mettre les formes.

Ce n’est pas autre chose qui advient dans la (mise en) forme radiophonique de la Conversation, lorsqu’il n’y a pas de rapports de forces et que le temps n’est pas minuté.

*

Écoutons, pour finir, Michel Butor pendant deux minutes de l’entretien du 2 décembre 2012 sur Radio Aligre, émission « Les Rendez-vous de la Différence ». Cette séquence arrive après 1 h 10 de dialogue. En voici la retranscription :

1:11:53 Michel Butor : Comme tout le monde le sait, je suis un incorrigible optimiste. Je suis pessimiste pour ce siècle, oui, je pense que nous allons passer des moments très difficiles, mais je suis fondamentalement optimiste.

Vous avez raison, l’humanité est en danger, je crois qu’elle a toujours été en danger, elle l’est encore, elle le sera encore, et nous avons donc des difficultés en perspective, c’est certain. Mais on finira par trouver des solutions comme on en a toujours trouvé.

Je voudrais revenir sur un point qui est très important pour moi, c’est la notion d’artisan. En effet, je trouve qu’on devrait, à la fin d’un très beau livre, mettre tous les collaborateurs, exactement comme au cinéma, à la fin d’un film, ou à la télévision à la fin d’une série, on met un générique de fin où il y a tous les collaborateurs mentionnés…

Philippe Vannini : …Ce qui devient illisible à cause de la vitesse à laquelle ils défilent !…

Michel Butor : Mais pas du tout, la question de la vitesse ne joue pas du tout ! Dans un livre c’est à plat, vous le faites défiler vous-même : il n’y a aucun problème à cet égard. C’est juste que nous sommes remplis de blocs de préjugés que nous héritons de nos parents, grands-parents, arrière-grands-parents…

Donc, vive les artisans ! Moi, je me considère comme un artisan ; je connais beaucoup d’artisans, j’admire énormément leur travail, leur inventivité, ce qu’ils réussissent à faire. J’aime beaucoup travailler avec eux.

1:14:12 Je suis un artisan du langage. J’ai un costume d’artisan : je suis habillé en salopette, ce qui veut dire que je suis un artisan comme un autre !

 

Nous entendons Michel Butor passer de voix en voix, de rôle en rôle :

Butor le Scrutateur tirer des plans sur la comète pour les prochaines décennies voire les siècles à venir : l’humanité est en danger, elle le sera encore, mais…

Butor le Commentateur, jeune-âgé, revenant sur la notion d’artisan : artisan du langage, il est sur scène, il montre son jeu, il montre qu’il joue le jeu de l’icône à la salopette ; sans oublier le clin d’œil en forme d’antiphrase et de provocation : « un artisan comme les autres » ;

Surtout, Butor l’Investigateur, l’expérimentateur, le découvreur perpétuel en costume d’ouvrier.

Michel Butor qui aime se tenir récitant au milieu de la musique, des artistes-interprètes, se tient en conversation radiophonique au milieu des voix qu’il appelle et qui le travaillent.

À l’évidence, il aime monter et descendre la gamme des tons et intonations : tour à tour prophète visionnaire, provocateur, bonhomme, moqueur, utopiste, jouant avec sérieux mais sans en avoir l’air de la scène qui lui est offerte, altruiste et effrontément personnel, compagnon tout singulier mais partageur, conscient de ce que l’on attend de lui et s’y prêtant tout en se dérobant.

Ce Butor métamorphique, c’est l’intelligence-même de la radiophonie, le seul exercice possible de lucidité et de vérité – une vérité de la situation –, ce qui permet de ne pas se laisser prendre au piège de la représentation ; ou plutôt du représentatif. Le piège du Butor statufié. Qui permet, aussi, de surjouer pour ne pas être limité à jouer le jeu.

Ce faisant, Butor est, radicalement, l’écrivain-interprète qui se met à l’essai : avec l’exigence d’une plasticité des formes ; qui se met à l’épreuve, se met en question. Il est à l’essai de soi, au sens où l’entend Montaigne : attitude et profondément philosophique et profondément libre, « à sauts et gambades » littéraires.

Ce qui me fait dire pour finir – et ce n’est pas une boutade – : Michel de Montaigne à la radio, ce serait Michel Butor.

Notes

[1] Mireille Calle-Gruber, « Halo d’échos. Entretien avec Michel Butor » in David Martens & Christophe Meurée (dir.), Secrets d’écrivains. Enquête sur les entretiens littéraires, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2014, p. 51-52.

[2] Les Métamorphoses-Butor, entretiens de Mireille Calle avec Michel Butor, Jean-François Lyotard, Béatrice Didier, Jean Starobinski, Françoise van Rossum-Guyon, Lucien Dällenbach, Henri Pousseur, Helmut Scheffel, Michel Sicard, Grenoble et Sainte-Foix Québec, Le Griffon d’argile et Presses Universitaires Grenoble,1991, p.47-48.

[3] Pascal Quignard, « Esse in speculis », in Pascal Quignard, l’écriture et sa spéculation, ouvrage coordonné par Franck Jedrzejewski, Florent Martinez, Nathalie Périn, Limoges, éditions Lambert-Lucas, 2020, p. 10, italiques dans le texte.

[4] Michel Butor, Les Révolutions des calendriers, Répertoire, V, Paris, Minuit, 1976. Repris dans Œuvres complètes de Michel Butor, III, Répertoire 2 (sous la direction de Mireille Calle-Gruber), Paris, La Différence, 2006, p. 660-678.

Auteur

Mireille Calle-Gruber est écrivain et Professeur des Universités en littérature française et esthétique à la Sorbonne Nouvelle où elle dirige le Centre de recherches en Études féminines et de genres / Littératures francophones (CREF&G/LF). Elle travaille à la croisée de la littérature, des arts et de la philosophie. À côté de publications nombreuses, seule ou en collaboration, sur Claude Simon (dernier titre en date : Claude Simon : être peintre, Hermann, 2021), Claude Ollier, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Assia Djebar, Hélène Cixous, Nelly Kaplan, Marguerite Duras, Peter Handke, Pascal Quignard (Pascal Quignard ou les leçons de ténèbres de la littérature, Galilée, 2018 ; cahier L’Herne Quignard, 2021), elle s’est imposée comme une spécialiste incontestée de Michel Butor, dont elle a dirigé l’édition des Œuvres complètes en 12 volumes aux Éditions La Différence (2006-2010). Elle a écrit avec Butor un récit-scénario, Le Chevalier morose, édité par Johan Faerber chez Hermann en 2017, et, chez ce même éditeur, elle a créé la série des Cahiers Butor consacrés aux collaborations de l’écrivain avec les artistes.

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D’une avant-garde l’autre. Les entretiens de Robbe-Grillet avec Jean Thibaudeau


L’article se propose d’examiner les entretiens d’Alain Robbe-Grillet avec Jean Thibaudeau sur France Culture en 1975 sous différents aspects : une analyse radiophonique montre que la « mise en son » constitue un degré zéro de l’esthétique radiophonique. L’analyse du dialogue dévoile que l’entretien est plutôt homophonique (Bakhtine) et se base sur un consensus de fond entre les deux auteurs, tandis que la mise en scène met en relief la spontanéité et l’authenticité d’un dialogue dont profite Alain Robbe-Grillet pour livrer une interprétation de sa propre carrière comme auteur, cinéaste et peintre. Celle-ci consiste avant tout à s’attribuer lui-même le rôle du Jeune Turc ou de l’avant-garde pas encore reconnue (Bourdieu), dont il décrit l’ascension vers la légitimité selon le métarécit (Lyotard) avant-gardiste, alors que tout porte à croire que sa position est en réalité bien différente, une attitude qui lui fait adopter, dans l’entretien le rôle de « bonimenteur » (John Rodden).

The article examines the interviews conducted by Jean Thibaudeau with Alain Robbe-Grillet on France Culture in 1975 from different angles: a radiophonic analysis shows that the sound editing constitutes a kind of zero degree of radio aesthetics, the analysis of the dialogue reveals that the interview is rather homophonic (Bakhtin) and based on a substantial consensus between the two writers, while the staging highlights the spontaneity and the authenticity of a dialogue which Alain Robbe-Grillet benefits from to deliver an interpretation of his own career as an author, filmmaker and painter. In this interpretation he always attributes himself the role of Young Turk or the position of the vanguard not yet recognized (Bourdieu), an attitude that permits him to describe his rise to legitimacy according to the vanguard meta-narrative (Lyotard), while everything suggests that his true position is actually very different, an attitude that makes him adopt the interview role of a literary “huckster” (John Rodden).


Texte intégral

Les entretiens entre Thibaudeau et Robbe-Grillet diffusés sur France Culture début 1975 ont lieu à un moment important des parcours respectifs des deux écrivains. Pour Jean Thibaudeau, ils se situent après son départ du groupe Tel Quel et la publication de son roman Ouverture, Roman noir ou Voilà les morts, à notre tour d’en sortir aux éditions du Seuil en 1974 [1]. Quant à Alain Robbe-Grillet, l’entretien intervient au moment où il a terminé le tournage de son dernier film, Glissements progressifs du plaisir (1974), pour lequel il avait écrit un ciné-roman du même titre [2]. Dans le domaine strictement littéraire, il se trouve à une époque de changement, car Projet pour une révolution à New York, son dernier roman, date déjà de 1970. Deux ans après l’entretien, en 1977, il écrira un texte devenu célèbre après avoir été publié dans Le Miroir qui revient et qui prend déjà ses distances avec la poétique du Nouveau Roman. Pour les deux interlocuteurs, l’entretien intervient donc à un moment charnière de leur carrière et qui présente pour Alain Robbe-Grillet la possibilité d’une rétrospective. Et l’auteur profite de l’occasion pour présenter sa version de sa carrière d’écrivain et de cinéaste.

Mais en plus de sa fonction de commentaire sur ses œuvres, qui peut également se manifester sous d’autres formes et dans d’autres médias, l’entretien entre Thibaudeau et Robbe-Grillet a une dimension spécifique concernant la forme de l’entretien radiophonique et dont une analyse de l’entretien doit tenir compte. Cependant, une telle analyse pourrait être considérée, du moins à première vue, comme une entreprise secondaire, présentant peu d’intérêt dans le cadre d’études littéraires. En fait, la question de l’appartenance à la Littérature des entretiens d’écrivains publiés dans des journaux, un genre qui dispose pourtant d’une longue tradition bien établie, est déjà assez controversée [3]. La question se pose évidemment encore plus à propos de l’entretien radiophonique, qui non seulement est marginal par rapport à l’œuvre littéraire et à son inscription dans le champ littéraire, mais joue aussi un rôle plutôt négligeable dans l’acquisition du capital symbolique spécifique des écrivains [4]. Si, toutefois, l’affirmation selon laquelle « sans livre, il n’y a pas d’entretien » est une évidence, c’est bien aussi en partie sa médiatisation qui « fait » le livre, et l’entretien en est un des principaux éléments. Les émissions littéraires à la radio et à la télévision en sont la meilleure illustration. Apostrophes en est un exemple emblématique : la célèbre émission de Bernard Pivot a largement contribué à consacrer, voire à « créer » des œuvres et aussi des auteurs [5]. Ainsi, une étude dédiée aux entretiens d’écrivains s’inscrit logiquement dans une recherche plus globale qui essaie de tenir compte des conditions économiques, sociales et médiatiques de la production et de la réception littéraires [6]. Elle appartient à une approche plus vaste dont la base méthodologique fondamentale réside dans la thèse selon laquelle une œuvre, un auteur et à plus forte raison encore un courant littéraire ne sont pas seulement constitués par les livres et les pratiques d’écritures mais également par tout un ensemble de discours ou de métadiscours qui se greffent sur ces derniers et dont les entretiens accordés à la presse ou à la radio font partie [7]. Dans un champ social comme celui de la littérature, où les enjeux sont hautement déterminés par des stratégies symboliques, les métadiscours ne réfléchissent pas seulement sur les œuvres, mais les « créent » également ainsi que les mouvements ou groupes littéraires [8].

Cette approche, déjà tout à fait pertinente en soi, devient encore plus convaincante, quand elle s’applique au Nouveau Roman, car très tôt les livres de Sarraute, Robbe-Grillet, Butor ou Simon ont été accompagnés par de nombreux entretiens, prises de positions poétologiques et théoriques qui ont constitué un véritable métadiscours sur le Nouveau Roman [9]. Parmi tous les auteurs de ce mouvement littéraire, Alain Robbe-Grillet est probablement celui qui a mené avec le plus grand acharnement ce combat symbolique contre le roman traditionnel et qui a su se servir si habilement des journaux, de la radio et même de l’université pour propager ses idées sur le roman, la littérature et le cinéma que cette pratique lui a valu le titre de chef de file du Nouveau Roman [10]. Si l’on veut donc expliquer le phénomène « Alain Robbe-Grillet », un cas assez particulier dans l’histoire littéraire, il n’est pas suffisant de se pencher uniquement sur les œuvres et les écrits théoriques du nouveau romancier : il faut également examiner les conditions médiatiques et matérielles de leur production et réception et tenir compte de leur mode de diffusion et de leur propagation, dans laquelle les entretiens jouent un rôle considérable. Dans ce domaine de recherche, l’interview radiophonique présente quelques avantages. Contrairement aux médias écrits comme par exemple le journal, la revue ou le livre, la radio, en tant que média acoustique est capable d’enregistrer et de transmettre l’interview dans toute sa réalité pleine, avec le timbre, la sonorité et le volume des voix qui font partie de la conversation normale. À la différence des médias du « symbolique », la radio est un média du « réel » qui est capable de reproduire un événement en temps réel, sans nécessairement opérer des coupures et sans obligatoirement pourvoir celui-ci d’interprétations [11]. En principe, elle peut donc rendre à l’enregistrement et à la diffusion de l’entretien la réalité de l’expérience vécue. De ce fait, il est indispensable de prendre en considération non seulement le contenu ou énoncé de l’entretien, mais également la forme spécifique de sa présentation médiale.

De là surgissent quelques questions : les premières concernent évidemment les prises de positions de Robbe-Grillet sur la littérature et le cinéma. Quels commentaires fait-il de son œuvre ? Le deuxième aspect relève de l’analyse du dialogue. Quels rôles les deux interlocuteurs s’accordent-ils ? Thibaudeau se limite-t-il à donner les répliques à son interlocuteur ou s’exprime-t-il également sur ses propres convictions esthétiques ? S’agit-il d’un véritable dialogue avec des prises de positions différentes ou bien plutôt d’une conception « chorale » de l’entretien où « les voix » au sens bakhtinien du terme sont plutôt homophoniques ? Le troisième volet d’interrogations concerne la dimension médiale de l’entretien. Sous quelle forme se présente-t-il, comment l’espace sonore est-il organisé, y a-t-il des plans acoustiques, des coupures, ou bien l’entretien se fait-il dans la continuité ? Dans l’ensemble, il s’agit donc de dégager également la poétique spécifique de l’entretien. Dans ce qui suit sera d’abord analysé l’aspect médial, ensuite la structure du dialogue, enfin l’analyse du métadiscours de Robbe-Grillet et en particulier la manière dont il présente ses prises de positions poétologiques et son cheminement comme écrivain et cinéaste.

1. Le « degré zéro » de la mise en son : une esthétique radiophonique de la transparence

L’analyse médiale des entretiens à la radio comprend différents aspects. La « mise en scène » se rapporte à tout de ce qui se passe devant le microphone ou bien ce qui est enregistré par celui-ci : contenu (message), interlocuteurs, son des voix, forme de leur interaction et espace sonore. La « mise en son » concerne tout ce qui relève de l’appareil technique, à savoir les plans acoustiques configurés par la distance du micro, les effets monophoniques ou stéréophoniques et le bruitage [12]. La « mise en chaîne » se rapporte aux différentes formes de montage acoustique [13], tandis que la « mise en ondes », au sens propre du terme, concerne la forme spécifique de diffusion, comme par exemple le format de l’émission, la station de radio, la fréquence de l’émetteur, les dates et les rythmes des émissions, etc.

La mise en ondes de l’entretien entre Jean Thibaudeau et Alain Robbe-Grillet se réalise sous la forme de l’entretien-feuilleton, un des formats courants sur les chaînes culturelles françaises d’après-guerre [14]: l’ensemble est divisé en dix parties, radiodiffusées tous les jours sauf le week-end pendant deux semaines, du 3 jusqu’au 15 février 1975. Chaque émission dure quinze minutes, la diffusion a lieu toujours à la même heure, entre 11h45 et 12h précisément [15]. Le découpage des émissions se fait en fonction des sujets évoqués : dans le premier volet de la série (É1), il est question des débuts de Robbe-Grillet, de la réception de ses œuvres et des critiques souvent défavorables, la deuxième émission (É2) tourne autour du film L’Année dernière à Marienbad, la troisième (É3) est consacrée au rôle des écrits théoriques de Robbe-Grillet, la quatrième (É4) à l’avant-garde et à la position de l’écrivain dans la société, les émissions suivantes (É5- É6, É7) traitent des romans de Robbe-Grillet et de leur poétique, tandis que les suivantes (É8, É9, É 10) se consacrent à ses films en mettant l’accent sur Le Jeu avec le feu et Glissements progressifs du plaisir. Cependant, du fait de la diffusion sous forme de feuilleton, la cohérence thématique de l’entretien n’apparaît probablement pas très clairement pour l’auditeur. Du fait de la forme de mise en ondes et du découpage, le dialogue entre les deux écrivains apparaît sous une forme discontinue, la cohérence thématique disparaît au profit d’une impression de spontanéité s’apparentant à une conversation normale qui ne suivrait pas non plus un « script » préétabli. De plus, à moins d’enregistrer les différentes émissions ou bien de se trouver tous les jours à la même heure devant son poste de radio, cette forme de diffusion favorise probablement un type de réception que Walter Benjamin a considéré comme caractéristique des mass-médias modernes, à savoir la « réception par la distraction [16] ».

Si la radiodiffusion de l’entretien ne se fait pas de manière continue, la mise en chaîne, par contre, fait tout pour en souligner la continuité, car le montage fait rarement montre de coupures perceptibles. De sorte que l’entretien ressemble à un dialogue ininterrompu, sans que l’on puisse apercevoir de véritables marques distinctives entre les différents moments de son enregistrement. Ce manque d’indices vaut également pour l’espace : la distance du microphone reste toujours la même, qu’il s’agisse de Thibaudeau ou de Robbe-Grillet. Il n’y donc aucune différence entre les différents plans acoustiques. Cette absence notoire de toute focalisation radiophonique, qui correspond, dans la terminologie narratologique, à une focalisation zéro, correspond à un élément caractéristique du dialogue, car il souligne le fait que, pendant leurs échanges, les deux écrivains adoptent en principe une attitude plutôt consensuelle.

Il n’y a pas non plus d’effet stéréophonique qui aurait permis de situer la position précise des deux interlocuteurs dans l’espace. L’espace radiophonique restant complètement abstrait, les voix de Jean Thibaudeau et de Robbe-Grillet semblent ne venir de nulle part, d’un « non-lieu radiophonique ». En combinaison avec la focalisation zéro, le manque de positionnement dans l’espace crée une espèce « d’indifférenciation » des interlocuteurs qui empêche l’auditeur d’identifier les positions respectives des deux dialoguistes. Si la position d’un individu dans le cadre d’un champ social correspond à ses prises de position, l’absence de positionnement identifiable dans l’espace radiophonique configure un type d’entretien qui se fait sur la base d’un accord de fond, il crée un espace homogène et harmonieux propice à des entretiens où les prises de paroles et de positions se font sous forme de conversation de type « chorale ». Cet effet est également souligné par une autre technique de mise en scène radiophonique qui, à la différence de bien d’autres entretiens enregistrés dans un contexte naturel, confronte l’auditeur à un espace insonorisé. La mise en scène configure un espace neutre et abstrait, sans bruits, qui n’existe pas dans la réalité. Tout compte fait, les techniques radiophoniques évoquées servent à créer un effet de transparence, elles servent à effacer la dimension matérielle et radiophonique d’un entretien dont elles soulignent le caractère plutôt consensuel.

Cette « transparence radiophonique » relèverait d’une analyse de « l’écriture » radiophonique au sens de Roland Barthes, terme qui renvoie à l’engagement de la forme esthétique elle-même [17]. La suppression des plans acoustiques, l’effacement des coupures dans le montage, la création d’un espace insonorisé produisent une espèce de « degré zéro » de l’écriture radiophonique, qui fait passer au premier plan le dialogue entre les deux écrivains. Elles servent à faire oublier le média de la radio dont les conditions de communication spécifiques provoquent une certaine gêne et la critique de Robbe-Grillet :

Je ne cherche pas particulièrement les entretiens à la radio, car le public manque. Le public, il est là, il écoute en ce moment, mais en somme, il ne parle pas. Je ne sais pas quand il tourne son bouton, quand il en a assez, quand il est intéressé. Alors ce que j’aime beaucoup et ce que je fais beaucoup en France ou en particulier en Amérique, ce sont des entretiens avec un public actif alors, un public qui parle, je réponds vraiment à ses questions, je le laisse parler et… et… j’essaie de répondre, quelquefois bien sûr aussi avec des fuites ou quelques pirouettes, mais en tout cas, il y un contact, et c’est ce contact qui m’intéresse dans le public, alors que la radio coupe ce contact (10, 25 : 10).

En dehors du fait de constituer une contradiction performative consistant à critiquer l’entretien radiophonique dans le cadre d’un entretien radiophonique, l’on pourrait objecter à cette thèse qu’elle se méprend sur l’interaction véritable, car il ne s’agit point d’une conférence que l’auteur adresserait à un public mais d’une interview accordée à un interlocuteur qui est écrivain lui-même et qui est tout à fait présent. Cependant, aussi contradictoire et désapproprié qu’il soit, le commentaire de Robbe-Grillet attire l’attention sur l’influence que ce parti pris « anti-radiophonique » a pu avoir sur la façon dont les deux interlocuteurs conçoivent la mise en scène et la « poétique » de leur dialogue.

2. Une poétique dialogique de présence pleine

En fait, cette absence de public « naturel » qui gêne Robbe-Grillet transforme les données de l’entretien, car en plus de celui de l’intervieweur, Jean Thibaudeau qui se voit attribuer le rôle du public absent [18]. Et il s’ensuit une conception de la mise en scène du dialogue comme une conversation spontanée, authentique et impromptue, dont la vivacité et la présence compensent l’absence de public radiophonique invisible. En ce qui concerne la distribution concrète des rôles entre les deux interlocuteurs, c’est évidemment, l’interviewé Alain Robbe-Grillet qui se trouve au centre de l’entretien, tandis que Jean Thibaudeau se limite en principe à poser des questions et à donner les répliques à son interlocuteur. Mais en même temps, Jean Thibaudeau tient bien sûr les rôles du « scénariste » et du « metteur en scène » qui essaie de réaliser le déroulement des questions et des réponses comme il l’a prévu, tout en suivant la liste des questions qui en constituent le scénario. De temps à autre, toutefois, son « acteur principal » en modifie le plan initial. Ainsi, il arrive à Jean Thibaudeau d’avouer qu’il avait initialement prévu de parler d’autre chose mais que ce que Robbe-Grillet vient de dire l’a fait changer d’idée [19]. Robbe-Grillet quant à lui, admet quelquefois qu’il n’est pas tout à fait sûr d’avoir pu dire ce qu’il pense et se reprend ensuite pour essayer de nouveau. Grâce à un montage qui a laissé ces passages tels quels, sans opérer de coupures, l’auditeur a l’impression d’assister à un échange pris sur le vif, à une parole vivante et à des voix présentes qui sont impliquées dans un dialogue authentique. Cet effet d’authenticité se trouve également souligné par les hésitations et les pauses qui marquent les réponses de Robbe-Grillet et de temps à autre aussi les questions de Jean Thibaudeau [20]. Le fait que le montage renonce non seulement à supprimer les hésitations, les reprises et les autocorrections – ce qui correspond plutôt à une pratique courante des entretiens plus longs – mais qu’il conserve aussi les pauses est tout à fait remarquable dans un contexte radiophonique, car normalement, la radio cherche à les éviter étant donné que – contrairement à la télévision – les pauses à la radio sont « absolues », vu que ce média ne connaît que le seul canal acoustique. Dans un média purement acoustique, une pause éveille toujours le soupçon que la diffusion a été interrompue. Si le réalisateur a tout de même opté pour la conservation des silences, c’est clairement dans le dessein de conférer à l’entretien une spontanéité et une vivacité qui soulignent l’authenticité et la présence pleine du dialogue.

Ceci est particulièrement perceptible dans les moments où Jean Thibaudeau demande des précisions à son interlocuteur, comme par exemple dans un passage sur les stéréotypes dans les romans de Robbe-Grillet où, après avoir prononcé un « oui » qui marque plutôt des réserves ou même un manque d’intérêt, et non content de la réponse obtenue, l’intervieweur invite Robbe-Grillet à approfondir sa pensée : « Oui ! J’aimerais … j’aimerais que vous alliez un peu plus loin » (6, 2 : 20), invitation à laquelle Robbe-Grillet donne volontiers suite. L’exemple cité montre que les deux écrivains partagent une conception de l’entretien qui relève d’une espèce de « maïeutique » voulant faire accoucher l’interlocuteur d’une pensée que, jusque-là, il n’a pas encore été capable de formuler. Cependant, à la différence de la maïeutique socratique, les moments où Thibaudeau se permet de faire des objections aux explications proposées par Robbe-Grillet sont plutôt rares. À ce moment-là, il quitte son rôle de simple donneur de répliques pour transformer, grâce à ce changement de statut, l’entretien en un dialogue entre deux écrivains qui ont des convictions différentes :

Jean Thibaudeau – Vous pensez que la révolution est toujours faite par des marginaux ? Vous pensez que l’écrivain est dans une marge ?

Alain Robbe-Grillet – Ah oui !

– Moi, je pense que l’écrivain a une fonction bien précise dans la société. Elle peut être marginale, éventuellement.

– Elle est marginale.

– Actuellement, elle est marginale.

– Elle est marginale partout et elle le sera probablement toujours.

– Je ne pense pas que Victor Hugo avait une position marginale.

– Eh ben, bravo pour Victor Hugo [rires] (4, 14 : 27).

Il en est de même à un autre moment où Jean Thibaudeau fait également une objection aux thèses de Robbe-Grillet pour relever une contradiction entre la thèse selon laquelle il ne saurait jamais à l’avance ce qu’il écrit d’une part et son parti pris esthétique évident contre la profondeur et l’intériorité de l’autre (7, 8 : 52). Parfois, Thibaudeau met aussi en doute l’image que son interlocuteur veut donner de lui-même comme auteur maudit, en objectant par exemple à Robbe-Grillet qu’il mentionne seulement les critiques négatives de ses romans du début, tout en passant sous silence les avis positifs d’un Roland Barthes ou d’un Georges Bataille (3, 08 : 46). S’installe de cette manière une controverse que Robbe-Grillet arrive à clore en rappelant que les rares critiques positives qu’il avait reçues au début de sa carrière provenaient d’auteurs qui étaient eux-mêmes marginalisés (3, 09 : 39). Un autre élément souligne également l’authenticité du dialogue : comme Jean Thibaudeau n’est pas critique ou journaliste mais écrivain, lui aussi, l’interview prend de temps à autre plutôt l’allure d’un échange entre deux pairs, au point d’entraîner quelquefois une véritable inversion des rôles. Ceci est par exemple le cas quand Robbe-Grillet demande à Thibaudeau comment il a perçu une certaine scène dans un de ses films ou bien quand les deux interlocuteurs manifestent des divergences concernant le statut de l’écrivain dans la société (voir supra).

En ce qui concerne le dialogue en général, l’on peut dire que la conversation entre les deux écrivains s’organise sur la base d’un consensus fondamental qui fait que la poétique de leur entretien correspond plutôt à une homophonie de fond au sens bakhtinien du terme [21]. Cependant, cet accord de fond qui se note dans la plupart des prises de positions des deux auteurs étonne, car les positions respectives des deux auteurs au sein du champ littéraire sont très différentes, car les différences d’âge, d’expérience, de renommée littéraire et de positions politiques les opposent. En 1974, Alain Robbe-Grillet, de treize ans l’aîné de son collègue, est un romancier reconnu qui se trouve, dans le champ de la production littéraire, dans la position de l’avant-garde consacrée, tandis que Jean Thibaudeau, avait fait partie de Tel Quel, un groupe littéraire qui, nonobstant sa proximité avec certaines positions esthétiques du Nouveau Roman, occuperait la place de l’avant-garde non encore consacrée [22]. Mais malgré cette différence, nous pouvons constater une certaine complicité entre les deux écrivains. Celle-ci est certainement due à une redevance personnelle de Thibaudeau à Robbe-Grillet car, comme il se plait à le rappeler au début de l’entretien, ce sont les romans de Robbe-Grillet qui l’ont poussé à écrire, et qui plus est, c’est Robbe-Grillet lui-même qui lui a permis de publier son premier roman Une cérémonie royale chez Minuit [23]. Mais en plus de cette dette personnelle de Thibaudeau à l’égard de Robbe-Grillet, la sympathie qui règne d’une manière palpable entre les deux écrivains malgré leurs positions différentes, s’explique probablement aussi par une homologie entre leurs positions respectives, car en 1974, Thibaudeau se trouve dans une situation qui montre quelques ressemblances avec celle dans laquelle se trouvait Robbe-Grillet dix ans avant, exactement à la sortie de sa première série de romans et du recueil Pour un nouveau roman, qui réunissait les articles théoriques qu’il avait écrits auparavant pour justifier et légitimer son œuvre et celle de ses contemporains (3, 08 : 00). C’est probablement cette homologie des positions respectives à des moments différents de leur carrière qui explique l’accord de fond entre les deux dialoguistes et également le choix de Thibaudeau pour réaliser l’entretien. Mais la raison la plus importante pour avoir choisi ou accepté Jean Thibaudeau comme intervieweur réside dans la critique que Robbe-Grillet a souvent faite des entretiens avec des journalistes, qui selon lui ne sont pas des spécialistes de son œuvre et font souvent preuve d’un manque de connaissance, ce qui n’arrive certainement pas avec un interlocuteur aussi bien renseigné que Thibaudeau qui de surcroît est écrivain lui-même [24].

Tout compte fait, l’on peut constater que tous les procédés de la mise en scène contribuent à créer l’impression d’un dialogue pris sur le vif et d’une pensée présente qui se cherche et qui cherche à produire des idées. Il s’agit d’une poétique de la parole vive, vivante et d’une pensée qui ne connaît pas encore sa fin au moment où elle commence à se faire. La plupart des techniques radiophoniques et les conceptions dialogiques de l’entretien sont plutôt redevables à un art de la conversation qui mise sur la capacité des interlocuteurs de produire, dans et par leur échange, des idées parfois nouvelles, parfois exposées autre part mais dont la version radiophonique a l’avantage de la présence pleine d’une parole prise sur le vif [25] compensant complètement cette absence de public qui gêne Robbe-Grillet. Que les deux dialoguistes aient parfaitement conscience de la dimension poétique de leur entretien apparaît de manière explicite à la fin, quand Jean Thibaudeau pose une question sur le caractère poétique ou bien politique de l’entretien :

Jean Thibaudeau – Alors, à la fin de ces entretiens une question [coupe] : Qu’est-ce que ces entretiens ont de révolutionnant ?

Alain Robbe-Grillet – Quelqu’un qui fait des romans ou des films, en fin de compte n’a rien d’autre à dire que cette œuvre, ces œuvres qu’il a produites et qu’il a proposées au public. Le système des mass-médias, les journaux, les radios etc. ont tendance justement, dans un souci de promotion – d’ailleurs louable pour faire connaître tel ou tel créateur au public – a [sic] tendance à chaque instant à lui demander des explications en dehors en somme de son œuvre. Et il y a là quelque chose de tout à fait gênant. Il y a d’ailleurs des créateurs – je pense par exemple à Samuel Beckett ou Henri Michaux – qui refusent absolument, c’est-à-dire que… (10, 11 : 55).

Dans sa réponse, Jean Thibaudeau objecte que Robbe-Grillet a toujours voulu tenir un rôle public et relève de cette manière le fait que l’attitude de Robbe-Grillet est du moins contradictoire pour ne pas dire paradoxale, car à quoi cela rime-t-il de donner une interview pour finir par critiquer la nécessité d’en donner et par remettre son intérêt en question ou bien de vouloir tenir un rôle public tout en en critiquant la nécessité [26]?

Si ce métadiscours de l’entretien sur l’entretien révèle donc le fait que les deux dialoguistes sont parfaitement conscients de la dimension poétique de leur entretien, ils constatent néanmoins de manière plus ou moins explicite que leur échange manque justement d’éléments qui puissent la révolutionner. Robbe-Grillet ramène ce défaut aux mass-médias, parmi lesquels il compte seulement les médias audio-visuels, mais curieusement pas les livres et les conditions de communication qu’ils imposent aux écrivains. Mais la véritable question ne réside probablement pas dans ce constat mais plutôt dans le fait que les deux écrivains se croient obligés de répondre à une attente de poétique révolutionnaire. D’où vient cette expectative ? Il est à supposer qu’elle provient d’une métonymie discursive qui transpose les attentes relatives à leurs propres pratiques esthétiques sur l’entretien radiophonique, une attente qui se trouve encore renforcée par le fait que, dans ses pièces radiophoniques, comme par exemple Reportage d’un match international de football, Jean Thibaudeau a montré que l’on peut révolutionner la poétique de la radio [27]. Or, si nous comparons la forme spécifique de la réalisation radiophonique de l’entretien avec les principes esthétiques du Nouveau roman ou de Tel Quel, force est de constater qu’il existe une divergence considérable entre les deux poétiques. Tandis que les différentes esthétiques du Nouveau Roman et en particulier celle de Robbe-Grillet font tout pour mettre en relief l’écriture dans sa matérialité et pour y puiser de nouvelles formes esthétiques, les principes de la réalisation de l’entretien contribuent à créer une transparence et un certain « effet de réel ». Cependant, la poétique de l’entretien n’est pas tout à fait homogène, car à la différence de la mise en son, la mise en scène du dialogue s’approche un peu plus de l’esthétique du Nouveau Roman et de Tel Quel en ceci qu’elle enregistre en temps réel un dialogue propice à faire surgir une idée de la pratique robbe-grilletienne [28]. Cette impression de présence est toutefois, en dernier lieu, le produit d’une absence voulue, à savoir celle du signifiant radiophonique.

3. Comment on écrit l’histoire littéraire ou le portrait de l’auteur célèbre en Jeune Turc permanent

Si les écrits théoriques de Robbe-Grillet constituent principalement des prises de position esthétiques et idéologiques, l’on peut constater que l’entretien avec Thibaudeau, qui contient certes également des éléments poétologiques, est surtout complémentaire de ses conférences, discussions et livres théoriques. Tandis que dans Pour un nouveau roman et lors de ses conférences et colloques, l’auteur a surtout développé la théorie de son œuvre, dans l’entretien avec Thibaudeau, il écrit sa version de l’histoire littéraire du Nouveau Roman et de sa propre carrière.

Son parcours, Robbe-Grillet le présente sous la forme d’une constellation et d’un récit qui, malgré les différences entre les époques, les genres et les médias, respectent toujours la même structure et dont on peut relever les éléments constitutifs suivants : dans la littérature et le cinéma, il s’assigne toujours la même position, à savoir celle d’un éternel débutant. Déjà, dans sa jeunesse, il n’a pas beaucoup lu et il connaissait mal les auteurs du canon littéraire (3, 03 : 35). Sa position externe au champ littéraire se confirme plus tard, vu qu’il gagnait sa vie comme ingénieur agronome avant de commencer à écrire. Mais selon lui, cette position constitue un grand avantage, car « la révolution vient toujours des marges » (4, 14 : 27). C’est à cette position qu’il attribue également le vif rejet que ses premiers romans ont rencontré auprès d’une critique lui objectant que « c’est pas comme ça qu’on fait ». Ses préoccupations théoriques sont expliquées par le rejet de la critique et par l’obligation de mener une lutte acharnée pour imposer sa propre vision de la littérature et pour se faire reconnaître comme auteur (1, 08 : 30). La raison particulière de l’hostilité de la critique réside, selon lui, dans une particularité esthétique de ses premiers romans, qui tournaient tous autour d’un vide, d’une attente créée chez le lecteur mais jamais satisfaite : ainsi, Les Gommes est présenté comme un roman policier sans crime, Le Voyeur est le récit d’un vicieux sans vice et La Jalousie la mise en jeu d’un triangle érotique sans scène d’amour (5, 06 : 12). Les trois premiers romans apparaissent donc comme des réalisations à la fois esthétiques et stratégiques destinées à attirer des lecteurs traditionnels par leurs thèmes, personnages et histoires pour ensuite décevoir leurs attentes afin de diriger leur attention vers autre chose. Ainsi, Robbe-Grillet interprète la poétique de ses premiers romans dans les mêmes termes que ses préoccupations théoriques : c’est une autre forme d’une pédagogie destinée à éduquer le lecteur.

Malgré la différence indéniable entre les premiers romans et ceux à partir de Dans le labyrinthe, cette éducation poétologique continue après, car les schémas, stéréotypes et clichés dont l’écrivain fait usage dans la deuxième série de ses romans sont puisés dans une culture populaire, et sont donc également faits pour attirer les lecteurs. C’est Jean Thibaudeau qui relève la base commune de ces deux esthétiques, à savoir un rejet de toute prétention à une profondeur ou intériorité quelconque (6, 09 : 41), accompagné d’une préférence nette pour la surface des phénomènes. Tout compte fait, le pari d’une éducation esthétique des lecteurs a été gagné, car les œuvres de l’ancien romancier maudit rencontrent aujourd’hui un accueil plus favorable de la critique et une reconnaissance de plus en plus grande des lecteurs (1, 09 : 04) qui se termine donc par la consécration de l’auteur comme écrivain admis (1, 09 : 25).

En général, Robbe-Grillet présente donc sa carrière de romancier selon le modèle du cheminement de l’avant-garde, à savoir comme une ascension constante du créateur révolutionnaire vers la reconnaissance.

En fait, dans les passages dans lesquels il parle de ses débuts comme conseiller littéraire aux Éditions de Minuit, les attitudes qu’il perçoit chez les responsables correspondent exactement à la structure du champ littéraire telle que la sociologie structurale l’a conçue. Selon lui, l’édition littéraire de l’époque était marquée par une opposition très nette entre les grandes maisons d’édition d’une part, qui publiaient des livres traditionnels dont le lectorat était pratiquement assuré et, de l’autre, les petits éditeurs qui publiaient des livres par sens du devoir avant-gardiste sans se soucier de l’accueil qui leur serait réservé et sans essayer particulièrement de les faire lire ou vendre (3, 14 :20). Au contraire, la relation entre le succès de vente d’un livre d’une part et sa légitimité au sein de la littérature de l’autre était inversement proportionnelle : aux éditions de Minuit par exemple, dès qu’un livre se vendait à plus de 300 exemplaires, le conseiller responsable commençait, selon Robbe-Grillet, à douter de sa qualité littéraire.

Or, les structures décrites par l’auteur ne datent pas des années cinquante, car elles correspondent en tous les points au modèle du champ littéraire avant-gardiste tel que par exemple Pierre Bourdieu l’a analysé : elles opposent des auteurs reconnus qui se trouvent au sommet de la hiérarchie littéraire, disposant d’un capital symbolique et économique élevé à une avant-garde qui n’est pas encore reconnue, ayant un capital symbolique et économique réduit, ce qui lui assigne une position subordonnée, mais lui donne la possibilité de dénoncer chaque succès de vente comme une trahison des valeurs littéraires inhérentes au champ [29]. La stratégie décrite par Robbe-Grillet se conçoit dans le cadre du processus habituel de la modernité par lequel tout mouvement avant-gardiste ayant un capital symbolique spécifique très élevé et un capital économique très réduit en dehors du champ littéraire se transforme, au cours du temps, en avant-garde consacrée et reconnue, qui de ce fait disposera ensuite également d’un capital symbolique et d’un capital économique considérables au sein du champ social [30]. Cette ascension ne se produit évidemment pas toute seule, mais est amorcée par la déclaration d’une « crise » de l’avant-garde consacrée par l’avant-garde qui n’est pas encore reconnue, une crise qui ne consiste en rien d’autre que dans l’ensemble de stratégies symboliques (dont la publication de manifestes et de critiques) qui ont pour dessein de la produire [31]. L’analyse des chiffres de vente de La Jalousie proposée par Pierre Bourdieu confirme cette évolution car les statistiques montrent une lente mais constante progression des ventes qui – selon lui – serait due à l’économie secondaire du marché scolaire et universitaire, promue par la théorisation de la pratique d’écriture du Nouveau Roman [32].

Jusqu’ici, la teneur du parcours tel que Robbe-Grillet le présente est donc très claire : il trace son propre cheminement dans la littérature et dans le cinéma selon le « métarécit » de l’avant-garde qui s’étend de ses débuts comme écrivain non légitime jusqu’à la reconnaissance finale comme auteur reconnu.

Mais selon ses propres paroles, Robbe-Grillet ne s’est pas contenté de suivre le chemin prescrit par la structure du champ littéraire en progressant au sein de cette structure tout en acceptant ses règles implicites, mais comme pour l’esthétique du roman et du cinéma : il l’a également révolutionnée.

Après son arrivée dans la maison d’éditions de Jérôme Lindon, Robbe-Grillet a dit-il essayé de dynamiser la structure statique du champ littéraire en développant une stratégie éditoriale propice à créer un public capable d’apprécier les livres qui ne trouveraient pas de lecteur sans ce travail « d’éducation esthétique ». De ce fait, selon lui, il a été le premier à vouloir faire passer une lutte d’avant-garde au grand public et à faire admettre chez le lecteur « normal » des œuvres avant-gardistes. La publication de Pour un nouveau roman s’inscrirait donc entièrement dans cette stratégie de pédagogie et de publicité avant-gardiste qui révolutionne en même temps les structures du champ littéraire. Au cours de l’interview, Robbe-Grillet ne cesse de répéter que ses écrits théoriques n’ont jamais été conçus en vue de prescrire des concepts poétologiques établis d’avance, mais qu’ils sont intervenus après-coup, une fois les œuvres de Butor, Simon, Sarraute et les siennes publiées (4, 04 : 09 ; 4, 11 : 27).

Toutes ces structures et stratagèmes s’appliquent également à ses œuvres cinématographiques. Tout au début de l’entretien, Jean Thibaudeau raconte qu’il avait observé, lors de la projection du film Glissements progressifs du plaisir, que son auteur se trouvait toujours confronté à des critiques négatives (1, 02 :03). Robbe-Grillet confirme tout de suite en constatant qu’avec ses premiers films, il s’était trouvé exactement dans la même position qu’à ses débuts littéraires. Et effectivement, les premiers films de ce réalisateur venu de la littérature rencontrent un rejet presque unanime de la part de la critique traditionnelle. Pour celle-ci tout est « faux » et elle attribue les nombreux « défauts » des films au fait que l’écrivain est un débutant dans le domaine de la mise en scène (1, 10 : 25). De ce fait, Robbe-Grillet se trouve dans une position double, où la désormais bonne réception de ses livres va de pair avec la mauvaise réception de ses premiers films (1, 11 :18). Thibaudeau voit tout de même une exception à cette règle : L’Année dernière à Marienbad, ovationné par la critique et les festivals du cinéma malgré son esthétique révolutionnaire [33]. Mais selon Robbe-Grillet, ce succès ne vient pas de son propre travail, mais de celui du réalisateur Alain Resnais qui voulait plaire au public (2, 04 : 40) [34].

Dans l’ensemble, on peut constater que le récit de la carrière du metteur en scène Robbe-Grillet se construit selon le même schéma que celui de son cheminement en littérature, car comme auparavant dans la littérature, l’écrivain est désormais admis comme cinéaste reconnu dans le champ de la production cinématographique (1, 11 : 57). Or, si l’on peut considérer qu’il décrit son cheminement comme écrivain avec justesse, on remarquera qu’il oublie de tenir compte du fait qu’en tant que cinéaste, il a pu mettre à profit tout le capital symbolique déjà acquis dans le domaine littéraire pour faire ses premiers films. C’est entre autres grâce à sa renommée littéraire qu’il a pu réunir l’argent nécessaire pour faire des films. On peut donc dire que, contrairement aux cinéastes de la Nouvelle Vague, comme Truffaut ou Chabrol, dont il se moque par ailleurs ouvertement (1, 02 :02), il n’a jamais occupé, dans le champ du cinéma, la position d’avant-gardiste à laquelle il prétend.

Cette différence entre la position présentée par l’auteur et sa position réelle fait surgir la question des motifs. Quelle est la fonction de cette insistance presque permanente sur la postériorité de la théorie par rapport à la pratique esthétique qui présente par ailleurs une chronologie inverse à celle des avant-gardes historiques ? Si en effet celles-ci lancent un manifeste pour exhorter les membres du groupe à certaines pratiques, les théories littéraires de Robbe-Grillet sont postérieures aux pratiques esthétiques qu’elles expliquent après-coup.

En fait, l’activité constante de réflexion théorique et d’explication pédagogique a fini, au plus tard au milieu des années soixante-dix, par conférer à Robbe-Grillet le statut de véritable théoricien programmatique et de chef de file du Nouveau Roman, une position qui lui a permis de s’ériger comme juge impitoyable de ses confrères. ON se souvient qu’il s’était plu, lors du fameux colloque de Cerisy consacré au Nouveau Roman, à accuser Claude Simon et particulièrement Michel Butor d’avoir cherché à transcender la matérialité du signifiant littéraire pour établir – horribile dictu – une signification ou un sens [35] ! Il est probable que c’est justement pour dissiper le soupçon d’avoir enfermé le Nouveau Roman dans les théories d’une écriture autoréférentielle et auto-génératrice et d’avoir exercé une certaine terreur théorique, que Robbe-Grillet insiste tant sur la motivation « pédagogique » originelle de sa propre réflexion théorique [36].

5. Conclusion

En résumé, on peut dire que cet entretien de Robbe-Grillet avec Thibaudeau constituent un métadiscours complémentaire des écrits et interventions théoriques de l’écrivain. Si la fonction de ces derniers consiste avant tout à développer une théorie littéraire des pratiques esthétiques du Nouveau Roman en général et de Robbe-Grillet en particulier, l’entretien sert surtout à écrire l’histoire littéraire de ce mouvement avant-gardiste et de la carrière de son chef-de-file. Comme nous avons pu le constater, cette histoire littéraire prend la forme d’un métarécit où Robbe-Grillet se présente toujours comme un débutant et révolutionnaire permanent dans les domaines de la littérature – et aussi celui du cinéma. Dans ses entretiens avec Thibaudeau, Robbe-Grillet affirme avoir acquis la reconnaissance de la critique littéraire à l’âge de 40 ans, donc seulement dix ans après ses débuts, et celle de la critique du cinéma pas avant l’âge de 50 ans, donc dix ans après ses premiers films. Immédiatement après, il raconte qu’il se tourne maintenant vers la peinture : cela laisse supposer qu’en plus de ses préoccupations pour de nouveaux modes d’expression esthétique, c’est bien la possibilité d’occuper chaque fois de nouveau la position de l’avant-gardiste non reconnu mais légitime qui présente un grand intérêt pour lui, car elle le rend dépositaire d’un haut degré de reconnaissance au sein du champ même (1,12 : 34) [37]. Grâce à cet autoportrait de l’artiste reconnu en auteur maudit, Robbe-Grillet s’arroge également un rôle qui incombe habituellement aux jeunes écrivains ou cinéastes débutant leur carrière. L’affirmation selon laquelle il aurait toujours été un débutant (1, 06 : 57) revient à déclarer qu’il occupe ce rôle d’une manière presque permanente, ce qui n’est certainement pas le cas.

Comme nous le savons, ce n’est pas en peinture que Robbe-Grillet a provoqué une nouvelle fois une « révolution », mais dans le domaine de la littérature. En fait, le renouveau poétique et esthétique que l’auteur entreprendra dans les années 1980 avec la « nouvelle autobiographie » obéit au même schéma de « révolution permanente » examiné ci-dessus. Mais cette fois-ci, c’est le Nouveau Roman lui-même qui est visé, avec ses partis pris théoriques et esthétiques comme la « mort de l’auteur », la « productivité de l’écriture » et une poétique basée sur la « matérialité du signifiant » – des acquis théoriques et esthétiques qui sont tous traités de « niaiseries rassurantes » par l’auteur du Miroir qui revient [38]. Avec cette petite différence toutefois que, cette fois-ci, Robbe-Grillet essaie d’occuper en même temps deux positions diamétralement opposées et contradictoires dans le champ littéraire : d’une part, en tant qu’auteur jouissant d’un grand prestige, il se trouve dans la position supérieure de l’avant-garde reconnue et consacrée, tandis que de l’autre, il se situe volontairement dans la position inférieure en promouvant le courant de la Nouvelle Autobiographie, ce qui lui donne l’avantage de se présenter comme le seul candidat légitime à sa propre succession. Mais cet autoportrait de l’écrivain reconnu en Jeune Turc de la littérature est évidemment une « posture littéraire [39]». En réalité, elle correspond même à une imposture qui rend mensonger le métarécit avant-gardiste qui lui sert chaque fois de légitimation. Dans la classification proposée par John Rodden des différents rôles adoptés par les auteurs dans les entretiens littéraires, Alain Robbe-Grillet ferait donc partie des « bonimenteurs [40] », mais dans un sens plus profond que celui d’un auteur qui ment sur des détails de sa vie privée ou de sa vie d’écrivain car ici, le mensonge porte sur le mythe créé par lui autour de sa propre carrière et des positions auxquelles il prétend sans qu’elles correspondent à sa véritable situation ou position. Cela dit, l’entretien montre également à quel point ces mensonges ont été propices, pour ne pas dire nécessaires, à une carrière littéraire qui n’aurait peut-être pas été possible sans eux.

Notes

[1] La rupture avec Tel Quel se fait sur le fond d’une continuité, à savoir de son engagement au Parti Communiste Français qu’il ne quittera qu’en 1979 et qui lui fait adopter un positionnement différent de celui de Robbe-Grillet, car – contrairement à Robbe-Grillet – il défend le lien entre littérature et politique. En ce qui concerne la radio, au moment où il réalise l’interview avec Robbe-Grillet, il dispose d’une longue expérience dans la production radiophonique, car il a déjà à son effectif plusieurs productions, entre autres des pièces radiophoniques réalisées pour Radio France et le Süddeutscher Rundfunk, un poste émetteur situé à Stuttgart.

[2] Alain Robbe-Grillet, Glissements progressifs du plaisir (film), France, 1974 ; Alain Robbe-Grillet, Glissements progressifs du plaisir (ciné-roman), Paris, Minuit, 1974.

[3] David Martens et Christophe Meurée. « Ceci n’est pas une interview. Littérarité conditionnelle de l’entretien d’écrivain », Poétique, vol. 177, no. 1, 2015, p. 113-130, ici p. 113 ; Martine Lavaud / Marie-Ève. Thérenty, « Avant-propos », L’Interview d’écrivain. Figures bibliques d’autorité, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2004, p. 1-22, ici p. 2 [en ligne ici].

[4] Pour l’analyse du champ littéraire voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1994.

[5] Édouard Brasey, L’Effet Pivot, Paris, Ramsay, 1987.

[6] Pour l’analyse de la condition médiale de la littérature voir Jochen Mecke, « Medien der Literatur », dans Jochen Mecke (dir.), Medien der Literatur. Vom Almanach zur Hyperfiction, Bielefeld, transcript Verlag, 2011, p. 9-25.

[7] Voir Galia Yanoshevsy, Les Discours du Nouveau Roman. Essais, entretiens, débats, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2006.

[8] Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1994, p. 181.

[9] Galia Yanoshevsky, op. cit.

[10] Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Paris, Seuil, 2002.

[11] Dans sa théorie des médias, Friedrich Kittler attribue les trois catégories lacaniennes du « symbolique », de « l’imaginaire » et du « réel » aux médias respectivement littéraires, audiovisuels et acoustiques (Grammophon, Film, Typwriter, Berlin, Brinkmann & Bose, 1986, p. 27-29).

[12] Pour les catégories et dimensions de l’analyse radiophonique voir Jochen Mecke, « Das Hörspiel als mediale Kunstform der Literatur », dans Jochen Mecke/Hermann Wetzel (dir.), Französische Literaturwissenschaft. Eine multimediale Einführung, Tübingen, Francke, UTB, 2009, p. 213-248, ici p. 233-236.

[13] Ibid., p. 236-237.

[14] Voir à ce propos les différentes formes de poétique de l’entretien développées par Pierre-Marie Héron, « Introduction : Repères sur le genre de l’entretien-feuilleton à la radio », Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 9-23.

[15] Voir la fiche technique de l’Ina : « Titre collection : Entretiens avec…, Chaîne : France Culture, Dates de diffusion : 03.02.1975-15.02.1975, Statut de diffusion : Première diffusion, Heure de diffusion : 11 : 45-11 : 58 : 00, Canal : FM, Type de description : Émission simple, Générique : Producteur et Présentateur : Jean Thibaudeau. »

[16] Walter Benjamin. « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » [1935], trad. fr. P. Klossowski avec l’auteur, Zeitschrift für Sozialforschung, Paris, Librairie Félix Alcan, 5e année, 1, 1936, p. 40-68.

[17] Roland Barthes, Le Degré zéro de la littérature, Paris, Seuil, 1953.

[18] Dans sa préface à Préface à une vie d’écrivain, Bernard Comment raconte qu’il avait exactement, si ce n’est uniquement, ce rôle-là dans ses entretiens avec Robbe-Grillet : « Il ne s’agissait pas d’entretiens. Simplement, pour les besoins de l’interlocution, il fallait une présence, un regard, une écoute, à qui Alain Robbe-Grillet puisse s’adresser. Un substitut présent de l’auditeur, si l’on veut. J’ai joué ce modeste rôle (Alain Robbe-Grillet, Préface à la vie d’écrivain, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2005, p. 7).

[19] Jean Thibaudeau, Entretiens avec Alain Robbe-Grillet, 2, 5 : 30.

[20] Ibid., 7, 13 : 30.

[21] Qu’une véritable polyphonie, voire une conception agonale, de l’entretien fasse défaut, apparaît d’une manière encore plus claire si nous comparons l’entretien entre les deux écrivains avec une représentation littéraire telle que Yasmina Réza l’a fournie dans sa pièce Comment vous racontez la partie où l’antagonisme entre la journaliste et l’écrivaine produit une véritable joute oratoire (Paris, Flammarion 2014.

[22] Pierre Bourdieu, op. cit., p. 175 sq.

[23] Jean Thibaudeau, Une cérémonie royale, Paris, Minuit, 1960.

[24] Voir la critique qu’il opère des entretiens en général dans la longue interview avec Benoît Peeters et surtout dans le deuxième chapitre intitulé « Je déteste les interviews » (Benoît Peteers, Alain Robbe-Grillet, DVD, Paris, Impressions Nouvelles, 2001, 2, 01 :54-09 :21).

[25] Voir Pierre-Marie Héron, op. cit.

[26] Gala Yaneshovsky a relevé cette contradiction permanente chez Robbe-Grillet entre une théorie négative de l’entretien d’une part et une pratique abondante du genre (op. cit., p. 69). S’y ajoute évidemment une autre entre la déclaration de la mort de l’auteur d’une part et, d’autre part, les nombreuses interviews où il est question justement du point de vue de l’auteur. Galia Yaneshovsky a expliqué ces contradictions par la nécessité de promotion de l’œuvre et une déviation inévitable de la pratique d’écriture par rapport aux positions poétologiques (ibid., p. 66-67).

[27] Jochen Mecke, « Techniques radiophoniques du Nouveau Roman : l’esthétique intermédiale de Jean Thibaudeau », dans Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Presses universitaire de Rennes, 2017, p. 157-170.

[28] Jean Ricardou, Le Nouveau Roman suivi de Les raisons de l’ensemble, Paris, Seuil, « Points », 1990, p. 86 sq.

[29] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 179.

[30] Ibid., p. 177.

[31] Ibid., p. 181.

[32] Ibid., p. 204 sq.

[33] Si tout au début, le film a fait, certes, l’objet du rejet de la profession, il a été néanmoins reconnu très tôt – en fait, dès le festival de Venise – comme un chef d’œuvre.

[34] Ce qui lui semble parfaitement injuste car il avait consenti à travailler avec Resnais pour la simple raison que celui-ci était le seul réalisateur prêt à accepter un scénario sous forme de découpage décrivant déjà le film entier dans tous ses détails. Dans son scénario, Robbe-Grillet avait décrit le film comme s’il existait déjà (2, 2 : 57), ce qui revient à dire que le travail avait déjà été fait quand Resnais a commencé à diriger les acteurs.

[35] Jean Ricardou/ Françoise van Rossum-Guyon (coord.), Nouveau Roman : hier aujourd’hui, Paris, U.G.E., « 10/18 », volume 2 : Pratiques, 1972, p. 279 sq.

[36] Que le reproche qu’on lui a alors adressé d’avoir exercé une certaine « terreur » ne soit pas complètement dépourvu de fondement apparaît clairement au colloque de Cerisy de 1975, cette fois-ci consacré uniquement à Robbe-Grillet et où Jean Ricardou revendique la notion de terrorisme pour les écrits de Pour un nouveau roman : « Toutes les procédures du Terrorisme [sic !] se trouvent en effet intensément actives dans ce chapitre de Pour un nouveau roman (Jean Ricardou, Robbe-Grillet : analyse, théorie, Paris, U.G.E. « 10/18 », volume I : Roman/cinéma, 1975, p. 17). Cette hypothèse est corroborée par la révocation spectaculaire de la théorie du Nouveau Roman dans Le Miroir qui revient, où Robbe-Grillet affirme par exemple qu’il n’avait jamais parlé d’autre chose que de lui-même (Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 1983, p, 10).

[37] Le script révolutionnaire proposé par Robbe-Grillet est même tellement omniprésent que Thibaudeau ne peut résister à la tentation de l’appliquer à l’entretien présent (10,13 : 59).

[38] Ibid., p, 11.

[39] Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007.

[40] John Rodden, « L’entretien comme performance publique. Vers une typologie des pratiques et des stratégies littéraires », dans David Martens, Galia Yanoshevsky, Pierre-Marie Héron, L’Entretien d’écrivain, Presses universitaires de Rennes, à paraître.

Auteur

Jochen Mecke, Professeur de cultures et littératures romanes à l’Université de Regensburg (Allemagne) et directeur du Centre de Recherches Hispaniques, a consacré de nombreux travaux à la littérature française moderne et postmoderne, au cinéma, à la radio, à l’esthétique intermédiale et à la temporalité du roman. Dernière publication : « Esthétiques de l’horreur de la Grande Guerre », Romanische Studien / Études Romanes, 2018.

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Césaire au micro d’Édouard Maunick. Topographie d’une œuvre, diffraction d’une parole


En 1976, Césaire s’entretient avec Édouard Maunick sur France Culture. Plutôt que de suivre l’ordre chronologique de la biographie du poète, l’interviewer l’amène à proposer une géographie de son travail. Ce faisant, Césaire passe d’une vision réaliste de la Martinique à celle d’une île métaphorique. Dans une telle dynamique, ses mots tendent à une sorte de lyrisme, bien que très différent de ce que nous pouvons lire dans sa poésie. La nature de l’interview radiophonique crée des échos entre les mots de Césaire et ceux d’autres, et particulièrement ceux de son interviewer, le poète Édouard Maunick.

In 1976, Césaire gave a long radio interview to Édouard Maunick on the France Culture channel. Rather than following the poet’s biographical chronological order, the interviewer leads him to a geography of his work. In so doing Césaire goes from a realistic view of Martinique to a metaphoric island. In such a dynamic his words tend to a kind of lyricism, although very different from what we can read in his poetry. Radiophonic interview’s nature creates echoes between Césaire’s words and others’, and particularly those of his interviewer, the poet Édouard Maunick.


Texte intégral

En 1976, alors qu’Aimé Césaire accorde à Édouard Maunick une série d’entretiens pour France Culture, il est un poète reconnu dont presque toute l’œuvre est derrière lui, à l’exception du recueil Moi laminaire qui sera publié en 1984. Il est bien sûr la figure marquante du mouvement de la négritude, qui a connu sa pleine effervescence au milieu du xxe siècle, des années 1930 aux années 1960 ; il est d’ailleurs l’inventeur du terme. Le Mauricien Édouard Maunick est un homme de radio, qui a produit diverses émissions à la SORAFOM (Société de Radiodiffusion d’Outre-mer), puis à l’OCORA (Office de Coopération Radiophonique) et enfin à RFI (Radio-France Internationale), tout en travaillant ponctuellement pour France Culture ; mais il est aussi poète et se réclame de l’héritage des grandes figures de la poésie francophone que furent Senghor et Césaire. Les entretiens avec Césaire, diffusés entre le 26 et le 30 janvier 1976 en cinq émissions d’une vingtaine de minutes, doivent donc être entendus comme un dialogue entre deux poètes. La facture en paraît assez classique : Maunick pose à Césaire des questions sur divers sujets et l’ensemble est entrecoupé de lectures de passages de son œuvre. Il s’agit bien sûr de présenter aux auditeurs la figure du grand écrivain, qui a marqué son époque et la littérature du siècle, en le conduisant à raconter sa trajectoire et à faire émerger les traits saillants de sa démarche littéraire. Cependant le temps a dans ces entretiens moins d’importance que l’espace, la chronologie d’une vie moins que sa topographie. Et l’espace est certes géographique : c’est d’abord celui où l’homme Césaire a effectué sa trajectoire de vie ; espace coloré d’une relation au monde à la fois heureuse et malheureuse. Mais d’autre part surgit un espace imaginaire, construit par le langage : les entretiens ne visent pas seulement à situer Césaire dans ses espaces, ils tendent aussi à une « poétique de l’espace », une analyse de « la valeur humaine des espaces de possession, des espaces défendus contre des forces adverses [1] » ; plus encore, au-delà de cette herméneutique, ils modélisent des espaces neufs qui n’existent qu’à travers la parole diffusée sur les ondes. On analysera l’importance accordée par Maunick aux espaces où inscrire Césaire, sortant du modèle « vie et œuvre » fréquemment pratiqué dans le genre. Ce souci est tel que les entretiens finissent par inviter l’interviewé à inventer ses espaces, débouchant sur un acte de création langagière. Il s’agira alors d’étudier la forme que prend cette imagination dans les entretiens : l’art de la conversation opère sur le mode de la diffraction, confinant au lyrisme. On évaluera pour finir la place des entretiens dans la relation de camaraderie et d’héritage qui lie les deux poètes.

1. La topographie d’une vie : la fonction de l’espace dans les entretiens

Les spécialistes de l’entretien radiophonique littéraire inscrivent le genre à l’intersection de l’autobiographie et de la critique [2]. Cette double orientation apparaît bien dans les entretiens entre les deux poètes, mais avec un déplacement significatif de centre de gravité : l’espace, les espaces, réels et imaginaires, de la vie de Césaire, y ont plus d’importance que les événements.

Édouard Maunick ouvre le premier entretien sur le thème de l’île, en en faisant d’emblée la question essentielle : « Alors Aimé la première question qui me vient, c’est de te demander – parce qu’on est insulaires tous les deux –, c’est de te demander ce que tu penses de la dimension d’une île dans la vie d’un homme [3]. » La question n’en est pas vraiment une : elle apparaît plutôt comme une proposition générale, qui sera de fait le fil conducteur de l’échange. Et l’interviewé le constate dans sa réponse : « Ah ! je crois que tu as mis le doigt sur une chose très importante. Vraiment je ne m’y attendais pas du tout. Je ne m’attendais pas à cette question mais c’est très important » (E1 04:24-04:29). L’espace d’une vie, voilà  ce qui, bien plus que sa chronologie, structure la conduite de ces entretiens. De nombreuses questions renvoient Césaire aux espaces qui jalonnent son parcours et son œuvre. Il y a la question du lieu de naissance (E1 10:40), celle des maisons – maison natale (E1 13:07-13:11) ou « valeur de la maison » (E2, 13:56) –, conduisant le poète à concevoir une maison idéale, utopique. Il y a, dans un mouvement inverse, nomadisant, l’invitation au voyage imaginaire (E3 16:26-16:30), à une réflexion sur l’exil vers un ailleurs (E5 10:21-10:30). Et aussi des questions sur l’Afrique, à l’orée de l’entretien (E1 06:44-06:47), sur Basse-Pointe, le village natal du poète et sur sa vie étudiante à Paris dans le troisième épisode, sur l’Amérique à l’ouverture du quatrième épisode (E4 02:27-02:30), sur ses activités dans la capitale en 1976 (cinquième épisode). Toutes ces questions visent à situer Césaire, comme annoncé déjà vers la fin du premier entretien : « Je t’ai situé maintenant entre l’île et le continent » (E1 10:29-10:31). Mais celles-ci ont trait d’abord et avant tout à son identité insulaire.

Qu’est-ce que « la dimension d’une île dans la vie d’un homme » ? Césaire donne trois réponses. C’est d’abord, « tout bêtement », « ce phénomène géographique d’une terre entourée d’eau » (E1 04:41-04:44), comme sa Martinique natale. Et connaître l’espace natal d’un poète, son lieu de naissance, c’est une voie d’accès à son œuvre :

Je suis né à la Martinique. Très exactement dans un petit village qui s’appelle Basse-Pointe dans le nord de la Martinique. Un paysage assez étonnant, un peu breton, d’une très haute falaise en face de l’Atlantique déchaînée. C’est pas pour faire de l’explication de texte à la manière de Taine, mais je crois que ce n’est quand même pas sans signification. (E1 10:42-11:06)

Il s’agit ici d’écarter une certaine image des Antilles, le topos des « îles bienheureuses » (E1 11:21-11:22) : celle de Césaire est « bretonne », et sa poésie, suggère-t-il, s’en ressent. Maunick ne manque pas du reste d’en souligner la dimension « tellurique » souvent mise en évidence (E1 12:52) [4]. Car vivre sur une île, c’est aussi entrer dans un univers mental, dysphorique par un aspect, positif par un autre. L’île, c’est d’un côté « l’univers de la claustration » par excellence :

Nous sommes, j’ai trop souvent le sentiment quand on est là-bas depuis très longtemps qu’on macère dans des problèmes qui sont souvent quand même petits, mesquins, puisque hélas le destin nous a fait petit, n’est-ce pas, il y a un petit peu l’atmosphère du camp de concentration. Je l’ai éprouvé en tout cas très fortement. (E1 05:10-05:37).

Et c’est, d’un autre côté, l’espace par excellence de l’échange et de la relation :

Je ne me cite pas souvent, mais j’ai écrit – je ne sais plus où d’ailleurs –… il y a un vers de moi qui me revient ; je dis : « toute île appelle, toute île est veuve » et c’est vrai [5]. Il y a le sentiment, le besoin d’un dépassement. L’île appelle d’autres îles. L’île appelle l’archipel. (E1 05:38-06:00).

L’île en effet est prise dans une relation nécessaire avec d’autres îles, et avec le continent voisin – ou même lointain. C’est un invariant des représentations insulaires [6], qui se décline aussi chez Césaire : « tout naturellement chez moi l’île Martinique, l’île Antilles appelle au fond le continent, la mère Afrique » (E1 06:06-06:12).

Ce lien entre l’île et le continent s’éclaire dans le troisième épisode de l’entretien, alors que Césaire revient sur sa relation avec les surréalistes : son utilisation des techniques littéraires surréalistes vise chez lui, dit-il, à retrouver le « génie profond du moi africain » (E3 12:38-12:42) ; est « un moyen de rompre avec [la] logique européenne » (E3 13:16-13:19). Pas question ici de « l’Afrique des manuels de géographie ou bien de l’Afrique des traités politiques » (E1 10:17-10:22), mais d’une « Afrique sentimentale », d’une « Afrique cordiale » (E1 10:10-10:12). L’Afrique est devenue chez Césaire une sorte de concept dans la construction d’une poésie de la négritude, qui englobe l’identité insulaire dans un « moi africain » plus vaste, qu’une certaine modernité poétique française lui donne les moyens d’exprimer. C’est aussi ce que signifie la notion de négritude, dont il est brièvement question à la fin du cinquième entretien. Césaire remercie certes son interviewer de n’avoir pas l’avoir abordée plus tôt ni mise au centre de leurs entretiens (E5 19:32-19:36). Mais en même temps il en rappelle la portée politique : elle touche à l’avenir du monde. La poésie de la négritude est une nécessité politique : celle d’affirmer la solidarité des peuples de l’Afrique et de la diaspora dans le monde actuel. L’identité insulaire appelle au dépassement, vers le continent, vers le reste du monde.

Ainsi en insistant sur l’espace dans les questions qu’il pose à son interlocuteur, Maunick invite à considérer à la fois la vie de son interlocuteur et sa vision du monde. La singularité poétique de Césaire prend alors tout son sens dans son articulation à tout ce qui l’entoure : de même que l’île prend sens en lien avec le continent, l’originalité du poète ne peut se comprendre qu’en relation avec le monde dans lequel il vit.

2. L’île d’une géographie imaginaire

Pour autant, il ne faudrait pas voir dans les entretiens de 1976 la simple explication de Césaire à partir des lieux qui jalonnent son parcours et de sa vision du monde. Maunick le pousse plus loin par le recours à l’imagination. De même que, dans les poèmes de Césaire, l’île devient « île-texte », riche de tous les « parcours signifiants qui le traversent [7] », on pourrait parler ici d’une « île-parole ». À la suite de Jacques Isolery, on verrait dans cette expression une certaine manière pour un texte de faire référence à un espace insulaire en se présentant comme un espace clos qui renvoie cependant à d’autres réalités. Maunick dans ses questions conduit certes Césaire à parler de sa vie et de sa vision du monde, mais il le fait assez fréquemment en l’amenant à imaginer des situations et des lieux qui sont à la fois isolés, espaces de parole dont la seule existence réside dans ses entretiens, et qui se relient cependant à la personnalité de Césaire et à son œuvre.

L’île est donc à la fois ce qui est raconté et expliqué par les deux interlocuteurs, mais elle est aussi ce qui est construit par eux, comme un ensemble clos, mais nécessairement signifiant, c’est-à-dire renvoyant à autre chose. En ceci, le geste qui s’opère durant ces entretiens n’est pas uniquement de nature autobiographique, narratif voire anecdotique, ni uniquement herméneutique, il est aussi un geste de création : l’île est aussi une construction symbolique élaborée dans le langage.

C’est ainsi qu’on peut comprendre les questions d’Édouard Maunick sur la maison idéale que Césaire souhaiterait habiter. Gaston Bachelard a insisté sur l’importance primordiale de la maison dans l’imaginaire, qui relève à ses yeux du « cosmos » car elle permet de penser une intimité en lien avec le reste du monde[8]. Il s’agit alors dans les entretiens de construire par le langage un îlot en dehors de toute référentialité. Tout d’abord, Maunick met en scène une situation où l’on demande à Césaire ce que serait sa maison idéale – il construit un interlocuteur fictif qui s’adresse alors au poète en le vouvoyant (E2 14:02-14:29). En réponse, l’île se dédouble en quelque sorte car la maison idéale de Césaire est, à ses dires, loin des « demeures parisiennes » qu’il a toujours transformées (E2 14:59-15:00), un espace martiniquais construit comme un îlot sur l’île :

Eh bien qu’est-ce que je ferais ? Eh bien, tout bêtement je vivrais à la Martinique. Je choisirais autant que possible un morne. Un bon morne de chez nous – ce qui signifie une colline – et j’espère dans un grand jardin, avec une terre bien déclive. Et j’aurai une bonne maison, avec une bonne véranda. Je ne dis pas que je n’oublierais pas ma bibliothèque et certainement je vivrais avec les miens, quels qu’ils soient, que ce soit mes parents, que ce soit mes enfants, que ce soit simplement des gens qui passent et qui s’arrêtent chez moi, des gens que je ne connais pas et qui s’arrêtent et qui viendraient converser avec moi. (E2 15:05-15:35)

Le lieu construit par l’imaginaire est clos, isolé, sur un relief, la maison est bordée par le jardin. Il tend à l’idylle voire à l’utopie, comme en témoignent les adjectifs mélioratifs sur lesquels la voix du poète insiste durant l’entretien. Mais en même temps, il est ouvert. Certes Césaire le situe à l’intérieur des terres, sur le relief. On peut ici évoquer le Cahier d’un retour au pays natal où le morne est l’un des premiers espaces à être mentionné, en opposition avec la ville (située sur la côte). « Le morne oublié, oublieux de sauter [9] » est espace de l’enfermement mais aussi espace de fermentation de la révolte, de cette explosion envisagée par le poète – on peut notamment rappeler qu’aux Antilles des communautés d’esclaves marrons qui fuyaient les plantations se constituaient sur les mornes. Surtout l’espace de la maison est ouvert car, comme Césaire y revient plus tard dans l’entretien, les deux lieux de la maison qu’il mentionne et qui sont importants pour lui sont la véranda, « le lieu essentiel » selon lui (E2 19:24), et la bibliothèque. La maison telle qu’elle se construit au fil de l’entretien est un espace ouvert sur l’extérieur, sur la nature, mais aussi un espace de langage. Césaire justifie le caractère indispensable de la bibliothèque. « Si toute île appelle, l’île ne se suffit jamais à elle-même » (E2 19:38-19:41), annonce-t-il. « On est de son milieu, mais on est aussi du milieu que l’on a fait » (E2 19:48-19:54), précise-t-il : la maison-île construite par Césaire dans l’entretien fait figure de microcosme bienheureux, mais cette construction imaginaire ne peut prendre sens qu’en tant que construction langagière, c’est-à-dire qu’elle est comprise dans sa relation avec une bibliothèque, avec une histoire poétique et littéraire qui ne renvoie pas qu’à la Martinique mais plus largement, à travers les livres, à la poésie de Rimbaud et Baudelaire (E2 20:04-20:06).

On retrouve donc, avec des connotations totalement différentes dans cette idylle radiophonique, les deux dimensions que Césaire prêtait dans la première émission à l’espace réel de la Martinique : la clôture, certes rendue heureuse ici, et l’ouverture au monde, la relation à d’autres espaces. La création d’un espace imaginaire de parole entre ainsi en écho avec le parcours au sein des espaces réels de la vie de Césaire.

3. De l’art de la conversation à la diffraction de la parole

D’après Jacques Isolery, si « l’île-texte » correspond à un certain type d’imaginaire, centré sur un espace clos, elle implique une forme particulière qu’il nomme « texte-île ». Celle-ci doit selon lui se penser en termes de brièveté et de fragmentation :

Le temps de lecture du bref met en abyme les discontinuités du monde en insistant sur l’aspect synchronique, poétique sinon chaotique, de l’existence aux dépens des liaisons et des causalités diachroniques. Contrairement au voyage en haute mer ou en vaste terre du romanesque, le bref sollicite un cabotage d’île en île, de signification en signification [10].

En d’autres termes, « l’île-texte » trouve sa forme dans la fragmentation au sein d’un « texte-île » qui constitue son objet par touches, de manière fragmentaire, en les approchant par à-coups plutôt que dans une démarche de synthèse. D’une certaine manière, cette forme correspond à l’entretien dans la mesure où celui-ci trouve souvent sa forme dans la conversation. En introduction d’un volume collectif sur « L’interview d’écrivain », Martine Lavaud et Marie-Ève Thérenty rappellent l’importance du « modèle conversationnel » dans la constitution de ce genre journalistique au xixe siècle : « la discontinuité du dialogue » est souvent mise en avant ; mais elle n’est bien souvent que l’artifice d’une « genre très codifié [11] » d’où émerge une forte unité. L’entretien radiophonique rend cette tension plus vive encore : Jean Amrouche faisait de l’improvisation une règle cardinale du genre dans « Le roi Midas et son barbier », en la situant cependant « non pas sur le plan de la forme mais sur le plan de la matière qui sera agitée par la suite [12] ». En effet selon lui la radio implique un travail formel qui limite l’improvisation à « l’illusion du naturel [13] ». Le discontinu n’est que la forme donnée à un ensemble cohérent de propos. On pourrait l’illustrer dans la répartition des rôles que Michèle Touret met à jour à propos des entretiens de Michel Manoll avec Blaise Cendrars : l’interviewé « glisse d’un sujet à l’autre, passe d’un bord à l’autre, comme il dit que font les baleines, et Manoll, lui, va droit comme un transatlantique [14] ». L’entretien radiophonique semble bien répondre à la définition du « texte-île » : il se présente dans la continuité d’un parcours constitué de jalons qui, dans le rappel de la forme de la conversation, dissémine le propos.

Comment cette tension s’illustre-t-elle dans les entretiens de Césaire avec Maunick ? Certes l’interviewer joue de la temporalité propre à la création radiophonique, cette « réalité temporelle un peu accélérée [15] » dont parle Amrouche : le montage fait passer l’auditeur d’un propos à l’autre, tous relativement détachés les uns des autres car à chaque fois centrés sur un mot clef (un thème, un concept), en alternant entre les questions, les réponses et des lectures de poèmes. En retour Césaire ne cherche pas la formule définitive : il demeure dans le domaine de l’impression, dans la spontanéité d’une communication orale, se gardant en général de formules sentencieuses.

On en a un bon exemple dans la cinquième émission, qui aborde le rapport de Césaire à la mort. Le thème est neuf dans la série. Mais, plutôt que de monologuer dessus, Césaire laisse Maunick intervenir d’abondance pour le relancer et le faire aller au bout du sujet. Ces relances créent un sentiment de continuité, sans non plus figer sa pensée dans des propos définitifs, comme le permettrait le travail de l’écriture, mais en leur laissant une forme de fluidité propre au jeu de l’échange et qui n’engage pas au même degré : « Encore une fois ce n’est pas de l’ordre de la philosophie. Je ne voudrais pas du tout que l’on durcisse ça en termes de raison. Je n’écrirai jamais ça par exemple. » (E5 05:25-05:32). Si l’écriture fixe, la parole est mobile, comme l’insulaire, tout en étant sédentaire, « se plaît dans une mobilité qui souligne sa nature incertaine mais ouverte à l’aventure existentielle [16] ».

Dans leur dialogue, Césaire et Maunick jouent alors de la forme de la conversation pour l’orienter vers une forme de lyrisme. Cela permet de multiplier la parole par un travail de diffraction, sans pour autant tomber dans un registre purement fragmentaire, en maintenant une unité au dialogue. Ainsi, à deux reprises dans ce passage sur la mort, l’interviewé opère une distinction, d’abord entre la mort des autres et la sienne propre, ensuite entre son moi rationnel et son moi profond. On retrouve alors ce que Michel Collot nomme « l’émotion lyrique », qui se définit comme « ce transport et ce déport qui porte le sujet à la rencontre de ce qui le déborde du dedans comme du dehors [17] » : le sujet lyrique se diffracte en effet en une pluralité de voix. La tension entre fragmentation du discours et unité du propos, caractéristique de l’art conversationnel de l’entretien radiophonique, est alors informée par cette dimension lyrique.

D’une part, face à la mort, Césaire fait résonner sa parole en écho à celle d’autres. À celle d’Édouard Maunick d’abord bien sûr. Mais aussi à celle de Birago Diop, le poète sénégalais qu’il cite alors qu’il est question de la mort des proches. En effet, l’un des poèmes les plus célèbres de Birago Diop, « Souffles [18] », rappelle le culte des ancêtres qui permet dans certaines sociétés subsahariennes de maintenir la présence des disparus, d’estomper la frontière entre vie et mort. Le vers « Les Morts ne sont pas morts » scande ce poème ; Édouard Maunick et Aimé Césaire en reprennent les termes en répétant l’un après l’autre : « Ils ne sont pas morts » (E5 04:37-04:38). En rappelant ce poème, Césaire met sa voix en écho, alors qu’il est question de deuils très intimes, celui de ses parents et de sa femme Suzanne, avec les vers d’un poète. La voix des deux interlocuteurs réels de l’échange rencontre celle d’autres qu’ils évoquent : la parole est à la fois diversifiée par ce phénomène qui fait parcourir l’entretien par des fragments d’autres propos et unifiée par l’unité des voix qui les mentionnent et par l’unité thématique du propos.

D’autre part, Césaire établit une seconde distinction à propos de la mort :

Je parle de choses qui me sont finalement assez personnelles. Et là encore je fais toujours la distinction. Ce que la raison de Aimé Césaire formé à une certaine école peut admettre et ce que le vieux nègre fondamental qui est en moi peut sentir (E5 05:39-05:49).

Ici Césaire construit une autre voix, qui est celle d’un double poétique, une autre instance, fictive, qui prend la parole un bref instant à sa place au micro : « le vieux nègre fondamental », rétif à la pensée par concepts et ancré dans une pensée par sentiments ou par sensations. Or c’est cette autre voix qui s’exprime sur la mort dans le dialogue, qui devient alors pour un court moment une chambre d’échos lyrique.

Plutôt que sur le mode de la fragmentation, il faut sans doute comprendre la logique de ces entretiens comme un processus de diffraction. Interviewé et interviewer vont dans le même sens. Si l’entretien est construit comme la succession de paroles éparses, ce qui permet de donner « l’illusion du naturel » dont parlait Amrouche, Maunick et Césaire semblent surtout chercher à créer des liens entre les différents propos abordés mais aussi à mettre en relation leurs voix, à les accorder entre elles aussi bien qu’à des voix extérieures. L’île comme réalité fragmentaire ne prend sens une fois encore que dans les résonances qu’elle peut avoir avec d’autres terres. L’auditeur est amené à accompagner Césaire non seulement de thème en thème, mais aussi de voix en voix, de figure en figure, dans la construction d’un archipel adapté à la forme orale de l’entretien radiophonique. Le propos ne se confond pas avec la poésie de Césaire, puisqu’il prévient qu’il n’écrirait pas les paroles qu’il prononce, mais Édouard Maunick l’entraîne dans un autre travail de création, orale et propre au médium de la radio, que l’on désignerait à la suite d’Aude Leblond comme « le défi d’une création littéraire immédiate [19]. »

4. Un archipel poétique à deux voix

Cet autre travail de création appartient aussi bien à l’interviewé Césaire qu’à l’interviewer Maunick. Les interlocuteurs échappent d’ailleurs en partie aux rôles qu’instaure le genre de l’entretien radiophonique : l’interview, écrit Patrick Charaudeau, reposerait sur un « jeu de questionnement » où l’interviewer a d’abord pour objectif de conduire son interlocuteur à une « révélation [20] ». Dans l’entretien radiophonique d’écrivain, plus précisément, Pierre-Marie Héron détaille deux rôles revenant à l’interviewer : celui, d’une part, de l’expert, « amateur de l’écrivain interrogé et bon connaisseur de son œuvre » ; d’autre part celui de « représentant de différents cercles du public, notamment d’un public qui connaît peu ou vaguement l’écrivain [21] ».

Dans cette relation, Maunick se construit comme un double de Césaire, allant au-delà de la posture du simple amateur éclairé. D’une part, il se fait le lecteur des nombreux et longs passages de sa poésie qui scandent l’ensemble des entretiens. D’autre part, il pose des questions qui visent moins à faire jaillir une vérité cachée du poète qu’à le mettre en scène dans des situations qui permettent d’éclairer et de prolonger son œuvre. Par exemple, dans la quatrième émission, il annonce : « Pour toi, il y a quand même, je crois – et c’est important – l’espoir de recommencer quelque chose de neuf » (E4 14:15-14:22). Ces propos trouvent immédiatement l’assentiment de Césaire qui opine d’un « Voilà » avant que Maunick ne termine sa phrase. L’interviewer témoigne ainsi plus que d’une connaissance de l’œuvre mais d’une affinité de pensée avec son interlocuteur. Tout cela pourrait laisser envisager la figure du double comme celle du disciple et de voir en ces entretiens « un récital déguisé [22] » pour reprendre l’expression de Jean Touzot à propos des entretiens de Jean Cocteau avec André Fraigneau. Pourtant le ton qu’emploie Maunick est bien plus celui de la camaraderie alors qu’il ouvre la première émission, passée la lecture d’un premier extrait, en convenant avec son interlocuteur du tutoiement dans leurs échanges (E1 02:57-03:17). Dans ce rappel de l’esthétique de la conversation, si fréquente dans les entretiens d’écrivains, où le contact s’établit entre pairs [23], s’esquisse aussi un passage de relais entre deux poètes.

Maunick assume bien par ailleurs un rôle de représentant, mais moins d’un groupe d’auditeurs à vrai dire, que d’un groupe auquel il appartient avec Césaire. Groupe mal défini : le « nous » qu’emploie l’interviewer renvoie parfois aux « gens des îles » (E2 19:17) ou au « peuple négro-africain » (E5 16:23) ; il entre aussi en écho avec celui qu’emploie l’interviewé lorsqu’il annonce le projet d’un « homme fraternel dont nous, nous rêvons » (E5 12:50-12:51). Ici le « nous » renvoie aussi bien aux peuples non-européens qu’à une dimension plus large, humaniste ; mais les « rêveurs » évoqués peuvent aussi désigner une communauté de poètes. En tous cas, le « nous » de ces entretiens ne permet pas à l’ensemble des auditeurs de France Culture de s’identifier aux deux interlocuteurs. Il ne relaie pas non plus un mouvement comme l’a été la négritude. Il dessine plutôt, de nouveau, une relation de complicité entre deux poètes. Car Césaire est pour Maunick un frère en « parole insulaire », leur « complicité » vient « du fait qu’il est un insulaire », comme il le redit en 1991 dans une série À voix nue qui lui est consacrée sur France Culture [24]. On pourrait reprendre ici les observations de Hatem El Hicheri à propos des entretiens de Jean Amrouche avec André Gide : « La finesse de ses analyses […], la création verbale dont il fait preuve au micro alimentent une œuvre co-écrite avec un écrivain et déclinée à deux voix [25]. » La conversation est construite dans l’espace de l’entretien radiophonique de sorte à tendre à une création verbale, à laquelle contribuent Césaire aussi bien que Maunick.

Les entretiens de 1976 entrent aussi dans cet ensemble d’îles, cet archipel de poésie que composent les œuvres des deux poètes, reliées par des hommages réciproques qui prennent différents formes et, au fond, ne cessent de se répondre. Citons-en trois, en amont et en aval des entretiens. En 1964, Maunick dédie la dernière section de son deuxième recueil, Les Manèges de la mer, à l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal [26]. En 1990, il fait paraître un recueil intitulé Toi laminaire (Italiques pour Aimé Césaire) dont les poèmes contiennent, en italiques comme le suggère le titre, certaines formules et expressions de l’œuvre de Césaire – jusque dans le titre qui reprend celui du dernier recueil publié par le poète [27]. Toi laminaire, comme toute la poésie de Maunick [28], fait de l’île une figure cardinale, espace de réunion et d’unité, « archipel-ultime-continent [29] ». De son côté, Aimé Césaire a écrit un poème « pour saluer Édouard Maunick » qui s’intitule « Paroles d’îles [30] », demeuré inédit jusqu’à son édition en volume par Daniel Maximin et Gilles Carpentier en 1994. Ce poème s’ouvre sur l’expression de la volonté d’un « nous », qui n’est pas sans rappeler la conception « volontariste » de l’Histoire que Césaire exprime dans les entretiens de 1976 (E5 09:09). Puis l’énonciation change et le poète s’adresse à un « tu », inversant en quelque sorte ce qui était le cadre de l’entretien radiophonique puisqu’il en appelle à un interlocuteur qui « compren[d] ce que disent les îles ». Enfin, en une péroraison, le poème fait l’éloge de la « parole » qui débouche sur ce qu’il nomme les « moissons vivantes de l’espoir ». L’île est un espace de parole, donc d’échange, comme dans le poème d’Édouard Maunick.

Tout se passe comme si la fusion des deux voix en un archipel poétique venait faire des espaces insulaires un continent plus solide encore, du fait de sa possible diversité.

L’homme de radio mauricien réalise donc en 1976 bien plus qu’un simple portrait du poète phare de la négritude. En s’éloignant de la chronologie ou du simple parcours vie-œuvre pour privilégier une topographie existentielle, il transforme les émissions de radio en un espace de création. Bien sûr, celle-ci ne duplique en rien la production poétique publiée par les deux auteurs, mais elle s’adapte à la spontanéité construite par les conditions de l’entretien radiophonique. Maunick invite son interlocuteur à créer des espaces imaginaires et tous deux déportent leur discours de la conversation vers le lyrisme. Dans ce dialogue s’esquisse l’espace d’une parole commune : le « nous » est employé pour prendre une extension élargie jusqu’au-delà d’une communauté insulaire parfois, mais à d’autres moments il semble renvoyer de manière sous-jacente à la complicité qui unit les poètes. Édouard Maunick s’inscrit alors dans le sillage d’Aimé Césaire : ces entretiens participent du processus par le biais duquel le poète mauricien reprend l’héritage de Césaire qu’il actualise ailleurs dans sa poésie.

Notes

[1] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace (1957), Paris, Puf, « Quadrige », 2012, p. 17.

[2] Voir Philippe Lejeune, Je est un autre, Paris, Seuil, 1980, p. 120 ; Pierre-Marie Héron (dir.), Les Écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, Montpellier, Centre d’Étude du xxe siècle / Université Paul-Valéry Montpellier 3, 2000, p. 9.

[3] Édouard Maunick, « Entretiens avec Aimé Césaire », Entretien n°1, France Culture, 26 janvier 1976, 04:15-04:22. Dans la suite de l’article, on se référera à cette série d’émissions en mentionnant dans le corps du texte le numéro de l’entretien et le minutage. Les émissions suivantes ont été diffusées sur France Culture du 27 au 30 janvier 1976, à raison d’une émission par jour.

[4] Voir par exemple Lylian Kesteloot, Césaire et Senghor. Un pont sur l’Atlantique, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 27-29 ; Daniel Maximin, Aimé Césaire, frère volcan, Paris, Seuil, 2013, p. 25-26.

[5] Il s’agit en fait de deux vers, « toute île appelle / toute île est veuve », tirés du poème « Dit d’errance », de la section « Corps perdu », au sein du recueil Cadastre (Aimé Césaire, La Poésie, Daniel Maximin et Gilles Carpentier (éd.), Paris, Seuil, 2006, p. 238).

[6] Diana Cooper-Richet et Carlota Vincens-Pujol, « Introduction », dans Diana Cooper-Richet et Carlota Vincens-Pujol (dir.), De l’île réelle à l’île fantasmée. Voyages, littérature(s) et insularité (XVIIe-XXe siècles), Paris, Nouveau Monde, 2012, p. 9.

[7] Jacques Isolery, « États du texte-île : l’archipel du bref », dans Jacques Isolery (dir.), Texte-île Île-texte, Paris, Petra, « Fert’îles », 2015, p. 25.

[8] Gaston Bachelard, op. cit., p. 24.

[9] Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1939-1956), dans La Poésie, op. cit., p. 11.

[10] Jacques Isolery, « Préface. États du texte-île : l’archipel du bref », art. cit., p. 31.

[11] Martine Lavaud, Marie-Ève Thérenty, « Avant-propos », Lieux littéraires / La Revue, n°9-10, 2004 : « L’interview d’écrivain », p. 13-15.

[12] Jean Amrouche, « Le roi Midas et son barbier, ou L’écrivain et son interlocuteur devant le micro », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les Écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, op. cit., p. 15.

[13] Ibid., p. 17.

[14] Michèle Touret, « “Mais non, mon cher Michel Manoll…” De l’art de conduire un entretien radiophonique quand on est Blaise Cendrars », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 66.

[15] Jean Amrouche, « Le roi Midas et son barbier », art. cit., p. 17.

[16] Bertrand Westphal, « Géocritique et insularité », dans Jacques Isolery (dir.), Fert’îles. Temps et espaces insulaires en littérature, Biguglia, Stamperia Sammarcelli – Università di Corsica, 2013, p. 25.

[17] Michel Collot, « Le sujet lyrique hors de soi », dans Dominique Rabaté, Figures du sujet lyrique, Paris, Puf, « Perspectives littéraires », 1996, p. 114.

[18] Birago Diop, Leurres et lueurs [1960], Paris, Présence Africaine, 2002, p. 64-66.

[19] Aude Leblond, « Mémoires réels et imaginaires. Un discours en construction », dans Pierre-Marie Héron, Écrivains au micro, op. cit., p. 120.

[20] Patrick Charaudeau, « Description d’un genre : l’interview », dans Patrick Charaudeau (dir.), Aspects du discours radiophonique, Paris, Didier Érudition, 1984, p. 112.

[21] Pierre-Marie Héron, « Introduction. Repères sur le genre de l’entretien-feuilleton à la radio », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Écrivains au micro, op. cit., p. 13.

[22] Jean Touzot, « Cocteau devant Fraigneau, entretien ou récital ? », ibid., p. 90.

[23] Marc Fumaroli décrit la conversation comme « “art de parler” entre pairs, dans le loisir », Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 1994, p. 126.

[24] Césaire […] n’arrête pas de magnifier la parole insulaire, de me donner la preuve que, de ces petits bouts de rocs dans la mer, il peut naître le commencement de la convivialité, le commencement du dialogue avec l’autre » (Christine Goémé, À voix nue : Édouard Maunick, France Culture, entretien 1, 18 novembre 1991, 12:45-12:53 et 08:07-08:08). L’insularité se décline aussi aux yeux de Maunick, comme on le voit, en un archipel (les « petits bouts de rocs dans la mer »), et nourrit son idée du dialogue.

[25] Hatem El Hicheri, « Jean Amrouche : de l’entretien radiophonique comme genre littéraire », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les Écrivains hommes de radio (1940-1970), Montpellier, Centre d’Étude du xxe siècle / Université Paul-Valéry Montpellier 3, 2001, p. 105-106.

[26] « Sept versants sept syllabes », dans Édouard Maunick, Poèmes 1964-1966-1970, Paris, Présence Africaine, 2001, p. 83-98.

[27] Moi, laminaire, dans Aimé Césaire, La Poésie, op. cit., p. 381-472.

[28] V. Jean-Louis Joubert, Édouard J. Maunick poète métis insulaire, Paris, Présence Africaine, 2009, p. 55-61.

[29] Édouard Maunick, Toi laminaire, op. cit., p. 13.

[30] Aimé Césaire, La Poésie, op. cit., p. 508-509.

Auteur

Florian Alix est Maître de Conférences à l’Université Paris-Sorbonne. Il est l’auteur d’une thèse portant sur l’essai postcolonial. Il a également fait paraître plusieurs articles sur les littératures francophones et postcoloniales (Edouard Glissant, Aimé Césaire, Valentin Yves Mudimbe, Abdelkebir Khatibi, Driss Chraïbi…) Membre du collectif Write Back, il a à ce titre co-dirigé l’ouvrage Postcolonial Studies : modes d’emploi paru en 2013 aux Presses universitaires de Lyon.

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« Un assez satisfaisant brouillon ». Entretiens avec Jean Tortel, France Culture 1976


Enregistrés en deux séances au mois d’août 1976 dans la propriété avignonnaise de Jean Tortel, les entretiens de ce dernier avec Joseph Guglielmi assisté de Liliane Giraudon, forment, après montage, une série de dix émissions, de 25 minutes chacune, diffusées quotidiennement sur France Culture à partir de minuit, du 25 octobre au 5 novembre 1976. Alternance d’échanges et de lectures, qui devait selon Guglielmi, son producteur, permettre de « revenir sur pas mal de choses autour de la “poésie” » et, plus précisément, de la « poésie ou poétique » de Tortel lui-même, la série est ici examinée dans son décousu (que résume la formule tortellienne « assez satisfaisant brouillon de ce qui aurait pu être dit ») et dans ses partis pris sous-jacents qui en font un art poétique (indirect) voire un manifeste (oblique).

Recorded in two sessions in August 1976 in Jean Tortel’s Avignon property, his interviews with Joseph Guglielmi assisted by Liliane Giraudon, form after editing a series of ten programmes of 25 minutes each, broadcast daily on France Culture at twelve o’clock midnight, from 25 October to 5 November 1976. Alternating exchanges and readings that should – according to its producer – allow to “revenir sur pas mal de choses autour de la ‘poésie’”, and more specifically on Tortel’s “poésie ou poétique”. The series is examined in its desultory aspect, as an “assez satisfaisant brouillon de ce qui aurait pu être dit” as Tortel himself puts it, as well as in its implicit bias that indirectly turns it into poetic art or even into an oblique manifesto.


Texte intégral

L’histoire commence en juin 1976, quand Jean Tortel consigne dans son journal à la date du jeudi 3 de ce mois : « Lettre de Jo ; confirme : sera à Saint Rémy pour la journée Orange Export que L. organise. Il doit également (à la demande de Veinstein) me faire cinq entretiens pendant le festival [1] ». Tout commence donc par une lettre [2] unissant en un réseau littéraire et amical Jean Tortel (le destinataire), Joseph Guglielmi (Jo, l’épistolier), Liliane Giraudon (L.), Emmanuel Hocquard et Raquel Levy (les fondateurs de la petite maison d’édition Orange Export Ltd.) et Alain Veinstein – qui n’est pas encore le producteur et l’animateur des Nuits magnétiques mais qui a déjà quitté la télévision pour la radio où, intégré à l’équipe d’Yves Jaigu, il contribue depuis 1975 à élaborer une nouvelle grille de programmes [3]. S’y amorce surtout un projet : enregistrer pour France Culture cinq entretiens, cinq émissions de 25 minutes chacune, qui, selon Guglielmi, « permettrai[en]t de revenir sur pas mal de choses autour de la “poésie” » et, plus précisément, de la « poésie ou poétique » de Tortel lui-même sans demander un gros travail de préparation, puisque, de l’avis de l’épistolier, « il suffit de trouver quelques bonnes questions, mais on se connaît bien… ce sera facile ».

Une nouvelle lettre, du 20 juillet 1976, propose comme base de réflexion un schéma en cinq temps que Tortel est laissé libre de modifier :

1° les premières années d’écriture

Les Cahiers du Sud

3° l’essayiste

4° après Les Villes ouvertes

5° actualité de Jean Tortel

Soit un schéma grossièrement chronologique discrètement perturbé toutefois par le désir de traiter à part la production critique de Tortel qui conduit à introduire une rubrique sur « l’essayiste » de nature plutôt thématique ou générique puisque les essais de Tortel sont difficilement assignables à une période (ni années Cahiers du Sud ni période pré ou post Villes ouvertes).

Comme prévu, l’enregistrement, qualifié par Tortel de « mi-improvisé, mi-calculé [4] », se fait dans l’été aux Jardins, cette propriété sise dans la banlieue d’Avignon, 55 chemin des Jardins-neufs, où se sont si souvent retrouvés les amis de l’écrivain. Deux séances en tout, conduites par Joseph Guglielmi assisté de Liliane Giraudon. La première, que Tortel évalue à « trois heures ou plus », a lieu le mardi 3 août lors d’une réunion « joyeuse [5] ». La seconde, résumée en quelques mots, « Cahiers du Sud, textes lus, Scève, etc. [6] », se tient le jeudi 5 du même mois. Il en résulte après montage une série de dix émissions (au lieu des cinq initialement prévues), d’environ 25 minutes chacune, diffusées quotidiennement à minuit, du lundi 25 octobre au vendredi 5 novembre de cette année 1976, avec une interruption le week-end.

Quand Alain Veinstein lui propose de réaliser une série d’entretiens avec Jean Tortel, Joseph Guglielmi est depuis plus de dix ans un ami du poète. Écrivain, il a publié cinq livres de poèmes, plaquettes comme Ville ouverte en 1958 et Pour commencer en 1975, ou recueils plus amples tel Aube, paru en 1968 aux éditions du Seuil, dans la collection « Écrire » que dirigeait Jean Cayrol. Homme de revue, il a contribué, de 1962 à 1966, aux Cahiers du Sud de Jean Ballard où il a côtoyé Tortel, puis s’est lancé dans l’aventure de Manteia, qu’il a cofondée en 1967 avec d’autres anciens collaborateurs des Cahiers, Gérard Arseguel, Jean Todrani, Jean-Jacques Viton, avant de se séparer du groupe en 1969. Dans les années soixante-dix, il contribue à nouveau à Action poétique la revue qu’avaient créée à Marseille en 1950 Jean Malrieu et Gérald Neveu, et qui, devenue parisienne, est depuis 1958 dirigée par Henri Deluy. Il intervient dans les pages de Change. Il est proche d’Emmanuel Hocquard et de Raquel, proche du groupe amical qui s’est formé dans l’atelier de Malakoff où se retrouvent notamment Pascal Quignard et Alain Veinstein. En tant qu’interviewer, il n’est pas tout à fait novice puisqu’il a, en janvier 1975, réalisé pour France Culture un entretien avec Edmond Jabès et, en mai 1976, il s’est, pour France Culture encore, entretenu avec Jacques Roubaud [7].

S’il est le producteur de la série et le principal interlocuteur du poète invité, Guglielmi n’est toutefois pas le seul. Le dialogue se trouve en effet enrichi par la présence active de Liliane Giraudon, qui elle aussi, parfois, commente et questionne. Elle n’est pas encore à cette époque de sa vie l’écrivain qu’elle est devenue par la suite, même si elle est déjà engagée dans un processus, encore tâtonnant, d’écriture [8]. Elle a soutenu, en mars 1976, à l’université d’Aix-en-Provence, une thèse de troisième cycle : « Espaces et déplacements corporels dans l’écriture de Jean Tortel », dont la deuxième partie est formée par la transcription dactylographique de cinq entretiens enregistrés aux Jardins à partir de mars 1972 et revus conjointement par l’écrivain et son exégète.

Aucun des deux interviewers n’est donc statutairement un journaliste, aucun n’a pour « occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice de [cette] profession [9] », même si structuralement ils occupent la position dévolue au journaliste dans le genre de l’entretien. Aucun d’eux ne bénéficie de quelque avantage sur un écrivain que le micro impressionnerait. Tortel est interrogé chez lui, aux Jardins, et n’a pas de raison d’être intimidé par l’aspect technique de l’enregistrement, car il a déjà une longue expérience de la radio. Dans les années soixante en effet, il est intervenu de façon régulière dans le cadre d’émissions sur la poésie [10] ; en 1972 il a participé à l’évocation radiophonique de « L’aventure des Cahiers du Sud » et, en 1975, il a été l’un des premiers invités de l’émission de Claude Royet-Journoud, Poésie ininterrompue. De toute façon, aucun des deux interviewers n’entretient avec lui un rapport de force ou de rivalité. La relation est plutôt amicale et complice, teintée s’agissant de Liliane Giraudon d’une nuance discipulaire puisque depuis quelques années la jeune femme soumet à Tortel ses essais d’écriture et qu’à en croire son journal, le poète des Jardins se montre désireux de lui apprendre à écrire. S’il y a un rapport de force, voire un antagonisme, ce n’est sans doute pas entre les interlocuteurs qu’il faut le chercher mais entre leur trio et d’autres acteurs du champ poétique – poètes, critiques, éditeurs – face auxquels il s’agit d’affirmer une certaine conception de la poésie et du poème, dont l’œuvre de Tortel offre un exemple voire un emblème.

En 1976, Jean Tortel a soixante-douze ans. Il a derrière lui une douzaine de recueils poétiques, deux romans déjà anciens Le Mur du ciel (1947) et La Mort de Laurent (1948) et un travail critique non négligeable qu’il a mené pour une grande partie dans des revues [11] mais qui s’est aussi cristallisé en essais [12]. S’agit-il pour autant d’un auteur consacré ? C’est fort douteux. Certes, il n’est pas dépourvu de toute notoriété : depuis 1965, quatre livres de poèmes de lui ont paru dans la collection blanche des éditions Gallimard, qui reste à cette date un espace éditorial légitimant. Sans leur accorder beaucoup de place, la presse écrite ne les a pas ignorés ; mais il faut bien reconnaître que la plupart des recensions sont l’œuvre d’amis, eux-mêmes poètes ou écrivains, comme Gérard Arseguel, Philippe Jaccottet et son neveu Florian Rodari, Raymond Jean ou Guglielmi lui-même [13]. Peu de critiques étrangers au cercle relationnel ou amical prêtent attention à ce travail sinon Alain Bosquet qui assassine en quelques lignes Limites du regard dans La NRF [14] et consacre à Tortel (in absentia, cela va de soi) l’une de ses émissions radiophoniques sur France Culture [15]. De même si la télévision a offert à l’écrivain l’occasion de quelques apparitions, qu’il ait été convié à témoigner, par exemple sur le poète Alexandre Toursky, ou ait lui-même été le sujet de l’émission – c’est le cas en 1973 quand Jean-Pierre Prévost lui consacre un court métrage [16] –, on ne saurait considérer que ces quelques images diffusées à une heure tardive aient fait de lui une vedette. La « manière de silence autour de [lui] [17] » que Tortel constatait en mars 1972 dans le Cahier d’alors n’équivaut pas, tant s’en faut, à un silence absolu. Mais le retentissement médiatique de l’œuvre reste de faible portée. Et les deux derniers manuscrits que l’écrivain a soumis à son éditeur, une prose de genre indécidable, Le Discours des yeux, et un recueil poétique, Tracés composés, lui ont été refusés (respectivement en 1974 et en 1975) ; ils demeurent à cette date dans ses tiroirs.

Les liens qu’il noue alors avec d’autres écrivains, ses cadets, le déportent plutôt à la marge du champ littéraire. C’est ainsi qu’en 1976, il a, par l’intermédiaire de Joseph Guglielmi, confié à Emmanuel Hocquard et Raquel Levy un bref ensemble intitulé Spirale interne qui paraîtra à la fin de 1976 dans la collection « Chutes » des éditions Orange Export Ltd. avec des dessins de Thérèse Bonnelalbay, la femme de Guglielmi. Bref, Tortel est en 1976 un poète « estimé » – c’est le qualificatif qu’il emploie lui-même dans son Cahier – mais dans un cercle restreint, que la publication en 1975 d’un fronton de la revue Sud à lui consacré n’a sans doute pas élargi de façon significative. Il n’a rien du « grand écrivain » auquel il est de tradition journalistique de faire visite pour recueillir ses propos. Et comme il n’occupe ni n’a jamais occupé de fonctions officielles dans le monde de la culture, il est fort improbable que sa personne suscite parmi les auditeurs potentiels des entretiens radiophoniques produits par Guglielmi une grande curiosité préalable.

C’est d’ailleurs heureux. Car, outre que Tortel a peu de goût pour la confidence autobiographique en public, ses interlocuteurs ne lui demandent rien de tel. Bien qu’il soit sans conteste une présence charnelle car vocale, un « grain » de voix façonné par l’usage du tabac, un accent d’entre Rhône et Durance, un débit parfois volubile, l’auteur n’est pas en lui-même le centre de ces entretiens qui ne se préoccupent ni des péripéties d’une vie, ni des traits d’un caractère. Des origines familiales, de l’enfance, de l’éblouissement amoureux à Gordes auprès de celle qui sera la compagne de toute une vie, des aléas d’une existence de fonctionnaire de l’Enregistrement, de l’activité de Résistance qui a été l’occasion de la rencontre avec Francis Ponge et l’origine d’une longue amitié, on ne saura rien ou presque. À peine apprendra-t-on de la bouche de Tortel qu’à « l’époque du surréalisme » il était « tout jeune », « venai[t] de se marier » et « étai[t] sous l’influence de Jean Royère » (1) [18] puis qu’il a connu l’exil à Toul, de 1934 à 1938, qu’il est alors tombé malade et a été nommé par son administration à Marseille, ce qui lui vaudra de se lier avec l’équipe des Cahiers du Sud (7). On l’entendra aussi mentionner son malaise face aux figures de l’illimité spatial, « le mot “paysage” [allant] pour [lui] avec la notion de limites » (1), et sa peur de l’orage – sa « frousse » dit-il précisément (2). C’est peu. Et surtout ce sont des éléments qui, pour la plupart, échappent à l’anecdote pour ouvrir la voie à l’examen d’une thématique de prédilection, d’une éthique et d’une poétique. Alors que les entretiens avec Liliane Giraudon commencent par des « éléments biographiques », qui, malgré leur discrétion, posent un certain nombre de jalons chronologiques, il ne s’agit visiblement pas ici de dessiner un parcours de vie. En ce sens, les entretiens-feuilletons de 1976 relèvent pleinement du genre de l’entretien littéraire : leur objet principal – pour ne pas dire exclusif – est la littérature.

Ou, pour être plus exact, la poésie. Les deux romans publiés de Tortel n’ont en effet pas plus d’existence dans les propos échangés que le dactylogramme de Madita inédit depuis la fin des années trente, tous livres auxquels les entretiens avec Liliane Giraudon faisaient pourtant accueil. Ce privilège accordé à « la “poésie” » est en parfait accord avec le projet formulé dans la lettre programmatique du 1er juin 1976. Mais le parti pris diachronique, soubassement du plan esquissé dans lettre suivante qui souhaitait conduire l’auditeur des « premières années d’écriture » jusqu’à « l’actualité de Jean Tortel », se trouve remis en question : le schéma définitif suppose une partition plutôt thématique où six émissions consacrées à la poésie et la poétique tortelliennes se trouvent suivies par deux émissions dévolues aux Cahiers du Sud, puis deux autres attachées à la pratique critique ou, pour dire avec plus de justesse peut-être, aux lectures fondatrices. Bien sûr, l’indifférence à la chronologie n’est pas absolue. Au fil des émissions, quelques jalons temporels sont posés. Le cinquième entretien fait la part belle au « tournant » des Villes ouvertes et, d’émission en émission, l’auditeur attentif comprend que Tortel distingue dans sa courbe d’écriture trois périodes : une sorte de préhistoire, « première période d’expérimentation, de tentative » (10), et deux grandes phases historiques auxquelles correspondent les deux listes qui, dans les cinquième et neuvième entretiens, égrènent titres et dates de publication : « 1946 : Paroles du poème ; 1951 : Le Préclassicisme ; 1955 : Naissances de l’Objet ; 1960 : Explications ou bien Regard ; 1961 : Élémentaires ; 1961 : L’Amour unique de Maurice Scève » ; puis : « 1963 [sic] : Villes ouvertes ; 1963 : Guillevic ; 1965 : Clefs pour la littérature ; 1968 : Relations ; 1971 : Limites du regard ; 1973 : Instants qualifiés ». Mais les informations restent dispersées, exigeant, pour suivre le parcours de l’écrivain, bien de la bonne volonté et une remarquable fidélité d’écoute.

Et ce ne sont pas les lectures, nombreuses comme l’on peut s’y attendre dans des émissions où l’essentiel n’est pas l’homme mais le texte, qui contribuent à éclairer une trajectoire. Surgissant avec la plus grande liberté au sein des échanges puisque nul ordre fixe ne règle l’alternance, projetés dans l’espace sonore tantôt par l’auteur lui-même tantôt par une voix féminine, celle de Liliane Giraudon ou celle de Michèle Cohen, ou parfois encore à deux voix, celle masculine de l’auteur doublant la voix féminine de la lectrice (ou l’inverse) en des effets qui sont tantôt de lecture amébée tantôt de canon, les textes sont le plus souvent livrés sans annonce aucune. Les textes tortelliens s’entend. Car les autres [19] sont au moins rendus à leur auteur sinon à leur livre d’origine. Dans les deux derniers entretiens, l’interviewé assortit bien sa lecture d’un commentaire apte à resituer dans le temps ce qui vient d’être ou va être entendu, mais dans les huit premiers, l’auditeur est presque toujours [20] confronté à une succession de plages de lecture où les textes sont insituables ; et il lui faut une bonne connaissance préalable des livres de Tortel pour déceler la différence entre séquences homogènes où s’enchaînent des poèmes pris dans un même recueil [21] et séquences hétérogènes qui associent sans précision aucune des poèmes tirés d’ouvrages temporellement distants [22]. Seules les différences stylistiques, métriques, prosodiques entre textes anciens et textes plus récents peuvent parfois alerter. Au mieux l’attention portée au dialogue encadrant permet de supposer l’origine du fragment lu[23], au pire, l’entour conversationnel risque de conduire à des hypothèses de localisation hasardeuses [24]. Bref, les lectures, aussi peu attentives à la chronologie de l’œuvre que les échanges dialogués, donnent le plus souvent à entendre une sorte de continuum verbal achronique que l’on pourrait nommer d’un singulier unifiant le texte tortellien.

C’est qu’il ne s’agit pas de suivre pas à pas la lente conquête d’une écriture personnelle peu à peu débarrassée de ses scories lyriques. Les entretiens cherchent à approcher dans sa globalité une poésie qu’ils envisagent dans sa réalité matérielle de chose écrite avec ses choix formels, ses thèmes récurrents, et surtout son lexique de prédilection qui, au-delà d’une thématique, impose quelque chose comme une poétique du regard désirant. Le besoin d’opposer des limites à l’illimité menaçant dont l’une des figures les plus inquiétantes est l’orage « déchirure du cosmos », « catastrophe cosmique » qui abolit la parole (2) ; le vers, « phrase concrète », tracé noir sur le blanc, « unité verbale » irréductible à une unité conceptuelle, syntaxico-sémantique, et, pour cela même, souvent coupé de façon « arbitraire » (4) ; le point final de poème toujours maintenu malgré une tendance marquée à la déponctuation (ibid.) ; et, récurrentes au fil des émissions, les notions clés de « regard », « renversement », « image » et « figure », « qualification », « transparence » et « opacité », « retournement » (qui permet de penser l’écriture poétique par analogie avec le travail de la bêche du jardinier ou de l’ouvrier de quelque chantier archéologique), voilà de quoi parlent les interlocuteurs, voilà ce que les lectures donnent à entendre. Une poésie où le regard sur le monde est inséparable du regard critique sur le texte. Une poésie qui contient sa propre poétique, dont les listes de mots qui surgissent de loin en loin dans les quatre premières émissions constituent une sorte de condensé – mieux, de précipité. Le procédé semble importé du quatrième entretien avec Liliane Giraudon qui s’ouvre par une liste de neuf substantifs et deux infinitifs tirés du vocabulaire tortellien : « Limites, définition, paysage, jalon, corps, lyrisme, ligne, tombe, terrasse, ouvrir, tracer ». Mais d’une liste aux autres il y a des nuances. Les mots retenus comme embrayeurs et objets de l’« Interview sauvage [25] » dactylographiée appellent la glose, le poète commentant tour à tour chacun d’eux. Les listes des entretiens radiophoniques, outre qu’en leur pluralité elles jouent un rôle de ponctuation rythmique dont la liste unique est dépourvue, fonctionnent plutôt sur le mode de l’écho ou de la résonance. Fondées sur le principe du démontage-remontage, elles rassemblent en effet des mots ou expressions surgis au fil des échanges et/ou empruntés aux textes qui ont été lus ou vont l’être. Ainsi la liste : « Blanc, rectangle, flux, opacité, limite, renversement de ça, qualification » croise-t-elle dans le troisième entretien des termes prélevés dans l’incipit d’un poème d’Instants qualifiés « Lit blanc   rectangle » et d’autres pris dans les propos tenus par Tortel (« nous recevons les images de l’objet, et là nous ne savons pas quoi en faire, parce que c’est un flux » ; « Il y a donc un premier renversement du monde extérieur, enfin du là-devant, du ça » ; « Il s’agit d’opérer une qualification » ; « Ces séries d’objets que nous appellerons poèmes […] on les constatera, et nous ne pouvons les constater que sur le blanc que précisément leur opacité infirme » [26]). Objets sonores, objets verbaux, nés d’une désarticulation des dialogues et de certains poèmes lus, les listes soulignent bien les notions clés de l’univers de Tortel mais elles les saisissent dans le décousu qui leur est propre, favorisant ainsi l’exposé d’une poétique en fragments ou en éclats.

Sans doute le décousu, dont les listes de vocables pourraient être l’emblème, est-il favorisé par le genre même de l’entretien, plus souple, surtout lorsqu’il est improvisé ou semi-improvisé, que ne l’est un exposé didactique. Mais dans le cas particulier des entretiens de 1976, la discontinuité voire la disparate s’impose avec une force toute particulière. Les émissions, ouvertes par un générique minimal mis en voix par Michèle Cohen : « Entretiens avec Jean Tortel. Une émission de Joseph Guglielmi, avec la participation de Liliane Giraudon », sont significativement dépourvues de titre propre qui dégagerait une ligne directrice. Les seuls entretiens dont l’unité thématique soit immédiatement perceptible sont les septième et huitième consacrés aux Cahiers du Sud et, dans une moindre mesure, les neuvième et dixième qui ont pour principal objet les lectures nourricières : Scève et les lyriques du premier xviie, surtout. Dans une moindre mesure, car la dixième émission, ouverte, dans la continuité directe de la neuvième, par des considérations sur le lyrisme préclassique, en vient bientôt à l’évocation de la courbe personnelle d’écriture et au rappel de la première rupture marquée en 1946 par Paroles du poème, avant de glisser à la conception de la littérature élaborée par Tortel dans son essai de 1965, et de se clore par la citation d’un assez long fragment de l’entretien avec Liliane Giraudon sur la littérature comme contre-pouvoir. Ce caractère buissonnier se retrouve dans la conduite de bien d’autres émissions qui, au lieu de choisir à chaque fois un angle d’approche aisément identifiable et qu’un titre pourrait résumer (par exemple les partis pris éthico-poétiques, les thèmes de prédilection, les moyens rhétoriques), privilégient les bifurcations libres du cheminement conversationnel.

Quand il consigne dans son Cahier du moment les impressions nées de l’écoute de la série : « Ce fut embroussaillé, piétinant, parfois jaillissant ; non ordonné ni monotone, pas ennuyeux sans doute », c’est sur ce décousu, ce relatif désordre de l’ensemble que Tortel fait porter l’accent. D’où l’identification des entretiens-feuilletons à « un assez satisfaisant brouillon de ce qui aurait pu être dit » [27]. Cet aspect « brouillon » toutefois doit-il être imputé à la seule idiosyncrasie du producteur ? À en croire Tortel, « Jo et la netteté, ça ne va pas ensemble [28] » ; mais il n’est pas sûr que ce divorce ne relève pas d’un refus plutôt que d’une impuissance. Après avoir entendu un certain nombre d’émissions, Luc Decaunes, poète, ami de longue date de Tortel et, à l’occasion, critique de son œuvre, avoue certes une certaine déception devant le manque de souci « didactique », la tendance à « faire de l’ombre là où l’auditeur aurait peut-être besoin de lumière » en raison de la difficulté de la matière traitée, mais il se reconnaît aussi vivement « intéressé » par la multitude d’aperçus sur la poésie et la poétique tortelliennes, et séduit par l’« aspect “montage”, “ensemble poétique” » [29] de ce qu’il a entendu. « Poétique », tel est donc l’effet que la construction particulière des émissions est susceptible de produire sur un auditeur lui-même poète. Il n’est pas exclu que Guglielmi y ait pensé. Cela n’implique pas pour autant qu’en construisant la série d’entretiens comme un « montage » parfois abrupt de dialogues, de lectures, de listes de titres et de vocables, de bruitages et de musique, il ait souhaité, lui producteur occasionnel, renouveler le genre de l’entretien radiophonique. Il se pourrait bien, en revanche, que ce choix formel, favorisé par la pente naturelle du maître d’œuvre, ait eu pour intention de manifester dans l’espace de la radio l’intrication du souci critique ou théorique et de l’écriture poétique si caractéristique des années 1960-1970 au cours desquelles la critique, en certaines de ses formes nouvelles, s’est voulue création à part entière [30] tandis que la poésie a revendiqué son rapport à la réflexion technique, au propos théorique, son inquiétude quant aux formes et à la langue, jusqu’à se redéfinir en s’incarnant dans des textes parfois bien éloignés de ce que l’on avait coutume de désigner par son nom. Plus de dérive onirique ni de défilé d’images à la manière surréaliste, et foin du « réalisme sans frontières » ou du retour à la tradition nationale d’Aragon et des aragoniens : la poésie expérimente du côté du vers, de la typographie, des divers procédés de réécriture empruntés aussi bien au Cendrars de Documentaires qu’aux objectivistes et aux poètes beat américains. Elle se réinvente au point que certains se demandent s’il est encore nécessaire de recourir à son vieux nom pour désigner les nouvelles productions textuelles. Cofondateur de Manteia, collaborateur d’Action poétique et de Change, Guglielmi, par ses interventions critiques et poétiques autant que par ses traductions – de Pound, en particulier –, prend une part active au débat d’alors sur la notion de poésie. Que celle-ci soit, pour lui comme pour d’autres acteurs du champ, devenue à tout le moins problématique [31], cela se révèle, dans la lettre du 1er juin 1976, par l’emploi des guillemets qui, soulignant le mot, viennent en fissurer le sens préétabli et faire peser quelque soupçon sur l’ensemble de clichés qu’il traîne dans son sillage.

Les entretiens reviennent d’ailleurs sporadiquement sur les transformations de l’idée de « poésie » survenue dans la décennie précédente. Par exemple quand, interrogé par Guglielmi sur son statut de « poète », Jean Tortel revendique cette dénomination que certains récusent comme une « étiquette gênante » en soulignant qu’elle reste acceptable à condition que la poésie soit désacralisée et rendue à sa nature de simple poiein « hors de toute métaphysique » (1) ; ou quand il affirme qu’« à l’heure actuelle, bien sûr, tout constat relatif à l’action de la poésie semble être critique » et que, la « valeur spatiale du texte » étant plus importante désormais « que ce qu’on appelait au temps du symbolisme ou du romantisme sa valeur musicale », le poème, « avant tout visible », conçu comme une chose matérielle, cesse, de ce fait, d’être entouré d’« une espèce d’aura, de sacralité » (6). Guglielmi n’est pas en reste. Dans son désir de démythifier la poésie, il s’en prend à la notion de « création », allant jusqu’à tirer argument de l’évocation des Villes ouvertes, ouvrage né, pour partie, d’un processus de réécriture, pour affirmer de façon péremptoire : « la poésie ce n’est pas faire, c’est refaire » (6), comme si le recours à l’étymologie (poiein, faire) était insuffisant, « faire » étant encore trop proche de « créer » pour garantir contre toute dérive sacralisante. Aussi dispersées soient-elles, aussi incidentes puissent-elles paraître, ces remarques finissent par alerter l’auditeur éclairé et lui faire comprendre que les interlocuteurs, se refusant à « prendre la “Poésie” dans son sens le plus traditionnel, [à savoir] métaphysique », entendent travailler à « l’opération de désacralisation » [32] en cours.

Selon Pierre-Marie Héron, une série d’entretiens-feuilletons doit « aller quelque part, avoir une direction, suivre un ordre de marche [33] ». Si, à première écoute, il n’est pas très facile de voir où vont les dix émissions produites par Guglielmi, une fois abandonné le projet chronologique initial qui devait conduire à évoquer « l’actualité de Jean Tortel », une attention plus aiguë à des éléments épars permet de saisir une intention sous-jacente. En un temps où Tortel a vu ses deux derniers livres refusés par Gallimard, refus qui peut s’interpréter comme l’indice ou l’amorce d’un désengagement des grandes maisons d’édition en ce qui concerne la poésie – celle du moins où s’inscrit l’élan plus ou moins expérimental qui s’est intensifié depuis les années soixante –, il importe pour les interlocuteurs de réaffirmer que la poésie ne peut s’identifier aux préjugés sur ce qu’elle est ou doit être, qu’elle ne peut se réduire aux clichés tenaces hérités du romantisme et du surréalisme. Ainsi les entretiens de 1976, défense et illustration d’une poésie désacralisée qui ne serait plus ni parole inspirée ni lyrisme effusif, mais geste critique, et qui ferait passer le souci graphique avant la préoccupation musicale, n’ont-ils pas seulement offert aux interviewers l’occasion de manifester leur estime envers une œuvre trop confidentielle ; ils leur ont permis de se situer eux-mêmes dans le champ poétique tout en y situant leur invité. Sans doute l’absence de parti pris didactique a-t-elle pu brouiller le propos pour un auditeur non averti. Mais il est peu probable que les acteurs du champ s’y soient trompés. Jean-Max Tixier en tout cas a bien reçu l’annonce de leur diffusion comme une prise de parti. Avant même d’en avoir entendu le premier mot, il écrit à Jean Tortel :

[…] la mise en évidence, dans une émission de radio, d’une personnalité comme la vôtre est précieuse en un moment où, sur plusieurs fronts, on assiste à un mouvement de reflux au profit de conceptions passéistes et idéalistes. C’en est au point que – la politique mercantile de l’édition aidant – semble compromise une partie des résultats acquis au cours des deux dernières décades [34].

Les dix émissions ont donc bien été perçues – au moins par certains – comme art poétique (en ligne brisée) et manifeste (oblique). Tortel lui-même les appréhende avant tout comme « brouillon de ce qui aurait pu être dit ». Esquisse d’une autre série radiophonique, idéale, qui n’existera pas ou inévitable approximation de la parole qui, à la différence de l’écriture, est inséparable de « toutes sortes d’inexactitudes, d’inachèvements etc. [35] ». Mais aussi, par la confrontation réitérée qu’elles opèrent entre dialogues et lectures, vérification de l’opposition chère au poète des Jardins entre parole (« floculation », « dispersion ») et écriture (« parole “prise”, coagulée, formée » [36]). Il y a donc brouillon et brouillon. Pour Jean Tortel celui que forment ces entretiens, « authentifi[és] » en quelque sorte par leur pouvoir de vérification, se révèle, somme toute, « assez satisfaisant ».

Notes

[1] Jean Tortel, Cahier jaune, p. 134. Archives privées.

[2] Datée du 1er juin 1976, elle figure dans le fonds Jean Tortel de la bibliothèque Jacques Doucet (désormais FJT). Non coté.

[3] Pour le parcours d’Alain Veinstein voir son livre, Radio sauvage, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2010.

[4] Jean Tortel, Cahier jaune, p. 146.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 147.

[7] Ces enregistrements, du 1er et du 19 mai 1976, donneront lieu à cinq émissions de 25 minutes diffusées du 4 au 8 octobre 1976 à partir de minuit.

[8] Son premier livre, Têtes ravagées : une fresque, paraît en 1979 aux éditions La Répétition.

[9] Définition du journaliste professionnel (Code du travail, article L7111-3) citée par Marie-ève Thérenty, La Littérature au quotidien, Paris, Seuil, « Poétique », 2007, p. 12.

[10] Trace de ces émissions, un ensemble de dactylogrammes qui comprend notamment une série de dialogues avec le poète Alexandre Toursky. Archives privées.

[11] En particulier Les Cahiers du Sud auxquels il a régulièrement collaboré de 1938 à 1966, Critique et Action poétique.

[12] L’Amour unique de Maurice Scève, introduction à une anthologie de dizains de Délie, Lausanne, Mermod, 1961 ; Guillevic, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1963 ; Clefs pour la littérature, Paris, Seghers, « Clefs pour », 1965.

[13] Limites du regard est ainsi chroniqué par Guglielmi dans La Quinzaine littéraire en mai 1972, le mois même où passe dans Le Monde l’article de Raymond Jean sur ce même recueil, ce qui conduit Tortel à noter avec satisfaction dans le Cahier vert « Le Monde et La Quinzaine littéraire en même temps c’est assez bien » (p. 99).

[14] Alain Bosquet, recension de Limites du regard, La NRF, n° 230, 1972, p. 83-84.

[15] Il s’agit de l’émission diffusée le lundi 13 août 1973 de la série Les Nouveaux Livres de poésie (France Culture 1971-1974).

[16] Diffusé le 19 septembre 1973 sur la 3e chaîne à minuit.

[17] Jean Tortel, « Vendredi 31 [mars 1972] », Cahier vert, p. 95. Archives privées.

[18] Les références désormais dans le texte sous la forme (1) pour première émission, (2) pour deuxième émission etc.

[19] Il s’agit de fragments de romans populaires rappelant l’intérêt que Tortel a porté à ce genre littéraire méprisé, de poèmes du xviie siècle, de dizains de Scève, d’emprunts à Mallarmé, ou, dans les deux émissions Cahiers du Sud, de poèmes et fragments de textes réflexifs tirés de l’abondante collection des numéros de la revue ou empruntés aux livres publiés par ceux qui sont passés à Marseille et aux Cahiers durant les années noires de l’Occupation. Sans oublier les collaborateurs réguliers des Cahiers, tels Joë Bousquet, Gabriel Audisio, ou ceux, Gérald Neveu, Jean Malrieu, Henri Deluy, qui, sans cesser de donner notes critiques et poèmes en prépublications à la revue de Ballard, ont éprouvé, dans les années cinquante et soixante, le besoin de se regrouper pour faire vivre parallèlement une autre revue, Action poétique.

[20] Une exception notable toutefois dans le cinquième entretien où le chapeau introductif suivant : « Dans ces Villes ouvertes voici un texte qui s’appelle “Passages d’Hérodote” et qui est une espèce de montage de textes pris dans les Histoires d’Hérodote » précède la lecture du poème.

[21] Par exemple trois poèmes de Naissances de l’objet ou six des Instants qualifiés.

[22] Voir la toute première plage de lecture qui fait se succéder un fragment de « Passages d’Hérodote » tiré du recueil charnière de 1965, Les Villes ouvertes, un extrait de « La rose en sa ténèbre » emprunté à un livre plus ancien de dix ans, Naissances de l’objet, et deux strophes d’un poème pris dans le premier volume édité par Mermod, Explications ou bien Regard (1960).

[23] Par exemple en reliant la lecture par Michèle Cohen du poème « Le rose attristé… » à la déclaration ultérieure de Tortel « Je ne peux pas parler de mes premiers essais, de mes premiers livres qui ne sont que des gammes » pour poser l’hypothèse qu’il s’agit là d’un poème de jeunesse, ce qui est exact, ces vers étant extraits du premier recueil, Cheveux bleus, paru en 1931 aux éditions Messein.

[24] Le long fragment final où Jean Tortel présente la littérature comme un « contre-pouvoir » risque ainsi, à la lumière des échanges immédiatement précédents sur Clefs pour la littérature, d’être pris par l’auditeur pour un extrait de cet essai alors qu’il s’agit d’une citation du premier entretien avec Liliane Giraudon.

[25] Tel est le titre du quatrième entretien avec Liliane Giraudon.

[26] Je souligne. Parmi les listes, les unes puisent toute leur matière dans un seul poème comme le fait, dans le quatrième entretien, la liste « Étioler, étoiler, cœur, corps, bougie, bouger » dont tous les termes sont tirés du petit poème d’Instants qualifiés « Étioler le désir / Ou l’étoiler. // Au cœur du corps / La lueur bouge // Bougie de suif », que Tortel lit à l’ouverture de l’émission et que le dialogue glose dans les premières minutes. D’autres, ignorant les lectures, puisent leurs composantes au fil des seuls propos de Tortel et de ses interlocuteurs.

[27] Notes du « Samedi [6 novembre 1976], Cahier jaune, p. 162.

[28] Notes du « Lundi 14 [avril 1975] », ibid., p. 63.

[29] Luc Decaunes, lettre à J. Tortel du « Vendredi 12 XI 76 », FJT.

[30] Voir les remarques de Tortel dans Clefs pour la littérature, Paris, Seghers, 1965, rééd. 1977, p. 98-99.

[31] On se souvient que Denis Roche l’a prétendue « inadmissible » dans un texte célèbre, dont Manteia a publié un extrait dès 1968 (n° 4, p. 8-18).

[32] Jean Tortel, « Vendredi 18 [décembre 1970] », Cahier vert, p. 15.

[33] Pierre-Marie Héron, « Introduction », Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 11.

[34] Jean-Max Tixier, lettre à J. Tortel du 28 octobre 1976, FJT.

[35] Jean Tortel, « 29 8bre [1976] », Cahier jaune, p. 160.

[36] Ibid.

Auteur

Catherine Soulier

Maître de conférences à l’université Paul Valéry-Montpellier, membre du centre de recherche RIRRA21, travaille sur la poésie des xxe et xxie siècles (redéfinitions et mise en cause du « genre » ; polémiques autour du lyrisme ; interactions entre poésie et arts visuels).

Sur Jean Tortel, elle a publié divers articles, organisé deux colloques qui ont donné lieu à deux volumes collectifs (Jean Tortel l’œuvre ou vert, Université Montpellier 3, 2001 et  Relire/relier Jean Tortel, Supplément Triages, 2012). Elle a également fait paraître un essai, Jean Tortel. Des livres aux Jardin, Champion, 2013.

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Entretiens-feuilletons d’écrivain (1963-1986) : un premier inventaire

 


Cet inventaire de 197 séries (hors rediffusions), certainement incomplet notamment pour les années 1978 à 1986, se limite à la période considérée dans le dossier, en procédant par saison radiophonique (de septembre à août). Il s’arrête avant la saison 1987-1988, qui marque le début de la collection À voix nue (première émission lundi 19 octobre 1987). Il inclut quelques séries avec des éditeurs et des critiques. Les entretiens retenus comportent au minimum trois émissions. Certaines séries ont fait l’objet d’une présentation par leur producteur dans les Cahiers littéraires de l’ORTF, publication de la radio d’État cessant de paraître en 1971 ; nous en donnons des extraits. Des rediffusions significatives sont signalées à leur date, en italique. Les éditions d’entretiens (sonores ou imprimées) ne sont pas indiquées. Les entrées correspondent aux dates, heures et durées de diffusion de la première émission d’une série. Les désignations des séries sont normalisées ; les titres exacts sont dans certains cas précisés entre parenthèses et guillemets.

This inventory of 197 series (excluding rebroadcasts), certainly incomplete especially for the years 1978 to 1986, is limited to the period considered in the issue, proceeding by radio season (from September to August). It stops before the season 1987-1988, which marks the beginning of the collection À voix nue (first broadcast Monday, October 19, 1987). It includes some series with publishers and critics. One series selected includes at least three episodes. Some series were the subject of a presentation by their producer in the Cahiers littéraires de l’ORTF, publication of the state radio which ends in 1971; we give extracts. Significant rebroadcasts are noted on their date in italics. Editions of interviews (audio or printed) are not indicated. The entries correspond to the dates, times and duration of the first broadcast of a series. Series designations are standardized; the exact titles are in some cases specified in parentheses and quotation marks.


Texte intégral

L’entretien radio a maintenant ses passeports, et les juristes l’assimilent à une « œuvre de création ». Ils ont raison ; c’est le cadeau de la radio à l’histoire littéraire de la seconde partie du XXe siècle. On ne pourra plus ignorer ces parenthèses orales que les plus grands parmi nos écrivains ont tracées devant les micros ouverts.

(Francis Crémieux, présentation de ses entretiens avec Louis Aragon, 1963)

1963-1964

Mardi 15 octobre, France III [France-Culture], 20h07 à 20h30. Entretiens avec Jacques Audiberti, par Georges Charbonnier, 1ère série. Puis : mercredi 16, jeudi 17, vendredi 18, samedi 19 octobre. Cinq émissions quotidiennes de 25 mn.

Mardi 22 octobre, France Inter. Entretiens avec Philippe Soupault, par Luc Bérimont (« Nos quatre cent coups »). 35 émissions hebdomadaires de 12 mn, jusqu’au mardi 30 juin 1964.

Vendredi 15 novembre, RTF Promotion [France-Culture], 21h27-21h50. Entretiens avec Louis Aragon, par Francis Crémieux. Dix émissions hebdomadaires de 20 mn, chaque vendredi jusqu’au 14 décembre. Rediffusion : RTF Promotion, du 28 décembre 1963 au 24 janvier 1964.

Soyons modeste : l’abondance du matériel mis par Aragon à la disposition de ses commentateurs devrait leur interdire tout contre-sens. […] Oui, tout dans l’œuvre et la personne d’Aragon pourrait décourager un faiseur d’entretiens qui voudrait faire du neuf. Aragon a dit et redit tout ce à quoi il tenait, alliant à la théorie une pratique que l’on s’accorde à ne pas trouver négligeable. Connaît-on un homme apparemment moins secret ?

Nous ne lui demanderons donc pas de tout redire dans une « version micro », mais nous tenterons de provoquer la version micro des années 1914-1917. […]

Ni bavardage ni biographie, ni mémoires ni souvenirs, ni confidences ni conférence, ni documentaire ni potins : l’entretien a ses stylistes et ses tempéraments. On peut interroger ou questionner, interpeller, sommer, défier, embarrasser, confesser… Enfin l’on est deux, et il y a la parole que nul imprimeur n’a pu prendre vivante. C’est bien pourquoi la Radio aura toujours sur l’imprimé cette supériorité d’un certain chant.

(« Dix entretiens avec Aragon présentés par Francis Crémieux », 2e année, n°3, 3-16 novembre 1963, p. 9-11)

5

Lundi 25 novembre, R.T.F. Promotion [France-Culture], 20h07-20h30. Entretiens avec Jacques Audiberti, par Georges Charbonnier, 2e série. Puis : mardi 26, mercredi 27, jeudi 28 et vendredi 29 novembre. Cinq émissions quotidiennes de 25 mn.

Une première partie de ces Entretiens avec Jacques Audiberti a été diffusée dès le mois d’octobre dernier. À l’intention de ceux qui n’ont pas eu l’occasion ou la possibilité d’en suivre le déroulement, rappelons quel fut le triple objet de cette série initiale : définition tout d’abord de l’écrivain, puis de la situation de l’écrivain dans la société, et en dernier lieu de la nature du « tissu » littéraire. (En ce qui concerne ce troisième point, il ne s’agissait que d’une approche de la notion de littérature, dont la définition a jusqu’à présent échappé à l’analyse rigoureuse, ou plus précisément : scientifique).

Pour tenter de nous approcher de la notion de littérature, nous avions choisi, Jacques Audiberti et moi, de comparer le tissu poétique et le tissu romanesque.

Les trois notions évoquées plus haute n’ont pas été, toutefois, examinées successivement ni séparément. Il n’est pas possible, en effet, de disjoindre le fait d’écrire et le texte écrit. Le fait d’écrire implique l’intervention humaine et n’est pas séparable d’une attitude individuelle, d’une attitude sociale, d’une attitude de la société.

Retenons enfin que, par nature, le genre même des « entretiens » comporte des échappées, des écarts, des conventions, des abandons à l’enchaînement des mots et des images, des méandres. L’entretien diffère de l’exposé ou de la démonstration. Il doit refléter – il ne peut éviter de le faire – la prolifération du langage à quoi la démonstration doit nécessairement échapper pour être.

La seconde série de ces dialogues qu’il m’a été donné de poursuivre avec Jacques Audiberti se proposera de pénétrer dans l’œuvre même de celui-ci et, dans cette démarche, d’approfondir les différences qui séparent les genres les uns des autres. Théâtre, roman, poésie, diffèrent. En quoi ? L’impulsion initiale, la première image, les premières associations d’idées, la première croissance dans l’univers du discours orientent-elles – ou non – l’écrivain vers un genre plutôt que vers un autre genre ?

Le désir de poser cette question demeurera à l’arrière-plan de la conversation dont l’apparence immédiate concernera le théâtre d’Audiberti et quelques-uns de ses romans. Le Maître de Milan et Les Jardins et les fleuves retiendront assez longuement notre attention. En effet, ces deux ouvrages paraissent susceptibles de dévoiler assez nettement ce que l’on pourrait appeler – toute question de langage écartée – les « tentations » de l’écrivain.

(« Sur une double série d’Entretiens avec Audiberti », 2e année, n°4, 17-30 novembre 1963, p. 13-14)

Lundi 27 janvier, France-Culture, 19h38-19h54. Entretiens avec Germaine Beaumont, par Roger Vrigny (« Le métier d’écrivain : propos de Germaine Beaumont »). Puis : mardi 28, mercredi 29, jeudi 30, vendredi 31 janvier et dimanche 2 février. 6 émissions quotidiennes de 17 mn.

Vendredi 30 janvier, France-Culture. Entretiens avec Jean Cassou, par Jean Rousselot. Puis : vendredis 30 janvier, 1er, 14, 21 février, 6, 13, 20, 27 mars, 3, 17 avril, 1er et 15 mai. 12 émissions hebdomadaires de 20 mn.

Dimanche 23 février, France-Culture, 19h30-19h56. Entretiens avec Arthur Adamov, par Georges Charbonnier. Puis : lundi 24, mardi 25, mercredi 26, jeudi 27 février. 5 émissions quotidiennes de 26 mn.

Lundi 8 juin, France-Culture, 22h30-22h45. Entretiens avec Alejo Carpentier (écrivain cubain), par Michel Polac. Puis : lundis 15, 22, 29 juin et 6 juillet. 5 émissions hebdomadaires de 15 mn.

1964-1965

10

Lundi 14 septembre, France-Culture, 21h35-22h. Entretiens avec Eugène Ionesco (écrivain franco-roumain), par Georges Charbonnier. Puis : lundis 14, 21, 28 sept, 5, 12, 19, et 26 octobre. 7 émissions hebdomadaires de 25 mn.

Lundi 23 novembre, France Inter. Entretiens avec François Mauriac, par Pierre de Boisdeffre (« François Mauriac et la politique »). 4 émissions quotidiennes de 17, 16, 19 et 11 mn, jusqu’au jeudi 26 novembre.

Lundi 1er mars, France-Culture, 21h40-22h. Entretiens avec Jorge Luis Borges (écrivain argentin), par Georges Charbonnier. Puis : lundis 1er, 8, 15, 22, 29 mars, 5, 12 et 19 avril. 8 émissions hebdomadaires de 20 mn.

Lundi 11 avril, France Inter, 20h20-20h35. Entretiens avec André Chamson, par Édith Lansac. Jusqu’au 16 avril 1966. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 24 mai, France-Culture. Entretiens avec André Beucler, par André Marissel. Puis : lundis 31 mai, 7, 14, 21, 28, 5 et 15 juillet. 8 émissions hebdomadaires de 20 mn.

15

Dimanche 6 juin, France-Culture, 19h40-19h58. Entretiens avec Ilya Ehrenbourg (écrivain russe), par Francis Crémieux. Puis : dimanches 13, 27 juin et 4 juillet. 4 émissions hebdomadaires de 20 mn.

Vendredi 11 juin, France Inter, 20h38-20h55. Entretiens avec André Maurois, par Pierre de Boisdeffre. Puis : samedi 12 juin 20h30-20h40, dimanche 13 juin 20h22-20h32, lundi 14 juin 20h19-20h28. 4 émissions quotidiennes de 15 puis 10 mn.

Samedi 3 juillet, France Inter, Entretiens avec André Obey, par Henri Dutilleux. Puis : samedis 10, 17, 24, 31 juillet, 7, 14, 21, 28 août, 4, 11, 18, 25 septembre. 13 émissions hebdomadaires.

1965-1966

 Lundi 4 octobre, France-Culture, 22h10-22h30. Entretiens avec André Salmon, par Francis Crémieux. Puis : jeudi 7, lundi 11, jeudi 14, lundi 18, jeudi 25, mardi 26, jeudi 28 octobre. 8 entretiens pluri-hebdomadaires de 20 mn.

André Salmon, octogénaire sans le savoir – il a eu 84 ans le 4 octobre dernier – est peut-être la meilleure mémoire du siècle – avec Aragon. Il n’a strictement rien oublié. Ce ne sont pas huit, mais cent cinquante « Entretiens » qu’il nous faudrait enregistrer, pour compléter les trois forts volumes de Souvenirs sans fin publiés par Gallimard.

Salmon chante, prend l’accent russe ou espagnol, imite Jarry ou Apollinaire, adore le vin, le whisky et la bière, promène dans l’arrière-pays de Sanary, sous une casquette de dandy, une silhouette de Popeye racé, et comme Gertrude Sein, ressemble aujourd’hui au portrait que Picasso fit de lui il y a 50 ans.

Salmon a été trop longtemps journaliste et grand reporter, donc témoin, pour que son interlocuteur s’interdise la chasse aux souvenirs. D’accord tous les deux pour « dédorer » certaines légendes et « démystifier certains aspects du culte de la personnalité » sur Apollinaire, Jarry, Jacob, Picasso, Colette. […]

Sur le plan radiophonique, dans l’improvisation la plus totale, cela donne un résultat que j’ose qualifier de vivifiant. La liberté d’expression, je veux dire la liberté dans l’expression sera toujours pour toute Radio et pour tout auditeur l’oxygène indispensable. Salmon est un chauve oxygéné et oxygénant.

(« André Salmon qui n’a rien oublié », 4e année, n°1, 13-30 octobre 1965, p. 65)

Lundi 11 octobre, France-Culture, 18h50-19h10. Entretiens avec Jean Giono, par Jean Carrière (« Du côté de Manosque »). Lectures de textes par Robert Florent. 15 émissions quotidiennes de 20 à 25 mn, jusqu’au samedi 30 octobre.

20

Lundi 1er novembre, France-Culture, 22h10-22h25. Entretiens avec José Bergamin (écrivain espagnol), par André Camp (« Entretiens avec un fantôme »). Puis : lundis et jeudis jusqu’au 9 décembre inclus. 12 émissions pluri-hebdomadaires de 15 mn.

Lundi 20 décembre, France-Culture, 22h10-22h25. Entretiens avec Armand Salacrou par Paul-Louis Mignon. À l’occasion du 40e anniversaire de Tour à Terre, première pièce jouée de Salacrou. Puis : jeudi 23, lundi 27, jeudi 30 décembre 1965, lundi 3 et jeudi 6 janvier 1966. 6 émissions pluri-hebdomadaires de 15 mn.

 Lundi 10 janvier, France-Culture, 22h40-25h10. Entretiens avec Pierre Mac Orlan, par Gilbert Sigaux. Jusqu’au jeudi 3 février. 8 émissions pluri-hebdomadaires de 30 mn.

Dimanche 10 juillet, France-Culture, 19h40. Entretiens avec Emmanuel Roblès, par Jean-Louis Depierris. 6 émissions, jusqu’au jeudi 4 août.

Juillet-septembre. En semaine, du lundi au jeudi à 22h40, « florilège des grands entretiens qui furent au cours de ces dernières années un des plus beaux titres de gloire de la Radio française » (Cahiers littéraires de l’ORTF, 4e année, n°17, 10-23 juillet 1966, p. 3-4).

11-14 juillet : entretiens de Colette avec André Parinaud.

18-21 juillet : entretiens de Blaise Cendrars avec Michel Manoll.

25-28 juillet : entretiens de Jean Cocteau avec André Fraigneau.

1er-4 août : entretiens de Paul Claudel avec Jean Amrouche.

8-11 août : entretiens de Paul Léautaud avec Robert Mallet.

22-25 août : entretiens de Níkos Kazantzákis avec Pierre Sipriot.

29 août -1er septembre : entretiens de Jacques Audiberti avec Georges Charbonnier.

5-8 et 12-15 septembre : entretiens de Jorge Luis Borges avec Georges Charbonnier.

1966-1967

Lundi 19 septembre, France-Culture, 22h40-22h55. Entretiens avec la princesse Bibesco, par Claudine Chonez. Puis : mardi 20, mercredi 21, jeudi 22, mardi 27 et mercredi 28 septembre. 6 émissions pluri-hebdomadaires de 15 mn.

25

Lundi 3 octobre, France-Culture, 22h40-22h55. Entretiens avec Roland Dorgelès, par Jacques Meyer. Puis : mercredi 5, vendredi 7, lundi 10, mercredi 12, vendredi 14 octobre. 6 émissions pluri-hebdomadaires de 15 mn.

Lundi 31 octobre, France-Culture, 22h40-22h55. Entretiens avec Salvador de Madariaga (écrivain espagnol), par André Camp. 12 émissions pluri-hebdomadaires de 15 mn, lundi, mercredi et vendredi, jusqu’au lundi 28 novembre.

Mercredi 14 décembre, France-Culture, 22h40-23h. Entretiens avec René Étiemble, par Georges Charbonnier. Jusqu’au vendredi 30 décembre. 8 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn.

Dimanche 29 janvier, Inter-Variétés, 21h50. Entretiens avec Yves Gandon, par Gérard Caillet. Dix émissions hebdomadaires puis pluri-hebdomadaires de 10 mn, jusqu’au dimanche 9 avril.

Lundi 30 janvier, France-Culture, 22h40-23h. Entretiens avec Michel Butor, par Georges Charbonnier. 12 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn, les lundis, mercredis et vendredis (sauf 11 février) jusqu’au vendredi 24 février, et dimanche 26 février 19h40-20h.

Les Entretiens avec Michel Butor constituent une approche des méthodes du seul écrivain français, peut-être, qui ait une conscience claire de ce que représente la tradition. Il est « traditionnel » d’arracher du connu à l’inconnu en utilisant toutes les armes que l’esprit peut appréhender. […]

L’affirmation implique la connaissance par l’écrivain des conquêtes de la logique au sens le plus large, des conquêtes de la mathématique et de la linguistique. On peut écrire comme avant et même avec génie, mais, aujourd’hui, la possibilité existe d’utiliser des méthodes incomparablement plus riches dont l’application n’est que la mise en œuvre de décrets de la tradition.

(« Tradition et exploration », 5e année, n°8, 5-18 février 1967, p. 11-15)

30

Lundi 20 mars, France-Culture, 22h40-23h. Entretiens avec Armand Lanoux, par Édith Lansac. Puis : mercredi 22, vendredi 24, mercredi 29, jeudi 30 mars, samedi 1er avril. 6 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn.

Lundi 3 avril, France-Culture, 22h40-23h. Entretiens avec Edmée de la Rochefoucauld, par Francine Leullier [Francine Mallet]. Puis : mercredi 5, vendredi 7, lundi 10, mercredi 12, vendredi 14 avril. 6 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn.

Lundi 17 avril, France-Culture, 22h40-23h. Entretiens avec Francis Ponge, par Philippe Sollers. Jusqu’au 12 mai. 12 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn, les lundis, mercredis et vendredis.

Lundi 15 mai, France-Culture, 22h40-23h. Entretiens avec Maria Le Hardouin, par Geneviève Gennari. Puis : vendredi 19, lundi 22, mercredi 24, vendredi 26, dimanche 28 mai. 6 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn.

35

Lundi 29 mai, France-Culture, 22h40-23h. Entretiens avec Max Aub, par André Camp. Puis : mercredi 31 mai, vendredi 2, lundi 5, mercredi 7, vendredi 9 juin. 6 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn.

Lundi 26 juin, France-Culture, 22h40-23h. Entretiens avec Violette Leduc, par Pierre Demeron. Puis : mercredi 28 mai, vendredi 30 juin. 3 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn.

1967-1968

Mercredi 27 septembre, France-Culture, 19h30-19h45. Entretiens avec André Malraux, par Pierre de Boisdeffre. Puis : jeudi 28, vendredi 29 septembre. 3 émissions quotidiennes de 13, 13 et 17 mn à propos des Antimémoires.

Mardi 19 septembre, France-Culture, 22h-22h20. Entretiens avec Françoise Mallet-Joris, par Matthieu Galey. Puis : vendredi 22, mardi 26, vendredi 29 septembre, mardi 3 et vendredi 6 octobre. 6 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn.

Quand on l’interroge, elle vous écoute, comme une petite fille sage, elle vous boit des yeux, avec le sérieux d’une élève. Quand elle vous répond – si elle vous répond, car elle n’avance rien à la légère –, c’est d’une voix menue, curieusement enfantine et posée à la fois. Méfiez-vous cependant ; quand elle vous regarde, elle vous juge. Sans indulgence ni mépris : elle se contente de prendre note, d’enregistrer. En un mot, elle est honnête, vertu si rare qu’elle étonne. Elle se veut, elle est sans préjugés – du moins n’a-t-elle pas ceux de tout le monde. […]

Seule la vérité – la vôtre comme la mienne, compte à ses yeux ; d’où cette tension, cette quête qui troublent ses interlocuteurs, et pourrait parfois les tromper. […] Son exigence d’absolu lui interdit la nonchalance et l’ironie de salon, la complaisance. Plutôt la colère que les compromis. […] La franchise, dès qu’elle s’apprivoise, est sa qualité dominante, avec le courage. Sinon, c’est le silence, imperturbable : un procureur.

[…] Cette voix, qui ne ressemble à aucune autre dans nos lettres, frêle, vibrante, résolue : c’est celle du courage et de la force d’âme. Il suffit de l’écouter un instant pour la reconnaître, sans le moindre doute.

(« Françoise Mallet-Joris, une voix qui ne ressemble à aucune autre », 6e année, n°1, 24 septembre – 7 octobre 1967, p. 13-15)

Mardi 10 octobre, France-Culture, 22h-22h20. Entretiens avec Roland Barthes, par Georges Charbonnier. 6 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn, mardi et vendredi, jusqu’au vendredi 27 octobre.

Les Entretiens avec Roland Barthes ont pour objet, en partie, de définir l’écriture, les rapports de l’écrivain avec l’écriture, et d’esquisser les rapports du lecteur avec l’écriture.

L’écriture […] implique un enrichissement de l’espace dialectique, un saut dans les niveaux de complexité et d’organisation, des liens continus avec le langage, un mode nouveau de traitement de la langue, l’utilisation totale des connaissances de la linguistique et, par voie de conséquence, l’accès par l’écrivain, aux méthodes tout à fait générales des Sciences humaines.

La question se pose donc brutalement – c’est le premier bouleversement depuis l’avènement du Surréalisme – de savoir si l’Écriture prend place parmi les Sciences Humaines. J’ai soumis la proposition à la critique de Roland Barthes. Il est évident, depuis les travaux de Michel Butor, notamment, que les méthodes de composition ont acquis une complexité nouvelle et que nous sommes au seuil d’une époque dans laquelle la pensée mathématique fournira à l’écrivain une trame méthodologique directement constitutive du matériau de l’Ecriture.

Subsidiairement une question se pose : le relais de la « littérature » ne serait-il pas déjà pris par certaines branches des Sciences humaines, par exemple l’anthropologie ? En ne retenant que les seuls critères formels, on ne voit pas, dans l’ordre de la poésie, quelle nouveauté aurait été introduite, par un « poète », depuis le Surréalisme. L’empressement de la « jeune poésie » à proclamer sa rupture avec le Surréalisme est contredite par une production nettement inspirée du surréalisme. Le principal écrit poétique de ce temps est constitué par les différents panneaux des Mythologiques de Claude Lévi-Strauss.

De toutes façons nous assistons à l’envahissement des méthodes, de la méthode, dans l’écriture précédemment littéraire. À la généralisation de la méthode répond l’approfondissement analytique de la critique. […]

Tels sont les principaux objets soumis à Roland Barthes.

(« De la littérature à l’écriture », 6e année, n°2, 7-21 octobre 1967, p. 38-40)

40

Mardi 28 novembre, France-Culture, « Quinzaine de la lecture », 22h-22h20. Entretiens avec Marcel Arland, par Dominique Aury. Puis : vendredi 1er, mardi 5, vendredi 8 décembre. 4 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn.

Mardi 12 décembre, France-Culture, 22h-22h20. Entretiens avec Maurice Druon, par Yves Courrière. Puis : vendredi 15, mardi 19, vendredi 22, mardi 26 décembre. 5 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn.

Mardi 16 janvier, France-Culture, 22h-22h20. Entretiens avec Louis Martin-Chauffier, par Francis Crémieux. 10 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn (mardi et vendredi), jusqu’au vendredi 16 février.

Lundi 22 janvier, France-Culture, 18h15. Entretiens avec Michel Leiris, par Paule Chavasse. Puis : mardi 23, mercredi 24, jeudi 25 janvier. 4 émissions quotidiennes de 20 mn. Rediffusion en 1971.

 Lui qui se refuse, la plupart du temps, à tout enregistrement, il a accepté de nous parler de lui, des divers aspects de son œuvre, et de ses raisons d’écrire.

(« Vouloir être poète », 6e année, n°8, 14-27 janvier 1968, p. 15-16)

Mercredi 3 avril, France Inter, 23h-23h20. Entretiens avec Paul Guth, par Pierre Lhoste. Avec Armand Lanoux, Jean Dutourd et Gilbert Cesbron (1re émission). Puis : mercredis 10, 17, 24 avril, 1er et 8 mai. 6 émissions hebdomadaires de 20 mn.

45

Mardi 16 avril, France-Culture, 22h-22h20. Entretiens avec Emmanuel Berl, par Jean d’Ormesson. 10 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn, jusqu’au vendredi 17 mai.

Mardi 2 juillet, France-Culture, 22h-22h20. Entretiens avec Jean Grenier, par Louis Foucher. 10 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn, jusqu’au mardi 30 juillet.

1968-1969

Jeudi 24 octobre, France-Culture, 22h10-22h30. Entretiens avec Claude Aveline, par Francis Crémieux. Puis : jeudi 31 octobre, mardi 5 novembre, jeudis 14, 21, 28 novembre, 5 et 12 décembre. 8 émissions hebdomadaires de 20 mn.

Mardi 7 janvier, France-Culture, 22h10-22h30. Entretiens avec Julien Gracq, par Jean Paget. 6 émissions hebdomadaires de 20 mn, mardi et jeudi, jusqu’au jeudi 23 janvier.

Samedi 11 janvier, France-Culture, 20h-20h17. Entretiens avec Julien Green, par Pierre de Boisdeffre. Puis : dimanche 12, lundi 13, mardi 14 janvier. 4 émissions quotidiennes de 17, 13, 16 et 9 mn. Document interdit de diffusion et de communication.

50

Mardi 28 janvier, France-Culture, 21h45-22h05. Entretiens avec Denis de Rougemont, par Claude Mettra. 10 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn (mardi et jeudi), jusqu’au jeudi 27 février.

Jeudi 13 mars, France-Culture, 22h10-22h30. Entretiens avec Henri Troyat, par Thérèse de Saint-Phalle. 6 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn (mardi et jeudi), jusqu’au jeudi 10 avril.

Mardi 29 avril, France-Culture, 21h40-22h. Entretiens avec Marcel Brion, par Pierre Lhoste. 6 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn (mardi et jeudi), jusqu’au jeudi 15 mai.

Mardi 20 mai, France-Culture, 21h40-22h. Entretiens avec Pierre Boulle, par André Bourin. 6 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn (mardi et jeudi), jusqu’au jeudi 29 mai.

Mardi 3 juin, France-Culture, 21h40-22h. Entretiens avec Romain Gary, par André Bourin 10 émissions bi-hebdomadaires de 20 mn (mardi et jeudi), jusqu’au jeudi 3 juillet.

55

Mardi 8 juillet, France-Culture, 13h45-14h10. Entretiens avec Paul Mousset, par Pierre Lhoste. 6 émissions hebdomadaires de 20 mn, le mardi, jusqu’au 12 août.

1969-1970

Mercredi 3 septembre, France-Culture, 12h10-12h30. Entretiens avec Joseph Kessel, par Michel Droit. 12 émissions bi-hebdomadaires puis quotidiennes de 20 mn (mercredi et vendredi), jusqu’au jeudi 2 octobre.

Mardi 9 septembre, France-Culture, 12h10-12h30. Entretiens avec Joseph Delteil, par Pierre Lhoste. Puis : mardis 16 et 23 septembre, vendredi 3, samedi 4 octobre. 5 émissions hebdomadaires puis quotidiennes de 20 à 25 mn. Une sixième émission semble n’avoir pas été diffusée.

Lundi 20 octobre, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Fernando Arrabal (écrivain espagnol), par Lucien Attoun. Puis : mardi 21, mercredi 22, jeudi 23, vendredi 24, samedi 25 octobre. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 3 novembre, France-Culture, 17h30-18h. Entretiens avec Hervé Bazin, par Pierre Lhoste. Puis : mardi 4, mercredi 5, jeudi 6, vendredi 7, samedi 8 novembre. 6 émissions quotidiennes de 30 mn (1 à 3) puis 25, 20 et 15 mn.

60

Lundi 10 novembre, France-Culture, 12h15-12h30 et 17h30-18h. Entretiens avec Julien Green, par Robert de Saint-Jean. Puis : mardi 11, mercredi 12, jeudi 13, vendredi 14, samedi 15 novembre 12h15-12h30 et 17h30-18h ; lundi 17 16h15-17h, mardi 18 21h40-22h25 et vendredi 21 novembre 16h-16h45. 15 émissions bi-quotidiennes puis tri-hebdomadaires.

Mardi 18 novembre, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Félicien Marceau, par Pierre Lhoste. Puis : mercredi 19, jeudi 20, vendredi 21, samedi 22 novembre. 5 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 1er décembre, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Louis Guilloux, par Roger Vrigny. 12 émissions quotidiennes de 15 mn, jusqu’au samedi 13 décembre.

Lundi 15 décembre, France-Culture, 12h10-12h30. Entretiens avec Arthur Adamov, par Max Chaleil et André Laude. Puis : mardi 16, mercredi 17, jeudi 18, vendredi 19, samedi 10 décembre. 6 émissions quotidiennes de 20 mn.

Lundi 22 décembre, France-Culture, 12h15-12h30 et 17h30-17h45. Entretiens avec Anaïs Nin (écrivain américaine), par Pierre Lhoste. Puis : mardi 23, mercredi 24 décembre. 6 émissions bi-quotidiennes de 15 mn.

65

Mercredi 14 janvier, France-Culture, 12h-12h15. Entretiens avec Witold Gombrowicz (écrivain polonais), par Marcel Tassimot. Puis : jeudi 15, vendredi 16, samedi 17, lundi 19 et mardi 20 janvier. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Mercredi 21 janvier, France-Culture, 12h-12h15. Entretiens avec Robert Sabatier, par Pierre Lhoste. Puis : jeudi 22, vendredi 23, samedi 24, lundi 26 et mardi 27 janvier. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Mercredi 28 janvier, France-Culture, 12h-12h15. Entretiens avec Lucie Faure, par Robert Kanters. Puis : jeudi 29, vendredi 30, samedi 31 janvier. 4 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 16 février, France-Culture, 12h-12h15. Entretiens avec Henry Miller (écrivain américain), par Georges Belmont. Puis : mardi 17, mercredi 18, jeudi 19, vendredi 20, samedi 21 février. 6 émissions quotidiennes de 15 mn .

Lundi 13 mars, France-Culture, 12h-12h15. Entretiens avec Georges-Emmanuel Clancier, par Jacques Brenner. 6 émissions. Puis : mardi 14, mercredi 15, jeudi 16, vendredi 17, samedi 18 mars. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

70

Lundi 30 mars, France-Culture, 12h-12h15. Entretiens avec Roger Caillois, par Jeannine Worms (1re série). Puis : mardi 31 mars, mercredi 1er, jeudi 2, vendredi 3, samedi 4 avril. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 6 avril, France-Culture, 12h-12h15. Entretiens avec Jean Hougron, par Nicole Strauss. Puis : mardi 7, mercredi 8, jeudi 9, vendredi 10, samedi 11 avril. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 8 juin, France-Culture, 12h-12h15. Entretiens avec Jean Cayrol, par Roger Vrigny. 12 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf dimanche), jusqu’au samedi 20 juin.

Lundi 29 juin, France-Culture, 12h-12h15. Entretiens avec Roger Caillois, par Jeannine Worms (2e série). Puis : mardi 30 juin, mercredi 1er, jeudi 2, vendredi 3, samedi 4 juillet. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 10 août, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Claude Roy, par François Bott. Puis : mardi 11, mercredi 12, jeudi 13, vendredi 14, samedi 15 août. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

75

Lundi 24 août, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Jules Romains, par Jean Anglade. Puis : mardi 25, mercredi 26, jeudi 27, vendredi 28, samedi 29 août. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 31 août, France-Culture, Entretiens avec Michel de Saint-Pierre, par Isaure de Saint-Pierre. Puis : mardi 1er, mercredi 2, jeudi 3, vendredi 4, samedi 5 septembre. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

1970-1971

Lundi 7 septembre, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Pablo Neruda (écrivain chilien), par Gilbert-Maurice Duprez. 7 émissions quotidiennes de 15 mn (incluant fragments de poèmes dits par Pierre Constant) jusqu’au samedi 12 septembre (émission de 30 mn, minuit-00h29).

Vendredi 2 octobre, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Jean-Louis Curtis, par Jacques Brenner. 7 émissions quotidiennes (sauf dimanche) de 15 mn, jusqu’au jeudi 8 octobre.

Vendredi 9 octobre, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Antoine Blondin, par Vera Feyder. 8 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf dimanche), jusqu’au samedi 17 octobre.

Au cours de ces entretiens qui ont été enregistrés à Linards, dans la campagne limousine où Blondin vit depuis un an, il sera surtout question de ce livre [Monsieur Jadis] où « toute ressemblance avec des personnages de roman serait purement fortuite puisque y seront évoqués et nommément cités les amis, morts (en grande majorité) ou vivants, du romancier ». Introspection, donc, difficile et pour le moins douloureuse : on y parle beaucoup de ce long silence derrière lequel l’écrivain s’est retiré publiant seulement quelques chroniques sportives dans L’Équipe : Blondin s’explique sur tout : la vie à la campagne, la littérature, bien sûr, la politique, l’amitié, l’ivresse, la joie, l’enfance, les replis, l’anarchie, la jeunesse – son absence – le bonheur et la somme des nostalgies qui le rendent impossible.

(9e année, n°2, 9-24 octobre 1970, p. 15)

80

Lundi 26 octobre, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec José Cabanis, par Pierre Lhoste. 6 émissions quotidiennes de 15 mn, jusqu’au samedi 31 octobre.

Lundi 2 novembre, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Michel Déon, par Bernard George. Puis : mardi 3, mercredi 4, jeudi 5, vendredi 6, samedi 7 novembre. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 9 novembre, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec François-Régis Bastide, par Matthieu Galey. Puis : mardi 10, mercredi 11, jeudi 12, vendredi 13, samedi 14 novembre. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Il serait bien vain de chercher dans ces six entretiens de Matthieu Galey avec François-Régis Bastide autre chose qu’une escrime élégante, parce qu’agréable suivre, à fleurets apparemment mouchetés.

(André Mathieu, « Anti-portrait de François-Régis Bastide », 9e année, n°4, 8-21 novembre 1970, p. 16-17)

Lundi 18 janvier, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Marguerite Yourcenar, par Patrick de Rosbo. 12 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf dimanche), jusqu’au samedi 30 janvier.

Lundi 15 mars, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Maurice Toesca, par Pierre Béarn. 6 émissions quotidiennes de 15 mn, jusqu’au samedi 20 mars.

Poète et chroniqueur, mais aussi libraire, Pierre Béarn a été pour moi l’interlocuteur parfait : d’une part il avait suivi, depuis 1942, la publication de mes livres, et d’autre part, il les avait lus dans l’optique d’une clientèle éventuelle.

[…]

L’entretien, c’est un échange d’idées en même temps qu’une analyse des thèmes qui courent à travers l’œuvre tout entière, mais aussi une confession.

En parlant de ce qu’il écrit, l’écrivain est tout naturellement amené à donner les sources de son inspiration.

Ici intervient la part délicate de ce jeu : si on ne le joue pas avec la plus grande sincérité, la plus entière liberté, on triche. Comme j’ai toujours été dans ma vie, et comme je le suis encore, ennemi de l’hypocrisie – cette tricherie sociale – je me suis livré de toute mon âme.

(Maurice Toesca, « Un échange d’idées et une sorte de confession », 9e année, n°12, 14-27 mars 1971, p. 24)

Après plusieurs centaines d’émissions comme meneur de jeu, je pensais pouvoir accepter n’importe quoi à l’improviste, mais la radio est un métier multiple qui finit toujours par vous confondre.

[…]

Bref, je pensais que le mot « entretien » était synonyme d’interview, et je me félicitais qu’enfin Dame Radio voulût bien parler français, et non franglais comme dit mon ami Étiemble.

Mais, après les six émissions que je viens de faire sur l’œuvre de Maurice Toesca, agressant parfois l’auteur pour mieux le contraindre à l’aveu, agissant envers lui non comme un compère mais comme un inquisiteur qui veut tout savoir, je me suis aperçu qu’un entretien était fort différent d’une « interviouve » et que j’avais encore beaucoup à apprendre.

(Pierre Béarn, « Un entretien n’est pas une “interviouve” », 9e année, n°12, 14-27 mars 1971, p. 23-24)

85

Lundi 22 mars, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Lawrence Durrell (écrivain britannique), par Marc Alyn. 6 émissions quotidiennes de 15 mn, jusqu’au samedi 27 mars

Dimanche 18 avril, France-Culture, 17h02-17h44. Entretiens avec Malcolm de Chazal (écrivain mauricien), par Bernard Jacques Violet (« À propos de Malcolm de Chazal »). Puis : dimanches 16 mai, 20 juin et 18 juillet. 4 émissions mensuelles de 40 mn.

Lundi 26 avril, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Henry de Montherlant, par Patrick de Rosbo. Puis : mardi 27, mercredi 28, jeudi 29, vendredi 30 avril. 4 émissions quotidiennes de 15 mn, sur son théâtre.

Lundi 26 avril, France-Culture, « Visages pour la nuit qui vient », 14h-14h45. Entretiens critiques avec André Beucler, par Claude de Burine. Puis : lundis 24 mai et 21 juin à 14h, mardi 13, mercredi 14 et jeudi 15 juillet à 15h15. 6 émissions de 45 mn, mensuelles puis quotidiennes.

Parce que les morts ne meurent jamais quand ils ont une âme forte, parce que je pense qu’actuellement nous avons besoin de ces présences-là, j’ai demandé à André Beucler de bien vouloir parler avec moi, familièrement, sous la lampe, de Paul Valéry : l’esprit, Jean Cocteau : l’enfance, Léon-Paul Fargue : la poésie vécue, Jean Giraudoux : le secret ; Valery Larbaud : le mystère sensible, Charles-Louis Philippe : la dignité de l’homme et du langage.

(« Valéry le véridique », 9e année, n°15, 25 avril – 8 mai 1971, p. 12)

Vendredi 14 mai, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Claude Simon, par Francine Mallet. Puis : samedi 15, lundi 17 et mardi 18 mai. 4 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf dimanche).

Le Vent valut à Claude Simon ses premiers adeptes et depuis, avec L’Herbe et surtout La Route des Flandres, ce noyau de fidèles grossit. Si Palace, un de ses meilleurs livres, n’eut pas l’audience méritée, le prix Médicis, en récompensant Histoire, « ce grand livre », comme a dit Ludovic Janvier, dirigea sur lui des projecteurs qui voulaient éclairer le public. La Bataille de Pharsale en bénéficia, et Les Corps conducteurs, parus en avril, recueillent les louages d’une critique enthousiaste. […] L’an dernier son nom a été prononcé pour le prix Nobel.

[…] Très peu bavard, il a évité de parler de lui-même sur les ondes. C’est pourquoi les quatre entretiens qu’il m’a accordés ont l’intérêt supplémentaire de la rareté.

Bien sûr, une œuvre si importante ne peut se définir en quatre quarts d’heure. Nous entreverrons seulement la personnalité de l’auteur, la qualité de l’écrivain. Ces entretiens seront d’ailleurs le point de départ d’émissions plus complètes et plus longues. […]

Chaque écrivain use d’un code. Celui qu’emploie l’auteur d’Histoire, n’étant pas familier, surprend des lecteurs ; mais dans ces entretiens Claude Simon, je l’espère, facilitera aux auditeurs la prise de contact avec son œuvre. Le monde qu’il a « créé » (pour employer un mot qu’il n’aime pas) est nécessaire à certains.

(« Un monde nécessaire à certains », 9e année, n°16, 9-22 mai 1971, p. 9-10)

90

Mercredi 19 mai, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Joseph Delteil, par Pierre Lhoste. Puis : jeudi 20, vendredi 21, samedi 22, lundi 24, mardi 25 mai. 6 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf dimanche).

Lundi 31 mai, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Pierre-Henri Simon, par Henri Bonnier. Puis : mardi 1er, mercredi 2, jeudi 3, vendredi 4, samedi 5 juin. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 7 juin, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Alberto Moravia (écrivain italien), par Bronislaw Horowicz. Puis : mardi 8, mercredi 9, jeudi 10 juin. 4 émissions quotidiennes de 15 mn.

Vendredi 11 juin, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Predrag Matvejevic (écrivain serbo-croate), par Bernard Latour (1re série). Puis : samedi 12 juin. Deuxième série : 20 et 23 septembre.

Vendredi 9 juillet, France-Culture, 23h25-23h55. Entretiens avec Henry de Monfreid, par Yves Le Ménager. Puis : vendredis 16 et 23 juillet. 3 émissions hebdomadaires de 30 mn.

95

Lundi 2 août, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Henri Bosco, par Pierre Lhoste. Puis : mardi 3, mercredi 4, jeudi 5, vendredi 6, samedi 7 août. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 16 août, France-Culture, « Écrivains du XXe siècle », 22h-23h. Entretiens avec Claude Simon, par Francine Mallet. Puis : lundis 23 et 30 août. 3 émissions hebdomadaires d’une heure, incluant des lectures par Michel Bouquet, conçus comme suite des « quatre quarts d’heure » d’entretiens diffusés les 14, 15, 17 et 18 mai précédents.

L’auteur a tenu à faire lire [par Michel Bouquet] des passages de son œuvre d’une certaine longueur, ceux plus courts que je proposais parfois, afin de varier davantage, ayant été repoussés comme insuffisants.

Claude Simon s’en explique lui-même devant l’auditeur. Il ne veut pas que soit donné haché en courts passages ce dont il a pris la peine de composer un tout. Il a donc bien fallu choisir et sabrer.

[…]

Seules des pages de La Corde raide, de L’Herbe, de La Route des Flandres, d’Histoire, du Palace, de La Bataille de Pharsale, d’Orion aveugle et des Corps conducteurs seront lues par Michel Bouquet qui a cette vertu, indispensable selon Claude Simon, de ne pas « mettre le ton », de faire passer l’œuvre telle qu’elle a été écrite, de la servir sans se servir d’elle.

D’autre part seront étudiées, succinctement certes, mais d’aussi près que possible, les thèmes de Claude Simon, sa manière de composer et ce qu’on appelait jadis son art d’écrire.

Ceux qui l’écouteront sauront ainsi que le mot thème lui déplaît, qu’il a maintes manières de composer et qu’il ne veut pas que l’on parle de son art d’écrire.

Je forme d’abord le vœu que ceux qui, jusqu’ici, n’ont pu entrer dans cette œuvre si riche s’en voient faciliter l’accès et que ceux qui, tout en pressentant la valeur de Claude Simon, regrettaient ce qu’ils appelaient ses complications gratuites, apprennent à mieux l’apprécier. Je désire surtout que ceux, chaque jour plus nombreux, qui sont attachés à Claude Simon et ont reconnu en lui un maître, soient éclairés par l’auteur lui-même, afin de mieux évaluer encore l’importance de l’écriture chez un des rares écrivains qui ne soit rien d’autre qu’un écrivain.

(« Rien d’autre qu’un écrivain », 9e année, n°19, été 1971 [4 juillet – 30 août])

Arrêt des Cahiers littéraires de l’ORTF.

1971-1972

Lundi 20 septembre, France-Culture, 21h45-22h. Entretiens avec Predrag Matvejevic (écrivain serbo-croate), par Bernard Latour (2e série). Puis : jeudi 23 septembre, 20h15-20h30. Première série : 11 et 12 juin.

Lundi 11 octobre, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Maurice Nadeau (éditeur), par Alain Clairval. Puis : mardi 12, mercredi 13, jeudi 14, vendredi 15, samedi 16 octobre. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 29 novembre, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec Louis Aragon, par Jean Ristat. Jusqu’au samedi 10 décembre. 11 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf dimanche).

100

Lundi 18 octobre, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Dominique Rolin, par Anouk Adelmann. Puis : mardi 19, mercredi 20, jeudi 21, vendredi 22, samedi 23 octobre. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 1er novembre, France-Culture, 14h30-14h45. Entretiens avec Constantin Virgil Gheorghiu (écrivain roumain), par Christiane Fournier. Puis : mardi 2, mercredi 3, jeudi 4, vendredi 5 novembre. 5 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 14 février, France-Culture, 12h15-12h30. Entretiens avec Jacques de Bourbon Busset, par Pierre Lhoste. Puis (à 13h30) : mardi 15, mercredi 16, jeudi 17, vendredi 18, samedi 19 février. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 28 février, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec Gabriel Audisio, par Fanny Landi Benos. Puis : mardi 29, mercredi 1er, jeudi 2, vendredi 3, samedi 4 mars. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 27 mars, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec Max-Pol Fouchet, par Roland Hesse. Puis : mardi 28, mercredi 29, jeudi 30, vendredi 31 mars, samedi 1er avril. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

105

Lundi 17 avril, France-Culture, 13h20-13h35. Entretiens avec Jean Tardieu, par Roger Vrigny. Puis (à 13h30) : 12 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf dimanche) jusqu’au samedi 29 avril.

Lundi 8 mai, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec André Dhôtel, par André Blanc. Puis : mardi 9, mercredi 10, jeudi 11, vendredi 12, samedi 13 mai. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 5 juin, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec Pierre Klossowski, par Claude Rémusat. Puis : mardi 6, mercredi 7, jeudi 8, vendredi 9, samedi 10 juin. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 12 juin, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec François Nourissier, par André Marissel. Puis : mardi 13, jeudi 15, vendredi 16 (13h30-13h45 et 16h15-16h30), samedi 17 juin. 6 émissions de 15 mn.

Lundi 3 juillet, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec Michel Ragon, par Jean-Jacques Lévêque. Puis : mardi 4, mercredi 5, jeudi 6, vendredi 7, samedi 8 juillet. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

110

Lundi 17 juillet, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec Robert Mallet, par Pierre Boudot. Puis : mardi 18, mercredi 19, jeudi 20 juillet. 4 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 21 août, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec Hélène Parmelin, par Pierre Lhoste. Puis : mardi 22, mercredi 23, jeudi 24, vendredi 25, samedi 26 août. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

1972-1973

Lundi 2 octobre, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec Marcel Arland, par Roger Vrigny. Jusqu’au samedi 14 octobre. 12 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf dimanche).

Lundi 4 décembre, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec Michel del Castillo, par François Le Targat. Puis : mardi 5, mercredi 6, jeudi 7, vendredi 8, samedi 9 décembre. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 25 décembre, France-Culture, 13h30-13h45. Entretiens avec Marc Blancpain, par Nicole Strauss. Puis : mardi 26, mercredi 27, jeudi 28, vendredi 29, samedi 30 décembre. 6 émissions quotidiennes de 15 mn.

115

Lundi 1er janvier, France-Culture, 15h30-15h45. Entretiens avec Françoise Sagan, par André Halimi. Puis : mardi 2, mercredi 3, jeudi 4, vendredi 5 janvier. 5 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 26 mars, France-Culture, 15h30-15h45. Entretiens avec Jean-Pierre Chabrol, par Bernard Latour. Puis : mercredi 28, jeudi 29, vendredi 30 mars (11h30-11h45 et 15h30-15h45). 5 émissions de 15 mn.

Lundi 2 avril, France-Culture, 15h30-15h45. Entretiens avec Maurice Clavel, par André Halimi. Puis : mardi 3, mercredi 4, jeudi 5, vendredi 6 avril. 5 émissions quotidiennes de 15 mn.

Lundi 9 avril, France-Culture, 15h30-15h45. Entretiens avec Marcel Jouhandeau, par Claude Mourthé. 10 émissions quotidiennes de 15 mn (samedi et dimanche), jusqu’au vendredi 20 avril.

Mardi 8 mai, France-Culture, 15h30-15h45. Entretiens avec Jacques Laurent, par Renaud Matignon. Puis : mercredi 9, jeudi 10, vendredi 11, lundi 14 mai. 5 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf samedi et dimanche).

120

Mercredi 16 juin, France-Culture, 15h30-15h45. Entretiens avec André Pieyre de Mandiargues, par Francine Mallet. Jusqu’au mardi 26 juin. Dix émissions quotidiennes de 15 mn (sauf samedi et dimanche).

1973-1974

Jeudi 6 septembre, France Inter, 21h40-22h. Entretiens avec Michel Butor, par Pierre Lhoste. Puis : jeudis 13, 20 et 27 septembre. 4 émissions hebdomadaires de 20 mn.

Lundi 1er octobre, France-Culture, 15h50-16h05. Entretiens avec Jean Cocteau, par André Fraigneau. 10 émissions quotidiennes (sauf samedi et dimanche) de 15 mn, jusqu’au vendredi 12 octobre. Rediffusion de la série de 1951 (contractée de 14 entretiens de 20-22 mn à 10 de 12-13 mn), pour le dixième anniversaire de la mort du poète.

Lundi 29 octobre, France-Culture, 15h50-16h05. Entretiens avec Marcel Duhamel, par Roger Vrigny. Puis : mardi 30, mercredi 31, jeudi 1er, vendredi 2 novembre. 5 émissions quotidiennes de 15 mn.

Mardi 1er janvier, France-Culture, 15h50-16h05. Entretiens avec Roland Laudenbach, par Jean-François Noël. Puis : mercredi 2, jeudi 3, vendredi 4, lundi 7 janvier. 5 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf samedi et dimanche).

Mardi 8 janvier, France-Culture, 15h50-16h05. Entretiens avec Eugène Guillevic, par Luc Bérimont. Puis : mercredi 9, jeudi 10, vendredi 11, lundi 14 janvier. 5 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf samedi et dimanche).

125

Mardi 22 janvier, France-Culture, 15h50-16h05. Entretiens avec Alejo Carpentier (écrivain cubain), par Claudine Chonez. Jusqu’au vendredi 1er février. 9 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf samedi et dimanche).

Lundi 11 février, France-Culture, 11h45-12h. Entretiens avec Luc Estang, par Maurice Chavardès. Puis : mardi 12, jeudi 14, vendredi 15 février et vendredi 22 mars. 5 émissions de 15 mn.

Lundi 18 mars, France-Culture, 11h45-12h. Entretiens avec André Roussin, par Nicolas de Rabaudy. Puis : mardi 19, mercredi 20, jeudi 21 mars. 4 émissions quotidiennes de 15 mn.

Jeudi 18 avril, France-Culture, 11h45-12h. Entretiens avec Henri Bosco, par Robert Ytier. Jusqu’au lundi 29 avril. 8 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf samedi et dimanche).

Mercredi 15 mai, France-Culture, 11h45-12h. Entretiens avec Lise Deharme, par Dominique Rabourdin. Jusqu’au mardi 28 mai. 10 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf samedi et dimanche).

1974-1975

130

Lundi 11 novembre, France-Culture, 11h45-12h. Entretiens avec Edmonde Charles-Roux, par Robert Ytier. Puis : mardi 12, mercredi 13, jeudi 14, vendredi 15 novembre. 5 émissions quotidiennes de 15 mn.

Jeudi 24 octobre, France-Culture, 11h45-12h. Entretiens avec Jacques Baron, par Dominique Raburdin. Jusqu’au jeudi 7 novembre. 10 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf samedi et dimanche).

Dimanche 8 décembre, France-Culture, 16h45-17h30. Entretiens avec André Malraux, par Guy Suarès. Puis : dimanches 15, 22, 29 décembre et 5 janvier. 5 émissions hebdomadaires de 45 mn.

Lundi 3 février, France-Culture, 11h45-12h. Entretiens avec Alain Robbe-Grillet, par Jean Thibaudeau. Jusqu’au vendredi 14 février. 10 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf samedi et dimanche).

Lundi 17 mars, France-Culture, 11h45-12h. Entretiens avec Eugène Ionesco, par Claudine Chonez. Jusqu’au mardi 1er avril. 12 émissions quotidiennes de 15 mn (sauf samedi et dimanche).

Lundi 7 avril : nouvelle grille de programmes sur France Culture. Alain Veinstein chargé des séries d’entretiens.

135

Lundi 7 avril, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Louis Guilloux, par Roger Grenier. Puis : mardi 8, mercredi 9, jeudi 10, vendredi 11 avril. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 14 avril, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Denis Roche, par Gérard Julien Salvy. Puis : mardi 15, mercredi 16, jeudi 17, vendredi 18 avril. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 21 avril, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Jean Grosjean, par Pierre Oster. Puis : mardi 22, mercredi 23, jeudi 24, vendredi 25 avril. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 28 avril, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Carlos Fuentes (écrivain mexicain), par Ugne Karvelis. Puis : mardi 29, mercredi 30, jeudi 1er, vendredi 2 mai. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 5 mai, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Gaëtan Picon, par Cella Minart. Puis : mardi 6, mercredi 7, jeudi 8, vendredi 9 mai. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

140

Lundi 12 mai, France-Culture, 22h40-23h05. Entretiens avec Maurice Roche, par Georges Charbonnier. Puis : mardi 13, mercredi 14, jeudi 15, vendredi 16 mai. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 19 mai, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Edmond Jabès, par Joseph Guglielmi. Avec la participation de Jean-Pierre Faye et Claude Royet-Journoud. Puis : mardi 20, mercredi 21, jeudi 22, vendredi 23 mai. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 26 mai, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Roger Laporte, par Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, avec la participation de Jacques Derrida et Roland Barthes. Puis : mardi 27, mercredi 28, jeudi 29, vendredi 30 mai. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 2 juin, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Philippe Soupault, par Bernard Delvaille. Puis : mardi 3, mercredi 4, jeudi 5, vendredi 6 juin. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 9 juin, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec James Baldwin (écrivain américain), par Éric Laurent. Puis : lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi 6 juin. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

145

Lundi 23 juin, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Henri Thomas, par Christian Giudicelli. Puis (0h20 à 0h45) : mardi 24, mercredi 25, jeudi 26, vendredi 27 juin. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 30 juin, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec André Dhôtel, par Patrick Reumaux. Avec la participation de Germaine Beaumont et Georges Becker. Puis : mardi 1er, mercredi 2, jeudi 3, vendredi 4 juillet. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

1975-1976

Lundi 20 octobre, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Michel Deguy, par Michel Chaillou. Puis : mardi 21, mercredi 22, jeudi 23, vendredi 24 octobre. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 27 octobre, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Claude Ollier, par Mathieu Bénézet (« Tentative d’entretien avec Claude Ollier »). Avec la participation de Jean Ricardou, Jean Thibaudeau, Joseph Guglielmi et Denis Roche. Puis : mardi 28, mercredi 29, jeudi 30, vendredi 31 octobre. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 17 novembre, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Maurice Nadeau (éditeur), par Georges Perec. Puis : mardi 18, mercredi 19, jeudi 20, vendredi 21 novembre. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

150

Lundi 26 janvier, France-Culture, 22h30-22h55. Entretiens avec Aimé Césaire, par Édouard Maunick. Puis : mardi 27, mercredi 28, jeudi 29, vendredi 30 janvier. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 2 février, France-Culture, Entretiens avec Léo Malet, par Hubert Juin. Puis : mardi 3, mercredi 4, jeudi 5, vendredi 6 février. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 16 février, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Georges Perros, par Jean Daive. Avec la participation de Jean-Marie Gibbal. Lectures par Michèle Cohen. Puis : mardi 17, mercredi 18, jeudi 19, vendredi 20 février. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 8 mars, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec William Burroughs (écrivain américain), par Philippe Mikriammos. Puis : mardi 9, mercredi 10, jeudi 11, vendredi 12 mars. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 15 mars, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Pierre Jean Jouve, par Michel Manoll. Rediffusion intégrale de la série de 1954. Jusqu’au vendredi 26 mars. 10 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 5 avril, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Camille Bryen (écrivain et peintre), par Michel Butor. Puis : mardi 6, mercredi 7, jeudi 8, vendredi 9 avril. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

155

Lundi 12 avril, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Claude Simon, par Monique Joguet. Puis : mardi 13, mercredi 14, jeudi 15, vendredi 16 avril. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 19 avril, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Jean Thibaudeau, par Mathieu Bénézet. Puis : mardi 20, mercredi 21, jeudi 22, vendredi 23 avril. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 26 avril, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Henri Guillemin (historien des Lettres), par Geneviève Guicheney. Puis : lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 3 mai, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Franck Venaille, par Jean Daive. Lectures par Michael Lonsdale. Puis : mardi 4, mercredi 5, jeudi 6, vendredi 7 mai. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

160

Lundi 5 juillet, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Jacques Lacarrière, par Françoise Estèbe et Jean Couturier. Puis : mardi 6, mercredi 7, jeudi 8, vendredi 9 juillet. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

1976-1977

Lundi 4 octobre, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Jacques Roubaud, par Joseph Guglielmi. Lectures par Florence Delay. Puis : mardi 5, mercredi 6, jeudi 7, vendredi 8 octobre. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Samedi 8 octobre, France-Culture, 19h25-19h50. Entretiens avec Roman Jakobson (linguiste), par René Georgin. Avec la participation de Jean-Claude Milner, Tzvetan Todorov, Marcel Dossogne, Roger-Pol Droit, Jean-Pierre Faye, Roland Barthes, Mitsou Ronat. Puis : samedis 15, 22, 29 octobre, 5, 12, 19, 26 novembre, 10, 17 décembre. 10 émissions hebdomadaires de 25 mn.

Lundi 25 octobre, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Jean Tortel, par Joseph Guglielmi et Liliane Giraudon. Lectures par Michèle Cohen. Jusqu’au vendredi 5 novembre. 10 émissions quotidiennes de 25 mn (sauf samedi et dimanche).

Lundi 29 novembre, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Gérard Genette (critique et théoricien), par Mathieu Bénézet et Philippe Lacoue-Labarthe. Puis : mardi 30 novembre, mercredi 1er, jeudi 2, vendredi 3 décembre. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

165

Lundi 6 décembre, France-Culture, 22h35-23h. Entretiens avec Italo Calvino (écrivain italien), par Jean Thibaudeau. Puis : mardi 7, mercredi 8, jeudi 9, vendredi 10 décembre. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 13 décembre, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Edoardo Sanguineti (écrivain italien), par Jean Thibaudeau. Puis : mardi 14, mercredi 15, jeudi 16, vendredi 17 décembre. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 10 janvier, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Jean-Pierre Richard (critique), par Mathieu Bénézet. Puis : mardi 11, mercredi 12, jeudi 13, vendredi 14 janvier. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 7 février, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Bryon Gysin (écrivain britanno-canadien), par Jean Daive. Puis : mardi 8, mercredi 9, jeudi 10, vendredi 11 février. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 21 février, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Roland Barthes (critique et théoricien), par Jean-Marie Benoist et Bernard-Henri Lévy. Puis : mardi 22, mercredi 23, jeudi 24, vendredi 25 janvier. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

170

Lundi 28 mars, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Julien Gracq, par Jean Daive. Puis : mardi 29, mercredi 30, jeudi 31 mars, vendredi 1er avril. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 18 juillet, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Birgitta Trotzig (écrivain suédoise), par Jean Daive. Puis : mardi 19, mercredi 20, jeudi 21, vendredi 22 juillet. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 25 avril, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Robert Mallet, par Pierre Sipriot. Puis : mardi 26, mercredi 27, jeudi 28, vendredi 29 avril. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 2 mai, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec André Frénaud, par Bernard Pingaud. Puis : mardi 3, mercredi 4, jeudi 5, vendredi 6 mai. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 16 mai, France-Culture, « Les grands contemporains », 22h30-23h. Entretiens avec Léopold Sédar Senghor (écrivain sénégalais), par Patrice Galbeau. Avec la participation d’Edgar Faure, Robert Mallet, Alice Saunier Seité, Jean Rous, Philippe Soupault, Jean-Claude Renard, Ousmane Seck, Thiam Saada, Jacques Chirac, Jean-Louis Florentz. Puis : mardi 17, mercredi 18, jeudi 19, vendredi 20 mai, lundi 23 mai, puis mardi 5, mercredi 6, vendredi 8 juillet (9e et 10e). 10 émissions d’abord quotidiennes de 30 mn. L’entretien 10 est diffusé une première fois le 27 mai et rediffusé le 8 juillet.

175

Lundi 30 mai, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Gastion Ferdière (psychiatre d’Artaud), par Mathieu Bénézet. Puis : mardi 31 mai, mercredi 1er, jeudi 2, vendredi 3 juin. 5 émissions quotidiennes de 30 mn. Rediffusion du 2 au 6 octobre 1978.

Lundi 20 juin, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Dominique Desanti (historienne et romancière), par Jean Montalbetti. Puis : mardi 21, mercredi 22, jeudi 23, vendredi 24 juin. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 27 juin, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Lucette Finas, par Alain Coulange. Puis : mardi 28, mercredi 29, jeudi 30 juin, vendredi 1er juillet. 5 émissions quotidiennes de 30 mn.

Lundi 1er août, France-Culture, 22h30-22h45. Entretiens avec François Mauriac, par Jean Amrouche (« Ma vie et mes personnages »). Rediffusion intégrale de la série de 1952-1953. 40 émissions quotidiennes (sauf samedi et dimanche), jusqu’au vendredi 23 septembre.

1977-1978

Samedi 17 septembre, France-Culture, « Démarches », 10h45-11h. Entretiens avec Jean-Edern Hallier, par Gérard-Julien Salvy. Puis : samedis 24 septembre et 1er octobre. 3 émissions hebdomadaires de 15 mn.

Vendredi 20 octobre, France-Culture, « Un homme une ville : Roland Barthes sur les traces de Proust », 14h45-16h. Entretiens avec Roland Barthes, par Jean Montalbetti. Puis : vendredis 27 octobre et 3 novembre. 3 émissions hebdomadaires de 45 mn.

180

Lundi 24 octobre, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Cheng Tcheng (écrivain chinois), par Claude Hudelot. 10 émissions quotidiennes de 30 mn (sauf samedi et dimanche), jusqu’au vendredi 4 novembre.

Lundi 14 novembre, France-Culture, 22h30-23h. Entretiens avec Georges Neveux, par Noële Neveux. 10 émissions quotidiennes de 30 mn (sauf samedi et dimanche), jusqu’au vendredi 25 novembre.

Samedi 14 janvier, France-Culture, « Démarches », 10h45-11h. Entretiens avec Gonzague Saint Bris, par Gérard-Julien Salvy. Puis : samedis 21 et 28 janvier. 3 émissions hebdomadaires de 15 mn.

Lundi 13 mars, France-Culture, « Nuits magnétiques », 22h35-23h. Entretiens avec Jorge Luis Borges (écrivain argentin), par Jean Daive. Puis : mardi 14, mercredi 15, jeudi 16, vendredi 17 mars. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Samedi 1er avril France-Culture, « Démarches », 10h45-11h. Entretiens avec Michel Deguy, par Gérard-Julien Salvy. Puis : samedis 8 et 15 avril. 3 émissions hebdomadaires de 15 mn.

185

Lundi 3 avril, France-Culture, « Nuits magnétiques », 23h15-23h40. Entretiens avec Marcelin Pleynet, par Serge Fauchereau. Puis : mardi 4, mercredi 5, jeudi 6, vendredi 7 avril. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

Lundi 8 mai, France-Culture, « Nuits magnétiques », 23h-23h30. Entretiens avec Bernard Noël, par Jean Daive. Puis : mardi 9, mercredi 10, jeudi 11, vendredi 12 mai. 5 émissions quotidiennes de 30 mn. Rediffusion dans « Nuits magnétiques » du 10 au 14 juillet 1978.

Dimanche 6 août, France Culture, 12h05-12h30. Entretiens avec Roger Peyrefitte, par Francis Crémieux. Puis : dimanches 6, 13, 20, 27 août, 3, 10 et 17 septembre. 7 émissions hebdomadaires de 25 mn.

1978-1979

Possibles séries, à identifier.

1979-1980

Lundi 31 mars, France Inter, « Radioscopie », 17h05-18h. Entretiens avec Albert Cohen, par Jacques Chancel. Puis : mardi 1er, mercredi 2, jeudi 3, vendredi 4 avril. 5 émissions quotidiennes de 55 mn.

1980-1981

Lundi 27 octobre, France Culture, « Nuits magnétiques », 22h35-23h. Entretiens avec Marguerite Duras, par Jean-Pierre Ceton. Puis : mardi 28, mercredi 29, jeudi 30, vendredi 31 octobre. 5 émissions quotidiennes de 25 mn.

190

Lundi 3 août, France Culture, 21h-22h. Entretiens avec André Malraux, par Jean-Marie Drot (« Dernières conversations avec André Malraux »). Jusqu’au vendredi 21 août. 15 émissions quotidiennes d’une heure (appelées « chapitres »), sauf samedi et dimanche, produites en collaboration avec TF1 et la SFP.

1981-1982

Possibles séries, à identifier.

1982-1983

Possibles séries, à identifier.

1983-1984

Jeudi 15 septembre, France Culture, 10h45-11h. Entretiens avec Suzanne Lilar (écrivain flamand), par Laurence Cossé. Puis : jeudis 22 et 29 septembre. 3 émissions hebdomadaires de 15 mn.

Jeudi 6 octobre, France Culture, 10h45-11h. Entretiens avec Petru Dumitriu (écrivain roumain), par Laurence Cossé. Puis : jeudis 13, 20, 27 octobre. 4 émissions hebdomadaires de 15 mn.

Jeudi 6 octobre, France Culture, 21h45-22h25. Entretiens avec Guy Dumur, par Lucien Attoun (« Guy Dumur, profession spectateur »). Puis : jeudis 13, 20, 27 octobre, 3, 10, 17, 24 novembre, 1er, 8, 15, 22 décembre. 12 émissions hebdomadaires de 40 mn.

1984-1985

Mardi 6 novembre, France Culture, 21h-21h25. Entretiens avec Jean Tardieu, par Laurent Flieder (« Jean Tardieu, l’artisan et la langue »). Puis : mardis 13, 20, 27 novembre et 4 décembre. 5 émissions hebdomadaires de 25 mn.

Mardi 9 avril, France Culture, 21h-21h30. Entretiens avec Jean Paulhan, par Robert Mallet. Puis : mardis 16, 23, 30 avril et 7 mai. Rediffusion de la série de 1953. 5 émissions hebdomadaires de 30 mn.

1985-1986

195

Dimanche 1er décembre, France Culture, 13h40-14h. Entretiens avec Michel Seuphor (écrivain belge), par Annick Pely Audan. Puis : dimanches 8, 15, 22, 29 décembre. 5 émissions hebdomadaires de 20 mn.

Lundi 9 juin, France Culture, 10h50-11h10. Entretiens avec Nedim Gürsel (écrivain turc), par Charles Juliet (« Une voix venue d’Anatolie »). Puis : mardi 10, mercredi 11, jeudi 12, vendredi 13 juin. 5 émissions quotidiennes de 20 mn.

1986-1987

Lundi 19 janvier, France Culture, 10h50-11h10. Entretiens avec Christian Bobin, par Charles Juliet (« La merveille et l’obscur »). Puis : mardi 20, mercredi 21, jeudi 22, vendredi 23 janvier. 5 émissions quotidiennes de 20 mn.

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier et membre de l’Institut universitaire de France. Il anime à Montpellier un programme de recherche sur les écrivains et la radio en France (XX-XXIsiècles), et a dirigé huit ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (avec Françoise Joly et Annie Pibarot) en 2017 et Poésie sur les ondes (avec Marie Joqueviel-Bourjea et Céline Pardo) en 2018, aux Presses universitaires de Rennes.

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La Matinée littéraire de Roger Vrigny: un esprit NRF à France Culture


L’article se concentre sur « L’Invité de la semaine », la principale rubrique de La Matinée littéraire, magazine exclusivement littéraire de France Culture produit par Roger Vrigny de 1966 à 1984. Entre élitisme et démocratisation, le magazine obéit à la double volonté de résister à la dilution de la littérature dans la culture et de donner à des écrivains trop seuls des lecteurs attachés à les suivre de livre en livre. Le grand entretien de « L’Invité de la semaine » est la pièce maîtresse de cette politique, qui puise son inspiration dans le stimulant exemple de La NRF de la grande époque, tout en adaptant sa pratique à celle de La NRF d’après-guerre, qui favorise quelque peu les auteurs Gallimard. Un esprit NRF habite le magazine, en dépit de certaines concessions faites à l’esprit mondain des « salons » (il faut bien donner « du pain et des jeux » à ses auditeurs du matin) et à l’audimat. Les vertus classiques de simplicité et de clarté animent la conduite des entretiens, à l’abri des bonnes manières et à l’écart des polémiques et des jargons. Les écrivains gauches y sont appréciés, les écrivains brillants redoutés, même si certains fascinent (Barthes, Butor…). Les questions importantes touchent tout à la fois à la clôture de l’œuvre et à la manière dont la vie intérieure des auteurs s’y manifeste. Dans le rôle de l’intervieweur, Vrigny agit beaucoup plus en critique qu’en reporter culturel : au contraire d’un Chancel ou d’un Pivot, adeptes de la position de l’ignorant, dont le métier est d’obtenir des réponses à des questions épousant les attentes et curiosités du grand public, il juge important de faire entendre à ses auditeurs des conversations de pair à pair.

 

The paper focuses on “L’Invité de la semaine”  [“The Guest of the Week”], the main sequence of La Matinée littéraire, an exclusively literary magazine of France Culture produced by Roger Vrigny from 1966 to 1984. Between elitism and democratization, the magazine obeys the double will to resist the dilution of literature in culture and to give to lonely writers readers who follow them from book to book. The main interview of « L’Invité de la semaine » is the centerpiece of this policy, which draws its inspiration from the inspiring example of the NRF of the inter-war period, while adapting its practice to that of the NRF after war, which somewhat favors Gallimard authors. A NRF spirit lives in the magazine, despite some concessions made to the mundane spirit of the “salons” (it is necessary to give “bread and distractions” to its listeners in the morning) and the ratings. The classic virtues of simplicity and clarity animate the conduct of interviews, safe from good manners and away from polemics and jargons. The clumsy writers are appreciated, the brilliant writers feared, even if some fascinate (Barthes, Butor…). The important questions concern both the closing of the work and the way in which the inner life of the authors manifests itself. In the role of the interviewer, Vrigny acts much more as a critic than a cultural reporter: unlike a Chancel or Pivot, followers of the position of the ignorant, whose job is to obtain answers to questions that meet the expectations and curiosities of the general public, he deems it important to have his listeners hear peer-to-peer conversations.


Texte intégral

« Quand on aime la littérature, quand on veut devenir écrivain, quand on a cette vocation, on avait devant les yeux l’exemple de La NRF, on rêvait à toute cette mythologie de La NRF ! » (Roger Vrigny, La Matinée littéraire du 8 septembre 1977)

Bien oublié aujourd’hui, sauf de ceux qui, dans les deux dernières décennies du xxe siècle, ont pris plaisir à écouter sur France Culture son émission Lettres ouvertes (1984-1997), éclipsé dans la mémoire publique par un Chancel, un Pivot (qui fut son collaborateur), un Veinstein, l’écrivain Roger Vrigny, prix Femina 1963 pour La Nuit de Mougins, Grand Prix de littérature de l’Académie française en 1989, romancier surtout, auteur de théâtre, de radio et de télévision accessoirement, essayiste d’humeur sur le tard, a pourtant été un poids lourd de la radio littéraire en France. Celui qu’on a pu appeler le « Monsieur Livres » de France-Culture [1] est entré à la radio en 1956, pour co-animer puis diriger Belles-Lettres, une revue radiophonique (la première du genre) lancée en 1952 par Robert Mallet et Pierre Sipriot. Il le fait jusqu’en 1963, tout en co-produisant, jusqu’en 1966, quelques émissions littéraires thématiques : Terre natale (1959-1960), Une œuvre un portrait (1962-1963), Les cris de la fée (1966). Dans les années 1960 et 1970, il pratique aussi très régulièrement le genre de l’entretien-feuilleton : avec André Spire (1962, 8 émissions), Germaine Beaumont (1964, 6 émissions), Henri Rollan (1965, 6 émissions), Louis Guilloux (1969, 12 émissions), Jean Cayrol (1970, 12 émissions), Jean Tardieu (1972, 12 émissions), Marcel Arland (1972, 12 émissions), Marcel Duhamel (1973, 5 émissions). Il y revient dans les années 1990, pour la série d’entretiens À voix nue lancée en 1985, avec Gabriel Matzneff (1990), Roger Stéphane (1991), Pierre Moinot (1995), en adoptant le format court en cinq émissions de règle dans la série.

Mais c’est dans le genre du magazine que Vrigny va surtout s’illustrer et durer, de La Semaine littéraire (1963-1968) à Lettres ouvertes en passant par La Matinée littéraire (1966-1984), le rendez-vous de la littérature au sein des Matinées de France Culture. Son dernier directeur de chaîne, Jean-Marie Borzeix (1984-1997), expliquait ainsi sa longévité dans la fonction : « Roger Vrigny, c’est la curiosité, la jeunesse et l’ouverture d’esprit. Roger comprend et admet toutes les sensibilités littéraires. Il n’est jamais méchant ni agressif, et quand il lance des pointes, c’est toujours avec courtoisie. Son émission est très appréciée des écrivains, qui s’y sentent écoutés [2]. » La Matinée littéraire, c’est durant presque vingt ans, du mercredi 19 octobre 1966 au jeudi 11 octobre 1984, un magazine de plus ou moins deux heures [3] proposant, sous différents titres au fil des saisons, des chroniques, des enquêtes, des jeux, un « intermède musical », des dossiers (systématiques dans la nouvelle formule du magazine lancée en 1977), des interviews d’écrivains en lien avec l’actualité [4]. Autour de Vrigny, quelques piliers : Luc Estang et Alain Bosquet, tous deux poètes, romanciers, critiques, essayistes… et membres d’une maison d’édition (Seuil, Calmann-Lévy) ; Christian Giudicelli, un jeune auteur Gallimard ; Evelyne Schlumberger, ancienne journaliste de Radio-Lausanne, dédiée aux jeux et enquêtes ; le compositeur Georges-Léonce Guinot, concepteur des intermèdes musicaux. Et divers collaborateurs réguliers plus ou moins durables, parmi lesquels Bernard Pivot, Roger Gouze, Alain Clerval, le romancier Jean Dutourd, l’éditeur Hubert Juin, les poètes Rouben Melik et Pierre Oster, le polémiste Patrick Besson (les deux dernières années)… Tout cela fait un programme mi-instructif mi-divertissant, d’où émerge une séquence-phare : « L’Invité de la semaine », un entretien en tête-à-tête (presque toujours) de quinze à vingt minutes avec un écrivain (le plus souvent un romancier), autour de son dernier livre. Signe de l’importance de cette séquence, Vrigny en est durant vingt ans le principal animateur. C’est là au fond que l’on peut le mieux capter l’esprit que l’écrivain-journaliste veut faire passer sur son émission, au-delà de son obéissance aux lois du magazine littéraire : un « esprit NRF », guidé par la « reconnaissance du caractère sacré de la littérature et des écrivains [5] », en même temps que par une préférence marquée pour les esthétiques classiques. Comment cet esprit NRF informe-t-il les « grands entretiens » de La Matinée littéraire ?

1. L’esprit NRF

1.1. La littérature avant tout

Le vrai titre de La Matinée littéraire, son titre officiel à défaut d’être celui sous lequel le magazine s’est fait connaître, est on ne peut plus net sur le sujet exclusif de l’émission : La Littérature. Manière de dire, à une époque qui aime le mélange des genres, des disciplines, des arts, l’attachement de Vrigny à ce que la littérature a d’unique comme manière de dire le monde ; son refus, dès lors, du « décloisonnement » pratiqué dans les magazines « culturels » comme dans la presse écrite. « En général, on parle de livres mais peu de “littérature” dans la presse » ; et même dans Les Nouvelles littéraires des années 1970, lit-on dans Le Besoin d’écrire [6]. Dans ce petit essai assez vif, Vrigny s’en prend aux dangers qui guettent alors la littérature ; parmi eux, sa « banalisation », qui « la rend inoffensive [7] ». On retrouve là quelque chose de l’esprit puriste de La NRF : la littérature avant tout. Dans La Matinée littéraire, « l’invité de la semaine » est toujours un écrivain. Cette religion de la littérature n’exclut pas chez Vrigny un certain sens du monde comme il va, des enjeux commerciaux et promotionnels d’un passage dans une émission comme la sienne. Il sait se montrer accessible aux manœuvres éditoriales ou amicales pour pousser un écrivain devant son micro. Et des représentants des éditeurs sont régulièrement invités à commenter l’actualité du livre, notamment à chaque rentrée littéraire. Là où un Pivot refuse absolument toute fonction dans l’édition pour préserver son indépendance, Vrigny au contraire est un bon exemple de « cumulard » des Lettres, écrivain, journaliste, directeur littéraire (chez Calmann-Lévy à partir de 1977), juré du prix Renaudot (à partir de 1978), « toutes activités qui, alliées à un tempérament volontiers polémique, renforçaient son côté éminence de la république des lettres [8] ». Et simultanément, c’est un amoureux de la littérature, un dévot de la chose littéraire, qui utilise ses positions dans les champs littéraire et médiatique pour servir sa passion. En somme, un puriste pragmatique : pragmatique face aux « règles du jeu » du marché éditorial ; puriste dans sa défense et promotion de la littérature exclusivement. En septembre 1977, la nouvelle formule de La NRF (avec Georges Lambrichs) lui donne l’occasion de réaffirmer la pieuse allégeance du magazine à « l’exemple de La NRF » et leur vocation commune à s’adresser avant tout à ceux qui aiment la littérature :

La Matinée littéraire, cela peut être aussi, dans son genre, une revue, et un lieu de rencontre. Le fait qu’il y ait tant de demandes dans le courrier, tant de réactions et de réflexions à propos de ce qui est dit et entendu, on se dit : « Mais, nom d’un chien, ce public, il existe ! Nom d’un chien ces lecteurs, ces gens qui aiment la littérature, sans aucun esprit ni de parti ni de spécialisation, ils existent ! » Ce sont les vrais, ce sont les purs [9] !

1.2. Allergies

La religion de la littérature impose d’écarter tout esprit partisan, militant ou de chapelle, comme Jean Paulhan s’attacha aussi à le faire à La NRF, en parlant de politique soit comme d’une chose inoffensive soit « en des sens contradictoires [10] », du moins aussi longtemps que possible [11]. Vrigny sait reconnaître un bon écrivain, même quand il ne le comprend pas ou ne l’aime pas d’emblée, et il n’a pas peur de dialoguer avec lui ; il n’a pas d’esprit de système. Cela ne l’empêche pas, comme les personnages influents de La NRF avant lui, d’avoir ses préférences et ses allergies [12].

Allergies : elles ont un point commun, la « technocratie ». Vrigny rassemble derrière ce mot, dans Le Besoin d’écrire notamment [13], tous les « cuistres » qui mobilisent des jargons, des théories, des sciences – sciences des signes (structuralisme, sémiologie…), sciences de l’homme (sociologie, psychanalyse…) – pour parler de littérature ; et parmi eux les écrivains qui utilisent ce genre de langage pour imposer aux autres écrivains leur manière de concevoir la littérature. Paulhan les aurait rangés parmi les « terroristes », mot que reprend Vrigny dans une note écrite en marge de la rédaction du Besoin d’écrire, où la filiation avec Les Fleurs de Tarbes est nette :

Je vois bien tout ce qu’il y aurait à montrer, le terrorisme du « nouveau roman », le jargon des théoriciens, la servilité de la critique, la grande peur des « bien-pensants », les professeurs et l’Université craignant toujours d’être en retard d’une révolution, bref le règne des nouveaux « grands rhétoriqueurs » ou bricoleurs du roman, comme les appelle Jacques Brenner, qui remplacent la création par le commentaire [14].

Mais pour Vrigny, ces technocrates ne sont pas seulement des terroristes, ils ont aussi le défaut supplémentaire de rendre la littérature « indigeste [15] ». Et comment inviter à son micro un écrivain dont le jargon peut nuire à l’appétit des auditeurs pour la littérature ?

Cette accusation de cuistrerie vise quelques groupes bien identifiés dans le champ littéraire de l’époque, trois en particulier : les écrivains du Nouveau Roman, de Tel Quel, de la revue Change… Cela dit, le producteur de La Matinée littéraire se montre parfaitement capable de faire des différences entre les auteurs associés – plus ou moins légitimement – à ces labels : comme Paulhan, il sait qu’être un « terroriste » ou un « rhétoriqueur » n’empêche d’être ni un bon ni un mauvais écrivain [16]. Ainsi, alors que Robbe-Grillet, Claude Simon et Claude Ollier ne sont jamais « invités de la semaine » [17], Robert Pinget (que Vrigny apprécie) l’est une fois (2 décembre 1971), Michel Butor deux fois (1er juillet 1971, 5 juillet 1973), et Nathalie Sarraute… quatre fois (24 février 1972, 30 septembre 1976, 28 février 1980, 23 juin 1983) [18]. Du côté de Tel Quel, pas trace de Sollers, de Jean Thibaudeau ou de Marcelin Pleynet, mais Denis Roche est invité trois fois. Du côté des trois fondateurs de Change, pas de Maurice Roche, mais deux fois Jacques Roubaud, tandis que Jean-Pierre Faye, à défaut de venir en « invité de la semaine », est accueilli pour présenter sa défense dans la rubrique « Actualité poétique » de Rouben Melik (16 octobre 1969). Quant à Roland Barthes, « qui fut le grand-prêtre de “l’école du regard” et plus tard du Telquelisme [19] » et constitue aux yeux de Vrigny l’incarnation le plus intimidante et fascinante à la fois du professeur théoricien, le « goût pour les néologismes, les images-chocs, les tournures alambiquées » de ce « docteur en écriture [20] » n’empêche pas qu’il soit accueilli trois fois dans le magazine comme « invité de la semaine » (2 avril 1970, 13 janvier 1972, 6 mars 1975).

Derrière la condamnation en bloc des nouveaux pédants de la République des Lettres, il s’agit donc de distinguer selon les cas et les auteurs, la plupart irréductibles au label qui les regroupe et même à leur propre jargon.

1.3. Préférences

Cela dit, les préférences personnelles de Vrigny vont clairement aux écrivains inscrits dans la grande tradition française du style classique (simple, sobre, clair, dense, discipliné, faussement banal, élégant, fluide…), celle des fondateurs de La NRF [21]. Car si tout au long du siècle la ligne éditoriale de La NRF se veut à la fois classique et moderne et s’ouvre aux « terroristes », les écrivains de style classique y sont plus spécialement à l’honneur, de Gide et Schlumberger à Marcel Jouhandeau et Marcel Arland, et plus généralement ceux qui ont un rapport globalement plus heureux que soupçonneux au langage. Devenir auteur des éditions Gallimard, ce « temple de La NRF » où le fait entrer Robert Mallet, qui y est directeur littéraire, c’est avant tout pour Vrigny entrer dans cette « famille » de langage, de cœur et d’esprit à laquelle il restera attaché toute sa vie, et dont le symbole à ses yeux est Marcel Arland. L’admiration de Vrigny pour l’homme et son œuvre est patente tout au long de la série d’entretiens qu’ils ont ensemble en 1972. Ainsi né et situé dans le champ littéraire des années cinquante et suivantes, on comprend bien comment le producteur de La Matinée littéraire a le souci de faire valoir dans son magazine des écrivains qui incarnent à ses yeux la « famille » qui lui est chère – non sans la confondre quelque peu avec les auteurs Gallimard et familiers de la maison, comme La NRF de l’après-guerre [22].

Comment cela se manifeste-t-il ? Naturellement, au fil des invitations hebdomadaires, dans le choix des « invités », dont certains sont accueillis et présentés d’une manière qui ne trompe pas, à commencer par Robert Mallet, « invité » cinq fois entre 1967 et 1982 et Marcel Arland, « invité » trois fois, au tout début et vers la fin du magazine (1967, 1979, 1981), les deux mentors de Vrigny chez Gallimard ; tous deux présents à divers titres dans une quinzaine d’autres émissions de La Matinée littéraire. Mais aussi par les hommages spéciaux consacrés à des écrivains de la « famille », les uns de leur vivant, les autres à l’occasion de leur mort ou d’un événement commémoratif. De même que, dans La NRF de la grande époque (jusqu’en 1940), les directions de la revue s’expriment, non dans sa partie de création, ouverte à tous les talents, mais dans la partie critique des notes de lecture, hautement stratégiques à ce titre, de même, tout en ouvrant « L’Invité de la semaine » à des écrivains très divers, Vrigny semble confier à ces hommages de grand format (ils occupent tout ou majeure partie du magazine) le rôle de repère indicateur de ses terres d’élection en littérature – avec un faible avoué pour ceux qui se tiennent à l’écart de la vie littéraire parisienne, ses cancans et ses mondanités, gage de plus grande fidélité au sacerdoce de la littérature, comme Cohen, Giono ou Guilloux [23].

Les noms ne manquent pas : Jean Paulhan (17 octobre 1968) ; Albert Cohen (6 novembre 1969) ; François Mauriac (3 septembre 1970) ; Jean Giono (15 octobre 1970) ; Saint-John Perse (25 septembre 1975) ; Patrice de La Tour du Pin ; Pierre Jean Jouve (15 janvier 1976) ; Paul Morand (29 juillet 1976) ; André Gide (avec qui, symboliquement, Vrigny inaugure le 6 octobre 1977 la nouvelle formule du magazine) ; Raymond Queneau (28 octobre 1976) [24] ; André Malraux (25 novembre 1976) ; Valery Larbaud (7 juillet 1977, pour le 20e anniversaire de sa mort) ; Marcel Arland bien sûr (5 juillet 1979, pour ses 80 ans) ; Max-Pol Fouchet (4 septembre 1980) ; Maurice Genevoix (11 septembre 1980) ; Louis Guilloux (16 octobre 1980, 3 juin 1982) ; Roger Martin du Gard (19 novembre 1981) ; Léopold Sédar Senghor (14 juin 1984)…

2. Défis et enjeux de l’entretien dans La Matinée littéraire

2.1. Élargir l’audience des écrivains

« L’attitude N.R.F., impliquant la reconnaissance du caractère sacré de la littérature et de l’écrivain, implique naturellement la notion d’élitisme. Une élite parle à l’élite [25]. »

Cette élite, ces publics restreints, on peut les retrouver, toutes proportions gardées, à la radio : Vrigny en est le premier conscient, lui qui a dirigé pendant cinq ans sur la Chaîne nationale, de 1958 à 1963, la seule revue littéraire qui ait jamais existé à la radio, Belles-Lettres. Son titre suffit à indiquer le caractère globalement élitiste de son ambition ; le nom de son principal fondateur, attaché à la maison Gallimard (Robert Mallet), ses sommaires, suggèrent clairement son projet d’être une sorte de NRF sur les ondes [26]. Mais Vrigny sait aussi que le défi de la Chaîne nationale après la mort de Paul Gilson en 1963 est, en devenant France Culture, de s’ouvrir à un plus grand public tout en continuant d’exister comme chaîne de la connaissance, de la parole et du livre à côté de France Inter, conçu en 1963 aussi pour rivaliser avec les stations périphériques comme Europe n°1 ou Radio-Luxembourg (RTL en 1966), beaucoup plus populaires. Il sait que passer de la revue au magazine signifie, dans ce contexte, aller à la rencontre d’un public plus large que celui de Belles-Lettres, un public que l’on rejoint aussi en lui proposant des jeux et des enquêtes, en mêlant les derniers potins et les dernières parutions, de la musique et des interviews, l’amusement et le sérieux. Et cela rejoint son désir profond de donner aux écrivains une audience (au sens de Gracq) plus large, comme il la désire pour lui-même comme écrivain [27].

C’est la raison d’être du nombre des interviews d’auteur dans La Matinée littéraire, et, avec « L’Invité de la semaine », de la promotion du genre dialogué au rang de genre majeur du magazine. L’interview, dans ce rôle fondamental de créer des rencontres, si possibles durables, entre un écrivain et des lecteurs, apparaît bien en effet comme la pièce maîtresse et la motivation profonde du magazine, ainsi qu’il ressort de la présentation qu’en fait Vrigny peu après son démarrage, dans un reportage télévisé consacré aux Matinées de France Culture :

Ce que nous avons voulu faire avant tout sur cette Matinée, c’est établir un contact entre / ceux que j’appelle les producteurs c’est-à-dire les romanciers, les poètes, les essayistes, et les consommateurs, c’est-à-dire le public. Trop souvent il me semble qu’il y a un fossé entre ces deux mondes, et que l’on considère les écrivains comme des gens un peu / particuliers, entourés / réservés dans leur chapelle et leur tour d’ivoire. En réalité il faut établir ce contact et montrer que les écrivains ont besoin aussi d’ouverture sur le monde. Alors différents jeux pour cela, différentes séquences, mais la principale séquence de la Matinée c’est celle que nous appelons « L’Invité de la semaine ». C’est-à-dire que, à cette occasion nous invitons un écrivain qui se trouve dans l’actualité, soit pour la publication d’un livre, soit pour un prix, une récompense qu’il a obtenue, et / nous l’interrogeons mais pas seulement sur son livre, pas uniquement, mais sur son métier d’écrivain, sur ses problèmes, sur ses difficultés, sur ses influences [28].

Et Vrigny de faire l’éloge de son premier invité, « qui correspondait tout à fait à l’idée que je me faisais de cette séquence », Jean-Pierre Chabrol. Lequel s’exprime aussi dans le même reportage :

Les gens, ça les aide de savoir comment un écrivain s’y prend, de savoir / que c’est « un type comme tout le monde » qui / simplement a / un petit don au départ et il a su le faire fructifier. Et / j’ai reçu des lettres / de gens qui se sont décidés à entrer dans un de mes livres, en se disant après tout le gars qui parle comme ça, on doit pouvoir le comprendre, ça a beau être de la littérature / « majestueuse », c’est / il raconte des histoires certainement. […] Finalement la radio m’a un peu fait entrer chez eux de force, et ils ne m’ont pas jeté dehors [29].

La culture de l’émission, c’est donc une culture de la relation, de la rencontre avec l’auteur et pas seulement une religion du livre. Il s’agit de sortir les écrivains de leur isolement, de leur trouver parmi les lecteurs des amis ou admirateurs qui le suivront ensuite de livre en livre. L’idée de Vrigny, vérifiée par les propos de Chabrol, est que le contact avec l’auteur est un bon moyen d’apprivoiser le public, un premier chemin d’accès au livre, plus concret, plus humain que de parler du livre sans lui. C’est un point qui mérite d’être souligné, sachant qu’au contraire d’autres émissions de l’époque préfèrent ne donner la parole qu’à des lecteurs de livres : journalistes et critiques dans Le Masque et la Plume, libraires dans Les Libraires savent lire

Tout en révérant donc Jean Paulhan ou Marcel Arland (farouche opposant au système des prix et jurys littéraires [30]) et en partageant leur conviction que le nombre de lecteurs ou d’auditeurs n’est pas le plus important dans la vie d’une revue ou d’une émission, il considère aussi comme préférable d’en avoir plus que moins. « On a besoin de 400 fanatiques, c’est ça qui vous fait vivre, pas 40 000 lecteurs », disait Paulhan, cité par Aury dans l’émission de 1977 consacrée à La NRF. « Ce langage, je l’approuve complètement de Jean Paulhan. Je me demande évidemment, quand l’éditeur Gallimard entendait ça, s’il était très heureux », répondait Vrigny. En effet, ajoutait-il, les milliers de lecteurs « ça existe » ; alors « comment faire coïncider ces deux directions [31] ? » « L’Invité de la semaine » est d’emblée vu par son producteur comme une réponse au défi de « faire coïncider les deux directions », c’est-à-dire de distinguer les talents tout en intéressant un large public.

2.2. De l’actualité des écrivains invités

Pour capter ce public, Vrigny n’invite aux « grands entretiens » du magazine que des auteurs en prose, réputés plus accessibles, d’une part [32] ; d’autre part que des auteurs qui attirent ou ont attiré l’attention des médias. Il ne manque pas, au début de chaque entretien, de rappeler cette notoriété de circonstance, même avec un Aragon, suffisamment célèbre déjà pourtant :

Il y a déjà plusieurs semaines […] que l’on parle de vous un peu partout dans les journaux, à la radio, à la télévision, on voit votre visage dans toutes les vitrines des librairies, vous envahissez un peu les librairies Aragon en ce moment avec Blanche ou l’Oubli, votre roman [33].

Vrigny, lui-même auréolé d’un des cinq grands prix de l’époque, ne méprise pas du tout le système des prix littéraires : il considère qu’il remplit son rôle s’il permet d’attirer vers certains écrivains des lecteurs qui seraient passés à côté sans ce coup de projecteur médiatique : « […] ce qu’il faudrait c’est que l’occasion d’un prix littéraire soit l’occasion de découvrir un auteur et de découvrir une vie ! C’est-à-dire une vie profonde, réelle, et alors là on ne la quitte plus [34] ! » C’est pourquoi aussi il ne veut pas prendre de risques dans le choix des « invités de la semaine » : il en écarte les poètes, les auteurs débutants, oubliés ou peu connus et, plus généralement, les petits tirages [35]. Ils ont droit à des interviews dans le magazine, mais ailleurs et plus brièvement (dix-douze minutes et moins) confiées à des collaborateurs : les uns au début de l’émission, dans le « Carrefour des jeunes » (premiers auteurs en prose ou poésie) animé par Christian Giudicelli, les autres à la fin de l’émission, dans la rubrique de Rouben Melik et Alain Bosquet consacrée aux auteurs qui font « l’actualité poétique ».

En somme, la composition du magazine induit clairement une hiérarchie entre les interviews, au profit de la plus populaire (on l’imagine). « L’Invité de la semaine », au centre, n’est pas seulement un exercice de médiatisation : c’est aussi un exercice d’exploitation d’une renommée, Vrigny tablant sur la notoriété préalable d’écrivains déjà distingués.

La réforme de l’émission en 1977 modifie ce bel équilibre, en réorganisant le magazine en deux grandes parties : d’abord un « magazine de l’actualité », destiné à « répondre aux exigences de l’information littéraire », comportant au début les rubriques « Nouvelles brèves » (Giudicelli), « Billet du jour » (chroniqueurs tournants), « À la vitrine du libraire » (chroniqueurs tournants) et « Le Livre de la semaine » (Vrigny et alii) ; ensuite un « dossier de la semaine », consacré « soit à un écrivain à l’occasion d’un anniversaire, d’une réédition, d’une étude récemment parue, soit à un thème littéraire, illustré par un ou plusieurs romans ou extraits ou critiques d’écrivains contemporains, soit à une enquête menée sur la vie littéraire, par exemple l’édition, par exemple la critique, par exemple la lecture, par exemple pourquoi pas l’activité littéraire d’une région [36] ». Il s’agit alors de réagir à l’esprit du temps « qui consiste à vouloir parler de tout et à prôner la sacro-sainte actualité, or pour nous ce qui est actuel précisément, ce n’est pas ce qui passe mais ce qui reste ». Vrigny met aussi en avant les préférences des auditeurs : « […] combien de fois au cours de ces onze années, à l’occasion d’hommages ou d’événements, nous nous sommes aperçus qu’on préférait finalement parler longuement de ceux que nous aimions et de ceux que vous aimiez » (il cite ici Colette, Giono, Faulkner…). Et puis, « nous vivons à une époque où les vrais écrivains s’accommodent assez mal du climat de show-business qui asphyxie la vie littéraire. Alors c’est à nous aussi de les faire respirer [37] ».

Dans cette nouvelle formule, « L’Invité de la semaine » n’est plus la clé de voûte de l’émission, mais elle le reste du « magazine de l’actualité » (après un temps de tâtonnement de quelques semaines durant lequel elle est remplacée par « Le Livre de la semaine » [38]). Par ailleurs, la formule de l’entretien est présente dans certains dossiers de la semaine consacrés à des auteurs vivants, sous un format deux fois plus long d’ailleurs (autour de 30 mn), tandis que des « Rencontres » avec de jeunes écrivains (Hervé Guibert…), ou des écrivains étrangers (William Cliff…) perpétuent aléatoirement la tradition des interviews de découverte.

Bref, de 1977 à 1984, la belle architecture d’interviews de la première décennie du magazine cède la place à quelque chose de plus libre derrière l’apparence d’ordre de la structure en deux volets, et parfois de plus détaché par rapport à la « sacro-sainte actualité ». Mais ce qui demeure, c’est bien la volonté de Vrigny de faire venir au micro de son émission des écrivains de valeur, pour les mettre en contact avec les auditeurs.

3. Dialogues avec les écrivains : fond et forme

 3.1. Conversation civile et bonnes manières

Heureuse rencontre, pour la première émission du magazine, que celle de l’écrivain-journaliste parisien Vrigny et de l’écrivain-conteur cévenol Chabrol, accordés sur l’essentiel, si on en croit la conclusion de l’invité : « Finalement vous voyez, mes goûts, ma façon d’aborder la littérature ressemblent beaucoup à votre émission. Parce que c’est l’homme que j’aime [39]. »

Mais ce qui frappe aussi à l’écoute de cet entretien programmatique, c’est le contraste des manières de parler des deux hommes : quelle saveur, rondeur, gourmandise du mot, quel sens aussi de l’action orale (souffle, timbre de voix, débit…) chez Chabrol ! Par comparaison, si Vrigny, d’une voix calme, un peu bourrue mais aimable, bien d’aplomb, mène l’entretien avec assurance, son langage paraît pâle, fade. Il s’exprime plutôt bien, sans recherche ni jargon, avec les mots qui lui viennent. Le débit est fluide, les mots simples. Les réserves ou objections sont formulées de manière toujours courtoise, civile… En bref, Vrigny – et en fait toute son équipe avec lui – parle le langage de l’honnête homme de son temps, qui est le langage de la conversation cultivée et polie alors en usage dans la plupart des émissions littéraires de France Culture (avec des exceptions). Comme si littérature et bonnes manières devaient aller ensemble. Comme si un magazine littéraire de France Culture comme le sien, où des écrivains invitent d’autres écrivains à parler d’eux-mêmes et de leurs livres, devait actualiser, en le modernisant c’est-à-dire en le démocratisant, le modèle classique du salon. Et de fait, avant de revenir en 1977 à l’idée que La Matinée littéraire est une sorte de revue, Vrigny a d’abord présenté l’émission comme une sorte de salon littéraire : « […] je ne veux pas faire un “magazine d’information”, plutôt une espèce de salon imaginaire façon xxe siècle [40]… »

Pourquoi un tel modèle et un tel langage ? Sans doute aussi parce que, tout en se situant un cran au-dessus du langage courant, il est accessible à tous. Cette simplicité élégante du style de la conversation cultivée, ni trop familier ni vulgaire, qui connote à la fois un bon usage social et l’institution littéraire, est conforme à l’image que le grand public scolarisé peut se faire de la littérature et des livres comme espace du bon usage de la langue française. C’est en somme le modèle d’Anatole France que Vrigny oppose aux jargons des « laborantins du porte-plume, généticiens textuels et autres narratologues », aux « bataillons de linguistes, de sociologues et de psychanalystes [41] » opérant sur le terrain de la littérature. Anatole France dont il salue le retour en grâce, le « cadavre bien vivant », dans une des dernières Matinées littéraires [42]. Anatole France qu’Aragon lui avait déjà opposé en 1967 en justifiant son choix d’écrire « dans le devenir de la langue » :

J’ai peut-être été injuste dans ma jeunesse – je l’ai certainement été pour beaucoup de gens et en particulier à l’égard d’Anatole France. Mais il est vrai que je n’aimais pas et que je n’aime pas / le langage… artificiel, construit, qui est le langage d’Anatole France, et qui est une langue morte !

En réalité, si Vrigny accepte toutes les aventures littéraires (il admire par exemple Giono, Guilloux, Queneau), pour lui-même et dans son magazine, il n’admet qu’un style : celui d’Anatole France [43].

Vrigny, connu dans d’autres émissions pour sa personnalité volontiers abrupte et cassante, son goût de la polémique et du franc-parler (qualités qui le font intégrer de temps en temps l’équipe du Masque et la Plume), opte aussi dans La Matinée littéraire pour la civilité, les bonnes manières et le bon usage, et les demande à ses collaborateurs, dont certains sont connus par ailleurs pour leur esprit combatif aussi ou leur cynisme (Roger Gouze, Alain Bosquet). Cela donne des entretiens agréables, entre gens de bonne compagnie, un peu monotones à la longue, où l’on ne s’interrompt pas souvent, où l’on rit aimablement de temps en temps, où les désaccords et passes d’armes restent courtois. Vrigny ne maltraite ouvertement personne ; il existe suffisamment de biais courtois pour laisser entendre que l’on n’est pas d’accord avec ses invités : « Il y a tout de même une certaine façon de les interroger / qui montre bien que / on ne partage pas toujours ni leurs idées ni leur / conception du talent [44]. »

Le reproche, évidemment, que l’on peut faire à cette pratique civile de l’entretien, c’est de manquer de vie, de saveur, de relief, d’action dramatique aussi… Il n’y a pas assez d’action, pas assez de péripéties, pas assez de spectacle, peut-on reprocher, dans les conversations de salon de La Matinée littéraire ; et encore moins après la réforme de 1977. Tout cela, Vrigny le sait et y renonce délibérément, non parce qu’il en serait incapable (on a dit son goût de la polémique), mais parce que pour lui, ces « grands entretiens » du magazine doivent être au service des livres et des auteurs et non leur faire écran en devenant trop intéressants par eux-mêmes. La vraie rencontre avec l’écrivain se joue dans ses livres. La parole sera toujours inférieure à l’écriture. Clairement, Vrigny est un homme du livre.

3.2. Un goût pour les auteurs gauches

C’est pourquoi aussi, tout en adoptant les formes du savoir-vivre classique, Vrigny ne valorise pas à égalité les grandes vertus de la conversation à la française que sont le naturel, l’esprit et la clarté [45]. De cet art noble de la parole, il garde la simplicité, la clarté, la politesse affable aussi, mais guère l’esprit, la vivacité, le jaillissement, l’enjouement, les circuits de parole imprévus, c’est-à-dire la vraie musique. Il n’y a pas non plus chez lui l’idée, comme chez Amrouche, de l’entretien comme work in progress, comme lieu où provoquer l’écrivain à une création orale [46]. L’important, dans la perspective de Vrigny, est de pouvoir dialoguer avec un écrivain de son dernier livre sans lui voler la vedette, donc en en parlant simplement, sans chercher à faire de l’esprit ou à briller.

Vrigny se méfie donc des écrivains beaux parleurs, à l’aise ou trop à l’aise, voire brillants. L’aisance est signe pour lui de ratage plus que de réussite :

Moi je suis toujours épaté quand je rencontre des écrivains / qui peuvent parler d’une / d’une façon tout à fait / pertinente, de leur œuvre. On dirait qu’il y a / presque / un mode d’emploi une / une sorte de / une sorte de petit compliment tout préparé. […] alors ceux-là je m’en méfie un peu. Je m’en méfie un peu parce qu’ils ont un double langage en quelque sorte. En revanche je suis très attiré par les écrivains qui sont un peu resserrés / sur eux-mêmes et qui ont beaucoup de mal à extraire d’eux autre chose que ceux qu’ils ont écrit. Parce que tout le monde sait que ce qui compte, c’est ce qu’on a écrit, pas ce qu’on dit de ce qu’on a écrit [47].

Sans mettre explicitement en avant, comme Alain Veinstein avec qui il dialogue ici, l’importance du silence dans le cheminement d’une « parole qui se cherche », partant « à travers le jeu des questions et réponses, à la recherche de sa propre voix, ou plutôt de sa voix intérieure [48] », le producteur de La Matinée littéraire se montre sensible à ce que les lenteurs, hésitations, tâtonnements et pannes peuvent dire d’une certaine honnêteté de l’écrivain manifestant que les mots justes lui manquent, et de son humilité devant ce qui, dans son œuvre, lui reste en partie obscur [49].

Le défaut des auteurs qui parlent trop bien est en fait d’analyser trop bien, c’est-à-dire de se transformer en manieurs d’idées, qui croient parler d’une œuvre avec justesse en en parlant avec intelligence. Un exemple type pour Vrigny pourrait être Michel Butor (qu’il apprécie cependant), incarnation de l’intelligence brillante, du parfait pédagogue et professeur, qui, invité en 1971 pour parler du deuxième volume du Génie du lieu, explique tout et a réponse à tout, de sa précise petite voix claire, affable et sentencieuse, sans jamais hésiter [50]. Or une œuvre n’est pas seulement un ensemble d’idées, de significations : « Un écrivain ne manque pas d’intelligence, on s’en doute. Elle est d’un autre ordre. […] Sur le chemin de la connaissance, l’imagination nous conduit plus sûrement (et plus loin) que la connaissance [51]. » À l’écrivain dont le commentaire va dominer l’œuvre et l’appauvrir, Vrigny préfère donc un auteur gauche, qui ne parle pas très bien, un « cancre » (Cocteau), un instinctif : celui qui, restant ainsi dans l’ombre de son œuvre, a du mal à rendre compte de ce qu’il a fait. Comme Robert Pinget, interrogé sur Fable en 1971 :

Roger Vrigny ‒ C’est un livre émietté…

Robert Pinget – Oui…

‒ […] un livre aussi, d’une certaine manière, éclaté. C’est-à-dire que l’on sent, derrière cela, un propos très ferme, qui est tout simplement l’aventure de deux êtres qui se sont rencontrés, qui se sont aimés et qui se sont séparés […]

‒ Parfaitement. Vous avez tout à fait bien analysé. Rien à ajouter de mieux à ce que vous dites là.

‒ Oui mais alors, bon… justement j’aimerais / bien que nous n’en restions pas à l’analyse. Parce que / je voudrais / momentanément quitter le problème particulier de Fable pour l’étendre à un point de vue plus général de la littérature. […] Quel est le problème qui s’est posé à vous et comment avez-vous voulu le traiter ? Car, encore une fois, vous avez tout de même employé un certain nombre / d’artifices – et quand je dis artifices je l’emploie dans le bon sens vous comprenez. Un certain nombre de moyens. Alors quels sont ces moyens que vous pouvez nous donner maintenant ?

(voix un peu concentrée) Voyez-vous j’n’ai pas assez réfléchi / à ce problème avant que vous n’m’interrogiez… Il me serait très difficile de vous dire à quels moyens j’ai recouru. Je sais que j’ai recouru à la rupture… mais pour donner forme / à / cette histoire / je n’puis pas de but en blanc comme ça vous dire à quel système j’ai recouru. Je sais / que / c’est une œuvre spécialement écrite, littéraire – Oui – que jusqu’à maintenant / mes romans / ont surtout été des exercices de ton, de tonalité, il y a le je partout dans mes romans mais il est à chaque fois différent, moi ce qui m’importe c’est de trouver à chaque fois le ton d’une voix qui parle. Or ici je voudrais que la voix soit le moins audible possible, le moins reconnaissable possible (la voix se détend) et j’n’ai en définitive eu recours qu’à des artifices proprement littéraires, et non plus du tout ni sonores ni auditifs – Oui, oui – Néanmoins il y a, à la fin de ce livre, une espèce de retour à… – à la voix… – à la voix qui parle, ce que vous avez remarqué tout à l’heure et / qui serait peut-être intéressant et plus facile pour le lecteur d’entendre [52].

Pinget approuve telle analyse, avoue sa difficulté à répondre à telle question pointue, murmure, déglutit souvent ; sa respiration change audiblement quand il se concentre. Il hésite, se reprend, se montre gauche à souhait, mais parce qu’il ne triche pas avec lui-même ; on l’entend penser, en même temps qu’on sent les limites de l’exercice critique auquel il accepte de se prêter. Cette fragilité audible de la parole qui se risque à l’analyse, voilà ce qu’aime Vrigny.

3.3. Critique ou reporter ?

Les convictions (proustiennes) de Vrigny sur l’infériorité de l’intelligence critique par rapport à l’imagination créatrice nous aident à comprendre le modèle d’interview mis en œuvre dans « L’Invité de la semaine » à ses débuts, qui est l’interview de reportage et non le dialogue critique.

De fait, même si par profession Vrigny parle avec une relative aisance, pourquoi se permettrait-il un langage qui lui déplaît toujours un peu dans la bouche des écrivains ? Comment parler avec intelligence d’un livre, si l’intelligence est une manière de l’éclairer certes, peu ou prou, mais aussi de le rétrécir, et parfois de l’obscurcir, ou de le manquer ? Pour se garder d’en faire trop dans le rôle du critique, qui analyse, évalue, juge, Vrigny adopte volontiers, et au début assez ostensiblement, le rôle du reporter, qui pose des questions factuelles simples permettant à l’écrivain de se raconter et s’expliquer ou de raconter et expliquer son livre. Comme Jules Huret dans son enquête par interviews ; comme Bernard Pivot, son collaborateur jusqu’en 1969, dans Apostrophes. D’autant qu’il a le sens du public auquel il s’adresse, de cet auditoire du matin formé surtout de « ménagères [53] ». À Chabrol (15 mn, 12 tours de parole), il demande où il habite, pourquoi il n’aime pas Paris, s’il y a un caractère cévenol, pourquoi il est devenu écrivain, s’il écrit vite, comment il travaille et ce qu’il ressent. L’interview penche largement du côté du reportage. Seule la fin de l’échange, sur la simplicité comme valeur esthétique maîtresse, relève de la critique. De même avec l’invité suivant, Jacques Brenner, que Vrigny veut faire parler de lui plutôt que de son livre.

Mais… cela ne dure pas plus de quelques mois ! Car par ailleurs, contrairement à Bernard Pivot qui assume son rôle de « courriériste culturel » sans prétendre à dialoguer de pair à pair avec ses invités [54], il est capital pour Vrigny que le questionneur d’un écrivain soit lui-même un écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui s’y connaît parce qu’il est du métier, car « comment apprécier le moyen d’inventer si on n’invente pas soi-même [55] ? » Et comment le faire sans aller sur le terrain de la critique ? Et comment jouer les ignorants, les naïfs, les curieux, les simples représentants du public, rôle cependant indispensable, dès lors qu’on est du même bord ? On voit le dilemme et la délicatesse de l’exercice [56]. Il aboutit après quelques flottements à ce résultat : le grand entretien des Matinées littéraires, c’est une conversation critique simple entre pairs, dans laquelle se glissent des questions de petit reporter.

Quelques exemples donneront une idée de la variété des réalisations partant de ce principe. Dans l’entretien déjà cité de 1971 avec Butor, deux questions de reportage sont posées dans la première partie (six minutes), qui porte sur Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli : l’origine de ce petit livre ; sa fidélité ou non à cette origine dans sa composition. Mais Vrigny a aussi son idée sur l’œuvre de Butor et l’exprime avant même de poser la deuxième question. Il la reprend ensuite longuement, en guise d’introduction à la deuxième partie de l’entretien (12 mn 15), consacrée en huit tours de parole au Génie du lieu. Reste que, face à une œuvre d’architecture aussi complexe, le critique doit entrer dans un propos assez complexe lui aussi pour les auditeurs :

[…] quand on lit / ce livre, eh bien on peut le lire / à différents niveaux. Je veux dire par là / que – je dis très grossièrement pour nos auditeurs et d’une façon un peu simpliste – que / cela peut apparaître, disons tout bêtement comme un journal de voyage, comme un retour sur soi-même, comme un poème, comme une méditation. Comme également un drame vécu par le narrateur, qui y revient à plusieurs reprises. Je pense que / la disposition typographique – nous y sommes habitués avec vos livres – je pense que / cette disposition typographique nous donne évidemment les différents chemins à suivre – je veux dire par là non seulement les titres, mais également / le haut des pages, inscrit en italiques, qui ne sont / que / des fragments de phrase qui / renvoient à des phrases à l’intérieur / des différentes parties de l’ouvrage. Tout ça a l’air très compliqué quand je l’explique, mais là encore, c’est parce que c’est retransposé oralement, alors que cela doit être lu avant tout, n’est-ce pas.

Tentative risquée : malgré tout son effort d’intelligence, Vrigny se voit mené par l’auteur à un niveau d’analyse de la physique du livre bien plus complexe qu’il ne l’avait imaginé et que Butor lui explique patiemment, illuminant le dialogue de son intelligence…

Avec Pinget (16 mn 30, dont 3 mn de lecture d’une page de Fable), aucune question de reportage ; on a cette fois affaire à un vrai dialogue critique entre pairs, en treize tours de parole équilibrés. Vrigny avance ses idées sur le livre, se risque à poser, comme on a vu, une ou deux questions ambitieuses, mais sans descendre trop cette fois dans la complexité des choses, comme il a tenté de le faire avec Butor. L’impératif est de rester simple.

Quant à l’impératif de rester civil, il est remis en jeu à chaque fois que l’auteur exprime un désaccord avec son intervieweur, car alors Vrigny a tendance à revenir à la charge, à s’expliquer ; on sent qu’il n’aime pas avoir tort et doit dompter le polémiste en lui. Un dialogue de sourds peut s’engager, auquel il met fin en cédant courtoisement, pour la forme, comme dans l’entretien de 1967 avec Aragon, qui présente un bel exemple de discussion impossible avec un grand écrivain qui impose souverainement sa loi à un interlocuteur trop déférent pour aller à la polémique (et trop mineur ? C’est un écrivain de troisième ordre), et qui n’avait en somme besoin de lui que pour se lancer dans une forme de monologue dialogué (5 tours de parole en tout, 15 mn pour Aragon, 5 pour Vrigny).

3.4. Clarté et profondeur des livres

S’agissant des préoccupations de Vrigny dans ces entretiens, l’écrivain-journaliste affiche une prédilection pour deux thèmes qui, sans être toujours centraux, deviennent habituels, « routiniers », et trahissent son ancrage à la fois spiritualiste et classique.

Le premier a trait à la composition des livres évoqués : Vrigny semble penser qu’un livre ne tient pas esthétiquement sans reposer sur une construction bien méditée, même cachée. Comme si, sans elle, le lecteur devait être perdu ou moins heureux. Il admire dans La Vie de famille de Henriette Jelinek, souvent invitée, le « prestige d’une écriture, d’une construction romanesque » à partir d’éléments banals, du quotidien (2 octobre 1969). Il trouve « passionnant » Une enfance gantoise de Suzanne Lilar, qui a l’air d’être un livre de souvenirs « mais en fait » propose « l’itinéraire, à la fois charnel, spirituel, et même métaphysique, d’un être humain en contact avec la création » (23 septembre 1976). Vrigny a le goût classique de la clarté : il faut que ce soit composé ou orienté, en tout cas lisible. Une œuvre peut être jusqu’à un certain point compliquée, cela dépend du sujet, mais il faut qu’elle soit compréhensible et donc claire à un certain niveau de lecture [57]. Un de ses soucis d’intervieweur est donc de signaler ce qu’il en est aux auditeurs, comme pour Intervalle de Butor, issu d’un scénario pour la télévision :

Je prends quelques précautions oratoires avant d’interroger Michel Butor parce que, effectivement, publier un scénario, en apparence ça a l’air d’être très simple. Et en fait quand on ouvre son ouvrage, on s’aperçoit tout de suite que c’est assez compliqué. C’est assez compliqué / je dirais, pas forcément de lecture une fois qu’on est entré dans / les différentes sinuosités de cet Intervalle. Mais malgré tout il faudrait, Michel Butor, pour que nos auditeurs nous comprennent bien, presque un entretien / en stéréophonie, à plus canaux, où les différents niveaux d’écriture et de langage seraient restitués par les différents niveaux d’écoute. Non [58] ?

Le second thème récurrent touche au moi profond de l’auteur. Contrairement au programme initialement affiché, qui est d’en savoir plus sur « la vie d’un artiste [59] », le programme réel est de faire dire à l’écrivain, même rapidement, ce qu’il a mis de lui dans son livre, c’est-à-dire de le faire parler de sa vie intérieure telle qu’elle se forme dans son œuvre. C’était déjà, à une tout autre échelle évidemment, la démarche de Jean Amrouche dans ses entretiens-feuilletons. Il y a certes une curiosité du public pour la vie des écrivains, qui est aussi celle de Vrigny : « Quand on a ces auteurs ces écrivains en face de soi, on est encore curieux / de savoir tout de même ce qu’il y a / derrière, derrière le livre [60]. » Elle dessine au début un spectre des questions possibles de la séquence : interroger un écrivain « pas seulement sur son livre, pas uniquement, mais sur son métier d’écrivain, sur ses problèmes, sur ses difficultés, sur ses influences [61] ». Mais Vrigny est simultanément empêché par ses convictions proustiennes de donner à ces questions trop de place. L’affirmation selon laquelle « le portrait d’un auteur, c’est d’abord son œuvre [62] » dirige déjà la série d’émissions qu’il produit en 1962-1963, Une œuvre un portrait, et son sixième roman, La Vie brève, publié en 1972, est entièrement organisé selon ce principe d’une division entre moi social et moi profond. Cette division lui semble valable quelle que soit l’œuvre, de la plus réaliste à la plus formaliste. Ainsi, à Jean-Marie Rouart, romancier des Feux du pouvoir, une « étude sociale, balzacienne » du pouvoir politique sous la Ve République, qui veut se définir en s’opposant à la « recherche purement formelle » du Nouveau Roman, Vrigny oppose que « tout roman est l’expression / d’une vérité secrète, que chaque écrivain a en soi. Et finalement de son obsession ». Il ajoute : « Disons que pour vous l’obsession, eh bien c’est le monde contemporain, et dans ce cas particulier le monde de la politique [63]. » De même, dans l’histoire savamment émiettée et quasi illisible de Fable de Robert Pinget, il détecte « une aventure que l’on sent extrêmement personnelle, extrêmement éprouvée par l’auteur et en même temps très éloignée de la confidence / morale, de la confession du je. Ce n’est pas un aveu, ou alors c’est un aveu en forme de poème ».

Le livre est le révélateur de la vraie vie de l’écrivain, qui est sa vie intérieure : sur ce point, Vrigny se range du côté de Proust de façon constante et affichée. C’est pourquoi du reste « L’Invité de la semaine » peut céder passagèrement la place, en 1977, au « Livre de la semaine ». Aussi bien l’intérêt manifesté pour la vie des auteurs dans « L’Invité de la semaine », assez inégal et parfois même inexistant, n’obéit-il jamais à l’arrière-pensée de faire croire que l’homme peut expliquer l’œuvre, « même s’il y a tout de même des ponts entre ces vies, heureusement du reste [64] ». Cette conviction oriente Vrigny vers des thèmes qui précisément font le pont entre vie et œuvre, comme : ce que dit un livre de la « vraie vie » de son auteur ; ce que dit la qualité de son écriture de la qualité de sa sensibilité ; dans quel(s) personnage(s) de son roman il se projette … Sujets délicats à aborder en quinze minutes d’entretien, que Vrigny sait bien être complexes. D’autant que l’émission grand public n’aime pas la complexité, et qu’il lui faut accepter et assumer une certaine simplification du propos. Mais comment y renoncer ? Au moment où le thème de la mort de l’auteur est porté par des courants de l’époque dont il réprouve le jargon, c’est bien comme héritier d’une approche spiritualiste de la littérature, celle de Proust, celle de La NRF aussi (Rivière, Du Bos et Arland plutôt que Thibaudet et Paulhan), que se situe Vrigny dans les entretiens de « L’Invité de la semaine ».

Conclusion

Entre élitisme et démocratisation, le magazine de Roger Vrigny se caractérise par la double volonté de résister à la dilution de la littérature dans la culture et de donner à des écrivains trop seuls des « sectes » de lecteurs attachés à les suivre. D’emblée et jusqu’à la fin, le grand entretien de « L’Invité de la semaine » (passagèrement « Livre de la semaine ») est la pièce maîtresse de cette politique, qui puise son inspiration dans le stimulant exemple de La NRF de la grande époque, non sans adapter sa pratique à celle de La NRF d’après-guerre, qui favorise quelque peu les auteurs Gallimard. Un esprit NRF habite le Monsieur Littérature de France Culture en dépit de certaines concessions faites à l’esprit mondain des « salons » (il faut bien donner « du pain et des jeux » à ses auditeurs du matin) et à l’audimat (en invitant des écrivains déjà médiatisés). Une défense et illustration des vertus classiques de simplicité et de clarté anime la conduite des grands entretiens du magazine, à l’abri des bonnes manières et à l’écart des polémiques et des jargons. Les écrivains gauches y sont appréciés, les écrivains brillants redoutés, même si certains fascinent (Barthes, Butor…). Les questions importantes touchent tout à la fois à la clôture de l’œuvre et à la manière dont la vie intérieure des auteurs s’y manifeste. Dans le rôle de l’intervieweur, Vrigny agit beaucoup plus en critique qu’en reporter culturel : au contraire d’un Chancel ou d’un Pivot, adeptes de la position de l’ignorant, dont le métier est d’obtenir des réponses à des questions épousant les attentes et curiosités du grand public, il juge important de faire entendre à ses auditeurs des conversations de pair à pair, simples certes, surtout pas spécialisées ni jargonnantes, mais où sa qualité d’écrivain lui permet d’avoir des avis autorisés et de poser quelques bonnes questions. Le résultat n’est pas séduisant à la manière d’une émission « intelligente », intellectuellement brillante, ou bien d’une émission très animée, satisfaisant en nous le goût de l’action et des spectacles. Mais il nous attache en communiquant quelque chose de ce silence intérieur dont les livres, dit Proust, sont les enfants.

Notes

[1] « Sur France Culture on ne peut pas dire qu’on ne vous connaît pas ! Ça fait un moment que les livres, c’est vous ! » (Propos d’Alain Veinstein à Roger Vrigny, Du jour au lendemain, France Culture, 18 mars 1988).

[2] Cité par Armelle Cressard dans un portrait de Roger Vrigny, « Le besoin d’écrits », Le Monde, 20 mai 1996.

[3] Diffusé le mercredi matin durant les deux premières saisons, le jeudi matin dès la troisième (octobre 1968). D’octobre 1966 à avril 1975, les Matinées de France Culture sont programmées de 9h07 ou 9h15 à 11h. À partir du 7 avril 1975, elles s’arrêtent à 10h45 au profit d’émissions courtes axées sur le livre et les auteurs : Le texte et la marge, Étranger mon ami, Un quart d’heure avec, Le livre ouverture sur la vie, Questions en zigzag, Démarches.

[4] Analyses fondées sur des écoutes ciblées (dates-clés, noms…) et des sondages (un mois d’émissions par année). Malheureusement, les archives sonores conservées sont la plupart amputées de leur générique, lequel annonce en général le sommaire du numéro. Les notices de l’Ina restituent très capricieusement ces sommaires.

[5] Pierre Hebey (éd.), L’esprit NRF (1908-1940), Paris, Gallimard, 1990, p. XIV. Voir aussi p. XII-XIII.

[6] Roger Vrigny, Le Besoin d’écrire, Paris, Gallimard, 1990, p. 18.

[7] Ibid., p. 14. C’est aussi le grand reproche qu’il fait au magazine Lire de Bernard Pivot, magazine de lecture et d’information sur les livres bien plus que sur la littérature (voir ses propos dans La Matinée littéraire du 18 septembre 1975.)

[8] « Mort du romancier Roger Vrigny », Libération, 19 août 1997, p. 21.

[9] La Matinée littéraire du 8 septembre 1977.

[10] Jean Paulhan, dans un texte de 1937 cité par Laurence Brisset, La NRF de Paulhan, Paris, Gallimard, 2003, p. 71.

[11] Laurence Brisset, op. cit., p. 74-89, analyse l’affirmation d’une position antifasciste puis violemment anti-munichoise dans La NRF des années 1934-1940.

[12] « Gide, Rivière, Gallimard, Paulhan… chacun d’entre eux possédait ses amitiés, ses préférences, ses aversions et ses méthodes personnelles de gouvernement. » (Pierre Hebey, op. cit., p. XII).

[13] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 14.

[14] Instant dérobés (pages de journal), Paris, Gallimard, 1996, p. 51.

[15] Ibid.

[16] Voir les très intéressantes pages de Laurence Brisset sur l’accueil d’écrivains « terroristes » à La NRF, des surréalistes aux Nouveaux romanciers (op. cit., p. 130-142).

[17] Simon et Ollier ont droit à une brève interview de quelques minutes dans une autre séquence du magazine, le premier en 1967 (à propos d’Histoire), le deuxième en 1980 (à propos de Marrakech Médine). Dans un Masque et la Plume du 26 octobre 1969 (France Inter), Vrigny s’en était pris assez violemment aux « tics et manies » d’écriture de Simon – pourtant reconnu par lui comme un écrivain important – dans La Bataille de Pharsale, dignes d’un débutant du Nouveau Roman. Quant à Robbe-Grillet, plusieurs pages du Besoin d’écrire le visent.

[18] Une première interview a eu lieu le 24 octobre 1968 pour Entre la vie et la mort, par Alain Bosquet, hors rubrique « L’Invité de la semaine » (consacrée à Philippe Hériat, pour Les Boussardel).

[19] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 77.

[20] Ibid., p. 67.

[21] Ce n’est pas le lieu ici de discuter du « mythe de la langue classique » dans la prose française du xxe siècle. Voir à ce sujet Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 281-321.

[22] Voir Nathalie Froloff, article « La Nouvelle Revue française », dans Bruno Curatolo (dir.), Dictionnaire des revues littéraires, Paris, Champion, 2014, I, p. 521. À partir de 1978, Vrigny représente en quelque sorte les intérêts de l’éditeur au sein du jury Renaudot, connu pour ses attaches Gallimard. Il y rejoint son vieil ami Jacques Brenner, et y fait entrer Robert Mallet et son collaborateur de La Matinée littéraire Christian Giudicelli, lui aussi auteur Gallimard.

[23] Quelques hommages longs seulement sont consacrés à des écrivains qui ne sont pas de sa « famille » : Samuel Beckett (30 octobre 1969), Pablo Neruda (25 septembre 1975), Jacques Prévert (14 avril 1977)… Il existe aussi, dans la rubrique « Nouvelles brèves » par exemple, de nombreux hommages courts, tous funèbres, à des personnalités du monde de la poésie, des lettres, de la presse littéraire ou de l’édition : Armand Robin, Georges Perros, Malcolm de Chazal, Alejo Carpentier ; Dominique de Roux, Philipe Jullian, Pascal Pia, Geneviève Serreau… Avec, le 27 mars 1980, un bel « Adieu à Roland Barthes », en compagnie de Maurice Nadeau.

[24] Vrigny se montre particulièrement ému au début de cet hommage, saluant celui qui « avait réussi ce prodige d’être secret et populaire, d’être savant et accessible, d’être unique en son genre, inclassable, et en même temps d’être commun à tous ».

[25] Pierre Hebey (éd.), op. cit., p. XIV.

[26] Tout en donnant la priorité à « la part de création » (textes inédits, lus « en principe » par les auteurs), la revue propose une « part de critique » privilégiant les genres parlés qui font l’atout de la radio : « des confrontations, des rencontres ou des dialogues », et une « part d’information » sur des faits et événements de l’actualité littéraire (Robert Mallet et Pierre Sipriot, Belles-Lettres, numéro 1, Chaîne nationale, lundi 20 octobre 1952).

[27] L’œuvre même de Vrigny ne cesse de décliner le thème de l’homme seul dans la foule, et ses témoignages de lecture celui de la rencontre (espérée, déçue, comblée…) avec ce semblable et frère, qu’il trouve dans les livres de Marcel Arland, Louis Guilloux, Jean Grenier, José Cabanis ou Jean Cayrol et avant eux, tout à l’origine de sa vocation littéraire, de Gide et de Kafka.

[28] « Micros et caméras », ORTF, Première chaîne, 25 février 1967.

[29] Ibid.

[30] Bruno Curatolo, « Une histoire de la littérature “pure” : Marcel Arland à la NRf », dans Vincent Debaene, Jean-Louis Jeannelle, Marielle Macé, Michel Murat (dir.), L’Histoire littéraire des écrivains, Paris, PUPS, 2013, p. 211-218.

[31] La Matinée littéraire du 8 septembre 1977.

[32] L’élection des romanciers pour cette séquence est un choix typiquement « grand public ». La NRF a fait de même dans ses sommaires, pour se démarquer du Mercure de France et sortir du champ de la « littérature restreinte ».

[33] La Matinée littéraire du 27 septembre 1967.

[34] Roger Vrigny, propos au Journal télévisé de 20 heures, 1er février 1974.

[35] Les auteurs de théâtre sont quant à eux « réservés » à la Matinée dédiée aux spectacles.

[36] Roger Vrigny, La Matinée littéraire du 6 octobre 1977. La réforme a comme conséquence de faire entrer en nombre dans l’émission les universitaires et autres « spécialistes » d’un écrivain. Le magazine s’académise…

[37] Ibid.

[38] Le changement est surtout dans le titre, puisque « Le Livre de la semaine » consiste aussi en un « grand entretien » avec un écrivain, centré sur son dernier livre, mais aussi de place. En revenant quelques semaines plus tard au titre précédent, Vrigny remet aussi la rubrique pile au centre du magazine d’actualité, entre les « Nouvelles brèves » (Giudicelli), et « À la vitrine du libraire ».

[39] La Matinée littéraire du 19 octobre 1966.

[40] Élisabeth Chandet, « La Matinée littéraire de France Culture : une émission à la page », Télérama, n°1056, 12 avril 1970, p. 67-68.

[41] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 15-16, 38.

[42] Présentation du « Dossier Anatole France », émission du 4 octobre 1984, avec Marie-Claire Bancquart et Jacques Suffel, « francien averti ».

[43] Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), op. cit., rappellent que le style de l’écrivain est considéré par la génération 1900 comme « le modèle de la langue littéraire au sens philologique du terme », celui qui, affirme Vendryes dans Le Langage en 1923, « réalise avec perfection l’idéal du français littéraire, sous sa forme générale et “commune” » (p. 21).

[44] Roger Vrigny à Jacques Chancel, Radioscopie, France Inter, 5 avril 1979.

[45] Voir notamment Marc Fumaroli, « La conversation », dans Trois institutions littéraires, Gallimard, « Folio-Histoire », 1994 ; Emmanuel Godo, « Le XVIIe siècle ou la conversation souveraine », dans son Histoire de la conversation, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003.

[46] Pierre-Marie Héron, « De Gide à Jouhandeau : conception et réalisations », dans id. (dir.), Les écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2000, p. 33-47.

[47] Roger Vrigny, interviewé par Alain Veinstein dans Du jour au lendemain, France Culture, 18 mars 1988.

[48] Alain Veinstein, Radio sauvage, Paris, Seuil, 2010, p. 220.

[49] Le premier à donner cette importance au silence est Pierre Dumayet, dans Lectures pour tous. Vrigny est proche de lui par le fait de donner plus d’importance au livre à lire après l’émission qu’à l’émission elle-même. Pour Veinstein au contraire, du moins dans Du jour au lendemain, les lenteurs, tortures et angoisses de l’expression forment, un drame passionnant par lui-même et tout l’intérêt de l’émission. Ce pourquoi il ne la considère pas comme une émission littéraire (Radio sauvage, op. cit., p. 149).

[50] La Matinée littéraire du 1er juillet 1971.

[51] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 21. En cela, Vrigny n’aime pas les romans « philosophiques », les auteurs qui comme Michel Tournier (reçu le 10 avril 1975 à La Matinée littéraire pour Les Météores), écrivent des romans à idées donnant prétexte à « un article de trois colonnes » ou « un bavardage d’une demi-heure à la radio » (ibid., p. 19).

[52] La Matinée littéraire du 2 décembre 1971.

[53] « Il faut tenir compte de notre horaire, qui nous isole d’un certain public. De 9h à11 h, nous touchons les professions libérales, des étudiants, mais aussi des ménagères, dont la réaction me semble la plus importante » (Vrigny, propos à Élisabeth Chandet, art. cit.).

[54] Bernard Pivot, Le Métier d’écrire, Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 66.

[55] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 33.

[56] Vrigny semble au départ avoir imaginé une répartition des tâches entre « L’Invité de la semaine » et la séquence équivalente qu’il anime depuis 1963 dans La Semaine littéraire, « Un écrivain sur la sellette ». Le jumelage est explicite dans le cas de Chabrol, qui passe à une semaine de distance dans les deux émissions. Centrer l’entretien sur l’œuvre dans l’une, sur l’homme dans l’autre s’avèrera une fausse bonne idée.

[57] Ce goût de l’œuvre close transparaît aussi dans le montage des entretiens. Vrigny en soigne les chutes, les arrête volontiers sur une parole frappante ou un dernier échange qui ne manque pas de hauteur ou d’allure. Voici par exemple, la fin de l’entretien de 1967 avec Aragon : « – Aragon, au fond vous venez de donner la définition même de l’écrivain, du créateur : c’est celui qui écrit dans le devenir de la langue. Donc dans le devenir. Donc dans la vie. – Et c’est bien pourquoi je suis un réaliste. Musique »

[58] La Matinée littéraire du 5 juillet 1973.

[59] Jean Dutourd, un des premiers invités de la saison 1967-1968, est annoncé comme « l’invité type de la semaine », parce qu’il vient de publier « un livre qui a pour titre Pluche ou l’amour de l’art, qui est exactement le sujet même de nos conversations, à savoir la vie d’un artiste » (La Matinée littéraire du 4 octobre 1967).

[60] Propos de Vrigny au micro d’Alain Veinstein, Du jour au lendemain, France Culture, 18 mars 1988.

[61] « Micros et caméras » du 25 février 1967, op. cit.

[62] Une œuvre un portrait, 18 juillet 1962 (émission sur Queneau). Comme Proust avec Bergotte, la voix parlée de l’auteur est perçue dans cette série comme le lieu de confluence et de tension entre moi social et moi profond.

[63] La Matinée littéraire du 27 octobre 1977.

[64] Propos de Vrigny au micro d’Alain Veinstein, Du jour au lendemain, France Culture, 11 avril 1996.

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier et membre de l’Institut universitaire de France. Il anime à Montpellier un programme de recherche sur les écrivains et la radio en France (XX-XXIe siècles), et a dirigé huit ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (avec Françoise Joly et Annie Pibarot) en 2017 et Poésie sur les ondes (avec Marie Joqueviel-Bourjea et Céline Pardo) en 2018, aux Presses universitaires de Rennes.

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Les entretiens « romanesques » de Roland Barthes à la radio (1976-1979)


Partant d’une enquête sur les entretiens radiophonique conservés dans les archives de l’Ina, l’article en repère deux grandes formes chez Roland Barthes : l’interview d’idées (livres et sujets intellectuels) et l’entretien personnel (qui concerne son ethos auctorial). La classification permet de retracer une évolution de la posture littéraire de Barthes, qui se lance à partir des années 1970-1974 dans une élaboration « romanesque » de soi, à savoir un mode discursif de l’imaginaire susceptible d’une représentation à la fois à l’écrit et à l’oral. Cette seconde forme témoigne d’une pratique ambivalente de l’interview radiophonique chez Barthes. L’analyse se concentre pour finir sur l’autoportrait radiophonique de 1976, quand la posture romanesque met en scène oralement un discours à la fois autobiographie et fictionnel. La posture d’amateur dans les entretiens sur la musique et sur Proust à France Culture en 1978 n’est qu’un redoublement de cette posture romanesque.

Based on an investigation of radio interviews at the Ina archives, the article outlines two forms in Roland Barthes: the notional interview (books and intellectual topics) and the personal conversation (which concerns his authorial ethos). The classification makes it possible to trace the evolution of the literary posture of Barthes, which develops in 1970-1974 into a “romanesque” (fictional) elaboration, namely a discursive mode of the imaginary prone to represent itself both in writing and orally. This second form reveals his ambivalent practice of the radio interview. Finally, the analysis focuses on the radio self-portrait in 1976, when the posture “romanesque” presents an oral speech that is both autobiographical and fictional. The amateur posture in the interviews on music and Proust at France Culture in 1978 is only a repetition of this kind of posture.


Texte intégral

L’enquête sur les entretiens radiophoniques de Roland Barthes commence seulement après la publication, en 1981, du Grain de la voix. Entretiens (1962-1980), recueil qui concerne 39 entretiens publiés dans la presse écrite [1]. L’année suivante, en 1982, Thierry Leguay établit une table des entretiens de Barthes diffusés lors d’émissions radiophoniques ou à la télévision. Leguay était parti du répertoire personnel de l’auteur et l’avait classé, vérifié et publié dans la revue Communications : 62 émissions radiophoniques comptant la participation de Barthes [2]. Plus tard, certaines transcriptions des entretiens de Barthes ont été reprises dans les Œuvres complètes publiées en 1995 par Éric Marty et rééditées dans une édition nouvelle et élargie en 2002 [3]. Et pourtant, le nombre réel d’interviews données par Barthes dépasse largement le nombre de celles recensées ou rééditées dans la revue Communications (124) ou dans les Œuvres complètes (72). L’enquête menée dans le cadre de nos recherches nous a permis de dénombrer à ce jour 170 interviews de Barthes, dont 81 à la radio (Leguay en comptait 62). La plupart datent des années 1970, qui s’avèrent dès lors la décennie la plus significative pour étudier la présence de Barthes à la radio, d’autant qu’elle correspond au moment de sa plus grande renommée littéraire. Durant cette période, Barthes accorde 101 interviews sur le total des 170 qu’il a accordés [4]. Ces chiffres nous montrent non seulement que Barthes a partagé sa pratique de l’entretien entre la radio et la presse écrite de façon à peu près égale, mais aussi qu’il s’est pleinement plié au jeu de la radio offert à l’écrivain contemporain, malgré une attitude parfois réticente devant ce média de masse.

Au cours de cet article, on verra comment l’attitude de Barthes envers la radio subit le contrepoint d’une réflexion qui s’unit, dans les années 1970, à une pratique bien particulière du média. On peut répartir brièvement les 81 entretiens à la radio selon une ventilation, même schématique, entre deux types [5]. À partir de l’année 1975, deux usages très différents de l’interview se distinguent dans notre corpus : d’un côté l’interview d’idées, critiquable en soi du fait qu’elle ne permet pas une réélaboration ou restitution suffisante de la pensée, mais admissible comme pis-aller et même obligatoire comme moyen donné à l’intellectuel de faire son devoir de participer au débat public  ; de l’autre l’entretien subjectif en première personne, qui permet à l’auteur de dire « je » et que – comme l’on verra – Barthes déclare être « le seul genre d’entretien que l’on pourrait à la rigueur défendre ».

En ce qui concerne l’interview d’idée, 45 occurrences pourraient y être associées, en prenant en compte à la foi le sujet de ces interviews – données à l’occasion de la sortie d’un livre de Barthes ou questionnant son activité de critique littéraire, de sociologue, etc. – et la « posture » intellectuelle de l’auteur, manifestant par ses réponses sa participation au monde actuel, son intégration dans le champ socio-littéraire préconstitué de son temps :

– 15 interviews sur ses livres : trois pour Michelet par lui-même (2 en 1954, 1 en 1964), deux pour Mythologies (en 1957), une pour Essais critiques (1964), deux pour Système de la mode (1967) – j’y ajouterais une partie non diffusée de la série À voix nue de Georges Charbonnier –, une pour S/Z (1970), trois pour Sade, Fourier, Loyola (1 en 1971, 2 en 1972), une pour la réédition du Degré zéro de l’écriture (1972) et deux pour Plaisir du texte (1973)  ;

– Barthes apparaît comme « mythologue » à la mode dans 6 interviews sur le rapport entre sociologie et littérature (La crise de la sociologie, 1956, avec Edgard Morin), sur la photo touristique (Les loisirs, 1962), sur la fonction et l’esthétique de l’« objet » (L’homme et l’objet : l’usage et la possession des objets, 1964), sur la photographie de presse pour deux émissions (L’ère des communications de masse, 1968 et 1969) et sur l’Utopie (1970)  ;

– Barthes joue le rôle du « linguiste » et « sémiologue » de la culture dans : les 5 émissions de Sciences et techniques consacrées au numéro « zéro » et à la rhétorique du silence et du blanc sur la page (1967), Du bon usage de la lecture sur l’usage du texte (1967), la série des entretiens À voix nue de Georges Charbonnier pour France Culture (1967), Le français, langue vivante (1968) et enfin Les chemins de la connaissance sur l’écriture picturale (1978)  ;

– Barthes commente les « classiques » dans 13 interviews : La leçon de Proust (1963), Dante en son temps (1965), l’encyclopédie (1966), De Nietzsche à Beckett (1967), Fourier (Reflets de l’âge d’or, 1971), Valéry (1971), Péguy (1973), Racine (1974), Michelet (1974), Benveniste (1976), Jakobson (1977), Calvino (1978), Valéry (1978) ;

– Barthes est interrogé sur la littérature contemporaine en tant que « nouveau critique », dans 6 interviews : deux en 1964, en 1965 avec Georges Charbonnier (Magazine des sciences), en 1967 avec François Nourissier (Pour une critique créatrice), en 1968 sur le Nouveau roman avec Roger Vrigny et en 1975, quand il lit un texte sur Roger Laporte au cours d’un entretien collectif.

L’entretien subjectif et personnel, conduit en première personne, est la forme qui permet à Barthes d’explorer, à différents niveaux, le rôle de son « imaginaire » et de proposer par la mise en parole d’une posture « romanesque » un entretien tout différent à la radio, qui est le pendant de l’évolution autobiographique de son écriture. On peut inclure 18 entretiens dans ce second type de performance, qui va de 1975 à la mort de Barthes en 1979 :

– la Radioscopie avec Jacques Chancel (1975) ;

– les deux entretiens en 1975 à propos de Roland Barthes par Roland Barthes (où il est clair qu’après ce livre l’entretien sans le « moi » n’est plus possible) ;

– l’autoportrait radiophonique pour L’Invité du lundi (1976) ;

Le chant romantique (1976) ;

– les cinq entretiens avec Jean-Marie Benoist et Bernard-Henri Lévy consacrés à la fois à sa renommée publique et à sa personne privée (1977) ;

– deux entretiens réalisés pour la sortie de Fragments d’un discours amoureux, particulièrement « romanesque » étant celui intitulé La dernière des solitudes (1977) ;

– un autre entretien sur l’Empire des signes réalisé pour l’émission Les chemins de la connaissance et consacré au plaisir de l’écriture (1977) ;

Pourquoi Schubert aujourd’hui ? sur la catégorie d’amateur à propos de la musique de Schubert (1978) ;

– l’entretien avec Alain Veinstein pour Nuits magnétiques (1978) ;

– les deux entretiens sur la musique réalisés avec Claude Maupomé (1978-1979) ;

– la série des trois entretiens « proustiens » avec Jean Montalbetti (1978).

Dans la présente étude, nous utiliserons l’autoportrait de 1976 et les entretiens avec Claude Maupomé et Jean Montalbetti (1978-1979) comme exemples d’entretien « romanesque » pour cerner les aspects de la posture « romanesque » adoptée par Barthes à la fin des années 1970. Il s’agira d’abord d’esquisser les passages qui permettent à Barthes, entre 1970 et 1974, de se donner cette posture romanesque, de manière à mieux différencier le type d’entretien qui en procède de l’interview d’idée. Un groupe de cinq interviews définit cette sorte de « passage » entre les deux séries. Dans ce groupe, il y a aussi des entretiens menés par Barthes avec d’autres écrivains : deux avec Jean Ristat, L’inconnu n’est pas le n’importe quoi (1971), un avec Renaud Camus (1975). C’est peut-être à la suite de la pratique directe du rôle de l’intervieweur, notamment dans l’entretien avec Camus [6], que Barthes prend conscience qu’il y a désormais pour lui deux types d’entretiens radiophoniques : d’un côté, l’entretien qui, sur l’auteur, ne va pas au-delà de ce que le public connaît de lui ; de l’autre, l’entretien qui descend dans une interrogation secrète de l’auteur, qu’on peut dévoiler par l’exploration et la consommation publique de son imaginaire d’écrivain[7].

1. Naissance de la posture romanesque : 1970-1974

Dans ce petit ensemble d’entretiens « entre-les-deux », Barthes ne sort de la forme de l’interview intellectuelle ; quelques éléments plus personnels esquissent cependant la forme que pourrait prendre avec lui un entretien personnel. Ces interviews de passage nous intéressent, par conséquent, pour préciser la valeur du « romanesque » que Barthes met en œuvre dans les entretiens du corpus.

En 1970, à l’occasion d’une interview sur S/Z, non seulement Barthes confesse que « la véritable origine de ce travail, Dieu sait où elle est, peut-être dans mon inconscient », mais, interrompant l’éloge que Luc Estang est en train de faire de son livre, il en évoque le plaisir « romanesque » qu’il y a trouvé : « Je ne voulais pas vous interrompre avec, disons, le mouvement de l’émotion […] dans le plaisir que j’ai eu à faire ce travail, j’ai eu une sorte de jubilation que j’estime être de type romanesque » [8]. Quoique cette jubilation « romanesque » ne donne pas lieu à une orientation personnelle du propos dans l’interview en cours, Barthes introduit bien ici l’opportunité de donner parole à un autre « moi », plus personnel que celui de l’intellectuel poussé à s’exprimer sur des sujets extérieurs à lui.

L’année suivante, en 1971, on trouve dans l’entretien de Barthes avec Jean Thibaudeau, partiellement publié dans la revue Tel Quel [9], une première élaboration de la réflexion qui le conduit à inventer sa posture romanesque pour la fin des années 1970. Dans une note explicative insérée en fronton, la transformation du je qui parle en je imaginaire est orienté dans la direction du romanesque :

Les réponses ont été réécrites – ce qui ne veut pas dire qu’il s’agisse d’écriture, puisque, vu le propos biographique, le je (et sa kyrielle de verbes au passé) doit être ici assumé comme si celui qui parle était le même (à la même place) que celui qui a vécu. On voudra bien en conséquence se rappeler que la personne qui est née en même temps que moi le 12 novembre 1915 va devenir continûment sous le simple effet de l’énonciation une première personne entièrement « imaginaire » [10].

Barthes a trouvé l’angle de vue qui lui permet de se voir et de se donner à voir comme un nouveau personnage romanesque – comme un personnage autofictionnel avant la lettre [11] – tout en considérant que, dans ce cas, l’opération est possible grâce au travail de transcription, à la « réécriture » des réponses de l’entretien originel. Ce faisant, il ne se donne pas encore une posture personnelle, puisque c’est le phénomène même de la réécriture qui produit un je imaginaire. Il reste encore dans une réflexion « classique » sur l’écriture, appliquée au je autobiographique. Toutefois, dans son avant-dernière réponse à Jean Thibaudeau, Barthes fait écho au propos liminaire et se charge de donner une fonction au genre de l’entretien, à l’intérieur du nouveau projet du je romanesque. Par cette insertion, le romanesque évolue en un mode de discours qui semble pouvoir dépasser les limites de l’écriture pour questionner la « parole » tout court et entreprendre, finalement, une transformation discursive praticable dans la forme de l’entretien en général, à la fois oral et écrit :

Le seul genre d’entretien que l’on pourrait à la rigueur défendre, serait celui où l’auteur serait sollicité d’énoncer ce qu’il ne peut pas écrire. […] Ce que l’écriture n’écrit jamais, c’est Je  ; ce que la parole dit toujours, c’est Je  ; c’est donc l’imaginaire de l’auteur, la collection de ses fantasmes […] en ce qui me concerne : la musique, la nourriture, le voyage, la sexualité, les habitudes de travail [12].

La « parole » devrait permettre la communication au public de l’imaginaire de l’interviewé, au fur et à mesure qu’on l’interroge sur ses habitudes, ses plaisirs, ses loisirs. Le but du genre de l’entretien serait de ce point de vue, sinon opposé, du moins complémentaire du travail de l’écriture : à celle-ci le travail de la pensée, à celui-là l’expression de l’imaginaire privé. Si l’entretien offre une voie privilégiée au moi privé, l’écriture vient à comprendre l’expression de l’intellectuel, même dans les formes d’interview plus classiques (comme celles de la première catégorie). Le problème que pose Barthes est, en clair, que l’entretien est un moyen adapté non au travail de la pensée, mais au travail de la subjectivité. Mais quel serait l’entretien qui se chargerait de véritablement donner forme à cette parole privée, à l’écart du travail de l’écriture ? L’entretien radiophonique. Il représente bel et bien une étape dans le passage de Barthes de la posture de l’intellectuel – qui utilise non seulement l’écriture, mais aussi l’interview d’idée – à celle de l’auteur « romanesque », qui investit à la fin des années 1970 des formes multiples, écrites et orales, de performance de la parole (textes et entretiens, cours, séminaires, autres formes d’apparition publique, etc.).

En 1972, dans une interview ici répertoriée dans la catégorie de l’interview d’idée et consacrée à Sade, Fourier, Loyola, Roger Vrigny fait référence au numéro de Tel Quel et à ce que Barthes y dit [13]. Dépassant la réflexion générale sur la forme de l’entretien, il pose à son invité une question directe sur le cas de l’entretien à la radio, qui l’amène à se prononcer directement sur le sujet, tout en restant dans le cadre du passage au romanesque envisagé avec Thibaudeau. L’opposition entre « écriture » et « parole » revient avec plus de clarté dans cet échange. Barthes dit ne pas aimer l’entretien radiophonique qui commence « en parole » et se termine par une forme d’écriture : il y voit une forme de « mauvaise foi ». Si cela constitue une approbation de l’entretien parlé, avec les limites que l’on connaît du contrôle à avoir sur son discours oral, Barthes se trouve néanmoins devant le défi de donner une forme romanesque à un entretien, tout en refusant le secours de la réécriture, qui lui avait permis l’année précédente de maîtriser son je imaginaire grâce au passage de l’entretien filmé à la transcription.

Cela ne semble cependant un problème urgent ou dont la résolution devrait être immédiate. Sans aimer l’interview réécrite, Barthes l’a pratiquée régulièrement toute sa vie, et continue l’année suivante. En 1973, au moment où la publication du Plaisir de texte opère un changement complet et irréversible de son image publique, l’entretien Où va la littérature  ?, avec Pillaudin et Nadeau, est animé justement par l’« utopie » déclarée dans le livre de « faire du lecteur un écrivain » [14]. Même si l’interview ne lui permet pas encore d’adopter une posture romanesque, Barthes ajoute dans sa transcription une notation que nous n’entendons pas dans l’interview radiophonique :

Quand on a commencé à écrire, quand on est dans l’écriture, quoi qu’elle vaille d’ailleurs, il y a un moment, en un sens, où on n’a plus le temps de lire […] personnellement j’ai très peu de temps de lecture en soi, de lecture gratuite. J’en ai un peu le soir quand je rentre chez moi, mais, à ce moment-là, je lis plutôt des textes classiques ; ou pendant les vacances [15]

Le contraste exprimé entre lecture privée et écriture publique redouble celui déjà posé entre réécriture et parole. La fuite hors de la lecture professionnelle vaut mort de l’auteur-intellectuel et naissance de l’auteur-écrivain. Les idiosyncrasies de lecture de Barthes, qui abandonne les textes modernes, préparent l’émergence d’autres idiosyncrasies autobiographiques et transforment le moment de la lecture privée en une confrontation directe avec à la fois les textes classiques et les auteurs qui les ont écrits. C’est qui introduit une solution au problème de la parole : l’imitation de quelque chose, qui n’est pas de l’écriture, mais relève d’une posture, d’une manière de s’en tenir comme écrivain classique.

Cette sortie hors de l’écriture, au sein de l’entretien oral, est discutée en 1974 dans un texte, « De la parole à l’écriture », conçu comme préface à la publication de Quelle crise ? Quelle société ?, premier volume de la série « Dialogues de France Culture » aux Presses universitaires de Grenoble [16]. Barthes semble y régler ses comptes avec le problème de la transcription de l’entretien, c’est-à-dire du rapport entre parole et écriture. Il reconnaît dans ce texte que, dans un entretien radiophonique, la parole est « théâtrale » et « tactique », qu’elle y suit ses propres codes culturels et oratoires. Or, dans la « scription » (transcription d’un entretien enregistré à l’oral), on perd le grain de la voix, la présence du corps, la dimension phatique de la communication, sans que cette perte se solde par l’accession à une véritable écriture [17]. Le point de vue est donc critique : on perd sur les deux tableaux finalement.

Curieusement, quelques années plus tard, en 1977, dans « Une sorte de travail manuel », réponse à une enquête écrite des Nouvelles littéraires sur l’écriture au magnétophone, Barthes propose une réflexion quasiment opposée, du moins plus fine, du phénomène de la scription : elle pourrait bien elle aussi inscrire l’entretien dans le champ de l’écriture, dès le moment que, en donnant parfois à un écrivain la possibilité de retravailler sa parole, elle lui permet d’y réintroduire son propre style [18].

En tout cas, la double position de Barthes devant l’entretien à la radio s’accompagne d’une pratique ambivalente, tantôt purement orale et « romanesque », tantôt mixte, avec un départ oral suivi d’une réécriture. Une pratique qui, comme la chronologie le montre, continue au fil des ans et permet à Barthes de jouer sur les deux tableaux. S’il est question dans la suite de cet article de l’entretien romanesque de forme orale, il reste néanmoins évident pour Barthes que tout auteur ne peut pas renoncer au rôle social de l’interview comme moyen donné à l’écrivain (« quelqu’un qui a écrit des livres ») de participer au débat public :

L’écrivain – quelqu’un qui a écrit des livres – doit se prêter aux interviews, comme celui-ci, ou à des prestations à la radio ou à la télévision. Bien. Je dirai tout simplement – je dis les choses franchement – il doit le faire et ce n’est pas du tout pour des raisons narcissiques. Ce n’est pas parce qu’il lui fait plaisir qu’on parle de lui, qu’il soit entendu ; ou si ce plaisir existe on peut dire qu’il dure très peu de temps. En réalité, si on fait ça c’est parce que l’écrivain sent très bien que, quand il écrit, quand il publie, il s’articule sur le travail d’autres personnes : les personnes qui l’interrogent, les personnes qui l’enregistrent. Il fait partie d’une économie et par conséquent je dirai qu’il n’a pas – en principe – le droit de se refuser à ce type d’échange [19].

Ce passage permet finalement de mieux distinguer les rôles : dans le cas de l’intellectuel et/ou de l’écrivant, l’interview est un pis-aller, nécessaire à son intervention dans le débat public ; dans le cas de l’écrivain (l’auteur véritable et/ou classique), l’entretien est légitime comme écriture de l’imaginaire, via non seulement la parole, mais la voix et le langage du corps. Cela signifie finalement que, dans le cadre de l’entretien radiophonique, il faut trouver pour Barthes une manière de « travailler » physiquement la parole radiophonique, pour lui donner une forme, littéraire si l’on veut, élaborée du moins, sans le truchement de la transcription.

2. L’autoportrait radiophonique de 1976 : une « voix » romanesque

En 1976, Barthes se prête à un autoportrait radiophonique pour l’émission « L’Invité du lundi ». Préparé avec Michel Gonzales et André Mathieu, l’autoportrait est enregistré quatre jours auparavant et dure après montage 33 minutes (pour une heure dix d’enregistrement). Dans l’autoportrait ne sont conservées que les réponses de Barthes touchant sa biographie, sa formation littéraire, ses intérêts culturels, son travail actuel, etc.. Mais quand Montalbetti demande – une fois l’autoportrait terminé – s’il a été hypocrite dans ses réponses, Barthes nie avoir été gêné et s’explique en soulignant le caractère non-référentiel de l’autoportrait réalisé :

Non, je n’ai pas du tout été hypocrite dans la mesure où pour être hypocrite il faudrait qu’il y ait une vérité qu’on masque et j’ai pris soin au début de l’autoportrait de dire que la difficulté de l’autoportrait c’est que, en tant qu’une sorte de grand épisode du langage, il s’établissait en dehors de toute référence possible [20].

L’autoportrait mobilise bien Barthes comme personne privée dans ses réponses, par l’écoute de sa voix et d’un je. L’image d’auteur que Barthes donne de lui-même déplace celle qu’il donnait jusqu’à présent : émerge celle d’un intellectuel heureux de travailler, qui y prend un plaisir physique et concret, presque sensuel :

Dans le présent, je dois beaucoup lutter pour préserver ces zones de travail personnel et c’est là un des problèmes importants de ma vie, comme de la vie de la plupart des intellectuels et des écrivains d’aujourd’hui… de résister à la dispersion […] À ce moment-là je n’ai pas, en ce qui me concerne, de plus grand plaisir, en dehors des plaisirs de la fête, ou des plaisirs de la volupté… je n’ai pas de plus grand que de me lever le matin en me disant que j’ai toute une matinée tranquille devant moi pour travailler [21].

Barthes parle de l’activité intellectuelle comme d’un plaisir, une jouissance, liée à l’activité elle-même mais aussi à son espace, son organisation, la défense de cet espace contre la dispersion des multiples sollicitations autres. L’expérience du travail intellectuel est celle d’un bien-être physique, qui le renvoie non tant au domaine des idées qu’au domaine du corps et d’un moi sensible :

C’est une jouissance qui s’accompagne – je dirai – d’une jouissance supplémentaire, d’organisation du travail, de toute une structure de l’espace de travail, ce que j’appelle la papeterie du travail, qui est une chose qui donne énormément de plaisir et il me semble que dans ma vie c’est toujours ce qui reste à travers des évolutions, des difficultés, des tentations de toute sorte… à travers des leurres, des pannes, des paresses, il reste toujours ça… je sais que si je veux je peux travailler d’une façon – je le répète – jouissive [22].

La relation directe entre le corps et l’écriture passe par le plaisir du psychisme, des sens, de la manipulation de toute une « papeterie » qui accompagne la mise au travail et la production des idées.

Dans l’autoportrait de 1976 réalisé pour la radio, il n’y a pas d’écriture au sens propre, et la « papeterie » du micro et des moyens d’enregistrement échappent en partie au contrôle de l’auteur. Le plaisir de travailler (de créer) doit trouver d’autres biais. Avançons que l’équivalent de la main pour l’écriture, c’est la voix pour la « parole » orale : c’est elle qui permet de lier la construction d’un je imaginaire ou romanesque au corps de l’auteur, sans passer par l’écrit. La voix de Barthes est l’instrument qui lui permet de développer une posture romanesque à la radio : là, il dévoile publiquement son corps – par une référence auditive directe de son corps envers les auditeurs – tout en envahissant sa voix par un discours autofictionnel second – élaboré certes, en 1976, à partir de ses textes et livres, et soutenu par un autocommentaire.

L’autoportrait proprement dit se donne à saisir dans des fragments de discours, entre lesquels Barthes fait des pauses, s’arrête pour relire les questions et propositions de sujets de ses interlocuteurs et y réfléchir. Il ne structure plus ses phrases en un discours continu, mais accepte de découper son propre discours autobiographique, qui par conséquent se présente en fragments vocaux séparés les uns des autres [23]. Comme ses étudiant(e)s les plus fidèles le remarquent [24], cet « art » vocal de la parole orale dans l’autoportrait est très différent du phrasé parlé pratiqué dans son séminaire et son cours (mais aussi dans les autres interviews), qui garde une construction syntaxique très logique. Il tranche du reste aussi sur son style d’écriture, parfois très moderniste dans l’usage, par exemple, de la ponctuation (deux points et parenthèses placés en manière anti-scolaire). Ce qui ne plaît pas à tous ses interlocuteurs, puisque, après qu’Antoine Compagnon a relevé cet écart entre la phrase orale et la phrase écrite de Barthes, Romaric Sulger-Büel et Roland Havas réagissent en jugeant l’autoportrait radiophonique « décevant » par rapport à l’autoportrait écrit que constitue un an plus tôt Roland Barthes par Roland Barthes.

Barthes leur explique que l’autoportrait radiophonique est un genre « faux » : c’est « une parole sans véritable interlocuteur » – comme l’écriture –, tandis que la parole adressée aux auditeurs de son séminaire est portée par « une interlocution très forte ». Mais précisément, il représente – comme l’écriture – une forme indirecte de parole, puisqu’il est enregistré. Il faut l’entendre, précise-t-il, comme « une sorte d’écriture à l’état second, c’est-à-dire avec toute l’ambiguïté d’un texte qui ne se donne pas exactement pour ce qu’il est et donc réinterpréter le ton qui a été employé comme un procédé d’écriture, c’est-à-dire […] mettre des guillemets autour de ce que j’ai dit [25] ». Ainsi, dans l’autoportrait radiophonique, parole et scription semblent s’intégrer mutuellement ; la distinction entre je romanesque orale et je romanesque écrit semble annulée. Plus précisément, l’autoportrait radiophonique devient un discours dans lequel la voix même de Barthes est mise « entre guillemets », afin de donner naissance à un personnage romanesque de la même nature que celui du Roland Barthes par Roland Barthes. Il est d’ailleurs précédé d’un avertissement équivalent à celui du livre : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman [26] ».

Dans l’autoportrait, les modalités de pauses à l’oral, certaines dûment enregistrées (quand il prend et allume une cigarette) finissent par correspondre à une fragmentation du discours oral du Barthes « professeur » par la voix et le corps du Barthes « romanesque ». Tout comme son l’écriture romanesque fragmente, dans Roland Barthes par Roland Barthes, le discours continu de la dissertation, de l’essai monographique, du récit autobiographique. En outre, ces fragments oraux correspondent formellement à des citations, qui peuvent activer les souvenirs romanesques, et qui ont la même fonction que les « anamnèses » introduites dans l’autoportrait écrit Roland Barthes par Roland Barthes.

En somme, dans cet autoportrait de 1976, la parole radiophonique n’est pas de l’« écriture parlée », comme celle que Barthes dit produire dans ses séminaires et cours. La parole vive et improvisée de l’autoportrait domine le travail de montage, qui ne change pas la voix et le ton. Elle est aussi revue et interprétée, dans un commentaire placé à la fin, en guise de « postface », sous un angle romanesque. Encore une fois, Barthes dirige son auditeur vers l’auteur qu’il a entendu, mais en faisant de sa voix le lieu d’une parole autofictionnelle.

3. Entretiens avec Claude Maupomé et avec Jean Montalbetti (1978) : la posture de l’amateur

Dans son premier entretien avec Claude Maupomé pour l’émission « Le Concert égoïste », diffusé en janvier 1978 – et contrairement à ce qu’il a écrit dans « La Chronique » six mois auparavant [27] –, Barthes dit aimer écouter de la musique en travaillant :

Barthes – […] je n’ai pas un très bon rapport au disque. La musique, pour moi, ne passe pas bien par le disque. La musique passe par deux choses : le piano, le chant quand j’en ai fait – c’est-à-dire la musique que je fais ou que j’ai faite avec mon corps – et alors la radio, oui, la radio. Là, bon… au risque de choquer beaucoup de producteurs et de réalisateurs de radio, je… j’aime bien mettre France Musique quand je travaille. Je sais que ça a été très reproché à Claude Lévi-Strauss, mais je dois dire que je partage absolument cette pratique avec lui […].

Maupomé – Vous n’êtes pas aussi strict que lui pour la parole à France Musique [28].

– Non, il y a des parties parlées à France Musique qui ne me déplaisent pas du tout. D’abord parce que très souvent j’aime bien la voix de qui parle. Je m’intéresse aux voix.

– C’est toujours de la musique ?

– Oui, c’est toujours de la musique, surtout pour moi qui m’intéresse beaucoup à la voix [29].

Barthes indique ici qu’il reçoit certaines voix parlées comme de la musique. Voix et musique entrent dans le travail intellectuel ; elles sont déjà dans l’écriture sérieuse et agissent comme stimulant et plaisir auxiliaire de la pensée. Leur essence s’oppose aussi à la musique professionnelle, aux enregistrements des interprètes célèbres que l’on écoute au concert ou sur les disques. Cette association du travail intellectuel à l’écoute de la musique, voire à sa pratique (chant et piano), mais aussi à l’écoute de ce qui devrait encore plus déranger ce travail, à savoir les « parties parlées » d’émissions musicales, fait bouger là aussi l’image de l’intellectuel que Barthes peut avoir dans le public. On peut dire que, au personnage du travailleur, elle ajoute celui de l’amateur [30]. Le parallèle avec Lévi-Strauss suggère qu’il s’agit d’une posture anti-puriste. Dans le second entretien avec Maupomé, pour « Comment l’entendez-vous ? » [31], cette posture de l’amateur va jusqu’à inclure une pratique musicale marginale chez l’amateur de musique courant, qui est la composition :

Maupomé – Une question que je voulais vous poser depuis longtemps : la composition musicale, vous l’avez abandonnée ?

Barthes – Ah, abandonnée ! Je ne l’ai jamais abordée.

– Si, si, dans Barthes par lui-même il y a une photographie d’un poème de Charles d’Orléans [32]

– … que j’avais mis en musique [33].

La visée de Barthes dans cet entretien est de dévoiler la dimension de plaisir du travail intellectuel, de réformer l’image qu’on peut se faire de lui comme intellectuel de métier au profit de l’amateur, qui écoute de la musique en travaillant, et peut même à l’occasion en composer pour son plaisir personnel.

À cette posture de l’amateur, l’entretien de 1978 avec Jean Montalbetti ajoute le modèle proustien qui anime en sous-main, depuis le début des années 1970 au moins, l’imaginaire de Barthes à la recherche de son identité non plus d’intellectuel, mais d’écrivain. L’émission, diffusée en trois parties, les 20 et 27 octobre et le 3 novembre 1978, fait partie de la série Un homme, une ville, produite par Montalbetti pour France Culture. Le journaliste se promène en compagnie de Barthes dans les lieux marqués par la mémoire proustienne : le quadrilatère du Faubourg St Honoré, de la Madeleine jusqu’à l’hôtel Ritz (1) ; Illiers-Combray – avec en fin d’émission une longue étape à la BnF pour examiner les carnets de Proust (2) ; les Champs-Élysées et le Bois de Boulogne, sur les traces de la duchesse de Guermantes et d’Odette Swann (3). Les titres choisis pour les trois rendez-vous de cette émission sont autant de pastiches de l’œuvre proustienne : À la recherche du Faubourg, Du côté de Combray, À l’ombre des jardins et des bois. Comme le rappelle Barthes, les deux promeneurs parcourent un chemin « narratif » qui suit les lieux de la vie de Proust.

Claude Coste constate très bien qu’ici, « bien loin des illusions du transistor, la radio propose enfin une autre forme d’écriture indirecte [34] ». Le ton est beaucoup plus filé et pareil à la voix que l’on écoute dans les cours de Barthes : une sorte d’écriture « parlée » dans l’interlocution avec les autres. Comme il le confesse à Montalbetti dans la troisième émission – qui sera le dernier entretien de Barthes diffusé à la radio – la promenade radiophonique est l’occasion de régler « un vieux compte » avec Proust, avec l’œuvre qui accompagne sa vie : « Quand nous arrivent des choses personnelles, à tout instant nous retrouvons une espèce de déjà-vu dans Proust […] dans une extrême fraternité [35]. » Proust est bien du côté de l’amateur, non du travailleur : Barthes critique, on le sait, n’a consacré que trois petits articles à Proust [36].

Parler de Proust signifie de surcroît un engagement particulier pour Barthes amateur. Dans ce dernier entretien, un désir ultime apparaît : écrire comme Proust, et non sur lui. Pour cela, il faut s’identifier à Proust :

Barthes – Je crois qu’il y a un moment où on n’a plus envie d’écrire sur Proust, mais on a envie d’écrire… comme Proust. Non pas pour se comparer à lui – ce serait bien prétentieux. Voyez-vous Proust c’est un écrivain… pour moi il n’est pas question de se comparer à lui si on écrit, mais… il est parfaitement question, il est parfaitement légitime de s’identifier à lui. Je crois qu’il faut faire la différence. On ne se compara pas à lui mais on s’identifie à lui. Il a un pouvoir d’identification très grand. Par conséquent, on pourrait très bien concevoir… d’accepter, par exemple, de réécrire quelque chose qui ressemblerait à La Recherche du temps perdu […].

Montalbetti – Et vous proposez de… d’en donner une nouvelle version ?

– Non, disons que c’est un rêve, mais c’est un rêve très nourrissant, vous savez, qui fait très plaisir et qui… peut justement alimenter une sorte d’énergie de travail, comme ça. Peu importe l’échec au fond [37].

Le rêve de l’identification, c’est un trait classique plus que romantique. Là où, tout en endossant des rôles sociaux en nombre limité (comme l’a montré José-Luis Diaz), l’écrivain romantique veut être original [38], Barthes rend à l’imitation son importance non seulement comme processus de création, mais aussi comme processus de construction de son image publique. La posture de Barthes écrivain, mais aussi de Barthes au micro dans son dernier entretien, ce serait la posture de Proust. Posture d’une importance personnelle essentielle dans les moments de doute sur sa capacité à écrire, et le changement de son style d’écriture durant les années 1970. L’identification publique à Proust à l’occasion de cette émission en trois volets, prépare Barthes au projet d’écrire un roman intitulé Vita Nova [39]. Si l’entretien radiophonique participe chez Barthes aux problématiques soulevées dans son œuvre écrite, on peut voir avec ce projet de roman le lieu où oral et écriture se montrent incompatibles. Tout se passe en effet comme si l’identification proustienne poussait Barthes trop loin de son imaginaire privé constitué ; comme si elle le poussait à orienter son expression littéraire dans une direction que l’entretien oral « romanesque » ne pouvait pas accueillir. La direction du roman proustien, c’est-à-dire aussi du genre romanesque.

4. Conclusion

Dans les années 1970, l’œuvre et la pensée de Barthes s’ouvrent à l’invention d’une posture romanesque qui, à la radio emprunte la voie de l’entretien subjectif opposée à l’interview d’idée, en même temps que son image d’intellectuel de métier, théoricien, professeur, etc., sérieux et savant, compose avec celle de l’amateur. L’interrogation de l’auteur sur les usages possibles de l’interview et de l’entretien émerge au début des années 1970. Elle concerne les ressources comme les limites des formes dialogiques à la radio, en relation surtout aux problèmes posés par la parole en direct et sa transcription (scription). Un peu plus tard, dans l’autoportrait de 1976, Barthes emploie sa voix comme moyen de créer une forme autofictionnelle d’entretien à la radio et comme illustration du processus de devenir de la parole « romanesque ». Dans ce genre d’entretien, la posture de l’amateur joue un rôle essentiel pour l’expression du je imaginaire, comme l’on a vu dans ses échanges sur la musique, car elle permet une sortie franche de la posture de l’intellectuel de métier, face à laquelle elle suscite celle de l’écrivain, qui écrit avec son imaginaire et son corps. Finalement, l’identification à Proust, d’abord cachée puis avouée, agit comme une déclaration d’un désir de roman. Elle n’apparaît cependant parfaitement lisible qu’après coup, posthumément si l’on peut dire, si on la considère comme l’annonce d’un Barthes romancier à venir. On peut avancer que ce Barthes romancier est en quelque sorte un « produit dérivé », non seulement du Roland Barthes par Roland Barthes, mais de sa conception et de sa pratique de l’entretien « romanesque ».

Notes

[1] Roland Barthes, Le Grain de la voix : entretiens, 1962-1980, Paris, Seuil, « Essais », 1981.

[2] Thierry Leguay, « Roland Barthes : Bibliographie générale (textes et voix), 1942-1981 », Communications, n° 36, 1982, p. 131-173.

[3] Roland Barthes, Œuvres complètes, sous la direction d’Éric Marty, 5 vol., Paris, Seuil, 2002.

[4] Pour les références complètes des entretiens cités ici, voir la liste mise à jour sur https ://sites.google.com/view/guidomattiagallerani/projects et, avec des tableaux explicatifs, dans Guido Mattia Gallerani, « The Faint Smiles of Postures : Roland Barthes’s Broadcast Interviews », Barthes Studies, n° 3, 2017, en ligne sur http ://sites.cardiff.ac.uk/barthes/

[5] Cette ventilation ne comprend pas 13 entretiens à la radio, que je n’ai pas pu écouter dans les archives de l’Ina ou dont une transcription n’est pas disponible : une émission sur les graffitis et « Tout dire et se comprendre » (1962), « Recherche de notre temps » (1964), « Les Idées et l’Histoire » et « Les Matinées de France Culture » (1970), « Proust et les écrivains d’aujourd’hui » (1971), « Les Après-midi de France Culture » (1974), « Journal inattendu » (1974), « L’antenne est à R. B. » (1974), « Voix de la langue : Charles Panzéra » (1977), « La musique et l’amour » (1977), « Hommage à Roman Jakobson » (1978), « Les mythes de l’écriture » (1978). Il reste des traces bibliographiques de ces entretiens dans d’autres archives ou des mentions dans des études. L’existence de quelques-uns reste ouverte à la discussion (il pourrait aussi s’agir de duplicatas erronés d’entretiens dont l’existence est certaine).

[6] Avec notamment cette réflexion : « Le rôle de la conversation – même radiophonique – est d’épuiser à la fois les possibilités et les impossibilités d’explication de l’auteur » (Roland Barthes, « R.B. interroge Renaud Camus sur Passage » (1975), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 407).

[7] Dans cet article, par commodité, « entretien » et « interview » seront employés indifféremment même si une différence de genre a pu être établie (Philippe Lejeune, « La voix de son maître : l’entretien radiophonique », dans Je est un autre, Paris, Seuil, « Poétique », 1980, p. 103-160 ; Gérard Genette, Seuils [1987], Paris, Seuil, « Essais », 2002, p. 361-367). Cependant, en plusieurs endroits et suite à ce propos introductif, « interview » désignera l’interview d’idée, « entretien » l’entretien personnel, dont Barthes défend la portée « romanesque ».

[8] Id., « Tribune des critiques », entretien avec Pierre Barbier, Luc Estang et Stanislas Fumet, France Culture, 20 avril 1970. Archives de l’Ina. La transcription adoptée ici pour les extraits d’entretien radiophonique n’est pas technique, mais répond au souci de lisibilité des contenus.

[9] Id., « Réponses » (1971), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 3, p. 1023-1044. Il s’agit à l’origine d’un entretien filmé, enregistré les 23 et 24 novembre 1970 et le 14 mai 1971.

[10] Ibid., p. 1023.

[11] Cette posture dans les entretiens correspondra donc à la figure autobiographique que Barthes dessine dans ses essais des années 1970, notamment dans Roland Barthes par Roland Barthes.

[12] Roland Barthes, « Réponses », op. cit., p. 1042-1043.

[13] Id., entretien avec Roger Vrigny, La Matinée littéraire, séquence « L’Invité de la semaine », France Culture, 13 janvier 1972. Archives de l’Ina.

[14] Id., « Où va la littérature ? », entretien avec Roger Pillaudin et Maurice Nadeau, France Culture, 13 mai 1973. Archives de l’Ina.

[15] Roland Barthes, « Où / ou va la littérature ? », transcription de l’entretien avec Roger Pillaudin et Maurice Nadeau, dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 560. Texte publié originairement dans Roger Pillaudin (dir.), Écrire pour quoi ? pour qui ?, Presses Universitaires de Grenoble, « Dialogues de France-Culture », 1974. Écrire… pour quoi  ? pour qui  ?

[16] Rober Pillaudin (dir.), Quelle crise ? Quelle société ?, Presses universitaires de Grenoble, « Dialogues de France-Culture », 1974.

[17] Roland Barthes, « De la parole à l’écriture » (1974), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 537-541.

[18] Id., « Une sorte de travail manuel » (1977), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 5, p. 392-393.

[19] Id., « Le Métier d’écrire », entretien avec Jean-Marie Benoist et Bernard-Henri Lévy, France Culture, 22 février 1977. Archives de l’Ina.

[20] Id., « L’Invité du lundi », entretien avec Michel Gonzales, André Mathieu, Martine Cadieu, Jacqueline Rousseau Dujardin, Jean Montalbetti et des étudiant(e)s de Barthes, France Culture, 8 mars 1976. Archives de l’Ina.

[21] Ibidem.

[22] Ibidem.

[23] Dans l’autoportrait, il y a plusieurs références à l’art vocale du baryton suisse Charles Panzéra, à la fois comme modèle de diction et pour le plaisir donné par sa voix : « Tout l’art de Panzéra […] était dans les lettres, non dans le soufflet (simple trait technique : on ne l’entendait pas respirer, mais seulement découper la phrase » (Id., « Le Grain de la voix » [1972], dans Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 151).

[24] Pour la troisième partie de l’émission, Jean Montalbetti a préparé un dossier, mais Barthes demande explicitement – rappelle Montalbetti lors de la directe – que cette partie se fasse avec ses étudiants du séminaire à l’EPHE (Evelyne Bachelier, Jean-Louis Bachelier, Jean-Louis Bouttes, Antoine Compagnon, Roland Havas, Romaric Sulger-Büel) et une « voix » extérieure (la psychanalyste Jacqueline Rousseau Dujardin).

[25] Id., « L’Invité du lundi », op. cit.

[26] Roland Barthes par Roland Barthes (1975), dans Œuvres complètes, t. 4, op. cit., p. 577.

[27] « Il faut qu’à France Musique on juge secrètement la « bonne musique » bien ennuyeuse pour qu’on s’ingénie tellement à morceler les œuvres, les programmes, à les agrémenter de plaisanteries et de familiarités (qui n’excluent pas les banalités), à limiter, semble-t-il, ce morceau de plaisir simple qu’on appelait autrefois le concert » (Id., « La Chronique » [1979], dans Œuvres complètes, t. 5, op. cit., p. 650-651).

[28] Maupomé se réfère aux critiques de Lévi-Strauss pendant la séance du « Concert égoïste » diffusée le 20 juin 1976, où la partie parlée, concentrée en deux phases de conversation de quelques minutes sur environ deux heures d’enregistrement, est pourtant très limitée.

[29] Roland Barthes, « Le Concert égoïste », entretien avec Claude Maupomé, France Musique, 15 janvier 1978. Archives de l’Ina.

[30] Sur l’amateur comme artiste contre-bourgeois, en lien à la notion de neutre chez Barthes, voir Adrien Chassain, « Roland Barthes : les pratiques et les valeurs de l’amateur », Fabula-LhT, n° 15, 2015, en ligne sur http ://www.fabula.org/lht/15/chassain.html

[31] Barthes est le premier invité de cette célèbre série créée par Claude Maupomé à France Musique, qui comptera 545 émissions à sa clôture en 1990. L’entretien explore le rapport de l’auteur à son musicien préféré, Robert Schumann.

[32] Voir Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 636.

[33] Roland Barthes, « Comment l’entendez-vous ? », France Musique, 21 octobre 1978. Archives de l’Ina.

[34] Claude Coste, « Le Proust radiophonique de Roland Barthes » [2002], dans Roland Barthes ou l’art du détour, Paris, Hermann Éditeurs, « Savoir lettres », 2017, p. 113-133.

[35] Roland Barthes, « À l’ombre des jardins et des bois », dans Sur les traces de Marcel Proust, entretiens avec Jean Montalbetti, France Culture, 3 novembre 1978. Archives de l’Ina.

[36] Id., « Proust et les noms » [1967], dans Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 66-77  ; « Une idée de recherche » [1971], dans Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 917-921  ; « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » [1978], dans Œuvres complètes, t. 5, op. cit., p. 459-470.

[37] Id., « À l’ombre des jardins et des bois », op. cit.

[38] José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, 2007.

[39] Roland Barthes, « Vita Nova » [1979], dans Œuvres complètes, t. 5, op. cit., p. 1007-1018. Voir Guido Mattia Gallerani, Roland Barthes e la tentazione del romanzo, Milano, Morellini, « Tracciati », 2013.

Auteur

Guido Mattia Gallerani est actuellement chercheur postdoctoral en littératures comparées à l’Université de Bologne, où il conduit un projet sur l’hybridation littéraire et l’interview fictionnelle. Il est aussi chargé de cours en langue, civilisation et littérature italiennes aux programmes américains en Italie. Comme chercheur postdoctoral de la Ville de Paris (2015), il a conduit un projet sur les entretiens de Roland Barthes à l’Institut de textes et manuscrits modernes (ENS/CNRS).

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De la nuit. De l’écrivain anonyme


De la nuit (1975-1977) est une émission méconnue de France Culture. Son principal producteur, Gilbert Maurice Duprez, en a pourtant fait un laboratoire jubilatoire où toutes les innovations étaient permises. Si de nombreux écrivains ont été invités à s’y exprimer, ils devaient accepter d’être « anonymisés », c’est-à-dire de n’apparaître que comme des individus lambdas au même titre que les autres. La parole des écrivains pouvait ainsi n’être entendue que pour elle-même, comme détachée de l’identité de son auteur, et se mélanger à celle des autres interviewés…

De la nuit (1975-1977) was a little known show which aired on the public radio station France Culture. Yet, its main producer, Gilbert Maurice Duprez, turned into a laboratory where all kinds of exhilirating innovations were allowed. The show hosted many writers under the condition that they spoke anonymously, as individuals like any others. Their words could therefore be heard alongside those of other interviewees, disconnected from their identities as authors.


Texte intégral

« Comme si la radio était un long téléphone qui permet aux gens de s’appeler, de s’entendre et de se reconnaître [1]… »

Comme on sait, capter et faire entendre la voix de l’écrivain à la radio est une ambition ancienne. Dès 1911, les Archives de la parole permettent à des poètes, de graver leur voix sur disque [2]. Dans ce sillage, les professionnels de la radio veulent aussi conserver des traces sonores des écrivains. Sans remonter à l’avant-guerre, on citera la visite de Pierre Schaeffer à Claudel en février 1944, accompagné de Jacques Madaule, spécialiste du poète. Le but était d’enregistrer un hommage à Giraudoux, décédé quelques semaines plus tôt ; mais Schaeffer et Madaule laissent les disques tourner, et cela donne une longue conversation à bâtons rompus et en tous sens, comme devait les aimer l’auteur des Conversations dans le Loir-et-Cher [3]. Pour Philippe Lejeune, le but de Schaeffer était « de créer un véritable langage radiophonique, en arrachant la radio au théâtre, en lui faisant découvrir l’intimité [4] » – même si Claudel semble d’abord gêné, confessant que la radio le « congèle » ;  la suite de l’entretien s’avère très conviviale.

Au fil des années, les écrivains et la radio s’apprivoisent progressivement. Grâce aux nouvelles techniques d’enregistrement et de montage, il devient possible, après la Seconde Guerre mondiale, de généraliser les entretiens au long cours, et d’archiver la précieuse parole des écrivains. Car la bande magnétique permet, plus aisément que le disque, le montage et la conservation de cette parole [5]. Les émissions en forme d’entretien les plus emblématiques de ce genre radiophonique en soi sont les grands entretiens, parfois qualifiés d’« entretiens-feuilletons », inaugurés par ceux de Gide avec Jean Amrouche en 1949 [6]. De nombreux écrivains suivront : Breton, Cendrars, Cocteau, Colette, Giono, Léautaud, Mauriac, Montherlant, Paulhan… À côté de ces entretiens, la parole des écrivains se fait entendre dans de nombreuses émissions culturelles qui mettent en avant la personnalité ou l’œuvre de l’écrivain, de  Radioscopie de Jacques Chancel à Du jour au lendemain d’Alain Veinstein. La longévité d’une émission comme Du jour au lendemain (1985-2014) rend d’ailleurs même possible de suivre le parcours de nombreux écrivains sur la durée, quand ils sont invités à plusieurs reprises à intervalles espacés (Jean Echenoz, Sylvie Germain, Alain Fleischer, Régis Jauffret, Jean Rolin…).

Dans l’émission De la nuit, co-produite par Édith Lansac et Gilbert Maurice Duprez et diffusée sur France Culture entre 1975 et 1977, la parole de l’écrivain a une autre fonction que celle de renseigner sur sa personnalité ou son œuvre. Ou disons que, si elle parvient à le faire, c’est bien malgré elle. Dans cette émission en effet, l’écrivain doit renoncer à apparaître sous la figure du « grand homme » telle qu’elle se forge dans les émissions de « portraits » centrées sur sa personnalité ou son œuvre [7]. Il doit accepter de ne pas être identifié par l’auditeur, ni même écouté, au nom de sa fonction. Sa parole, jamais recontextualisée, est en effet mélangée à d’autres paroles prononcées par des locuteurs aux statuts très divers. L’écrivain ne vient pas ici éclairer son œuvre dans une visée explicative, ni même parler de son ouvrage le plus récent dans une visée promotionnelle : il apparaît comme un « anonyme », comme quelqu’un qui, au même titre que les autres intervenants de l’émission, dépose sa parole sans qu’elle soit reliée à une actualité ou à un thème bien précis. Articulée autour d’un dispositif volontairement flou, De la nuit inscrit les paroles enregistrées et diffusées dans un registre quelque peu mystérieux, à l’opposé d’une radio à visée didactique. Les propos des écrivains y deviennent énigmatiques ; l’auditeur doit accepter de les recevoir comme ces messages glissés dans une bouteille à la mer. Comme si la parole de l’écrivain gagnait en densité poétique et littéraire ce qu’elle perdait en contenu informationnel (identité du locuteur, parcours biographique, traits caractéristiques de l’œuvre…). C’est ce que nous allons voir dans cet article fondé sur une analyse exhaustive des numéros de De la nuit [8].

1. Parcours d’un producteur

De la nuit, diffusé sur France Culture entre 1975 et 1977, est une émission produite et présentée par Gilbert Maurice Duprez en collaboration, pour certains numéros, avec Édith Lansac (régulièrement en 1975, plus sporadiquement entre 1976 et 1977) [9]. Duprez cite aussi comme collaborateurs réguliers Jean Marcourel et Jean-Pierre Velis [10]. Duprez, dont on n’associe pas spontanément le nom à telle ou telle émission restée célèbre, est un professionnel de la radio dont la carrière s’étale de la fin des années 1950 au début des années 1990. De 1958 – année où il entre à la radio après une formation d’instituteur – à 1975, année de création de De la nuit, il fait preuve d’un certain éclectisme, et ses fonctions évoluent d’un genre radiophonique à l’autre : d’abord recruté comme chef de service administratif, il veut très vite rejoindre le secteur de la production, où il va exercer plusieurs fonctions différentes : assistant de production, producteur, producteur-coordinateur, réalisateur (fictions et documentaires), adaptateur et auteur de fictions, comédien… En observant plus attentivement son parcours, on s’aperçoit qu’il est assistant de production pour la monumentale émission didactique de Pierre Sipriot Analyse spectrale de l’Occident, assistant sur des fictions (comme sur Le secret de Vautrin, 1959), réalisateur de fictions (Don Quichotte, 1965), et d’émissions culturelles (Connaissances de l’Est, entre 1960 et 1964). Il est aussi adaptateur (Un brave homme, d’après Upton Sinclair, diffusée sur France Culture le 1er février 1966 dans le cadre des Soirées de Paris ; Une histoire de deux villes, d’après Charles Dickens, série diffusée sur France Culture en septembre 1992). Dans les années 1960, il est aussi le réalisateur d’entretiens avec des écrivains, comme ceux de Louis Aragon avec Francis Crémieux en 1963 (dix fois vingt minutes).

C’est à France Culture que Duprez poursuit son parcours radiophonique, où il va s’affirmer comme producteur. Dans les archives de l’Ina, on peut trouver un entretien d’une heure avec Marguerite Duras, enregistré en 1966, semble-t-il dans un café ou dans un restaurant, et diffusé le 26 janvier 1968. L’entretien ressemble à une conversation, et porte sur la littérature (ses rapports avec la sociologie par exemple), l’émancipation des femmes ; certaines œuvres de Duras sont plus particulièrement évoquées (Le Square, Des journées entières dans les arbres). Marguerite Duras se dit « communiste », et se prononce contre la littérature engagée. De nombreux extraits de cette rencontre seront repris dans De la nuit.

En 1970, Duprez mène plusieurs séries d’entretiens avec des intellectuels, dans lesquelles on l’entend poser des questions : avec Walter Gombrowicz (six fois un quart d’heure, entre le 14 et le 20 janvier ; entretiens enregistrés en 1967) ; avec Pablo Neruda (sept fois un quart d’heure entre le 7 et le 12 septembre) ; avec Henri Lefebvre (douze fois un quart d’heure) entre le 7 et le 19 décembre.

Entre 1969 et 1974, on l’entend davantage au micro, et transparaît alors un certain intérêt pour la poésie. Il présente Almanach de la poésie, tous les quinze jours sur France Culture (1969-1976, co-produit avec Madeleine Guignebert), où on l’entend interviewer des poètes et faire des lectures de leur œuvre, l’émission étant entrecoupée d’extraits musicaux. Cette émission d’environ quinze minutes annonce De la nuit, mais on y entend encore les questions de Duprez. Parmi les invités : Louis Calaferte, Édouard Glissant, Denise Miège, Octavio Paz, Denis Roche, Jacques Roubaud. En 1973, Duprez produit Jeunes poètes, série d’une quinzaine d’émissions de quinze minutes. On y retrouve des interviews de poètes, parfois réalisées à l’extérieur de la radio, et des lectures de textes… Il produit aussi Poèmes en liberté, de 1971 à 1975, émission d’une durée variable, dans laquelle sont lus des poèmes. Entre 1969 et 1973, il collabore à Notre temps, émission diffusée chaque soir à 18h30, dont les thématiques varient chaque jour. De nombreux collaborateurs s’y font entendre au micro, comme intervieweur ou chroniqueur. Duprez y joue les deux rôles, dans des domaines très divers [11]. Parmi ces collaborateurs figure Édith Lansac qui l’accompagnera dans De la nuit.

À l’occasion, Duprez se fait aussi auteur : le 25 avril 1974, l’émission Carte Blanche diffuse, Un coup de feu jamais n’abolit les départs, une fiction inspirée par la rupture entre Rimbaud et Verlaine, jouée par Suzanne Flon, Roland Dubillard, et Claude Piéplu, et présentée à l’antenne comme « un délire très personnel de Gilbert Maurice Duprez ».

2. Tentative de description

De la nuit se présente comme une émission nocturne quotidienne d’une cinquantaine de minutes, diffusée à 23h du lundi au vendredi, entre 1975 et 1977. Chaque émission fait entendre une juxtaposition de propos, de lectures de textes, et de musique. La série peut être rattachée au genre documentaire tel que nous le définissons, à savoir

un dispositif à caractère didactique, informatif, et (ou) créatif, présentant des documents authentiques, qui suppose l’enregistrement de sons, une sélection de ceux-ci opérée par un travail de montage, leur agencement selon une construction déterminée, leur mise en ondes définitive opérée par un travail de mixage, selon une réalisation préétablie, dans des conditions qui ne sont pas celles du direct ou du faux direct [12].

De la nuit est une émission qui résiste quelque peu à l’analyse, en raison de sa dimension hétérogène. Elle est certes composée de quelques éléments invariants, mais la liberté formelle qu’elle s’octroie rend sa description plus complexe que bon nombre d’émissions. Les rares éléments invariants sont les suivants : une absence de musique-générique, une absence de « micro-chapeau » introductif de l’émission, des paroles et des lectures qui se succèdent sans la présence d’un médiateur, comme enregistrées de manière isolée, dans des ambiances sonores diverses. Tous les autres éléments varient d’un numéro à l’autre, et cela entraîne, pour le chercheur, d’innombrables difficultés méthodologiques. D’une part, toute modélisation s’avère périlleuse puisque les émissions ne se ressemblent pas. Et, d’autre part, ces éléments hétéroclites ne sont pas présentés à l’auditeur d’une manière informative ou didactique, ce qui rend complexe la dénomination et la description des sons elles-mêmes. En cela, procéder à l’analyse de De la nuit ressemble à l’activité du spéléologue, et il faut accepter de procéder par tâtonnements, et parfois de s’en tenir aux conjectures. De nombreux travaux sur les relations entre les écrivains et la radio auxquels on va se référer dans cet article (ceux de Philippe Lejeune ou de Pierre-Marie Héron sur la radio francophone) s’attardent souvent sur les échanges entre les intervieweurs et les écrivains, ou la manière dont ces entretiens éclairent leur œuvre ou leur personnalité. La méthodologie qu’emprunte ces travaux s’avère souvent inopérante pour analyser la parole de l’écrivain dans De la nuit en raison du dispositif et des visées de l’émission qui font disparaître l’intervieweur, et qui masquent la fonction même de l’écrivain au sein du dispositif.

De nombreux indices sur les intentions des professionnels des médias transparaissent dans les génériques, les séquences introductives et conclusives des émissions, ainsi que dans les adresses aux invités et aux auditeurs. L’on ne pourra guère s’appuyer sur ces éléments pour analyser De la nuit. Tout d’abord, il n’y a pas, à proprement parler, de générique d’introduction. Ensuite, l’émission ne commence jamais de la même manière. Au hasard des numéros, l’auditeur peut entendre, en alternance, un extrait musical, un extrait d’interview, un « bonsoir » prononcé par un membre de l’émission… À la fin de l’émission, un court générique de désannonce fait parfois apparaître les participants, ou les références littéraires et musicales, mais ce procédé n’est pas non plus régulier. Ainsi, chaque numéro dessine sa forme propre, et il n’est guère pertinent de présenter une ou des statistiques car De la nuit présente des dispositifs qui varient d’un soir à l’autre. Dans la plupart des numéros, il y a plusieurs intervenants qui s’expriment, et leur nombre fluctue d’une émission à l’autre. Mais dans celle diffusée le 16 décembre 1977, une seule personne figure au générique : Christiane Cossu, présentée dans la notice de l’Ina comme un professeur qui livre ses réflexions sur la retraite. L’émission fait entendre le récit d’une femme, issue d’une famille désargentée, qui raconte comment elle a dû se mettre à travailler, puis à envisager sa retraite. Dans l’émission diffusée le 11 mars 1977, l’écrivain Jean-François Noël est lui aussi le seul intervenant, sur le thème de la prise de la Bastille : il ne s’agit pas d’un entretien, mais plutôt d’une histoire racontée à l’auditeur. Une autre caractéristique de l’émission est la juxtaposition de paroles données à entendre sans ambiance particulière à d’autres séquences où le fond sonore de l’interview se remarque : café, restaurant, square… Certaines émissions ne sont composées que de lectures de textes (celles des 11 novembre et 22 décembre 1977). L’émission du 2 mai 1977 ne donne à entendre quasiment que des extraits musicaux.

Les extraits musicaux tiennent d’ailleurs un rôle important. Jamais diffusés en intégralité, ils reflètent leur époque : Rolling Stones, Pink Floyd, Santa, Bob Dylan, les Doors, les Wings… Des effets de réalisation caractérisent aussi l’émission : la musique masque parfois le début des interviews, des échos donnent à certains extraits un aspect irréel, les voix sont parfois modifiées, et les rythmes des propos accélérés…

De la nuit n’est pas une émission dont l’espace est réservé aux écrivains et l’auditeur n’est pas certain de pouvoir entendre leur parole dans chaque émission. L’écrivain n’est qu’une figure parmi d’autres que l’auditeur peut écouter au hasard des génériques. Voici les noms des écrivains que nous avons relevés : Hélène Couscous, Karine Berriot, Myriam Anissimov, Joseph Delteil, Jocelyne François, Viviane Forrester, Robert Merle, Marie Chaix, Severo Sarduy, Chantal Chawaf, Georges Perec, Claude Courchais, Dimitri Tsepeneag, Bernard Noël, Georges Godebout, Catherine Bousquet, Nicole Ward Jouve, Angèle Vannier, Philippe Soupault, Jean Malrieu, Frédéric Jacques Temple, Gil Jouanard, Pascal Jardin, Dominique Rolin, Gérard Guégan, Herbert Le Porrier, France Nespo, Rafael Alberti, Françoise Lefèvre, Nella Bielski, Jean-Louis Quereillahc, Arthur Adamov, Osman Lins, Michel Bernard, Jean Sendy, Jeanne Champion, Hubert Juin, Daniel Boulanger, Diane de Margerie, Marguerite Duras… Jean-François Noël participe aussi à de nombreux numéros en tant que conteur d’histoires.

Mais la présence des écrivains ne définit pas le seul rapport de la série à la littérature. Les lectures de leurs textes sont aussi une composante essentielle de l’émission, et c’est alors l’occasion de citer les œuvres des écrivains disparus, ou qui s’expriment peu au micro : citons André Breton, Maurice Blanchot, Lautréamont, Paul Éluard, Michel Leiris, Pablo Neruda, Hölderlin, William S. Burroughs, André Pieyre de Mandiargues, Baltasar Gracián… Contrairement à certaines émissions littéraires, les extraits ne sont pas une composante annexe : ils sont placés sur un pied d’égalité avec les entretiens. Parfois même ils sont la composante unique de l’émission. Et si certains extraits sont lus par Gilbert-Maurice Duprez, dont on peut reconnaître la voix d’une émission à l’autre, de multiples lecteurs se relaient à l’antenne sans que l’on sache leurs noms. Les génériques, comme les notices de l’Ina, ne renseignent pas toujours sur l’identité de ces lecteurs qui se transforment en voix sans nom.

De la nuit fait aussi intervenir de nombreux témoins anonymes [13], dont la parole est souvent juxtaposée à celle de l’écrivain. Cette initiative n’est pas si courante dans le France Culture d’alors, surtout tourné vers la parole savante. Citons certains de ces nombreux autres anonymes de l’émission : un éleveur de chèvres (15 décembre 1977) ; un antiquaire (23 septembre 1977) ; un potier (14 janvier 1977) ; un charpentier-menuisier (22 octobre 1977) ; P’tit Mimi (qui parle de sa sexualité) (9 mars 1977) ; un travesti (25 juin 1976) ; Clément (qui parle de sa délinquance quand il était jeune (21 octobre 1976) ; une agricultrice (20 septembre 1976) ; un éleveur de pintades (9 juin 1976) ; un ancien prisonnier (27 octobre 1976) ; un couple dont le mari a été emprisonné à la suite de son refus de faire son service militaire (20 janvier 1977) ; des chanteurs dans le métro (7 et 8 avril 1977) ; des hommes qui parlent de la vieillesse (2 juin 1976) ; Mémé Jeanne (7 mai 1976) ; un homme qui recherche sa mère (30 avril 1976) ; une carmélite (12 décembre 1975) ; un gardien de la décharge publique (9 octobre 1975).

3. Des paroles comme surgies de nulle part

Dans De la nuit, l’instance médiatique se fait plus que discrète, délibérément. On entend la voix de Gilbert Maurice Duprez au début de l’émission dans le sobre « bonsoir » qui accueille l’auditeur, puis, pour certains numéros, dans l’annonce « en compagnie de » qui introduit le générique composé du nom des invités et, en fin d’émission, avec l’expression « en références », qui a pour fonction de citer les musiques et les extraits littéraires (et encore, il faut préciser que cette introduction et cette conclusion ne sont pas systématiques, et que l’identité des invités n’est pas toujours déclinée). La voix de Duprez se reconnaît aussi dans quelques lectures de textes. Les transitions entre deux passages parlés sont surtout assurées par des extraits musicaux, assez nombreux. L’auditeur peut donc s’interroger sur celui qui anime l’émission, mais qu’il n’entendra pratiquement pas.

Le ton est donné dès le début de l’émission : on entre en territoire inconnu. Contrairement à beaucoup de programmes qui comportent un générique qu’on identifie à une musique, De la nuit choisit d’en dire le moins possible sur ce qui va être entendu. Aucun indice ni sur ceux qui vont s’exprimer, ni sur les raisons pour lesquelles on les a rassemblés. L’auditeur doit accepter ce contrat tacite selon lequel il n’en saura pas plus sur la visée même de l’émission. Dans l’introduction de la plupart des programmes littéraires, le journaliste ou le producteur, telle une figure de médiateur, donne un certain nombre d’indices à l’auditeur pour que soit resituée la parole de l’invité : statut et fonction de celui-ci, nombre de livres publiés, prix littéraires, domaines de prédilection, rattachement à tel ou tel courant littéraire, expériences de vie, etc. Ces éléments rendent ainsi « familier » celui qui va s’exprimer, et qui n’était peut-être alors qu’un inconnu pour l’auditeur. Dans De la nuit, rien de tel, et l’auditeur ne pourra pas s’appuyer sur ces informations pour écouter les protagonistes d’un soir.

La personnalité du producteur est donc ici masquée, et ne transparaîtra pas, ni dans l’introduction, ni dans les entretiens eux-mêmes. Si le producteur imprime sa marque, c’est davantage dans la forme de l’émission et les choix des invités, que dans son comportement à l’antenne. Ce parti-pris n’est pas très habituel dans l’univers de la radio, la plupart des stations préférant que l’auditeur puisse rattacher une émission à son présentateur, afin de fidéliser l’auditoire. Laisser dans l’ombre celui qui a conçu une émission, c’est donc prendre le risque de « perdre » l’auditeur au regard de ces codes radiophoniques standardisés. Dans le numéro du 11 janvier 1977, un invité (dont on ne dira jamais le nom) regrette « d’être là », et d’avoir accepté de parler, et adresse toute une série de reproches à son intervieweur (qu’on n’entendra jamais), notamment son absence d’engagement et la dimension asymétrique de l’interview. Mais qui est ce mystérieux intervieweur ? Duprez lui-même ? Un de ses collaborateurs ? Si les noms et les voix de Duprez et de Lansac se font entendre (avec parcimonie, rappelons-le), certaines séquences de l’émission laissent deviner la présence d’autres collaborateurs, notamment dans la dernière émission (voir la description de celle-ci dans la suite de l’article). Interrogé pour cet article [14], Duprez cite deux noms : Jean Marcourel et Jean-Pierre Velis, parmi ceux qui se seraient entretenus avec les intervenants de De la nuit. Mais à quelques exceptions près, ces collaborateurs putatifs ne sont jamais cités dans l’émission, ni dans les notices de l’Ina. La prudence s’impose donc quand on évoque l’instance médiatique de De la nuit.

La parole de l’écrivain, telle qu’elle se donne à entendre dans de nombreuses émissions, résulte d’une interaction, dont les rapports de place [15] peuvent être analysés. C’est ainsi que l’on peut définir le rôle de chaque protagoniste, et le type d’échanges mené. L’instance médiatique peut se révéler tour à tour déférente, complice, irrévérencieuse… Dans ces émissions, l’écrivain reste au premier plan de cette interaction. Dans De la nuit en revanche, il n’est plus possible de retracer l’interaction d’origine, celle qui a permis de recueillir la parole, ni d’établir quels ont été les rapports de place adoptés par chacun. Comment Gilbert Maurice Duprez et ses différents collaborateurs s’entretenaient-ils avec un écrivain dans De la nuit ? Qui a capté cette parole ? À quel endroit ? Impossible de répondre à cette question. L’interaction d’origine reste donc une énigme pour l’auditeur, qui ne peut écouter que son résultat, en spéculant sur la nature originelle de la relation entre l’intervieweur et l’interviewé.

Les invités eux-mêmes ne sont pas clairement présentés. Si l’identité des interviewés est parfois révélée dans le court générique d’introduction, pour autant l’auditeur ne fait pas toujours le lien avec les paroles qu’il va entendre par la suite. Comme si, imitant le producteur de l’émission, les invités restaient eux-mêmes dans la pénombre. L’émission du 7 mars 1977 (intitulée « Muette-diaphane ») commence par cette phrase intrigante, qui reste inachevée : « Je ne suis pas une femme silencieuse comme elle a pu en être une. Je suis plutôt une femme qui se tait, et qui écoute beaucoup. Je ne suis pas quelqu’un qui s’exprime facilement. Je ne suis pas… ». C’est à l’auditeur de compléter ce propos resté en suspens. De la nuit prend en effet le parti de raréfier les informations données à l’auditeur sur la personne qui parle dans l’émission : le nom et le prénom des intervenants sont cités en début d’émission, puis comme destinés à être oubliés, du fait de n’être jamais répétés ensuite, notamment quand les interviewés s’expriment. C’est à l’auditeur, s’il le souhaite, de faire ses déductions à partir des indices laissés par l’instance médiatique. Ce jeu de piste présente des difficultés dont le niveau varie en fonction du nombre d’intervenants et du moment où ceux-ci parlent dans l’émission. Si, par exemple, une séquence fait entendre la voix d’une femme en début d’émission et, qu’ensuite, le producteur énonce son rituel « en compagnie de », suivi d’un prénom et d’un nom féminins, l’auditeur peut associer le nom de cette femme à la voix entendue. Mais si un intervenant cité dans le générique ne se fait entendre que plus tard dans l’émission, il sera plus complexe de deviner qui parle. Dans tous les cas, l’auditeur ne peut jamais identifier avec certitude qui s’exprime, ni même son rôle (intervieweur ou interviewé). Sauf à reconnaître une voix parce qu’il l’a déjà entendue ailleurs ; celle par exemple de Marguerite Duras, plusieurs fois au générique de l’émission (17 juin, 1er juillet, 4 novembre 1975, 2 mars 1976) [16].

De la nuit se caractérise aussi par l’absence de renseignements de type biographique sur l’interviewé : sa fonction, son parcours, ses œuvres… Qu’il soit écrivain, peintre, sculpteur, son œuvre n’est jamais au centre de l’émission en tant que telle. La mention même de sa qualité d’écrivain ou d’artiste est absente de l’émission. De sorte que l’auditeur ne peut jamais recontextualiser sa parole en la resituant dans la globalité d’une œuvre ou d’une existence.

L’absence de thématique précise contribue aussi à installer l’auditeur dans le flou. Même si chaque émission a un sous-titre, il ne renseigne guère sur son thème : La guerre se mange froide (24 septembre 1976) ; Des fuites par où cheminer (14 novembre 1977) ; Un deuil en blanc (19 décembre 1977) ; Quelque part n’importe où, guidés par le soleil (21 décembre 1977)… Surtout, ce sous-titre n’aide pas vraiment l’auditeur à se repérer puisqu’il semble ne figurer que dans la notice de l’émission, et pas dans l’émission elle-même [17].

Ce que De la nuit donne donc à entendre, au lieu d’entretiens en bonne et due forme, ce sont des paroles comme surgies de nulle part, à écouter comme pour elles-mêmes. Le dispositif de la série rompt complètement avec celui des émissions au service des écrivains.

De quoi les écrivains parlent-ils dans De la nuit ? L’émission, diffusée entre 1975 et 1977, est le reflet de son époque. Dans les années 1970, de nombreuses émissions, comme celles de Ménie Grégoire sur RTL par exemple, accueillent la parole de l’anonyme [18], témoin ordinaire qui raconte son expérience vécue. Le registre intimiste de cette parole influence considérablement la tonalité générale des interviews, par conséquent celles des non-anonymes, et marque l’extension du sous-genre de l’interview-confession. Cette évolution socio-culturelle transparaît dans les entretiens avec les écrivains, ceux-ci étant de plus en plus amenés à parler d’eux-mêmes, dans un estompement de la frontière entre sphère publique et sphère privée. Nous reprendrons ici la distinction qu’établit Anne-Outram Mott dans son analyse des entretiens culturels à la radio, entre les propos relevant de la « scénographie auctoriale-artistique [19] », à travers laquelle l’écrivain apparaît comme tel, dans une visée d’explication ou de vulgarisation de l’objet culturel (son œuvre) ou de son activité d’écrivain (l’acte de création), et ceux relevant de la « scénographie biographique [20] », où l’écrivain expose sa vie personnelle sous la forme d’un témoignage. Chaque numéro de De la nuit n’est pas conçu comme un espace de découverte de l’œuvre tel ou tel écrivain : les écrivains parlent avant tout de leur histoire personnelle, et de leurs réflexions sur l’existence. Comme si leur identité d’écrivain n’était pas ici un élément déterminant à prendre en compte dans l’échange radiophonique. Pour autant, dans l’émission, les propos intimistes des écrivains, au même titre que les propos des autres interviewés relevant du secteur culturel ou artistique, ou des témoins ordinaires, ne s’inscrivent pas dans une reconstitution chronologique de parcours biographiques dans leur intégralité. L’écrivain partage l’espace avec d’autres. Son intervention porte souvent sur tel ou tel sujet (l’enfance, les relations aux autres, l’insertion dans l’espace social…), et n’offre de sa biographie qu’une dimension partielle. Mais s’il se raconte, son exposition intime est atténuée par l’effacement des marques d’énonciation de l’entretien. Certes, il nous fait plonger dans son intimité la plus secrète, mais comme sa parole est anonymisée, c’est comme si cette exposition publique demeurait limitée dans ses effets.

4. L’écrivain anonyme

À quoi sert donc la parole de l’écrivain dans une émission comme De la nuit, où elle devient quasi anonyme ?

Dans une perspective artistique, on dira que l’émission esthétise les voix et fait acte de poésie en se rapprochant de la création littéraire elle-même. La radio s’affirme comme langage artistique spécifique. Les fragments d’entretiens qui sont donnés à entendre sont juxtaposés comme les chapitres d’un livre ou un recueil de poèmes. Le professionnel de la radio fait entendre la voix de l’écrivain en elle-même, grâce à la suppression des marques d’énonciation qui ont contribué à faire émerger sa parole. Si on pouvait écouter l’interview d’origine entre l’écrivain et Gilbert Maurice Duprez ou un de ses collaborateurs, l’on se rendrait peut-être compte que l’entretien ne diffère pas tant que cela des entretiens habituellement diffusés à la radio. Et que c’est le travail de montage qui a contribué à esthétiser cette parole en la transformant, et en la restituant sous la forme de fragments. Il en découle une impression d’irréalité pour l’auditeur à l’écoute de ces paroles que l’écrivain semble prononcer pour lui-même, comme dans une profonde solitude.

L’absence de tout indice sur celui qui s’exprime éloigne De la nuit du genre journalistique, qui place l’identification du locuteur au premier rang des exigences professionnelles : dans les émissions journalistiques donnant la parole aux écrivains (journal parlé, reportages…), il est impératif de savoir qui parle. Mais De la nuit est tout aussi éloignée de la plupart des émissions de type culturel, qui, elles aussi, choisissent de mettre en avant l’identité des invités. Contrairement à elles, la série ne donne pas à entendre des entretiens entre un médiateur et son invité, que l’auditeur peut écouter comme des conversations. C’est une juxtaposition de monologues que l’auditeur peut écouter, comme si ces intervenants lui parlaient dans le creux de l’oreille. Comme le ton de l’émission est très intimiste, l’auditeur reçoit ces confessions comme s’il était le seul destinataire. À de nombreuses reprises, des intervenants font part de leurs difficultés, et c’est comme si, en l’absence d’un médiateur, l’auditeur se retrouvait seul face à eux. Dans l’émission du 22 septembre 1977, un homme, qu’on imagine sur une barque, fait ainsi part de son mal de vivre. Les bruits d’eau et de rames, accompagnés de musique, achèvent de créer un décor sonore angoissant pour l’auditeur. Dans l’émission du 28 juillet 1976, l’historien Jean-Louis Bernard (d’après la notice de l’Ina) évoque son rapport à la solitude tandis que la voix de Gilbert Maurice Duprez, modifiée par des effets spéciaux, lit des extraits de l’inquiétant Apomorphine de William S. Burroughs. Une autre voix interpelle l’auditeur : « Parle-moi ; provoque-moi ». Comme en écho, dans celle du 4 juin 1975, le peintre algérien Majoub Ben Bella décrit l’angoisse que provoque chez lui la solitude. Dans l’émission du 10 mars 1977, l’écrivaine Emma Santos raconte son expérience de la folie et de l’internement, thème qui revient régulièrement dans l’émission. Dans celle du 23 juillet 1976, Catherine Bousquet évoque sa peur de ne plus voir son reflet dans le miroir.

Jamais, en imaginant le lieu où s’expriment les protagonistes de l’émission, l’auditeur ne peut se représenter un douillet studio. Au contraire, l’espace de De la nuit apparaît comme un no-man’s land de voix solitaires et parfois angoissées, parvenues jusqu’à lui par quelque phénomène inexpliqué. Précisons de surcroît que des fragments d’émissions reviennent d’une émission à l’autre, voix-fantômes qui semblent hanter l’émission, comme par exemple, dans deux émissions de 1975, cet extrait de Marguerite Duras : « Et pourquoi y en a-t-il qui écrivent et d’autres non ? C’est ça qui est anormal. Tout le monde écrit sans doute. Tout le monde écrit, même ceux qui n’écrivent pas[21]. »

L’émission semble lancer un défi à l’auditeur en forme de devinettes : qu’est-ce qu’une voix sans auteur ? Ou comment écouter une voix sans avoir l’identité de son auteur ? On peut parier que l’auditeur porte davantage attention au contenu de ce qui est dit, au grain des voix, et à l’atmosphère sonore. Dans la ligne d’une radio « bouche d’ombre » célébrée par Julien  Gracq [22], De la nuit exploite l’imaginaire relatif au mystère des voix, marqué par l’indétermination de leur provenance. Dans les émissions didactiques et (ou) informatives, l’instance médiatique guide l’auditeur et offre une parole « rassurante », celle qui représentante du média, tandis que dans les émissions de type artistique, comme De la nuit, la parole peut intriguer ou même inquiéter… Qu’on se souvienne ici d’une des premières fictions écrites pour la radio, Maremoto de Pierre Cusy et Gabriel Germinet, et qui aurait dû être diffusée en 1924. Des répétitions de la pièce, qui raconte le naufrage d’un bateau, furent diffusées sur des ondes non utilisées afin de tester les conditions sonores de réception. Mais elles eurent des auditeurs malgré elles, qui alertèrent les autorités, craignant que des individus fussent vraiment en danger. La pièce fut longtemps interdite de diffusion en France. Outre la confusion entre fiction et documentaire, cette étape importante de l’histoire de la radio illustre la peur qui surgit à l’écoute de voix désespérées, et qui appellent à l’aide [23]. La radio se jouera ensuite à de nombreuses reprises du thème des voix qui surprennent des personnages et les effrayent (L’inconnue d’Arras, d’Armand Salacrou, Raccrochez c’est une erreur, de René Wilmet…). De la nuit, d’une certaine manière, s’inscrit dans cette généalogie de la voix désincarnée…

Dans une perspective plus politique, on remarquera que De la nuit tend à l’égalitarisme de par le choix des invités et le traitement de la parole. L’espace radiophonique n’est pas ici réservé à certaines catégories d’intervenants (les artistes, les intellectuels, les écrivains), mais ouvert aux témoins ordinaires qui racontent leur métier ou des pans de leur vie privée. Au sein même de la catégorie des individus habitués à s’exprimer dans l’espace médiatique, l’émission opte pour des associations déroutantes : dans le numéro du 29 août 1977, les deux invités sont l’écrivaine Chantal Chawaf et le chanteur Eddy Mitchell, peu habitué – ainsi qu’il est raconté dans le dernier numéro de la série – à être interviewé sur France Culture. Les intervenants appartenant à la sphère culturelle ou artistique côtoient les témoins anonymes, qui ne sont présentés que par un prénom au début de l’émission. Le numéro du 9 février 1976 ne cite ainsi, lors de l’introduction de l’émission, précédée par la lecture d’un poème de Blaise Cendrars, que deux personnes anonymes comme invitées, Manuela et Griselda, qui racontent des épisodes de leur existence : la difficulté, pour une femme, de voyager toute seule, les impressions sur le quartier Barbès, la drogue, le fait d’être un travesti, le racisme… On ne saura pas pourquoi ces deux témoins ne sont présentés que par leur prénom ni pour quelle raison ils ont été choisis pour se confier au micro. L’émission du 7 février 1977 ne fait apparaître qu’un interviewé, présenté par son seul prénom : Jean (dans cette émission, seule les extraits musicaux interrompent l’entretien). Dans l’émission du 20 octobre 1977, une femme raconte, de manière poignante, son séjour en hôpital psychiatrique.

Il faut rappeler qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer la parole des écrivains (et plus généralement celles des artistes) de celle d’anonymes « sans qualité » dans l’émission. Comme les écrivains ne sont pas présentés comme tels, et comme ils ne s’expriment pas nécessairement sur l’écriture ni sur leurs livres, leurs témoignages peuvent ressembler aux témoignages de ces anonymes. Si l’écrivain Claude Couchais évoque l’écriture et son statut dès l’introduction de l’émission du 30 juin 1976, il n’en va pas de même dans la plupart des émissions. Ainsi, quand Jocelyne François s’exprime sur le thème de la folie et l’exil (De la nuit, 14 mars 1977), il n’est fait aucun lien avec son activité d’écrivain. Il en va de même pour l’écrivaine Viviane Forrester qui parle de son enfance et de ses liens avec sa mère (28 avril 1977). L’émission se joue d’ailleurs de cette confusion des statuts, et n’hésite pas à faire intervenir les invités à contre-emploi : l’émission du 14 mars 1977 est en grande partie composée de lectures de l’œuvre érotique de Joyce Mansour par Eddy Mitchell (toujours !), ce que le chanteur a très peu fait à notre connaissance. Enfin, certains interviewés ont un statut intermédiaire : un patron de bar et peintre amateur est présenté par ses prénom et nom, Michel Boussy, dans l’émission du 16 octobre 1976, enregistrée dans un bar de Roubaix.

Les émissions de type entretien, comme celles de Jean Amrouche, ont contribué à transformer l’écrivain en « olympien [24] », selon la terminologie d’Edgar Morin, ou en « grand homme » pour reprendre l’expression de Philippe Lejeune [25], c’est-à-dire en figure d’autorité dont la parole mérite d’être entendue par le public. Dans De la nuit, l’écrivain est « désacralisé ». Sa voix a la même portée que celles de tous les autres intervenants, quel que soit leur statut. Comme une illustration de la phrase de Marguerite Duras déjà citée : « Et pourquoi y en a-t-il qui écrivent et d’autres non ? C’est ça qui est anormal. Tout le monde écrit sans doute. Tout le monde écrit, même ceux qui n’écrivent pas ».

5. Bain d’époque

Durant les années où elle est diffusée, De la nuit n’est la seule émission à procéder de la sorte. Depuis la fin des années 1960, il existe en France des professionnels qui ont souhaité relancer l’expression radiophonique dans une visée de type artistique, quelque peu laissée en jachère depuis la fin du Club d’Essai en 1960 (à l’exception de la fiction radiophonique). L’Atelier de création radiophonique (ACR), créé par Alain Trutat et Jean Tardieu en 1969, et que va produire très longtemps René Farabet, est l’exemple le plus célèbre de ce courant radiophonique. Ce n’est plus une visée didactique ou informative que recherche ce type d’émission, mais plutôt une visée de type artistique. La radio n’est plus seulement un support au service des autres arts ou de la culture, mais un art lui-même. Durant les années 1970, rappelle Marine Beccarelli, « la nuit radiophonique devient un laboratoire d’expérimentation et de recherches radiophoniques [26] ». Des émissions telles que l’Écriture par le son (1971-1974), produite par Jean Couturier et diffusée elle aussi en début de nuit, poursuivent le même objectif : proposer à l’auditeur un univers sonore atypique, éloigné des émissions diffusées en direct. Dans l’Écriture par le son, comme dans l’Atelier de création radiophonique, des voix se succèdent déjà sans que l’on sache très bien qui parle ou quel est le thème de l’émission. Tous ces producteurs, qui ne semblent pas avoir travaillé ensemble [27], choisissent de déstabiliser l’auditeur en abandonnant les registres habituels de la production radiophonique. L’effacement, voire l’absence, de l’instance médiatique à l’antenne, et la volonté de détacher les paroles de leurs auteurs, constituent les marques les plus emblématiques de leur grammaire radiophonique. L’ACR, en particulier, illustré par les figures remarquables de Yann Paranthoën, René Jentet, Andrew Orr, René Farabet ou Kaye Mortley, renoue ainsi avec les expériences menées par le Club d’Essai à partir de 1946 pour produire des émissions de création plus que de consommation [28].

Le Club d’Essai anticipe lui-même de quelques années le mouvement du Nouveau Roman qui, après le Surréalisme dans lequel Duprez reconnaît une influence de l’émission [29], va porter à la radio la contestation de l’esthétique mimétique héritée du XIXe siècle réaliste. Des fictions comme Régression, de Claude Ollier, diffusé le 25 janvier 1967, Centre d’écoute de Michel Butor et René Koenig (9 juillet 1972) ou India Song de Marguerite Duras (12 novembre 1974) transposent à la radio des recherches formelles marquées par l’absence de personnages, le rejet d’un récit linéaire, des narrations déstructurées, en rupture avec le flux des fictions habituellement diffusées sur les ondes [30]. Même si aucun d’eux ni aucune des autres figures marquantes du Nouveau Roman (Nathalie Sarraute, Robert Pinget, Claude Simon, Alain Robbe-Grillet…), à l’exception de Duras, ne figure dans le générique de De la nuit, il y a là un bain d’époque.

De la nuit ne présente pas de dispositifs aussi radicaux que ceux de l’Atelier de création radiophonique, à quelques exceptions près. Dans le numéro titré « On ne se baigne jamais deux fois dans le même silence » (diffusée le 23 novembre 1977), par exemple, il n’y a pratiquement aucune parole audible en cinquante minutes d’émission. On ne perçoit que des bruits (briquets, vêtements, oiseaux, horloge…), des respirations, des silences, des musiques contemporaines – qui ne ressemblent pas aux musiques pop et rock and roll des autres numéros, et quelques phrases qu’on devine être des extraits très brefs de conversation. Comme exemples de paroles quelque peu audibles, ces phrases prononcées par des hommes et des femmes, qui font néanmoins sens puisqu’elles font partie d’une des dernières émissions de la série : « j’ai tellement donné que maintenant j’attends » ; « c’est ce que j’espérais » ; « aux grands mots les grands remèdes » ; « parle-moi » ; « j’ai l’impression qu’on joue un jeu un peu cruel, mais je ne me suis pas rendu compte » ; « je vais finir par m’endormir » ; « tu te sens frustré que je parle si peu ? » ; « ça te gêne pas qu’on perde du temps » ; « tu n’aurais pas une question à poser ? » ; « tu ne prépares pas de questions ? » « c’est tout ce qui est important ? » ; « j’ai vachement envie de sortir de la parole »… La voix de Duprez se fait entendre avec parcimonie : « gros » ; « de » ; « silence » « il y a des silences. Gros de silence. Ils s’écoutent »…. Les dernières phrases de l’émission pourraient être la bande-son d’une fiction : « à quoi tu penses ? Tu trouves que je m’intéresse pas assez à toi ? » ; « tu pensais à quoi ? Je suis vachement agressif ». Une écoute attentive de ces rares paroles laisse suggérer que Gilbert-Maurice Duprez (ou un de ses collaborateurs) et un invité (lequel ?) se sont peut-être rencontrés dans un espace qui n’est pas celui du studio, et ont décidé de ne pas parler durant l’enregistrement. L’expérience a peut-être été réalisée avec plusieurs intervenants car l’ambiance sonore varie d’un espace à l’autre dans l’émission. Dans la notice de l’Ina, plusieurs personnes sont citées : le poète Jean Ristat (proche d’Aragon, directeur de la revue Digraphe), David Cooper (le fondateur de l’antipsychiatrie, installé à Paris en 1972) et Jean-Louis Bernard (sans doute le romancier et essayiste, spécialiste d’ésotérisme).

Le dernier numéro de De la nuit, diffusé le 23 décembre 1977, adopte pour sa part une forme particulière, et apparaît comme une mise en abyme du dispositif de l’émission, en forme de théâtre d’ombres. Des extraits d’émissions précédentes sont diffusés, et trois hommes (dont Gilbert Maurice Duprez) jouent à deviner qui parle, sans toujours révéler la solution de l’énigme à l’auditeur. C’est comme s’ils se plaçaient, d’une manière artificielle, dans la situation des auditeurs eux-mêmes qui, durant les deux années d’existence de l’émission, se sont demandé qui étaient ceux dont les voix se faisaient entendre chaque soir. Duprez et les autres présentateurs ne semblent plus toujours savoir qui se cache derrière la voix qu’ils redécouvrent : « je connais la voix, mais je ne vois pas » ; « c’est un Suédois frisé » ; « je ne me souviens pas ». Ils expriment aussi des regrets : « on aurait dû la rencontrer une deuxième fois ». C’est une conversation étrange, comme si les trois hommes étaient seuls, et ne parlaient pas à un public (« c’est Bruno… » ; « voici comment une amitié naît de la radio » ; « il recherchera sa mère toute sa vie »). Souvent, les trois hommes se trompent comme s’ils étaient frappés d’amnésie. Parfois, le ton est désabusé, et les protagonistes devinent, non sans une certaine cruauté, que certains interviewés vont tomber dans l’oubli. Toutes les identités ne sont donc pas révélées, et des noms se perdent dans la musique diffusée pendant que les présentateurs parlent. Comme une manière de rappeler que ce principe d’incertitude des voix sera tenu jusqu’à la fin de l’aventure.

6. Conclusion

La plupart des émissions où se fait entendre la parole de l’écrivain sont régies par un contrat tacite : l’écrivain accepte de s’exprimer à la radio pour se faire connaître, ou faire découvrir son œuvre ; la radio apparaît comme un vecteur de communication au service d’une œuvre et d’un artiste. Cette représentation est sous-jacente dans les émissions dont les dispositifs dialogiques malmènent les invités (type Qui êtes-vous ? d’André Gillois [31]), comme dans les émissions en tête-à-tête qui célèbrent la figure de l’écrivain-grand homme (type Radioscopie de Jacques Chancel, Du jour au lendemain d’Alain Veinstein). De la nuit, comme au préalable l’Atelier de création radiophonique, rompt avec l’idée du média au service de l’écrivain et de la création artistique : la radio s’affiche ici davantage comme un art que comme un instrument de transmission du savoir, et fait entendre son langage spécifique. Radio et création littéraire sont ici placées sur un pied d’égalité. Et, pour l’auditeur, il peut être surprenant de basculer d’un régime de type didactique à un régime de type artistique. Dit autrement, la parole de l’écrivain dans De la nuit n’est qu’un fragment au service de la création radiophonique. En raison de grammaires de reconnaissance peu explicites, l’auditeur doit accepter chaque soir de s’adapter à une forme différente, et d’écouter des intervenants aux statuts multiples. La présence de l’écrivain est ici aléatoire et décontextualisée, et l’auditeur n’est pas certain d’écouter ses paroles chaque soir. L’auditeur, à vrai dire, dans une émission comme De la nuit, n’est à peu près sûr de rien : en fonction de l’humeur de son producteur, il pourra écouter tantôt des entretiens – avec des anonymes ou des interviewés du monde des lettres ou de l’art – tantôt des lectures de textes littéraires mélangés à des extraits musicaux.

De la nuit n’aura qu’une existence éphémère (1975-1977). La série préfigure l’émission Nuits magnétiques qui lui succède en 1978, créée par Alain Veinstein. Dans celle-ci, les écrivains ne sont plus uniquement des invités : ils sont associés à la conception des émissions, vont eux-mêmes mener des entretiens avec des témoins sur le terrain ; à leur tour ils vont collecter la parole des anonymes [32]. Si elle emprunte certains codes à De la nuit (un mélange de paroles d’artistes, d’écrivains, et d’anonymes, et une propension à diffuser des propos de type intimiste), Nuits magnétiques s’articulera davantage autour de certaines thématiques pour mieux guider l’auditeur, et son producteur, Alain Veinstein, s’adressera plus directement à l’auditeur, notamment au début de chaque semaine, pour présenter le sommaire de la semaine. Gilbert Maurice Duprez poursuivra sa carrière à la radio. On le retrouve au générique de quelques Nuits magnétiques : dans celle du 28 février 1978, il lit un texte présenté comme un court-métrage. Mais c’est avec une émission plus atypique qu’il achèvera son parcours radiophonique de producteur. Sons, diffusé entre 1982 et 1984 sur France Culture, fait entendre des tableaux sonores composés de séquences enregistrées au gré des pérégrinations de l’auteur. La parole disparaît ici au profit des bruits du réel : « La singularité de sons est son absence totale de commentaires. […] Cela ressemble à la volonté d’affirmer la radio dans sa spécificité et son essence : le son [33]. » En cela, Sons prolonge la visée de De la nuit d’ériger la radio en médium artistique.

Notes

[1] Gilbert Maurice Duprez, De la nuit, France Culture, 23 décembre 1977.

[2] Voir Nicolas Verdure, « Les archives de l’enregistrement sonore à la Bibliothèque nationale de France », Vingtième siècle, Revue d’Histoire, vol. 92, n°4, 2006, p. 61-66 ; Francesco Viriat, « Orphée phonographe, le rêve du disque poétique », dans Claude Jamain (dir.), La voix sous le texte, Angers, Presses universitaires d’Angers, 2000, p. 51-60 ; Michel Murat, « Dire la poésie en 1913: les Archives de la parole de Ferdinand Brunot », dans Jean-François Puff (dir.), Dire la poésie ?, Nantes, éditions Cécile Defaut, 2015, p. 101-128.

[3] Enregistrement partiellement publié en 1964 (disque Adès), intégralement en 2005, accompagné d’une transcription : Une visite à Brangues. Conversation entre Paul Claudel, Jacques Madaule et Pierre Schaeffer. Brangues, dimanche 27 février 1944, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2005. Contient deux CD audio.

[4] Philippe Lejeune, Je est un autre. L’autobiographie, de la littérature aux médias, Paris, Seuil, « Poétique », 1980, p. 110.

[5] Ibid., p. 11.

[6] Pour l’introduction de ce genre en France, voir Pierre-Marie Héron (dir.), Les écrivains à la radio : Les entretiens de Jean Amrouche, Montpellier, Centre d’Études du XXe siècle, 2000. Et pour de nombreuses études de cas, voir Pierre-Marie Héron (dir.), Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, 2010.

[7] Voir Céline Pardo, « Avec un écrivain, les yeux fermés. L’art du portrait d’écrivain à la radio », dans Ivanne Rialland (dir.), Critique et médium, Paris, CNRS éditions, 2017, p. 271-285.

[8] L’Ina a archivé et numérisé trois cent vingt-quatre numéros de De la nuit.

[9] Les archives de Gilbert-Maurice Duprez sont consultables aux Archives Nationales : CAC, AN, Fonds Gilbert Maurice Duprez, 19940737/34, documents relatifs à De la nuit.

[10] Entretien avec Gilbert Maurice Duprez. Au moment de la rédaction de cet article, le producteur, âgé de 86 ans, ne pouvait plus parler. Une série de questions sur l’émission lui a été transmise par mail, et il y a répondu avec l’aide de son épouse Arlette Duprez.

[11] Par exemple, le 24 décembre 1973, il s’entretient avec l’écrivain Pierre Emmanuel au sujet de son recueil de poésie Sophia. Le 31 décembre suivant, il dialogue avec des jeunes travailleurs dans un foyer d’accueil.

[12] Christophe Deleu, Le Documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan, « Mémoires de radio », 2013. Dans cette approche, le documentaire, ou « émission élaborée » (comme disent les professionnels de la radio), s’oppose à l’émission de plateau, diffusée en direct (ou enregistrée dans les conditions du direct), au déroulement linéaire.

[13] L’expression « anonyme » peut faire débat dans la mesure où la fonction de certains interviewés est mentionnée à l’antenne. Nous l’utilisons ici pour opposer ces types d’interviewés aux artistes, et aux interviewés du monde des arts et de la littérature, plus habitués à être invités à s’exprimer sur les ondes, à France Culture.

[14]  Entretien par mail cité.

[15] Robert Vion, La communication verbale, Paris, Hachette Scolaire, 2000.

[16] Bien entendu ces difficultés s’estompent quand l’émission ne fait intervenir qu’un invité.

[17] Sur ce point, la prudence s’impose. Ce qu’on peut consulter à l’Ina, c’est l’émission elle-même, et non sa présentation à l’antenne. Il se peut que d’autres éléments de présentation aient été donnés avant l’émission elle-même, en direct. Dont son sous-titre par exemple.

[18] Christophe Deleu, Les Anonymes à la radio. Usages, fonction et portée de leur parole, Paris-Bruxelles, Ina-De Boeck, 2006.

[19] Anne-Outram Mott, « L’identité médiatique et ses scénographies dans l’entretien culturel à la radio. De la mise en discours de l’identité de l’artiste-écrivain aux variations de sa mise en scène dans le dialogue radiophonique », thèse de doctorat de l’université de Genève, mai 2011, p. 172.

[20] Ibid., p. 174.

[21] Émissions des 11 juillet et 6 novembre 1975.

[22] « La radio, si elle voulait, pourrait redevenir quelquefois la bouche qu’il nous tarde trop souvent d’entendre dans le déluge moderne des bruits – la bouche d’ombre… » (Réponse à l’enquête du Club d’Essai sur la diction poétique [1956-1957], dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les écrivains hommes de radio (1940-1970), Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2001, p. 152-154).

[23] Cécile Méadel, « Mare-Moto. Une pièce radiophonique de Pierre Cusy et Gabriel Germinet », Réseaux, vol. 10,  n°52, 1992, p. 75-78 (texte de la pièce p. 79-94).

[24] Edgar Morin, « De l’interview », dans Sociologie [1984], Paris, Fayard, 1994 (édition revue et corrigée par l’auteur), p. 244.

[25] Philippe Lejeune, op. cit., p. 104.

[26] Marine Beccarelli, « Micros de nuit. Histoire de la radio nocturne en France, 1945-2012 », thèse de doctorat de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 14 décembre 2016, p. 345.

[27] Gilbert Maurice Duprez n’a pas produit d’Atelier de création radiophonique, et il n’y a pas de présence des principaux producteurs de l’Atelier de création radiophonique dans De la nuit. Il ne semble pas non plus y avoir eu de travail commun entre Duprez et Jean Couturier.

[28] Voir Pierre-Marie Héron (dir.), La Radio d’art et d’essai en France après 1945, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2006. Deux CD audio inclus.

[29] Entretien par mail cité. Duprez mentionne aussi une anthologie de poèmes japonais.  Il dit avoir voulu parier sur l’intelligence et la réflexion de l’auditeur pour concevoir son émission, et laisser une liberté absolue à celui qui l’écoute.

[30] Sur les productions des écrivains du Nouveau Roman à la radio, voir Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Presses universitaire de Rennes, 2017.

[31] Pierre-Marie Héron, « De l’impertinence dans les interviews d’écrivain : l’exemple de la série radiophonique Qui êtes-vous ? (1949-1951) », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 12 | 2014, mis en ligne le 20 avril 2014, consulté le 24 octobre 2017. URL : http://aad.revues.org/1706.

[32] Les plus réguliers sont Franck Venaille et Jean-Pierre Milovanoff.

[33] Marie Guérin, « Sons. Mises en perspectives du programme de Gilbert Maurice Duprez en regard de réflexions menées autour de la musique concrète », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n°129, juillet-septembre 2016, p. 187-194. Marie Guérin et Marie-Laure Ciboulet ont consacré un « documentaire de création » à l’émission et son producteur (France Culture, « L’Atelier de la création », 24 décembre 2014), écoutable ici.

Auteur

Christophe Deleu est Professeur en Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Strasbourg (Cuej), Vice-président du Grer (Groupe de recherche et d’études sur la radio), Président de la commission radio de la SGDL (Société des gens de lettres). Il a publié de nombreux travaux sur le documentaire radiophonique, notamment un ouvrage paru sous ce titre en 2013 (L’Harmattan/Ina, coll. Mémoires de radio).

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« Fermer les portes des yeux » : Hélène Cixous et la radiophonie du rêve


Si les écrits radiophoniques d’Hélène Cixous apparaissent marginaux au sein de son œuvre, ils rendent compte néanmoins d’un rapport singulier entre le rêve comme source d’inspiration créatrice et la radio comme medium par excellence de l’activité onirique. En effet, le motif des yeux clos associé au rêve chez Cixous renvoie directement au phénomène acousmatique de la radio. En outre, à l’instar du rêve, l’écriture radiophonique constitue pour elle une plongée dans la mémoire, tant personnelle qu’historique, et une traversée du royaume des morts. Cet article verra comment s’articulent travail du rêve et écriture radiophonique chez l’écrivaine en examinant les deux créations radiophoniques qu’elle a produites, à plus de trente ans d’intervalle, pour l’Atelier de création radiophonique : Portrait de Dora (1973), qui est une réécriture du célèbre cas Dora de Freud, et Ceci est un exercice de rêve (2005).

If Hélène Cixous’s radiophonic writing is a minor part of her work, the two pieces she wrote for the Atelier de création radiophonique (1973 ; 2005) indicate nonetheless a singular relationship between dreaming as a source of creative inspiration and radio as the medium of oniric activity par excellence. Associated with dreaming, the motif of the eyes closed actually evoks the acousmatic phenomenon of the radio. Furthermore, like dreams, radiophonic writing for Cixous is a plunging into the personal and historical memory, and a journey through the kingdom of the dead. The present article examines Portrait de Dora, broadcasted in 1973, which is a rewriting of Freud’s Case study on Dora, and Ceci est un exercice de rêve, broacasted 30 years later, in 2005, in order to see how the dream-work and the radiophonic writing are articulated.


Texte intégral

« L’autre vie [1] ». C’est ainsi qu’Hélène Cixous nomme, en écho à la célèbre formule du poète Gérard de Nerval, le mystérieux monde des rêves, dont elle n’a jamais caché qu’il constitue l’une des sources actives de son écriture de fiction depuis ses commencements. Dans les rêves, c’est « l’autre monde [2] », écrit celle qui se dit « droguée au rêve [3] » et dont les textes sont « dictés de nuit [4] » : « on y est sans effort, en fermant les portes des yeux [5] » ; c’est là, dit-elle encore, où « reviennent vivants les morts bien-aimés ». Si l’on ferme les portes des yeux, c’est pour percer, comme le dit Nerval, les « portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». Derrière ces portes, affirme le poète, « le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence [6] ».

Les portes d’ivoire ou de corne, appelées également les Portes du Sommeil, sont une référence explicite au chant XIX de l’Odyssée : Pénélope, qui attend Ulysse depuis près de vingt ans, raconte, tout en s’interrogeant sur le sens de cette vision, qu’elle vient de faire un rêve pouvant signifier le retour de son mari. L’image des portes est reprise par Virgile dans son Éneide : après avoir décrit la descente d’Énée, conduit par la Sibylle de Cumes, aux enfers, Virgile rapporte par la bouche d’Anchise, le père du héros, que les rêves seront envoyés par les âmes des morts : ceux qui racontent la vérité sortiront par une porte de corne, tandis que les rêves trompeurs emprunteront une porte d’ivoire.

Le dispositif qui consiste à « fermer les portes des yeux » tout en empruntant, pour reprendre les mots de Cixous, « les couloirs magiques de la nuit [7] », apparaît paradoxal dans la mesure où c’est pour mieux voir du côté de l’invisible que l’écrivaine nous invite à renoncer à voir, renoncer à regarder : de l’autre côté en effet se loge, dit-elle, « le monde de la vision, de l’illumination [8] », qui fait écho à la « clarté nouvelle [qui] illumine » et aux « visions [9] » évoquées jadis par Nerval. En donnant accès à l’autre monde, le rêve selon Cixous permet ainsi de voir autrement, de pratiquer une autre forme du voir, de penser une autre forme de visible.

Ce dispositif se rapproche singulièrement de celui de la radio. Le fait de ne pas voir est en effet le propre de celle-ci ; elle crée ainsi, faut-il le rappeler, une situation acousmatique, c’est-à-dire une situation où « l’on entend le son sans voir la cause dont il provient [10] ». En tant qu’univers sonore sans visualité, la radio repose exclusivement sur les ressources de l’oralité et du son, c’est-à-dire sur les vibrations de celui-ci, les tessitures et les singularités des voix, la musique, le silence, etc. Ainsi, la radio amplifie les diverses sensations auditives, ou plutôt rend l’auditeur plus attentif à celles-ci.

La parenté entre le dispositif de la radio et l’expérience du rêve tel que le pense Hélène Cixous repose donc sur cette première étape : avoir les yeux clos, pour que s’accroissent d’autres sensibilités, pour que s’éveillent d’autres sens, d’autres manières de voir et de percevoir. Par ailleurs, l’allusion catachrétique aux portes dans ce contexte (« les portes des yeux ») rappelle le lien qu’établit Virgile entre le monde du sommeil et l’expérience du royaume des morts : rêver pour Hélène Cixous revient nécessairement à rencontrer les ombres. C’est ainsi une autre expérience de la mort qui se trouve éprouvée ; faisant du songe une allégorie à l’instar de Virgile qui allégorisait les créatures gardant l’entrée du royaume des morts (les Deuils, les Soucis, la triste Vieillesse, etc.), l’écrivaine révèle que « chez le Rêve, la mort devient ce qu’elle est : une séparation seulement presque interminable, interrompue par des retrouvailles brèves et extatiques, dans une rame de métro ou dans un train [11]. »

Je voudrais examiner ce rapport entre rêve et radio à partir de deux créations radiophoniques d’Hélène Cixous, écrites à plus de trente ans d’intervalle pour l’Atelier de création radiophonique, à savoir Portrait de Dora, diffusé en mai 1973, qui constitue une réécriture du célèbre cas Dora de Freud ; et Ceci est un exercice de rêve, diffusé en novembre 2005. Ces deux pièces apparaissent en effet emblématiques de ce lien singulier qui existe chez Hélène entre travail de rêve et écriture radiophonique.

1. Portrait de Dora[12] : une révolte féministe. Rêver, résister

 1.1. La réécriture d’un cas freudien par la fiction

La pièce radiophonique Portrait de Dora, réalisée par Jean-Jacques Vierne, a été diffusée en deux parties dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique les 22 et 29 mai 1973. Il s’agit d’une réécriture du « cas Dora » de Freud, publié officiellement en 1905 sous le titre Fragment d’une analyse d’hystérie [13], et il est intéressant de noter que le cas devait avoir pour titre à l’origine « Rêve et Hystérie ». La cure a eu lieu à la fin de l’année 1899, au moment même où paraissait à Vienne L’Interprétation des rêves (Die Traumdeutung). Il s’agit du cas clinique le plus célèbre de Freud et qui demeure l’éclaircissement par excellence, dans le champ analytique, de la névrose hystérique.

Résumons-le en quelques lignes : en octobre 1900, une jeune femme âgée de 18 ans, Ida Bauer (à qui Freud a donné le pseudonyme de Dora), est conduite par son père chez Freud. Ayant trouvé une note de suicide sur son bureau, le père s’inquiétait de ce que sa fille allait tenter de se donner la mort. Selon le père, ce dont Dora souffrait et les raisons pour lesquelles il voulait la faire soigner par Freud sont liés à deux événements qui ont eu lieu durant son adolescence. Le premier incident s’est produit à l’âge de treize ans et demi et impliquait Monsieur K., le mari de l’amante de son père, qui s’était trouvé seul avec elle dans son magasin et avait essayé de l’embrasser, provoquant la répugnance de la jeune fille. Le deuxième incident a eu lieu lors d’une visite, à l’âge de quinze ans et demi, chez le couple K. La « scène du lac », comme l’a baptisée Freud, a eu lieu à la maison de campagne où monsieur K. a fait des avances à la jeune fille. Cette fois-ci Dora ne s’est pas tue ; au contraire elle a fait un scandale de l’événement en racontant ce qui s’était passé à sa mère et en quittant inopinément l’endroit. Tout le monde s’est arrangé pour accuser Dora d’avoir fantasmé cette scène de séduction et cette ingérence pédophile. Dans le chapitre « L’état de la maladie » qui est l’occasion pour Freud de rappeler le sens que peut prendre pour lui la « fable d’Œdipe [14] », Freud expose ses hypothèses selon lesquelles les symptômes de Dora (toux, aphonie, épisode dépressif) seraient liés à un conflit psychique tournant autour de l’amour pour son père, auprès de qui elle aurait été évincée par l’amante de ce dernier, Madame K. ; conflit qui lui ferait refuser simultanément les avances de Monsieur K. Au cours de la cure, Dora fait deux rêves importants, auxquels Freud consacre deux chapitres entiers (« Le premier rêve », « Le second rêve ») : le rêve de l’incendie et celui de la promenade dans une ville étrangère, qui joueront un rôle essentiel dans la conduite de l’analyse. Cherchant à établir l’étiologie de la névrose hystérique tout en vérifiant sa théorie du rêve et celle du complexe d’Œdipe, Freud produit paradoxalement un récit qui laisse peu d’espace à la parole de Dora : par exemple, les moments où elle raconte ses rêves sont pratiquement les seuls passages au discours direct. En outre, peu d’espace est donné à l’incertitude, à la suspension du jugement, au doute de manière plus générale. La fin de la cure, on le sait, survient lorsque Dora quitte Freud précipitamment, abandonnant l’analyse après trois mois – « comme une gouvernante donne son congé quinze jours à l’avance [15] », selon la formule de Freud lui-même – mais s’abandonnant aussi elle-même d’une certaine façon, puisque, de fait, elle interrompt le travail analytique commencé avec lui. Sans que Freud le dise explicitement, la cure aura été un échec pour lui.

Au début des années 1970, lorsqu’Hélène Cixous est invitée à écrire une pièce pour l’Atelier de création radiophonique, la société française connaît sa deuxième vague de lutte féministe dont le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), s’inscrivant dans le sillage du Women’s Lib aux États-Unis, est l’un des principaux acteurs. Née en Algérie, l’écrivaine Hélène Cixous, qui a déjà fait paraître cinq ouvrages de fiction en 1973, dont l’un, Dedans (1969), lui a valu le Prix Médicis, participe au mouvement et cherche à traduire dans son œuvre ce désir d’émancipation et de liberté. Elle s’intéresse par ailleurs à la psychanalyse et à ses potentialités créatrices, mais elle ne peut pas ne pas voir en même temps la normativité de ce champ théorique et sa tendance, dès les moments fondateurs, à reconduire des schémas de pensée patriarcaux et androcentrés. Cixous, comme bon nombre de féministes avant elle, cherche notamment à interroger les prémisses freudiennes sur l’hystérie afin de dévoiler sa prétention à l’objectivité scientifique au nom de laquelle l’on excluait toute une génération de femmes du discours émancipateur de la modernité, autrement dit au nom de laquelle toute expression de révolte ou de protestation de la part d’une femme était pathologisée comme hystérique. C’est dans ce contexte qu’elle écrit la pièce radiophonique Portrait de Dora, dont certains passages figurent dans son roman polyphonique Portrait du soleil, qui paraît la même année, dont Dora est l’un des personnages [16]. En réouvrant le cas Dora dans le cadre d’une fiction radiophonique et d’un roman, Cixous cherche non seulement à remettre Dora au centre de la cure, mais aussi à redonner place aux voix intérieures qui l’ont traversée et aux désirs qui ont été étouffés pendant le travail analytique effectué avec Freud. Trois ans plus tard, en février 1976, la pièce sera montée par Simone Benmussa au Petit Théâtre d’Orsay (Compagnie Renaud-Barrault) puis publiée aux Éditions des femmes [17]. Portrait de Dora est l’une des pièces de théâtre les plus connues d’Hélène Cixous, mais peu de gens savent que le texte  a d’abord été une création radiophonique, c’est-à-dire une création destinée d’abord et avant tout à des voix. La pièce radiophonique de 1973 et la version mise en scène en 1976 sont assez proches ; néanmoins la version de 1976 est plus complexe dans la mesure où sont venues s’ajouter des séquences filmées par Marguerite Duras, incluant notamment la participation dansée de Carolyn Carlson, et où un principe de séparation du plateau en différents espaces a permis de représenter simultanément les différentes temporalités de l’histoire de Dora, ces temporalités étant indiquées dans les didascalies.

La pièce radiophonique s’ouvre avec la voix de Dora donnant, en guise de prologue, des « instructions pour faire le portrait de Dora ». Elle semble s’adresser à son analyste (« Vous m’appellerez Dora »), mais les pistes sont brouillées, l’interlocuteur pourrait tout aussi bien être Monsieur K. Elle annonce ensuite la présence de trois « joueurs » : se met donc en place un jeu comprenant « divers lieux, divers scènes », qui n’est pas sans rappeler le sordide « manège [18] » orchestré par les deux couples adultes. Après cette brève entrée en matière, on entend la voix de Freud prononcer la phrase suivante :

Ces événements s’annoncent, comme une ombre, dans les rêves, ils deviennent souvent si distincts qu’on croit les saisir d’une façon palpable, mais, malgré cela, ils échappent à un éclaircissement définitif, et si l’on procède sans habileté ni prudence particulière, on ne peut arriver à décider si une pareille scène a réellement eu lieu [19].

Or il s’agit ici des vrais mots de Freud : en effet, la phrase vient d’une note prélevée dans un autre texte célèbre de lui, tiré de Cinq psychanalyses, concernant non pas Dora mais un autre patient surnommé « l’Homme aux rats » qui était, lui, atteint d’une grave névrose obsessionnelle [20]. Dans ce passage, Freud tente de cerner les rapports entre événement, souvenirs et fantasme. Le fait d’introduire cet intertexte, fût-ce une note de bas de page, n’est pas innocent de la part de Cixous puisqu’à travers ces mots, Freud reconnaît ‒ ce qui est plutôt rare chez lui ‒ que certains événements évoqués au cours de la cure peuvent parfois « échappe[r] à un éclaircissement définitif ». Hélène Cixous fait donc dire à Freud, dès l’entrée de sa pièce, que les questions entourant Dora et sa maladie ne seront peut-être pas entièrement résolues. Freud reprend ensuite son discours [21]  et évoque à ce moment-là la notion de transfert. En réalité, Cixous met ici dans la bouche de Freud un passage de la Postface à Fragment d’une analyse d’hystérie où le psychanalyste explique le concept-clé de transfert qu’il a élaboré justement durant la cure de Dora par le biais de la métaphore de l’édition d’un livre : les transferts sont, explique Freud, « des rééditions, des reproductions des motions et fantaisies appelées à être éveillées tandis que l’analyse avance s’accompagnant d’un remplacement – caractéristique de toute cette catégorie – d’une personne antérieure par la personne de l’analyste […] [22] ». Lorsqu’ils reproduisent à l’identique le prototype de lien, les transferts sont, insiste Freud, « de simples réimpressions, des rééditions non modifiées » ; d’autres, fabriqués avec plus d’art, constituent selon lui des « éditions revues et corrigées, et non plus de simples réimpressions [23] ». Encore une fois, ce n’est pas fortuit que ces mots de Freud, qu’il a lui-même écrits, soient prononcés ici : Cixous semble en effet pointer, dès les premières minutes de la fiction radiophonique, l’échec de Freud, à savoir l’analyse du transfert et du contre-transfert (pour aller vite). Il est reconnu en effet depuis assez longtems que l’échec de la cure de Dora s’explique par le fait que Freud, en raison de son contre-transfert, est revenu trop constamment sur l’amour que Monsieur K. pouvait inspirer à Dora, ce qui l’a empêché de voir la motion homosexuelle qui attirait Dora vers Madame K. et ce qui s’y jouait.

S’amorce alors un dialogue entre Freud et Dora : « Si vous osez m’embrasser, s’écrie la jeune fille, je vous donnerai une gifle ! » La scène du lac, au cours de laquelle Monsieur K. a tenté d’embrasser Dora qui le gifle et s’enfuit, semble ainsi se rejouer entre Dora et Freud. Évidemment, c’est Hélène Cixous qui imagine cette scène de séduction explicite entre Dora et son analyste, mais cette façon d’intégrer un élément du passé dans le temps de l’énonciation permet d’introduire un nouveau rapport de temporalité entre ce qui constitue le « présent », c’est-à-dire le moment de la cure, et le « passé ».

1.2. Une pièce composite permettant l’amplification d’une voix

La structure dramatique de la pièce ne relève pas des formes théâtrales habituelles (tragédie, drame, etc.). Fragmentée en plusieurs segments plus ou moins identifiables, elle est construite autour du dialogue entre Freud et Dora qui forme une sorte de récit-cadre et déploie, de manière intriquée et sans ordre chronologique apparent, les quatre grands moments de la cure que sont : le récit de la scène du lac (qui est une scène de séduction), le premier rêve, le second rêve et l’acting-out final de Dora interrompant l’analyse. Sa particularité, autrement dit, est de mêler les temps du passé et du présent, et donc de ne pas faire de hiérarchie entre les souvenirs et ce qui se rejoue dans la cure. Le « présent » correspond au dispositif analytique, c’est-à-dire au moment où Freud et Dora sont réunis ; il n’est d’ailleurs peut-être pas inutile de rappeler que le dispositif analytique, à l’instar de la radio, relève précisément d’une situation acousmatique telle que nous l’avons définie plus haut puisque l’analysant ne voit pas l’analyste qui pourtant lui parle – et surtout l’écoute. Ainsi, l’on pourrait voir dans Portrait de Dora une mise en abyme de la radio qui, en retour, se trouve dotée de vertus analytiques insoupçonnées du simple fait que le son est coupé de sa source. C’est cela aussi qui permet que les époques et les temps puissent se mêler. À cet égard, la pièce est construite, dans sa quasi-totalité, selon un agencement singulier où les  événements du passé sont intégrés à l’énonciation plutôt que racontés comme des souvenirs : ainsi, par exemple, les discussions que Dora a eues avec Madame K. lorsqu’elle allait rendre visite au couple d’amis de ses parents, discussions que Dora rapporte à Freud dans le cadre de la cure, sont parlées par les personnages eux-mêmes, comme en témoigne ce passage, reproduit par ailleurs dans la version théâtrale de 1976 :

MADAME K

Vous savez que vous pouvez tout me dire et tout me demander. Il n’existe rien que je doive vous cacher.

Néanmoins, pour marquer la différence de temporalité entre la situation d’énonciation et les réminiscences de la jeune patiente, la voix du personnage est en retrait, dans une sorte d’arrière-plan sonore par rapport aux deux voix principales que sont celles de Dora et de Freud.

La deuxième particularité de la pièce est de donner accès aux voix intérieures de Dora, y compris lorsqu’elles semblent contradictoires, ce que le récit donné à lire par Freud à l’origine n’avait pas su faire. On entend en effet les pensées de la jeune femme, ses peurs, ses hésitations, l’expression de ses désirs, même quand ils semblent aller dans des directions opposées. Par exemple, si l’attachement pour le père ou encore l’attirance pour Monsieur K. peuvent se lire dans certaines répliques de Dora, le désir homosexuel pour Madame K., qui avait été laissé de côté chez Freud du fait de sa surdité à la « significativité du courant homosexuel [24] », émerge clairement dans la pièce de Cixous, comme on peut le lire dans cette scène d’affection quasi amoureuse entre Dora et Madame K :

DORA

Laissez-moi vous embrasser ! […]

DORA

Je suis plantée là ! Devant vous. J’attends. Si seulement ! si seulement vous vouliez me dire !

MADAME K

Mais je n’ai rien à dire

DORA

Tout ce que vous savez : Tout ce que je ne sais pas. Laissez-moi vous donner cet amour.

MADAME K

Oh ! Impossible, impossible, mon petit fou.

DORA
J’ai mal, j’ai toujours mal, mettez vos mains sur ma tête, tenez-moi.

MADAME K

Mon Dieu. Qu’est-ce que je vais faire de toi ?

DORA

Regardez-moi. Je voudrais entrer dans vos yeux. Je voudrais que vous fermiez les yeux.

C’est donc toute l’ambiguïté et la complexité de la figure de Dora que Cixous fait ressortir dans ce portrait.

Le jeu sur les différents plans sonores permet en outre d’accentuer les différentes versions de l’histoire. Ainsi, à l’arrière-plan, on entend parfois la voix du père de Dora se confiant à Freud et exposant ses hypothèses à propos du mal dont souffre sa fille, ou encore Monsieur K. s’adressant au père de Dora au téléphone pour nier les faits (« Je suis prêt à me rendre auprès de vous, pour éclaircir tous ces malentendus. Dora n’est qu’une enfant pour moi […] »). L’auditeur a donc directement accès aux pensées et aux émotions des différents personnages, sans le moyen du discours rapporté. On entend même les réflexions de Freud qui médite sur le cas, s’interroge, évalue les différents éléments de sa recherche qu’il mène telle une enquête. La pièce multiplie en quelque sorte les points de vue. Des connexions inattendues se produisent par l’agencement des scènes. Une dimension onirique s’installe, faisant se télescoper voire coïncider certains éléments du récit. La hiérarchie entre les souvenirs, les rêves et les pensées traversant l’esprit de la jeune femme semble abolie. On aboutit ainsi à une explosion du récit, rendue possible par le dispositif radiophonique des voix. Cette construction produit un « type de vision hétérogène [25] ». Prenant délibérément parti pour une forme expérimentale non-narrative et fragmentaire, Hélène Cixous fait éclater la représentation réaliste de la fable victorienne ou du drame bourgeois à l’intérieur duquel Dora est plongée bien malgré elle.

Hélène Cixous prend évidemment une certaine liberté vis-à-vis de l’histoire, et vis-à-vis de la figure même de Dora. Outre les deux rêves qui ont retenu l’attention de Freud dans la cure, elle lui prête notamment d’autres rêves, dont celui-ci qui constitue une véritable vision, proche des visions-illuminations dont l’auteure dit elle-même être envahie la nuit :

Il y a une porte dans Vienne par où tout le monde peut passer sauf moi. Souvent je rêve que j’arrive devant cette porte, elle s’ouvre, je pourrais entrer. Des jeunes hommes et des jeunes femmes s’y déversent, je pourrais me glisser parmi le flot, mais je ne le fais pas, cependant je ne puis m’éloigner à jamais de cette porte, je passe devant, je m’attarde mais je ne le fais pas, je n’y parviens pas, je suis pleine de mémoire et de désespoir, ce qui est étrange, c’est que je pourrais passer mais je suis retenue, je crains, je suis au-delà de toute crainte, mais je n’entre pas, si je n’entre pas je meurs, si j’entrais, si je voulais voir Monsieur K. mais si papa me voyait, mais je ne veux pas le voir, mais si papa me voyait le voir il me tuerait, je pourrais le voir une fois. Ce serait la dernière. Ensuite [26]

Ce rêve ou récit fantasmé possède une véritable qualité poétique. Le langage de Dora semble refléter la difficile position où elle se trouve, non seulement à l’intérieur du « quatuor amoureux », mais aussi dans cette ville mystérieuse qui fait l’objet de son rêve. Dans ce rêve, elle est la seule à ne pas pouvoir passer par cette « porte » qui la fascine, comme si l’accès à un ailleurs lui était empêché ou interdit. La syntaxe est incertaine, hachée, coupée, faite de parataxes qui miment la violence intérieure de Dora mais aussi son incertitude et son hésitation, comme en témoigne l’arrêt brutal de son discours. Ici, la langue même performe, met en acte toute la complexité, l’ambiguïté voire l’ambivalence du désir de Dora qui n’arrive pas à entrer dans cet ailleurs qu’elle désire tout en souffrant d’être incapable de le faire, qui ne sait pas si elle veut ou non voir Monsieur K. et qui pèse en même temps l’avis de son père. La porte apparaît comme le symbole même de cet impossible passage, de cette difficile traversée que constitue le passage de l’enfance à l’âge adulte. Plus encore, la porte représente ce lieu impossible que constitue la place de Dora : trahie et trompée par tous, en marge de tous ceux qu’elle aime et qu’elle continue d’aimer malgré ce qu’ils lui font subir.

Le bruitage de la pièce est assez sommaire : on entend parfois le bruit d’un train, des sons que l’on pourrait entendre dans une gare, le grésillement de la ligne téléphonique lorsque Monsieur K. appelle le père de Dora. Dans la deuxième partie de la pièce revient de manière répétitive un bruit semblable au mouvement de la trotteuse d’une horloge, qui représente probablement le temps de la cure, dont Dora trouve qu’elle s’éternise : « Cette cure dure trop longtemps. Encore combien de temps ?» Les silences de la cure sont ainsi fortement perceptibles : non seulement les silences réels ponctuant les séances et qui sont marqués par les voix de l’analysante – dont on sait que l’aphonie était l’un de ses symptômes – et de l’analyste, mais aussi ceux concernant l’histoire de Dora que l’analyse n’a pas su mettre au jour. Lorsque Dora décide finalement d’abandonner l’analyse, la pièce se termine sur un cri déchirant qui rompt avec la tonalité sobre du reste de la composition. L’auditeur reste en effet plongé plusieurs secondes dans la profondeur de ce cri proféré par la jeune fille qui exprime à la fois la douleur d’abandonner le travail analytique et celle d’être incomprise et abandonnée par ceux qu’elle aime.

Ainsi, l’environnement sonore minimaliste de cette création radiophonique met d’autant plus en évidence la pluralisation des points de vue, la superposition volontaire des souvenirs et des rêves et la non-hiérarchie entre ce qui relève de la fiction et de la vérité qui sont à l’œuvre dans ce portrait. La forme éclatée de la pièce rend compte, par ailleurs, de la difficulté pour Dora de se trouver une place ou même un refuge parmi les adultes. Mais l’auditeur ne peut rester insensible à ce cri de révolte qui passe par la résistance à l’autorité analytique représentée par Freud. Cixous offre dans sa pièce une vision alternative du cas Dora en montrant toutes les contradictions qui la traversent, manière en quelque sorte pour Dora d’acquérir une « voix amplifiée » [27] et de parvenir enfin à se faire entendre.

2. Ceci est un exercice de rêve : une radio à la rencontre des fantômes du passé

Réalisé par Lionel Quantin, Ceci est un exercice de rêve a été diffusé le 20 novembre 2005 dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique. Accompagnée d’une musique originale de Jean-Jacques Lemêtre, cette pièce radiophonique composée par Hélène Cixous a une facture très originale. Il s’agit d’un collage de récits de rêve de quatre auteurs, à savoir William Shakespeare, Marcel Proust, Jacques Derrida et Hélène Cixous elle-même, entrecoupés de dialogues inspirés de ces textes et d’intermèdes musicaux allant d’une mélodie jouée au psaltérion à un air de fête foraine en passant par quelques accords entonnés par un chœur a cappella. La pièce propose une véritable constellation de voix, autant féminines que masculines, puisqu’il n’y a pas moins de onze locuteurs [28]. Ces voix parlent en français, en allemand, en anglais et en arabe. Récits de rêve et souvenirs des différents récitants de la pièce sont tissés ensemble.

La pièce est construite en cinq parties, chacune étant introduite par le bruit d’une sonnerie de téléphone ou d’une sonnette dont on comprend rapidement qu’elle est celle de la porte de l’appartement d’Hélène Cixous à Paris. Ce bruit constitue une sorte de scansion avant le moment onirique. Une dizaine de récits de rêve composent cette singulière création radiophonique. Il y a d’abord un rêve tiré de  Sodome et Gomorrhe de Proust : il s’agit du moment où le narrateur de la Recherche rêve de sa grand-mère morte. Vient ensuite un rêve attribué par Shakespeare au personnage de Georges, duc de Clarence, dans sa tragédie historique Richard III ‒ pour rappel, le duc de Clarence est le frère rival de Richard, duc de Gloucester, tous deux souhaitant accéder au trône d’Angleterre. Le rêve qui suit est de Derrida, qu’il raconte dans son essai à caractère autobiographique Mémoires d’aveugle, où revient, précisons-le, le motif des yeux clos. Se succcèdent ensuite six récits de rêve tirés du recueil d’Hélène Cixous Rêve je te dis [29]. Tout l’ensemble est entrecoupé de bribes de rêves et de souvenirs d’Ève Cixous, la mère de l’écrivaine, qui constitue un personnage à part entière de la pièce radiophonique ; on entend à plusieurs reprises les deux femmes discuter, l’écrivaine interrogeant sa mère sur son enfance en Allemagne et sa vie de jeune épouse en Algérie.

On sait depuis la parution en 2003 de Rêve je te dis qu’Hélène Cixous note et archive ses rêves. Elle les note la nuit, dans le noir, précise-t-elle dans les Avertissements, avec un feutre « V-Sign pen » de la marque Pilot : « Docile je ne dis mot le rêve dicte j’obéis les yeux fermés [30]. » L’idée de dictée et de commande mentionnée en préambule apparaît de nouveau, de même que le leitmotiv des yeux fermés. Le titre du recueil a cette particularité qu’il fait entendre à la fois une invitation à rêver adressée au lecteur – le mot « rêve » serait dans ce cas un verbe à l’impératif – et une interpellation ou une apostrophe directe au rêve – dans ce deuxième cas, le mot rêve serait un substantif. Systématiquement datés, les quelques cent rêves compilés dans le recueil ont été notés sur une période de sept années, entre 1990 et 1997, et suivent parallèlement l’écriture des fictions de cette décennie, comme OR. les lettres de mon père [31], Osnabrück [32] ou encore Le jour où je n’étais pas là [33], qui marquent le tournant algérien dans l’œuvre de l’écrivaine. D’emblée, Cixous affirme qu’il s’agit d’un « livre de rêves sans interprétation [34] » ; autrement dit, il n’est pas question pour elle d’interpréter les rêves : « Je me suis tenue loin de l’analyse et de la littérature. Ces choses sont des récits primitifs. Des larves. J’aurais pu, les couvant, les porter à papillons. Alors ils n’eussent plus été des rêves [35]»

Ce choix de mettre en voix des rêves dans le cadre d’une création radiophonique, que ce soit ceux de Cixous, de Proust ou de Derrida, est surprenant. On peut se demander en effet si un rêve est partageable de la même manière qu’une simple fiction. Qu’est-ce qui est transmissible dans un récit de rêve ? Quel est le rôle de la radio ? Le passage par la voix radiophonique en approfondit-il l’énigme ? Jean-François Lyotard soulignait cet aspect difficilement exprimable du rêve :

Chacun a l’expérience du rêve et sait de quoi l’on parle lorsqu’il s’agit de rêve. Mais que peut-il, que peut-on en dire, que peut-on en faire ? Voilà la question ; et voici le paradoxe : l’expérience du rêve est universelle, mais c’est l’expérience d’une singularité incommunicable, où les conditions de l’objectivité ne peuvent s’instaurer sans détruire aussitôt leur « objet » [36].

Que devient cet incommunicable dans une pièce radiophonique ? Dans Ceci est un exercice de rêve, c’est le tissage des différents rêves issus de la littérature (Proust, Shakespeare) mais aussi des autres rêves, avec les souvenirs d’Ève Cixous, avec la bande-son et avec les différents bruitages, qui fait littérature, qui fait écriture radiophonique.

2.1. La dimension spectrale du rêve

L’ensemble de la pièce radiophonique met en évidence deux aspects du rêve qui nous intéresseront dans les pages qui suivent, à savoir la communication avec les morts et la fin momentanée d’un exil pouvant se traduire par le retour sur les lieux que l’on a quittés. C’est donc avant tout la dimension spectrale du rêve que la radiophonie vient souligner à travers le singulier attelage construit par Hélène Cixous et Jean-Jacques Lemêtre. Cette dimension spectrale, l’écrivaine la nomme « la Revenance [37] ». Hélène Cixous est friande en effet des néologismes créés par dérivation lexicale avec le suffixe -ance – le mot « algériance [38] », qui revient comme un leitmotiv dans l’œuvre depuis 1997, en est l’exemple le plus récurrent –, et le mot revenance ici fait aussi entendre en sourdine la voyance rimbaldienne. Dans Rêve je te dis, Cixous nous dit pourquoi elle apprécie tant les rêves : c’est parce qu’ils rendent possibles, selon elle, les joies bouleversantes des retrouvailles avec les morts. On lit ainsi dans les Avertissements du recueil le passage repris en ouverture de la pièce radiophonique de France Culture, qui évoque si bien ces moments d’extase :

C’est par ici, par les couloirs magiques de la nuit que reviennent vivants les morts bien-aimés, c’est ici et sans l’impôt de sang versé à la douane. Ici la mort devient ce qu’elle est : une séparation seulement presque interminable, interrompue par des retrouvailles rares et brèves mais extatiques. Sans les rêves la mort serait mortelle – ou immortelle ? Mais elle est fendue, déjouée, refaite. De ses terres s’échappent les fantômes qui consolent les mortels que nous sommes [39].

Il est intéressant de noter que la citation a été légèrement modifiée dans la pièce radiophonique : il est question en effet « d’une séparation presque interminable, interrompue par des retrouvailles brèves et extatiques dans une rame de métro ou dans un train » ; la partition musicale de Lemêtre nous fait d’ailleurs entendre des bruits de métro et de train, comme pour nous plonger dans un univers banal, quotidien, et ainsi rendre encore plus concrète l’idée des retrouvailles fortuites, mais si précieuses, avec les morts.

Parmi ces morts croisés au détour d’un rêve, il y a bien sûr le père d’Hélène Cixous, mort lorsqu’elle n’avait que onze ans, qui est devenu un personnage central de son œuvre : plus qu’un thème ou qu’un motif, le deuil du père traverse quasiment tous les textes de l’écrivaine depuis le début de son écriture, où semble à l’œuvre une élaboration de la perte. La fantôme paternel est une figure familière chez Cixous. Dans Ceci est un exercice de rêve, c’est l’actrice Nicole Garcia qui lit le rêve intitulé « Papa » :

J’étais dans un coin de la grande salle d’attente. Là-bas, invisible papa recevait, il faisait des radios, sans arrêt. […] Mon père n’arrêtait pas de travailler. Jusqu’au moment où enfin il surgit du cabinet au fond à droite, en blouse. Je l’appelai, je lui parlai doucement mais fermement. Tu ne peux pas t’arrêter un peu ? Au moins entre midi et deux heures. Non, non, il ne pouvait pas, il y avait tellement à faire, je lui parlai gentiment, c’est que les choses étaient faites depuis si longtemps tu ne peux pas dis-je t’arrêter une heure ? Il faut vivre un peu. J’insistai. Je lui dis : c’est que je suis venue trop tard, et je n’ai pas pu t’apprendre à t’arrêter un instant ? […] Il m’écoutait en souriant. Un sourire doux et bon et sérieux. Arrête pour une fois, dis-je. Et viens, emmène-moi comme tu l’avais fait une fois tu te rappelles, quand j’étais petite, tu m’avais emmenée, c’était l’unique promenade où j’avais été seule avec lui, je la voyais là-bas dans les lointains dans la brume, comme un conte, comme un mythe, tu m’avais emmenée à, j’ai voulu dire le nom mais le nom était perdu, je le cherchais debout devant mon père en blouse blanche […] je ne trouvais pas, je m’efforçais, ce nom ce nom, c’est la clé […] Comme lorsque nous avions été à – soudain le nom revint comme un coup de couteau déchirer la brume, brutal, réel, vrai, ayant eu lieu. Je criai : au Cap Falcon. Je l’avais !! Je l’ai. Sous le coup les deux scènes se rejoignirent – celle de jadis où j’étais si petite et qui n’avait eu lieu qu’une fois et celle d’ici. Au Cap Falcon ! Et j’éclatai en sanglots, je pleurai tout je pleurai la vie qui n’avait pas été vécue, et mon père qui n’arrivait pas à s’arrêter entre midi et deux heures. Maintenant, viendras-tu ? Maintenant que tu es mort, vas-tu continuer encore à faire des radios toute la journée, comme si tu avais peur de ne pas finir la tâche avant de mourir ?

Samedi 15. 5. 96.

OR [40]

J’ai reproduit ici le rêve tel qu’il est transcrit dans Rêve je te dis car il est mis en voix avec très peu de modifications. Le titre noté sous la date indique qu’au moment où l’écrivaine a fait ce rêve, elle écrivait en même temps le livre OR. les lettres de mon père, dans lequel on retrouve ce même rêve, mais beaucoup plus développé, plus écrit, et intégré au reste de la fiction [41].

Dans la deuxième partie de la pièce radiophonique, le fantôme qui surgit est celui de la grand-mère de Proust. Celle-ci arrive par le biais d’un rêve tiré de la fin du premier chapitre de Sodome et Gomorrhe, « Les Intermittences du cœur », lu ici par Daniel Mesguich. Ce rêve raconte comment, lors d’un séjour à Balbec où il avait l’habitude d’aller, enfant, avec sa grand-mère, le narrateur de la Recherche rêve qu’il a oublié d’écrire à sa grand-mère ; il a le sentiment d’avoir perdu l’adresse de sa grand-mère, et se reproche de ne plus la trouver : « comment ai-je pu oublier l’adresse ? » Cela fait naître en lui le remords de l’avoir oubliée. Il ressent un désespoir profond car il réalise qu’elle est « perdue pour toujours ». Le rêve prend les traits d’une catabase : le passage s’ouvre en effet sur une longue réflexion à propos du « monde du sommeil » dont le narrateur dit qu’il est comme le reflet de « la douloureuse synthèse de la survivance et du néant » ; vient ensuite l’évocation des « flots noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuples replis » ; et alors, poursuit-il, « de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes ». Pour douloureuses qu’elles soient, ces apparitions en rêve permettent néanmoins de raviver la mémoire. Ainsi, c’est grâce au rêve que la grand-mère du narrateur est sauvée de l’oubli. Après une autre évocation du « fleuve aux ténébreux méandres », le songe se termine sur une série de mots énigmatiques : « cerfs cerfs Francis Jammes fourchette ». Le narrateur se réveille et ne trouve pas de sens à ces mots. Il ne s’efforce pas pour autant d’en trouver un, car il comprend que le récit de rêve ne doit pas être interprété avec les outils de l’état de veille. Il ne s’agit pas d’interpréter le rêve, mais de lui donner un statut d’écriture.

Ainsi, la pièce radiophonique d’Hélène Cixous met en avant le rêve en tant qu’il devient écriture, qu’il devient littérature. En outre, la juxtaposition des rêves de Cixous et de Proust montre que la portée des textes dépasse le seul deuil privé (la mort du père ou la mort de la grand-mère). Dans son œuvre de manière générale, Cixous privilégie en effet la littérature dans son rapport aux morts, en réinvestissant notamment le motif de la descente aux Enfers, mais aussi d’autres motifs en lien avec « l’autre monde ». Dans Ceci est un exercice de rêve, la dimension fantomale et spectrale du rêve est encore plus accentuée du fait du dispositif radiophonique et son recours aux voix. Le rapport aux morts dans cette création radiophonique apparaît ainsi essentiel et évident.

La quatrième partie de la pièce fait entendre un rêve sur Oran, désignée « ville perdue » par l’écrivaine ; celle-ci en effet y est née en 1937 et y a habité les cinq premières années de sa vie avec sa famille, qui s’est ensuite installée à Alger. Ce rêve figure dans le recueil Rêve je te dis où il s’intitule « Un tel désir d’aller à Oran [42] ». Lu par Daniel Mesguich dans la création radiophonique, il s’y touve légèrement modifié et abrégé :

Je pris donc le train en me réjouissant à l’idée de revoir pour la première fois, de loin, même une minute, les couleurs de ma ville natale. Pour y aller il fallait passer dans la gare par les couloirs élevés, suspendus au-dessus des quais, et au milieu du couloir, redescendre par l’escalier. Nous arrivâmes sur le quai, chargées de lourdes valises. Nous prîmes le train. J’étais dans le compartiment avec Y., cet ancien étudiant thésard, un grand type assez beau au visage fermé. […] L’important c’était Oran que je désirais tellement. C’est dans le train que je découvris que entre l’aller et le retour se passait une heure et demie : ce serait un aller-retour. Ainsi, j’aurais donc le temps de plonger une heure dans ma ville natale ? Une grande émotion me saisit. Je me vis entrer dans le cœur de la ville, vers la Place d’Armes, je me vis parmi la matière colorée, parmi les quartiers épais [43].

La particularité de ce passage dans la création radiophonique est qu’il fait s’entremêler le rêve de l’écrivaine avec quelques souvenirs et bribes de rêves d’Ève Cixous, sa mère, à qui elle pose également des questions : « Tu me racontes ton dernier rêve ? […] Retrouves-tu Papa dans tes rêves ? » Au fil des réponses de la mère, qui parle alternativement français et allemand, une autre « ville perdue » est mentionnée : Osnabrück. Ville de naissance d’Ève Cixous qu’elle quitta au début des années 1930, Osnabrück représente le passé de la famille maternelle de l’écrivaine, de confession juive ashkénaze. L’allusion à l’Allemagne rappelle ainsi les souvenirs des tragédies historiques et en particulier le traumatisme de la Shoah puisqu’une grande partie de la famille Jonas (la famille maternelle d’Ève Cixous) fut anéantie par le nazisme. Ainsi, les villes perdues évoquent autant l’exil que le drame de l’extermination.

À cet égard, la troisième partie de la pièce radiophonique revêt, par l’agencement particulier des rêves qu’elle propose, une dimension politique forte. Après la lecture successive par Pierre Cixous et Daniel Mesguich du rêve du « duel de[s] aveugles aux prises l’un avec l’autre » de Derrida [44] qui soulève la question de la rivalité entre père et fils mais aussi celle de l’héritage, suivent deux rêves d’Hélène Cixous. Le premier, porté par la voix de Nicole Garcia, raconte une véritable scène de guerre : « Justement cette nuit voilà ce qui s’est passé. C’était une nuit tragique de toute façon, plongés que nous étions dans un pays nazi. Le monde violent, cruel [45]. » La narratrice voit les parties du corps d’un homme blessé et affamé. Un autre homme arrive, il s’agit peut-être du prétendant de sa fille, Anne :

Soudain un cri affreux. Affreux. Dans la nuit. Un cri d’angoisse et de douleur inouïe. La hache ! La hache ! [échos] Je vois dans la nuit, l’homme allongé avec une hache plantée dans la poitrine et qui crie, qui crie qui crie ! La hache ! Je vais mourir ! Ils lui ont planté une hache ! Sans doute les nazis. Que faire ? [] De toutes parts rôde le danger [46].

La lecture s’interrompt. Après quelques mots prononcés par Ève Cixous, on entend les notes d’une musique légère telle une mélodie de cirque. Puis tout à coup ce sont des bruits d’avion, un signal électrique et enfin des bruits que l’on pourrait entendre lors d’un bombardement. Or dans le rêve suivant, lu de nouveau par Nicole Garcia, il est justement question d’un bombardement. Dans Rêve je te dis, il est intitulé « Bombardées [47] ». J’en donne ici une version écourtée :

Et aussitôt éclata au-dessus de la ville le grondement d’un tonnerre d’une largeur et d’une durée inouïes. Les camions du ciel, pensais-je. Le bruit roulait, roula, enfla, occupa l’air entier. Alors, du bruit sortit un avion. [] Bombardées dis-je. Un bombardement dis-je. [] C’est une répétition de la guerre. [] Nous fûmes emportées dans le lourd hurlement de l’avion. C’était arrivé. La chose [48].

Ce fragment de rêve, qui apparaît également dans Le jour où je n’étais pas là, rappelle la tragédie de la Deuxième Guerre mondiale. La phrase « C’est une répétition de la guerre » est reprise par un autre lecteur, Daniel Mesguich ; on entend alors plusieurs voix dire en écho, de manière théâtrale, la phrase qui a donné son titre à la pièce radiophonique : « Ceci est un exercice. » Le passage se clôt sur un battement de tambour puis, après un bref silence, le bruit du ressac qui vient apaiser la situation. L’articulation des deux rêves, qui n’étaient pas liés à l’origine, s’est faite grâce aux bruitages radiophoniques, autrement dit par liaison sonore. C’est donc le dispositif radiophonique qui a permis de mettre en rapport ces rêves où la mémoire de tout un continent est ravivée.

2.2. Vers une démultiplication des sens

Le dernier rêve que je voudrais évoquer est un rêve de transport amoureux. Il est lu, dans la deuxième partie de la pièce, successivement par deux voix différentes, Nicole Garcia puis Jacques Derrida. Le philosophe a en effet commenté ce rêve lors de la conférence qu’il a prononcée à l’ouverture du colloque organisé autour de l’œuvre de Cixous à la BnF en 2003 et ce moment fut enregistré ; on retrouve ce même passage dans l’ouvrage qui en a été tiré, qui s’intitule Genèses, généalogies, genres et le génie [49]. Voici le rêve, qui est légèrement modifié par rapport à la version du recueil Rêve je te dis :

Dans cette foire immense comme une ville d’un jour, tout nous sépare et tout nous réunit. Le miracle, ou la chance gagnée, c’est que nous arrivons à nous retrouver et à jeter les mots de feu malgré tout. C’est ainsi que le soir tard, après les journées folles de monde, j’ai pu te rejoindre dans ta chambre, malgré la présence dans les lieux d’Al. et les siens. […] Aussi tard le soir, je m’élance à travers les chambres luxueuses immenses et vides de cet hôtel infini, et courant par les salons déserts, ailée, je traverse les espaces jusqu’à ta chambre. Ce qui nous sépare c’est seulement le jour les obligations le monde les obstacles. C’est ainsi que dans l’immense foule de l’exposition, emportée par la fièvre de l’amour je me retrouve auprès de toi dans un wagon de métro bondé que je n’aurais pas dû prendre, mais je n’ai pas pu te quitter. La rame traverse à grande vitesse des distances énormes […] À l’arrêt, soudain, ta voix serrée à moi, comme si c’était la mienne, crie sans un son, dans mon être je t’adore je t’adore je t’adore. Dans le bruit des machines et du monde les mots sont hurlés doucement, un peu inquiets, c’est le cadeau de Dieu et tandis que les portes automatiques me poussent dehors je crie moi aussi parce que je ne peux prononcer autre chose. Alors pleine de ce feu et de hâte, me voilà qui rebrousse chemin vers ma chambre où je dois me préparer pour l’inauguration afin de te retrouver publiquement un peu plus tard. […] le temps passe – arriverai-je à temps dans ma chambre pour me changer […] Enfin voilà l’étage, la chambre. Mais les événements ont transformé le paysage. La chambre est à nu, pas de plafond, elle est dans une cuvette. Tout autour sur les hauteurs des passants et voyeurs. Je suis vue, et de haut. Comment me changer ? Alors tant pis. Faisant comme si j’étais chez moi je commence à me déshabiller. J’enlève mon slip. Je garde un petit tee-shir noir – assez long – je vais vite m’habiller et avec élégance. Rien ne m’aura été épargné. Mais quand même la nuit j’ai pu te rejoindre. Et tes mots ardents sont dans ma vie, je t’adore je t’adore jeta jet’ [50]

À travers la voix de Nicole Garcia, le rêve se lit comme une véritable déclaration amoureuse. Une musique instrumentale l’accompagne en fond ; le rythme s’accélère au moment de la course dans le métro, mimant ainsi la fièvre de la passion. Commenté en partie ensuite par Jacques Derrida, le rêve résonne autrement. La prononciation très articulée du philosophe lui confère une autre qualité onirique, plus réfléchie et moins intérieure. Porté par ces deux voix, par ces différents timbres, le rêve se trouve en quelque sorte désapproprié de celle qui l’a rêvée. L’ « incommunicable du rêve » souligné par Lyotard passe ainsi par les vibrations des deux voix, féminine et masculine. Il apparaît donc possible de dire que la radio, c’est-à-dire le passage par les voix, d’une part déprivatise le rêve et d’autre part le pluralise en lui donnant une résonance proprement littéraire. Cette séquence se termine de manière très originale puisque les derniers mots du rêve prononcés par Derrida (« Je t’adore, je t’ador, jet’ ») sont repris en sample et fusionnés à un rythme de rap, à quoi vient s’ajouter une voix opératique. Ce mélange, qui associe la voix d’un des plus grands philosophes français du XXe siècle à une musique rap, est étonnant. Ici le rêve se fait le support d’une expérimentation interartistique donnant lieu à la création d’un objet hybride et tout à fait inédit. En définitive, cette dimension expérimentale apparaît centrale dans la pièce radiophonique de Cixous qui se donne, ne l’oublions pas, comme un « exercice de rêve » : il s’agit donc d’une expérimentation, d’une création en train de se faire.

La pièce radiophonique se clôt sur la réitération du pouvoir mémoriel du rêve à travers la voix d’Hélène Cixous elle-même :  « Si je ne rêvais pas, je tomberais en poussière. Si je ne te rêvais pas, tu tomberais en poussière. » Le rêve vient en effet sauver de l’oubli le rêvé autant que la rêveuse. Les derniers mots de l’auteure proposent une réflexion sur l’inséparabilité de l’être avec l’autre, mais font surgir en même temps, par différents jeux de signifiant, une multiplicité de sens :

C’est ici que les aveugles luttent en s’embrassant. Tu es moi, tu es mon frère. Ne tuez pas mon frère […] Sommes-nous dehors ? Sommes-nous dedans ? […] Chut, rêve, tais-toi maintenant. Je t’ai eu. T-U, tu. Tu es un tu. Tu vois ce que je veux dire ? Je vois ce que « tu » veux dire. Tu, t-u. Surtout ne te réveille pas. Reste là, très cher rêve [51].

Les aveugles désignent ceux qui ont les yeux fermés, c’est-à-dire ceux qui, parce qu’ils ne voient pas, parviennent à entendre l’homophonie propre au langage (tu es/ tuez ; tu/ tu), homophonie que le dispositif radiophonique ne peut qu’accentuer. Ainsi, la fin de la pièce fait encore une fois la démontrastion des nombreux effets de démultiplication qui sont rendus possibles par la radio.

*

Coda

« […] Je ne me demande jamais “qui suis-je ?”, je me demande “qui sont-je ? ” – phrase intraduisible. Qui peut dire qui je sont, combien d’êtres je sont, quel je est le plus propre de mes je ? […] [52] » C’est ce qu’Hélène Cixous écrivait dans la préface d’une anthologie en anglais à elle consacrée il y a plus d’une vingtaine d’années. Bien sûr, l’homophonie de l’expression “qui sont-je ? ” ne lui a pas échappé : «  notre oreille française entend, quand je prononce ma question, la phrase “qui songe ? ” c’est-à-dire qui rêve. Qui sont-je quand je songe ? Qui rêve quand je rêve ? [53] » On le voit, pluralité de l’être et rêve chez Cixous sont toujours liés. Car cette non-unité du je, cette énonciation plurielle, ce sont d’abord les rêves qui nous l’enseignent. Ce que les rêves nous disent, c’est que nous sommes des « être[s] composé[s] »[54], nous avons une vie au moins double, un monde toujours multiple.

Notes

[1] Hélène Cixous, Le Détrônement de la mort. Journal du Chapitre Los, Paris, Galilée, 2014, « Lignes fictives », p. 25.

[2] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », Atelier de création radiophonique, série « Le “je” radiophonique », France Culture, 20 novembre 2005, résumé en ligne sur le site de France Culture.

[3] Hélène Cixous, « Entretien autour de Stendhal », propos recueillis par Catherine Mariette, Orages. Littérature et culture 1760-1830, Florence Lotterie et Pierre Frantz (éd.), n° 12, mars 2013, p. 292.

[4] Ibid.

[5] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[6] Gérard de Nerval, Aurélia, préface de Gérard Macé, édition établie et annotée par Jean-Marie Illouz, Paris, Garnier, « Folio Classique», 2005, p. 123 (souligné par l’auteur).

[7] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[8] Hélène Cixous, « Entretien autour de Stendhal », op. cit., p. 292.

[9] Gérard de Nerval, Aurélia, op. cit., p. 123.

[10] Michel Chion, « Glossaire acoulogique », article « Acousmatique », Lampe-tempête [revue en ligne], n° 2, 2007 (souligé par l’auteur).

[11] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit. (je souligne).

[12] Hélène Cixous, Portrait de Dora. D’après « Le cas Dora » de Freud, en deux parties, Atelier de création radiophonique, réalisation Jean-Jacques Vierne, 22 mai 1973. Avec les voix de Douchka, Jean-Marc Bory, Ginette Franck, Lucien Frégis, Catherine Laborde, Jacques Mauclair et Monique Mélinand.

[13] Sigmund Freud, Dora. Fragment d’une analyse d’hystérie, trad. Françoise Kahn et François Robert, Paris, PUF, « Quadrige », 2006.

[14] Ibid., p. 54.

[15] Ibid., p. 103-104.

[16] Hélène Cixous, Portrait du soleil, Paris, Denoël, « Les Lettres Nouvelles », 1973.

[17] Hélène Cixous, Portrait de Dora, Paris, Des femmes, 1976.

[18] Hélène Cixous, Entretien télévisuel à l’occasion de la mise en scène au Théâtre d’Orsay, Émission Péplum, 6 mars 1976, Archives Ina, disponible en ligne.

[19] Repris à l’identique dans Hélène Cixous, Portrait de Dora, Paris, Des femmes, 1976, p. 9.

[20] Sigmund Freud, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle. L’Homme aux rats » (1909), Cinq psychanalyses, trad. Marie Bonaparte et R. Loewenstein, Paris, PUF, 1954, p. 233, note.

[21] Ce passage ne sera pas repris dans la version théâtrale de 1976.

[22] Sigmund Freud, « Postface », Dora, op. cit, p.113.

[23] Ibid.

[24] Voir la note de la Postface :  « Plus je m’éloigne dans le temps du terme de cette analyse, plus il devient vraisemblable à mes yeux que ma faute technique a consisté à omettre ce qui suit : Je n’ai pas su deviner à temps ni communiquer à la malade que la motion d’amour homosexuelle (gynécophile) pour Mme K. était le plus fort des courants inconscients de sa vie d’âme » (Sigmund Freud, Dora, op. cit., p. 117, note 1).

[25] Jeannelle Laillou Savona, « Portrait de Dora d’Hélène Cixous. À la recherche d’un théâtre féministe », dans Hélène Cixous. Chemins d’une écriture, Françoise van Rossum-Guyon et Myriam Diaz-Diocaretz (dir.), Amsterdam, Rodopi, 1990, p. 163 (je souligne).

[26] Repris dans Portrait de Dora, op. cit., p. 14.

[27] V. Mairéad Hanrahan, « Cixous’s Portrait of Dora : The Play of Whose Voice ? », The Modern Language Review, vol. 93, n°1, 1998, p. 58.

[28] Avec les voix d’Ève Cixous, Hélène Cixous, Pierre Cixous, Anne Berger, Saranya, Jacques Derrida, Nicole Garcia, Daniel Mesguich, Luce Mouchel, Nicolas Royle et Jean-Jacques Lemêtre.

[29] Hélène Cixous, Rêve je te dis, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2003.

[30] Ibid., p. 11 (les italiques sont de l’auteure).

[31] Hélène Cixous, OR. les lettres de mon père, Paris, Des femmes, 1997.

[32] Hélène Cixous, Osnabrück, Paris, Des femmes, 1999.

[33] Hélène Cixous, Le jour où je n’étais pas là, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2000.

[34] Hélène Cixous, Rêve je te dis , op. cit., p. 17 (les italiques sont de l’auteure).

[35] Ibid., p. 19 (les italiques sont de l’auteure).

[36] Jean-François Lyotard, « Rêve », Encyclopædia Universalis, vol. 14, 1974 (je souligne).

[37] Hélène Cixous, Rêve je te dis , op. cit., p. 16.

[38] Hélène Cixous, « Mon algériance », Les Inrockuptibles, n° 115, 20 août-2 septembre 1997, p. 7.

[39] Ibid., p. 16-17 (les italiques sont de l’auteure).

[40] Ibid., p. 78-80.

[41] Hélène Cixous, OR, op. cit., p. 56-60.

[42] Hélène Cixous, Rêve je te dis, op. cit., p. 58-59.

[43] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[44] Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1991, p. 23.

[45] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit. Voir Rêve je te dis, op. cit., p. 72-74.

[46] Ibid.

[47] Hélène Cixous, Rêve je te dis, op. cit., p. 98-99.

[48] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[49] Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie. Les secrets de l’archive, Paris, Galilée, 2003.

[50] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[51] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[52] Hélène Cixous, “Preface”, The Portable Cixous, Susan Sellers (éd.), Londres /New York, Routledge, 1994, p. xviii (ma traduction).

[53] Ibid. ( je souligne).

[54] Hélène Cixous, « Entretien autour de Stendhal », op. cit., p. 292.

Auteur

Sarah-Anaïs Crevier Goulet est professeure certifiée de lettres modernes et docteure en Littérature française, membre associée de l’UMR 7172 THALIM. Sa recherche s’inscrit au croisement des études littéraires, des études de genre et de la psychanalyse. Sa thèse, qui portait sur l’œuvre d’Hélène Cixous, est parue en 2015 aux Éditions Honoré Champion sous le titre Entre le texte et le corps : deuil et différence sexuelle chez Hélène Cixous. Elle a publié divers articles en revue et co-dirigé plusieurs ouvrages collectifs (avec M. Balcazar, Pensées du corps. La matérialité et l’organique vus par les sciences humaines, PSN, 2011 ; avec A. Frantz et M. Calle-Gruber, Fictions des genres, EUD, 2013 ; avec M. Calle-Gruber, Écritures migrantes du genre (II). Langues, arts, inter-sectionnalité, PSN, 2017 ; avec M. Calle-Gruber, A. Oberhuber et M. Penalver Vicea, Les folles littéraires, des folies lucides. Les états borderline du genre et ses créations, Nota Bene, 2019).

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