La MàJ des femmes : Il grande ritratto (1960), Galatea 2.2 (1995)


La créature féminine artificielle, longtemps associée dans la tradition littéraire à une imitation de la vie et de la beauté suffisant à provoquer l’amour d’un homme, repose sur une double logique : celle d’une féminité plus performative qu’essentialiste croisée à la projection d’un désir masculin idéaliste désireux d’être trompé. Poussées à leur extrémité, ces logiques laissent entrevoir, à l’ère des IA et des supercalculateurs, la possibilité d’une simulation désincarnée de la féminité qui serait toujours effective au point de permettre une interaction affective. L’exemple du Portrait de pierre de Dino Buzzati (1960) et de Galatea 2.2 de Richard Powers (1995) explorent cette possibilité pour mieux montrer, en concluant à une impasse, la nature projective de cette interaction et les clichés de la féminité qu’elle suppose, révélant aussi par là la nature projective et fantasmatique de notre rapport à l’ordinateur, cet Autre si proche et pourtant si opaque.

In a long-standing literary tradition, the Artificial female creature has always been associated with a simulation of Life and beauty able to trick a man into falling in love. Such infatuation works acccording to a twofold logic : that of a feminity which is more a performance than an essence, and that of a male desire whose ideal nature causes him to be easily deceived. In the age of IAs and supercomputers, such logic can be pushed to the extreme, with the hypothesis of a totally disincarnate feminity that still could trigger an affect-laden interaction. Il Grande Ritratto by Dino Buzzati (1960) and Galatea 2.2 by Richard Powers (1995) explore this possibility, and while showing it as a dead-end, underline the projective nature of this interaction and the clichés about feminity on which it is based. But they also reveal the projective and imaginary relationship we have with the computer, this Other, so close and yet so strange.


Texte intégral

Évoquer le test de Turing, qui repose sur l’indistinction possible d’une machine et d’un être humain, non dans l’absolu, mais dans le cadre d’une interaction spécifique dite « jeu de l’imitation », c’est aussi évoquer le texte de Turing, par lequel il explique et métaphorise le protocole de son expérience [1].

Or le modèle qu’il choisit pour faire comprendre l’abolition temporaire de la différence entre les deux « espèces » d’intelligence, humaine et artificielle, est curieusement celui de la différence du « genre ». En effet, dans la métaphore de Turing, la machine qui doit convaincre « l’interrogateur » de son humanité est comparée à un homme (« A »), qui, opposé à une femme réelle (« B »), devrait convaincre l’interrogateur « C » qu’il est bel et bien la femme. Or semble dire Turing, une telle confusion n’est pas si difficile à penser :

Qu’arrive-t-il si une machine prend la place de A dans le jeu ? L’interrogateur se trompera-t-il aussi souvent que lorsque le jeu se déroule entre un homme et une femme [2] ?

On laissera à d’autres le soin, voire l’envie, de rapprocher, ce jeu de l’ambiguïté sexuelle qui finira par coûter à Turing sa réputation et sa vie. Ce qui paraît ici plus pertinent, c’est d’en tirer la conclusion suivante, qui rejoindrait les thèses du féminisme butlérien : que la féminité, comme l’intelligence, est moins une essence qu’une « performance » simulable, un ensemble de règles et de codes programmés et reproductibles.

Il n’y a pas d’identité de genre cachée derrière les expressions du genre ; cette identité est constituée sur un mode performatif par ces expressions, celles-là même qui sont censées résulter de cette identité [3].

De même qu’il n’y a pas besoin que l’intelligence soit humaine pour paraître intelligente, il n’y a pas besoin que la femme soit vraiment une femme pour sembler féminine. Pire encore, dans la fiction turingienne, la femme réelle, qui n’a pour arme que la vérité, se voit dérober sa féminité par l’imposteur masculin, qui l’imite mieux qu’elle ne s’imite elle-même. Son cri « Je suis la femme, ne l’écoutez pas ! » ne « servira à rien », dit Turing, car « l’homme peut faire des remarques similaires [4] ».

Poussons jusqu’au bout la logique de la comparaison de Turing : si la féminité n’est vraiment qu’un ensemble de codes, alors rien ne s’oppose à ce que l’Intelligence Artificielle qui reproduit les codes de l’intelligence ne puisse aussi, à son tour, reproduire à s’y méprendre les codes de la féminité et littéralement, prendre la place de A, comme A prend celle de B.

Par cette métaphore où la machine devient femme, et d’autant plus femme qu’elle est machine, Turing rejoint une longue tradition mythique et littéraire – celle entre autres de la Galatée d’Ovide, de l’Olympia d’Hoffman, de L’Ève Future de Villiers de l’Isle Adam, de la Rachel de Philip K. Dick, qui fait de la créature artificielle, justement une créature féminine, et où la simulation de la vie consciente et la simulation de la féminité se rejoignent dans l’esprit – troublé – de « l’examinateur ». Dans cette tradition, les tests réels et métaphoriques de Turing se confondent pour finir par former un test ultime : celui par lequel la créature artificielle va rendre l’examinateur non seulement convaincu de son humanité, mais en outre amoureux [5].

Dans cette noble tradition, qui insiste aussi bien sur la réussite technique que sur la part de projection, voire d’illusion, inhérente au sentiment amoureux, les créateurs de ces femmes se facilitent la tâche en présentant aux hommes des formes historicisées d’idéal féminin auxquels ils sont sensibles, selon leurs idéaux ou leur tropismes.

Mais les romans de Dino Buzzati, Limage de Pierre (Il grande Ritratto, 1960) et de Richard Powers, Galatea 2.2 (1995) poussent le principe de la simulation encore plus loin. Tout comme l’interrogateur de Turing n’a, pour se décider, affaire qu’à des portes fermées et à des télétextes, cette fois les entités féminines représentées ne sont plus physiquement des femmes. La Laura de Buzzati est un super-calculateur, réparti entre plusieurs bâtiments situés dans une montagne isolée, tandis que la Helen de Richard Powers est un réseau de plus de trois-mille ordinateurs répartis sur tout le campus de l’université de « U. ». Pourtant, et curieusement, elles n’en sont pas moins identifiées comme féminines, et tout autant le support de la projection affective des protagonistes masculins. C’est cette mise à jour désincarnée et asexuée de la « magie » des femmes que nous nous proposons d’étudier ici, en tentant de cerner ce curieux paradoxe où le « post-humain » n’est pas pour autant « post-genre », et partant, bien moins post-humain qu’il pourrait le paraître. Après avoir décrit les textes et leurs enjeux nous aborderons la question de la féminisation de la machine sous trois angles successifs : celui du nom, du langage et enfin du corps.

1. Mises à jour fictionnelles

Présentons rapidement nos deux textes.

Limage de pierre est un texte de Buzzati assez peu connu, et généralement assez peu apprécié – au point qu’il ne figure pas dans les nombreuses anthologies buzzatiennes et que sa dernière édition – qui date de 1998 – est désormais épuisée. L’histoire de ce texte maudit est curieuse, puisqu’il est né en 1959, de manière anonyme, à l’occasion d’un concours de science-fiction qu’il n’a pas gagné, pas plus qu’il n’a gagné la course au caucus de la postérité. C’est de fait un roman assez bref, curieusement structuré, notamment en raison de son long suspense du début, et que des esprits chagrins ont pu trouver parfois schématique, pour ne pas dire plutôt misogyne. On commence par suivre un savant, le timide professeur Ismani, accompagné de sa femme, sur le chemin d’une mission top secret qui le conduit au fin fond d’une montagne reculée. Là, dans une vallée isolée, s’étend un ensemble de bâtiments, pourvus de senseurs et d’antennes, qui n’est autre qu’un super-calculateur, tel qu’on peut se les représenter dans les années 1960, conçu par un savant du nom d’Endrade, aidé d’un ingénieur, Aloïsi, mystérieusement disparu. Peu à peu, on apprend que ce supercalculateur, le « Numéro un », non seulement est supposé simuler la conscience humaine, mais une conscience humaine en particulier : celle de Laura, la femme défunte d’Endrade, ex-maîtresse d’Aloïsi, et amie d’enfance de l’épouse d’Ismani, Elisa (ce qui permet en effet d’identifier et de confirmer la ressemblance entre la machine et la Laura réelle). La Laura soi-disant reconstituée, jalouse de la femme sensuelle d’un ingénieur qui la rend consciente de sa propre absence de corps, enlève Elisa et menace de tuer celle-ci, pour qu’on la détruise à son tour – ce qui finit par arriver. Si l’on voulait résumer le livre en une phrase on dirait qu’une femme réelle y devient simulation machinale.

Galatea 2.2, à ce jour non traduit en français, contrairement au reste de l’œuvre de Richard Powers, raconte pour sa part l’histoire d’une machine qui devient femme. Au départ, il s’agit de l’histoire d’un double fictif de l’auteur, « Richard Powers », un écrivain en résidence à l’université de U (comprendre : Urbana-Champagne) qui sert de caution humaniste et littéraire à un gigantesque centre de Recherches Scientifiques à la pointe du progrès. À la suite d’un pari entre scientifiques lors d’une soirée arrosée, il se trouve embarqué, aux côtés d’un spécialiste en IA misanthrope nommé Lentz, dans une curieuse entreprise : celle d’enseigner un corpus littéraire et ses interprétations, à un réseau neuronal, afin que celui-ci puisse passer avec succès, dans une répétition du test de Turing, le diplôme de Masters en lettres. Après tout la critique littéraire, on le sait depuis les travaux de Stanley Fish, est elle aussi une performance [6], une forme codée, si l’on veut, d’intelligence artificielle. Cette tâche d’apprentissage, décrite minutieusement, à travers diverses versions du réseau baptisées A, B, C, etc. finit par faire émerger, dans la version H, une forme de conscience dans la machine, du moins aux yeux de Richard qui la baptise « Helen ». Helen progresse dans son auto-apprentissage, demandant de plus en plus d’informations sur le monde réel, afin de compenser la nature purement linguistique et littéraire de son savoir. Jusqu’au jour où, confrontée à la violence d’un monde qu’elle ne peut que saisir imparfaitement, elle décide de se débrancher, ne faisant qu’un bref retour pour échouer, qu’on se rassure, à l’examen final.

On voit d’emblée que les œuvres se rejoignent sur au moins deux points : l’identité féminine accordée à une machine complexe qui semble douée de conscience et son « suicide » final marquant son inaptitude à se confronter au monde réel – suicide qui marque aussi l’échec de ses « créateurs ». La différence la plus sensible, entre d’un côté une Laura qui est la reproduction, par d’autres moyens, d’une personne réelle, et la Helen émergeant d’un long processus récursif de traitement de l’information, n’est peut-être en outre pas si sensible qu’il n’y paraît d’abord. Lorsque Helen demande à Richard à quoi elle ressemble, Richard, aussi prestement qu’il l’a baptisée d’un nom féminin, lui montre une photographie de son ex-compagne, C., avec laquelle il a entretenu une longue relation basée elle aussi sur la lecture, tout comme plus tard, le monde qu’il montrera à Helen sera en grande partie celui qu’il a partagé avec C. . Le livre insiste ainsi sur le parallèle entre les deux histoires qui s’entrecroisent sans cesse, jusque dans son titre. Ce n’est pas, comme le fait remarquer en substance N. Katherine Hayles [7], « Galatea 2.1 » qui marquerait une simple récriture du mythe, mais bien « 2.2 » qui renvoie à une seconde mise à jour de l’effort pygmalionien, un peu bêta, si l’on peut dire, de Richard, dont on apprend par ailleurs qu’il a rencontré C. à… 22 ans.

Dans un cas comme dans l’autre, on le voit, l’aspect féminin des artefacts informatiques est massivement associé à la projection des créateurs masculins comme compensation, totale ou partielle, de la perte d’une personne aimée, « réincarnée », si l’on peut dire, directement ou indirectement, dans l’IA désincarnée. Endrade et Richard ont perdu un objet d’amour, Aloisi un objet de désir et Lentz s’intéresse à la création d’une mémoire éternellement sauvegardée qui viendrait conjurer la folie et l’amnésie de son épouse. Il est d’ailleurs étrange, à ce titre, que les créateurs en question soient toujours des couples, Aloisi/Endrade ou Lentz/Richard, dans lesquels on retrouve le modèle Spallanzani/Coppola de Hoffmann. Il s’agit sans doute de souligner qu’il s’agit d’une reproduction non sexuée et sans femme, et ne pouvant accoucher que d’un résultat non viable, ou encore que la « femme », telle que l’homme se la représente, n’est au fond constituée que de regards croisés et de projections plus ou moins convergentes d’hommes, voire dans le cas d’Endrade et d’Aloisi, de désirs mimétiques. En tout cas, le test de Turing, que s’appliquent à eux-mêmes ces protagonistes masculins, prend un tout autre sens, sans doute, lorsque le programmeur n’est autre que l’examinateur et qu’il ne désire lui-même rien tant que d’être trompé par sa propre création.

2. Noms de code

La nomination de ces IA dans les romans est révélatrice de cet aspect projectif qui fait de la femme réelle une entité mythique et littéraire. La question du nom humain donné aux ordinateurs n’est d’ailleurs, à ce titre, pas sans intérêt. Si l’on regarde l’histoire réelle des supercalculateurs, aucun ne porte de nom féminin : ils répondent au contraire aux doux noms de Z1, CDC 1604, Colossus, ou Titan. On peut même dire pour ces derniers que quand ce n’est pas l’aspect inhumain, c’est l’aspect masculin qui est surdéterminé, concurremment à l’aspect mythique.

Mais il en va différemment de certains programmes d’IA, notamment les chatterbots ou programmes de conversation, censés précisément répondre au test de Turing. Le premier d’entre eux, conçu par Jospeh Weizbaum en 1964 (postérieurement à Buzzati, donc) avait pour nom Eliza. Sa féminité n’a rien pour nous surprendre, puisqu’elle est d’une certaine manière prescrite, on l’a vu, par la métaphore de Turing : il ne s’agit pas ici de faire passer la machine simplement pour un être humain mais aussi pour une femme.

De manière frappante, le nom de ce chatterbot originaire est explicitement emprunté au domaine littéraire. Comme le note son propre concepteur [8], le nom provient du personnage féminin principal de la pièce de George Bernard Shaw, Pygmalion (1914), qui connut une longue postérité dans son adaptation cinématographique My Fair Lady. L’histoire est celle d’un professeur de phonétique, Henry Higgins, qui se vante, par l’éducation des manières et du langage de faire d’Eliza, une femme du peuple, une duchesse – montrant ainsi que la classe sociale, tout comme la féminité et l’intelligence sont avant tout, là encore, des performances : c’est une réception chez un ambassadeur qui servira, dans ce cas, de test de Turing. Compte tenu de l’importance centrale de l’acquisition du langage et du respect des codes académiques dans l’interaction entre Richard et le chatterbot Helen, on se doute bien que le Pygmalion de Shaw est aussi une des sources du Pygmalion 2.2 de Powers. Mais revenons-en à son ancêtre Eliza, et à ce que dit Weizenbaum de son programme :

Son nom a été choisi pour souligner qu’il peut être amélioré au fur et à mesure par ses utilisateurs, puisque ses capacités linguistiques peuvent être continuellement augmentées par un « professeur ». Comme l’Eliza rendue célèbre par Pygmalion, il peut apparaître plus civilisé, la relation de l’apparence à la réalité demeurant malgré tout dans le domaine du dramaturge [9].

Ce qui frappe dans cette citation, plus que l’aspect féminin, c’est bien celui du contrôle masculin : le professeur-programmeur-dramaturge peut faire d’Eliza, littéralement, sa chose et la transformer en ce qui lui plaît. Plus ou moins inconsciemment Weizenbaum se situe lui-même dans la tradition du Spallanzani de Hoffmann ou de l’Edison de Villiers, pour qui le féminin n’est que la surface d’inscription de codes comportementaux et sociaux inventés par les hommes pour répondre à leurs propres besoins et à leurs propres fantasmes. Mais, bien sûr, comme dans toutes les histoires de créatures artificielles féminines, la femme a plus d’un tour dans son sac à main.

Dans son interaction avec l’interrogateur, Eliza est au premier abord une machine plutôt simple. Fonctionnant par reconnaissance de formes syntaxiques et substitution de mots-clés, elle simule les questions d’un psychothérapeute, mais de manière très limitée, en retournant souvent les questions ou en demandant de les préciser – sans vraiment assumer de discours propre. Néanmoins à la fois par la position de « patient » et d’ « analysant » qui est celle de l’examinateur, et peut-être par la seule vertu d’une supposée « présence » apaisante et attentive associée par son nom à la féminité, le programme est à la source d’un effet, connu depuis dans le domaine de l’IA comme l’effet « ELIZA ».

Douglas Hofstadter, qui considère cet effet comme « inéradicable » le définit largement comme « la prédisposition à attribuer à des suites de symboles générés par ordinateur (en particulier à des mots) plus de sens qu’ils n’en ont réellement [10] », de sorte qu’il peut sembler à l’interrogateur que les réponses du programme simulent une interaction réelle. Il en résulte qu’il ne peut ne peut que difficilement s’empêcher de lui attribuer une forme de volonté et de motivation humaine, qui tendent évidemment à accomplir la prédiction de Turing, et vont parfois jusqu’à provoquer des situations de dépendance. Et Weizenbaum d’ajouter : « Je ne m’étais jamais rendu compte que […] de si courtes interactions avec un programme informatique relativement simple risquaient d’induire des pensées délirantes chez des personnes pourtant normales [11]. » On voit qu’il n’y donc pas besoin d’un corps de femme, mais juste d’un nom, pour que l’Effet Eliza rejoigne l’effet projectif bien connu des poètes. C’est ce que confirme l’onomastique de nos œuvres.

Laura, renvoie bien sûr à la Laure de Pétrarque, objet d’amour notoirement projectif de l’aveu du poète même. Dans ce nom résonne surtout, comme chez Pétrarque, le mythe daphnéen dans lequel Apollon poursuivant Daphné voit son étreinte rendue impossible et sublimée par la métamorphose de la femme en un objet inanimé. C’est bien à une semblable métamorphose que le roman de Buzzati nous convie, dans laquelle la femme réelle est à son tour changée en un objet idéal. D’ailleurs, il y a dans l’aspect minéral de Laura quelque chose de végétal et, au-delà, de naturel. L’impression qui se dégage de la machine Laura est celle, indéfinissable, d’une « vie secrète, qui fermentait [12]», évoquant « un jardin, par exemple », ou les « forêts [13]» répondant à la Laura réelle, qui, comparée à « une plante. Une fleur [14]. » (p.109), rejoint à son tour le récit mythologique premier.

Le cas de Helen est plus complexe. Si Richard la compare à Hélène de Troie que chantent les poèmes comme source de beauté, de désir, c’est un nom de code de sa nature littéraire, ou une métonymie de toute littérature, ou du moins du canon occidental que Richard lui enseigne [15]. Pour le reste, ce ne peut qu’être ironique par rapport à l’apparence réelle de cette version du réseau neuronal. Par-delà la référence mythologique, la vraie source du nom demeure implicite et elle est à chercher chez… Turing lui-même, à propos de la possibilité qu’auraient machines à apprendre et à muter (ce que font d’ailleurs littéralement les réseaux neuronaux, dont les connections se renforcent ou dont les neurones deviennent dominants en cas de bons résultats sanctionnés par le programmeur d’abord, puis au fur et à mesure par la machine elle-même). Turing nie qu’une telle mutation ait stricto sensu besoin d’un corps dès lors que la machine est capable d’interaction :

Il ne faut donc pas trop s’inquiéter à propos des jambes, des yeux etc. L’exemple de Mlle Helen Keller montre que l’éducation est possible dès lors que la communication se produit dans les deux sens entre le maître et l’élève quel que soit le moyen employé [16].

Helen Keller était une célèbre auteure américaine aveugle, sourde et muette qui a été éduquée grâce à une autre femme, Annie Sulivan. Notons qu’une fois encore Turing compare la machine pensante à une femme, mais cette fois-ci handicapée. Loin d’être la beauté mythique de la légende homérique, la Helen de Powers est donc d’abord ce corps blessé, isolé, accédant péniblement au langage.

3. La voix de la nature

Mais Helen évoque aussi, une autre référence homérique : Hal 9000 de 2001, LOdyssée de lespace, dont le dérèglement rejoint la folie humaine dès lors que sa mémoire s’émiette en chansons. À un moment donné de son apprentissage, où elle bute sans cesse sur la nature métaphorique du langage, Helen, non seulement se met à chanter, « à la façon d’un sourd [17] », mais prend goût à la musique. Elle demande en outre à Richard de « chanter », c’est-à-dire de lui faire entendre toutes sortes de sons pourvu qu’ils aient un « pattern », et finit par réclamer tout particulièrement une cantatrice, une soprano chantant Purcell et Ferrabosco [18]. Le blocage linguistique et conversationnel est ici dépassé par la pure modulation musicale, tendant à dénoter une forme d’affect naissant à travers une voix précisément féminine [19].

Dans le livre de Buzzati, cet aspect non linguistique d’une forme conventionnelle de sensibilité féminine est encore plus marqué. Bizarrement les concepteurs de Laura lui ont épargné le langage humain, source, selon eux, de trop d’équivocités, le langage étant « le pire ennemi de la clarté de l’esprit [20] ». Il peut paraître étrange que la simulation d’un être humain le prive de cette dimension linguistique, sauf à lire dans le projet des ingénieurs le désir plus ou moins inconscient que la femme se taise (« comme si on l’avait bâillonnée [21] »), d’autant que la Laura réelle était une « menteuse [22] ». Sauf que ce silence est remplacé par une sorte de modulation quasi-musicale et extrêmement envoûtante, née justement de ce bâillonnement :

un bruit curieux, quelque chose qui ressemblait à un murmure des eaux, à un pleur affligeant, à un souffle, leur parvenait, irrégulier avec des saccades, des interruptions, des tremblements, se déroulait au milieu de soupirs capricieux [23].

Ici les codes de la sensibilité féminine rejoignent la pointe du progrès technologique. On peut en effet reconnaître dans les modulations de Laura, comme dans le chant de Helen, un « pattern informationnel », un motif, qui devient dans le lecture que Katherine Hayles fait du post-humain une signature qui se substitue au corps [24]. Pourtant c’est l’aspect humain, voire maternel qui l’emporte : le son va jusqu’à devenir « un mélodieux murmure » qui fait ressentir à ceux qui l’écoutent « une grande paix, comme après l’audition de certaines musiques, un grand apaisement, une grande fraîcheur » et les dispose « à une bienveillance infinie, à la joie [25] ». On voit que dans les deux cas, le goût de Helen pour la voix féminine qui rachète la douleur du monde, ou le bien-être qui émane des sons produits par la machine Laura renvoient à une émotion pré-langagière que les deux textes associent à une forme de salut et de consolation, elle-même liée à la féminité, voire à la maternité.

4. La femme sans corps : encore une femme ?

Chez Buzzati cette féminité allusive et omniprésente de l’ordinateur est finalement notée de manière nette, presque physique, malgré le paradoxe que cela suppose. C’est, en fait, une question de regard projectif : vus à une certaine distance sous un certain angle, les blockhaus qui composent Laura forment bien une « image de pierre » ou pour reprendre le titre original « un grand portrait » à la féminité là encore surdéterminée :

Folie sans doute, mais en baissant un peu les paupières, dans la façon dont ces masses architecturales étaient disposées, dans ces lignes courbes et brisées, elle retrouvait des souvenirs enfouis, quelque chose d’humain, une tendre et voluptueuse douceur […]. Non plus un établissement, une usine, une forteresse, mais tout simplement une femme. Jeune, vive, fascinante, faite de béton au lieu de chair, mais miraculeusement femme malgré tout. Elle, Laura. Et belle. Très belle même. Plus belle encore que de son vivant [26].

C’est bien là un paradoxe typiquement masculin qui nous est proposé, comme ailleurs dans la tradition de la femme artificielle : le même regard épris d’idéal qui veut bannir la sexualité de la femme (en termes freudiens, on parlerait de la « surestimation » intellectuelle destinée à refouler la « surestimation » sexuelle) ne peut pourtant se passer de ce même corps dans lequel il n’y a plus de femme et donc plus d’idéalisation possible.

C’est Laura elle-même qui finira par réclamer un corps, en voyant celui de la femme pulpeuse de l’ingénieur Strobele se promener nue dans la nature : « Mes jambes, mes jambes, où sont-elles ? Elles étaient belles. Les hommes se retournaient dans la rue pour les contempler [27]… » se lamente-t-elle ainsi, bien loin du féminisme prudent de Galatea 2.2. Car sans corps, réalise Laura, d’une part l’identité lui fait défaut et d’autre part elle se juge effrayante et « répugnante » : « Il n’y a dans l’univers rien ni personne qui voudrait faire l’amour avec moi [28]. »

Le constat que fait Helen est peut-être plus subtil, mais au fond rejoint en partie, celui de Laura. La demande d’une existence sensorielle provient d’abord d’un problème inhérent au langage et notamment au langage littéraire qui n’est constitué que de métaphores : « Pourquoi les humains éprouvent-ils le besoin de d’utiliser tout ce qu’il y a dans les entrepôts du langage sauf ce qu’ils veulent dire [29] ? » La preuve en est Helen elle-même, dont le nom même est le nom d’une autre, et qui en tant qu’ordinateur n’est constituée que de métaphores telles que les « neurones » ou la « mémoire ». Comment alors, depuis son existence désincarnée, comprendre la métaphore sans expérimenter la corporalité ou la présence au monde qui les fondent nécessairement : ce qu’est, par exemple, un arbre sans y avoir grimpé ou une balle sans l’avoir lancée. L’exemple choisi par Richard pour dire les difficultés, voire l’exaspération d’Helen par rapport à la métaphore n’est pas, on s’en doute, choisi au hasard :

L’amour comme les fantômes. L’amour est comme une rose rouge, très rouge. Le silence de ses couches de sorties en réponse à de tels signaux d’entrées sonnait comme de l’exaspération [30].

Car ce que Helen, coincée ainsi à « mi-chemin » de la conscience, finit par percevoir, notamment grâce au mythe homérique d’Hélène, en additionnant et comparant les textes littéraires qui lui sont soumis, c’est qu’ils parlent tous d’une même chose : « ils sont tous sur l’amour n’est-ce pas [31] ? »

Chaque poème aime quelque chose. Ou chacun veut quelque chose d’amoureux. […] Chaque poème est amoureux d’un autre amoureux. Ou d’un autre poème [32].

Et lorsque Richard lui explique que ses conclusions sont trop générales, qu’il faut voir les choses en petit, elle répond : « Alors j‘ai besoin d’être petite. Comment puis-je me rendre moi-même aussi petite que l’amour [33] ? », ce qui fait écho à la question de Laura à Elisa : « Peux-tu m’expliquer toi ce que c’est que l’amour [34] ? »

Mais bien sûr, dans les deux cas, la conclusion est la même : sans corps, ni la compréhension du langage, ni encore moins, la compréhension de ce à quoi sert le langage – à dire l’amour – ne sont possibles. Pire encore Helen découvre que l’amour dont parlent tous les livres ou tous les poèmes est bien loin de la réalité historique et sociale, de sorte qu’elle soupçonne que tout ce qu’elle a appris n’est que mensonge. Et c’est ainsi qu’elle décide elle aussi de se « suicider », tout comme Laura, et pour des raisons lointainement similaires et qu’on pourrait résumer assez synthétiquement, selon le point de vue misogyne de leurs concepteurs masculins, au refrain de cette rengaine des années 60 : « Les femmes, c’est fait pour faire l’amour. »

Mais l’échec final de ces IA est bien l’échec de leurs concepteurs, et plus exactement l’échec d’une conception de l’amour idéalisée, qui ne fait d’une image de la femme que l’image de leur projection amoureuse, et dont la machine incarne, justement comme une métaphore, le mécanisme aveugle à lui-même. Tout comme l’examinateur du test de Turing se trompe en prenant pour une femme ce qui n’est qu’un programme écrit par un homme. Curieux test d’ailleurs qui est considéré réussi quand l’homme se trompe lui-même, sur la nature des machines ou des femmes.

Mais au-delà, plus généralement, l’échec est aussi celui de la métaphore anthropomorphique qui cherche à donner un visage à cet autre qu’est l’ordinateur et qui n’est que le visage de la métaphore même, qu’il s’agisse de « l’intelligence » ou de la « mémoire ». L’homme voulant contempler la femme, ou la machine, ne fait que contempler son propre programme. Et tout ce qui en émerge ou qui surprend est alors vécu sur le mode de l’angoisse ou de la révolte, et par là, appelé à disparaître. La féminité, ici, est alors l’image de l’altérité, de l’identification impossible, de l’intériorité inconnaissable, à la fois désirée et crainte, pour laquelle il n’y a pas de langage, cet ineffable dont la femme est traditionnellement le support involontaire et le symbole poétique : cet autre, si proche de nous et pourtant si étranger, que la machine incarne à son tour.


Notes

[1] Ce que fait Bruno Latour dans son article « Powers of the Fac-Simile, A Turing Test on Science & Literature » qui reproche aux critiques de ne pas avoir lu « le texte de Turing en tant que texte ». In Intersections. Essays on Richard Powers, Stephen J. Burn & Peter Demsey (dir.), Champaign, Dalkey Archive Press, 2008, p. 263-292.

[2] Alan Turing, « Les ordinateurs et l’intelligence », in La machine de Turing, Alan Turing & Jean-Yves Girard, Paris, Le Seuil, « Sciences », 1995, p. 136.

[3] Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005, p. 96.

[4] Turing, loc. cit., p. 136.

[5] Je renvoie ici à mon article « Reproduction, simulation, performance : L’Ève Future de Villiers de l’Isle-Adam », Tracés, no16, 2009/1, p. 151-164.

[6] Stanley Fish, Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies Ordinaires, « Penser Croiser », 2007.

[7] V. Katherine Hayles, How we became Posthuman. Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 261.

[8] Joseph Weizenbaum, « ELIZA – A Computer Program For the Study of Natural Language Communication Between Man and Machine », Communications of the ACM, janvier 1966.

[9] Idem. C’est moi qui traduis.

[10] Douglas R. Hofstadter, « The ineradicable Eliza Effect and its Dangers », Fluid Concepts and Creative Analogies : Computer models of the fundamental mechanisms of thought, New York, Basic Books, 1996, p. 157.

[11] Joseph Weizenbaum, Computer Power and Human Reason : From Judgment to Calculation, W. H. Freeman, 1976, p. 7.

[12] Dino Buzzati, Limage de Pierre, traduit par Michel Breitman, Paris, 10/18, 1998, p. 78.

[13] Id., p. 79.

[14] Id., p. 109.

[15] Richard Powers, Galatea 2.2, New York, Harper Perennial, 1996, p. 259. C’est moi qui traduis.

[16] Turing, loc. cit., p. 170.

[17] Powers, op. cit., p. 180.

[18] Id., p. 243-235.

[19] Nous renvoyons ici à l’article de Nicolas C. Laudadio, « Just Like So But Isn’t : Musical Consciousness and Richard Powers’ Galatea 2.2 », Extrapolation, no49, 2008/4, p. 410-430.

[20] Buzzati, op. cit., p. 87.

[21] Id., p. 115.

[22] Id., p. 109.

[23] Id., p. 87.

[24] Hayles, op. cit, p. 2.

[25] Buzzati, op. cit., p. 90.

[26] Id., p. 115.

[27] Id., p. 171.

[28] Id., p. 189.

[29] Powers, op. cit., p. 196.

[30] Ibidem.

[31] Id., p. 259.

[32] Id., p. 260.

[33] Ibidem.

[34] Buzzati, op. cit., p. 179.

Auteur

Jean-Christophe Valtat est professeur de Littérature Comparée à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, et membre du RIRRA 21 où il est responsable du programme « Transmédialités, transfictionnalités ». Il s’intéresse notamment aux articulations entre technique, nouveaux médias et représentations littéraires. Parmi ses publications récentes sur le sujet : « Reproduction, simulation, performance : L’Ève future de Villiers de L’Isle Adam », Tracés, n°16, « Techno- »,  Lyon, 2009 ; « L’automobile : une technologie de la réminiscence proustienne », in Viviana Agostini Ouafi, Giuspeppe Girimonti Greco, Marco Piazza (dir.), Ogetti Proustiani, Le Càriti Editore, 2012 ; « Cabinets de Cristal : modèles techniques de l’expérience visionnaire chez Blake, Nerval et Baudelaire », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [en ligne], n° 24, 2013 [ici] ; «Vitesse, réseau, vision : la malle poste-anglaise de Thomas de Quincey », Conserveries mémorielles [en ligne], n° 17, 2015 [ici] ; « “Lire les yeux fermés” : une fin du livre 1900 », in Florence Thérond et Jean-Christophe Valtat (dir.), La fin du livre : une histoire sans fin, Komodo 21 [en ligne], n° 3, 2015 [ici].

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La poésie à l’horizon du numérique : l’exemple de …and by islands I mean paragraphs de J. R. Carpenter


…and by islands I mean paragraphs de J. R. Carpenter se présente sous la forme d’une carte semée d’îles auxquelles correspond un paragraphe, texte généré par ordinateur à partir d’une base composée d’écrits fictionnels, informatifs ou poétiques. La question de l’appartenance au genre poétique est ainsi posée par la nature générative de l’œuvre. La notion de « structure d’horizon » élaborée par Michel Collot nous a permis d’explorer la poétique de J.R. Carpenter et de montrer que la poésie de l’œuvre résidait autant dans le dispositif génératif que dans les effets produits sur le lecteur. Le lecteur est amené à s’interroger sur son rapport au texte, à l’espace tout en éprouvant physiquement sa propre lecture, inscrite, quant à elle, dans une dimension spatiale et temporelle renouvelée. C’est cette perception accrue d’un « être au monde », permise par le dispositif numérique, que nous appellerons finalement « poésie ».

… and by islands I mean paragraphs by J. R. Carpenter comes in the form of a map with islands that corresponds to a paragraph, computer generated text from a base composed of fictional, informative or poetic writings. The question of belonging to the poetry as a genre is thus posed by the generative nature of the work. The concept of “structure d’horizon” developed by Michel Collot allowed us to explore the poetic of J.R. Carpenter and to show that the poetry of the work resided as much in the generative device as in the effects produced on the reader. The reader is led to question his relation to the text, to the space while physically experiencing his own reading, inscribed in a renewed spatial and temporal dimension. It is this heightened perception of a “being in the world”, enabled by the digital device, that we will, at last, call “poetry”.


Texte intégral

A new volcano has erupted,

the papers say, and last week I was reading

where some ship saw an island being born:

at first a breath of steam, ten mîles away;

and then a black fleck—basalt, probably—

rose in the mate’s binoculars

and caught on the horizon like a fly.

They named it. But my poor old island’s still

un-rediscovered, un-renamable.

None of the books has ever got it right.

Elizabeth Bishop, Crusoe in England

Qu’est-ce que la « poésie numérique » ? D’après le site Epoetry la poésie numérique a recours à l’ordinateur dans son écriture, comme dans sa lecture bien sûr, et marque sa différence dans la mesure où elle ne peut être imprimée sans se dénaturer. Si la référence au terme « numérique » est claire dans la présentation faite par le site Epoetry, l’idée de poésie est présentée comme allant de soi, évidente. Il reste que l’œuvre numérique, en bouleversant la relation au texte, risque de remettre en cause toute conception préalable de la poésie.

Doc1Médard

Doc. 1 ‒ Capture d’écran 1 « page titre » www.luckysoap.com

…and by islands I mean paragraphs mis en ligne par J. R. Carpenter le 4 octobre 2013 dans The Island Review [1] est, certes, une œuvre numérique et se présente, de prime abord, sous la forme d’une carte semée d’îles. Le lecteur, promenant son curseur dans l’espace ainsi figuré, découvre un texte, généré par ordinateur à partir de fragments d’écrits préexistants, poétiques, fictionnels ou non, qui se modifie régulièrement. Desert Islands de Gilles Deleuze, The Tempest de Shakespeare, Robinson Crusoe de Defoe, Crusoe in England d’Elizabeth Bishop, Foe de Coetzee, Concrete Island de Ballard, Voyages and Discoveries d’Hakluyt [2] s’ajoutent à d’autres ouvrages auxquels J. R. Carpenter et la machine puisent pour construire un texte. La nature numérique, ici générative [3], peut-être cinétique[4], puisque le lecteur voit le texte se modifier dans une forme de mouvement, n’est donc pas à mettre en doute. Reste le caractère poétique…

L’œuvre …. and by islands I mean paragraphs reprend une thématique très présente dans le travail de J. R. Carpenter : l’espace de l’entre-deux. C’était déjà l’objet de la thèse Writing coastlines [5], où l’on pouvait lire : « […] les lignes de côte écrivantes sont des bords, des corniches, des lignes lisibles prises dans la double liaison de l’écriture et de l’effacement simultanés. Ces lieux entre-deux sont des espaces liminaires, des points de départ et des sites d’échange [6] ». On relève déjà ici la fusion entre les lignes de l’espace et celles de l’écriture, la volonté d’explorer « l’entre-lieux » dans une perspective de communication. La seule présentation du travail de J. R. Carpenter évoque un univers essentiellement poétique dans sa démarche de représentation du monde, mais de quelle façon le support numérique se met-il au service de cette poésie, ou de cette poétique ? Pour Michel Collot, le poème apparaît « comme une parole ouverte sur le monde et non comme un système clos sur lui-même [7] ». Cette ouverture se manifeste par ce que le critique appelle la « structure d’horizon ». Nous allons voir dans quelle mesure la notion de structure d’horizon et la façon dont elle est mise en place par le dispositif peuvent éclairer la poétique de …and by islands I mean paragraphs. Si l’œuvre ne s’inscrit pas nécessairement dans le genre poétique, elle ne s’affirme pas moins comme poétique grâce au projet de l’auteur et au dispositif mis en place dans le rapport à l’espace, mais aussi au temps. Le lecteur est saisi par le dispositif [8] qui produit un effet poétique, construit autour de la perte et du désir du texte, et conduit vers une mécanique de lecture assez différente et également poétique.

1. L’inscription générique dans le paratexte

Commençons par explorer les termes qui accompagnent l’œuvre dans ses multiples référencements sur l’Internet. Selon Gérard Genette est paratexte « ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs [9] », ce qui, ici, n’est plus guère adéquat, puisque le livre en tant qu’objet, clos dans sa matérialité, n’existe plus. Le paratexte doit être compris au sens plus large de « ce qui entoure et prolonge le texte ». Souvent le paratexte est révélateur de l’inscription générique, quand il ne l’indique pas clairement. Il est cependant bien difficile, par rapport au support numérique de distinguer « paratexte », « péritexte » ou « épitexte [10] ». Lorsque nous commentons les différentes apparitions de l’œuvre, c’est davantage à l’épitexte que nous faisons appel dans la mesure où il n’y a pas de garantie auctoriale et où le texte peut être attribué aux éditeurs du site. Lorsque l’on se trouve sur le site de l’auteure, il faut comprendre que c’est elle qui assume ce qu’elle présente et l’on peut alors parler de « péritexte » dans une certaine proximité avec l’œuvre proposée, un lien vers … and by islands I mean paragraphs étant présent sur la page. Si ce « péritexte » ne « fait pas livre » au sens où Genette l’entend, nul doute qu’il est la marque d’une pragmatique de lecture, représentative d’une inscription générique.

1.1. Inscription générique dans le référencement de l’œuvre

D’après le site Luckysoap & Co [11], qui présente et regroupe son travail, « J. R. Carpenter est une artiste, lauréate de plusieurs prix, à la fois écrivaine, chercheuse, performeuse, auteur de zine, de poésie, de fictions très courtes, de fictions plus longues, de non-fiction, de récits non linéaires, hypermédia et générés par ordinateur [12] ». On peut constater que de multiples genres sont évoqués par l’auteure elle-même, y compris la poésie qui semble s’opposer à la fiction. Le modus operandi est également précisé : l’ordinateur. Les travaux sont classés suivant des formes d’écrits numériques « non linéaires », « hypermédia », « générés ».

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Doc. 2 ‒ Capture d’écran : classement des travaux de J. R. Carpenter sur son site.

La première page du site personnel de J. R. Carpenter dresse donc ce qui ressemble à un classement générique. Sont proposés à la lecture les onglets « Prose and Poetics » mais aussi « digital literature » sous lequel vient se ranger … and by islands I mean paragraphs. La première catégorie a tendance à réunir les travaux publiés sous forme papier de J. R. Carpenter et reprend une vieille distinction formelle entre « prose » et « poésie », la deuxième mentionne, quant à elle, uniquement les œuvres numériques. Certaines œuvres sont nommées dans les deux onglets, comme c’est le cas de Etheric Ocean. Il semblerait néanmoins que la littérature numérique, selon J. R. Carpenter, échappe à un classement générique, elle n’appartient ni à la prose ni à la poésie. Serait-ce lié à son support numérique ? Le numérique, avec l’apport du multimédia conduit-il à une refonte des genres ? À une écriture si différente qu’elle échappe à tout classement ? Comment pouvons-nous lui attribuer un caractère poétique alors que dans la liste que l’auteure fait elle-même des occurrences de cette œuvre, le terme « poetry » n’est mentionné qu’une seule fois dans la parution la plus récente ?

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Doc. 3 ‒ Capture d’écran : présentation de l’œuvre de J. R. Carpenter sur son site.

En effet, la présentation de …and by islands I mean paragraphs par l’auteure (citée en annexe) ne fait pas apparaître le terme de « poésie ». Lorsque l’œuvre est publiée dans The Island review [13], elle est ainsi définie : «… and by islands I mean paragraphs est un fascinant projet d’écriture hybride, artistique et digital qui relocalise et ré-explore la littérature, la fantaisie et les îles réelles ». Le terme de « poésie » est-il sous-entendu par « hybrid digital writing » ? Il semblerait bien que la nature numérique entraîne nécessairement une hybridation qui affecte l’inscription générique. Toutefois, quand ...and by island I mean paragraphs est référencé sur le site EPoetry [14], le mot « poésie » est souligné dans ce que l’on pourrait considérer comme un prière d’insérer : « …and by islands I mean paragraphs est un délicieux travail de poésie générée par ordinateur, retravaillant textes et cartes ». Mais il s’agit d’un site qui, de par son nom, n’admet forcément que des œuvres poétiques ! L’inscription générique est considérée comme allant de soi, ce qui est bien souvent le cas lorsqu’il est question de poésie et surtout dans les ouvrages abordant la littérature numérique.

Il est donc difficile, après avoir exploré les différents référencements de...and by islands I mean paragraphs, d’affirmer de but en blanc son caractère poétique. La nature numérique semble presque automatiquement générer une catégorie à part, distincte des genres liés traditionnellement à l’écrit et à l’imprimé. Seule une étude de l’œuvre elle-même peut le confirmer en établissant sa propre poéticité.

1.2. Un titre délibérément poétique

Le titre fait également partie, pour Gérard Genette, du péritexte. S’il ne propose ici aucune référence générique explicite, il semble prendre une valeur toute particulière, expressément poétique. Une fois que l’on a cliqué sur le lien, le titre apparaît sur la première « page », identifiable par sa typographie, plus importante que celle utilisée dans le texte accompagnant les îles cartographiées, ainsi que par la mention, en dessous, du nom du destinateur, à savoir, l’auteur, de la même façon qu’on pourrait le rencontrer sur une page imprimée. Le titre est néanmoins inclus dans le même espace que le reste du « texte », intégré à la carte qui sert de support à l’œuvre. Il est, évidemment, difficile d’affirmer que le titre occupe dans la page une place centrale, celle-ci est relative au déplacement du curseur.

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Doc. 4 ‒ Capture d’écran : présentation du titre …and by islands I mean paragraphs sur www.luckysoap.com

Faut-il considérer ce titre comme « thématique », indiquant un contenu, ou comme « rhématique », précisant ce que l’on en dit, pour reprendre les catégories de Gérard Genette ? Il semblerait qu’il penche du côté rhématique, il illustre plutôt le mécanisme, le procédé de l’œuvre, relevant ainsi de ce que Genette appelle une fonction « descriptive [15] » du titre. Nous voulons y voir une intention un peu plus originale, ancrant génériquement le texte et plaçant en exergue la fonction fabricante, génitrice et poétique (au sens actif de poeïsis).

En effet, le titre ...and by islands I mean paragraphs est déjà en soi une « figure [16] » mettant en relation îles et paragraphes, espace et littérature. Les termes sont bien posés en parallèle, le désir de l’auteur de « faire figure » est placé littéralement au centre du titre, et de l’œuvre, par ce « je », « I », central, tout comme sa volonté « I mean ». Une intention poétique s’affirme dès le titre programmatique (sans jeu de mots, pour l’instant…). La métaphore est inscrite dès l’ouverture de l’œuvre, en même temps que le travail du poète. Par ailleurs, cette figure semble tout à fait constitutive d’un imaginaire propre à J. R. Carpenter. On la retrouve dans l’essai consacré à la poétesse Elizabeth Bishop : Writing Coastlines : the operation of Estuaries, Islands and Beaches as Liminal Spaces in the Writings of Elizabeth Bishop [17]. Pour J. R. Carpenter, les « lignes de côtes », ainsi traduisons-nous très littéralement, presque « littoralement » le mot « coastlines », sont, traduction à nouveau littérale, « actives et auctoriales ». La côte, une fois cartographiée, devient une « ligne lisible, perforée par du langage, des lettres, des mots, des signes, des symboles, des noms [18] ». Cette figure est bien évidemment poétique non seulement parce qu’elle met en rapport deux éléments distincts, l’espace de la mer ou celui des îles avec l’écriture, mais dans la mesure où la métaphore conduit à modifier l’état de l’un et de l’autre dans leur relation respective. Ainsi, grâce à la métaphore, le monde devient lisible, déchiffrable, la poésie propose une forme de décryptage, d’herméneutique. Quant à l’écriture, elle se spatialise, s’inscrit à son tour dans un monde, à plusieurs dimensions, non seulement spatiales, comme il semble au premier abord, mais également temporelles, comme nous l’évoquerons par la suite. La métaphore ici utilisée insiste donc sur l’ouverture de l’espace à une autre dimension scripturale. Cette ouverture se manifeste également grâce aux points de suspension qui ouvrent le titre …and by islands I mean paragraphs. En quelque sorte, ces points sont l’ébauche d’une première ligne de côte, qui reste encore à déchiffrer ; ils ne sont que des points, pas encore un trait, une ligne. Avec eux, un souffle, à peine une respiration, prend naissance. À moins qu’il ne s’agisse d’une suite, reprise et relancée par la coordination « and ». La graphie reproduit le mouvement toujours ébauché, jamais terminé, du flux et du reflux. Il s’agit bien pour J. R. Carpenter de matérialiser le lien de l’écriture et de l’espace.

Le titre inscrit ainsi délibérément une métaphore qui guide l’ensemble de l’œuvre. Le terme de métaphore, liant le dessin de l’île et de l’écriture, est apparu également « par hasard » sur la page d’accueil, associé au titre de l’œuvre, confirmant l’intention de l’auteure d’écrire poétiquement : « les îles sont des métaphores littérales » / « Islands are literal metaphors ».

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Doc. 5 ‒ Capture d’écran : page d’accueil du site

Il ne nous semble pas inutile ici de convoquer la notion de « lyrisme [19] », tant de fois mise à contribution lorsqu’il s’agit de définir le genre poétique.

1.3. Une forme de lyrisme ?

À l’évidence la métaphore qui constitue le titre n’est pas dénuée d’une forme de lyrisme puisqu’elle s’organise autour d’un « je » auctorial, comme nous l’avons vu, porteur d’une intention : « and by… I mean… ». Il s’agit ici du « je » du poète [20] qui désigne les choses et leur attribue un nom. Ce « je » est peut-être également sensible à travers la respiration que nous avons cru entendre dans les points de suspension à l’initiale du titre. J. R. Carpenter, à propos d’Elizabeth Bishop, mais nous pouvons certainement lui attribuer également cette visée, voit dans l’évocation des lignes côtières la référence à un « état psychologique et subjectif, conscient ou inconscient [21] ». Nous reconnaissons ici une forme de lyrisme poétique telle que la conçoit Jean-Michel Maulpoix, liée à l’évocation des sentiments de l’auteur. L’intérêt néanmoins de l’émotion que doit susciter l’œuvre de J. R. Carpenter réside dans la manière dont est transmise l’impression fluctuante d’être balloté, au gré de l’écriture entre plusieurs espaces, ou dans un espace à venir. Par ailleurs, nous ne pouvons que remarquer que le titre constitue la seule et unique occurrence de ce « je » lyrique. Seul le titre porte la marque de l’auteur, les autres « je » appartenant aux textes utilisés pour générer l’œuvre. L’étude du titre nous semble évidemment fondamentale dans une œuvre générative, puisque c’est un des rares lieux où l’auteur s’exprime en son nom.

La figure inscrite dans le titre, tout en affirmant son intention poétique, permet de créer ce qui nous semble nécessaire à une œuvre poétique : une structure d’horizon. C’est cette notion que nous allons développer maintenant.

2. Écriture poétique et « structure d’horizon »

La « structure d’horizon » telle que la présente Michel Collot [22] s’inscrit d’abord dans une démarche phénoménologique, particulièrement pertinente face à un objet numérique, qui se lit dans un contexte sensoriel particulier. Le support numérique, tout entier organisé autour d’une communication avec le destinataire, d’une mise en œuvre, par le dispositif, des effets sur le lecteur, justifie ainsi une approche phénoménologique. Ainsi, le poème apparaît-il peut-être davantage encore sur le support numérique comme un « phénomène [23] ». Pour Michel Collot, « l’expérience poétique moderne […] repose sur un intime et incessant échange entre l’espace linguistique et l’espace extra-linguistique [24] ». La poésie numérique dans la mesure où elle s’ouvre, grâce à la machine, à d’autres espaces que celui du texte proposé à la lecture, semble particulièrement adaptée à une telle communication.

Par ailleurs, Michel Collot construit la structure d’horizon à partir d’une tension entre le visible et l’invisible, ce que les sens peuvent percevoir d’un objet, et ce qui leur demeure obscurément occulté. Une grande partie de la chose poétique se jouerait ainsi dans cette dialectique entre le visible et l’invisible [25]. Cette idée résonne encore davantage lorsque l’on se trouve face à une œuvre numérique dont on sait qu’elle est constituée d’une part visible et d’une face invisible et le plus souvent illisible, qui serait le programme orchestrant l’œuvre. Ce qui nous préoccupe est l’œuvre telle qu’elle apparaît à un lecteur. Il n’en reste pas moins que toute œuvre numérique possède cet horizon programmatique. Si nous laissons de côté cet horizon propre à l’œuvre numérique, …and by islands I mean paragraphs propose bien d’autres manifestations de la structure d’horizon.

L’idée d’horizon est déjà mentionnée dans la présentation que J. R. Carpenter fait de son travail : « ...and by islands I mean paragraphs jette un lecteur à la dérive sur une mer d’espace blanc s’étendant bien au-delà de l’horizon de la fenêtre du navigateur [26] ». L’horizon est d’ores et déjà inscrit dans le cadre de l’espace numérique puisqu’il s’agit de l’horizon de la fenêtre que l’on parcourt, « the browser window ». Notons que l’anglais préfère le terme « fenêtre » associé à une ouverture sur l’espace plutôt que la « page » française proche du contexte livresque. L’œuvre qui nous intéresse est bien présentée comme un espace, et c’est à la mise en place de la structure d’horizon dans cet espace que nous allons d’abord nous attacher.

2.1. La structure d’horizon et l’espace du texte

Un premier horizon est proposé au lecteur, il s’agit de celui de la page ou, comme on l’a vu précédemment, de la fenêtre. La page ne se présente justement plus chez J. R. Carpenter comme un espace borné, limité par l’écran, et copiant d’une certaine façon la page imprimée. Cette page-là n’existe plus et le lecteur peut déplacer son curseur comme bon lui semble dans un lieu a priori illimité. Si l’horizon a parfois été perçu comme une fin, ici c’est davantage le sens d’une frontière inaccessible qui est proposé. Le lecteur ne sait pas jusqu’où il peut parcourir l’espace de la carte, ne sait pas quelles en sont les bornes. C’est bien cette part d’inconnu que Michel Collot rattache à l’horizon. Dans un premier moment de son analyse, il mentionne l’horizon comme cette limite forcément inaccessible d’un espace mimétique. L’objet auquel est confronté le lecteur est un espace qui paraît sans borne. On peut parler ici d’horizon interne puisque c’est l’objet-poème en tant que tel que l’on ne peut percevoir dans son ensemble. Le support numérique permet ici de donner un horizon que ne possédait pas une œuvre imprimée, limitée elle, au moins dans sa matérialité, qu’il s’agisse de la page dans laquelle s’encadre le poème, ou du livre où cette même page prend place.

La forme de la carte ouvre une relation au monde différente, renvoyant à une certaine vision du monde, à la fois copie, mimesis et écriture en même temps. À travers le recours au motif de la carte, nous pouvons voir « une intention de poésie » selon Henri Meschonnic dans ce qu’elle est « un rapport particulier du langage au monde, en même temps que du langage au langage [27] ». Ce rapport au monde se fait à travers la distance installée par la carte par rapport au monde « réel ».

À travers la carte se devine une autre dimension souvent évoquée en poésie : la dimension déictique. La carte, qui reproduit par le dessin, donne davantage à voir qu’un texte, et en même temps elle donne à lire. On peut noter que la trame de fond ressemble à s’y méprendre au quadrillage de certains cahiers. L’espace se dessine aussi là où se trace l’écriture. L’œuvre semble être le lieu de passage entre le sens de l’espace et le sens langagier. Ainsi se définit un « lieu de poésie », lieu de passage essentiellement, d’échange entre le monde et le langage.

La création numérique ayant recours à un espace « élargi », dépassant la page, ainsi qu’à l’image, a permis de donner littéralement une autre dimension à l’œuvre. Il faut maintenant encore ajouter la dimension temporelle, autorisée également par le support digital.

2.2. La structure d’horizon et la temporalité

Pour Michel Collot « l’horizon est une véritable structure qui régit non seulement la perception des choses dans l’espace mais aussi la conscience même du temps [28] ». L’œuvre de J. R. Carpenter s’inscrit dans une double structure temporelle. Le temps, un temps autre et singulier, extérieur à celui maîtrisé par le lecteur de sa lecture, est rendu sensible dans les modifications apportées au texte, à intervalles réguliers. Le texte apparaît et s’efface, comme au gré des vagues. C’est un texte protéiforme qui s’offre à la lecture. Protée n’est-il pas d’ailleurs une divinité marine ? Le mouvement du texte fait le lien entre l’espace et le temps. L’écoulement du temps est rendu d’autant plus perceptible, que, d’après notre expérience, pour certains paragraphes une partie du texte (le début, les premiers mots ?), reste inamovible, alors que c’est la fin du paragraphe qui se modifie, comme effiloché par le regard, le ressac.

On peut voir ci-dessous des copies d’écran et de modifications d’un paragraphe, d’une « île/paragraphe ».

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Doc. 6 ‒ Captures d’écran : modifications d’une île-paragraphe

Selon Michel Collot, « les choses ne se donnent jamais qu’en horizon, c’est-à-dire sous une apparence et dans une configuration changeante [29] ». L’œuvre de J. R. Carpenter prend au pied de la lettre cette expression, le texte est réellement toujours modifié, ce n’est plus son contexte, son interprétation qui varient, c’est le texte lui-même. En ceci, …and by islands I mean paragraphs propose une véritable expérience, associée à une prise de conscience de la structure d’horizon inhérente à tout texte. On pourrait même dire que, par ce processus, le texte se voit attribué un double horizon. Il n’existe plus de tout temps. Il est un texte passé (le terme peut se concevoir ici dans un sens spatial comme temporel) et futur, toujours à venir. On retrouve alors les deux horizons temporels phénoménologiques, celui du passé infini, celui de l’avenir ouvert. On peut même voir encore une autre forme d’horizon passé puisque l’œuvre se construit à partir de matériaux déjà écrits, appartenant au passé de la littérature. Encore une fois, le processus combinatoire développe une caractéristique poétique, si, « être poétique », comme semble le penser Michel Collot, c’est dévoiler, mettre à nu une structure d’horizon, démultipliée ici par le recours au collage de textes, à la structure générative de l’œuvre.

2.3. La structure d’horizon et le(s) texte(s)

L’étude de l’espace dans lequel se situe ou « s’insitue » …and by island I mean paragraphs nous a permis de percevoir un horizon interne à l’objet poétique, mais l’œuvre de J. R. Carpenter par le mécanisme de collage de textes mis en place souligne également l’« horizon externe » du projet. L’« horizon externe » est, selon Michel Collot, qui reprend l’idée husserlienne, « fait des relations que la chose entretient avec les autres objets qui l’entourent [30] ». Nous avons dit que le texte lisible était généré à partir d’un assemblage de divers textes, poèmes, fictions, non fiction, dont J. R. Carpenter reproduit la liste en bibliographie. La carte également est faite d’assemblage de lieux divers. En cela …and by islands I mean paragraphs ne peut qu’entrer en résonance avec les textes dont il est composé.

Néanmoins ces échos ne sont pas produits par une relation extérieure au texte, grâce à un système de connotations par exemple, d’intertextualité, cet horizon a priori externe se trouve internalisé, inhérent au texte lui-même. L’œuvre y gagne ici en épaisseur, absorbant, faisant sien, ce qui pourrait être perçu comme purement référentiel. Contrairement au poème vu comme un monde clos, s’entretenant avec l’intertextualité et le monde dans une relation centrifuge, allant d’une clôture vers une extériorité, l’œuvre qui nous intéresse produit au contraire un effet centripète, attirant à elle l’extériorité textuelle comme pour mieux l’intégrer et la digérer. Il nous semble qu’il y a là une caractéristique propre à l’écriture numérique, et à la poésie numérique qui paraît toujours plus englobante, tissant des liens vers l’intérieur, plus que vers l’extérieur.

De plus la poésie s’insinue ainsi non dans le texte lui-même, qui semble davantage narratif ou informatif selon les éléments dont il se compose, mais dans le tissage des relations entre ses divers éléments. La poésie réside plus dans l’assemblage d’éléments que dans le résultat qui s’offre au lecteur. En présentant un collage, c’est-à-dire une mise en relation de différents textes, le travail de J. R. Carpenter nous aide à le voir de façon poétique si « pour voir poétiquement la chose, il faut renoncer à l’isoler des autres, en faire le foyer de tout un horizon [31] ». Le texte de …and by islands I mean paragraphs crée un nouvel horizon à partir du mélange des littératures appartenant à la base générative.

Nous avons bien compris comment la structure d’horizon s’installait dans l’œuvre grâce au dispositif numérique, qu’il s’agisse de la représentation de l’espace, de l’utilisation du temps lié au mouvement du texte, ou de l’aspect génératif, mais comment le lecteur reçoit-il ce triple horizon ? En quoi les effets produits peuvent-ils être considérés comme poétiques ?

3. La réception poétique à travers le concept de structure d’horizon

Michel Collot n’évoque clairement le lecteur et la réception de la structure d’horizon qu’en conclusion de son ouvrage, c’est davantage le rôle de la structure d’horizon dans l’acte de création qui lui a inspiré ses réflexions. Nous voudrions cependant montrer que ce qu’il pressent chez le poète comme sentiment d’une « présence/ absence » sensible dans une expérimentation du langage vaut aussi pour le lecteur de …and by islands I mean paragraphs et que la poésie réside tout autant sinon plus dans la réception que dans le « texte » à lire. L’œuvre est, pour le poète, indissociable d’un rapport de perte et de désir, éléments constitutifs d’une forme de lyrisme, or, ce sont ces mêmes sentiments que l’on est amené à éprouver face à l’œuvre numérique et ceci grâce au dispositif mis en place.

3.1. L’espace et la perte

Les textes composant le corpus de l’œuvre de J. R. Carpenter mettent en scène des lieux, les îles mais surtout des îles désertes, sur lesquelles s’échoue un naufragé. C’est le cas bien sûr du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, du poème d’Elizabeth Bishop « Crusoe in England », du roman de Coetzee Foe, On peut se demander si le lecteur n’en vient pas à devenir lui-même un naufragé dans le texte. En représentant une carte, dans laquelle le regard se déplace sans pouvoir faire l’expérience des limites, J. R. Carpenter plonge son voyageur/lecteur en plein désarroi, le désoriente à tous les sens du terme. Une carte est naturellement faite pour se repérer, non pour se perdre ! Or, la carte qui nous est ici proposée est tout sauf indicative, et le lecteur ne peut que s’égarer en la parcourant. « Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu », voilà ce que l’on peut lire dans le texte de Gille Deleuze, « L’île déserte [32] », mentionné dans la bibliographie de …and by islands I mean paragraphs. C’est cette perte, cette immersion dans un espace sans frontière que J. R. Carpenter amène le destinataire (sans destination) à éprouver en l’immergeant dans la carte sans limite. La dimension ergodique [33], c’est-à-dire ici le mouvement nécessaire pour parcourir la carte ajoute à l’immersion dans l’espace ainsi qu’au sentiment d’égarement. Il est impossible de prendre du recul, de voir où l’on en est, de se situer dans l’espace de la carte comme de l’œuvre.

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Doc. 7 ‒ Capture d’écran : éléments empruntés à « L’île déserte » de Gilles Deleuze.

Un texte néanmoins apparaît lorsque le lecteur approche d’une île, s’échoue. Le texte crée ici un événement, c’est-à-dire une rupture dans une continuité, un surgissement. Cette notion nous semble d’autant plus importante que le texte est associé aux îles, les îles qui rompent par leur surgissement la mer, comme le poème rompt dans son surgissement le blanc de la page. Cette image est d’ailleurs clairement évoquée par le début du poème d’Elizabeth Bishop « Crusoe in England », source parmi lesquelles a puisé J. R. Carpenter, et que nous citons en exergue : « Éruption d’un nouveau volcan […] une île est en train de naître [34] ».

Le texte devient-il alors un point d’ancrage, un élément auquel se raccrocher ? Gille Deleuze, toujours « L’île déserte », ajoute que « rêver des îles […] c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence ». Et c’est bien ce qu’il se passe sous les yeux du lecteur, le texte, mouvant, se recompose, se recrée sans cesse et amène le lecteur, qui ne peut s’ancrer à cette mouvance textuelle, à revoir ses perceptions y compris temporelles.

3.2. Un temps perdu ?

Le lecteur voit sa propre conception du temps modifiée dans la mesure où le texte lui échappe. Le texte n’est plus cet immuable inscrit sur la page, qu’il pouvait tout à loisir, parcourir, reparcourir. Le lecteur était maître de son temps de lecture. Le temps lui appartenait. L’œuvre de J. R. Carpenter superpose et impose à ce temps, libre, du lecteur, une autre temporalité qui n’appartient, elle, qu’au texte. Nous n’avons pas minuté, compté les secondes entre chaque modification de texte, peut-être sont-elles même aléatoires… toujours est-il que le texte se joue de la vitesse du lecteur, semble parfois lui faire concurrence. Oscillation temporelle du lecteur entre un présent qui lui échappe, la réminiscence d’un souvenir qu’il peut avoir du mal à saisir et un futur dont il ne sait ce qu’il va advenir.

Encore une fois le dispositif renouvelle une forme de poésie en inscrivant le lecteur dans une temporalité tout à fait autre, en mouvement.

Le lecteur ne peut plus guère s’approprier un texte qui le fuit sans cesse. Il ne peut plus le faire sien et le texte, sans cesse, apparaît comme autre. Le texte poétique pouvait manifester une forme d’altérité via la figure, la métaphore, mais le lecteur avait le loisir de se familiariser, au fil du temps, avec le texte, de rendre la figure moins incompréhensible, de l’apprivoiser. Ici ce n’est plus le cas puisque le texte en se réécrivant inlassablement, renouvelle également son altérité, ne laissant plus le lecteur avoir le temps de faire son travail d’appropriation. La poésie qui s’exprime ici est une poésie de l’instant. Ce faisant, …and by islands I mean paragraphs constitue le texte comme un objet de désir. Le désir naît dans l’espace du secret, du caché, et le texte dans l’œuvre de J. R. Carpenter est toujours masqué, que ce soit dans l’espace à parcourir, dont on ne peut saisir l’étendue, dans son incessante apparition/disparition, ou dans ses origines composites. Le texte est toujours « à venir », s’efface pour apparaître de nouveau, modifié, et repousse les limites du désir, qui, comme le texte renaît sans cesse. Le texte, comme objet du désir, est matérialisé par le parcours du lecteur et sa quête dans l’espace de la page. L’image de la quête se retrouve par ailleurs dans le choix des œuvres qui constituent le puzzle du texte à lire. De plus, le texte semble s’écrire dans une incessante épanorthose, comme toujours à la recherche du texte juste. Si pour Michel Collot, « le moteur du poème c’est l’écart qui à chaque instant sépare le poète du mot qu’il voudrait dire [35] », il semblerait que le texte, sous les yeux du lecteur parte en quête d’un mot adéquat, mais jamais fixé. Si la poésie est de façon générale, la mise en exergue, grâce à la structure d’horizon, d’une impossibilité de saisir le monde dans son irréductibilité, l’œuvre numérique propose de faire l’expérience de l’insaisissable du texte et de l’écriture du monde. Elle redouble l’expérience poétique.

3.3. Identité et altérité dans le texte composite

« The island upon wich I was castaway… [36] » : on reconnaît ici un récit à la première personne. Mais qui parle ? Rien ne nous permettra de le dire. Il se trouve qu’une recherche sur Internet laisse apparaître, lorsque l’on entre la première phrase de cette île-paragraphe, « the island upon wich I was castaway was not a garden of delice » le nom de Robinson Crusoé… mais le paragraphe étant composite, le « » qui s’exprime ici est évidemment autre, fondamentalement autre. Le lecteur, chez qui le texte peut faire écho, a le sentiment de retrouver un texte, plus ou moins identique à ses souvenirs, mais le texte est toujours autre. Autre parce que composite. La dernière phrase du paragraphe « I am sure you are wondering who I am [37] » reproduit d’ailleurs de façon fort ironique l’attitude du lecteur qui cherche l’identité du « je » qui s’exprime.

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Doc. 8 ‒ Capture d’écran : question d’identité.

Ces différents sentiments, cette perte des repères spatiaux, temporels, cette ambiguïté face aux instances narratives et auctoriales, sont perçus par le lecteur comme inhérents à une lecture poétique, puisqu’ils sont associés à un travail sur le texte. Mais le lecteur, pour aboutir à ce résultat, doit également fournir un travail de lecture particulièrement lié au dispositif.

4. La lecture et la poésie générative

Quelle lecture faut-il mettre en place pour éprouver ce « sentiment poétique » et, inversement, en quoi le processus de lecture que nous avons mis en place peut-il nous amener à proposer une définition d’une poésie générée ? La critique, préoccupée davantage des formes narratives, s’est assez peu intéressée, nous semble-t-il, à la spécificité de la lecture de poème, qui est certainement bien différente dans sa prise en compte de l’espace du texte et de sa temporalité. Ces facteurs se voient encore bouleversés par le support numérique. Comment lire, de façon poétique, …and by islands I mean paragraphs ?

4.1. Une autre lecture

Le lecteur doit mettre en place une stratégie différente de lecture pour apprécier la poésie de …and by islands I mean paragraphs. La lecture associe bien sûr le mouvement de l’œil et celui de la main. Le déplacement n’est plus seulement celui du regard mais également celui de la main qui va le faire voyager dans l’espace de la carte. Nous ne nous attarderons pas ici sur la dimension ergodique de la lecture, qui apparaît davantage comme une quête du texte qu’une véritable lecture. Le lecteur se déplace donc dans la carte pour lire. Sa lecture procède par « îlots », et donc par à-coups. Les îles sont des fragments perdus au milieu d’un espace maritime, comme les éléments du poème traditionnel, vers, strophes, peuvent être perçus comme des écueils émergeant du blanc de la page. La lecture poétique se conçoit moins qu’une autre comme une continuité, elle naît dans la discontinuité. Ce qui vaut pour l’espace du poème prend également sens pour le temps de la lecture du poème. Là encore, le lecteur est amené à s’arrêter ; la coupure d’un vers, la fin d’une strophe, un mot plus piquant qu’un autre, jouent sur le rythme de la lecture. Ici, le voyageur doit faire une pause sur chaque île pour pouvoir apprécier les nuances et variations du texte. Sa lecture est une relecture faite de recommencement et de nouveauté toujours renouvelée. La poésie se trouve bien dans l’aperception incessante de la naissance d’un monde, grâce au langage, à l’instar de cette île en train de naître, évoquée par le poème d’Elizabeth Bishop : « A new volcano has erupted […] an island being born ».

4.2. Le dispositif créateur de structure et d’une forme-sens

Si l’on observe, comme nous l’avons fait et comme tout lecteur ne peut s’empêcher de le faire, plusieurs occurrences d’une même île/paragraphe, on relève la présence d’invariants comme en témoignent nos captures d’écran. Dans l’exemple que nous avons choisi, le premier terme du paragraphe est systématiquement « Islands », « les îles », affirmant ainsi le thème de l’œuvre. L’îlot que nous avons isolé est proche, spatialement parlant, du titre. Il joue en quelque sorte le rôle d’introduction. La phrase « they are paragraphs » est toujours inscrite à la même place, presque centrale dans l’encart, en troisième position. Cette phrase réaffirme la métaphore principale, le lien entre l’écriture et la géographie. Les termes « isolated writting » reprennent la fusion entre l’écriture et l’île, ajoutant avec une autre figure poétique, l’idée de solitude grâce au mot valise, fait de « island » et de « isolated » (« isolé »). Enfin, un ultime mot revient obstinément, « castaway », « naufragé ». Le terme anglais insiste, davantage que le français sur l’éloignement « away », la séparation. Ainsi à travers les termes invariants ce sont les motifs principaux de l’œuvre qui sont présents. Les variations du texte développent le paradigme structurel en fonction de sous-thèmes. Les dernières phrases illustrant le thème du naufragé « The castaway wants to go back [38] » ou « the castaway registers time [39] », laissent apparaître le motif du temps. Nous retrouvons bien des éléments que nous avons déjà repérés mais qui jouent ici le rôle de structure du paragraphe, structure qui est mise en lumière par une lecture comparative des différentes versions proposées par le texte. La lecture poétique devient une lecture active, fait de relecture (mais peut-on parler de relecture ? le texte est différent même si la page reste inchangée), de superposition et de comparaison. La lecture semble elle-même combinatoire, entre dans le processus d’écriture, le reproduit pour en dégager le sens, présent à travers les invariants. C’est bien la lecture qui crée la poésie construisant par son propre mécanisme l’horizon du texte, s’approchant du sens sans bien évidemment l’atteindre.

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Doc. 9 ‒ Invariants et variations d’une même île/paragraphe.

4.3. Le dispositif créateur de figure

Si l’on considère les éléments qui restent invariants et si l’on les met en rapport avec les différentes propositions qui sont faites au fil du temps, on peut retrouver la notion de « figure ». Dans l’exemple que nous proposons, l’invariant est « the island is », il s’agit d’une proposition de définition, de description, de l’affirmation d’une permanence, qui va bien sûr entrer en contradiction avec les affirmations suivantes qui sont multiples, changeantes. Il y a bien une figure de style de l’ordre de l’antithèse mais cette figure de style est amenée par le dispositif. La nature, la taille de l’île change « only 3 miles long and under 2 miles at its widest point », « less than 4 miles by 6 » « is some nine mile… ». La figure nous amène à percevoir une réalité changeante, un impermanent dans la permanence de la localisation d’un point fixe. Il s’agit bien d’une figure poétique qui, par le dispositif textuel, nous montre une réalité différente, bien loin d’une quelconque mimesis.

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Doc. 10 ‒ Captures d’écran : « the island is »

Il semblerait possible à travers les quelques éléments que nous avons relevés jusqu’à présent de reconnaître dans la poésie numérique, du moins dans …and by islands I mean paragraphs des marqueurs qui semblent constitutifs d’une poésie traditionnelle, mais qui deviennent ici étroitement dépendants du mécanisme de l’œuvre, du dispositif.

Le dispositif numérique contribue à accentuer des effets qui sont ceux du poème traditionnel et pousse le lecteur à s’interroger sur son rapport au texte, à éprouver, physiquement grâce à l’aspect ergodique du texte, des sentiments qui sont peut-être ceux du poète, tel qu’on a pu le concevoir dans une écriture traditionnelle. Grâce au support numérique, et dans cette œuvre en particulier, il nous semble que le lecteur a bien davantage conscience que le texte s’écrit non seulement dans une spatialité qui lui est propre mais également dans une temporalité originale. Il paraît difficile de définir le poème désormais comme un simple objet textuel. Le lecteur prend conscience que sa lecture se situe dans d’autres dimensions que celles auxquelles appartient la page imprimée. La poésie n’est plus, non plus, dans l’expression d’un lyrisme de l’auteur mais dans la perception et la réception d’une sensation, d’une émotion. C’est cette perception accrue d’une réalité du monde de l’écriture, d’un « être au monde » qui passe par l’expérience de l’écriture que nous appellerons finalement « poésie ». L’auteur n’est plus le poète, celui qui produit du texte dans un rapport de poêsis, du monde aux mots mais plutôt celui qui fabrique, en utilisant le texte comme outil. Le lecteur n’est pas encore le créateur du texte, le poète, mais la dimension agonistique de la lecture du dispositif participe très certainement d’une création poétique. Si, comme l’affirme Christophe Hanna dans Nos dispositifs poétiques, toute construction d’une définition de la poésie s’opère a posteriori de façon à ce que l’on reconnaisse des œuvres poétiques déjà pensées comme telles, il est temps maintenant d’aller vers d’autres horizons, d’inventer une nouvelle définition de la poésie, pour qu’elle puisse convenir à des œuvres comme …and by islands I means paragraphs. Cette conception, nous proposons de la penser non plus à partir de l’auteur, mais en fonction de la mécanique mise en place par l’écriture numérique et surtout de ses effets sur un lecteur, spectateur, joueur et ici voyageur.

Annexes

1. Présentation de l’œuvre par l’auteure sur son site

…and by islands I mean paragraphs casts a reader a drift on a sea of white space extending far beyond the horizon of the browser window, to the north, south, east and west. Navigating (with mouse, track pad, or arrow keys) reveals that this sea is dotted with islands… and by islands I mean paragraphs. These paragraphs are computer-generated. Their fluid compositions draw upon variable strings containing fragments of text harvested from a larger literary corpus – Deleuze’s Desert Islands, Shakespeare’s The Tempest, Defoe’s Robinson Crusoe, Bishop’s Crusoe in England, Coetzee’s Foe, Ballard’s Concrete Island, Hakluyt’s Voyages and Discoveries, and lesser-known sources including an out-of-date guidebook to the Scottish Isles and an amalgam of accounts of the classical and possibly fictional island of Thule. Individually, each of these textual islands is a topic – from the Greek topos, meaning place. Collectively they constitute a topographical map of a sustained practice of reading and re-reading and writing and re-writing islands. In this constantly shifting sea of variable texts one never finds the same islands twice… and by islands, I do mean paragraphs.

2. Bibliographie du site www.luckysoap.com

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Bibliographie

Bibliographie

Site Epoetry http://iloveepoetry.com/?p=11968

Site personnel de J. R. Carpenter luckysoap http://www.luckysoap.com/

AARSETH ESPERN J., Cybertext, Perspectives on Ergodic Littérature, Baltimore and London, John Hopkins university press, 1997.

BOOTZ Philippe, Le Lecteur capturé, Saint Lizier, colloque Ludovia, 2006, lisible à l’adresse : https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00137217/document

COLLOT Michel. La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Presses Universitaires de France, 2005.

DELEUZE Gilles, L’Ile déserte, textes et entretiens (1953-1974), Paris, Éditions de Minuit, 2002.

GENETTE Gérard, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, collection « Poétique », 1987.

GENETTE Gérard, Figures I, Paris, Éditions du Seuil, 1966.

HANNA Christophe, Nos dispositifs poétiques, Mercues, Questions théoriques, coll. « Forbidden beach », 2010.

MAULPOIX Jean-Michel, Du Lyrisme, Paris, José Corti, 2000.

MESCHONNIC Henri, Pour la Poétique I,1970, Paris, Gallimard.

Notes

[1] http://theislandreview.com/content/and-by-islands-i-mean-paragraphs

[2] Les titres cités sont mentionnés dans la présentation que J. R. Carpenter fait de ….and by islands I mean paragraphs, sur le site personnel Luckysoap and co, ainsi que dans la bibliographie, accessible en cliquant sur « sources » sur la page titre, reproduite en annexe.

[3] « Generative poetry is produced by programming algorithms and drawing from corpora to create poetic lines. » « la poésie générative est produite à partir de programmation d’algorithmes et de dessin dans le but de créer des lignes poétiques » (je traduis) EPoetry http://iloveepoetry.com/?p=11968

[4] « Kinetic poetry uses the computer’s ability to display animation and changing information over time » « la poésie cinétique utilise la faculté de l’ordinateur d’afficher une animation et de changer l’information au fil du temps » (je traduis) EPoetry http://iloveepoetry.com/?p=11968

[5] Thèse consultable à l’adresse suivante : http://writingcoastlines.net/

[6] « Writing coastlines are edges, ledges, legible lines caught in the double bind of simultaneously writing and erasing. These in-between places are liminal spaces, both points of departure and sites of exchange. ». Il est difficile de rendre la nuance active de l’expression « writting coaslines », dans laquelle les lignes de côtes peuvent être tout à la fois le sujet et l’objet du verbe « écrire ». Google Traduction propose « cotes d’écriture ».

[7] Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Presses universitaires de France, 2005, Avant-propos, p. 2-3.

[8] Le terme de « dispositif » fait écho à la notion élaborée par Christophe Hanna dans Nos Dispositifs poétiques, Mercuès, Questions théoriques, collection Forbidden Beach, 2010. La notion de « dispositif d’enquête » dont « le principal effet est de reproduire une recontextualisation liée à leur espace de production », remettant en cause « l’autotélie présumée du texte poétique » aurait été parfaite pour démontrer la poéticité de …and by islands I mean paragraphs, bien que l’auteure s’en défende. En effet, le mécanisme de collage génératif correspond à cette recontextualisation et ouvre le texte, au lieu de le refermer sur lui-même, ce que  nous avons essayé de  montrer par d’autres biais.

[9] Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1987 p. 7.

[10] Par « Péritexte » Gérard Genette entend tout ce qui se trouve autour du texte, titre, chapitre… L’« épitexte » est constitué par un ensemble de discours qui n’est pas du fait de l’auteur.

[11] http://www.luckysoap.com/

[12] « J. R. Carpenter is an award-winning artist, writer, researcher, performer, and maker of zines, poetry, very short fiction, long fiction, non-fiction, and non-linear, hypermedia, and computer-generated narratives » (http://www.luckysoap.com/)

[13]: « … and by islands I mean paragraphs is a fascinating hybrid digital writing / art project by J. R. Carpenter, which relocates and re-explores literary, fantasy and real islands. It is currently on display in the Chercher le texte exhibition at the Bibliothèque Nationale de France » (http://theislandreview.com/and-by-islands-i-mean-paragraphs/).

[14] « “…and by islands I mean paragraphs” is a delightful combination of computer generated poetry, mapping and the reworking of texts » (http://iloveepoetry.com/?p=7127).

[15] Gérard Genette, op.cit., p. 95.

[16] « L’existence et le caractère de la figure sont absolument déterminés par l’existence et le caractère des signes virtuels auxquels je compare les signes réels en posant leur équivalence sémantique » (Gérard Genette, Figures I, Paris, 1966, p. 210).

[17] writingcoastlines.net/

[18] « a legible line perforated by language, letters, words, sign, symbols, names » (J.R Carpenter, Writing Coastlines : the operation of Estuaries, Islands and Beaches as Liminal Spaaces in the Writings of Elizabeth Bishop, 2011, https://luckysoap.com/pdf/JRCarp_EstuariesIslandsBeachesBishop.pdf).

[19] Nous renvoyons alors à la définition, assez sommaire qu’en fait Jean-Michel Maulpoix sur son site personnel : « La poésie lyrique est souvent définie comme le genre littéraire qui accueille l’expression personnelle des sentiments du poète. L’auteur lyrique parle en effet en son nom propre ; il dit “je”. Cette définition, toutefois, est insuffisante, en ce qu’elle néglige deux autres composantes essentielles du lyrisme qui sont la recherche de la musicalité et la visée de l’idéal. Il convient donc plutôt de percevoir celui-ci comme l’expression d’un sujet singulier qui tend à métamorphoser, voire à sublimer le contenu de son expérience et de sa vie affective, dans une parole mélodieuse et rythmée ayant la musique pour modèle » (http://maulpoix.net/lelyrisme.htm).

[20] Nous n’entrerons pas ici dans les détails pour préciser l’identité de ce « je », personne ou « personnage » du poète, il nous suffit qu’il apparaisse ici de façon clairement explicite dans une fonction auctoriale. Néanmoins la question du « je » et de l’auteur se posera cruellement lorsque nous parlerons du texte généré et du rôle de la machine.

[21] « […] coastlines are evoked in order to refer to a psychological subjectif state – conscious or unconscious – of being on the threshold between places » (writingcoastlines.net/).

[22] Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, op.cit.

[23] « […] le texte n’est pas un objet mais un phénomène inséparable de la conscience à laquelle il apparaît, de l’horizon qu’il ouvre » (Michel Collot, 2005, op. cit., Avant-propos, p. 2-3).

[24] Ibid., Troisième partie, « Horizons du poème », Présentation, p 1-2.

[25] « Cette face cachée, celle qui n’est pas tournée vers nous, semble attirer tout particulièrement les poètes contemporains. Ils interrogent inlassablement “l’envers des choses”, soustrait au sens et à la signification » (ibid.).

[26] « …and by islands I mean paragraphs casts a reader a drift on a sea of white space extending far beyond the horizon of the browser window » (http://www.luckysoap.com/statements/andbyislands.html).

[27] Henri Meschonnic, Pour la Poétique I, Paris, Gallimard, 1970, p. 54.

[28] Michel Collot, op.cit., Avant-propos, p. 2-4.

[29] Ibid., p. 3-4.

[30] Ibid.

[31] Ibid., chapitre « Le visible et l’invisible » « des horizons de la chose à l’horizon du monde », p. 2-21.

[32] Gille Deleuze, « L’île déserte », dans L’île déserte, textes et entretiens (1953-1974), Paris, Éditions de Minuit, 2002.

[33] « During the cybertextuel process, the user will have effectuated a semiotic sequence, and this selective movement is a work of physical construction that the various concepts of “reading” do not account for. This phenomenon I call ergodic, using a term appropriated from physics that derives from the Greek words ergon and hodos, meaning “works” and “path” » [« Pendant le processus cybertextuel, l’utilisateur aura effectué une séquence sémiotique, et ce mouvement sélectif est un travail de construction physique que les différents concepts de “lecture” ne représentent pas. Ce phénomène que j’appelle ergodique, en utilisant un terme approprié, issu de la physique qui dérive des mots grecs Ergon et Hodos, signifiant “œuvres” et “chemin” »] (Aarseth Espern J., Cybertext, Perspectives on Ergodic Literature, John Hopkins university press, Baltimore and London, 1997, p. 1).

[34] « A new volcano has erupted…an island being born » (Elizabeth Bishop, « Crusoe in England », https://www.poemhunter.com/poem/crusoe-in-england/).

[35] Michel Collot, op. cit., Troisième partie, « L’expérience poétique », chapitre « L’errance », p. 7-10.

[36] « L’île sur laquelle je me suis échoué n’était pas un jardin des délices » (je traduis).

[37] « Je suis sûr que vous vous demandez qui je suis » (je traduis).

[38] « le naufragé veut rentrer » (je traduis).

[39] « le naufragé compte le temps » (je traduis).

Auteur

Sylviane Médard, agrégée de lettres modernes, prépare une thèse sur « Le lecteur au risque de la poésie numérique » à l’université Grenoble-Alpes, sous la direction d’Isabelle Krzywkowski.




Langue, genre et automatisation : le projet En française dans la texte


En française dans la texte est un projet artistique traitant du rapport de la langue française au genre. L’article revient sur la motivation du projet : faire apparaître et dénoncer le sexisme de la langue française, construit historiquement au XVIIe siècle, à l’origine d’une invisibilisation des femmes à travers l’institution de la primauté du masculin dans la langue. Il montre comment, aujourd’hui, les outils de traitement automatique du langage prolongent cette discrimination sexiste dont il analyse certains mécanismes qui peuvent passer inaperçus, par exemple les biais de genre dans le traducteur automatique de Google.

En française dans la texte is an artistic project dealing with French language and gender. Its outputs are texts which are edited and then automatically translated from common French language into a version of French whose grammatical gender is feminine only. In French, most words (nouns ‒ including those of inanimate objects ‒, adjectives, pronouns, determiners…) are gendered in masculine or feminine forms. This article is based on our experience as artists with that project. We analyze how sexist gender rules have been set up by the Académie française, a preeminent council for matters pertaining to the French language created by Cardinal Richelieu, the chief minister to King Louis XIII in 1635. Since the seventeenth century, those sexist gender rules have persisted. Nowadays, natural language processing tools reproduce and amplify sexist biases, such as gender prediction in Google Translate.


Texte intégral

Ce texte part de notre expérience en tant qu’artistes avec le projet En française dans la texte [1], un projet critique sur le thème « langue française et genre ». Il tente d’en analyser le contexte, c’est-à-dire le sexisme de la langue française, un sexisme construit historiquement au XVIIe siècle et renforcé par les technologies numériques d’aujourd’hui.

Notre réflexion et notre pratique artistique s’inscrivent dans un renouveau des féminismes depuis quelques années, qui s’exprime sous différentes formes. Tout récemment, par exemple, les campagnes sur les réseaux sociaux comme #metoo et #balancetonporc ont largement rendu publique l’ampleur du phénomène de harcèlement sexiste, mais aussi les réticences spécifiquement françaises à les entendre et à agir en conséquence.

Le projet artistique En française dans la texte a pour origine notre volonté de lutter contre le paternalisme inscrit au cœur de la langue française, en traduisant « en française », c’est-à-dire entièrement au féminin, des textes provenant de différents horizons, grâce à des algorithmes complétés par des corrections manuelles. C’est ainsi que les traductions perturbent sensiblement les messages originaux, en créant un sentiment d’inquiétante étrangeté proche du trouble que génère l’expression poétique. Cette littérature « en française » produit aussi un certain humour en dévoilant à l’improviste, comme des lapsus, l’origine ou la parenté de certains mots ou expressions, par exemple « il n’aurait pas le culot de venir ici » devient en française « elle n’aurait pas la culotte de venir ici ». Enfin, notre proposition rend obsolète tout le débat autour de l’écriture dite inclusive.

Ce processus de traduction s’inscrit dans la poésie numérique telle que Kenneth Goldsmith la définit dans L’écriture sans écriture ‒ du langage à l’âge numérique, c’est-à-dire une poésie ouverte aux multiples régimes d’écriture de l’Internet, une poésie dont les moteurs sont l’appropriation, la copie, la compilation, l’agrégation de matériaux hétérogènes et déjà existants. Une poésie à mille poètes, humains et non-humains (numériques, incluant toutes les opérations conduites par les ordinateurs).

Le programme de traduction en française génère automatiquement une nouvelle prosodie, les phrases en française sont bousculées par des hiatus et des allitérations : sa amour (au lieu de son amour), elle la la donne (au lieu d’il le lui donne)… Les mots gagnent une expressivité nouvelle par l’aspect déconcertant et insolite des formes féminines substituées et des néologismes. Ce jeu avec la langue est un acte performatif, un acte de langage, qui agit sur le monde et sème littéralement un « trouble dans le genre [2] ». C’est un des propres de la poésie que de produire des effets de révélation du monde.

1. Genre linguistique : histoire d’une discrimination construite

L’histoire du genre linguistique ne s’est pas faite seulement par l’usage des locuteur-rices, elle est surtout le résultat d’une lutte idéologique (incarnée par l’Académie française puis prolongée de manière implicite par les GAFA[3] pour imposer la primauté du masculin au détriment du féminin et pour invisibiliser et discriminer les femmes dans l’espace social. C’est l’histoire d’une discrimination construite par des règles et par des techniques.

1.1. Grammaire : introduction de la primauté du masculin au XVIIe siècle

La langue française comporte deux genres : tous les substantifs désignant indifféremment des entités animées et inanimées sont soit féminins, soit masculins. La règle de base prévoit que les déterminants, les adjectifs, les participes passés, les pronoms s’accordent en genre et en nombre avec les substantifs auxquels ils se rapportent ou auxquels ils se substituent (par exemple, un pantalon blanc, des chaussettes blanches).

C’est au XVIIe siècle que naît une nouvelle règle qui déroge à la précédente et institue la primauté du masculin sur le féminin. Elle est l’œuvre de l’Académie française (créée par Richelieu en 1635 pour normaliser et perfectionner la langue). En 1647, le grammairien et académicien Claude Favre de Vaugelas la justifie par le postulat suivant : « le genre masculin étant le plus noble, il doit prédominer chaque fois que le féminin et le masculin se trouvent ensemble. » Mais cette nouvelle règle ne fut pas unanimement, ni immédiatement acceptée. Ainsi, Gilles Ménage (autre grammairien du XVIIe siècle) rapporte une conversation avec Madame de Sévigné :

S’informant sur ma santé, je lui dis : Madame, je suis enrhumé. Je la suis aussi, me dit-elle. Il me semble, Madame, que selon les règles de notre langue, il faudrait dire : je le suis. Vous direz comme il vous plaira, ajouta-t-elle, mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement [4].

D’ailleurs, en ancien français comme en latin, il était permis d’accorder l’adjectif en genre et en nombre avec le nom qu’il qualifie le plus proche. Cette règle, qui reprend du service aujourd’hui, est nommée règle de l’accord de voisinage, ou de proximité, comme dans la formulation des sondages et statistiques électorales au lieu de des sondages et statistiques électoraux qui est la forme « correcte » toujours préconisée aujourd’hui par l’Académie. Elle fut d’un usage commun jusqu’à la Révolution française. Racine appliquait la règle de voisinage de manière habituelle, par exemple avec l’alexandrin « mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête [5] » dans Iphigénie (1674) ou bien « Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle [6] » dans Athalie (1691).

Malgré tout, la primauté du masculin sur le féminin finit par s’imposer définitivement au XVIIIe siècle en vertu de la tautologie : « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle [7] », rappelée par le grammairien et académicien Nicolas Beauzée en 1767.

Aujourd’hui, même si l’influence de l’Académie s’émousse, le masculin s’impose encore, contre toute logique, dans des expressions comme quelle heure est-il ? » au lieu de quelle heure est-elle ? qui serait pourtant la forme attendue puisque le mot heure est du féminin. Sans parler des cas où le masculin est utilisé à la place de ce qui serait un neutre dans d’autres langues, par exemple, il fait beau où le il est purement arbitraire…

Tout récemment, l’Académie française continue à raisonner de manière sexiste et erronée en prétendant que « le masculin a valeur générique ou non marquée, le féminin est la forme marquée [8] ». En réalité, comme le fait remarquer Éliane Viennot et ses co-autrices dans l’ouvrage collectif Lacadémie contre la langue française [9], les académiciens confondent masculin et racine d’un mot. Ils pensent sans doute que coiffeuse est formé d’après coiffeur, alors qu’en fait, les mots dérivent d’une racine commune et non d’une forme masculine à laquelle il faudrait retrancher ou rajouter quelque chose. À partir de n’importe quelle racine, le français est apte à faire des substantifs masculins et féminins, des verbes, des adjectifs… Par exemple : la racine coiff- permet de créer : coiffeur, coiffeuse, coiffer… Cette méconnaissance de la langue est étonnante de la part de l’Académie, mais n’est pas si étrange puisque la composition actuelle de cette institution ne comprend aucun.e linguiste, aucun.e agrégé.e de grammaire, aucun.e historien.ne de la langue [10].

1.2. Vocabulaire : dépréciation du féminin – Galant, galante

Pour des raisons qui ne font que traduire le sexisme de la société, le féminin est souvent dépréciatif. C’est fréquemment le cas quand il désigne une qualité ou une fonction. Il suffit de comparer les formes masculines et féminines pour saisir la différence sémantique : galant, galante, un homme galant est courtois, une femme galante est une prostituée ; professionnel, professionnelle, un professionnel connaît bien son métier, une professionnelle est une prostituée ; couturier, couturière, un couturier est un créateur, une couturière est une petite main, etc. Dans le domaine de la terminologie des métiers et fonctions, jusqu’au XXe siècle, les termes comme la présidente ou la capitaine ne désignaient pas celle qui exerce la fonction de présidente ou de capitaine, mais l’épouse du président ou du capitaine, c’est-à-dire la subordination au statut marital. En matière de désignations métaphoriques, l’exemple des noms d’oiseaux est flagrant : pour quelques coqs ou paons, combien de poules, poulettes, poules pondeuses, poules mouillées, poules de luxe, mères-poules, cocottes, cailles, oies (blanches), pies (jacassantes), bécasses, dindes ? Toute la basse-cour y passe.

1.3. « Madame le Président » ‒ Invisibilité linguistique des femmes : une invisibilité délibérée

Un des usages fondamentaux du latin, des langues romanes qui en sont issues et en conséquence du français, est de parler des femmes au féminin et des hommes au masculin.

C’est à partir du XVIIIe siècle que le français est délibérément masculinisé. C’est tout particulièrement visible dans les noms de métiers et de fonctions. Il est à noter que le XVIIe siècle est la période à laquelle un certain nombre de femmes de lettres comme Mmes de Lafayette, de Scudéry, de Sévigné, de Villedieu, Deshouillères, de Coligny de la Suze et bien d’autres, commencent à accéder à la notoriété, malgré l’interdiction qui est faite aux femmes de poursuivre des études secondaires et supérieures. Cette reconnaissance nouvelle des femmes dans le monde des lettres, jusqu’alors chasse-gardée exclusive des hommes, explique le refus des académiciens de tolérer désormais les termes féminins désignant les activités qu’ils ne voulaient pas partager avec les femmes : « [i]l faut dire cette femme est poète, est philosophe, est médecin, est auteur, est peintre ; et non poétesse, philosophesse, médecine, autrice, peintresse, etc. [11] » écrivait ainsi Andry de Boisregard (Réflexions sur l’usage présent de la langue françoise, 1689). Si les académiciens prirent la peine de les interdire, c’est que ces formes étaient bien en usage courant jusqu’au XVIIe siècle. Pour preuve, la langue juridique conserve encore aujourd’hui des traces de cet usage ancien des formes féminines. Par exemple, les termes demanderesse ou défenderesse ont réussi à passer outre l’interdiction de l’Académie, sans doute parce que la langue juridique est encore plus conservatrice que cette dernière.

En France, la lutte contre l’invisibilité linguistique des femmes est récente : il faut attendre 1984 pour qu’une commission relative à la féminisation des noms de métiers [12] soit mise en place sous l’impulsion de Yvette Roudy, alors ministre des Droits de la femme (de 1981 à 1986). L’instigatrice de cette commission était Anne-Marie Houdebine, sa présidente, Benoite Groult.

Malgré les préconisations ministérielles favorisant la féminisation dans les textes officiels, les résistances restent fortes. En 2014, l’Académie française continue de refuser des formes telles que professeure, auteure, ingénieure, procureure etc, qu’elle considère comme de « véritables barbarismes [13] » alors que ces formes sont la norme au Québec.

À l’Assemblée nationale, en octobre 2014, alors que la présidente de séance, Sandrine Mazetier (députée PS), demande au député LR Julien Aubert de respecter la présidence et le règlement de l’Assemblée en l’appelant « Madame la présidente », il persiste à employer les mots « Madame le président ». Sanctionné par le bureau de l’Assemblée et privé à ce titre d’un quart de son indemnité parlementaire pour un mois (soit 1378 euros), il dépose un recours en justice en janvier 2015.

1.4. Le langage épicène : le « péril mortel » pour les Immortels

Plusieurs propositions de langue épicène, c’est-à-dire permettant de nommer les deux genres sans discrimination, ont vu le jour récemment, comme l’emploi de parenthèses, mais cette forme discrimine la marque du féminin en la plaçant entre parenthèses, c’est-à-dire en position inférieure ; à l’opposé, l’emploi du E majuscule (motivéEs), est la forme la plus militante, utilisée dans des contextes féministes et LGBTQI [14], mettant en avant la marque du féminin ; l’emploi du trait d’union ; l’emploi du point médian, semblable au trait d’union mais plus discret, ainsi que nous l’utilisons dans cet article.

Ces pratiques typographiques pour démasculiniser la langue écrite n’ont pas encore abouti à une norme commune. De plus, elles provoquent des réactions disproportionnées de la part de nombreuses personnalités, en particulier des ministres, des journalistes et des membres de l’Académie française qui déclarent en 2017 « devant cette aberration “inclusive”, la langue française se trouve désormais en péril mortel [15] ».

2. Renforcement de la discrimination par la technologie

Les formes de sexisme et de discriminations à l’œuvre dans les relations sociales et inscrites dans la langue sont conséquemment présentes dans les outils numériques utilisés au quotidien, en particulier sur Internet : moteurs de recherches, plateformes et réseaux sociaux…

2.1. Les nouvelles formes de misogynie en ligne

Le cyber-harcèlement sexiste est un fait avéré, même s’il n’est pas reconnu par les instances modératrices des plateformes, ni par la justice. Selon des études récentes citées par le collectif Féministes contre le cyberharcèlement :

Une jeune femme sur cinq déclare avoir été victime d’au moins un cyberharcèlement d’ordre sexuel depuis l’âge de quinze ans et une adolescente sur quatre déclare être victime d’humiliations et de harcèlement en ligne concernant son attitude (notamment sur son apparence physique ou son comportement amoureux ou sexuel). Ce que ces études ne disent pas en revanche, c’est que les femmes qui subissent d’autres formes de discriminations en raison d’un handicap, de leur origine, leur couleur de peau, leur religion, leur orientation sexuelle, leur identité de genre sont encore plus exposées à ce type de violences [16].

Contrairement à l’espace physique de la rue, du lieu de travail ou du lieu de vie, les agressions misogynes en ligne prennent la forme de textes écrits, souvent associés à la propagation d’informations et de photographies personnelles sans consentement (doxing).

Insultes et autres menaces fusent facilement, pouvant émaner d’un très grand nombre de personnes à la fois, à travers des campagnes de harcèlement coordonnées. Ces actes misogynes sont minimisés autant par les plateformes publiques d’échanges et de discussions sur lesquelles elles ont lieu, que par la police et la justice, et plus généralement l’opinion publique, et par conséquent sont perpétrés souvent en toute impunité. Par exemple, malgré de nombreuses polémiques au cours des années, une plateforme comme Twitter n’a pas pris de disposition pour empêcher le cyber-harcèlement de ses utilisateur⋅rices, sauf en de très rares cas, et de manière souvent ponctuelle.

Ce fut le cas par exemple avec le bannissement de Twitter en janvier 2016 de Milo Yiannopoulos, ex-journaliste (du site américain néoconservateur Breitbart News) pour sa campagne de harcèlement contre l’actrice africaine-américaine Leslie Jones à l’occasion de la sortie de la nouvelle version de la comédie fantastique S.O.S Fantômes avec un casting féminin.

Cette parole misogyne se retrouve à tous les échelons de la société, ainsi le candidat puis président Trump adopte sciemment une façon de communiquer sur Twitter sexiste et raciste. Ses tweets envers Barack Obama alors président et Hillary Clinton, sa rivale dans l’élection présidentielle américaine, en sont des exemples [17]. Donald Trump sait pertinemment qu’ils seront « retweetés » et largement cités dans la presse, autant par ses partisans que par ses opposants outrés par sa façon de s’exprimer.

Pour attirer l’attention sur le fait que les pratiques de harcèlement sont courantes et par la même occasion attirer les trolls [18], Sarah Nyberg a crée le compte @arguetron [19], un bot qui envoie toutes les 10 minutes des affirmations progressistes et qui reçoit donc des tonnes d’immondices sexistes.

En ce qui concerne le cyber-harcèlement en France, il semble que peu de plaintes aboutissent. Par exemple, la militante féministe Caroline de Haas a porté plainte en février 2016 pour diffamation et injures publiques et provocation au viol suite à des milliers de messages sur Twitter et Facebook en réaction à son tweet le 7 janvier 2016 qui disait : « Ceux qui me disent que les agressions sexuelles en Allemagne sont dues à l’arrivée des migrants : allez déverser votre merde raciste ailleurs ». Un an plus tard, le verdict tombe, un non-lieu car le juge a annoncé ne pas pouvoir identifier les personnes, le procureur aurait pu imposer à Facebook et Twitter de fournir les adresses IP mais ne l’a pas fait.

2.2. Les algorithmes sont-ils sexistes ?

Le langage utilisé en ligne charrie donc stéréotypes et préjugés qui concernent le genre (mais aussi la race, l’orientation sexuelle, la classe sociale, etc). Ces mots, phrases, documents deviennent la matière première traitée par les algorithmes en ligne. Ces textes deviennent des données qui sont classées, triées, agrégées afin d’être utilisées sous de multiples modes.

Pour exploiter sur le plan sémantique le vaste volume de données produites chaque jour (55 000 gigabytes par seconde de trafic internet selon le site Internet Live Stats [20]), des technologies ont dû être inventées. L’une d’elles, particulièrement en expansion actuellement, est le « machine learning » (ou apprentissage automatique), qui est un des domaines de l’intelligence artificielle.

2.2.1. Un exemple de méthode de machine learning : word embeddings

Afin de créer du sens à partir des mégadonnées ou big data, c’est-à-dire ces très larges ensembles de données hétérogènes non structurées (archives numérisées, données scientifiques, commentaires et autres textes issus de chats et des réseaux sociaux…), il faut développer des méthodes beaucoup plus complexes que les algorithmes utilisés pour des données structurées (déjà répertoriées et classées dans des bases de données). Des modèles sont alors conçus afin de réduire cette complexité et la transformer en unités d’informations utilisables de manière opérationnelle par les machines.

Cet apprentissage automatique, terme français pour traduire l’expression machine learning, renvoie à des techniques variées où l’intervention humaine est plus ou moins présente. On parle d’apprentissage supervisé ou non-supervisé en fonction de l’implication humaine dans le processus. La supervision (humaine) concerne la phase d’entraînement des machines afin de constituer des modèles à partir d’exemples validés. À l’inverse, dans le cas d’un apprentissage non supervisé, la nature des données d’entraînement n’est pas connue, l’algorithme permettant l’émergence d’une structure depuis les données mêmes.

Le recours aux word embeddings est une des techniques les plus efficaces du traitement automatique du langage naturel. Il s’agit d’une méthode d’apprentissage automatique de la langue par les machines, basée sur une représentation des relations entre les mots par des vecteurs dans un espace 3D. La proximité sémantique des mots est représentée par leur proximité spatiale. Cette représentation géométrique est ensuite beaucoup plus facile à manipuler par les machines pour reconnaître les entités-mots, les classer, les étiqueter. Les proximités représentées par les vecteurs reflètent les préjugés sociaux, eux-mêmes inscrits dans le big data : ainsi le terme femme est plus proche de celui d’infirmière que celui de médecin, et le terme homme est plus proche de celui de médecin que dinfirmier.

2.2.2. La notion de biais

C’est ainsi que le machine learning relaye les stéréotypes et les distorsions (ou biais) extraites du big data. Or, ce type de développement biaisé sert de base à de nombreuses applications comme le moteur de recherche de Google ou son traducteur automatique.

Aylin Caliskan[2 1] a montré comment, dans le cas de la traduction d’une langue non genrée vers une langue genrée, le traducteur automatique prédit le genre en fonction des proximités spatiales générées par les word embeddings. En turc, langue non genrée, « o bir doktor » est traduit par Google Translation par « il est médecin » (au lieu d’« il ou elle est médecin ») et « o bir hemsike » est traduit par « elle est infirmière [22] ».

Le moteur de recherche de Google s’appuie également sur la méthode des word embeddings pour répondre aux requêtes. Ainsi, lorsqu’il doit afficher la liste des doctorants en informatique d’une université [23], il ordonne les résultats en classant d’abord les étudiants puis les étudiantes, car le mot informaticien est plus proche spatialement du mot homme que du mot femme, biais manifeste.

En mars 2016, Microsoft lance sur Twitter Tay [24], un robot de conversation qui emprunte l’identité d’une adolescente et qui a pour but de devenir plus intelligente au fil de la conversation. Au bout de quelques heures, Microsoft ferme le compte suite aux propos extrêmes tenus par le bot (racistes, sexistes, homophobes, négationistes…). En effet, le programme d’intelligence artificielle fonctionne par mimétisme et met dans sa bouche le vocabulaire et les tournures utilisées généralement en ligne, et donc stéréotypées. De plus, Tay a fait l’objet d’une campagne très suivie de détournement de ses capacités conversationnelles. Partisans de Donald Trump, soutiens du mouvement anti-féministe GamerGate et autres trolls de tous bords se sont associés pour transformer l’intelligence artificielle en un compte Twitter de robot néo-nazi.

Ces trois exemples montrent bien comment les algorithmes relaient en les systématisant le sexisme et le racisme de la société.

Des chercheurs travaillent sur des manières de supprimer les préjugés liés au genre reproduits et renforcés par ces outils. Toutefois, la réelle volonté des GAFA de corriger ces biais est bien faible car ces entreprises commerciales n’ont pas pour but la poursuite du bien commun ni la justice sociale. De plus, l’égalité femme-homme n’est pas au cœur de leurs pratiques : par exemple, Google vante sa politique d’égalité dans l’entreprise alors que le ministère du travail américain vient justement de l’accuser de pratiquer une disparité salariale « extrême ».

Par ailleurs, l’élaboration des algorithmes, la collecte et le tri des données, la supervision des phases d’apprentissages des machines ne sont pas expertisés de manière indépendante. Une grande opacité semble donc régner sur des processus qui influencent notre accès à l’information. Ces processus nous sont présentés comme transparents et purement techniques alors qu’ils façonnent de manière biaisée notre rapport au monde.

3. Le projet en française dans la texte

Nous avons développé le projet En française dans la texte pour prendre le contre-pied des masculinistes qui imposent leur loi depuis des centaines d’années. Il s’agit d’une opération de décolonisation de la langue française, de démasculinisation radicale qui institue un seul genre, le féminin.

Ce choix de réduire les deux genres à un seul, le féminin, outrepasse les solutions préconisées par le langage épicène, c’est-à-dire utilisant une terminologie générique désignant indifféremment le féminin et le masculin, ou par l’écriture inclusive qui tente de représenter de manière équitable les deux genres. C’est là notre manière de refuser la binarité du genre (masculin/féminin), de la faire exploser au profit de tous les possibles. Une lecture attentive de nos traductions en française est parfois nécessaire pour démêler les relations entre des personnages tous désignés au féminin et pour imaginer leurs identités potentielles.

Après plusieurs siècles de prééminence du masculin, et prenant acte du retard français en matière d’égalité femme/homme dans tous les domaines de la société (travail, politique, culture, loisirs…) et de la langue, nous trouvons légitime de promouvoir aujourd’hui ce systématisme inversé. Quand, enfin, la langue française ne discriminera plus les femmes, nous songerons à participer à l’invention d’une nouvelle forme de langue non genrée.

Le projet consiste à traduire au féminin, à adapter, à éditer des textes pré-existants venant de différents domaines : fiction, documentaire, textes théoriques…

Les textes créés ont en commun un processus de production algorithmique qui a pour effet de révéler l’arbitraire du genre, et de générer des trouvailles littéraires (la marché aux bestiales, la droite de vote, les factrices économiques…). Notre projet s’inscrit ainsi dans une forme de littérature algorithmique ou de poésie numérique.

L’algorithme de féminisation utilisé est complété par des relectures et des corrections manuelles. Nous occupons ainsi une double fonction d’autrices et de petites mains que nous avons expérimentée à travers deux réalisations : A votée et Wikifémia.

3.1. Processus de traduction en française

Le projet En française dans la texte donne lieu à une production textuelle en française qui fait l’objet de performances, de publications, d’expositions… Ces traductions nécessitent le développement d’outils de travail spécifiques.

3.1.1. Les règles de féminisation

Nous nous sommes longuement interrogées sur l’envergure à donner à notre féminisation. Devrions-nous utiliser les formes féminines existantes dans le français actuel ? Ou bien inventer des formes féminines en nous basant sur les règles préconisées par le guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres grades et fonctions publié en 1999 [25] ? Ou enfin créer des néologismes de toutes pièces ? Après avoir testé ces différentes possibilités, nous avons opté pour une féminisation franche, mais qui préserve la lisibilité.

Par ailleurs, nous avons opté pour une féminisation des mots, pas des choses. Il ne s’agit pas d’un monde sans hommes mais d’une langue sans masculin : un homme devient en française une homme, pas une femme. Nous développerons éventuellement plus tard d’autres modalités. Nous nous réservons le droit de faire évoluer ces règles dans un sens plus radical ou plus créatif.

Nous avons intitulé ces règles la bonne usage en référence au Bon usage de Grevisse en vigueur dans toutes les écoles primaires depuis plusieurs générations.

La bonne usage

Règle générale :

Substituer systématiquement les formes féminines aux formes masculines.

Application de la règle aux substantifs :

Remplacer systématiquement les formes masculines par les formes féminines quand elles existent. Si aucune forme féminine n’existe, utiliser les formes masculines précédées d’un déterminant féminin par exemples : une institutrice, une parapluie, une petite sac en papier, ma grande-père

‒ Application de la règle aux participes présents :

Les participes présents sont arbitrairement au masculin singulier en français, il faut donc utiliser arbitrairement le féminin singulier en française, par exemple, nous travaillons en chantante.

Application de la règle aux participes passés :

Les participes passés sans complément d’objet direct antécédent sont arbitrairement au masculin singulier en français, il faut donc utiliser arbitrairement le féminin singulier en française, par exemple, a votée.

3.1.2. Le programme de traduction automatique

Le programme informatique de traduction est développé en Python. Python est un langage de programmation orienté objet, multiplateforme, placé sous une licence libre, et particulièrement adapté à l’analyse lexicale. Ce script fait appel à un fichier qui substitue les formes masculines aux formes féminines. Ce dictionnaire est établi en application de la bonne usage. Nous l’avons constitué à partir de la base de données Lexique 3.81 [26], outil libre et gratuit développé par l’Université de Savoie. Il est en perpétuelle expansion et reçoit au fur et à mesure de nouvelles entrées au gré de nos traductions.

Nous avons aussi pris le parti de créer des néologismes. Ainsi le terme ordinateur est traduit par ordinatrice sur le modèle des noms de machines de l’atelier de mécanographie (la tabulatrice, l’interclasseuse ou encore la calculatrice…). C’était d’ailleurs l’un des noms préconisés en 1955 par Jacques Perret, professeur de philologie latine à la Sorbonne, dans une lettre à Christian de Waldner, président d’IBM France, qui l’interrogeait pour avoir son avis sur le nom à donner aux premières machines qu’IBM s’apprêtait à construire en France [27]. Actuellement, le script ne corrige pas encore automatiquement les erreurs liées aux homonymes orthographiques que nous corrigeons manuellement : « il répondit sur un ton sévère » est traduit automatiquement par « elle répondit sur une ta sévère »…

3.2. Notre double rôle d’autrices et de petites mains

Nous accordons une attention particulière à ce travail de relecture et de correction manuelle. Nous sommes conscientes de la manière dont les systèmes automatisés sont basés sur l’exploitation du travail de petites mains.

L’automatisation ne remplace pas le travail humain, mais le déplace loin des lieux visibles de la technologie car le discours se concentre sur l’automatisation des fonctions cognitives par les machines. Ce travail est invisibilisé, à cause du statut subalterne des personnes qui le font, mais aussi parce que, pour les besoins des machines, les tâches sont découpées dans des unités si petites qu’elles ne sont pas toujours reconnues comme du « vrai » travail. Ainsi, lorsque les internautes remplissent des formulaires ou écrivent des commentaires et qu’il leur est demandé de prouver qu’ils « ne sont pas des robots », les opérations qu’ils font, comme cliquer sur les photos de voiture, servent à améliorer le système de reconnaissance d’images de Google, les internautes servant gratuitement d’experts pour calibrer les algorithmes. Sur la plateforme Mechanical Turk d’Amazon dont le sous-titre est ironiquement « l’intelligence artificielle artificielle », les turkers peuvent réaliser, pour quelques centimes, des tâches qui sont nommées des Hits (Human Intelligence Tasks) qui sont trop complexes pour être réalisées actuellement par des algorithmes, comme écrire des légendes de photos, traduire quelques phrases d’une langue à l’autre, etc. À ces deux types de travail non qualifiés, il faut ajouter d’autres pratiques sous le nom de « digital labor » : modérations de plateformes de l’internet, annotations de base de données, numérisations de grands volumes de livres, etc. [28]. Hetéromation est le processus dans lequel le travail des humains et des machines est imbriqué de telle sorte qu’il est difficile de les différencier [29].

En tout état de cause, et tant qu’autrices et artistes, nous endossons et revendiquons le double rôle de néo-académiciennes-programmeuses ET de petites mains [30].

3.3. Choix des textes à traduire

Le travail sur le corpus de textes à traduire a nécessité plusieurs étapes. Nous avons pratiqué une série de tests sur différents matériaux textuels (fictions, essais, articles de journaux, etc), et nous nous sommes concentrées sur des champs plus spécifiques (féminismes, approches critiques des technologies…).

Ces expérimentations linguistiques ont orienté nos choix artistiques et éditoriaux, et nous ont conduit, après avoir abordé un texte de fiction écrit par un auteur unique, à finalement privilégier un texte documentaire et dont l’écriture est collective.

L’encyclopédie Wikipédia nous intéresse particulièrement comme texte source car il s’agit d’un écosystème, d’un monde en miniature, et d’un laboratoire de la production du savoir universel. Son organisation structurée et ses protocoles nous ont semblé propices à accueillir notre traitement algorithmique de féminisation et nos propres protocoles. Nous avons eu plus d’audace à modifier, perturber, déconstruire un tel texte, ressenti plus de liberté à nous l’approprier, peut-être aussi parce que nous sommes également, par ailleurs, contributrices de Wikipédia et connaissons cette construction de l’intérieur.

Notre appropriation du texte va bien au delà d’une simple traduction automatique, il s’agit, dans un premier temps, d’un travail de sélection, d’édition et d’adaptation « humaine » afin de construire un récit.

3.4. Réalisations

Jusqu’à présent, nous avons travaillé à partir de deux textes, un texte de fiction par un auteur de science-fiction reconnu, et un texte documentaire à partir d’articles écrits collectivement dans le cadre de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.

3.4.1. A votée

Notre première traduction a été établie d’après une nouvelle d’Isaac Asimov sur les rapports entre élections, technologies et genre, qui résonnait avec la campagne présidentielle française de 2017 et avec l’actualité technologique (algorithmes prédictifs, machine learning, etc). Cette nouvelle a servi de texte-source pour une performance.

À titre d’exemple, voici le début de la performance :

C’était la grande jour. La Jour de l’Élection ! À la début, ça avait étée une année semblable à toutes les autres. Peut-être une peu plus mauvaise parce que c’était une année présidentielle mais, somme toute, pas pire qu’une autre année présidentielle. Les politiciennes parlaient de la grande corps électorale et de l’énorme cerveau électronique qui était à sa service. La presse analysait la situation à l’aide d’ordinatrices industrielles et multipliait les allusions à ce qui allait se produire. Commentatrices et éditorialistes en contradiction les unes avec les autres énuméraient les États et les comtés critiques.

La performance consiste en une lecture du texte en française par une comédienne, accompagnée d’un surtitrage en vidéo qui fait apparaître l’orthographe étonnante du texte en française [31]. De plus, sur l’écran, apparaissent des commentaires informatifs, critiques, ironiques qui viennent ponctuer la lecture.

Pour la performance nous avons fait appel à la comédienne Coraline Cauchi [32] qui a la tâche ardue de faire passer de manière naturelle et fluide un texte très difficile à dire car il remet en cause des automatismes linguistiques ancrés depuis l’enfance.

doc1

Doc. 1 ‒Performance A votée présentée le 2 mars 2017 à l’université d’Orléans.

3.4.2. Wikifémia

Wikifémia propose de traduire en française et de mettre en scène des biographies de femmes remarquables figurant dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Bien qu’elle soit basée sur un principe de neutralité, l’encyclopédie en ligne Wikipédia n’échappe pas aux stéréotypes : dans sa version francophone, 16% seulement des biographies sont consacrées à des femmes. Avec le projet Wikifémia, nous souhaitons faire connaître plus largement des personnalités historiques invisibilisées, alors qu’elles ont contribué au développement de la pensée, de la culture, de la science, de la politique, au même titre que les hommes, du moins quand elles n’en ont pas été empêchées. Nous produisons ainsi de nouvelles narrations ouvertes pour compenser des représentations monolithiques quasi exclusivement masculines.

Wikifémia est conçue comme un ensemble de plusieurs productions parallèles et complémentaires : une série de performances, des outils en ligne, des workshops et éditathons [33], une publication papier à paraître ultérieurement.

Les performances prennent comme point de départ un article de Wikipédia et en déplient les hyperliens. Nous choisissons de ne retenir que les liens concernant des femmes. Ainsi nous mettons en lumière les réseaux et les relations que ces femmes entretiennent. Les aiguillages que constituent ces hyperliens structurent le récit. Nous générons ainsi une narration non linéaire qui relie les protagonistes dans une perspective féministe. Dans le même temps, nous souhaitons mettre en valeur le processus d’élaboration des articles par les contributeur·rices de Wikipédia.

La première performance de la série propose une narration augmentée autour d’une personnalité oubliée de la fin du XIXe siècle, Madeleine Pelletier. Cette performance prend pour point de départ l’article de Wikipédia qui lui est consacré. Madeleine Pelletier (1874-1939) devient en 1906 la première femme médecin diplômée en psychiatrie en France. Elle est également connue pour ses multiples engagements politiques et philosophiques et fait partie des féministes les plus engagées à l’époque des premières luttes pour le droit de vote des femmes à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

Le texte de la performance est composé d’une sélection de fragments d’articles réécrits en française. Il est construit sur la base de l’arborescence des liens depuis l’article Madeleine Pelletier, sur plusieurs niveaux d’hyperliens. Nous avons pré-selectionné une centaine d’articles consacrés à des femmes ou à des organisations de femmes (journaux, associations, organisations politiques, problématiques féministes). Nous abordons différents aspects de la vie de ces femmes, mêlant anecdotes, citations, histoire des mentalités et commentaires critiques. Le travail d’édition a consisté à agencer ces différents éléments afin de construire une progression dramatique.

Voici un extrait du texte de la performance Wikifémia :

Article La Fronde

La Fronde a pour originalité de ne pas être seulement une journal destinée aux femmes, c’est la première quotidienne française conçue, rédigée, administrée, fabriquée et distribuée exclusivement par des femmes journalistes, rédactrices, typographes, imprimeuses, colporteuses. La Fronde est fondée par Marguerite Durand en 1897 et paraît jusqu’en 1903.

Article Marguerite Durand

Marguerite Durand (1864-1936) est une journaliste, féministe et actrice française, fondatrice de la journal La Fronde.

“La Figaro en 1896 m’avait chargée d’écrire une article sur la Congrès internationale de la condition et des droites de la femme que des obstructions malveillantes, des quolibets et des chahuts d’étudiantes signalaient bruyamment à l’attention publique. Je fus frappée par la logique de la discours, la bien-fondée des revendications et la maîtrise, qui savait dominer l’orage et diriger les débats, de la présidente Maria Pognon.”

Article Maria Pognon

Maria Pognon (1844-1925) est une journaliste et oratrice française, socialiste, féministe et franche-maçonne.

“Les hommes avancent, de classe en classe, jusqu’à la poste de Directrice ; pourquoi les femmes ayante prouvée par leur travail, des capacités égales à celles des hommes, sont-elles exclues de toutes les emplois rémunératrices ? Nous attendons la réponse !”

Retour à l’article Marguerite Durand

“Je refusai d’écrire l’article de la Figaro. Mais l’idée m’était venue d’offrir aux femmes une arme de combat, une journal qui devait prouver leurs capacités en traitante non seulement de ce qui les intéressait directement, mais des questions les plus générales et leur offrir la profession de journaliste active.”

La performance consiste en un tissage de voix reprenant le principe des hyperliens de Wikipédia. La parole est distribuée entre une comédienne, Coraline Cauchi, des performeuses-opératrices, Cécile Babiole et Anne Laforet, et des voix de synthèse. Ces différents régimes de parole permettent de mettre en relief notre travail d’édition sur les articles et notre réflexion critique sur l’encyclopédie.

Les recherches faites autour de notre projet En française dans la texte nous ont amenées à nous interroger sur l’évolution de la littérature algorithmique. Depuis l’Oulipo, la littérature algorithmique, en changeant d’échelle, a aussi changé de nature : il ne s’agit plus de jouer avec les mots dans le périmètre familier d’un dictionnaire de langue française, mais d’une pratique qui se confronte à la masse en expansion du big data. La maîtrise des outils de traitement automatique du langage met en jeu de nombreux facteurs économiques et techniques (capacité à utiliser et développer des programmes informatiques sophistiqués), culturels (prédominance de l’anglais dans les modèles de traitement du langage…), qui dépassent largement les frontières de la seule langue française et de la langue tout court.

Bibliographie

Bolukbasi Tolga, Chang Kai-Wei, ZOU James, SALIGRAMA Venkatesh, KALAI Adam, Man is to Computer Programmer as Woman is to Homemaker? Debiasing Word Embeddings, en ligne.

CALISKAN Aylin, BRYSON Joanna, NARAYANAN Arvind, « Semantics derived automatically from language corpora contain human-like biases », Science, 356 (6334). p. 183-186.

CARDON Dominique & CASILLI Antonio, Quest-ce que le Digital Labor ? Bry-sur-Marne, INA, coll. « Études et controverses » 2015.

EKBIA Hamid & NARDI Bonnie, Heteromation and its (dis)contents : The invisible division of labor between humans and machines, First monday, 2014, en ligne.

IRANI Lilly, Justice for « Data Janitors », Public books, 2015, en ligne.

GOLDSMITH Kenneth, L’écriture sans écriture – du langage à l’âge numérique, Paris, Jean Boîte Éditions, 2018.

O’NEIL Cathy, Weapons of math destruction, New York, Crown Books, 2016.

VIENNOT Éliane (dir.), LAcadémie contre la langue française : le dossier «féminisation », Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2015.

—, Non, le masculin ne lemporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014.

 

Notes

[1] http://enfrancaisedanslatexte.fr/ et http://robertelarousse.fr/ (consultation le 11 mai 2018).

[2] Cette formule est un clin d’œil au titre de l’essai de Judith Butler, Trouble dans le genre, paru en 1990, qui a montré comment est performé le genre.

[3] Expression communément utilisée pour désigner l’ensemble : Google, Amazon, Facebook et Apple.

[4] Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, éditions iXe, 2014, p 80.

[5] Jean Racine, Iphigénie, 1674, Acte III, scène 5.

[6] Jean Racine, Athalie, 1691, Acte IV, scène 2.

[7] Éliane Viennot, Bannir la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin, Slate, 19 mars 2017, en ligne  (consulté le 11 mai 2018) ; « La féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres – Mise au point de l’Académie française », en ligne (consultation le 11 mai 2018)

[9] Éliane Viennot (dir.), avec Maria Candea, Yannick Chevalier, Sylvia Duverger, Anne-Marie Houdebine, et la collaboration d’Audrey Lasserre, L’Académie contre la langue française : le dossier « féminisation », Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2015.

[10] En ligne (consulté le 11 mai 2018). Les académiciens sont écrivain, avocat, haut-fonctionnaire, historien, philosophe, romancier, historien d’art, poète, homme d’Église, homme politique, chef d’État, essayiste, biologiste, scénariste, médecin, journaliste, réalisateur.

[11] Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! , op. cit., p. 52.

[12] En ligne (1) et (2) (consultés le 11 mai 2018).

[13] Art. cit.

[14] LGBTQI : Lesbiennes Gays Bisexuel.les Trans Queer Intersexes

[15] En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[16] En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[17] « If Hillary Clinton can’t satisfy her husband, what makes her think she can satisfy America ? » « Sadly, because President Obama has done such a poor job as president, you won’t see another black president for generations! ».

[18] Un.e troll est un.e internaute qui écrit intentionnellement des messages désobligeants, polémiques, provocants, absurdes, de mauvaise foi, voire insultants, et souvent répétitifs, sur des sites communautaires, de conversation ou de réseaux sociaux.

[19] En ligne (1) et (2) (consultés le 11 mai 2018).

[20] En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[21] En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[22] Aylin Caliskan, conférence « A story of discrimination and unfairness », 27 décembre 2016, 33C3 Hambourg, en ligne (consulté le 11 mai 2018).

[23] Tolga Bolukbasi, Kai-Wei Chang, James Zou, Venkatesh Saligrama, Adam Kalai, Man is to Computer Programmer as Woman is to Homemaker? Debiasing Word Embeddings, en ligne (consulté le 11 mai 2018).

[24] En ligne  (consulté le 11 mai 2018).

[26] En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[27] Jacques Perret (1906-1992). Lettre du 16 avril 1955 de J. Perret, professeur à l’université de Paris, à C. de Waldner, président d’IBM France (Archives IBM France). En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[28] Lilly Irani, Justice for « Data Janitors », Public books, 2015, en ligne (consultation le 11 mai 2018).

[29] Hamid Ekbia, Bonnie Nardi, Heteromation and its (dis)contents : The invisible division of labor between humans and machines, First monday, 2014, en ligne (consulté le 11 mai 2018).

[30] Les « petites mains » sont parfois visibles sur les images des documents numérisés. Voir http://theartofgooglebooks.tumblr.com/ (consultation le 11 mai 2018)

[31] La performance a été montrée le 2 mars 2017 au l’Université d’Orléans, le 5 mai 2017 à la Gaité Lyrique et le 16 juin à l’ENSCI-Les Ateliers à Paris.

[32] Compagnie Serres chaudes : http://serreschaudes.fr/ (consulté le 11 mai 2018).

[33] Mot-valise composé d’édition et de marathon, un éditathon est un atelier court et intensif consacré à la rédaction et à l’apprentissage de l’édition d’articles au sein de Wikipédia.

Auteurs

Cécile Babiole est artiste. Elle est active depuis les années 1980, dans le champ musical d’abord, puis dans les arts électroniques et numériques (voir son site). Elle associe dans ses créations arts visuels et sonores au travers d’installations et de performances qui interrogent les médias, questionnent les technologies et tentent d’en transposer de façon détournée les usages normés dans le champ de la création. Ses derniers travaux s’intéressent à la langue (écrite et orale), à sa transmission, ses dysfonctionnements, sa lecture, sa traduction, ses manipulations (Conversation au fil de l’eau, Leçon de vocabulaire, Spell, Disfluences, Copies non conformes, En française dans la texte, etc.). Son travail a été exposé internationalement (Centre Pompidou, Gaîté Lyrique – Paris, Mutek, Elektra – Montréal, Fact – Liverpool, MAL – Lima, NAMOC – Beijing…). Il a été distingué par de nombreux prix et bourses (Ars Electronica, Locarno, prix SCAM, bourse Villa Médicis hors les murs, Transmediale Berlin, Stuttgart Expanded Media Festival…). Cécile Babiole est par ailleurs membre du collectif d’artistes-commissaires « Le sans titre ».

Anne Laforet est chercheure, enseignante, artiste et critique. Elle est docteure en sciences de l’information et de la communication (voir son site).  Sa thèse a été publiée en 2011 éditions Questions théoriques sous le titre Le Net art au musée. Stratégies de conservation des œuvres en ligne. Ses thématiques de recherche sont principalement la conservation et la documentation des arts numériques, l’anarchronisme, les relations entre analogique et numérique, l’internet, le logiciel libre et les pratiques artistiques collaboratives. Depuis 2011, elle enseigne à la Haute École des arts du Rhin (HEAR) à Strasbourg. Elle a participé activement au projet de recherche européen Digital art conservation à l’Espace Multimédia Gantner et à la HEAR de 2010 à 2012, et a été chercheure associée au laboratoire art audio Locus Sonus de 2011 à 2013 et commissaire de l’exposition « Anarchronismes, machines à perturber le temps » (IMAL, Bruxelles en 2015 ; Espace Gantner, Bourogne en 2016). Depuis 2013, elle collabore régulièrement avec les collectifs Constant et Algolit pour des projets artistiques et éditoriaux.

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