« Dans la mer immense des ondes » : espace de l’interlocution et éléments sonores dans le théâtre de François Billetdoux

L’article porte sur les rapports entre le théâtre de François Billetdoux et le monde du son et de la radio. Trois problèmes fondamentaux s’y trouvent abordés : 1 : les voix intérieures et métaphysiques (appels) qui se font entendre dans l’univers des pièces examinées ; 2 : les dispositifs interlocutoires dans lesquels les personnages parlent comme s’ils étaient des stations émettrices (communication asymétrique) ; 3 : les effets constituant le paysage sonore des pièces étudiées et les éléments liés à la technique radiophonique. L’article propose également une grille d’analyse des formes monologales du discours, typiques de l’œuvre de Billetdoux.

The article concerns the relationship between the theatrical works of François Billetdoux and the world of sound and the radio. It addresses three main issues: 1: voices of inner and metaphysical nature which can be heard in the studied works; 2: speech situations where characters speak as though they were the radio broadcasting stations (asymmetrical communication); 3: effects that make up the “soundscape” of the works and items related to the radio technology. The article also proposes a useful criteria grid for analyzing the monologue forms of discourse characteristic of the dramaturgy of François Billetdoux.

 


Texte intégral

1. Remarques préalables

« Aussi un texte de théâtre ne s’écrit-il pas seulement pour l’œil et l’imaginaire d’un lecteur. Il doit pouvoir être dit, en passant par la voix qui ne se limite pas à la bouche. Il doit pouvoir être entendu, en passant par l’ouïe qui ne se limite pas à l’oreille. » C’est François Billetdoux qui s’exprime ainsi dans la préface de Réveille-toi, Philadelphie ! en août 1988 [1], en nous donnant une certaine indication ‒ sinon l’indication essentielle ‒ pour comprendre avec quelle largeur de vue il considère les problèmes du son et de la voix dans une œuvre théâtrale. Cette conception très profonde, quasi métaphysique, de la perception sensorielle n’étonne point chez cet auteur qui, dès ses premiers textes, n’a eu de cesse d’explorer les possibilités et les limites de la théâtralité.

Les qualités d’expérimentateur qui caractérisent Billetdoux sont d’ailleurs toujours mises en avant par tous ceux qui s’intéressaient à son œuvre. Pierre Marcabru appelle Billetdoux un « expérimentateur-né [2] ». Geneviève Latour le présente comme un « homme d’innovations [3] ». « De la scène, de l’écran, du micro, il connaît toutes les techniques dont il se sert avec bonheur au service de son théâtre [4] », écrit-elle, pour conclure : « Plus le temps passe et plus il se consacre au travail de laboratoire [5] ». Bertrand Poirot-Delpech affirme que Billetdoux a opéré des « progrès irreversibles dans l’approche des personnages et la technique dramatique [6] ». Mathilde La Bardonnie, pour finir, voit en Billetdoux un « expérimentateur radiophonique [7] ». En effet, très sensible au potentiel artistique des différents codes sémiotiques, Billetdoux ne pouvait pas passer à côté de cet ingrédient fondamental de la mise en scène qu’est la phonosphère du spectacle. Dans le corpus théâtral de l’auteur, celle-ci s’avère d’une richesse exceptionnelle, et mériterait un examen approfondi et ordonné. La tâche dépassant, bien entendu, les limites d’un article, je vais me concentrer [8] sur les trois principales catégories de phénomènes à travers lesquelles on perçoit le singulier travail du son dans le théâtre de Billetdoux, ainsi que certains éléments radiophoniques et qualités radiogéniques de ses pièces, à savoir les appels, les effets sonores [9] et la communication asymétrique.

2. «Dans la mer immense des ondes »

Avant d’effectuer le relevé des éléments sonores et « radioactifs » chez Billetdoux, ouvrons une brève parenthèse et relisons une de ses dernières chansons. Jamais ne sont là ceux qu’on aime, chantée en finale de la dernière pièce de Billetdoux Appel de personne à personne, reflète, en miniature, tout ce dont il sera question ci-après. Texte très révélateur en ce qui concerne les grands thèmes de la dramaturgie billetdulcienne, il a aussi fourni, comme on le verra, la citation-phare qui figure dans le titre du présent article.

Jamais ne sont là ceux qu’on aime

quand on pleure entre quatre murs.

Ceux qu’on aime s’en vont si vite

sans qu’on sache après quoi ils courent.

Mais aujourd’hui, si je m’égare

dans la montagne ou dans les rues

il suffit que j’ose un murmure

pour qu’un inconnu me retrouve

Ref.

Je ne serai plus seule au monde.

Quelqu’un me parle dans le vent.

Je peux m’en aller n’importe où.

Le vent, le vent me suit partout.

Je ne connais pas son visage.

Je ne connais pas son pays.

Pourquoi risquer d’être déçue ?

Je ne connais que sa voix chaude.

Il me dit : nous sommes tout deux

sur une même longueur d’ondes.

Je lui dis : je ne vous crois pas.

Mais quel bonheur qu’il me réponde.

[Ref.]

Il me suit jusque dans ma chambre.

Je n’ai plus peur quand je m’endors.

Il me dit de faire attention

partout à la moindre des choses.

Nous ne parlons plus que d’amour,

du moins de ce qui lui ressemble.

Je ne dirai pas ce que c’est

mais tout est beau et tout m’enchante,

[Ref.]

La nuit le jour n’importe l’heure

j’entends qu’on me parle d’ailleurs.

Alors je quitte mon journal.

Je n’ai plus peur du temps qui passe.

Il m’a dénichée dans le ciel

par la trace d’une colombe.

Pourvu qu’il ne me perde pas

Dans la mer immense des ondes.

Je ne serai plus seule au monde.

Quelqu’un me parle dans le vent.

Je m’en vais trouver ma voilure.

Alors bon vent bon vent bon vent [10] !

Tout est là, donc, en filigrane : un personnage dédoublé qui monologue, un appel mystérieux qui transite par les ondes ; un émetteur que l’on n’entend pas et que l’on entend quand même d’une certaine manière ; un récepteur-décodeur qui croit entendre une voix, mais ne sait pas qui c’est, une situation initiale de solitude qui finit par être surmontée en quelque sorte. Il y a aussi et surtout l’éther, cet espace de diffusion de la voix où les ondes se propagent, électromagnétiques, télépathiques, métaphysiques. Voici les éléments-clés qu’il était important de présenter succinctement au début du parcours, pour opérer une certaine mise en perspective.

La parenthèse fermée, passons en revue tout ce qui, chez Billetdoux, a trait au son, à la radio, aux effets acoustiques.

3. Appel(s)

La première notion qu’il faut absolument mettre en relief quand on parle des structures sonores dans le théâtre de Billetdoux est celle d’appel ou des appels, puisqu’il s’agit là de toute une famille de phénomènes. Tantôt matériels (purement acoustiques), tantôt psychologiques ou métaphysiques, les appels se retrouvent dans presque toutes les pièces de Billetdoux, même dans certains textes appartenant à la veine néoboulevardière que j’exclus ici de mon propos. Tous ces nombreux appels qui retentissent dans les pièces de Billetdoux peuvent se regrouper en quelques catégories générales :

  1. des appels qui font revenir le protagoniste à un endroit auquel il était attaché à une époque donnée, et qu’il avait ensuite quitté pour des raisons plus ou moins obscures (on les ignore pour la plupart du temps). Ce genre d’appel a lieu dans six pièces : Bien amicalement, Comment va le monde ?, Silence, l’arbre remue encore, Rintru pa trou tar hin ! et La Nostalgie, camarade.
  2. des appels lancés par des personnages solitaires qui ont rencontré quelqu’un sans lui parler, qui croient avoir rendez-vous avec un inconnu, ou qui s’adressent à une personne absente de leur univers. Ceci est le cas ans Femmes Parallèles, Ne m’attendez pas ce soir, Ai-je dit que je suis bossu ? et Appel de personne à personne.
  3. des appels prenant la forme de souvenirs lointains soudainement ranimés, ou de souvenirs transformés en appels pressants, quasi vocaux ; c’est ce que l’on voit se produire dans Il faut passer par les nuages et dans À la nuit la nuit dans une moindre proportion.
  4. une catégorie open où se regroupent des appels d’autres types : les invocations de Has been bird, les ululements du loup dans Réveille-toi, Philadelphie ! ou encore les recherches-enquêtes où le protagoniste poursuit un objectif qui devient une vocation, comme par exemple Mathieu dans Pitchi Poi.

 Que veut dire tout cela ? Cela veut dire tout d’abord que les structures profondes du théâtre de Billetdoux ont souvent un caractère sonore ou para-sonore, dans la mesure où il s’agit là assez souvent d’une entente télépathique, métaphysique entre les personnages qui captent des messages immatériaux purement intentionnels. Ensuite apparaît le problème technique du rendu scénique de toutes ces instances (ré)clamantes. En fait, qu’il s’agisse d’une voix perçue intérieurement par un personnage ou d’une voix qu’il entend réellement, le spectateur, lui, va devoir en être informé par un stimulus sensoriel concret, parce qu’il faut bien donner à toutes ces étranges voix une forme sensible. Il serait logique qu’au niveau de la mise en scène ce soit le plus souvent, pour tous les cas de figure, un stimulus sonore. Le tableau ci-dessous reprend la question des appels pièce par pièce :

Titre de la pièce Type d’appel
A la nuit, la nuit  Les souvenirs de Marie-Louise et de Jean-Pierre appellent respectivement Benoît et Marthe.
Bien amicalement René appelle l’autre René au moyen d’un télégramme.
Comment va le monde… ? Job est appelé par la voix d’une femme (Guillaume).
Il faut passer par les nuages Martin (un jeune garcon mort) appelle Claire.
Has been bird  Marybird (morte) est appellée et interpellée par différents groupes de personnages.
Pitchi-Poï ou la parole donnée Pas d’appel au sens strict. Mathieu cherche à travers toute l’Europe la femme juive qui lui avait confié une enfant pendant la guerre.
Silence ! l’arbre remue encore… Octobre, revenant dans son village, suit la voix d’Aurélie qu’il entend dans son esprit.
Femmes parallèles Monologues où les personnages s’adressent à des interlocuteurs absents parfois avec des appels.
Rintru pa trou tar hin !  Un appel fait revenir le protagoniste (Marco Paulo) à la maison.
Ne m’attendez pas ce soir Evangéline et Bonaventure s’appellent l’un l’autre sans se rencontrer.
Les Veuves Les veuves appellent L’Oncle Rouge-et-or (retour du protagoniste à l’endroit qu’il avait quitté).
La nostalgie, camarade Un appel mystérieux (celui d’Eugénie ?) fait revenir Bougre de Jacques au théâtre où il avait travaillé à l’époque.
Ai-je dit que je suis bossu ?  Pas d’appel au sens propre du terme. Pourtant, Emmanuel invite sa voisine Enrika à l’appeler. L’interjection : « Appelez-moi ! » revient comme un refrain.
Réveille-toi, Philadelphie ! Le Loup appelle Philadelphie.
Appel de personne à personne L’Oiseleur Z’Ailé (un merle) appelle Rachel. Celle-ci se sent appelée par une voix inconnue.

 

4. Communication asymétrique

Le deuxième problème dont il est impossible de faire abstraction quand on parle des pièces de Billetdoux est la communication qui n’en est pas une et qui pourtant, parfois, s’accomplit quand même dans une certaine mesure et dans un certain sens. Paul-Louis Mignon écrivait ceci à propos des pièces de Billetdoux : « […] la société humaine s’y représente de façon sordide ; les êtres se cherchent, se rencontrent, mais demeurent étrangers, solitaires [11] ». Sordide n’est sans doute pas le bon mot, mais à part cela, l’observation est tout à fait juste : les personnages de Billetdoux se cherchent, mais demeurent étrangers les uns aux autres. Très juste me paraît également une autre remarque, de Jean-Luc Dejean, relevant que dans toutes les œuvres de Billetdoux « l’humour et la douleur se confondent dans ce carrefour des solitudes, le langage [12] ». Jean-Luc Dejean a raison d’insister sur le langage, car la solitude chez Billetdoux est une solitude très expressive, très langagière ; elle se dit, elle n’en finit pas de se dire, comme chez Beckett et d’autres maîtres de la parole solitaire ou solitude parlante.

Ici un dossier volumineux pourrait se (r)ouvir concernant les techniques adialectiques, adialogiques et paradialogiques à l’œuvre dans le théâtre de Billetdoux, lesquelles j’ai recensées en 2005 [13]. Au lieu de refaire le parcours déjà fait, je me limiterai à une récapitulation tabulaire, très succincte, qui insiste surtout sur la manière dont se trouve construite la plateforme interlocutoire dans les pièces ici sélectionnées :

Titre de la pièce Type de la plateforme interlocutoire et structure énonciative
À la nuit, la nuit Communication virtuelle : jeux de rôles.
Bien amicalement  Une rencontre par quiproquo. Règlement de comptes entre anciens amis (communication « par procuration » entre Carducci et Gabrièle).
Comment va le monde… ?  Réduction bi-logale : sur 300 personnages, 2 seulement parlent ; communication asymétrique fréquente ; chansons en arrière fond.
Il faut passer par les nuages  Suite de monodiscours qui se répondent avec décalage ou restent sans réponse ; polylogues oniriques ; toute une gamme de procédés adialogiques et paradialogiques.
Has been bird  Communication asymétrique ; Marybird constitue un foyer focal où convergent des voix et des discours orchestrés venant depuis « la salle ».
Pitchi-Poï ou la parole donnée Reportage filmique ; scènes dialoguées + dialogue d’enregistrements et témoignages ; utilisation de voice off de l’acteur, y compris quand celui-ci est à l’image.
Silence ! l’arbre remue encore… Plateforme interlocutoire incohérente : les récits des événements faits a posteriori alternent avec les événements montrés en direct ; style enquête par endroits ; monologues délirants d’Octobre.
Femmes parallèles Soliloques, monologues, quasi-monologues. Divers degrés d’absence de l’allocutaire. Divers procédés de prise en charge du discours de l’interlocuteur absent.
Rintru pa trou tar hin !  Enquête policière et journalistique (+ reconstitution) ; dialogue normal + dialogue de témoignages, de voix enregistrées, etc., emploi de voice off.
Ne m’attendez pas ce soir Disjonction chronotopique de la plateforme d’interlocution. Juxtaposition de monologues d’Évangéline et de Bonaventure. Mixages sur l’axe passé / présent.
Les Veuves Dialogue quasi-normal. Épuration rhétorique, discours réduit au minimum ; répliques adialectiques (questions sans réponse, exclamations, souhaits, etc.).
La nostalgie, camarade Polylogues : solos + flashes ; nombreuses répliques téléphoniques ; scènes oniriques avec chuchotements, borborygmes, voix lointaines, lamentos etc.
Ai-je dit que je suis bossu ?  Double structure interlocutoire : 1 : communication intrapersonnelle (voix réelle et voix intérieure du protagoniste) ; 2 : Emmanuel écoute par la cloison les cris d’Enrika et les bruits produits dans son appartement.
Réveille-toi, Philadelphie ! Dédoublement diachronique du personnage (Phila), nombreuses répliques téléphoniques (Velt), monologues chantés (complainte Laraou raou).
Appel de personne à personne Incompatibilité statutaire des interlocuteurs (femme / oiseau) ; communication bilatéralement asymétrique ; le dialogue se mue par endroits en un récit formé par l’alternance des interventions de L’Oiseleur et Mocking Bird.

 

En regardant sous un angle radiophonique tous les personnages que Billetdoux fait soliloquer ou monologuer dans ses pièces, on peut affirmer qu’ils font comme s’ils étaient autant de stations de radio individuelles : ils émettent leurs messages et attendent que leurs interlocuteurs passent un beau jour un coup de fil interactif au studio duquel le message était parti. Cela est peut-être une vision un peu simplificatrice, mais la formule n’est pas tout à fait fausse. Dans le théâtre de Billetdoux, la communication interpersonnelle s’effectue à peu près de cette manière-là, dans bon nombre de pièces.

On pourrait enfin, dans un dessein plus pédagogique ‒ et aussi pour introduire un élément neuf et concret dans cette séquence ‒ proposer une grille d’analyse permettant d’examiner toutes les formes monodiscursives (mono-formes et/ou mono-séquences) qui abondent dans la dramaturgie de Billetdoux et qui en font l’une des caractéristiques essentielles [14].

Critère Pistes d’analyses, questions à (se) poser 
1: Proportions (en %) et impact dans l’ensemble de l’œuvre S’agit-il d’un monodiscours autonome (mono-forme) ou inséré dans un discours englobant (mono-séquence) ? Quelle partie de l’œuvre est occupée par les séquences monodiscursives ? Quelle est l’importance des mono-séquences dans l’économie de l’œuvre ? La mono-séquence provoque-t-elle des anachronies (prolepses / analepses), des ralentissements/accélérations de l’action ?
2: Filiations génériques du monodiscours + intertexte À quels genres de discours s’apparentent les monodiscours donnés (journal d’information, émission radiophonique, one-person-show, tirade classique, mono-récit, etc.) ? Y a-t-il des références à d’autres textes/œuvres (allusions, citations) ?
3: Situation du sujet parlant Pour quelle raison le sujet parlant s’exprime en monodiscours (à cause de quels déficits, quelles contraintes) ? Où se trouve-t-il ? Qui est-il ? À qui s’adresse-t-il ? Veut-il obtenir une réponse ou non ? Pourquoi ? Quelle est son attitude vis-à-vis de l’allocutaire ?
4: Situation de l’allocutaire Peut-on repérer un/des destinataires dans le monodiscours (participants ratifiés et non-ratifiés) ? Dans l’affirmative, comment sont-ils rendus présents ? ou quelles sont les modalités de leur absence (corporelle, visuelle, auditive, inaptitude à interagir) ? De quelle manière les éventuels propos ou réactions de l’allocutaire sont-ils/elles pris en charge par le sujet parlant/pensant ? Quel effet la présence/absence de l’allocutaire exerce-t-elle sur le monologuant ? Y a-t-il dans le monodiscours des stimuli sensoriels extralinguistiques ou non-linguistiques qui favorisent son développement ?
5: Finalité dramaturgique Pourquoi une séquence donnée est-elle monodiscursive ? Doit-elle vraiment l’être ? L’auteur emploie-t-il une stratégie communicationnelle spécifique ? opère-t-il un tour de force ?
6: Fonctions artistiques Quelles fonctions artistiques le monodiscours remplit-il (images, visions, effet poème) ? Quelles sont les fontions rhétorico-pragmatiques du langage utilisé dans le monodiscours ?
7: Structure Comment la mono-séquence est-elle construite ? Peut-on y repérer des parties ? Si oui, comment s’articulent-elles entre elles (linéarité, circularité, répétitivité, parenté avec des formes monologales connues, etc.) ?
8: Type et mode de communication S’agit-il d’un soliloque, d’un quasi-monologue ou d’un monologue ? Le monodiscours imite-t-il la parole solitaire ou plutôt la pensée silencieuse (dans quelle mesure le discours du monologuant est-il articulé, non-articulé, chaotique) ? Peut-on noter la présence d’appareils tel qu’un microphone ? Dans l’affirmative, quel type de situation de communication se trouve défini par leur usage ?
9: Interactions entre différents niveaux et secteurs de l’organisation textuelle Que peut-on dire des relations entre l’appareil didascalique (qui est aussi une forme de monodiscours parfois) et le monodiscours étudié ? Y a-t-il des interactions entre la parole auctoriale et celle du sujet parlant ? Comment le monodiscours s’inscrit-il dans l’architecture de l’univers de l’œuvre ?
10: Jeu d’acteur, mise en scène et décors Quelles contraintes ou quel type de jeu sont imposés à l’acteur (aux acteurs) par la forme monodiscursive choisie par l’auteur ? Comment spatialiser ce monodiscours (accessoires à utiliser, décors, praticables à mettre en place, effets sonores, lumineux, autres) ?

 

5. Personnages, phénomènes et objets liés à l’univers du son

En lisant les textes de Billetdoux, on remarque un certain nombre de phénomènes, de faits, de personnages et d’objets qui ont trait à l’acoustique et plus particulièrement au monde de la radio. On distinguera tout d’abord des pièces que l’on pourrait appeler stéréophoniques (avec, bien évidemment, toutes les réserves que l’on peut émettre vis-à-vis de cette étiquette). En effet, dans quelques-unes des pièces de Billetdoux, on détecte des tentatives pour obtenir, par différents moyens, des effets de stéréophonie (il s’agit surtout de Silence, l’arbre remue encore ! Ne m’attendez pas ce soir, Ai-je dit que je suis bossu ?, Réveille-toi, Philadelphie ! et Appel de personne à personne). La stéréophonie s’obtient là par deux stratégies du dédoublement du personnage : dédoublement diachronique et synchronique.

La première pièce basée sur la stéréophonie diachronique est Silence, l’arbre remue encore ! où l’on a affaire à la juxtaposition des répliques prononcées à des moments temporels différents. En effet, l’histoire du protagoniste, Octobre, est racontée deux fois, et ceci presque simultanément, puisque les événements montrés en direct alternent avec les récits faits a posteriori des mêmes événements. À part ce téléscopage temporel, Silence… pose encore un autre problème sonore : celui de la Voix d’Aurélie, la femme du protagoniste, qui parle à celui-ci dans le vent, ou dans son esprit, et qui opère un téléguidage de son mari.

Différent et à la fois semblable est le cas de Ne m’attendez pas ce soir où le personnage de Bonaventure est montré à la fois comme enfant et adulte. Cette pièce, qualifiée par Jean-Pierre Miquel de « petit bijou de spectacle [15] », est d’ailleurs conçue comme une Instrumentation. À la place de la liste habituelle de dramatis personae, on y trouve en fait une liste d’instruments dans laquelle figurent entre autres : Le Vroum (« objet sonore »), des voix enregistrées et « une suite de bruitages en stéréophonie », comme le précise la didascalie (p. 8). Ces bruitages sont nombreux et variés : ce sont des échos, des cris musicaux, des cris d’enfants, des bruits de train, de grille, de scie mécanique, de marteau de porte, de voiles en plastique, de pas de danse exécutés au ralenti, de vol de mouettes, de voiture qui démarre, de dynamitage… La didascalie signale même une « maison sonore » (p. 22) et une « poursuite sonore » (p. 46). Tout cela forme donc un soundscape très riche. Un autre procédé intéressant à relever ici est celui du duo flute-violoncelle [16] qui fait pendant au dialogue d’Évangéline et Bonaventure à un moment donné de la pièce et qui peut être qualifié de blanding [17]. La musique va d’ailleurs assumer, tout au long de la pièce, des tâches mimétiques très concrètes, puisqu’on trouve dans le texte des « blessures musicales » (p. 11, 15), des « appels musicaux » (p. 14), des « cris musicaux » (p. 16), des « menaces musicales » (p. 18), etc. Dans Ne m’attendez pas ce soir on notera même des moments où les personnages utilisent le micro (p. 20).

Même chose, enfin, pour Réveille-toi, Philadelphie ! où le personnage principal subit lui aussi une sorte de dédoublement qui fait que nous entendons parler en même temps Philadelphie jeune fille et Philadelphie vieille femme. Mais cette fois-ci, le procédé est beaucoup plus discret, si bien qu’il risque de passer inaperçu, si on ne lit pas la pièce de façon attentive. Le technicien du son devrait bien entendu s’interroger ici sur les moyens les plus adéquats pour donner une existence scénique au « loup » que l’on ne voit jamais et qui doit pourtant faire sentir sa présence dans la sonosphère : comment rendre ses hurlements qui apparaissent dès les premières scènes, comment rendre le « grincement lupin » que l’on entend vers la fin du texte (p. 107) ?

Pour la catégorie de la stéréophonie synchronique, deux textes sont à prendre en compte. Le premier – Ai-je dit que je suis bossu ? est explicitement conçu pour être « vu en stéréophonie » (p. 70). Au point de vue énonciatif, la pièce est faite du monologue d’un vieil homme, Emmanuel, qui parle/pense à deux voix (réelle et intérieure) et qui s’adresse à sa voisine séparée de lui par une cloison, si bien qu’Emmanuel n’a qu’une vision auditive (ou écoute aveugle [18]) de ce qui se passe de l’autre côfté du mur [19]. La didascalie suggère ici ouvertement qu’on pourrait utiliser deux haut-parleurs pour difuser les deux voix du personnage (p. 70).

La deuxième pièce à dédoublement synchronique, Appel de personne à personne, est une mini-opérette. Elle a même, selon le mot de l’auteur, une version radiophonique en bonne et due forme. Dans Appel…, nous voyons donc un autre personnage se scinder en deux : Rachel. Comme Philadelphie ou encore Marybird (dans Has been bird), elle est secondée par son Double, mais cette dualité ne s’accentue pourtant que vers la fin de l’histoire où la femme subit une sorte de transfiguration psychologique et spirituelle que nous apprenons par la voix de ce Double, justement. Cependant, ce qui paraît plus important ici, c’est tout une série d’effets sonores et musicaux qui font de cette œuvre un véritable conte musical : chansons, comptines, danses, ballades, berceuses, cris d’oiseaux, équivalences métriques, vocaliques, consonantiques, bruits de pas, de gouttes d’eau tombant du robinet, onomatopées, etc. Dans la version discographique (très jolie, soit dit en passant), on peut noter en particulier des effets de fade-in et fade-out très classiques (apparition / disparition progressive des sons, des chants, des musiques).

Étant donné l’inventivité de Billetdoux dans le domaine dramaturgique, les autres pièces du corpus présentent chacune un cas particulier de la structuration du paysage sonore, si bien qu’il est nécessaire de les décrire un à un, séparément, sans recours aux critères généraux et subsumants. C’est l’ordre chronologique de la composition qui va déterminer le cours de l’exposé.

La première pièce importante de Billetdoux, À la nuit la nuit, ne contient pas beaucoup de phénomènes acoustiques qui se démarquent comme tels, l’auteur exploitant ici d’autres effets et/ou contraintes formelles. Ce qu’on peut relever, c’est juste le fait que Marthe chante une chanson en s’accompagnant de la guitare et qu’elle met en marche pendant quelques minutes « un vieux phono » (p. 47) ; à part cela, il n’y a pas vraiment ici de choses à retenir sur le plan auditif.

Il en est de même, à mon avis, de Bien amicalement, même si Billetdoux lui-même semble contester cet état de choses. En effet, il écrit à son propos ceci : « Il y a bien des silences dans ce texte qui appartiennent strictement pour moi à l’espace sonore, ainsi qu’un mouvement dramatique à inscrire dans la durée propre aux œuvres pour l’oreille seule. Tout n’est pas dit dans les mots [20]. » La déclaration, à mon humble opinion, peut prêter à controverse. Il faudrait, en fait, entendre la pièce à la radio, mise en ondes par l’auteur lui-même de préférence, pour voir comment il entendait utiliser les silences dont il parle. Ceux-ci en tout cas ne sont même pas signalés dans le dialogue par des didascalies adéquates. Le soin de les repérer et d’en mesurer la longueur a été laissé à l’équipe réalisatrice [21].

Dans Pitchi Poï…, qui se présente comme un mélange de documents visuels et sonores s’organisant en un film-reportage, c’est surtout la présence de langues étrangères et d’accents étrangers qui paraît auditivement saillante. Tout cela vient du grand rêve de Billetdoux qui sous-tend ce télé-film, à savoir celui de créer une œuvre vraiment européenne. Étant donné la forme scénaristique de l’œuvre (scénarisation [22] psychologique et technique), l’adaptation radiophonique serait assez facile à réaliser. Rien qu’en supprimant la vision et en compactant la durée, on obtiendrait une émission de radio tout à fait intéressante.

Ritru pa trou tar hin ! n’affiche pas non plus beaucoup d’effets sonores spécifiques sauf l’usage des enregistrements sur bande magnétique effectués lors de l’enquête policière qui constitue l’armature de l’intrigue. Ce que l’on doit signaler en outre dans Ritru pas…, c’est le curieux personnage de Ouaoua définit comme « parleur audio-visuel » (p. 10). Il est clair, dans ces conditions que le dispositif scénique de cette pièce doit nécessairement comporter un certain nombre d’appareils éléctroacoustiques permettant non seulement la reproduction des voix, mais surtout la figuration des personnages (comme Ouaoua) dont le fonctionnement repose sur une association entre le corps humain et l’objet inanimé.

Comment va le monde… est une œuvre où l’on remarque une organisation assez spéciale de l’espace sonore. En effet, grâce à une série de couplets qui ponctuent la pièce, on entend cet espace se diviser en deux dans le sens de la profondeur. Il y a l’espace de l’action et « la marge de l’action » (p. 52), comme le dit Billetdoux. Dans cette marge, on voit évoluer tout un groupe de personnages secondaires, qui chantent et qui ne vivent que par ce chant. Billetdoux emploie à propos de Comment va le monde… le terme de contrepoint (p. 51), qui serait selon lui une sorte de principe organisateur de cette pièce. Mais du point de vue de la mise en scène du son, plutôt que de parler de contrepoint, il faudrait peut être s’exprimer en termes de plans sonores, puisqu’on a ici affaire à un jeu classique entre le plan proche et le plan moyen, ou plutôt entre le plan moyen et éloigné, le plan proche étant réservé, dans la technique radiophonique, à produire d’autres types d’effets (voix intérieure, proximité spatiale par rapport à l’auditeur, etc).

Pour ce qui est de Il faut passer par les nuages, il importe de signaler tout d’abord l’agencement musical des parties (allegretto ma non troppo / andantino / scherzo grave / allegro pathétique / aubade). À l’intérieur de cette macro-structure dynamico-rythmique, Billetdoux s’ingénie à exploiter divers types de nuances vocales : nous avons ainsi la mezza voce, les voix transformées par le téléphone, les lectures de lettres, les conférences, etc. Parmi tous ces effets sonores, il y en a un qui constitue un certain défi pour la mise en scène de la pièce : les interventions du personnage fantomatique de Clos-Martin, ce revenant qui « jaillit par petites bulles de la conscience de Claire », comme le dit avec justesse Sheila Louinet [23]. Idem pour la fin de la pièce où, avec le cauchemar de Claire (une séquence polylogale très complexe), un autre vaste champ de manœuvres acoustiques s’ouvre au metteur en scène.

Has been bird est une pièce-reportage où, encore une fois, tout repose sur une orchestration de discours plutôt que sur un véritable dialogue. Ce qui saute aux yeux ici, c’est le rôle fondamental de deux personnages, reporter et speaker, qui prononcent la grande majorité des répliques. Ces deux personnages-là, avec une foule d’autres voix, chorales ou individuelles, constituent ce que j’appelle un macro-actant narratif s’opposant spatialement aux protagonistes. On doit noter aussi, dans Has been bird, un emploi fréquent de la voix basse et du silence, ainsi que le fait, fondamental pour notre optique, que le discours du reporter ressemble parfois à celui d’un journaliste qui effectue une relation en direct pour la radio. En fait, le reporter de Has been bird se comporte comme si le public ne voyait pas la scène.

Dans les monologues des Femmes parallèles, les personnages, selon la prescription explicite de l’auteur, doivent être traités comme des instruments (p. 9). Ce postulat, tant qu’il reste théorique, paraît anodin, mais dans la pratique il risque de s’avérer difficile à réaliser. Il est certes vrai que chacun des sept monologueurs adopte une autre diction, une autre prosodie et que chacun parle un autre langage. Il n’en reste pas moins que cette instrumentation-là repose essentiellement sur les contrastes de tonalités très généraux. En tout cas, les monologues réunis sous le titre générique de Femmes parallèles pourraient donner lieu à des analyses acoustiques plus minutieuses.

La Nostalgie, camarade est par contre une pièce à nombreux effets sonores proprement dits, et c’est sans doute l’une des pièces les mieux travaillées de ce côté-là. Elle rappelle de ce point de vue Ne m’attendez pas ce soir, avec l’usage des échos (fig. 2), du jeu du violon (fig. 5), des voix off (fig. 8), du téléphone (tout au long de la pièce). On y repère en outre des bruits de démolition (martèlements, stridences, coups métalliques) et un effet strictement radiophonique de cross-fade dans la séquence 7 où les stridences se transforment en cris d’oiseaux, les cris d’oiseaux en sonneries de téléphone, les sonneries de téléphone en sifflets de train, d’ambulance etc.

Enfin, Les Veuves, sorte d’intermedial performance, conjuguant théâtre, marionnettes, musique (et ponctuellement télévision), tout en étant surtout basé sur les éléments visuels, recèle pourtant pourtant une curiosité importante : le curieux dispositif de « la croix sonore qui répercute aux quatre vents » (p. 24) – un véritable appareil émetteur grâce auquel les filles appellent l’Oncle Rouge-et-or.

On pourrait conclure en une phrase: la dramatugie de Billetdoux ne sonne pas creux.

Notes

[1] Les références bibliographiques complètes des pièces mentionnées ou examinées se trouvent dans la bibliographie de fin d’article.

[2] V. ici.

[3] « François Billetdoux ou Le Magicien du Théâtre », en ligne ici.

[4] En ligne ici.

[5] « François Billetdoux ou Le Magicien du Théâtre », op. cit.

[6] Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 24 octobre 1964.

[7] « Le monde tourne, Billetdoux est mort », Libération, 27 novembre 1991.

[8] Cette intervention a un caractère expiatoire. J’essaie par là de réparer une sorte de faute originelle que j’avais commise il y a 15 ans, et que j’ai perpétrée ensuite, inconciemment, pendant un certain nombre d’années. En effet, lorsque je commençais à écrire sur le théâtre de François Billetdoux, à la fin des des années 1990, ainsi que dans quelques-unes de mes publications postérieures, je n’ai pas assez insisté sur l’impact que les activités radiophoniques et médiatiques de l’auteur avaient pu avoir sur sa dramaturgie. La journée d’études sur Billetdoux (et la radio) organisée à Montpellier par Pierre-Marie Héron en avril 2015 a été une excellente occasion pour revenir en arrière et réviser les choses sous cet aspect-là.

[9] Il importe cependant de remarquer que le théâtre de Billetdoux ne saurait être interprété seulement sous cet angle-là. Certes, Billetdoux a travaillé à la Radio pendant de longues années, mais il s’est également frotté, et fortement, à la télévision, au cinéma, à la musique, de sorte que ses textes dramatiques portent de fait différentes marques et empreintes : radiophoniques, télévisuelles, cinématographiques, musicales. La télévision est présente dans Rintru pas…, le cinéma et la télé dans Pitchi poï.., le happenning dans Les Veuves, la musique dans Appel de personne à personne ; nous assistons en outre à une sorte d’opéra funèbre avec Has been bird et à une espèce de one-person-show avec Femmes Parallèles. Dans le répertoire de Billetdoux on trouvera même une interrogation sur le téléphone dans le spectacle d’HiFi. Ce n’est donc pas seulement la radio qui a informé l’œuvre théâtrale de cet auteur et il serait un peu partial, dans ces conditions-là, de faire de la piste radiophonique l’unique perspective d’analyse.

[10] Appel de personne à personne, Arles, Actes Sud-Papiers, 1992, p. 47-48.

[11] L’Avant-scène, no 193, p. 6.

[12] Le Théâtre français d’aujourd’hui, Paris, Nathan, 1971, p. 119.

[13] Witold Wołowski, L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, TN KUL, 2005.

[14] Le présent tableau s’inspire d’un certain nombre de travaux portant sur les différentes formes monodiscursives, en particulier des études conversationnistes (C. Kerbrat-Orecchioni), de l’ouvrage collectif dirigé par F. Fix et F. Toudoire-Surlapierre, Le Monologue au théâtre (1950-2000). La Parole solitaire (Dijon, E.U.D., 2006), et surtout de mes propres travaux : « Absence de personnage de théâtre dans Les Chaises d’Eugène Ionesco et dans Comment va le monde de François Billetdoux », Roczniki Humanistyczne, t. XLVIII, z. 5, 2000, p. 25-72 ; « Aux origines de l’adialogisme théâtral : Le Cantique des Cantiques », Roczniki Humanistyczne, t. LII, z. 5, 2004, p. 87-97 ; « Soliloque, quasi-monologue, monologue », Roczniki Humanistyczne, LIII, z. 5, 2005, p. 81-104 ; L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, op. cit. ; « Qu’est-ce qu’une réplique théâtrale ? », Romanica Cracoviensia, 5 / 2005, p. 147-159 ; Du texte dramatique au texte narratif. Procédés interférentiels et formes hybrides dans le théâtre français du xxe siècle, Lublin, Wydawnictwo KUL, 2007.

[15] L’Avant-scène, 571, septembre 1975, p. 20.

[16] Comme le soulignent J. Bachura et A. Pawlik, la musique (rarement autonome au point de vue sémiotique dans le théâtre radiophonique) doit toujours être considérée comme co-créatrice des significations dans les pièces conçues pour la radio. V. « Znaczeniowa funkcja muzyki w słuchowisku », Folia Litteraria Polonica, 3, (17), 2012, p. 162.

[17] Pour une brève description des techniques de base utilisées dans les pièces radiophoniques, v. Richard James Gray, French radio drama from the interwar to the Postwar period (1922-1973), dissertation disponible ici.

[18] Le terme est de Rudolf Arnheim, Radio, trad. Lambert Barthélémy en collab. avec Gilles Moutot, Paris, Van Dieren, 2005 (éd. originale 1936), p. 219.

[19] On a ici affaire à une situation acousmatique au sens schaefferien du terme. V. Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966 ; ainsi que les remarques intéressantes de Philippe Baudoin, « Le transistor et le philosophe. Pour une esthétique de l’écoute radiophonique », Klesis. Revue Philosophique, juin 2007, p. 1-18.

[20] L’Avant-scène, n°193, 15 mars 1959, p. 25.

[21] Dans le cas des œuvres théâtrales écrites exprès pour la radio, il est d’ailleurs intéressant d’examiner en détail leur pouvoir de visualisation. Un spécialiste du théâtre radiophonique, Józef Mayen, soutenait naguère que le facteur essentiel déterminant la spécificité de ce genre de théâtre réside bien dans sa capacité d’engendrer des images visuelles dans l’esprit des auditeurs. Lorsqu’un drame destiné à la radio semble acoustiquement déficitaire, il faut peut-être examiner plus en profondeur ses qualités picturales qui activent l’imagination du public, sans quoi on ne saurait vraiment juger de son adaptabilité radiophonique (J. Mayen, Radio a literatura, Warszawa, Wiedza Powszechna, 1965, p. 208).

[22] Au sens où l’entend Gérard Leblanc dans Scénarios du réel, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 9. V. aussi Julie Roué, La question du « je ». Traité de l’intime dans le documentaire radiophonique, en ligne ici.

[23] Sheila Louinet, compte rendu du spectacle de Jean-Claude Penchennat au Théâtre de l’Épée-de-Bois à Paris, en ligne ici.

Bibliographie

Corpus d’étude

Bien amicalement, L’Avant-scène, n°193, mars 1959.

Comment va le monde, môssieu? Il tourne, môssieu!, in Théâtre 2, Paris, La table Ronde, 1964.

Il faut passer par les nuages, in Théâtre 2, Paris, La Table Ronde, 1964.

Has been bird, pièce inédite, achevée en octobre 1966, coll. part..

Rintru pa trou tar hin! pièce inédite, publiée en brochure à l’occasion de la première représentation au Théâtre de la Ville (Paris), en avril 1970.

Les Veuves, L’Avant-scène, n°571, septembre 1975.

Silence! L’Arbre remue encore…, Arles, Actes Sud-Papiers, 1986.

À la nuit la nuit, in Petits drames comiques, Arles, Actes Sud-Papiers, 1987.

Réveille-toi, Philadelphie!, Arles, Actes Sud-Papiers, 1988.

Appel de personne à parsonne, Arles, Actes Sud-Papiers, 1992.

Pitchi-Poï ou la parole donnée, Arles, Actes Sud-Papiers, 1992.

Ne m’attendez pas ce soir!, Arles, Actes Sud-Papiers, 1994.

Femmes parallèles, in Monologues, Arles, Actes Sud-Papiers, 1996.

Ai-je dit que je suis bossu?, in Monologues, Arles, Actes Sud-Papiers, 1996.

La nostalgie, camarade, Arles, Actes Sud-Papiers, 1997.

Ouvrages

ARNHEIM Rudolf, Radio [1936], Paris, Van Dieren éditeur, 2005.

DEJEAN Jean-Luc, Le Théâtre français d’aujourd’hui, Paris, Nathan, 1971.

FIX Florence & TOUDOIRE-SURLAPIERRE Frédérique, Le Monologue au théâtre (1950-2000). La Parole solitaire, Dijon, E.U.D., 2006.

GRAY Richard James, French radio drama from the interwar to the Postwar period (1922-1973), en ligne ici.

LEBLANC Gérard, Scénarios du réel, Paris, L’Harmattan, 1997.

MAYEN Józef, Radio a literatura. Szkice, Warszawa, Wiedza Powszechna, 1965.

ROUÉ Julie, La question du « je ». Traité de l’intime dans le documentaire radiophonique, www.acsr.be/wp-content/uploads/la_question_du_je.pdf

SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966.

WOŁOWSKI Witold, L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, TN KUL, 2005.

Du texte dramatique au texte narratif. Procédés interférentiels et formes hybrides dans le théâtre français du xxe siècle, Lublin, Wydawnictwo KUL, 2007.

Articles

BACHURA Joanna, pawlik Aleksandra, « Znaczeniowa funkcja muzyki w słuchowisku », Folia Litteraria Polonica, 3, (17), 2012, p. 162-170.

BAUDOUIN Philippe, « Le transistor et le philosophe. Pour une esthétique de l’écoute radiophonique », Klesis. Revue Philosophique, Juin 2007, p. 1-18.

LATOUR Geneviève, « François Billetdoux ou Le Magicien du Théâtre », www. regietheatrale. com

MIGNON Paul-Louis, « Billetdoux François », L’Avant-scène, n°193, mars 1959, p. 6.

MIQUEL Jean-Pierre, « Le grand auteur français de sa génération », L’Avant-scène, n°571, septembre 1975, p. 20-21.

WOŁOWSKI Witold, « Absence de personnage de théâtre dans Les Chaises d’Eugène Ionesco et dans Comment va le monde de François Billetdoux », Roczniki Humanistyczne, XLVIII, z. 5, 2000, p. 25-72.

– « Aux origines de l’adialogisme théâtral : Le Cantique des Cantiques », Roczniki Humanistyczne, t. LII, z. 5, 2004, p. 87-97.

– « Soliloque, quasi-monologue, monologue », Roczniki Humanistyczne, LIII, z. 5, 2005, p. 81-104.

« Qu’est-ce qu’une réplique théâtrale ? », Romanica Cracoviensia, 5 / 2005, p. 147-159.

Auteur

Witold Wołowski est professeur de lettres à l’Université Catholique de Lublin Jean Paul II (Pologne). Spécialiste du théâtre francophone du XXe siècle, théoricien de la littérature et du spectacle théâtral. Domaines de recherche privilégiés : hybridité générique en littérature, didascalies, interactions entre le théâtre et d’autres média. Principaux ouvrages monographiques : 2005 : L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, TN KUL ; 2007 : Du texte dramatique au texte narratif. Procédés interférentiels et formes hybrides dans le théâtre français du XXe siècle, Lublin, Wydawnictwo KUL ; 2015 : Didascalies et didascalité au théâtre et non seulement, Lublin, Wydawnictwo KUL (sous presse).

Copyright

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Le goût de l’expérimentation sonore dans Il faut passer par les nuages


Cette pièce majeure de Billetdoux manifeste l’étonnante capacité de l’auteur à se renouveler, cinq ans après la création de Tchin-Tchin, en explorant autrement la musicalité du langage, mais aussi celle de la composition dramatique : des « mouvements » remplacent les actes, la progression se fait sonore, les caractères s’imposent par la voix. Les indications scéniques sont ici très précises : il y est question de « ballet », d’« accélérations », de personnages « hors de l’action » semblables aux « musiciens d’un orchestre en attente d’intervenir ». La pièce s’apparente à un « chant multiple » (Jean-Jacques Gautier) que nous tentons de faire entendre.

This major play by Billetdoux shows the surprising capacity of its author to reinvent himself, five years after the creation of Tchin-Tchin, by exploring the musicality of language in a different way, but also by renewing the dramatic composition. Indeed, acts are replaced by movements, the progression gets more sonorous, the characters establish themselves through their voice. The stage directions are really precise, and one can talk here about “ballet”, “acceleration”, about characters who find themselves “out of the action”, like “orchestra musicians waiting for their turn to play”. The play resembles a “multiple song” (according to Jean-Jacques Gautier) that we try to make people hear.


Texte intégral

Cinq ans après Tchin-Tchin, créé au Théâtre de Poche-Montparnasse, l’Odéon-Théâtre de France accueille Il faut passer par les nuages, dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault. La pièce est créée le 22 octobre 1964. L’heure de la consécration semble venue. Madeleine Renaud joue le rôle de Claire, le personnage principal, dont elle est aussi le modèle : Billetdoux, qui voit en elle « ce qu’il y a de plus typiquement démesuré dans l’être occidental et qui est français : la folle passion désordonnée du raisonnable [1] », a écrit la pièce non seulement en pensant à elle, mais en l’entendant : « […] dites à Madeleine que je l’ai dans l’oreille, je crois, à une virgule près, et que c’est bien agréable cette manière de dire qu’elle a, elle rappelle la flûte chez Mozart [2]. » Quant au choix d’« une petite ville du Sud-Ouest de la France, près de Bordeaux, en l’année 1963 » pour situer l’intrigue d’une action contemporaine de l’écriture de la pièce, on notera que le Sud-Ouest est avant tout pour l’auteur une région « où l’on aime encore prononcer » et il veut que ses personnages en aient l’accent, « pour le jeu des mots, pour le plaisir de les dire [3] ». Précisément, il est beaucoup question de son, de rythme, de musique dans cette pièce, divisée en cinq parties appelées non pas actes mais mouvements et où la référence à la musique est vite explicite par les indications apportées au début de chacun de ces mouvements : Billetdoux invite à jouer le premier, qualifié aussi d’Ouverture, allegro ma non troppo ; divise le deuxième en deux « moments dramatiques [4] » à jouer andantino le premier, grave le second, simultanément décrit comme un scherzo ; fait du troisième mouvement un allegro pathétique ; invite à jouer le quatrième molto vivace ; et propose pour finir, avec le cinquième et dernier, une aubade. Dans des notes préparatoires, l’auteur parle aussi de « composition musicale » et de « symphonie [5] ». Cette approche sonore de la pièce, c’est en fait celle qu’il a du théâtre plus généralement au moment où il écrit Il faut passer par les nuages, comme il l’explicite dans une lettre à son metteur en scène Jean-Louis Barrault :

Or, à l’expérience, le théâtre devient pour moi le lieu musical où rappeler physiquement et métaphysiquement à la fois ce qu’il y a d’immuable et ce qu’il y a de changeant dans l’homme et pour l’homme et où le rappeler réellement au présent, non tant par les significations de la parole ou de l’argument qui sont des ingrédients ‒ que par l’orchestration et la chorégraphie, cette part vivante qu’aucune notation ne saurait transcrire sur la plus précise partition [6].

« Chorégraphie » est un mot utilisé aussi dans la première didascalie du Premier Mouvement et que reprend le philosophe et remarquable critique dramatique Henri Gouhier dans un article sur la pièce en 1964 : « En fait, Il faut passer par les nuages est une œuvre où l’imagination chorégraphique n’est pas seulement invitée à inventer un accompagnement visuel mais participe à la création du drame [7]. »

Tentons donc ici de lire « chorégraphiquement » la pièce et sa construction dramatique.

1. De la musique à la scène

Si la chorégraphie désigne l’art de composer et régler danses ou ballets [8], on comprend que Billetdoux utilise le mot pour parler des mouvements des personnages dans une pièce qui non seulement « a vraiment besoin de la représentation pour exister [9] », mais où les indications musicales systématiquement associées aux « mouvements » donnent un rythme à chaque fois différent aux mouvements des personnages sur la scène.

1.1. Premier mouvement

Pour commencer, l’allegro ma non troppo du premier mouvement donne lieu, lit-on, à « un continuel ballet fourmillant, de personnages, d’accessoires et d’effets lumineux […] ». La didascalie précise : « Le principal de ce ballet intéresse le rituel en pratique dans la maison de Claire Verduret-Balade, où se centralise l’action. Le reste est d’utilité, pour permettre à la fois de situer les autres lieux et d’aérer la scène aux proportions d’une petite ville active. »

Le décor de ce premier tableau doit nous permettre de parcourir la petite ville, selon les notes de Billetdoux à René Allio. Le souci de réalisme semble encore dominant, dans son désir de « fixer les images » :

L’un de mes propos primaires dans cette pièce consiste d’abord à présenter au public une vision naturaliste des choses [10] correspondant à ses habitudes actuelles…

Idéalement disons que le public devrait avoir la sensation qu’on lui présente l’inventaire des signes habituels de la bourgeoisie […] [11] »

Et Billetdoux ajoute, anticipant sur la progression de l’œuvre, que le public doit aussi avoir la sensation « que nous l’invitons à abandonner ce quotidien-là, ces meubles et ces immeubles, dont son esprit est encore occupé, en entrant dans la salle de théâtre. […] ce serait le premier état de notre épuration [12].

Le « rythme rapide [13] » fixé pour ce premier mouvement à « la vivacité aiguë [14] » doit donc donner lieu sur scène à de nombreux déplacements relatifs au train de vie d’une maison bourgeoise, à son personnel, mais aussi au contexte provincial et animé d’un cadre plus large. Une certaine vivacité sans excès doit caractériser le premier temps/tempo de la pièce.

1.2. Deuxième mouvement

Au début du deuxième mouvement, le tempo se ralentit, mais sans excès là encore, sans aller jusqu’à l’andante. Billetdoux précise :

[…] en vérité, ce Mouvement devrait avoir la modération d’un andante, il n’implique aucun excès de la part des personnages, il doit être joué « à l’aise », il expose et développe le thème de Claire jusque dans ses harmoniques. Mais la composition veut qu’il soit un peu « pressé ». D’où la décomposition en deux Moments [15].

L’andantino du Moment I trouve une traduction spatiale dans le ralenti de l’action qui s’ouvre sur « la “tournée” de Claire en duo avec Clos-Martin [16] ». La didascalie liminaire indique : les personnages, tous en scène, sont « disposés comme dans une fresque, mais en grisaille. Ils ne s’animeront significativement qu’à l’instant de parler. Sinon, ils prendront une position d’attente simple, sans expressionnisme ni autre formulation esthétique. » Une immobilité sobre est privilégiée avant et après les prises de parole qui animent un temps les personnages. L’agitation scénique a disparu, le ballet a cédé la place au tableau.

Peu de changements en apparence au début du Moment II, défini (paradoxalement) comme un scherzo grave : on y retrouve l’attente et l’immobilité du moment précédent. on pourrait se croire dans un autre andantino : « D’abord ils attendent, […] disposés comme des pions sur un échiquier [17]. » Deux indices cependant suggèrent une progression : les personnages à présent « s’observent », et sont comparés aux pions d’un échiquier, ce qui implique un mouvement que « fresque », à propos du moment dramatique précédent, n’induisait pas. La didascalie fait attendre ce mouvement : « […] quelles vont être les réactions des principaux protagonistes ? […] Lequel va bouger et comment ? » Les didascalies qui introduisent chaque scène de ce deuxième « moment » décrivent ensuite le déplacement des pions :

  1. Jeannot rejoint Josiane.
  2. Lucas rejoint Manceau. Verduret rejoint Pierre. Lucas rejoint Pierre. Clotilde apporte à Verduret sa valise. Il s’en va.
  3. Madame Aubin-Lacoste a rejoint Jeannot. Jeannot rejoint Couillard. Jeannot rejoint Adeline. (Benjamin) s’en va vivement. Clotilde apporte à Jeannot sa valise. Il s’en va.
  4. Manceau rejoint Couillard. Maître Couillard rejoint Pierre. « […] un piquet de grève, se formant ». Maître Couillard rejoint Clotilde.
  5. Le personnel de la fabrique, Max et Mémé (etc.) lentement se répandent en scène […] Pierre rejoint Clotilde. Des CRS apparaissent. Pierre rejoint Manceau. La foule se disperse.
  6. Claire apparaît […] Lucas disparaît en douce.

Le mouvement le plus fréquent est le rapprochement de deux personnages, avec onze occurrences du verbe « rejoindre ». Mais on trouve aussi deux apparitions et une disparition, trois départs, un rassemblement, une invasion et une dispersion. Il y a donc une grande variété de mouvements, une animation du plateau justifiant la caractérisation de scherzo. Billetdoux dit avoir pensé ce « moment » (« qui indique les effets, les échos de la tournée [18] » de Claire) comme « enlevé [19], » « vif et gai [20] ». Les départs et les coups de feu qui éclatent expliquent sans doute pour leur part le qualificatif de « grave ». Autre explication possible : l’auteur parle aussi « des résonances douloureuses » de ce morceau, même si « les péripéties en sont positives : ce sont les fruits de l’action conduite précédemment par Claire et venus à maturation, proprement dit des réactions [21] ». Quoi qu’il en soit, l’appellation paradoxale, contradictoire, de « scherzo grave » est bien dans le ton de l’auteur.

Dans ses notes à René Allio, Billetdoux indique que l’on s’éloigne dans ce deuxième mouvement du réalisme au profit de « simplifications » : « […] l’action se concentrant en un nombre restreint de lieux scéniques, ceux-ci bénéficient d’un certain “grossissement” […] »

Ce mouvement est une étape d’un projet théâtral visant à sortir à mesure le spectateur de sa routine, du réalisme de l’Ouverture, pour « […] l’entraîner, par décomposition progressive et variations dans les approches, au cœur des choses, jusqu’au bord d’un premier état de conscience claire [22]. » Billetdoux conçoit la progression dramatique comme une « quête en profondeur », un « passage du figuratif à l’abstrait », qu’il choisit de nommer « défiguration [23] » et qui, entreprise avec le deuxième mouvement, se poursuit et s’achève avec le troisième. Cette « défiguration » se traduit par des « changements d’axe » dont la promenade de Claire est un exemple : « […] le Moment I du deuxième Mouvement […] n’est pas pris sous le même angle, ni du même point de vue que le premier Mouvement, bien que les mêmes lieux soient utilisé [24]. » Il « s’ensuit la nécessité d’une vaste gamme de perspectives », on pourrait dire aussi de multiples variations…

1.3. Troisième mouvement

Dans l’allegro pathétique (autre quasi oxymore) du troisième mouvement, les personnages sont de nouveau nombreux en scène mais plus au complet et n’ont plus la place précise qu’ils occupaient sur l’échiquier du scherzo grave : « ils ne sont plus situés en des lieux concrètement définis ». L’échiquier cède par ailleurs sa place « à une carte en relief de la ville et des environs », puis à « une salle de ventes [25] ». Billetdoux entend ici explorer « ce qu’il y a de fatal dans la joie [26] ». Les personnages semblent ne plus se rejoindre pour se parler comme ils le faisaient dans le moment précédent, la communication devient plus difficile : « […] c’est à distance qu’ils s’adresseront la parole […] »

Du côté des personnages, on retrouve la situation d’attente présente dans les deux moments dramatiques du deuxième mouvement, mais alors qu’elle leur permettait surtout de s’observer les uns les autres, elle devient maintenant l’occasion de s’écouter les uns les autres, comme si la vue ne pouvait plus suffire, comme si l’oreille devait davantage entrer en jeu, ce que confirme la comparaison des personnages avec des musiciens : « […] lorsqu’ils sont hors de l’action, ils demeurent dans une certaine tension, écoutant, comme les musiciens d’un orchestre en attente d’intervenir [27]. »

Le réalisme du décor semble encore plus mis à mal que dans le mouvement précédent, pour lui permettre de s’agrandir : « Quant au décor, nous avons l’impression qu’il s’est étendu et il ressemble à une carte en relief où apparaissent en maquettes fort réduites les “Propriétés” de Claire […]. »

On se souvient qu’il restait assez réaliste au premier mouvement, situant l’action dans la maison bourgeoise d’une petite ville très active. Au deuxième mouvement, les lieux demeuraient les mêmes, mais « leur apparence réaliste (était) simplifiée », tout comme le « temps réel » de plusieurs semaines subissait des « contractions, accélérations et effets chronologiques [28] » Il semble qu’au troisième mouvement le décor tende vers une stylisation, qu’il cherche à apparaître comme artificiel, qu’il s’affiche comme tel.

Ce processus de « défiguration » constitue les trois premiers mouvements en première partie de la pièce. Dans les deux suivants, constitués en seconde partie par un entracte dûment indiqué, Billetdoux propose « des images épurées proprement de soucis réalistes [29] » et demande à Allio d’en tenir compte dans son décor. Au décorateur tenté de penser à « la facilité pour changer rapidement de lieux », à la façon de transcrire scéniquement « l’ubiquité », il demande de s’intéresser aux « rapports » entre les personnages :

Ce qui m’intéresse là […] ce sont les rapports, ce qu’il y a d’inconnu et d’inanalysable (de nos jours) entre deux ou plusieurs êtres dans un même temps, et tandis qu’ils ne sont pas en présence les uns des autres et qu’ils ne sont ni dans les mêmes humeurs ni dans la même préoccupation [30].

Et c’est au vocabulaire musical qu’il recourt de nouveau pour exprimer le sens de la simultanéité spatiale voulue dans les deux derniers mouvements : « Il s’agit précisément d’un “concert”, ou si l’on préfère : de la mise en train pour une «“jam-session” imprévue [31]. »

1.4. Quatrième mouvement

Dans le quatrième mouvement, « molto vivace », la scène semble gagner encore en artifice en se dénaturant, en s’ouvrant à une autre « scène », à un autre espace : celui d’une piste de cirque. « Un vaste cône lumineux vibrant de lumière jaune » est censé la faire apparaître : « [Il] décrit sur le plateau cet apparent ovale d’un cirque, réduisant la scène à ce lieu d’exhibition et de combat [32]. » L’action se veut plus clairement conflictuelle, et l’on pense plus encore à un ring ou à l’arène des gladiateurs qu’à une piste de cirque… À moins que le cirque soit plus proche du cercle qui permet, en y pénétrant, de faire « l’épreuve du vide », comme le suggère Jean-Marie-Lhôte [33].

L’emplacement des personnages reste sensiblement le même qu’au troisième mouvement, mais ils semblent moins visibles hors de l’ovale lumineux ; ils deviennent « ombres dans l’ombre ». Ils ne semblent plus seulement s’observer ou s’écouter : ils sont absorbés « par l’action qui sera la leur » soit pour se préparer à l’accomplir, soir parce qu’ils « hésitent au bord de l’arène ».

Agir est signifié par l’entrée dans le cirque, mais Billetdoux laisse au metteur en scène le choix de la tradition à adopter, des indications à donner à l’acteur : « tragique, tauromachique, clownesque, etc. » Et la scène, paradoxalement, dans cet espace de convention, semble refonder le réalisme pour que l’acteur se soucie exclusivement « d’exacerber sa sincérité, en prenant appui sur le drame réaliste de son rôle [34]. » C’est un peu comme une mise à nu qui doit se faire, dans cet espace conçu pour prendre des risques. L’action semble ici atteindre son paroxysme, ce que confirme Billetdoux lui-même : « […] c’est la scène centrale de la pièce, la plus haute et la plus pure, hors du temps, paroxystique, dans l’arène. C’est là où le décor peut être le plus nu et le plus abstrait [35]. »

1.5. Cinquième mouvement

« Éveil sous un nouveau jour [36] », l’aubade du cinquième mouvement confirme pleinement ce retour à un certain réalisme en même temps que l’espace se resserre sur un cimetière, « une fosse fraîche ([qui y] est creusée. » Billetdoux l’a envisagée comme un temps de fusion entre les règnes animal, végétal et minéral, un moment de réconciliation [37] quasi cosmique. La lumière jaune du mouvement précédent laisse la place à « un petit jour gris ». La scène est dépeuplée, pour ne donner la parole qu’à Pitou, Claire et Paupiette. Une impression d’apaisement se dégage de cette aubade très courte et qui fait écho au « petit jour qui se (levait) [38] » du début de la pièce, comme si l’intrigue trouvait là une manière assez naturelle de se boucler.

Quelle place pouvait bien trouver la musique de scène de Serge Baudo dans une composition dramatique aussi fortement musicalisée ? Elle semble avoir joué un rôle secondaire, Billetdoux en parle comme « le complément décoratif que constitue la bande sonore [39] ». Elle ne semble guère plus importante que « l’utilisation des comparses dans le maniement chorégraphique du mobilier et des accessoires [40] ».

2. La parole ou la difficulté de sortir du « solo »

2.1. Une « fugue d’apparents monologues »

On a pu déjà remarquer en analysant les didascalies ouvrant les divers mouvements que l’adresse à l’autre était incertaine en raison de l’éloignement des personnages entre eux. On trouve ainsi au début du troisième mouvement : « c’est à distance qu’ils s’adresseront la parole ». Gouhier le note déjà en 1964 : « […] dans Il faut passer par les nuages, le monologue est, en quelque sorte, la cellule dramatique [41] » : « […] le plus souvent, les personnages s’adressent à un autre, mais tellement “autre” que sa réponse importe peu. Ce sont seulement des gens qui disent tout haut ce qu’ils pensent [42]. » Et de rapprocher la pièce de Billetdoux d’un roman par lettres…

Dans la lettre déjà citée à Jean-Louis Barrault, l’auteur précise sa conception du dialogue :

Je voudrais arriver à ne faire prononcer aux personnages que ce qu’ils diraient d’essentiel dans une scène au point le plus noué de la crise, soit sous forme de tirade, de monologue, de confession, de déclaration, de lecture, etc. Et que le dialogue se reconstitue d’une part dans le rapport entre telle tirade et tel monologue, d’autre part dans le traitement visuel de ce rapport [43].

Et c’est une « suite », une « fugue d’apparents monologues », « une entreprise concertante » qu’il invite Barrault à imaginer.

« Fugue » est ici un mot important : comme on le voit très vite en effet, le monologue n’est pas seulement la cellule dramatique évoquée par Gouhier, il compte autant, sinon davantage, pour sa valeur sonore, musicale. Les mots seraient d’abord des notes, et leur sens serait mis en retrait pour mieux participer à un ensemble, à une « composition ». En grand amateur et connaisseur de jazz qu’il est, Billetdoux semble rêver d’une langue qui ne soit que musique : « Les musiciens sont bien veinards de n’avoir pas à formuler en usant de la petite monnaie du parler [44]. » Cette langue aurait une justesse sonore qui lui rendrait la justesse sémantique qu’elle a perdue selon Billetdoux : « C’était savoir vivre autrefois que de bien nommer les choses, de les baptiser chaque fois en leur donnant leur vrai nom [45]. » Elle se rapprocherait sans doute de « la plus ancienne des langues, celle où avant l’apparition du progrès matériel les sentiments trouvaient dans la voix, le geste, un prolongement spontané. […] C’est ainsi que naîtra le mouvement d’un chant de piroguiers ; que la pensée parlée deviendra mélodie [46] » Une langue qui gardait la mémoire du corps, qui le prolongeait…

Penser l’écriture dramatique comme une chorégraphie, c’est peut-être compenser cette perte du sens véritable des mots, du décalage entre eux et leurs référents, leur redonner une signification par le mouvement d’ensemble, les rendre de nouveau compréhensibles.

Évoquant Shakespeare avec Barrault, Billetdoux le dit « devenu “imparlable” pour les spectateurs des années 60. S’il continue à intéresser le public, c’est selon lui « parce que ses actions dramatiques demeurent lisibles chorégraphiquement [47]. » Ce souci du sonore se retrouve dans son désir d’« améliorer [s]a métrique, en douce », à l’occasion de l’écriture d’Il faut passer par les nuages : « Il me semble que l’octosyllabe peut donner une base convenable à un phrasé en correspondance avec le langage parlé d’aujourd’hui [48]. » Le personnage doit pouvoir ainsi faire entendre sa musique. Il est considéré comme un instrument dont l’intervention doit être cadrée, comme l’est une image au cinéma : « […] chaque personnage est à un certain degré de tension intérieure. Orchestralement, pour un enregistrement sonore, nous chercherions à “sortir“ tel instrument parce que sa mélodie est la plus riche ; au cinéma ce serait un gros plan [49]. »

Madeleine Renaud rappelait déjà à Billetdoux « la flûte chez Mozart », mais c’est à tous les acteurs qu’il revient de jouer leur partition : « […] l’acteur serait l’instrumentiste capable de traduire et de reproduire les émotions reçues et transcrites par l’auteur afin de les provoquer à neuf chez le spectateur au niveau du ventre, de la poitrine ou de l’esprit. »

Le décor idéal devrait être ainsi entièrement au service de ces acteurs-musiciens : « Pratiquement, de ce fait, le matériel décoratif ne devrait-il être qu’un outillage propre à aider le comédien dans son expression, soit l’équivalent d’un matériel d’orchestre. »

L’ouverture de la pièce semble faite en effet pour que chaque personnage (im)pose sa voix dans une longue prise de parole à laquelle personne ne réplique :

Marielle (séquence 1)

Monsieur Verduret (séquence 2)

Paupiette (séquence 3)

Clotilde (séquence 4)

Jeannot Pouldu (séquence 5)

Mémé Luciole (séquence 6)

Clos-Martin (séquence 6)

Ce n’est qu’avec la seconde prise de parole de Mémé Luciole, à la séquence 6, qu’un échange avec Maximilien s’engage, et d’ailleurs très brièvement. Il est vrai que l’on quitte alors les lieux fermés des cinq premières séquences (mansarde de Marielle dans la maison Verduret-Balade, chambre de Verduret dans la même maison, salle de bain de l’hôtel particulier Balade, intérieur de la maison Verduret-Balade, confessionnal) pour un lieu plus ouvert, la promenade, « sous les tilleuls peut-être », selon les indications de Billetdoux à Allio [50].

Ces sortes de monologues introductifs avaient déconcerté certains critiques, comme Jean-Jacques Gautier, lors de la création en 1964, qui loin d’y percevoir un « allegro ma non troppo », évoquait « un assez long temps de démarrage », « une mise en place volontairement lente », exigeant du spectateur « une accoutumance » pour « admettre et supporter ces soliloques fragmentés dont on ne sait où ils vont ». Son ennui se percevait quand il parlait des « dix ou douze “flashes” » à subir [51]

2.2. Voix

Comment caractériser les voix mises en place ?

Le parler de Marielle, « la jeune bonne », dans sa lettre à son amie Paulette, a les couleurs, la familiarité de son âge et des années 1960 : « Je suis vachement contente. Me voilà tombée devine chez qui ? Oui, Mademoiselle : chez la Verduret-Balade […] tu vois le genre […] j’ai préféré me racoucougner sous mon édredon […] mais je m’en fiche. » Elle est la voix d’une fille assez délurée, qui a déjà « couché », comme elle le confie.

Verduret fait entendre à Clotilde sa colère contre elle dans une accumulation d’exclamatives, comme : « Si vous avez un tempérament d’intellectuel, n’épousez jamais une veuve ! Elle a toujours de l’arriéré ! » Il est la voix de celui qui a avalé quantité de couleuvres et n’accepte pas la dernière provocation de sa femme, qui enterre, malgré son interdiction, un homme qu’elle a aimé dans sa jeunesse. Il sera la voix de l’homme faible devant sa femme, devant ses élèves, de l’homme sans caractère.

Paupiette s’adresse à son mari Peter, en train de se raser, en femme attentive aux obligations, à l’apparence, aux ambitions politiques de son mari. Elle est la voix du conformisme bourgeois.

Clotilde, la « vieille gouvernante familiale », donne ses instructions à Marielle et multiplie les tournures à valeur impérative. Elle est la voix de l’autorité, de la domination d’un être sur un autre, se mettant sur le même plan que sa maîtresse en disant à Marielle que la précédente bonne était « trop désordre pour nous ». Elle maîtrise les rituels de cette grande maison bourgeoise.

Jeannot Pouldu se confesse à l’abbé Mamiran et lui avoue son « incapacité d’accomplir avec ferveur [s]a méditation matinale », sa tentation de « la chair la plus vénale », son incapacité à y résister malgré ses efforts ascétiques, et surtout son attirance pour une collègue de travail. Il est au mieux la voix du déchirement entre la chair et l’esprit, au pire la voix de l’hypocrisie, de la tartufferie.

Mémé Luciole raconte le passé à Maximilien : celui de Clos-Martin, le défunt dont le corbillard passe, celui de Claire quand elle n’était qu’une « rien du tout ». Elle évoque leurs familles respectives, la liaison entre Clos-Martin et Claire. Elle est la voix de la mémoire, de la médisance, des ragots également ; la vox populi en fait, la voix des lieux communs.

Clos-Martin semble d’abord se parler à lui seul avant de s’adresser à Claire. Il évoque son retour au village, sa recherche de Claire, leurs retrouvailles. Il est la voix de « la nostalgie d’un autre monde », du souvenir heureux où l’on rêvait « un baiser au bord de la bouche ».

La reprise de la parole par Mémé Luciole semble mettre un terme à cette juxtaposition de sept longues tirades, mais en réalité le dialogue a du mal à se mettre en place et de nouvelles voix se font entendre confortablement, tant l’interlocuteur reste silencieux ou lointain.

Celle de Lucas, le benjamin de Claire, cherchant à se libérer des gendarmes qui l’ont arrêté. Il est le mauvais garçon, celui qui manie le couteau, qui s’endette au jeu, qui fait la fête et a des démêlés avec la police. Il est la voix de l’enfant prodigue qui implore sa mère de l’accepter tel qu’il est, sans se soucier de « l’opinion d’une ville ». Il est la voix de la marginalité, de la violence (il injurie, menace) et de la liberté (il s’enfuit).

Claire surgissant pour donner des ordres à Clotilde (à propos de Verduret, de Jeannot, du déjeuner du lendemain) est la voix de la régisseuse, de celle qui semble commander au monde entier et dominer le personnel bien sûr mais aussi tous les membres de sa famille, mari compris. Elle est comme un autre metteur en scène.

Benjamin Carcasson est la voix du délateur plein de remords, transpirant abondamment… à Claire, il parle de l’« excès de contention » de Jeannot, mais aussi de sa fréquentation des péripatéticiennes et, par la suite, son amour pour Adeline et la façon dont il la persécute.

Adeline confie à ses collègues le comportement sadique de Jeannot avec elle, la haine qu’elle éprouve, son désir de démissionner. Elle est la voix de l’amoureuse contrariée, prête à se venger.

En femme qui a vécu et qui connaît les hommes, Madame Aubin-Lacotte conseille sa fille en larmes. Elle l’invite à la patience avant de choisir un mari. Elle est la voix de la sagesse de convention.

Pierre Peter entraînant sa mère au tennis et s’adressant à elle en charmeur, en homme plus qu’en fils, voulant être traité par elle en frère, sollicitant ses confidences sur Clos-Martin, est la voix de la complicité tendre et filiale.

Manceau informe Claire des dégâts causés sur le personnel des conserveries par son fils Lucas, qui détourne les apprentis du sérieux, du travail, et les politise contre son frère Pierre, en alimentant leurs revendications. Il est la voix du responsable, de l’homme attaché à l’ordre social.

Maître Couillard présente les comptes à Claire en se mettant en valeur, en la flattant, en lui apprenant que ses affaires vont trop bien, qu’ils sont trop riches. Il y a nécessité à reconvertir, à faire peau neuve. Il est la voix du comptable aveuglé par ses comptes, le messager du changement sans le savoir.

Le docteur Couffin raconte à Pierre au téléphone sa visite médicale à sa mère, sa difficulté à la soigner, à lui parler. Il est la voix de la lucidité, de la distance critique et pleine d’humour, de la complicité amicale par ailleurs

L’abbé Mamiran en prière confie à Dieu son désarroi, son égarement devant la décision de Claire de tout abandonner. Il est la voix de l’incompréhension pathétique.

À la fin du premier mouvement, si l’on excepte Pitou qui n’apparaît qu’au cinquième mouvement, et le compère de Mémé Luciole réduit au rôle de son faire-valoir, tous les personnages principaux de la pièce ont pu poser leur voix en une longue tirade. Tous sont bien caractérisés par leurs propos, aucun d’eux ne fait double emploi aussi bien sur le plan dramatique que sur le plan sonore. On perçoit une grande diversité de rôles et de voix.

Pour autant, le « ballet fourmillant » voulu par Billetdoux n’est pas si sensible que cela à la lecture et a bien besoin de la mise en scène pour s’incarner (apparition et déplacements des personnages, des accessoires, jeux de lumière). La juxtaposition des prises de parole garde un aspect assez statique (à peine sept pages de dialogue sur les trente-et-une que compte le mouvement). Le rituel de la maison bourgeoise est surtout évoqué par les propos de Clotilde et de Claire, et la présence de la petite ville provinciale existe essentiellement dans ceux de Mémé Luciole. L’aération voulue par Billetdoux n’est pas très sensible car l’essentiel se passe dans des lieux fermés (maisons, église, banque, usine). La promenade n’apparaît que dans les séquences 6 et 19, les autres « extérieurs » étant le court de tennis près de la fabrique de conserves à la séquence 14, la nuit où déambulent Jeannot et Benjamin à la séquence 21 et la rue sous les fenêtres de l’appartement de Pierre à la séquence 23. Soit cinq séquences sur les vingt-six du mouvement en comptant la séquence 9bis. La petite ville en elle-même reste le plus souvent « au loin », comme à la séquence 21 où Jeannot et Benjamin se dirigent vers elle. Là encore, ce sera au décorateur de lui donner une existence physique. La dimension réaliste ou naturaliste, la présence des signes de la bourgeoisie, sont quant à eux bien perceptibles dès la lecture.

Voyons dès lors comment les indications musicales peuvent se justifier par le texte.

2.3. Rythmes
2.3.1. Allegro ma non troppo

Qu’en est-il du rythme rapide, de la « vivacité aiguë » impliquée par la mention « allegro ma non troppo » : quelles séquences, quels personnages les font le mieux percevoir ?

L’exposition par Marielle est pleine de fraîcheur, de gaieté (séquence 1) ; l’animation vaine de Verduret est savoureuse tant il fait figure de mari de comédie (séquence 2) ; le goût du pouvoir chez Paupiette confirme l’installation dans une œuvre moqueuse, satirique (séquence 3), comme la duplicité de Jeannot dans sa confession (séquence 4)… On est bien dans une atmosphère assez joyeuse, savoureuse, et l’enterrement de Clos-Martin, porteur de scandale et de ragots, ne saurait en rien l’assombrir.

Les moments où le rythme est le plus allègre sont peut-être ceux qui mettent en scène Lucas, sa verve et ses provocations à l’égard des autorités quelles qu’elles soient (séquences 6 et 23), les fanfaronnades de Maître Couillard (séquence 15), le discours de Claire à son médecin (séquence 17) et le rapport que ce dernier fait de sa visite à Pierre (séquence 18).

Mais cette vivacité est sans doute contenue, à la fois par les interventions nostalgiques de Clos-Martin, les effets de son « retour » sur Claire et les confidences qu’elle fait à l’abbé Mamiran.

L’allegro est donc bien là, mais il demeure mesuré, « non troppo ».

2.3.2. Andantino puis Scherzo grave

A priori, le deuxième mouvement s’ouvre de manière vive par un véritable dialogue animé entre Clotilde et Marielle, entre deux générations qui ont du mal à s’entendre (séquence 1). Mais le rythme se ralentit dès la séquence suivante avec la longue prise de parole de Claire recevant Maître Couillard, silencieux. Elle lui annonce qu’elle a réfléchi à la « reconversion » et qu’elle « passe la main » en cédant ses actions, titres de propriété et autres « biens » à son mari et ses trois fils pour qu’ils s’occupent eux-mêmes de la reconversion (p. 212). Claire entame ensuite une série de visites, accompagnée de Clos-Martin, celui qui guide ses pas et son action, inspire son « réveil » :

‒ à Pierre (usine), pour lui donner procuration l’ « autorisant à tout traiter à (sa) place ».

À Jeannot (banque), pour l’aider à obtenir un prêt afin d’acheter une grande ferme et plusieurs hectares de terrain en se portant « aval ».

‒ à Lucas (troquet), pour soutenir sa cause et lui annoncer qu’elle se met en retrait de ses dettes, de ses ennuis avec les autorités, qu’il n’aura plus aucun droit sur la fortune de sa mère, qu’elle les dégage l’un et l’autre des servitudes morales, de tout privilège. Et elle licencie un jeune ouvrier qui proteste.

‒ à Verduret (université) pour lui apprendre qu’elle allait instituer une Fondation Verduret dans leur maison pour lui permettre de mener plus confortablement ses recherches.

‒ à Paupiette (chez Pierre) pour la dispenser de ses grimaces à son égard et lui faire admettre qu’elles ne s’aiment pas.

‒ à Adeline (dans la rue) pour lui raconter de façon indirecte son histoire d’amour avec Clos-Martin, sa jeunesse, son passé et l’encourager à se remuer pour obtenir ce qu’elle désire, à faire l’éloge de sa mère auprès de Jeannot.

‒ à Manceau (chez lui) pour l’encourager à favoriser l’action des groupements ouvriers, à les pousser vers co et autogestion.

‒ aux commerçants Palpitard et Commertou (boutique) pour y commander une robe de mariée en guise de tenue de deuil discret…

Comme on peut le deviner, avec cette tournée de Claire, dont la plupart des étapes sont ponctuées par une intervention de Clos-Martin, le tempo du mouvement se ralentit et conduit au choix de l’enfermement dans sa chambre à la séquence 12. D’une part, le personnage figure dans la plupart des séquences (10 sur les 13), d’autre part le scénario de la tournée a quelque chose de systématique, de répétitif, qui ralentit la progression dramatique. Claire semble constituer en effet, comme le voulait l’auteur, un thème musical qui se déploie paisiblement sur tout le Moment I. Mais l’enchaînement assez rapide (« un peu pressé ») des rencontres explique que l’on reste dans un andantino sans aller jusqu’à l’andante.

Le Moment II semble impliquer une animation, soulignée comme on sait dans ses didascalies initiales.

Dès la première séquence, la plupart des personnages rencontrés par Claire au Moment I sont rassemblés par Maître Couillard (Pierre, Jeannot, Lucas, Verduret, Manceau). Ne manquent que Paupiette et Adeline, mais qui ne sont pas concernées directement par les décisions de Claire ; tout comme les commerçants. Une autre étape semble être franchie à la séquence 2, accélérant le rythme, quand on voit alternativement Jeannot en compagnie d’une prostituée qu’il se propose d’installer, et Adeline parlant à Benjamin de Jeannot, puis Jeannot se justifiant auprès de Benjamin et ce dernier demandant à la mère d’Adeline d’intervenir au plus vite.De toute évidence la structure de la séquence se complexifie, s’anime, et le scherzo s’impose de diverses façons :

‒ des prises de parole adressées à des interlocuteurs différents se multiplient dans une même séquence, comme dans la 3, amorçant un ballet que l’on attendait dans le premier mouvement.

‒ des décisions imprévues se prennent : Verduret choisit de partir en voyage, Jeannot renonce à la prostituée pour faire retraite chez les Trappistes, Manceau se range du côté de Lucas et des ouvriers en grève, Pierre renonce à devenir député…

‒  tout un monde s’écroule en l’absence de Claire et la grève à l’usine est près de dégénérer…

‒  le retour de Lucas à la maison n’a rien de rassurant et tout ce désordre conduit Claire à sortir la tête du sable.

Ce Moment II est dominé par un sentiment de désordre, d’agitation qui explique le terme « scherzo », mais il n’est pas dénué de gravité car on sent que tous ces personnages privés de Claire sont au bord de la noyade, sous des formes différentes.

2.3.3. Allegro pathétique

À l’ouverture du troisième mouvement, Maître Couillard synthétise pour Claire les liquidations effectuées ou à venir. La démesure des ventes, n’épargnant pas les conserveries, Pierre doit apprendre à se défendre et il envisage de faire interner sa mère. Paupiette s’apprête à le quitter pour un autre. De nouveau la scène est fortement peuplée et Claire, revenue, manifeste son enthousiasme à liquider ses biens, à se moquer des résistances de Maître Couillard. Tous les deux sont réunis dans la quasi-totalité des séquences car cette fois on passe à l’acte de vendre dans ce qu’il a concret et de systématique, jusqu’à transformer la scène en salle des ventes pour les deux dernières séquences. La dernière s’ouvrira d’ailleurs sur le public appelé à contribuer à la liquidation.

Ce nouveau mouvement est assez joyeux ‒ Claire renonce aux tracas de la possession pour se faire plaisir (p. 249), Marielle a fait l’amour avec Lucas et a « beaucoup aimé ça » ‒ et le terme d’allegro semble approprié, mais cette joie se traduit par des abandons, des renoncements, une dépossession qui semble ne pas être que matérielle (« C’est moi qui me dépossède », p. 250). On perçoit que certains biens ont une histoire pour Claire, qu’elle a un lien affectif avec eux, comme cette bergère qu’elle ne veut pas céder à n’importe qui.

Ce n’est pas un hasard si Clos-Martin vient ici dire adieu à Claire, s’il est sur le départ.

La maison va être exposée au public « comme si le ventre de la bourgeoisie s’ouvrait. » (p. 251).

L’allegro est assombri, un peu menaçant, d’où l’emploi du terme « pathétique » pour le qualifier.

2.3.4. Molto vivace

 Le quatrième mouvement évolue à la manière d’un tourbillon.

Claire est d’abord seule à l’intérieur du cirque, mesurant le vide qu’elle a fait autour d’elle, ses conséquences sur elle : « Je vous ai repoussés, désunis, éparpillés, mais c’est moi qui me sens défaite. » (p. 259)

Elle ne rêve cependant pas d’un retour en arrière, mais de poursuivre la destruction jusqu’à celle de sa maison.

Elle subit cette fois le départ de Clotilde pour un asile de vieillards, elle essaye de la retenir en vain. Elle n’a pas non plus l’initiative du divorce avec Verduret et doit se résigner à voir Jeannot épouser la mère d’Adeline, à être giflée par lui. Elle est volée par Lucas avant qu’il parte en compagnie de Marielle. Quant à Clos-Martin, il part cette fois « en fumée ».

Mais c’est encore elle qui congédie Maître Couillard, qui demande à Marielle de partir.

Quoi qu’il en soit, elle est devenue méconnaissable quand elle s’offre à l’abbé Mamiran, s’humilie devant lui.

Il semble ne lui rester que Pierre, qui a perdu femme et travail, mais celui-ci a « découvert qu’[il] ne [s]’intéressai[t] pas » en se regardant dans un miroir (p. 283) et met fin à ses jours.

Claire sombre alors dans un cauchemar où les personnages de la pièce interviennent sous un jour monstrueux, en tenant des propos sibyllins, dans un étrange décousu.

Si ce mouvement est bien « molto vivace », c’est à la façon d’une tornade tragique emportant tout ce qui restait à Claire, jusqu’à sa raison, peut-être.

2.3.5. Aubade

Quand Claire réapparaît au cimetière dans le cinquième mouvement, pour l’enterrement de Pierre, elle semble avoir du mal à entendre et comprendre Pitou. Elle est comme égarée.
Pitou lui sert de guide et a besoin de son aide pour échapper aux autres membres de la famille et à la pension où ils veulent le mettre.

Ses efforts semblent porter leurs fruits et on voit Claire tenir tête à tous les autres dans sa dernière réplique, les menaçant de parler d’eux en public, les contraignant à prendre la fuite.

Pitou peut bien danser : un nouveau jour va se lever. C’est le temps de l’aubade.


Dans Il faut passer par les nuages, la dimension musicale et rythmique est incluse à la fois dans les timbres et mouvements de la parole, dans sa distribution entre les personnages et au fil de l’action, et dans la composition même de la pièce, dans la structure de sa progression dramatique. Les analogies musicales sous-tendent en permanence l’écriture, elles l’informent, imposant l’évidence que le sens doit naître du son. Le travail fait par Billetdoux, très savant, d’une grande précision, révèle un auteur particulièrement attentif à ce que le texte devient dans l’oreille, à la façon dont on doit l’entendre. Jamais peut-être ce verbe n’a eu autant qu’ici son double sens d’écoute et de compréhension

Toutefois ces analogies musicales appellent plus que jamais la mise en scène, laquelle seule peut donner à une telle pièce sa pleine dimension sonore et faire entendre ses « portées ».

Notes

[1] Lettre de F. Billetdoux à J.-L. Barrault du 16 mars 1963, in Cahiers de la Compagnie Renaud-Barrault, n°46, octobre 1964, p. 13.

[2] Id., p. 14.

[3] Id., p. 17.

[4] Billetdoux emploie l’expression p. 211 de notre édition (Théâtre 2, Paris, La Table ronde, 1964).

[5] F. Billetdoux,  « Poétique du décor » (Notes pour René Allio), in Cahiers de la compagnie Renaud-Barrault, op. cit., p. 24 et 29.

[6] Lettre à J.-L. Barrault du 16 mars 1963, op. cit., p. 14-15.

[7] Henri Gouhier, « Pour arriver aux régions de lumière… », Cahiers de la compagnie Renaud-Barrault, op. cit., p. 5.

[8] Henri Gouhier parle de « ballet sans danseurs » à propos de la pièce (op. cit., p. 5.). Il est précisé qu’une musique (de Serge Baudo) intervenait à la création, mais il n’est fait mention que de Barrault pour la mise en scène.

[9] Henri Gouhier, « Pour arriver aux régions de lumière… », op. cit., p. 6.

[10] Souligné par l’auteur.

[11] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit., p. 21.

[12] Id., p. 27.

[13] Id., p. 28.

[14] Id., p. 29.

[15] Ibid. Souligné par l’auteur.

[16] Ibid.

[17] Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 227.

[18] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit., p. 29.

[19] Ibid.

[20] Id., p. 30.

[21] Ibid.

[22] Id., p. 22.

[23] Ibid.

[24] Id., p. 23.

[25] Id., p. 21.

[26] Id., p. 30.

[27] Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 242.

[28] Id., p. 211.

[29] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit., p. 22.

[30] Ibid.

[31] Id., p. 23.

[32] Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 258.

[33] Jean-Marie LHÔTE, Mise en jeu François Billetdoux, L’arbre et l’oiseau, Arles, Actes Sud-Papiers, 1988, p. 166.

[34] Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 258.

[35] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit., p. 31.

[36] Id. p. 32.

[37] Ibid.

[38] Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 181.

[39] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit., p. 23.

[40] Ibid.

[41] Henri Gouhier, « Pour arriver aux régions de lumière… », op. cit., p. 6.

[42] Ibid.

[43] Lettre à J.-L. Barrault du 16 mars 1963, op. cit., p. 15.

[44] Id., p. 16 ; « […] le jazz m’apprit en douce qu’il existait une couleur de l’âme désolée vers laquelle tendre : la note bleue » (F. Billetdoux, « Une idée de nègre », Petits drames comiques, Arles, Actes Sud-Papiers, 1987).

[45] Lettre à J.-L. Barrault du 16 mars 1963, op. cit.,  p. 16.

[46] Herbert Pepper, Essai de définition d’une grammaire musicale noire, cité par Billetdoux dans « Une idée de nègre », op. cit..

[47] Lettre à J.-L. Barrault du 16 mars 1963, op. cit., p. 16.

[48] Id., p. 17.

[49] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit.,  p. 23.

[50] Id., p. 28.

[51] In L’Avant-Scène, n° 332, 15 avril 1965, p. 42.

Auteur

Jean Bardet, professeur agrégé de Lettres modernes, longtemps chargé de cours à l’Université de Paris Est/Marne-la-Vallée, est l’auteur des huit notices consacrées aux œuvres dramatiques de François Billetdoux dans le Dictionnaire des pièces de théâtre françaises du XXe siècle (Jeanyves Guérin (dir.), Champion, 2005), et de sept éditions critiques parues aux éditions Gallimard, dont celles du Paradoxe sur le comédien de Diderot (folioplus classiques n°180) et de la comédie Poil de Carotte de Jules Renard (folioplus classiques n°261).

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