Journal du brise-lames
Le Journal du brise-lames est au départ un texte de Juliette Mézenc. Le Journal du brise-lames aurait pu être un livre. Il se trouve que le Journal du brise-lames devient progressivement un jeu. Notre projet était de concevoir un livre en utilisant les ressources du jeu vidéo et de l’espace virtuel 3D temps réel. Ce faisant, le Journal du brise-lames sort peu à peu du champ strict du livre pour devenir ce que l’on appellera ici un FPS littéraire.
The Journal du brise-lames is originally a text written by Juliette Mézenc. The Journal du brise-lames could have been a book, but is gradually becoming a game. Our project was to design a book using video game resources and real-time 3D virtual space. Thus, the Journal du brise-lames is slowly emerging from the strict field of the book to become what will be called here a literary FPS.
Texte intégral
Le Journal du brise-lames est au départ un texte de Juliette Mézenc. Le Journal du brise-lames aurait pu être un livre [1]. Il se trouve que le Journal du brise-lames devient progressivement un jeu. Notre projet était de concevoir un livre en utilisant les ressources du jeu vidéo et de l’espace virtuel 3D temps réel. Ce faisant, le Journal du brise-lames sort peu à peu du champ strict du livre pour devenir ce que l’on appellera ici un FPS littéraire [2].
Au cours de ce processus de création, nous apprenons le jeu, son esthétique et ses codes, et sommes de plus en plus amenés à jouer avec le jeu, comme le font les enfants, sérieusement et méthodiquement, l’art envisagé ici comme la continuation du play de Winnicott [3], activité libre et inventive, allant jusqu’à désosser le jeu pour voir ce qu’il a dans le ventre, l’ouvrir pour donner également à voir l’espace de production du jeu, l’espace de travail, comme c’est déjà le cas dans le texte du Journal du brise-lames qui contient le journal d’écriture du Journal du brise-lames.
Jouer donc avec l’esthétique du jeu : donner à voir des images « mal finies », des images intermédiaires et notamment des images filaires, faire des barres de vie des barres de lecture, travailler l’esthétique du bug.
Il s’agit aussi de jouer avec les codes du jeu, la navigation, les niveaux, le rapport particulier au temps avec le fameux binôme F5/F9 qui permet de recommencer une séquence à l’infini, expérimenter cette « possibilité extraordinaire » qu’évoque Mathieu Triclot lorsqu’il s’interroge dans Philosophie des jeux vidéos sur « ce que serait le monde, le grand monde, celui qui nous entoure, s’il était pourvu des touches F5/F9 [4] », et ceci pour créer une expérience d’écriture et de lecture inédite, entre jeu-vidéo et littérature.
Le travail sur le déploiement du matériau existant génère des questions et des émerveillements, une rêverie du jeu se met en place, qui produit à son tour des textes qui trouveront sans nul doute leur place quelque part dans l’espace du jeu.
1. Note d’intention
1.1. Par Juliette Mézenc, auteur
C’est en écrivant que progressivement je comprends (un peu) mieux ce que j’écris. Il se trouve que, sans le vouloir, ce qui me travaille et cherche une forme dans l’écriture trouve invariablement son expression dans des récits fragmentaires, non linéaires, des assemblages de textes aux tonalités et voix parfois radicalement différentes.
Nos vies ne sont pas réalistes. Leurs architectures me semblent souvent assez proches de la « baraquette », faite d’objets variés et mal appariés qui forme pourtant un tout dans lequel on peut tenter de vivre, et parfois c’est une joie. La vie comme un agencement hétéroclite de plages d’ennui, d’étrangetés, de faits concrets, de scènes rêvées, lues, vécues, à l’image des Fraises sauvages de Bergman dans lequel un vieil homme revisite, au sens littéral, l’espace de son enfance, la vie comme un milieu dans lequel on évolue en faisant sans cesse l’expérience de la discontinuité, du saut, de la simultanéité temporelle, comme c’est le cas pour le narrateur de la Recherche du temps perdu lorsqu’il retrouve, dans la cour de l’hôtel de Guermantes, la sensation éprouvée des années plus tôt sur les dalles inégales du baptistère de Saint-Marc, à Venise.
Un texte littéraire n’est pas le reflet de la vie, mais un organisme vivant qui suit les mêmes lois, participe des mêmes mouvements qu’un être vivant. Je crois que c’est la raison pour laquelle mes récits relèvent plus de la « baraquette » que du roman linéaire, souvent qualifié de traditionnel mais qui, si l’on songe à la diversité des formes que le roman a pu prendre depuis Tristan et Yseult, n’est sans doute de toute façon qu’une coquille vide.
Rencontre d’évidence, donc, entre mes processus de pensée/création et ce que permet le numérique, en particulier une circulation libre dans un texte qui au départ s’y prête, du fait de sa structure hétérogène, fragmentaire et non linéaire.
C’était déjà la cas avec Poreuse, récit pour lequel je n’avais pas envisagé au départ une publication numérique mais qui a pu trouver sa forme la plus accomplie aux éditions Publie.net, grâce au format e-pub qui autorise différents parcours de lecture dans le texte.
Le choix du FPS littéraire pour le Journal du brise-lames est une étape supplémentaire vers une plus grande liberté de mouvement pour le lecteur qui pourra naviguer à volonté dans l’espace-temps de l’œuvre. Le lecteur participera ainsi, comme c’est déjà le cas dans un livre classique, mais ici de façon plus aiguë et plus extensive, au processus de création, construisant peu à peu son propre parcours, unique, dans un FPS littéraire qui proposera une infinité de lectures possibles.
1.2. Par Stéphane Gantelet, artiste codeur
La création numérique a cela de particulier qu’elle fait appel à de nombreuses « couches » de savoir qui, articulées entre elles, autorisent des comportements prévisibles et adaptables. On comprend donc bien la complexité de l’opération qui nécessite la compréhension plus ou moins profonde de ces strates. Ce qui m’intéresse dans la démarche technique de la création d’un jeu vidéo, ce n’est pas tant de devenir un expert en acquérant une large partie de ce savoir, que de tenter de découvrir des pistes et des interactions inédites que seules les expérimentations au plus près de la technique peuvent révéler. Ce faisant, j’acquiers une compréhension plus profonde de la technologie, me donnant l’occasion d’amener parfois le jeu à « se réfléchir ».
2. Historique du projet par Juliette Mézenc
Tout commence avec le brise-lames, île de béton reliée à la ville de Sète par tout un trafic de petits bateaux, qui forme une frontière poreuse entre les eaux de la mer et les eaux du port. Le brise-lames est un colosse de 3,2 kilomètres qui brise les vagues depuis plus de deux siècles et qui fascine de par sa structure, les éléments qui le composent, son histoire, riche et mouvementée, et aussi en raison de l’étroite relation qu’il entretient avec les Sétois qui se sont appropriés ce lieu de mille façons.
C’est donc ce bout de territoire qui a suscité le désir d’écrire le Journal du brise-lames, sorte de carnet de bord tenu par le brise-lames, en imaginant qu’il a une voix et qu’il consigne au jour le jour ses observations, ses rêves, ses pensées. Le Journal du brise-lames s’est écrit sur la durée et s’est chargé peu à peu de dialogues chapardés au gré des balades sur le brise-lames, de récits racontés par les habitués du lieu, pêcheurs, artistes, tagueurs.
Ce texte a donné lieu à des mises en lignes régulières sur mon blog puis des extraits ont été transférés sur mon site Mot Maquis au moment de sa création. Première existence du texte, premiers retours, des lecteurs ont suivi et manifesté leur intérêt. J’ai continué à écrire et à mettre en ligne, à la fois le texte lui-même mais aussi des réflexions et interrogations sur l’écriture du texte. Le journal d’écriture du Journal de brise-lames fait partie dès le départ de l’œuvre numérique et ne manquera pas d’être intégré au FPS littéraire.
Le site comme espace de diffusion permettait aussi d’intégrer des photos prises sur place mais aussi des dessins réalisés par l’artiste Agnès Rosse, des sons captés puis retravaillés sur ordinateur, des vidéos réalisées avec l’artiste Stéphane Gantelet.
Parallèlement, nous avons été invités en différents lieux à des lectures-performances où nous avons eu l’occasion d’expérimenter plusieurs formes : pecha kucha à la BnF et au Centre Cerise (repris sur le site remue.net) ; lecture et création d’images en direct au festival « Hors-lits », puis au festival « Chercher le texte » à Beaubourg ; vidéopoèmes pour l’exposition « Détournement » à Aubais dans le cadre des Artistes Nomades et pour le festival « Entre chien et loup » à Loupian (repris sur le site Tapin2).
L’ensemble a donc pris peu à peu une forme qui ne pouvait pas entièrement se matérialiser dans un format papier. Nous avons songé un temps à un site spécialement dédié, mais très vite nous avons eu l’idée de déployer cette matière dans un environnement 3D proche de celui d’un jeu vidéo.
Une première version de ce FPS littéraire a été réalisée au cours d’une résidence au Centre des Arts d’Enghien les Bains (2013-2014). Cette version, Nous sommes tous des presqu’îles*, associe des extraits du Journal du brise-lames, ainsi que des images créées par Stéphane Gantelet, à des réalisations produites en atelier de création numérique par des jeunes qui vivaient leur première année en France.
3. Description détaillée de l’œuvre : Principes de fonctionnement, architecture du FPS littéraire et techniques utilisées
3.1. Game design
Le jeu de tir en vue subjective, souvent appelé Doom-like ou FPS, sigle pour l’expression anglaise First Person Shooter, est un type de jeu vidéo de tir basé sur des combats en vision subjective, c’est-à-dire que le joueur voit l’action à travers le regard du protagoniste.
Dans le Journal du Brise-lames, l’enjeu est de découvrir une œuvre artistique et non de mener un combat. Pourtant l’angle de vue est bien celui du genre FPS puisque le point de vue du lecteur/joueur est celui de la caméra, placée à hauteur d’homme, au niveau des yeux.
Doc. 1 ‒ La caméra en position derrière le joueur (capsule rose). Capture d’écran.
Le Journal du brise-lames ayant la forme d’un journal (un jour, un texte), la progression dans le récit est matérialisée par les dates fictives d’écriture des textes. Cette structure particulière au journal nous permet donc de disséminer les textes dans l’espace du jeu de façon à ce que le lecteur/joueur s’y déplace tout à fait librement, sans respect imposé de la chronologie de lecture, puisque les textes se succèdent dans le journal sans pour autant se suivre comme c’est le cas dans un récit linéaire. Lorsque le lecteur pénètre dans une zone de texte, l’affichage de la date en surimpression à l’écran lui permet cependant de se situer dans le temps. L’espace du jeu FPS permet donc au lecteur/joueur de créer sa propre chronologie de lecture, et ceci à son rythme. Il garde la maîtrise du temps et du texte. Il pourra ainsi choisir de lire ou de ne pas lire certains passages, de passer d’un niveau à l’autre sans avoir à finir le chapitre.
Le jeu s’adresse à un public qui ne s’adonne pas forcément au jeu vidéo. Aussi, la navigation est conçue pour être la plus simple possible. Elle se fait à la souris pour les déplacements et les actions à effectuer (clics droit et gauche) et avec l’aide du clavier plus ponctuellement (barre d’espace pour sauter et flèche haut/bas pour augmenter la vitesse de déplacement).
La navigation très libre, dans le Journal du Brise-lames, que permet la plateforme de jeu est matérialisée aux yeux du lecteur grâce à un sommaire chronologique présent en permanence sur la droite de l’écran, sous forme de barres de lecture translucides. Dans un FPS classique, la « santé » du joueur est représentée par une barre de progression qui devient de plus en plus rouge à mesure que ce dernier perd en force de vie dans ses combats, renseignant en permanence le joueur sur les capacités de son avatar à progresser dans le jeu. Dans le Journal du Brise-lames, les barres de vie deviennent des barres de lecture.
Rouges au départ, elles deviennent vertes au fur et à mesure de la lecture du texte. Il y a autant de barres de lecture que de textes, et ceci à chaque niveau du jeu. Les barres de lecture sont positionnées à l’écran l’une sous l’autre, de manière chronologique. Ainsi, si le lecteur sort d’une zone de lecture avant l’achèvement de cette dernière, il en est informé par la barre de progression de la barre de lecture. De même, lorsque qu’il pénètre dans une bulle, la barre de lecture concernée apparaît en couleur « solide » (pas de transparence) se détachant des autres, et la progression reprend.
Enfin, pour arpenter le vaste espace du niveau, d’un texte à l’autre, comme on tourne les pages d’un livre, il suffit de faire un clic droit pour que toutes les barres d’espace apparaissent en couleur « solide ». Un plan du niveau sur lequel on se trouve apparaît également. La zone géographique du texte sur le plan étant associée à la barre de lecture, il suffit de cliquer pour que le joueur s’élève dans les airs et soit propulsé dans la bulle de texte qu’il a choisie.
Ainsi, si se déplacer dans un livre consiste à tourner les pages, se déplacer dans notre FPS littéraire consiste à se déplacer dans l’espace du jeu.
L’accès à un nouveau niveau est possible même si la lecture complète des textes ou la résolution d’une énigme n’a pas abouti. L’équivalence entre l’espace et le texte créée par notre mécanisme de lecture nous permet d’atteindre notre objectif : proposer au lecteur une expérience de la lecture à la fois fluide et anarchique, radicalement différente de celle du papier.
Doc. 2 ‒ Différentes zones de lecture disposées dans l’espace de jeu sur le brise-lames. Capture d’écran.
L’espace général dans lequel se déploie le jeu est un espace virtuel entièrement fabriqué avec des techniques de modélisation et d’animation sophistiquées, qualifié de « monde » dans le domaine du jeu vidéo.
L’espace du « monde » est divisé en plusieurs parties ou niveaux. Chaque partie du monde correspond à un niveau. Un niveau regroupe l’ensemble des interactions programmées pour se dérouler dans cet espace du jeu.
Le déplacement du joueur dans l’espace est matérialisé par « une ligne de lecture » qui s’affiche en permanence et en surimpression sur l’écran de l’ordinateur de telle sorte que les éléments en 3D du décor n’en masquent jamais la vue. Il s’ensuit une sorte de brouillage visuel puisque la perspective de la « ligne de lecture » respecte la perspective du monde, mais semble se jouer de sa profondeur. En effet, elle ne respecte pas la loi du premier plan masquant le plan suivant en même temps que le temps passé sur le jeu accumule les lignes au point de finir par rayer tout l’écran à la manière d’un gribouillage. Ainsi, le monde devient moins lisible et le temps se trouve matérialisé dans l’espace du monde. Un bouton Retour arrière doublé d’une glissière permet à tout moment de remonter l’espace en revenant sur ses pas en mode accéléré le long de cette « ligne de lecture ».
Un système de sauvegarde permet de conserver les signets de lecture du joueur ainsi que divers paramètres afin de lui permettre de reprendre son jeu/lecture là où il l’avait arrêté. Il est possible d’enregistrer jusqu’à quarante parties et donc d’avoir plusieurs lecteurs sur une même machine.
Doc. 3 ‒ Liste de sauvegardes. Il suffit de cliquer sur le nom de la sauvegarde pour la charger. Capture d’écran.
Tout au long du jeu il suffit de cliquer sur le bouton du menu pour faire apparaître une liste des barres de lecture (à jour) de tous les niveaux du jeu et ainsi avoir une vision concise et précise de l’état d’avancement de la lecture (et donc de la découverte « du monde »).
Doc. 4 ‒ Liste de lecture. Capture d’écran.
Il suffit alors de cliquer sur une des barres de lecture pour se rendre à cet endroit de l’espace même si ce dernier se trouve sur un autre niveau. Les navigations dans le texte et l’espace sont ainsi intimement mêlées.
Mais il est également possible de transformer les barres de lecture en liens vers le texte seul en cliquant sur le bouton texte. La vue change et en cliquant sur un titre de texte ce dernier s’affiche en plein écran pour une lecture autonome. On peut ensuite soit passer au texte suivant, soit revenir au jeu.
Doc. 5 ‒ Texte affiché en plein écran. Capture d’écran.
La mer :
Le brise-lames de Sète est une île de béton. Le mer est la raison de son existence et par conséquent un élément important du gameplay. L’accès au brise-lames se fait par le fond de la mer au large de Sète lors de la scène d’ouverture du niveau 1. Ensuite, alors qu’elle est présente sous une forme traditionnelle de mer, elle se retire peu à peu en venant se plier sur le contour du brise-lames jusqu’à disparaître.
Plus tard dans le jeu, suite à un processus déclenché par le joueur, elle sera créée et dépliée à nouveau en temps réel. En fait la mer préexiste au moment du lancement du jeu ce qui permet de l’afficher sans délai. Mais lorsqu’elle doit à nouveau réapparaître, ce sont bien les calculs en temps réel qui fabriquent sa surface et sa forme. Ce travail complexe de création de polygones et de déplacement de vecteurs est assuré par un ensemble de scripts développés spécialement pour le jeu. Ainsi la mer du début est le résultat d’une mer produite par le jeu qui a été sauvegardée dans un fichier afin d’être réutilisée. Une mise en abîme importante pour nous apparaît dès lors, puisque le jeu devient une source pour le jeu. C’est un monde qui se nourrit aussi de lui-même.
Doc. 6 ‒ La mer sous sa forme traditionnelle au début du jeu. Chargement depuis un fichier de la géométrie de la mer. Capture d’écran.
Doc. 7 ‒ Organisation polygonale du maillage de la mer. Capture d’écran.
Doc. 8 ‒ Ici le brise-lames repose sur le sable car la mer s’est retirée. Capture d’écran.
On voit en blanc des tirs de bouées pour