« Lâcher la rampe ». Configuration et mise en intrigue dans les longs formats de Florence Aubenas


À la différence de certains écrivains-journalistes (Jean Hatzfeld, Jean Rolin, Emmanuel Carrère) qui ont délaissé la presse pour se consacrer quasiment exclusivement à des formats longs de librairie, Florence Aubenas pratique le long format alternativement dans le quotidien, dans le magazine et en livre et lui consacre une poétique paradoxalement fondée sur du bref. Sa médiapoétique se caractérise en effet par un dispositif complexe entre bref monté (agrégations d’éclats pour rendre compte d’autres voix, dénonciation des travers d’une société souvent injuste par la simple exhibition de ses dysfonctionnements) et long élagué (disparition de tous les détails qui pourraient nuire au plaisir de la lecture, invisibilisation notamment de la reporter, mise en place d’une intrigue percutante) qui aboutit dans L’Inconnu de la poste comme dans Le Quai de Ouistreham à une forme de numéro d’équilibriste particulièrement réussi.

Unlike some writer-journalists (Jean Hatzfeld, Jean Rolin, Emmanuel Carrère) who have largely abandoned the press to devote themselves almost exclusively to books, Florence Aubenas practices the long format alternately in the daily newspaper, in the magazine and in the book, and links to it a poetics paradoxically based on the brief. Her mediapoetics is indeed characterized by a complex device between short edited (aggregations of fragments to account for other voices, denunciation of the shortcomings of an often unjust society by the simple exhibition of its dysfunctions) and long pruned (disappearance of all the details which could harm the pleasure of the reading, invisibilization in particular of the reporter, setting up of a powerful plot) which leads in L’Inconnu de la poste as in Le Quai de Ouistreham to a form of particularly successful balancing act.


Texte intégral

Florence Aubenas constitue déjà aujourd’hui, même si sans doute ce constat l’ennuie, pour la presse écrite française une légende et elle rejoint Albert Londres dans le panthéon assez déserté des grands journalistes français mythifiés. Il serait facile, mais très réducteur, de réduire sa visibilité à son expérience d’ex-otage en 2005 en Irak, à sa dénonciation des dévoiements de l’enquête dans l’affaire d’Outreau en 2005 ou même à son livre à succès de 2010, Le Quai de Ouistreham, décrivant une immersion de six mois dans des milieux précarisés dans le Nord de la France. Car il n’existe pas en France actuellement d’autre journaliste capable de créer, comme elle, une véritable frénésie autour de quelques pages de reportages sur un rond-point lors du mouvement des gilets jaunes (Le Monde, 16-17 janvier 2019), dans un EHPAD au début de la pandémie (Le Monde, 1er avril 2020) ou dernièrement sur les traces d’une femme des bois dans une vallée cévenole (Le Monde, 2-3 mai 2021). Même si elle intervient aussi bien en tant que reporter de guerre que fait-diversière, sa patte est reconnaissable entre toutes, d’abord par ses sujets de prédilection (plutôt du côté des espaces et des mécanismes d’invisibilisation, des délaissés de la société, des informations « en bas de la pile [1] »), ensuite par les dispositifs qu’elle met en place (un côtoiement assidu de ses sujets dont elle insère les mots bruts sous la forme d’éclats brefs à l’intérieur du reportage, sa propre invisibilisation dans la restitution finale), enfin par son style, mélange de détails précis, d’empathie et d’ironie. Surtout, que ce soit dans ses reportages-livres mais également au Monde, dans une époque qui paraît surtout concernée par la rapidité et les formes brèves, Florence Aubenas pratique le long format. Ce privilège de la longueur paraît moins une conséquence de son succès qu’une condition de sa pratique. Le long tient d’abord évidemment à la durée de ses enquêtes mais aussi et peut-être surtout à l’écriture car c’est aussi l’immersion du lecteur que cherche à provoquer une Florence Aubenas de plus en plus attentive à « la cuisine de l’écriture [2] » et de plus en plus encline aussi aujourd’hui à convoquer sinon des modèles, du moins des références, littéraires. Ces références viennent des dispositifs mimétiques du roman réaliste et naturaliste mais également du nouveau journalisme américain [3]. La longueur est provoquée par la nécessité de mêler du configurant et de l’intriguant, si bien que nous verrons que le long chez Aubenas est fait, très paradoxalement, à la fois de « bref » monté (configuration) et de « très long » élagué (mise en intrigue).

1. Un goût pour le long

Évidemment, en utilisant la formule « long format », on se trouve devant un problème de terminologie et de quantification. À partir de quelle taille dans la presse française peut-on parler de long format ? S’agit-il seulement de nombre de signes ou prend-on en compte d’autres facteurs comme la durée de l’enquête ?

1.1 Une affaire de signes

 Il existe incontestablement chez Aubenas une tendance affirmée au long : à côté de ses longs papiers dans Le Monde, elle en réalise de plus étendus encore dans M. Le Magazine du Monde, pratique volontiers la série estivale d’articles et surtout écrit régulièrement des enquêtes en utilisant le format du livre.

Florence Aubenas, ces dernières années, obtient quasiment toujours pour ses papiers dans Le Monde une pleine page et il n’est pas rare qu’elle se voit attribuer une double page, voire plus, sur le modèle des longs papiers dans les journaux américains, mais aussi si l’on veut rester dans une référence française, dans la tradition des grands reportages d’Actuel dans les années quatre-vingt. Elle défend souvent l’idée d’un allongement de ses papiers dû à l’époque, en expliquant qu’au début des années 2000, la presse avait pris l’habitude de s’aligner sur les formats courts de l’audiovisuel et qu’aujourd’hui le journaliste, pour se démarquer des réseaux sociaux, est amené à faire du long. : « Le fait qu’il y ait des sujets courts, du twitter, du rapide, c’est bien et cela développe de l’autre côté du beaucoup plus long. On peut écrire beaucoup plus long aujourd’hui qu’on ne le faisait il y a dix ans [4] ». En fait, il s’agit plutôt de sa marque de fabrique, comme le montre cette déclaration d’un témoin : « J’ai connu Florence en août 1998. Elle est venue à Casablanca faire une enquête sur les haragas (immigrés clandestins). Elle a rencontré tout le monde, ONG, ex-clandestins et futurs clandestins. Elle a fait six pages dans Libération. Elle a fait prendre conscience à l’ensemble des acteurs marocains de l’immigration clandestine » [5]. Ses papiers font autour de 1800 mots pour une page, 3600 pour une double page avec illustrations, soit entre 14 et 15 feuillets…

Mais elle développe également d’autres pratiques caractéristiques du long format comme la série d’articles d’été, saison censée propice au temps de la lecture. En août 2014, elle propose une traversée du Maghreb, un reportage dans la veine des reporters de l’entre-deux-guerres, avec un humour encore plus décapant que celui d’Albert Londres : on y trouve même « une autoroute inachevée [6] », clin d’œil discret à la route des forçats dans Au bagne. En août 2016, elle fait une série plus orientée vers le crime « Face aux ténèbres ». En août 2019, elle donne une série de six articles sur l’hypermarché (soit 10 800 mots à peu près) [7]. Elle mobilise parfois M. Le Magazine du Monde, à l’instar d’Emmanuel Carrère avec la revue XXI, comme un tremplin pour des œuvres longues. Le 11 octobre 2014, en 3000 mots, elle y signe une première contre-enquête sur l’assassinat de Catherine Burgod. Cet article contient déjà un certain nombre de scènes importantes du livre de 2021, L’Inconnu de la poste, et notamment les scènes cruciales du meurtre et du cimetière. Ses articles dans M. le Magazine font souvent plus de 5000 mots, autour de 32 000-35 000 signes, un peu en dessous d’un article de mook, c’est-à-dire environ la moitié de la taille des articles des grandes revues américaines de journalisme narratif.

Enfin sa carrière, depuis 2005, est rythmée par des parutions de livres importants. Citons, outre le recueil de ses articles du Monde dans En France (2014), trois livres remarqués La Méprise (2005), Le Quai de Ouistreham (2010) et le dernier, L’Inconnu de la poste (2021). Elle constate d’ailleurs avec malice quand elle a fait la couverture du Nouvel Obs lors de la sortie d’En France : « Si j’avais proposé un seul de ces reportages, je n’aurais pas eu deux pages [8] ». Ce passage à l’édition est loin de constituer un hapax : un certain nombre de ses confrères et consoeurs de la presse écrite se sont aussi lancés dans l’alternance entre articles et ouvrages de librairie mais Florence Aubenas ne pratique pas directement le journalisme politique [9] comme les uns (Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin, Franz-Olivier Giesbert) et elle ne semble pas tentée par des projets plus explicitement littéraires, voire parfois fictionnels, comme les autres (Jean Rolin, Jean Hatzfeld, Sorj Chalandon) dont elle est pourtant proche, aussi bien par l’esprit que par la vie (ils sont tous passés par Libération).

1.2 La durée de l’enquête

La longueur du récit paraît liée au temps dégagé pour l’enquête. Florence Aubenas relève de la famille des grands reporters mais elle ne définit pas le grand reportage par la distance du déplacement (à côté des reportages lointains de guerre, son livre En France montre une enquête dans la France dite profonde : « Quelles manifs a-t-on couvertes en France ? Marseille, Paris et Lyon. Qu’en pense Pithiviers ? Je n’en sais rien. C’est un gros défaut. C’est parfois parce que la manif est petite qu’il faut y aller [10] ») mais par la durée du temps passé sur le terrain. Pour le reportage sur les gilets jaunes sur un rond-point, dix jours ont été nécessaires « pour faire partie des meubles » :

Quand je suis arrivée sur ce rond point, les gens étaient très méfiants. « Notre porte-parole n’est pas là », m’ont-ils dit. Ils m’ont installée sur une chaise en plein froid, loin du brasero. Les Gilets jaunes me filmaient avec leurs portables pour prouver après que j’avais menti. Au bout d’une heure et demie, je gelais, je me suis approchée du brasero. On a discuté. Ca s’est un peu détendu… Quand ils m’ont dit au revoir, j’ai dit « Non, vous voyez l’hôtel Campanile, là-bas ? je m’installe pour dix jours ». Ils étaient surpris. Au bout d’un moment, j’ai fait partie des meubles… Moi-même j’ai changé d’avis sur eux. Il n’y a pas de raccourci possible pour traiter ces sujets. Il faut du temps. Alors que dans notre métier, on chausse toujours des bottes de sept lieues, avec les avions, on va toujours trois fois plus vite – trop vite ? … [11]

Pour son reportage pendant le confinement, elle passe onze jours dans un EHPAD de Bagnolet en Seine-Saint-Denis ; en 2016, pour une plongée au cœur du malaise policier, elle reste dix jours au commissariat de Sarcelles. Pour Outreau, il lui faut séjourner deux mois sur place lors du procès.

J’ai ce luxe de choisir mes sujets et d’avoir du temps. Passer plus d’un mois d’été à Piemanson ou quinze jours à Hénin-Beaumont lors des dernières élections municipales ne me pose aucun problème, je n’ai presque pas de vie privée – ce que j’assume très bien [12].

Dans L’Inconnu de la poste, enquête qui lui a pris plus de six années, la reporter explique qu’elle a passé des heures à regarder avec Gérald Thomassin des films sur son portable et qu’il lui a appris ensuite à faire la manche « selon les règles » [13].

Je partage ça avec les pêcheurs à la ligne. Je suis tellement emportée par l’histoire que ça me semble bref, je me dis que j’ai dû oublier quelque chose. Tu ne peux pas comprendre comment quelqu’un pense si tu ne passes pas du temps avec lui. Il n’y a pas de raccourci. Tu ouvres des milliers de tiroirs sans savoir [14].

Elle prend des notes sur un carnet – et même aujourd’hui, du fait de la judiciarisation des mœurs, enregistre – et rédige à son retour le reportage. La durée de l’enquête est ce qui permet de faire le tour d’un sujet, de se mettre dans la peau des personnes qu’elle rencontre, de s’affronter à leurs difficultés, de comprendre leurs vies. Ce temps considéré comme composante essentielle de l’immersion constitue l’un des principes premiers du nouveau journalisme, parfois rebaptisé slow journalisme. Mais la longueur du papier tient aussi aux mots qu’il faut accumuler pour immerger le lecteur, pour tenter de partager avec lui ce temps long du terrain, de ses détails et de ses sinuosités, pour configurer.

2. Du « bref » monté pour configurer

Il faut d’abord configurer les événements pour établir des faits, leur donner sens, pour établir des causalités. La configuration, pour le narratologue Raphaël Baroni [15], inscrit les événements racontés dans une totalité intelligible et leur donne un sens. Cette configuration explicative, chez Aubenas, passe par le montage d’éléments très brefs : détails descriptifs, éclats de parole…

2.1 Le bref

Les articles d’Aubenas se reconnaissent à la fois à son goût très naturaliste pour le petit fait vrai et à son empathie avec ses sujets, à son positionnement du côté des faibles, des marginaux et des sans-voix et aussi à une forme d’ironie, notamment envers les puissants mais pas seulement. Or détaillisme, empathie, et ironie se manifestent lors de l’insertion d’éclats : un détail descriptif sur lequel elle va revenir ou des paroles rapportées, non commentées explicitement mais qui, par la manière dont elles sont énoncées, prennent sens. Ainsi dans La Méprise, le mantra de Myriam Badaoui (celle qui a dénoncé abusivement ses voisins pour pédophilie) – « vous voulez voir mes cicatrices ? –, dont Florence Aubenas finit par faire une rengaine insistante, révèle non seulement son passé douloureux mais aussi son exhibitionnisme et son besoin maladif d’être considérée et reconnue.

Les fragments de paroles au discours direct, dépouillés de leur environnement discursif social, permettent souvent d’avoir accès au plus intime des sujets, et ils constituent des révélateurs brutaux de drames privés.

Monsieur Nutella vient de se garer sur le parking de l’Hyper U. À l’accueil, une employée cherche la trace d’une transaction : un père de famille a découvert sur sa carte bancaire un mystérieux débit de 179 euros au magasin. Ça y est, elle a trouvé. « Il s’agit d’un portable et de bières. » Ton réconfortant : « En promo, les bières. » Le père grince. « C’est mon fils, sûr. » Il l’appelle. Mais le fils disputait un match de foot, ce jour-là. « Alors, qui ? », demande l’employée, par-dessus ses lunettes. Elle s’est prise au jeu. Le père devient blanc. « Ma femme. »

Saynète. Brutale intrusion dans les intimités [16].

Dans les cas les plus forts, l’empathie passe par l’intégration du flux de conscience du témoin, par une sorte de fusion avec le point de vue interne.

Lundi 23 mars. Accroupie près de l’ascenseur, Sihem répare le déambulateur de Mme Dupont. Une toux secoue la vieille dame, et Sihem sent quelques postillons lui tomber sur le visage. « Cette fois, c’est fait, elle pense. Si elle l’a, je l’ai. » Sihem se relève. Se ressaisir. Empêcher le film catastrophe de lui envahir la tête. Continuer la tournée du matin en se disant : « On est l’armée, il y a une guerre, il faut être courageuse [17]. »

2.2 L’ironie

Parfois la forme brève est plus radicalement ironique. Car Florence Aubenas n’est pas dans l’angélisme et ne cache pas dans ses reportages que le sentiment d’exclusion peut conduire à des formes d’extrémisme idéologique qui passent par le conspirationnisme, le complotisme, le racisme. Elle n’hésite pas à recourir alors à la paralepse, c’est-à-dire à intégrer une information qui excède la logique du point de vue rapporté, comme dans cette scène qui, visiblement, précède sa rencontre :

Ca y est, les couples homosexuels auraient le droit de passer devant le maire, et, en cas de refus, tout élu pourrait être condamné à 70 000 euros d’amende et 3 mois de suspension. « Tu as entendu ce que tu risques ? » a glissé Mme Libessart à M. Libessart, qui est le maire du village. Et elle a continué : « Dire que tu reçois une journaliste aujourd’hui ! Tu pourrais lui dire que tu as changé d’avis, non ?  » [18]

L’ironie, souvent tendre, peut aussi, rarement, être mordante. En 2017, dans un voyage au sein des partisans d’Emmanuel Macron, la plume corrosive dénonce la manière dont un discours bureaucratique obsédé par l’économie, empêche de voir la réalité. Dans la divulgation du lexique macroniste, Aubenas est finalement plus cruelle encore que pour les électeurs du Front national :

Ici, les mots de l’économie ont tout envahi. On ne dit pas « parti » mais « mouvement », ni « programme » mais « projet ». On ambitionne de remplacer « investiture » par « label ». Et on en blague, grisés de se voir si nombreux : « Le conseil des ministres s’appellera le “weekly-meeting”, il aura lieu par Skype. » Ce sera quand Macron, 39 ans, sera élu président. Rodolphe, 34 ans, n’en doute pas. « On aidera les anciens élus à se réinsérer, la politique doit devenir un CDD. » Il l’a dit sans rire, comme s’il renvoyait en boomerang les commandements qu’on lui martèle depuis qu’il est tout môme. Rodolphe a deux boulots, instituteur et barman. Il compte laisser tomber instituteur. Sur la scène, des jeunes gens expliquent d’un micro ému pourquoi ils ont rejoint En marche !, ce qui donne un petit côté Alcooliques anonymes [19].

2.3 Les effets du montage

Une des fonctions de ce discours rapporté est souvent de dénoncer ou de mettre en évidence des dysfonctionnements de notre société. La parole rapportée, la plupart du temps plus fataliste que dénonciatrice, troue le texte et doit imposer une pause réflexive dans la lecture. Ces récits nécessitent une lecture lente, non du fait de la complexité de l’argumentation mais par le feuilleté des énonciations, les oppositions entre doxa, parole des témoins, et narration qui se dessinent souvent grâce au montage. Parfois, volontairement, la narration ne tranche pas, laissant deux sujets en face-à-face. L’économie et l’ellipse obligent le lecteur à réfléchir comme dans la saynète suivante :

À la 10, une infirmière pose ses achats, un gros chariot, 300 euros au moins. Puis, sans chercher à se cacher, elle range dans son sac une tondeuse à cheveux Babyliss, 39,99 euros. L’hôtesse : « Je crois que vous oubliez de payer quelque chose. » L’autre, sans se démonter : « Avec ce que je laisse à Hyper U, je peux bien me servir. » 

L’hôtesse la connaît de vue, leurs gamins jouent ensemble au foot. Et, tout d’un coup, elle a l’impression que des barrières sont en train de sauter, que les gens se permettent des choses qu’ils n’auraient jamais osé faire auparavant. Elle se demande si ce n’est pas depuis les « gilets jaunes ». L’infirmière souriante met maintenant un paquet de chewing-gums dans sa poche [20].

Dans un article sur la police à Sarcelles, frappe également la tentative de maintien d’un équilibre entre les points de vue. Aubenas évite la simplification abusive. Certes le jeune suspect du vol de portable que tout accusait est innocenté à la fin de l’article (selon le retournement caractéristique de l’intrigue policière) mais l’article montre aussi les conditions terribles faites aux policiers. Finement la ressemblance générationnelle, physique et sociologique, entre les bandes des cités et les jeunes policiers est mise en avant : « Ils sont face à face, uniforme et cagoule, même âge ou presque.  « “Des fois, j’ai l’impression de faire de la médiation entre deux bandes”, aime répéter un élu de Villiers-le-Bel » [21].

Le montage des paroles vives permet donc de mettre en balance des opinions et parfois aussi, pour la journaliste, d’émettre un avis qui prend en compte la complexité du monde. Dans l’extrait suivant, pour contrebalancer des voix anti-migrants, anti-musulmans, racistes sur les ronds-points, Aubenas se trouve des porte-paroles, des représentants, en la présence d’un couple engagé dans l’associatif et puis surtout elle montre une séquence qui, non seulement, par l’exemple, dément la généralité des propos tenus mais qui, en plus, permet d’opposer le réel d’une communauté unie autour d’un couscous à la fantasmatisation des propos.

Le premier samedi où elle est venue, cette présidente d’association a failli s’en aller. « J’étais à la torture. Ils se lâchaient sur les Arabes qui profitent. » Puis elle s’est dit : « On est là, il faut essayer. » Curieusement, son mari, fonctionnaire, ne s’est pas mis en ­colère comme avec leurs amis qui votent Marine Le Pen. Il discute. Oui, ici, c’est possible, chacun fait en sorte que tout se passe bien. La conversation a repris. « Certains ­Arabes peuvent être méchants, ça dépend de leur degré de religion. » 

Comme par miracle, Zara et Fatma apparaissent à cet instant précis, portant des foulards imprimés léopard, pour offrir un grand plat de couscous. « Trop timides pour se faire voir », disent-elles, en repartant sur la pointe des pieds. Tout le monde mange du couscous [22]

Parfois, le dispositif ne consiste plus, par empathie, à se confondre avec le point de vue du sujet mais à donner au sujet les réflexes de la reporter. On voit donc les témoins se transformer en détective ou en journaliste et mener l’enquête à sa place. Ces enquêtes, conçues sur le modèle du roman policier, permettent l’installation de micro-intrigues très immersives comme ici, où dans un hypermarché, le client et le lecteur tentent de « faire parler » un « bocal d’oreilles de porc farcies ».

Au rayon charcuterie, une infirmière embarque un bocal d’oreilles de porc farcies, le même qu’elle achète à Hyper U depuis quinze ans. Elle avait été intriguée au début, ça ne se faisait pas alors de travailler avec des agriculteurs du coin. Des lettres rustiques, imitation épicerie à l’ancienne, annoncent sur l’étiquette : « Charcuteries fermières du Gévaudan, André Balez, Recoules-de-Fumas. Elle avait ri, encore de la pub, comme ce Justin Bridou, personnage inventé jusqu’à la moustache pour fourguer du saucisson d’usine. Un dimanche, l’infirmière n’avait plus tenu. Elle avait roulé jusqu’à l’adresse du bocal. Une cour de ferme. Un toit de lauzes affaissé par les ans. Et surgit André Balez, sous un impayable chapeau. Oui, j’existe, il tonne. Il apprend à l’infirmière qu’elle n’est pas la première à venir vérifier [23]

Ce procédé de substitution s’explique notamment par la disparition de la reporter, conséquence du raccourcissement opéré sur les textes.

3. Du long élagué

Car ce bref monté est aussi paradoxalement du coupé. Les longs formats se révèlent souvent être de très longs formats, mais réduits. Florence Aubenas explique, à de nombreuses reprises, qu’elle a dû écourter un texte initialement plus long. Elle avoue ainsi volontiers dans ses entretiens que L’Inconnu de la poste, dans sa première version, faisait mille pages et qu’elle a élagué, pour mieux retenir le lecteur par une intrigue, dont la fonction est bien, comme l’a démontré Baroni, de « susciter un désir cognitif [24] ». Une fois au moins, cette mise en intrigue n’a pas abouti. En 2012, pour un reportage embarqué, Aubenas a habité pendant neuf mois dans la banlieue de Nanterre, dans une cité HLM. Le livre avait même un titre, annoncé chez l’Olivier : La Banlieue quand elle ne brûle pas. Mais Florence Aubenas n’a pas trouvé l’intrigue, le livre est resté en pièces :

J’ai passé un an et demi. J’ai pris un appartement dans une tour HLM à Nanterre, une cité pour sa vie nocturne, rien, je n’ai rien publié. On parlait du récit, je n’ai pas trouvé cette manière, effectivement j’ai écrit le livre, c’était une série de sketchs pour moi mal organisés les uns avec les autres, quand on fait un livre, ma conception avec moi, c’est quand il y a un livre, quand on a envie de tourner la page, je ne sais pas faire les petits contes, moi [25].

3.1 La disparition de l’enquêtrice

Parmi les suppressions, figurent souvent les marques de la présence de la reporter sur les lieux, toute référence à la situation de reportage et donc très logiquement le je. Florence Aubenas, aussi présente soit-elle sur le terrain et quelle que soit sa proximité conquise au fil des jours avec ses sujets, n’écrit que peu aujourd’hui à la première personne et sa non-fiction, dans ce cadre, déroge avec une certaine tentation française d’exhibition du moi, incarnée exemplairement par Philippe Jaenada et avant par l’école des grands reporters jusqu’à Actuel. Elle a trouvé sa manière, paradoxale, de répondre à la question essentielle posée par Emmanuel Carrère au début de L’Adversaire : « Mon problème n’est pas, […], l’information. Il est de trouver ma place face à votre histoire [26] ».

« Et d’un coup, le piquet de grève ressemble à un confessionnal dans la fumée des cigarettes [27] ». Parfois la présence de la journaliste sur le terrain et les conditions de la rencontre se dévoilent entre les lignes, comme ici par une métaphore qui montre l’intimité intervenue avec les sujets tout en faisant bel et bien disparaître la « confesseuse ». En fait le travail d’écriture consiste à effacer les traces de l’entretien originel. Les invisibles sont présentés en action dans leur milieu, jamais stabilisés en position de discussion, si bien que la reporter apparaît comme à la fois partout et nulle part. De quel côté de la fenêtre est-elle, par exemple, dans cette petite séquence prise dans un reportage sur un EHPAD ?

Mardi 17 mars. Le couple s’est planté sur le trottoir, juste devant la façade. Ils doivent avoir la cinquantaine, et c’est elle qui se met à crier la première, mains en porte-voix : « Maman, montre-toi, on est là ! » Aux fenêtres, rien ne bouge. Alors le mari vient en renfort, mimant une sérénade d’une belle voix fausse de baryton : « Je vous aime, je suis sous votre balcon ! » Un volet bouge. « Maman » apparaît derrière la vitre ; ses lèvres remuent, mais elle parle trop doucement pour qu’ils l’entendent. « Tu as vu ? Elle a mis sa robe de chambre bleue », constate madame. Puis ils ne disent plus rien, se tenant juste par les yeux, eux en bas et elle en haut, qui agite délicatement la main, façon reine d’Angleterre. Quand le couple finit par s’en aller, elle fait pivoter son fauteuil roulant pour les apercevoir le plus longtemps possible [28].

La disparition syntaxique d’Aubenas de la phrase renvoie à ses techniques d’invisibilisation sur le terrain où elle s’applique « à faire partie des meubles ». Dans le magazine M. Le Monde en 2015, elle raconte les vacances de rêve de jeunes de banlieue de Grigny ou de la Courneuve, libérés en Asie de certains préjugés communs en France. Dans ce reportage très enlevé, un « on » ambigu est l’indice maximal de la présence de la reporter sur place : « On finit sur la plage, avec une dizaine de garçons des Hauts-de-Seine, autour d’un téléphone qui balance du rap dans un sable blanc comme du sel [29] ». Un article signé de Marie-Pierre Lannelongue nous donne le protocole de l’enquête [30] : Aubenas a pris l’avion pour la Thaïlande avec deux garçons de la cité des Pâquerettes, à Nanterre et sur place, elle a rencontré d’autres jeunes gens issus de la banlieue.

Ce dispositif d’invisibilisation peut être rapproché des fictions de méthode [31] proposées par Ivan Jablonka, soit « des fictions visibles, assumées comme telles, érigées en outils cognitifs [32] ». Ici la fiction de méthode passe par la disparition de Florence Aubenas et par l’installation d’une quasi narration omnisciente, très proche de celle du roman réaliste. Il n’est donc pas étonnant et tout à fait intéressant que les rares critiques faites à Florence Aubenas l’accusent de produire une « chronique romancée [33] ». Dans Ouest-France, les élus de Couëron et le député-maire, mécontents de l’image soi-disant misérabiliste donnée par Aubenas de leur commune, dénoncent « une description certes littéraire, mais étonnamment déconnectée de la réalité. Il est clair, aux yeux de tous, que Florence Aubenas n’a jamais posé un pied sur notre commune, sauf peut-être dans une autre vie [34] ». Elle avait écrit : « C’est un garçon du pays, de Couëron exactement, ancien village de pêcheurs […] une étendue de vase et d’herbes où grouille une pègre d’eau douce, vivant chichement de braconnages divers, braquages miséreux, trafic de ferrailles et de stupéfiants […] [35] ». Un journaliste local l’avait semoncée et lui avait même reproché de faire du Zola [36]. Effectivement elle a cette manière balzacienne ou zolienne, en tout cas romanesque selon les critères du XIXe siècle, de lier un lieu et un événement, comme dans cette description du pays de Gex où se sont implantés les Romand, avant le drame.

En bordure de la Suisse, le pays de Gex, vert et vallonné, ne ressemble à rien d’autre dans le département de l’Ain. Depuis les années 60 s’y est installée une tribu dorée de cadres supérieurs, de fonctionnaires internationaux, de commerçants aisés, qui jouent à saute-frontière entre les salaires suisses et l’art de vivre français. Lorsque les Romand y arrivent en 1984, ils semblent avoir trouvé là leur terre promise [37].

De fait, ce lien avec le modèle réaliste ou naturaliste est de plus en plus affirmé et revendiqué chez Aubenas.

Ici, c’est Zola dans le désert : les plus grandes mines de phosphate du monde, principale ressource de Tunisie, auxquelles se cramponne un peuple de misère, luttant pour un travail qui, peu à peu, finira par l’empoisonner. Depuis près d’un siècle et demi, l’histoire s’y raconte à travers de longues grèves, ponctuées d’arrestations, de morts, d’injustices, dans les bourrasques du sirocco qui soulève une poussière blanche, corrosive, tandis que grince, au loin, un train rempli de phosphate [38].

Dans son interview récente à Zadig [39], elle se réfère explicitement à Germinal. Comme Zola, Florence Aubenas a une ambition panoramique, comme Zola, ses procédés d’enquête aboutissent à une invisibilisation de l’enquêteur au profit de ses sujets pour elle, ou de ses personnages pour lui. Elle a feuilleté les Carnets d’enquête [40] et trouve que Zola, à l’opposé d’elle, prend des notes extraordinairement précises sur les décors et retranscrit très peu de dialogues. Mais dans tous les cas, il s’agit de narrer et de mettre en place une intrigue.

3.2 Des exceptions

De manière assez amusante, le je est pourtant fort présent dans une série un peu à contre-emploi, intitulée « Red Carpet », réalisée à propos du festival de Cannes. Sur les people, Florence Aubenas s’est déjà expliquée : « Je ne dis pas qu’ils ne sont pas dignes d’intérêt. Je dis qu’ils n’appartiennent pas à mon univers, ne nourrissent pas mon imaginaire, ne répondent pas à ma priorité qui est de comprendre comment vivent les Français [41] ». À Cannes, non seulement l’ironie, dévastatrice, est omniprésente mais la journaliste s’exhibe pour montrer son étrangeté et son extériorité à ce monde, avec une « brusque envie de reprendre le train [42] »,

Des filles en talons aiguille se photographient avec un verre de rosé sur le sable. Tout laisse croire qu’elles ont passé une nuit blanche. À mon avis, elles se vantent. 

Vers la gare commence le lent pèlerinage de ceux qui essaient d’avancer leur départ. Une dame avec un coup de soleil au contrôleur :  « La clôture ? Il n’y a que les ploucs pour y aller.»  J’en fais partie. Je vous avais préparé, moi aussi, quelques anecdotes émouvantes sur certains films. Aucun n’a été primé. Il doit s’agir d’un complot [43]

Il est amusant de constater que ces articles sont brefs. Au long empathique chez les sans voix, les précaires, s’oppose le bref, satirique chez les « paillettes » qui s’inscrit dans une longue tradition de l’épigramme, de la caricature et de la physiologie. Ces articles ne sont pas exempts d’ailleurs d’autodérision lorsqu’elle se décrit comme inexorablement attirée par le Secours catholique de Cannes. L’ensemble est une dénonciation impitoyable de la « bulle [44] » de Cannes.

Le reportage en immersion Le Quai de Ouistreham constitue un autre exemple de très long où le je est constamment présent, puisque Aubenas y a pris totalement la place de ces sujets et a effectivement écrit à la première personne, comme une autre. Aubenas y emploie cependant un je plat, sans introspection, qui ne commente jamais, par exemple, les absurdités du système bureaucratique français qu’elle déplie, à l’instar de l’histoire de cet homme à l’Agence pour l’Emploi que l’on invite à téléphoner pour prévenir que son téléphone a été coupé. Elle ne revient pas, une fois le prologue passé, sur son identité de journaliste et elle écrit comme la femme désemparée qu’elle feint d’être, négligeant tous les effets de feuilletés et de vertiges identitaires caractéristiques des reportages d’immersion [45]. Cette immersion anonyme qui sans doute satisfaisait totalement son envie de « faire partie des meubles », en même temps dérogeait à ses principes d’invisibilisation puisqu’elle est devenue l’héroïne de sa propre histoire. Significativement, malgré le succès du livre, son adaptation au théâtre et au cinéma, elle n’a pas retenté l’expérience et ne s’est pas, comme une Maryse Choisy, transformée de manière infinie. Elle affirme aujourd’hui que l’image des journalistes, dégradée, ne permet plus de telles expériences qui pourraient passer pour des tromperies.

Arriver à un rond-point de Gilets jaunes sans dire qu’on est journaliste, c’est vraiment tromper les gens. Je me leurre peut-être, mais quand je disais : « Je suis femme de ménage », je ne cherchais pas à tromper. Les Gilets jaunes, dans le contexte qu’on connaissait, l’auraient pris comme une tromperie. Alors j’ai affiché la couleur [46].

Malgré la forte présence du je, Le Quai de Ouistreham est aussi incontestablement un récit élagué jusqu’à pouvoir reposer sur la force d’immersion d’une intrigue.

3.3 L’immersion par l’intrigue

Si le bref coagulé était du configurant, le long élagué est de l’intriguant. Raphaël Baroni appelle intriguant un récit où « l’intrigue est conçue dans le but d’immerger le lecteur dans une expérience simulée et de nouer une tension orientée vers un dénouement éventuel. Il s’agit de construire une expérience esthétique fondée sur le suspense, la curiosité ou la surprise, ce qui implique que la compréhension globale des événements est stratégiquement retardée ou empêchée [47] ». Dans Le Quai de Ouistreham, l’intrigue est constituée autour du suspense créé autour de l’obtention d’un contrat à durée déterminée. Le texte est élagué des conditions réelles de l’expérience qui seront données dans les articles de presse accompagnant la sortie du livre. On y apprend par exemple que la journaliste n’a pas réussi à vivre de ce qu’elle gagnait et que si beaucoup de ses coéquipières ont été agréablement surprises en apprenant sa véritable identité et en lisant son récit, d’autres se sont senties trahies par cette usurpation de fonction. En fait le récit est bien régi par un élan intriguant : il s’agit d’un récit épiphanique où une femme de plus en plus rebelle et impliquée (elle répond à un manager, tente de parler politique avec d’autres employés, refuse un travail par amitié), se voit offrir le fameux contrat. Comme si l’enquête sociale était doublée d’un roman d’apprentissage. Le récit d’apprentissage est construit selon un déroulement téléologique où le CDI constitue le dénouement à la fois inattendu mais aussi idéal pour la clôture de l’histoire.

Dans L’Inconnu de la poste, le récit passe par un travail d’équilibriste entre le configurant (le bref monté) et l’intriguant (le très long élagué), qui va conduire le lecteur à rester dans le livre pour connaître l’identité de l’assassin. Le configurant permet de mettre le lecteur à la hauteur des sujets du livre et de l’amener à réfléchir à plusieurs milieux, territoires, terrains et l’intriguant le conduit à être totalement pris par l’histoire comme dans un page turner. Dans une interview donnée à L’Obs, elle détaille ainsi la manière dont, dans L’Inconnu de la poste, le travail de l’écriture a sélectionné dans le matériau de l’enquête :

Il y a beaucoup de choses qui ne servent pas directement, mais vous imprègnent d’une région, d’un contexte. Par exemple, j’ai énormément travaillé sur le passé de cet endroit, qui fut un haut lieu de la Résistance et finalement je n’ai pas intégré ce volet. J’ai aussi beaucoup travaillé sur la transformation de la vallée, la disparition du monde paysan avalé par l’industrie du plastique. J’ai visité une usine, rencontré des industriels. Les auteurs de non-fiction américains que j’admire, comme Ted Conover ou Gay Talese, auraient consacré au moins trois chapitres in extenso à cet aspect. Moi, je ne sais pas faire, j’ai peur de ralentir la narration. Je n’ai pas ce talent d’ouvrir autant de tiroirs dans un récit. [48]

Le travail de l’intrigue ici est calqué sur celui du roman policier. À plusieurs reprises, et notamment dans l’article matriciel paru dans M. Le Monde [49], Aubenas souligne combien ce meurtre s’apparente aux énigmes de la chambre close dont le modèle prototypique est Le Mystère de la chambre jaune. À d’autres moments, elle affirme avoir calé son intrigue sur celle d’un Simenon, c’est-à-dire en suivant l’enquête tout en racontant la pluralité des choses :

« Les romans qui me plaisent sont les romans à histoire, les conteurs, Kadaré, Balzac. Il faut que je sois emportée par un récit. Comme dans La Cousine Bette ». Elle dit avoir beaucoup travaillé sur la forme de L’Inconnu de la poste, pour échapper au déroulé de l’enquête, pour « raconter la pluralité des choses ». Ça lui rappelle une phrase de Simenon, qui disait avoir longtemps suivi le même fil, à savoir la fumée de la pipe de Maigret, jusqu’au jour où il en a terminé avec le commissaire et déclaré « J’ai décidé de lâcher la rampe ». Eh bien elle a lâché la rampe dans ce livre-là, « c’était vertigineux et ça m’a plu [50] ».

Le processus est donc double : d’un côté le montage d’éclats brefs qui donnent la chair de ces milieux et de ces hommes. Le dispositif énonciatif utilisé est celui du reportage littéraire ou de la non-fiction américaine : Florence Aubenas écrit comme si elle se mettait dans la tête des personnages. Elle le fait même pour la victime Catherine Burgod qu’elle n’a jamais rencontrée. « Oui, mais c’est précisément ce qui n’est pas possible de faire dans un article et ce que permet l’écriture d’un livre. L’envie du livre est venue avec cette construction-là. C’est une grande responsabilité. Imaginer comment le livre sera reçu à Montréal-la-Cluse me terrorise, à vrai dire » [51]. De l’autre côté, elle relie ces scènes avec une intrigue haletante qui passe par la disparition de tout ce qui n’est pas strictement nécessaire, y compris la reporter elle-même. On sait qu’elle s’est immergée à Montréal-la-Cluse pendant des années mais cette immersion s’est accompagnée, comme dans ses derniers articles du Monde, d’une disparition textuelle. Comme l’ouvrage reste et doit rester de la non-fiction, il est accompagné de ce singulier prologue écrit à la première personne où Florence Aubenas indique une fois pour toute sa position, son identité au sein de l’histoire et aussi son appartenance à la non-fiction à la française, celle qui n’oublie pas qu’une littérature du réel est toujours filtrée par un sujet. Au lecteur ensuite de s’en souvenir et d’être sensible au travail d’enquête sociale et d’écriture ou à lui de l’oublier et de croire qu’il est plongé devant un page turner policier.

Il n’en reste pas moins que le prologue a placé la reporter au cœur de l’action, puisqu’il l’a montrée, attendant Thomassin le jour de sa disparition. Elle est au cœur de ce vide qu’elle va essayer de combler, comme s’il lui avait légué cette disparition. Elle est d’ailleurs impliquée par l’autorité judiciaire qui se tourne vers elle : « « Que s’est-il passé, selon vous ? », m’a demandé le policier [52] ». Mais elle est aussi, comme dans ses articles, la disparue du livre, partageant avec Thomassin une sorte de destin d’évanescence. Ce rendez-vous manqué entre la reporter et son sujet renvoie en creux pour le lecteur à sa propre disparition à elle.

Le long format chez Florence Aubenas se caractérise donc par un dispositif complexe entre bref monté (agrégations d’éclats brefs pour rendre compte d’autres voix, dénonciation des travers d’une société souvent injuste par la simple exhibition de ses dysfonctionnements) et long élagué (disparition de tous les détails qui pourraient nuire au plaisir de la lecture, disparition notamment de la reporter, mise en place d’une intrigue percutante) qui tient dans L’Inconnu de la poste comme dans Le Quai de Ouistreham d’une forme de numéro d’équilibriste particulièrement réussi. Il est très frappant de voir que si Aubenas continue à refuser l’étiquette d’écrivaine (« « Si je devais choisir une étiquette, ce serait journaliste, reporter, plutôt qu’écrivain [53] »), ses plus récentes interventions, notamment radiophoniques, ou les très nombreux salons et festivals dont elle occupe la place d’honneur la montrent de plus en plus prête à reconnaître des généalogies qu’elle choisit certes dans l’histoire du nouveau journalisme qu’elle maîtrise à la perfection, qu’il soit américain ou français, mais aussi dans l’histoire de la littérature française du XIXe siècle, notamment du côté du long roman réaliste.

J’aime la littérature du XIXe siècle, Balzac, Flaubert, Maupassant, Zola, tous des raconteurs d’histoires. Comme aussi Simenon, Emmanuel Carrère, Michel Houellebecq. J’aime aussi beaucoup la littérature du réel, qui va de Bruce Chatwin à Tom Wolfe, en passant par Ted Conover et Nicolas Bouvier. La littérature du réel travaille une matière vivante qui se trouve devant vous et qui continue à évoluer au moment où vous en parlez [54]

Notes

[1] Nicolas Blondeau, « Je voulais privilégier les informations du haut de la pile », interview de Florence Aubenas, Le Bien Public, 12 avril 2015, p. 16.

[2] « J’aime beaucoup la cuisine de l’écriture », interview donnée le 16 mars 2021 à Infusion Fnac. https://www.youtube.com/watch?v=U_14GQ0zdN4

[3] Nous remettons l’exposé de la démarche de plus en plus intertextuelle de Florence Aubenas à un ouvrage en préparation : L’Observatoire des invisibles. Nouveau journalisme et non fiction en France.

[4] Le Quotidien, 19 mars 2021.

[5] « Pour Florence Aubenas et Hussein Hanoun al-Saadi », Libération, 14 janvier 2005, p. 6. Nous soulignons.

[6] « L’autoroute inachevée », « Trans-Maghreb Express 3/6 », Le Monde, 7 août 2014, p. 16.

[7] Voir « Au pays des hypers », Le Monde, à partir du 20 août 2019. 

[8] « Florence Aubenas préside le 3e festival international des « Écrits de femmes », aujourd’hui en Puisaye », Le Journal du Centre, dimanche 12 octobre 2014, site web.

[9] Christian Le Bart, Pierre Leroux et Roselyne Ringoot, « Les livres de journalistes politiques. Sociologie d’un passage à l’acte », Mots. Les langages du politique [En ligne], 104 | 2014, mis en ligne le 19 mai 2014, consulté le 28 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/mots/21566 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mots.21566

[10] « Conversation avec Florence Aubenas », Zadig, automne 2020, p. 22.

[11] Art. cit., p. 21.

[12] Frédérique Bréhaut, « De la vie dans les journaux », Le Courrier de l’Ouest, 20 décembre 2014.

[13] L’Inconnu de la poste, L’Olivier, 2021, p. 10.

[14] Claire Devarrieux, « Florence Aubenas face au « Petit Criminel » », Libération, 11 février 2021, site web.

[15] « La configuration renvoie spécifiquement aux structures d’un texte idéalement coopératif, qui vise à assister le processus de compréhension ». Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine, 2017, p. 31.

[16] « Monsieur Nutella, “chef de gang” », Le Monde, 21 août 2019, p. 22.  

[17] « En Ehpad, la vie et la mort au jour le jour », Le Monde, 1er avril 2020, p. 19.

[18] « 70 000 euros quand même », Le Monde, 27 mai 2013, p. 21.

[19] « Voyage dans la Macronie », Le Monde, 25 mars 2017, p. 12.

[20] « Marlaine, Adeline et les autres », « Au pays des hypers », Le Monde, 22 août 2019, p. 16.  

[21] « Dix jours au poste », Le Monde, 31 décembre 2016, p. 12.  

[22] « La révolte des ronds-points », Le Monde, 17 décembre 2018, p. 15.

[23] « Et votre veau, il est français ? », « Au pays des hypers », Le Monde, vendredi 23 août 2019, p. 18.

[24] Raphaël Baroni, Les rouages de l’intrigue, op. cit., p. 39.

[25] Le Quotidien, 19 mars 2021.

[26] Emmanuel Carrère, L’Adversaire, Paris, POL, Folio, 2000, p. 203-204.

[27] « On ne les met pas au lit, on les jette : enquête sur le quotidien d’une maison de retraite », Le Monde, 19 juillet 2017, p. 14.

[28] « En Ehpad, la vie et la mort au jour le jour », Le Monde, 1er avril 2020, p. 19.

[29] « La cité sous les palmiers », M le Magazine, 7 mars 2015, p. 33.

[30] Marie-Pierre Lannelongue, « Au programme », M le Magazine, 7 mars 2015, p. 8.

[31] Ivan Jablonka, « Le Troisième continent », Pour la littérature du réel, Feuilleton, automne 2018, p. 42. Voir aussi L’Histoire est une littérature contemporaine, Librairie du XXIe siècle, Seuil, 2014.

[32] Ibid.

[33] Jérôme Hémard, « Bienvenue dans la ville poussette », L’Aisne nouvelle, 10 avril 2014.

[34] « Chère Florence Aubenas… », Ouest-France, 7 septembre 2013.

[35] « Procès Meilhon 21h53 : J’ai rencontré un homme de 31 ans », Le Monde, 6 juin 2013, p. 20.

[36] Presse Océan, 9 juillet 2013.

[37] « Mensonge monstre », Libération, 12 janvier 2013, p. 20.

[38] « Le circuit révolutionnaire », « Trans-Maghreb Express 5/6 », Le Monde, 9 août 2014, p. 20.

[39] « Conversation avec Florence Aubenas », Zadig, automne 2020, p. 19.

[40] Émile Zola, Carnets d’enquêtes. Une ethnographie inédite de la France, Plon, 1987.

[41] Isabelle Girard, « Florence Aubenas sur la piste de Gérald Thomassin disparu depuis août 2019 », Madame Figaro,12 février 2021, site web.

[42] « Vous ne savez pas qu’elle hait la Vittel », « Red Carpet », Le Monde, 21 mai 2016, p. 14.

[43] « Les autres reviennent », « Red Carpet », Le Monde, 23 mai 2016, p. 15.

[44] « Votre rimmel coule un peu », « Red Carpet », Le Monde, 13 mai 2016, p. 14.

[45] Nous nous permettons de renvoyer à notre propre chapitre : « Dans la peau d’un autre. La pratique de l’immersion en journalisme et en littérature : histoire et poétiques », article paru dans Pierre Leroux et Erik Neveu (dir.), En immersion, PUR, 2017, p. 22-36.

[46] « Conversation avec Florence Aubenas », op. cit., p. 21.

[47] Raphaël Baroni, « Histoires vécues, fictions, récits factuels », Poétique, Seuil, 2007/3, p. 259-277.

[48] « Sur la piste du petit criminel », propos recueillis par Elisabeth Philippe, L’Obs, jeudi 4 février 2021, p. 67-72. 

[49] Florence Aubenas, « Comme dans un mauvais film », M Le magazine du Monde, 11 octobre 2014, p. 67.

[50] Claire Devarrieux, « Florence Aubenas face au Petit Criminel », Libération, 11 février 2021, p. 24.

[51] « Chaque époque a ses faits divers », Le Temps, 13 février 2021, p. 25.

[52] L’Inconnu de la poste, op. cit., p. 11.  

[53] Libération, op. cit., 11 février 2021.

[54] Le Temps, 13 février 2021.

Bibliographie

Paul Aron, « Un récit sur le travail précaire : Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas », dans Roswitha Böhm et Cécile Kovacshazy (dir.), Précarité, littérature et cinéma de la crise au XXIe siècle, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2015, p. 25-38.

Florence Aubenas, L’Inconnu de la poste, L’Olivier, 2021.

Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, L’Olivier, 2010.

Emmanuel Carrère, L’Adversaire, Paris, POL, Folio, 2000.

Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine, 2017.

Raphaël Baroni, « Histoires vécues, fictions, récits factuels », Poétique, Seuil, 2007/3, p. 259-277.

Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine, Librairie du XXIe siècle, Seuil, 2014.

Christian Le Bart, Pierre Leroux et Roselyne Ringoot, « Les livres de journalistes politiques. Sociologie d’un passage à l’acte », Mots. Les langages du politique [En ligne], 104 | 2014, URL : http://journals.openedition.org/mots/21566

Pierre Leroux et Erik Neveu (dir.), En immersion, PUR, 2017.

Marie-Ève Thérenty, Femmes de presse, femmes de lettres. De Delphine de Girardin à Florence Aubenas, CNRS éditions, 2019.

Émile Zola, Carnets d’enquêtes. Une ethnographie inédite de la France, présentation par Henri Mitterand, « Terre humaine », Plon, 1987.

Auteur

Marie-Ève Thérenty est professeure de littérature française et directrice du centre de recherche RIRRA21 à l’université Paul Valéry-Montpellier 3. Spécialiste des rapports entre presse et littérature, de poétique des supports et d’imaginaire des sociétés médiatiques, elle a publié plusieurs ouvrages dont Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836) (Champion, 2003) ; La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle (Seuil, 2007) ; Femmes de presse, femmes de lettres. De Delphine de Girardin à Florence Aubenas (CNRS éditions, 2019) et sous le pseudonyme de Roy Pinker, Fake news et viralité avant internet (avec Pierre-Carl Langlais et Julien Schuh, CNRS éditions, 2020). Elle codirige avec Guillaume Pinson la plate-forme medias19.org, dédiée à l’étude de la culture médiatique et elle est responsable du projet Numapresse (numapresse.org) financé par l’Agence nationale pour la recherche (ANR). Elle prépare un ouvrage sur la non fiction journalistique depuis la Seconde Guerre mondiale.

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Le journalisme narratif aux États-Unis : de l’imprimé aux nouveaux formats en ligne


Le journalisme narratif peut être défini – dans un premier temps en tout cas – comme une forme de journalisme qui utilise des techniques d’écriture généralement associées à la fiction pour raconter l’actualité. Cet article s’intéresse à la poétique des récits de journalisme narratif américain contemporains, particulièrement dans les journaux quotidiens, et à la façon dont cette poétique se prolonge et se renouvelle dans différents formats qui se développent en ligne, comme le récit multimédia, le podcast narratif et le « journalisme immersif ». La poétique de ces récits est appréhendée, d’une part, en termes de tension entre immersion et information et, d’autre part, en termes de tension entre médiation affichée ou effacée du/de la journaliste.

Narrative journalism can be defined – at least initially – as a form of journalism that uses writing techniques generally associated with fiction to tell the news. This article explores the poetics of contemporary American narrative journalism texts, particularly in daily newspapers, and how such poetics persist and evolve in emerging online formats, such as multimedia narratives, narrative podcasting, and “immersive journalism”. The poetics of these narratives is approached, on the one hand, in terms of a tension between immersion and information and, on the other hand, in terms of a tension between displaying and erasing the mediation of the journalist.


Texte intégral

Le journalisme narratif est généralement défini comme une forme de journalisme qui utilise des techniques d’écriture associées à la fiction pour raconter l’actualité. La plupart des définitions proposent même une liste des techniques d’écriture en question. Ainsi, une revue systématique de la littérature scientifique anglophone répertorie : « la voix, le point de vue, le personnage, le cadre, l’intrigue et/ou la chronologie pour raconter le réel au travers d’un filtre subjectif [1] ». Cette liste rejoint largement une compilation critique de définitions d’experts et de praticiens, pour la plupart américains, selon laquelle

Le récit, en journalisme narratif, utilise des techniques d’écriture littéraires pour rendre compte d’une histoire réelle où des personnages déploient leurs actions dans le temps et dans un cadre spatial. Cette histoire est mise en forme – par un narrateur qui possède une voix propre, personnelle – de manière à créer un récit organisé et capable de simuler une forme d’expérience pour ses lecteurs. La mise en récit est orientée par une volonté manifeste de capter et garder l’intérêt de ces lecteurs, avec pour but final de leur offrir une compréhension plus profonde du réel dans lequel ils vivent [2].

Si de telles (compilations de) définitions permettent de rendre plus concrète la notion d’un journalisme qui s’écrit et se lit « comme un roman [3] », elles ont également tendance à figer ou lisser une forme mouvante et fluide, que l’on retrouve d’ailleurs dans diverses régions du monde [4] et qui a connu et connaît encore aujourd’hui, dans chacune de ces régions, une évolution propre [5]. Pour éviter un tel lissage, on peut appréhender le journalisme narratif comme un modèle journalistique particulier, qui s’oppose au modèle dominant – dans le journalisme factuel en tout cas – de la pyramide inversée, mais qui est lui-même plus complexe que les listes de caractéristiques ne le laissent paraître, et que l’on peut mettre en œuvre de différentes façons et à des degrés divers.

Cet article présente une proposition de modélisation du journalisme narratif centrée sur les tensions essentielles qui définissent les grands possibles de sa poétique. Il illustre ensuite comment cette modélisation s’applique au journalisme narratif américain contemporain et les tendances que l’on peut observer quant à la poétique de celui-ci, particulièrement dans les journaux quotidiens. Enfin, l’article explore comment cette poétique se prolonge et se renouvelle dans trois formats journalistiques qui se développent actuellement en ligne : le récit multimédia, le podcast narratif et le journalisme dit « immersif. »

1. Un modèle défini par une double tension

Si l’on cherche à dépasser les définitions existantes pour cerner ce qui fait l’essence même du journalisme narratif, une première tension apparaît directement, entre une forme qui emprunte les codes de la fiction et un contenu fermement ancré dans le réel [6]. En termes narratologiques, le journalisme narratif peut être pensé comme une tentative de réconcilier, au sein d’un même texte, les deux prototypes de la narrativité formalisés par Raphaël Baroni [7] : le récit informatif, qui met en œuvre une fonction configurante, et le récit immersif, qui met en œuvre une fonction intrigante. Tel que défini par Baroni, le récit informatif s’inscrit dans une conception de l’intrigue en tant que configuration, au sens ricœurien du terme [8]. Il « vise à informer, à ordonner le passé, à établir les faits et à associer les événements à des cadres interprétatifs qui les rendent compréhensibles [9] ». Le récit immersif, au contraire, s’inscrit dans la conception de l’intrigue développée par Baroni [10] dans la double lignée des travaux de Jean-Michel Adam [11] et de Meir Sternberg [12]. L’intrigue y est développée

dans le but d’immerger le récepteur dans une expérience simulée et de nouer une tension orientée vers un dénouement éventuel. Il s’agit de construire une expérience « quasi-mimétique » fondée sur le suspense, la curiosité et la surprise, ce qui implique que la compréhension globale des événements est stratégiquement retardée ou définitivement empêchée [13].

Le journalisme narratif étant une forme de journalisme factuel, son but premier est d’informer. De nombreux praticiens et experts vont même plus loin, en soutenant qu’il permet une meilleure compréhension de l’actualité que le journalisme « classique [14] ». Cette idée se retrouve également largement dans la littérature scientifique, puisque la recherche sur son rôle sociétal considère le journalisme narratif comme « un outil puissant pour […] augmenter la compréhension qu’a le public de la société, dans toute sa complexité [15] ».

Cependant, si le journalisme narratif a pour but de nous informer et de configurer notre expérience du monde, il utilise pour ce faire la forme du récit immersif et intrigant. Les manuels de journalisme narratif [16] décrivent ainsi précisément la structure de l’intrigue telle que définie par Baroni [17] – soit la dynamique entre un nœud et la promesse de son dénouement, qui fait naître la tension narrative. L’intrigue fait également partie des techniques listées suite à la revue systématique de la littérature scientifique [18].

Les guides pratiques insistent en outre sur la dimension expérientielle du récit. Comme l’écrit James Stewart, « [le] récit montre aux lecteurs ce qui s’est passé, souvent au travers de détails saisissants. De toutes les formes d’écriture, c’est celle qui tente le plus directement de recréer la réalité pour le lecteur [19] ». Cette dimension expérientielle renvoie notamment à ce que Kobie van Krieken appelle, dans sa liste des techniques d’écriture, « point de vue », qui permet de développer des « descriptions des perceptions sensorielles, des émotions et des pensées des personnages [20] ».

Il apparaît donc que les deux types narratifs, le récit immersif et le récit informatif, sont tout aussi essentiels l’un que l’autre au journalisme narratif. De la tentative de les réconcilier au sein d’un même texte naît une forme de tension que chaque article de journalisme narratif résout à sa manière, en créant un équilibre qui lui est propre, entre les deux types narratifs [21]. Cette proposition, d’abord théorique, a été testée et validée sur un large corpus de productions journalistiques narratives américaines et francophones [22].

Ce test a permis de mettre en évidence une deuxième tension constitutive du journalisme narratif, liée à une autre caractéristique du modèle, largement reconnue par les professionnels [23] et discutée dans la littérature scientifique [24], mais qui se traduit de manières très diverses dans les textes : son caractère subjectif. Comme le soulignent van Krieken et José Sanders [25], le journalisme narratif raconte l’actualité au travers d’une voix et d’un filtre subjectif, qui peut être soit un personnage, soit le/la journaliste.

Toutefois, puisqu’il s’agit de récits du réel – et non de récits de fiction –, le journaliste-narrateur

est toujours le focalisateur principal, qu’il cherche à s’effacer ou qu’il se présente en tant que personnage, qu’il soit conscient de son rôle de filtre ou non. Il peut tenter d’adopter le point de vue d’une autre personne, qui devient alors focalisateur second, mais ce deuxième niveau de focalisation reste soumis à l’information et à la perspective, indépassables, du focalisateur principal [26].

Même si le journalisme narratif peut nous offrir un accès à la subjectivité des personnes qui font l’actualité, cette subjectivité recréée dépend toujours d’une subjectivité première et insurmontable : celle du/de la journaliste. L’analyse de l’ensemble du corpus [27] montre que cette subjectivité insurmontable peut être plus ou moins explicite dans le récit, selon que le/la journaliste s’exprime au je, au nous ou même à la troisième personne, pour faire part de ses démarches, ses doutes, ses convictions ou même ses émotions. Se dessine ainsi une deuxième tension essentielle au journalisme narratif, qui renvoie, en termes narratologiques, à la fois aux notions de voix [28], de focalisation et de point de vue [29], et même, plus récemment, de « forme de conscience constituante [30] ». Cependant, ces différentes catégories – et, surtout, les débats qu’elles suscitent –, risquent de nous éloigner de l’aspect proprement journalistique de la question qui nous occupe. Je propose donc de nous en tenir ici à une formulation en termes de tension entre affichage et effacement de la médiation subjective du/de la journaliste.

2. Dans le journalisme narratif écrit

Selon la modélisation proposée, le journalisme narratif peut être appréhendé en tant que modèle au travers de deux tensions fondamentales qui déterminent les grands possibles de sa poétique. La poétique propre à chaque texte de journalisme narratif peut dès lors se décrire en termes d’équilibre particulier entre récit informatif et immersif d’une part et entre médiation affichée ou effacée d’autre part. Pour la rendre plus concrète, cette modélisation peut être illustrée par deux exemples issus du corpus d’articles américains sur lequel elle a été testée et construite.

Le premier exemple est un article de Lane DeGregory, intitulé « Une jeune femme se débat, entre addiction à l’oxy et sevrage » (« A young woman struggles with oxy addiction and recovery ») et paru dans St. Petersburg Times le 16 décembre 2011. Si le titre semble plus informatif qu’intriguant ou immersif, le début du texte nous plonge directement dans un moment clé de l’histoire de cette jeune femme :

Lorsque sa mère vint la chercher ce matin-là pour l’emmener au tribunal spécialisé dans les affaires de drogue, Stacy Nicholson était encore défoncée.

[…]

Stacy et deux de ses cousins étaient enfermés depuis des mois dans cette maison délabrée, se droguant avec des pilules antidouleur écrasées. Des seringues usagées jonchaient une table de chevet. La mère de Stacy n’avait cessé de lui dire : Quelqu’un dans cette maison va mourir [31].

Dès la première phrase est ainsi posée la complication qui va nouer et tendre l’ensemble du récit. Les paragraphes suivants permettent de situer le personnage de Stacy et de mieux comprendre sa situation, tout en suivant son passage devant la juge. C’est également l’occasion de comprendre que son histoire s’inscrit dans un problème sociétal beaucoup plus large en Floride :

De toutes les prescriptions d’oxycodone délivrées aux États-Unis au cours du premier semestre de l’année dernière, 98% l’ont été en Floride. Selon le centre de médecine légale de l’État, en moyenne, sept Floridiens meurent chaque jour d’une overdose de médicaments sur ordonnance – soit un nombre de décès supérieur aux décès causés par les accidents de la route [32].

Après un début très immersif et intriguant, ces éléments apportent l’information nécessaire pour comprendre les enjeux de l’histoire de Stacy et en quoi cette histoire est importante pour l’ensemble de la société. La compréhension que permettent ces éléments informatifs permet, en retour, de renforcer la tension narrative. C’est particulièrement clair à la fin de cette première longue scène au tribunal : « En ce jour de février, dans le tribunal de la juge Farnell, Stacy s’est engagée dans ce qui, de l’avis de tous, était un combat pour sa vie. Elle pouvait soit s’en sortir soit devenir l’une des sept victimes floridiennes quotidiennes de l’abus d’antidouleurs [33]. »

L’article suit ensuite Stacy dans les différentes étapes de son parcours pour essayer de vaincre son addiction : en prison, dans un foyer de transition, à la recherche d’un travail, de retour en prison, etc. Ces scènes, racontées de manière immersive, sont entremêlées de passages plus informatifs, notamment concernant l’addiction. Ainsi, juste après la mort du cousin de Stacy, le texte explique qu’environ 50% de l’addiction serait d’origine génétique. La journaliste développe rapidement les différentes raisons qui poussent à consommer des drogues, avant de revenir à Stacy, qui pense que c’est un traumatisme d’enfance qui l’a poussée à commencer, et de détailler les grandes phases de sa vie et de son addiction.

Le récit s’achève lorsque Stacy quitte le foyer de transition pour s’installer chez sa mère. La protagoniste semble être sur la bonne voie pour en finir avec son problème d’addiction. Cependant, pour fêter son nouveau départ, elle achète une bouteille d’alcool, ce qui lui est interdit. Le texte se termine quelques lignes plus loin et une semaine plus tard, sur sa rupture avec son nouveau petit ami :

Si Stacy l’avait reçu n’importe quel autre jour, pendant la majeure partie de sa vie, un texto comme celui-ci aurait été une raison parfaite pour prendre une pilule. Mais pas ce jour-là.

Ce jour-là, elle se laissa ressentir la douleur [34].

Si la complication de départ peut sembler résolue, puisque Stacy a finalement pu sortir du foyer de transition dans lequel l’avait envoyée la juge au tout début du récit, les derniers paragraphes du texte soulignent à la fois un événement encourageant – Stacy qui se laisse ressentir la peine de sa rupture – et un événement plus inquiétant – l’achat de la bouteille d’alcool. La résolution apparaît donc temporaire, susceptible d’être confirmée ou infirmée par la suite, sans clairement diriger le lecteur vers l’une des deux options.

En ce qui concerne le rapport à la subjectivité, la journaliste efface presque complètement toute trace de sa présence dans le récit. Elle n’est présente qu’à la troisième personne, dans quelques phrases glissées dans la toute première scène du récit, au tribunal :

Environ 500 accusées ont comparu devant le tribunal lors des Journées des Femmes cette année. Les journalistes du St. Petersburg Times ont assisté à ces journées, semaine après semaine. Ils ont interviewé des douzaines de femmes. Ils ont suivi des toxicomanes alors qu’elles oscillaient entre prison et traitement, qu’elles logeaient dans des maisons abandonnées, qu’elles cherchaient un emploi et qu’elles titubaient vers une guérison ou une rechute.

Une femme a laissé les journalistes la suivre toute l’année [35].

Ces quelques phrases indiquent au lecteur comment la journaliste a eu accès aux détails de la vie de Stacy et ce qui lui permet de recréer son expérience de manière aussi intime tout au long du récit. Outre ce passage, la présence de la journaliste ne se fait sentir qu’à de rares occasions, quand elle prend ouvertement ses distances par rapport aux personnages dont elle raconte l’histoire. Ainsi, avant de raconter les deux rechutes de Stacy – auxquelles elle ne semble pas avoir directement assisté –, elle écrit exactement la même phrase : « Voici l’histoire qu’elle raconterait plus tard [36]. » Elle fait ainsi sentir que, même si elle raconte cette histoire en collant autant que possible au point de vue de Stacy, c’est bien elle qui exerce la fonction de narratrice et conserve la responsabilité du récit.

Le deuxième exemple est une column [37] de Jeff Klinkenberg, parue dans le St. Petersburg Times le 10 juin 2011 et intitulée « La pin-up et top-modèle Bunny Yeager s’est distinguée des deux côtés de l’appareil photo, en photographiant Bettie Page pour “Playboy” » (« Pinup model Bunny Yeager rocked both sides of the camera, photographing Bettie Page for ‘Playboy’ »). Cet article révèle le même type de dynamique entre récit immersif et récit informatif, mais un rapport à la subjectivité du journaliste ouvertement assumé, à l’opposé de l’effacement de Lane DeGregory dans l’article précédent. Le récit s’ouvre ainsi :

J’ai commencé à faire la cour à Bunny Yeager l’été dernier, quand j’ai formé son numéro sur mon téléphone et que je me suis senti comme un jeune geek demandant à Lady Gaga de sortir avec lui.

J’avais répété ce que j’allais dire : « Mlle Yeager, nous avons grandi dans le même quartier. Je me souviens des jours de gloire de Miami et j’ai toujours apprécié votre contribution à la culture de la Floride. Je me demandais, Mlle Yeager, si vous accepteriez que je vous rende visite chez vous pour écrire un article à votre sujet. » Mais quand elle a répondu, j’ai eu l’impression d’avoir à nouveau 13 ans [38].

Si la complication est d’une nature bien différente – un journaliste essayant d’obtenir un rendez-vous avec son idole de jeunesse –, la dynamique du récit est la même que dans le premier exemple : le texte s’ouvre sur la complication, les paragraphes suivants servent à présenter Bunny Yeager, et puis le récit se poursuit au travers des différentes tentatives du journaliste pour rencontrer son idole, ces épisodes étant entrecoupés d’informations sur la carrière de celle-ci. En revanche, ce deuxième exemple présente un rapport à la subjectivité très différent du premier puisque l’histoire concerne directement le journaliste. Celui-ci est (omni-)présent à la première personne du singulier et c’est au travers de son expérience que l’on approche l’inaccessible idole.

Les deux exemples présentés ici sont représentatifs de la façon dont les textes américains du corpus analysé se positionnent par rapport à la tension entre information et immersion ; l’immersion, au travers d’une intrigue qui s’ouvre dès les premières lignes et se prolonge jusqu’aux dernières, étant mise au service de l’information tandis que l’information est toujours présentée et formulée dans le contexte du récit immersif. Ces deux articles permettent également d’exemplifier deux positionnements très différents par rapport à la tension entre affichage et effacement de la médiation – le premier texte étant un exemple d’effacement, parti pris largement majoritaire sur l’ensemble des articles américains analysés, alors que le deuxième texte offre un exemple d’affichage qui constitue un choix nettement minoritaire dans les articles du corpus [39].

3. Et dans les formats qui se développent en ligne ?

Avec l’essor d’Internet et de l’information en ligne se développent de nouveaux formats journalistiques, dont certains s’inscrivent dans l’héritage, plus ou direct, du journalisme narratif écrit. Cet article en examine brièvement trois – le récit multimédia, le podcast narratif et le journalisme dit « immersif » – afin d’explorer comment ils prolongent et renouvellent la poétique de ce journalisme narratif écrit.

3.1. Les récits multimédia

Le récit journalistique imprimé a très vite exploré les nouvelles potentialités multimodales ouvertes par le passage en ligne [40]. Dès 1997, la série d’articles narratifs de Mark Bowden pour le Philadelphia Inquirer « La chute du faucon noir » (« Blackhawk Down ») – qui donnera ensuite lieu à un livre puis un film du même nom – est mise en ligne au fur et à mesure de sa publication dans le journal. La série retrace la bataille de Mogadiscio qui a opposé l’armée américaine à différentes milices somaliennes en 1993. La version en ligne comprend non seulement le texte publié dans les pages du quotidien, mais aussi de très nombreux compléments multimédia : photos, cartes, extraits audio ou vidéo, accessibles au travers d’hyperliens placés dans le texte et de rubriques spécifiques au sein du menu (Doc. 1). L’équipe web du journal a en effet demandé au journaliste de lui confier l’ensemble de son matériel afin de le mettre à disposition des internautes. Comme l’explique Bowden, cela a permis de renforcer la crédibilité du récit :

Les articles rédigés de manière dramatique et narrative, comme j’ai essayé de le faire pour « La chute du faucon noir », se passent généralement de l’énumération rigide de leurs sources. […] Les hyperliens ont résolu ce problème. […] Ces éléments audiovisuels ont non seulement ajouté au plaisir de lire l’histoire, mais l’ont ancrée plus fermement dans la réalité [41].

La dimension multimédia renforcerait ainsi le caractère informatif du récit tout en préservant son côté immersif. S’il est difficile de vérifier de tels propos, les chiffres révèlent en tout cas un réel engouement pour la version multimédia : le site web a atteint jusqu’à 46.000 vues par jour – nous sommes alors en 1997, l’accès à Internet est donc bien moins répandu qu’aujourd’hui –, obligeant le journal à changer de serveur pour faire face à l’afflux de visiteurs [42].

Doc. 1 – Capture d’écran d’une version archivée de « Blackhawk Down », https://web.archive.org/web/19981203102102/http://www.phillynews.com/packages/somalia/nov16/default16.asp

Malgré cet énorme succès, c’est la plupart du temps un article bien plus récent qui est cité en exemple lorsque l’on parle de longs récits multimédia : « Snow Fall : L’avalanche à Tunnel Creek » (« The Avalanche at Tunnel Creek »), publié en 2012 par le New York Times – et dont l’impact a été tel que le titre de l’article a été utilisé comme verbe (« to snowfall ») par des éditeurs américains voulant créer le même type de production [43]. L’article est même couronné d’un prix Pulitzer en 2013, le jury soulignant le caractère évocateur du récit, l’explication scientifique du phénomène et l’intégration habile de composants multimédia [44].

Contrairement à la version en ligne de « La chute du faucon noir », « Snow Fall » ne joue pas sur un réseau des pages interconnectées, mais intègre autant que possible les éléments multimédia sur la page même du récit écrit, en recourant à trois techniques : l’utilisation de brèves boucles vidéo pour introduire les différents chapitres et effectuer des transitions entre parties, la progression dans la page par défilement vertical (scrolling), et l’« effet de rideau », au travers duquel les divers éléments – texte, animation, image, etc. – apparaissent et disparaissent en fonction du défilement vertical sur la page [45] (Doc. 2).

Doc. 2 – Capture d’écran de « Snow Fall », https://www.nytimes.com/projects/2012/snow-fall/index.html

David Dowling et Travis Vogan considèrent dès lors que « Snow Fall » construit

un environnement immersif dans lequel […] « notre attention est contenue : elle est dirigée vers le texte devant nous, avec aussi peu de distraction que possible. » Bien que l’intégration d’éléments multimédia puisse, de manière paradoxale, disperser l’attention des lecteurs, elle le fait d’une manière qui encourage ces lecteurs à plonger plus profondément dans l’univers narratif et donc à « nous immerger dans ce que nous lisons [46]. »

Cependant, tous les lecteurs et commentateurs ne sont pas d’accord. D’autres soutiennent, à l’inverse, que le caractère multimédia de « Snow Fall » a pour effet de casser l’effet immersif du récit. Selon Roy Peter Clark, par exemple, la plupart des éléments visuels, tels qu’ils sont disposés par rapport au texte, brisent la tension narrative que celui-ci essaie de créer en divulguant trop tôt certaines informations. L’immersion narrative est aussi interrompue par des éléments multimédia qui sont anecdotiques par rapport au fil narratif et distraient les lecteurs de l’histoire. Ainsi, pour Clark, le problème de « Snow Fall » est une forme de dissonance entre la voix du récit écrit et l’univers multimédia – principalement visuel – créé autour de ce récit [47].

Si certains éléments multimédia, comme les cartes animées permettant de suivre les déplacements des différents personnages sur la montagne, semblent favoriser la compréhension des lecteurs, ce n’est plus l’apport du multimédia à l’information qui est mis en avant dans les discussions autour de « Snow Fall », mais son effet – positif pour certains, négatif pour d’autres – sur l’immersion dans le récit. Toutefois, Clark lie cette question à celle de la voix, qu’il définit à la suite de Don Fry comme « la somme de tous les choix posés par l’auteur qui créent l’illusion que celui-ci s’adresse directement de la page au lecteur [48] ». Selon Clark, dans un récit multimédia, la voix doit être en harmonie avec ce qu’il propose d’appeler la vision, soit la « qualité créée par la somme de tous les choix posés par le designer ou l’artiste, dont l’effet est une façon de voir unifiée, comme si nous regardions tous au travers d’une même lentille [49] ».

Depuis « Snow Fall », les récits multimédia en ligne ont encore évolué. Selon la fondation Nieman [50], un nouveau cap aurait été franchi en 2016, avec « Une nouvelle ère de murs » (« A New Age of Walls »), publié en ligne par le Washington Post. La série de trois épisodes propose d’examiner, « à partir de huit pays dispersés sur trois continents, […] les divisions entre pays et peuples, au travers d’un entrelacement de mots, de vidéos et de sons [51]. » « Une nouvelle ère de murs » pousse l’intégration des différents éléments multimédia plus loin que « Snow Fall », puisque textes, images, animations, vidéos et sons sont tous rassemblés dans un écran vertical unique, entièrement scrollable, au sein duquel l’activation de ces différents éléments se fait automatiquement, en fonction de la progression du lecteur dans le contenu (Doc. 3).

Doc. 3 – Capture d’écran de « A New Age of Walls », https://www.washingtonpost.com/graphics/world/border-barriers/global-illegal-immigration-prevention/

Selon Dowling, la production du Washington Post

souligne l’importance d’une linéarité accrue dans l’innovation en matière de design. Les designers ont pris au sérieux l’argument du critique littéraire Sven Birkerts selon lequel « si les lecteurs sont vraiment pris dans un suspense narratif, désireux de découvrir ce qui se passe ensuite ou liés émotionnellement aux personnages, ils préfèrent tourner les pages sous la direction de l’auteur plutôt que d’explorer librement un réseau textuel [52]. »

Avec « Une nouvelle ère de murs » semble donc se dessiner une façon de concilier multimédia et création d’une expérience immersive pour les récepteurs. Cependant, la dimension immersive et expérientielle du texte en lui-même (sans tenir compte des éléments multimédia) apparaît moins poussée que dans la plupart des articles de journalisme narratif écrit. L’immersion semble se faire avant tout dans l’univers multimédia de la production et moins dans l’expérience des personnages – révélant ainsi une relation étroite entre dispositif technique et poétique, qui mériterait d’être analysée plus en profondeur.

Comme le montrent les trois exemples évoqués ici, et les discussions autour de ceux-ci, la multimodalité offerte au récit journalistique par le passage en ligne ouvre de nombreux nouveaux possibles, en constante évolution, qui viennent indéniablement complexifier la recherche d’un équilibre entre fonction informative et fonction immersive du récit journalistique – confirmant par là même la persistance de cette tension narrative fondamentale au sein de différents types de récits multimédia journalistiques en ligne. Par ailleurs, même s’il ne parle pas explicitement de subjectivité, mais de « voix » et de « lentille », Clark esquisse dans sa discussion de « Snow Fall » un lien entre cette tension et la question de la médiation du journaliste, mais aussi de l’équipe de production multimédia, qu’il serait intéressant d’explorer plus avant.

3.2. Les podcasts narratifs

Avec son passage en ligne, le récit journalistique est également passé de l’écrit à l’audio grâce au développement des podcasts. S’il existe bien sûr de nombreux types de podcasts – qui ne sont ni forcément narratifs ni nécessairement journalistiques –, certains peuvent être considérés comme des « récits audio élaborés ou narratifs [53] ». C’est le cas, par exemple, de Serial, une série de trois saisons développée par l’équipe de l’émission de radio publique This American Life. Narré par Sarah Koenig, Serial raconte une histoire vraie, semaine après semaine, tout au long de chaque saison, grâce à un long et méticuleux travail d’enquête journalistique. La première saison – de loin la plus connue – porte sur le meurtre de Hae Min Lee, une jeune fille de 18 ans, à Baltimore, en 1999. Quinze ans plus tard, Koenig rouvre l’enquête sur ce meurtre, après avoir été contactée par une amie d’Adnan Syed, l’homme qui a été condamné pour les faits et se trouve encore en prison.

Serial a rapidement connu un énorme succès auprès du public, avec plus de 90 millions de téléchargements en un an et une communauté de fans très active, prolongeant la discussion et l’enquête en ligne [54], ainsi que la reconnaissance de la profession, avec notamment un Peabody Award [55]. Pour comprendre cet « effet Serial » [56], plusieurs auteurs ont souligné la façon dont Koenig crée un univers audio immersif et intrigant [57]. Serial est directement reconnaissable à la musique qui ouvre, ponctue et clôt les épisodes – plongeant directement l’auditeur dans l’univers diégétique. Koenig ne se contente pas de raconter son enquête, elle immerge les auditeurs dedans, en leur faisant entendre directement les différents personnages de l’histoire, leurs émotions et parfois même leurs interactions. En outre, la narratrice joue constamment sur la tension narrative, utilisant des techniques de teasing au début et à la fin de chaque épisode. Elle annonce ainsi, dans le premier épisode :

Cette conversation avec Rabia et Saad, c’est ce qui m’a lancée dans cette – « obsession » est peut-être un mot trop fort – disons « fascination » d’un an pour cette affaire. D’ici la fin de cette heure, vous allez entendre différentes personnes raconter différentes versions de ce qui s’est passé le jour où Hae Lee a été tuée. Mais commençons par la version la plus importante, celle que Rabia m’a racontée. C’est celle qui a été présentée au procès [58].

Durant le même épisode, elle relance la tension en expliquant :

Ainsi, trois ou quatre mois après avoir rencontré Rabia pour la première fois, j’étais devenue obnubilée par le fait de trouver Asia [un témoin]. […] Parce que toute l’affaire me semblait tourner autour de ses souvenirs de cet après-midi-là. Il faut que je sache si Adnan était vraiment dans la bibliothèque à 14h36.

Parce que s’il y était, il est innocent. C’est si désespérément simple. Et peut-être que je pourrais tout résoudre si je pouvais juste parler à Asia [59].

Comme le montrent ces deux extraits, la tension est intimement liée à l’explication, à la tentative de la journaliste de faire la lumière sur l’affaire. Immersion et information vont donc de pair, comme dans le journalisme narratif écrit.

Cependant, ce qui est le plus souvent souligné dans les discussions autour de Serial, ce n’est pas cette dialectique entre fonction intrigante et configurante, mais la « singulière présence [60] » de Koenig dans son podcast. Koenig y détaille les informations et documents à sa disposition – mettant même de nombreux documents à disposition des auditeurs sur le site web de Serial –, discute leurs qualités techniques, leur fiabilité, les questions qu’ils soulèvent. Elle fait part de ses interrogations sur l’enquête mais aussi sur son rôle dans l’enquête. Elle va jusqu’à expliciter ses réactions les plus irrationnelles, comme lorsqu’elle raconte sa première rencontre avec Syed en prison :

Lorsque j’ai rencontré Adnan en personne pour la première fois, j’ai été frappée par deux choses. Il était bien plus grand que je ne l’imaginais […]. Et la deuxième chose que vous ne pouvez pas manquer à propos d’Adnan, c’est qu’il a d’énormes yeux marron, comme une vache laitière. C’est ce qui a déclenché mes questionnements les plus ridicules. Est-ce que quelqu’un avec des yeux pareils pourrait vraiment étrangler sa petite amie ? C’est idiot, je sais [61].

La parole prononcée ne pouvant effacer son caractère subjectif comme la phrase écrite, Koenig décide d’assumer pleinement l’affichage de sa subjectivité en adoptant un positionnement à la fois extrêmement honnête et hautement réflexif. Si ce parti pris a pu être critiqué [62], il a aussi fait des émules, participant à une vague de podcasts que Dowling et Kyle Miller qualifient de « non-fiction captivante basée sur un journalisme transparent et un méta-récit réflexif [63] ». Ces podcasts explorent ainsi de nouvelles voies par rapport à la tension entre effacement et affichage de la médiation du/de la journaliste, tout en prolongeant la tension entre immersion et information – révélant à quel point les deux tensions constitutives du journalisme narratif écrit se retrouvent également dans les récits journalistiques audio.

3.3. Le « journalisme immersif »

Avec la démocratisation croissante de technologies comme la vidéo 360° et la réalité virtuelle, des formats journalistiques particulièrement innovants ont commencé à apparaître depuis une dizaine d’années, souvent rassemblés sous l’étiquette de « journalisme immersif », proposée par Nonny de la Peña et ses collègues. Le terme désigne « la production d’information sous une forme permettant aux récepteurs d’acquérir une expérience directe des événements ou des situations décrits dans les nouvelles [64] ».

Le Washington Post a récemment réalisé une production de ce type à partir d’un article de journalisme narratif publié précédemment par le journal : « Douze secondes de tirs » (« 12 Seconds of Gunfire ») est une « expérience en réalité virtuelle [65] » adaptée d’un article portant le même titre, racontant les conséquences d’une fusillade dans une école primaire de Caroline du Sud. Le récit en réalité virtuelle animée se concentre sur le vécu d’Ava, 6 ans, suite au décès de son meilleur ami (Doc. 4). Comme l’explique un responsable du journal, le but était de créer un récit « dans lequel le fait d’être immergé rend l’histoire plus riche et plus captivante qu’elle ne le serait dans tout autre format [66]. »

Doc. 4 – Capture d’écran de « 12 Seconds of Gunfire », https://www.youtube.com/watch?v=L6ZlUP4o6Yc

La filiation entre ces nouveaux formats et le journalisme narratif apparaît également au travers des termes utilisés pour désigner ces productions : journalisme immersif et expérience en réalité virtuelle – qui renvoient à la volonté de réconcilier information et immersion propre au journalisme narratif. Une analyse des discours d’escorte du journalisme en réalité virtuelle et en vidéo 360° souligne quant à elle que « [l]e journalisme immersif promet, grâce à un ressenti émotionnel accru, une meilleure transmission de l’information et, ce faisant, une meilleure compréhension du récepteur, une meilleure intellection des sujets d’actualité [67]. » Les journalistes qui promeuvent le journalisme immersif

espèrent faire ressentir [au destinataire] les conditions de perception de la personne filmée pour lui donner accès à son vécu. Le reportage immersif proposé au spectateur est présenté par ses promoteurs comme une expérience permettant de percevoir et de s’approprier l’actualité « à la première personne » [68].

Comme l’indique l’expression « à la première personne », la question de la subjectivité se trouve également au cœur de ces nouveaux formats. Analysant un corpus de productions journalistiques en vidéo 360°, Sarah Jones observe que certaines se limitent à fournir une vue à 360° d’un événement ou d’une situation, sans construction narrative. Parmi les productions plus longues et construites, elle distingue les « récits guidés par le reporter » et les « récits guidés par un personnage [69] ». Étudiant en détail la construction d’un reportage en 360°, Angelina Toursel et Philippe Useille notent quant à eux une relation complexe entre la transparence apparente – « le destinataire semble faire l’expérience du monde “réel” sans médiation » – et « la distance de la médiation créée par l’instance narrative [70] ». On retrouve donc ici la tension entre affichage et effacement de la médiation du/de la journaliste qui traverse également le journalisme narratif écrit, dans une articulation nouvelle avec la tension entre information et immersion. Cette articulation nouvelle découle du dispositif technique immersif, complexifiant la poétique de ces récits sans pour autant remettre en question leur filiation avec le journalisme narratif.

J’ai proposé, dans cet article, de concevoir le journalisme narratif comme un modèle pouvant être adapté de différentes façons et à des degrés divers, et se définissant par les deux tensions fondamentales qui le traversent : une tension entre la création d’une intrigue immersive et la volonté de configurer le réel pour informer les lecteurs, et une tension entre l’affichage ou l’effacement de la médiation subjective des journalistes dans leurs récits. J’ai ensuite montré comment ce modèle permettait de souligner que la poétique du journalisme narratif américain, particulièrement dans les journaux quotidiens, mêle inextricablement immersion et information tout en privilégiant des formes d’effacement des journalistes dans leurs textes. J’ai enfin exploré, au travers de quelques exemples, comment la modélisation proposée peut être appliquée à trois formats journalistiques actuellement en développement aux États-Unis : le récit multimédia, le podcast narratif et le journalisme immersif.

La modélisation proposée ne prétend évidemment pas faire le tour des particularités et questions que soulèvent ces formats. Elle invite à les penser dans une perspective historique plus large destinée à mettre en évidence à la fois la persistance et le renouvellement des tensions propres au journalisme narratif écrit dans ces formats. Le présent article s’est concentré sur la sphère journalistique américaine, mais une telle perspective historique doit tenir compte du contexte journalistique et culturel particulier dans lequel se développent ces formats. L’article appelle donc à explorer les éventuelles particularités des nouveaux formats narratifs dans différentes régions du monde, comme cela a été fait – et est encore en train de se faire – pour le journalisme narratif écrit.

Par ailleurs, le rapide parcours effectué pour explorer les trois formats journalistiques en développement montre bien que les deux grandes tensions discutées dans cet article ne peuvent se penser indépendamment de la forme du récit – et donc du support et du dispositif technique dans lequel le récit s’inscrit. Poétique, support et technique ne peuvent s’appréhender séparément. Cela étant, les deux tensions analysées semblent malgré tout transcender les différentes formes, supports et dispositifs techniques pour se retrouver au cœur de toute tentative de raconter, à proprement parler, l’actualité – par opposition aux tentatives de la résumer, la hiérarchiser ou même la rapporter objectivement. Il me semble en tout cas qu’il s’agit là d’une hypothèse féconde à poser à ce stade, en espérant que d’autres travaux de recherche l’explorent plus avant.

Enfin, si cet article s’est centré sur la question de la poétique de différentes formes journalistiques narratives, cette question ne prend pleinement sens que lorsqu’elle est articulée aux pratiques des professionnels de l’information – et à leurs implications éthiques, identitaires ou encore économiques – d’une part, et aux pratiques de réception des publics d’autre part.

Notes

[1] « voice, point of view, character, setting, plot, and/or chronology to report on reality through a subjective filter » (Kobie van Krieken et José Sanders, « What is narrative journalism? A systematic review and an empirical agenda », Journalism, 9 juillet 2019, en ligne : https://doi.org/10.1177/1464884919862056, je traduis).

[2] Marie Vanoost, « Journalisme narratif : proposition de définition, entre narratologie et éthique », Les Cahiers du journalisme, no 25, 2013, p. 152‑53.

[3] « like a novel » (Wolfe, Tom (dir.), The New Journalism, New York, Harper & Row, 1975, p. 21, je traduis).

[4] V. notamment John Bak et Bill Reynolds (dir.), Literary Journalism Across the Globe: Journalistic Traditions and Transnational Influences, Amherst, University of Massachusetts Press, 2011 ; Richard Keeble et John Tulloch (dir.), Global Literary Journalism: Exploring the Journalistic Imagination, New York, Peter Lang, 2012 ; Richard Keeble et John Tulloch (dir.), Global Literary Journalism: Exploring the Journalistic Imagination (Volume 2), New York, Peter Lang, 2014.

[5] Concernant l’histoire de cette forme aux États-Unis, puisque c’est de journalisme narratif américain dont il est question dans cet article, v. notamment Thomas Connery (dir.), A Sourcebook of American Literary Journalism: Representative Writers in an Emerging Genre, New York, Greenwood Press, 1992 ; John Hartsock, A History of American Literary Journalism: The Emergence of a Modern Narrative Form, Amherst, University of Massachusetts Press, 2000 ; Thomas Schmidt, Rewriting the Newspaper: The Storytelling Movement in American Print Journalism, Columbia, University of Missouri Press, 2019 ; Norman Sims, True Stories: A Century of Literary Journalism, Evanston, Northwestern University Press, 2007.

[6] V. Marie Vanoost, « Defining narrative journalism through the notion of plot », Diegesis, vol. 2, no 2, 2013, p. 77‑97.

[7] Raphaël Baroni, L’œuvre du temps : Poétique de la discordance narrative, Paris, Seuil, 2009 ; « Face à l’horreur du Bataclan : récit informatif, récit immersif et récit immergé », Questions de communication, vol. 34, 2018, p. 107-132.

[8] Paul Ricœur, Temps et récit, tome 1 : L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1991, p. 125-135.

[9] Raphaël Baroni, « Face à l’horreur du Bataclan : récit informatif, récit immersif et récit immergé », art. cit., p. 114.

[10] Raphaël Baroni, La tension narrative : Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007.

[11] Jean-Michel Adam, Les textes : types et prototypes, Paris, Nathan, 1992.

[12] Meir Sternberg, Expositional modes and temporal ordering in fiction, Bloomington Indiana University Press, 1993.

[13] Raphaël Baroni, « Face à l’horreur du Bataclan : récit informatif, récit immersif et récit immergé », art. cit., p. 114.

[14] Marie Vanoost, « Comment et pourquoi raconter le monde aujourd’hui ? », Sur le journalisme, vol. 8, no 1, 2019, p. 133‑34.

[15] « a powerful means to […] increase the audience’s understanding of society in all its complexities » (Kobie van Krieken et José Sanders, art. cit., je traduis).

[16] Jon Franklin, Writing for Story: Craft Secrets of Dramatic Nonfiction by a Two-Time Pulitzer Prize Winner, New York, Plume, 2002 ; Jack Hart, Storycraft: The Complete Guide to Writing Narrative Nonfiction, Chicago, University of Chicago Press, 2011 ; Alain Lallemand, Journalisme narratif en pratique, Bruxelles, De Boeck, 2011.

[17] Raphaël Baroni, La tension narrative, éd. cit.

[18] Kobie van Krieken et José Sanders, art. cit.

[19] « [t]he narrative shows readers what happened, often in vivid details. Of all of the forms of writing, it is the one that strives to re-create reality for the reader » (James Stewart, Follow the Story: How to Write Successful Nonfiction, New York, Simon et Schuster, 1998, p. 74, je traduis).

[20] « descriptions of the sensory perceptions, emotions, and thoughts of characters » (Kobie van Krieken, « Literary, Long‐Form, or Narrative Journalism », dans The International Encyclopedia of Journalism Studies, Tim Vos et Folker Hanusch (dir.), Hoboken, Wiley-Blackwell, 2019, p. 3, je traduis).

[21] Marie Vanoost, « Defining narrative journalism through the notion of plot », art. cit.

[22] Ce corpus était composé de 32 textes américains et 32 textes francophones, sélectionnés sur les conseils d’experts dans les deux régions comme particulièrement représentatifs de ce que constitue le journalisme narratif. V. Marie Vanoost, « Le journalisme narratif aux États-Unis et en Europe francophone : Modélisation et enjeux éthiques », Thèse de doctorat, Université catholique de Louvain, 2014.

[23] Marie Vanoost, « Comment et pourquoi raconter le monde aujourd’hui ? », art. cit.

[24] Kobie van Krieken et José Sanders, art. cit.

[25] Ibid.

[26] Marie Vanoost, « Éthique et expression de l’expérience subjective en journalisme narratif », Sur le journalisme, vol. 2, no 2, 2013, p. 168.

[27] Marie Vanoost, « Le journalisme narratif aux États-Unis et en Europe francophone : Modélisation et enjeux éthiques », op. cit.

[28] V. notamment Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 225-267.

[29] V. notamment Gérard Genette, op. cit., p. 206-224 ; Mieke Bal, « Narration et focalisation : Pour une théorie des instances du récit », Poétique, no 29, 1977, p. 107‑127 ; Alain Rabatel, La construction textuelle du point de vue, Lonay, Delachaux et Niestlé, 1998 ; Raphaël Baroni. « Les fonctions de la focalisation et du point de vue dans la dynamique de l’intrigue », Cahiers de narratologie, no 32, 2017, en ligne : https://doi.org/10.4000/narratologie.7851.

[30] « forms of constituting consciousness » (Monika Fludernik, Towards a ‘Natural’ Narratology, Londres, Routledge, 1996, p. 37, je traduis).

[31] « When her mom came to pick her up for drug court that morning, Stacy Nicholson was still high.

[…]

Stacy and two of her cousins had been holed up for months in this rundown house, shooting crushed-up pain pills. Used syringes littered an end table. Stacy’s mom had kept telling her: Someone in this house is going to die » (je traduis).

[32] « Of all the oxycodone prescribed in America in the first half of last year, 98 percent was dispensed in Florida. According to the state medical examiner’s office, an average of seven Floridians die from prescription drug overdoses every day — more than from car accidents » (je traduis).

[33] « In Judge Farnell’s court in February, Stacy entered what everyone agreed was a fight for her life. She could get better, or she could become one of Florida’s seven a day » (je traduis).

[34] « On any other day, for most of Stacy’s life, a text like that would have been the perfect reason to reach for a pill. But not that day.

On that day, she let herself feel the pain » (je traduis).

[35] « About 500 defendants came to court on Ladies’ Days this year. St. Petersburg Times journalists attended week after week. They interviewed dozens of women. They followed addicts as they bounced between jail and treatment, stayed in abandoned houses, looked for jobs and stumbled toward recovery or relapse.

One woman let the journalists follow her all year » (je traduis).

[36] « This is the story she would tell later » (je traduis).

[37] Un genre américain qui se rapproche de la chronique dans le monde francophone.

[38] « My courtship of Bunny Yeager began last summer when I punched her number into my phone and felt like a nerdy kid asking Gaga out on a date.

I had rehearsed what I was going to say: “Miss Yeager, we grew up in the same neighborhood. I remember the glory days of Miami and have always appreciated your contributions to Florida culture. I wonder, Miss Yeager, how you might feel about the possibility of me visiting you at home and writing a story.” But when she answered I felt 13 again » (je traduis).

[39] Il faut noter ici que si ce choix est minoritaire parmi les textes du corpus, principalement constitué d’articles de journaux quotidiens, il se retrouve plus fréquemment dans des articles narratifs publiés dans des magazines – notamment en raison de consignes éditoriales différentes.

[40] V. Susan Jacobson, Jacqueline Marino, et Robert Gutsche Jr., « The digital animation of literary journalism », Journalism, vol. 17, no 4, 2016, p. 527–546.

[41] « Stories written in a dramatic, narrative fashion, as I tried to write “Black Hawk Down,” typically dispense with the wooden recitation of sources. […] Hyperlinks solved that problem. […] These audio-visual features not only added to the fun of reading the story, but grounded it more firmly in reality » (Mark Bowden, « Narrative Journalism Goes Multimedia », Nieman Reports, 2000, en ligne : https://niemanreports.org/articles/narrative-journalism-goes-multimedia/, je traduis).

[42] Ibid.

[43] David Dowling et Travis Vogan, « Can We “Snowfall” This? Digital longform and the race for the tablet market », Digital Journalism, vol. 3, no 2, 2015, p. 209‑224.

[44] https://www.pulitzer.org/winners/john-branch

[45] Jeremy Rue, cité par David Dowling et Travis Vogan, art cit., p. 213.

[46] « an immersive environment in which […] “our attentional focus is contained: it is directed toward the text in front of us, with minimal distraction.” Although the embedded multimedia elements paradoxically may disperse readers’ attention, they do so in ways that encourage them to dive deeper into the narrative world and thus “to immerse ourselves in whatever we are reading” » (David Dowling et Travis Vogan, art cit., p. 211, je traduis).

[47] Roy Peter Clark, « Snow-blind: The challenge of voice and vision in multi-media storytelling », Poynter, 27 août 2014, en ligne : https://www.poynter.org/reporting-editing/2014/snow-blind-the-challenge-of-voice-and-vision-in-multi-media-storytelling/.

[48] « the sum of all the choices made by the writer that create the illusion that the writer is speaking off the page directly to the reader » (ibid., je traduis).

[49] « quality created by the sum of all the choices made by the designer or artist, the effect of which is a unified way of seeing, as if we were all looking through the same lens » (ibid., je traduis).

[50] https://niemanstoryboard.org/stories/the-washington-post-crosses-a-storytelling-frontier-with-a-new-age-of-walls/

[51] « From eight countries across three continents, this series examines the divisions between countries and peoples through interwoven words, video and sound » (https://www.washingtonpost.com/graphics/world/border-barriers/global-illegal-immigration-prevention/, je traduis).

[52] « highlights the importance of increased linearity in design innovation. Designers have taken seriously the point made by literary critic Sven Birkerts that “if readers are really caught in narrative suspense, eager to find what happens next or emotionally bonded to the characters, they would rather turn pages under the guidance of the author than freely explore a textual network.” » (David Dowling, « Toward a New Aesthetic of Digital Literary Journalism: Charting the Fierce Evolution of the “Supreme Nonfiction” », Literary Journalism Studies, vol. 9, no 1, 2017, p. 110, je traduis).

[53] « the crafted or narrative audio storytelling » (Siobhán McHugh, « How podcasting is changing the audio storytelling genre », Radio Journal: International Studies in Broadcast & Audio Media, vol. 14, no 1, 2016, en ligne : https://ro.uow.edu.au/cgi/viewcontent.cgi?article=3366&context=lhapapers, p. 5, je traduis).

[54] Ibid.

[55] Jennifer O’Meara, « “Like Movies for Radio”: Media Convergence and the Serial Podcast Sensation », Frames Cinema Journal, vol. 8, 2015, en ligne : http://framescinemajournal.com/article/like-movies-for-radio-media-convergence-and-the-serial-podcast-sensation/.

[56] Siobhán McHugh, op. cit.

[57] Jilian DeMair, « Sounds Authentic: The Acoustic Construction of Serial’s Storyworld », dans The Serial Podcast and Storytelling in the Digital Age, Ellen McCracken (dir.), New York et Londres, Taylor et Francis, 2017, p. 24‑36 ; David Dowling et Kyle Miller, « Immersive Audio Storytelling: Podcasting and Serial Documentary in the Digital Publishing Industry », Journal of Radio & Audio Media, vol. 26, no 1, 2019, p. 167‑184.

[58] « This conversation with Rabia and Saad, this is what launched me on this year long ‒ “obsession” is maybe too strong a word ‒ let’s say fascination with this case. By the end of this hour, you’re going to hear different people tell different versions of what happened the day Hae Lee was killed. But let’s start with the most important version of the story, the one Rabia told me first. And that’s the one that was presented at trial » (je traduis).

[59] « So three, four months after I first sat down with Rabia, I had become fixated on finding Asia. […] Because the whole case seemed to me to be teetering on her memories of that afternoon. I have to know if Adnan really was in the library at 2:36 PM.

Because if he was, library equals innocent. It’s so maddeningly simple. And maybe I can crack it if I could just talk to Asia » (je traduis).

[60] « distinctive presence » (Jennifer O’Meara, op. cit., je traduis).

[61] « When I first met Adnan in person, I was struck by two things. He was way bigger than I expected […]. And the second thing, which you can’t miss about Adnan, is that he has giant brown eyes like a dairy cow. That’s what prompted my most idiotic lines of inquiry. Could someone who looks like that really strangle his girlfriend? Idiotic, I know » (je traduis).

[62] Mia Lindgren, « Personal narrative journalism and podcasting », The Radio Journal – International Studies in Broadcast & Audio Media, vol. 14, no 1, 2016, p. 23‑41.

[63] « absorbing nonfiction through transparent journalism featuring self-reflexive metanarrative » (David Dowling et Kyle Miller, art. cit., je traduis).

[64] « the production of news in a form in which people can gain first-person experiences of the events or situation described in news stories » (Nonny de la Peña et al., « Immersive Journalism: Immersive Virtual Reality for the First-Person Experience of News », Presence: Teleoperators and Virtual Environments, vol. 19, no 4, 2010, p. 291, je traduis).

[65] « virtual reality experience » (https://www.youtube.com/watch?v=23Qp7PojJd4, je traduis).

[66] « where the act of being immersed in it makes the story richer and more compelling than it would be any other way » (Tom Jones, « The Washington Post’s latest: an animated film about an elementary school shooting », Poynter, 29 avril 2019, en ligne : https://www.poynter.org/tech-tools/2019/the-washington-posts-latest-an-animated-film-about-an-elementary-school-shooting/, je traduis).

[67] Céline Ferjoux et Émilie Ropert Dupont, « Journalisme immersif et empathie : l’émotion comme connaissance immédiate du réel », Communiquer. Revue de communication sociale et publique, no 28, 2020, en ligne : https://doi.org/10.4000/communiquer.5477.

[68] Angelina Toursel et Philippe Useille, « Le reportage immersif : une expérience paradoxale du réel et de la vérité ? », Recherches en Communication, vol. 51, 2020, p. 108.

[69] « Reporter-led narratives » et « character-led narratives » (Sarah Jones, « Disrupting the narrative: immersive journalism in virtual reality », Journal of Media Practice, vol. 18, no 2‑3, 2017, p. 179.)

[70] Toursel et Useille, art. cit., p. 111.

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Auteur

Marie Vanoost est chargée de cours invitée à l’UCLouvain, l’UNamur et SciencesPo Rennes. Ses recherches actuelles portent sur la réception de l’information, et en particulier du journalisme narratif, ainsi que sur le développement de formes journalistiques innovantes. Sa recherche doctorale était consacrée à la proposition d’une modélisation du journalisme narratif, ainsi qu’à l’analyse des enjeux éthiques propres à ce type de journalisme, tant en Europe francophone qu’aux États-Unis.

Elle a contribué aux ouvrages Le transmédia, ses contours et ses enjeux (Presses universitaires de Namur, 2020)  Les Mooks : espaces de renouveau du journalisme littéraire (L’Harmattan, 2017) et En immersion : pratiques intensives du terrain en journalisme, littérature et sciences sociales (Presses universitaires de Rennes, 2017)Elle a également publié ses travaux dans les revues Poetic Today, Literary Journalism Studies, DIEGESIS, Communication, Recherches en Communication, Sur le journalisme, Cahiers de narratologie et Cahiers du journalisme.

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