De Nathalie Dalain à Chloé Delaume : qui est qui ?


Tout en étant d’abord le pseudonyme de Nathalie Dalain, « Chloé Delaume » est devenue, au fil des années, un être autonome, indépendant et distinct de celle-là. Bien que les deux partagent des éléments d’identité incontestables, dire qu’elles sont identiques serait naïf et inexact. En prenant surtout des exemples dans les textes de l’auteure, mais aussi en s’appuyant sur des articles de journal relatant le meurtre-suicide de ses parents, cet article trace l’évolution et la fonction du nom et de l’identité de Chloé Delaume, et montre comment elle se distingue de Dalain.

While “Chloé Delaume” was originally Nathalie Dalain’s pseudonym, she has become, with the passage of time, an autonomous, independent, separate being. While these two undeniably share certain elements of their identities, saying they are identical is both naïve and inaccurate. Primarily through the use examples from the author’s work, supported by the newspaper articles relating her parents’ murder-suicide, this article traces the evolution and the function of the name and identity of Chloé Delaume, and explicitly demonstrates how she is different from Dalain.


Texte intégral

« Je ne dis pas tout mais je peins tout. »

Pablo Picasso

« [P]arce qu’écrire, c’est toujours cacher quelque chose de façon qu’ensuite, on le découvre. »

Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur

« Qui détient le langage possède déjà le pouvoir. »

Chloé Delaume, Les Sorcières de la République

Quand elle écrit : « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction », devrait-on la croire ? Si celle qui le dit est en effet un personnage de fiction, quel est son rapport à l’identité de Nathalie Dalain qui figure sur ses papiers d’identité (« figurait » serait peut-être plus exact, mais nous y reviendrons dans la conclusion) ? Depuis 2000, on lit ces deux phrases-phares comme une rengaine récurrente et régulière dans les textes principaux de l’écrivaine qui s’appelle et se fait appeler Chloé Delaume. Toujours depuis cette même année de l’arrivée de Delaume sur la grande scène littéraire avec la publication des Mouflettes d’Atropos, les journalistes, les lecteurs et les chercheurs semblent prendre plus ou moins pour acquis que, tout en se disant personnage de fiction, Chloé Delaume n’a fait que prendre le relais de l’adulte qu’est devenue Nathalie Dalain, la petite fille qui, le 30 juin 1983, à Bourg-la-Reine, a vu son père assassiner sa mère avant de se suicider. L’écrivaine le dit souvent, elle n’écrit pas pour guérir de cet épisode, mais pour se construire en dépit de lui et contre lui, contre toutes les fictions collectives qui échappent à son contrôle.

Depuis l’avènement de l’autofiction, que l’on admire ou trouve nombrilistes ceux et celles qui la pratiquent, les lecteurs et critiques de ces textes se livrent à cœur joie au jeu du décryptage entre vécu et fiction, souvent ricanant et pointant du doigt les « oublis », les « mensonges » ou les « écarts ». Selon le point de vue du lecteur, il sera certainement possible de lire le présent article, dont les recherches sont complétées par des références et des citations de documents externes au travail de Delaume publiés ici pour la première fois, comme participant à cette activité de dépistage comme s’il s’agissait d’un roman à clé, mais ce serait se méprendre sur le but de son auteure. Celle-ci tient en effet à souligner des « écarts » entre vie et littérature, mais dans l’unique but de démontrer que, tout en ayant accès au passé et aux souvenirs de Nathalie Dalain, Chloé Delaume est irréductiblement autre, c’est-à-dire quelqu’un qui se construit délibérément dans son œuvre, en partie du moins par le changement d’identité mais aussi en transcrivant à la fois la vie et la fiction dans ses textes. Nous organiserons notre réflexion autour de l’évolution de l’identité Chloé Delaume, de la relation entre Delaume et Nathalie Dalain, et des différentes versions du meurtre-suicide parental chez Delaume et dans des journaux, pour conclure par la possibilité d’une construction illocutoire dans la création de Chloé Delaume.

Aux environs du 19 novembre 2003 [1], Delaume a créé et lancé son site web, chloedelaume.net. Celui-ci se composait d’une pièce sonore, d’images de nénuphars vert fluo, et de rubriques « actualités », « corpus simsi », « adaptations et cie », « musique électronique », « presse » et « liens ». Bien que tout soit de nature autobiographique puisqu’il s’agit du travail de l’écrivaine, la rubrique « bio » n’apparaît que vers le 25 février 2007. À partir de cette date, un examen des incipit des différentes rubriques « bio » du site permet de comprendre l’évolution de Chloé Delaume, surtout en ce qui concerne le descripteur « personnage de fiction » au fil des années. Delaume a réorganisé le site web plusieurs fois, et mis à jour son autobiographie, comme on le voit dans le tableau ci-dessous, qui comporte une entrée pour chaque modification importante.

date [2]

rubrique

Description

07/05/07

bio [3]

Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. J’ai pour principal habitacle un corps féminin daté du 10 mars 1973. Conception franco-libanaise, le néant pour signe particulier. Les locaux étaient insalubres lorsque j’en ai pris possession.

 

07/01/12

Bio

Le corps de Chloé Delaume est né le 10 mars 1973 dans le département des Yvelines. Il ne se destinait à rien, aussi s’est-il inscrit en Lettres Modernes à l’orée de ses dix-huit ans. L’Université de Nanterre Paris X comportant la spécificité d’être en face de la gare et de l’ANPE, il n’acheva pas son mémoire de Maîtrise sur La Pataphysique chez Boris Vian et s’engouffra de lui-même dans le premier train menant nulle part.

[…]

Personnage de fiction qui s’écrira lui-même, le pacte était formel et je m’y suis tenu.

30/03/14

accueil

Chloé Delaume est écrivaine et personnage de fiction ; son premier roman est paru en 2000. Elle pratique la littérature et ses hybridations, expérimente des formes, investit des espaces, s’essaie à des techniques.

12/11/14

Accueil

Chloé Delaume a 41 ans, elle est principalement auteur et personnage de fiction. De fait, elle est performeuse : pratique le Dire, c’est faire.

21/02/15

( ;

Chloé Delaume est écrivain et performeuse.

Ses premiers textes ont été publiés dans des revues littéraires et poétiques à la fin des années 90. Son premier roman, Les Mouflettes d’Atropos, a été publié par feues les Éditions Farrago en 2000. Après avoir obtenu le Prix Décembre 2001 pour Le Cri du Sablier, elle a poursuivi son exploration de l’autofiction à travers de multiples supports, techniques et outils.

31/03/16

( ;

Chloé Delaume est née en 1973. Elle pratique l’écriture sous de nombreuses formes depuis la fin des années 90. Romans, autofictions expérimentales, livres-jeux, nouvelles, fragments poétiques, pièces de théâtre, essais romancés ; fictions radiophoniques, dialogues, chansons ; un court-métrage.

Ce défilé de descriptions de soi en pleine mutation dynamique suscite plusieurs commentaires. Tout d’abord il faut constater que Nathalie est entièrement absente de ces notices autobiographiques ; elle n’y a pas de rôle à jouer, elle est exclue et le site est entièrement voué à Delaume – sa vie et son œuvre. Aussi, le premier portrait est resté inchangé pendant environ cinq ans et se raconte à la première personne – le nouveau Je se crée et s’affirme de toutes ses forces. Avec le premier changement de description vient aussi le changement le plus radical sur le plan grammatical en 2012, l’écrivaine passe de la première personne du singulier à la troisième, mais insistant un tant soit peu sur les particularités de l’identité de Chloé Delaume en disant que c’est son corps qui « est né le 10 mars 1973 dans le département des Yvelines ». Tout comme le Je de la première autobiographie, le corps disparaîtra de celles qui suivront à partir de 2014. À partir de ce moment, ce seront la place et l’importance accordées à la formule « personnage de fiction » dans cette série qui se montreront dignes d’intérêt. Dans la notice de 2007, cette remarque est presque l’écho de l’annonce du nom : « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction » – la symétrie et le positionnement en début de notice en disent long sur l’importance du nom et son statut comme personnage de fiction. Malgré d’autres modifications et mises à jour, cette conjonction du nom et du statut reste inchangée sur le site web pendant environ cinq ans. En 2012, les informations de l’autobiographie sont augmentées, et la mention « personnage de fiction » se voit reléguée à une position bien plus basse sur la page. Dans les deux mises à jour de 2014, la formule se trouve de nouveau plus proche du nom de l’auteur en tête d’article, mais sans la symétrie sonore notée dans la première version. De plus, le statut d’écrivaine ou d’auteur intervient entre le nom et sa description de personnage de fiction, ce qui témoigne d’un changement subtil mais réel de l’importance qui lui est accordée dans une hiérarchie de descriptions. Finalement, dans les deux derniers exemples du tableau ci-dessous, on voit que la mention « personnage de fiction » est entièrement absente de la page d’accueil représentée par l’émoticon ( ; . Par contre, la mention n’est pas pour autant rayée du site, revenant dans le sous-titre de la page « Parcours » : « Vie, saisons, épisodes / Les aventures d’un personnage de fiction pire que les autres : Résumé des nombreux épisodes précédents. » Loin des yeux, peut-être, mais pas absent du cœur (du site web).

Tout comme c’est le cas des romans de Delaume, la lecture approfondie des différentes versions du site web montre que bien des éléments de la vie de Nathalie Dalain se trouvent mis en fiction chez l’écrivaine. Cette stratégie de la part de l’auteure mène à une confusion des identités qui est délibérée mais contre laquelle il faut aussi se mettre en garde. Tout en étant une stratégie de lecture problématique, prendre pour acquis que Chloé Delaume = Nathalie Dalain déguisée en romancière et faire l’amalgame des deux se comprend. D’une part, le lecteur trouve les détails du meurtre-suicide et aussi parfois le nom de Nathalie ou même Anne dans les textes autofictifs de l’auteure Delaume où elle-même laisse se profiler plus que des ressemblances. D’autre part, cela arrive parce que les références à la vie de Nathalie – repêchées dans l’œuvre delaumienne, mais sans vérification externe – ont été considérablement reprises et répétées dans les articles savants et journalistiques, ainsi que sur des sites web populaires et universitaires, faisant donc d’elles la biographie de Delaume après coup. À l’encontre de la plupart des autofictionalistes qui écrivent sous pseudonyme (pour ne mentionner que Michel Houellebecq et Camille Laurens, par exemple), Delaume accorde une place privilégiée à son nouveau nom sans exclure celui qui l’a précédé. Par exemple, dans Dernière fille avant la guerre (2007), un petit prénom et deux phrases font astucieusement le pont entre Delaume et Nathalie (dont le deuxième prénom est Anne) : « Anne est morte je crois. Peut-être qu’elle avait raison, que je n’aspirais qu’à la tuer, elle était tellement encombrante [4] […] » Selon l’auteure il n’y a pas de doute, Nathalie ne fait plus partie de ce monde, Chloé Delaume s’en est bel et bien débarrassé.

Cependant, si Nathalie /Anne pointe juste le bout du nez dans Dernière fille, cela n’est qu’un petit écho de sa présence dans La Vanité des Somnambules [5] (2003), quatrième des récits de l’auteure, où à tour de rôle Nathalie et Delaume prennent chacune la parole en se disputant le titre de maîtresse du corps physique qui ne saurait les héberger toutes les deux en même temps. Ceci dit, bien que ce soit Nathalie qui triomphe et garde possession du corps à la fin de ce récit, la conclusion de Dans ma maison sous la terre, texte publié 6 ans après La Vanité[6], informe le lectorat de la mort de Nathalie : « Nathalie, Anne, Hanné, Suzanne Dalain à l’état civil. Fantômes envahissants et parfaitement geignards. Sont reliés à la mère, se nourrissent de sa terre, ne mâchent que des vers blancs. Mortes en 1999 [7]. » La narratrice accompagne cette annonce de sa suggestion pour l’inscription à graver sur la tombe que Nathalie partagerait avec sa mère, et ses grands-parents maternels : « Je propose que sur la stèle, avant Suzanne, après Charles et Soazick, soit gravé Nathalie. Nathalie Dalain (1973 -1999). Comme ça les choses seront claires, et vous pourrez enfin, quand perceront les remords, un peu vous recueillir [8]. » L’annonce de la date de 1999 sert implicitement mais fermement à souligner la distinction entre Chloé Delaume et Nathalie Dalain puisque la date du décès de celle-ci précède la publication de tous les récits de Delaume.

Seulement un an après la publication de Dans ma maison, Delaume insiste de nouveau sur la mort de Nathalie dans La Règle du Je (2010), l’essai théorique où elle expose sa pratique autofictionnelle et donc un texte qui devrait être classé dans une catégorie à part des romans autofictifs. Dans cet essai, Delaume écrit d’abord : « Mon corps est né dans les Yvelines le 10 mars mille neuf cent soixante-treize, j’ai attendu longtemps avant de m’y lover. […] J’ai très officiellement pris possession des lieux l’été de ses vingt-six ans [9]. » Plus loin, elle revient à la relation Chloé-Nathalie, et ajoute le fait que « Chloé Delaume est un personnage de fiction créé par Nathalie Dalain (1973-1999). Elle a pris le relais dans le corps, et elle s’écrit avec depuis [10]. » Il convient de s’arrêter un instant pour bien comprendre cette dernière phrase capitale dans la distinction Delaume/Dalain. Delaume, dans ce cas essayiste et non pas romancière, dit bien qu’elle prend « le relais », alors il serait facile de la voir comme celle qui a remplacé Dalain dans l’accomplissement d’une tâche qui leur est commune : raconter le passé de Nathalie par le biais de l’autofiction telle que conçue par Delaume. Mais, ce dont l’écrivaine prend le relais dans cette phrase n’est pas la vie de la fille de Soazick et Sylvain ; ce dont elle prend le relais, c’est le corps, dont grâce à la mort de Nathalie, Chloé Delaume est maintenant bel et bien la maîtresse. Ce corps, c’est la charnière entre les deux identités, et aussi ce qui, grâce aux traces physiques laissées par les événements passés, permet à Chloé Delaume d’avoir accès au passé de Nathalie sans être exactement la même personne.

De surcroît, dans plusieurs textes, l’écrivaine propose la notion selon laquelle ce corps est un endroit, un lieu d’hébergement. Par exemple, toujours dans La Règle, elle fait ainsi le lien : « Les locaux étaient sombres et plutôt insalubres, j’ai passé une saison à blanchir à la chaux les parois cervicales. Les nerfs étaient hirsutes et le cœur en lambeaux, j’ai mis beaucoup de temps à le raccommoder [11]. » Par extension de la métaphore d’un lieu d’habitation, le lien peut se faire entre le corps d’où Delaume a chassé Nathalie et deux habitants successifs d’une même maison. Dans ce cas, un deuxième habitant peut prendre connaissance de la vie du premier par des traces laissées dans la maison et ainsi avoir une connaissance de l’existence qui y a été menée. D’ailleurs, dans un second texte théorique, « S’écrire, mode d’emploi », publié dans l’ouvrage collectif voué au colloque Autofiction tenu à Cerisy-la-Salle en 2008, cette analogie est rendue explicite : « la vie marque le corps et le corps retransmet. À la langue d’effectuer le travail de conversion [12]. » Il se comprend donc que Chloé Delaume, en investissant le corps de Nathalie Dalain, a pu prendre connaissance de sa vie, qu’elle raconte en partie dans son autofiction. Toutefois, le changement de propriétaire n’élimine pas l’histoire qui s’est déroulée dans une maison, et tout comme le deuxième habitant de la maison y construit sa propre vie tout en gardant le papier-peint mais en refaisant cuisine et salle de bains, Chloé Delaume, dans ses textes, choisit des aspects de la vie antérieure qu’elle intègre dans l’autofiction qu’elle construit depuis 2000.

La scène précise de la vie de Nathalie qui attire le plus l’attention du public et des chercheurs – la scène où même le corps de celle-ci en sort marqué – c’est celle du meurtre -suicide parental. Les deux exemples les plus concis et explicites figurent dans deux textes séparés d’une dizaine d’années, Le Cri du sablier et Où le sang nous appelle. Le premier, intégré au Cri se transmet comme une réponse au psychiatre qui veut tout savoir sur ce qui s’est passé le 30 juin 1983 :

Mon synopsis est clair. En banlieue parisienne il y avait une enfant. Elle avait deux nattes brunes, un père et une maman. En fin d’après-midi le père dans la cuisine tira à bout portant. La mère tomba première. Le père visa l’enfant. Le père se ravisa, posa genoux à terre et enfouit le canon tout au fond de sa gorge. Sur sa joue gauche l’enfant reçut fragment cervelle. Le père avait perdu la tête sut conclure la grand-mère lorsqu’elle apprit le drame [13].

Le deuxième fait partie de Où le sang nous appelle, texte signé en tandem avec le journaliste Daniel Schneidermann, l’actuel conjoint de Delaume. Ce texte, annoncé comme le dernier du cycle autofictif, présente [14], en partie, le face-à-face avec le père et sa famille, à Kobayat, au Liban, mais n’esquive pas pour autant le face-à-face avec le crime et son contexte :

Trente ans après, comment résumer le fait divers ? On pourrait essayer ainsi : c’est le début de l’été, on va partir en vacances. On est tous dans la cuisine. Il semble que papa n’est pas d’accord avec ce départ en vacances. On s’en fiche. On va partir sans lui. Dans l’escalier, la petite Nini l’a un peu nargué. On s’en va lalalère. Nini est née Nathalie Abdallah, récemment francisée Nathalie Dalain, et ne sait pas du tout qu’elle deviendra Chloé Delaume. Il faut croire que papa n’est vraiment pas content. Tout d’un coup papa prend son fusil et le dirige vers maman. Et puis il tire. Ensuite il vise la petite Nini recroquevillée dans un coin de la cuisine. Mais heureusement il ne tire pas. À la place, il retourne le fusil contre lui, cale le canon sous son menton, et il tire encore. La petite Nini ne partira pas en vacances cette année, lalalère. Pour l’instant, elle est éclaboussée par des morceaux de cervelle, que des voisins vont venir nettoyer, après l’arrivée de la police. Mais c’est une enfant solide. Elle perd quelques mois l’usage de la parole, puis elle est recueillie par son oncle et sa tante maternels qui habitent les Yvelines, dans un HLM [15].

Dans ces deux extraits, le lecteur est surtout conscient du fait que c’est une enfant qui a assisté à cette scène criminelle : des « nattes brunes » qu’on voit dans le premier au « lalalère » qu’on entend – deux fois – dans le deuxième, tous les marqueurs soulignent le bas âge du témoin. Bien qu’elles soient de longueur inégale, les deux scènes partagent les même détails – une petite famille, 3 personnes : père, mère, et fille ; un lieu : leur cuisine ; l’ordre des coups et des morts : la mère d’abord, ensuite le père ; la fille visée entre les deux mais pas tuée et l’effet immédiat sur elle : les morceaux de cervelle qui lui tombent dessus. Il y a une unique suppression d’une description à l’autre : la mauvaise blague de la grand-mère. La distinction entre les deux réside surtout dans l’ajout de détails dans la deuxième – le départ en vacances imminent et l’attitude négative du père, le canon du fusil enfoui « tout au fond de sa gorge » ou calé « sous le menton », le surnom et le changement de nom récent de la fille (ainsi que celui à venir), la description de celle-ci comme « une enfant » solide qui finira par vivre chez son oncle et tante. Ainsi, malgré le glissement du temps de la narration du passé vers le présent historique, une distance dans le temps d’une dizaine d’années, et le remaniement de quelques détails supplémentaires, les deux textes se ressemblent largement, surtout dans le ton distant et quasi neutre et l’emploi de phrases courtes et simples qui scandent rythmiquement le déroulement des étapes de l’événement.

Malgré toutes ces ressemblances, il n’est pas exclu de se poser tout de même des questions concernant les différences entre les deux mises en fiction des événements. D’ailleurs, dans des colloques et conférences où je présentais des recherches sur le travail delaumien, il est arrivé qu’on me demande si le crime avait vraiment eu lieu, car, dans les divergences, il y en a qui voient le signe du mensonge et l’indice selon lequel Delaume aurait tout inventé. Comment alors gérer ces différences en regardant dans son ensemble non seulement les textes, mais le projet autofictionnel de l’auteure ? Un point de départ serait d’examiner des documents externes à l’œuvre de celle-ci. Ce sont les résultats de ces recherches en archives qui informeront le prochain point de notre analyse de la relation entre Nathalie Dalain et Chloé Delaume.

Les premiers documents à prendre en considération – les plus neutres de tous – sont les documents officiels de la République française. Selon un extrait du registre civil de la ville de Versailles, délivré le 21 juillet 2014 à l’auteure de cet article, Nathalie Anne Hanné Dalain – les prénoms et nom déjà vus dans les citations de La Vanité et de Dernière fille ci-dessus – y est bien née le 10 mars 1973 – date qui paraît aussi dans La Vanité, ainsi que sur le site web. De même, deux actes de décès fournis le 16 juillet 2014 par la commune de Bourg-la-Reine confirment que Sylvain et Soazick (Leroux) Dalain sont décédés le 30 juin 1983 dans leur appartement au 32, rue Jean Roger Thorelle, dans la même ville. Les éléments de base – noms, lieu, dates de naissance et de décès – qui figurent dans les écrits de Chloé Delaume bénéficient donc de cette preuve documentée de véracité.

En revenant aux textes signés Delaume, il convient de remarquer que les références à la scène traumatique sont souvent accompagnées d’une autre répétition : la formule « fait divers », contre lequel l’écrivaine s’écrit et se construit, dans sa prise de position et de pouvoir littéraire. Dès l’ouverture du Cri, on lit : « Par-dessus la croûte fine de maman sur ma robe s’étala contiguë la mélassonne pitié le jus du parvenu la déjection des pleutres qui jalousent en geignant le clinamen aride qui s’abat sur tous ceux ornant les faits divers [16] » (c’est moi qui souligne) ; et « Mais quand se pétrifie à l’envie et aux sabres le chuintement poumonneux qui flagorne à tout vent il n’est pas étonnant qu’amygdales faits divers [17] » (c’est moi qui souligne). Dans les lignes d’Où le sang nous appelle qui précèdent la narration du crime citée ci-dessus, un des coauteurs y revient encore : « La famille de Chloé Delaume n’est pas une famille, c’est une blessure encore à vif. Un éclair rouge dans la cuisine d’un appartement de Bourg-la-Reine, Hauts-de-Seine. Drame familial, titrent les manchettes de journaux. Le 30 juin 1983, il est probable que Le Parisien, édition des Hauts-de-Seine, a titré Drame familial. Trente ans après, comment résumer le fait divers[18] ? » (c’est moi qui souligne). En fait, l’expression « fait divers » revient régulièrement dans les écrits de Delaume et l’évaluation des copies numériques des textes donne le décompte suivant : Où le sang nous appelle (2013), 4 mentions ; Le Cri du sablier (2001), 2 mentions ; Le Deuil des deux syllabes (2011), une mention ; Une Femme avec personne dedans (2012), une mention ; La Vanité des Somnambules (2003), une mention. Néanmoins, la formule ne figure pas dans tous les romans analysés de cette manière, et se trouve absente des Mouflettes d’Atropos (2000), de Certainement pas (2004), et de Dans ma maison sous la terre (2009). Alors afin de voir de près contre quels faits divers, autrement dit des versions de son « histoire » qu’elle ne contrôle pas, Chloé Delaume se construit, des recherches dans les archives des quotidiens, France-Soir et Le Parisien, se sont imposées. Ces recherches ont montré qu’il existe trois versions journalistiques [19] du meurtre de Soazick Dalain et du suicide de Sylvain Dalain. Ces articles présentent des différences importantes entre eux, ainsi que, bien sûr, des différences avec les variantes incorporées à l’œuvre de Delaume.

Avant donc de passer à une comparaison entre les articles de presse et les écrits de Delaume, il faut se faire une idée du contenu et du contexte des trois articles, parus dans deux numéros de France soir et un du Parisien, entre les 1er et 3 juillet 1983. L’article paru dans Le Parisien est très court, 72 mots seulement ; mais les deux autres, bien plus longs et publiés dans France-Soir, ne donnent pas seulement les détails du crime, mais esquissent aussi un portrait de la famille concernée. Un tableau récapitulatif permet de prendre connaissance des points saillants de chaque article :

 

France Soir1 juillet 1983, p. 3195 mots France Soir2 juillet 1983, p. 6444 mots Le Parisien23 juillet 1983, p. 672 mots
titre de l’article Drame de la rupture à Bourg-la-Reine // Le mari évincé tue sa femme et se suicide Privé de mer, le capitaine a craqué, et tué sa femme avant de se suicider à Bourg-la-Reine Il tue sa femme et se suicide(Rubrique « En bref »)
heure/lieu 32 rue Roger Thorelle, à Bourg-la-Reine ; jeudi ; 17h 32, de la rue Jean-Roger Thorelle, à Bourg-la-Reine ; jeudi ; début de soirée son appartement à Bourg-la-Reine
le père Sylvain Dalin ; 38 ans ; d’origine libanaise ; officier de la marine marchande Sylvain Dalin ; capitaine au long cours ; d’origine libanaise ; frappé d’une crise de folie subite ; courtois avec les femmes Sylvain Dalain ; officier de la marine marchande
la mère Soizic ; 36 ans enseignante Soizic ; 36 ans ; institutrice ; réservée ; heureuse de vivre ; son mari lui manquait sa femme – sans nom
enfants 2 enfants ; 3 et 10 ans ; pas de nom ; dans une pièce voisine Nathalie, 10 ans, et Frédéric, 3 ans ; presque sous leurs yeux 2 enfants ; 3 et 10 ans ; pas de nom ; confiés aux grands-parents ; témoins du drame
lettre du père « il ne pouvait pas supporter l’idée que sa femme voulait se séparer de lui » pas mentionnée explication de « son geste dû à une mésentente familiale »
arme/blessures un fusil à pompe ; elle : balle en pleine poitrine ; lui : pas de détails un fusil à pompe ; elle balle en pleine tête ; lui : 1ère balle dans la poitrine, 2e dans la bouche devant un voisin aucun détail

Malgré les différences dans les détails (présence des enfants, blessures, lettre d’explication) ces trois brefs textes ne laissent aucun doute : jeudi le 30 juin 1983, Sylvain Dalain a assassiné sa femme, dans l’appartement familial, avant de se suicider. Ce sont les mêmes détails qui parcourent l’autofiction de Chloé Delaume, qui retient aussi sa propre présence au crime et la blessure de la mère. Il est intéressant de noter que le deuxième article de France soir, le seul qui donne des détails sur la blessure du père – une balle dans la poitrine, une deuxième dans la bouche – présage le glissement de cette blessure dans les deux citations de Delaume offertes ci-dessus, où l’auteure écrit dans le premier texte qu’il a placé le fusil au fond de la bouche mais dans le deuxième sous le menton. Les ressemblances figurent aussi dans la mention, chez la romancière, du journal Le Parisien (bien que l’édition locale Hauts-de-Seine n’existait pas en 1983), ainsi que dans le titre de l’article proposé dans Où le sang : « Drame de rupture », et non pas « Drame familial. »

En ce qui concerne les faits proprement dits racontés dans les articles et leur relation à l’œuvre de Chloé Delaume, ces aspects sont certainement les moins intéressants pour la critique, sauf dans le fait que, malgré les variations, ils confirment l’existence du crime en dehors des textes de l’écrivaine. Par contre, ce sont les dissemblances voire les contradictions entre journaux et romans qui méritent une attention plus élaborée.

Par exemple, le portrait de la famille demande une analyse plus approfondie. Bien que ce soit seulement les textes de France Soir qui mentionnent la nationalité libanaise de Sylvain, aucun des trois articles ne manque de fournir sa profession – capitaine ou officier de la marine marchande, ce qui fait de lui un homme à profession responsable. À cause des exigences de cette profession, nous apprenons en lisant les articles, que Sylvain était souvent loin de sa famille, absent de longs mois d’affilée quand il était en mer. Avec ces réalités matérielles, le portrait psychologique de ce père de famille devenu assassin – et qui finit par « se faire justice » – se ressemble d’article en article. Dès les titres, les journaux nous proposent des raisons (presque des accusations contre Soazick) qui l’auraient motivé – le marin est « évincé » et « privé de mer » par sa femme. Les textes développent ce portrait en insistant sur le fait que Soazick était sur le point de quitter Sylvain, parce qu’il refusait de travailler davantage à terre, faisant ainsi passer sa « grande passion », la mer, avant sa famille. Le long article de France soir propose la conclusion d’un voisin selon laquelle « M. Dalin a dû être frappé d’une crise subite de folie », mais on peut avoir des doutes sur l’exactitude des commentaires des voisins et des conclusions des journalistes. S’il s’agissait d’une crise subite de folie, pourquoi est-ce que Dalain se serait procuré un fusil deux jours plus tôt (détail de l’article « Privé de mer ») et quand aurait-il écrit une lettre d’explication, comme c’est indiqué dans les deux autres articles ?

Qui plus est, toujours dans le long article de France soir, on lit la description suivante de Sylvain Dalain : « D’origine libanaise, il était très courtois avec les femmes. À commencer par son épouse. “Le dimanche, il ne manquait jamais de lui rapporter un bouquet de fleurs…” raconte une voisine. » On y reconnaît la description d’un mari heureux, « normal », qui cherche peut-être à faire pardonner son absence quasi obligatoire, en offrant à sa femme des fleurs, « chaque dimanche ». Il est vrai qu’aucun des deux autres articles ne parlent de ces fleurs, mais elles ne sont pas pour autant absentes des écrits de Delaume, surgissant presqu’à la fin de Dans ma maison sous terre, où le crime de Dalain est quasiment absent du récit. Dans ce texte, Delaume écrit : « Elle est allée chez le fleuriste avant. Quand les pompiers m’ont demandé d’ouvrir la porte, c’était longtemps après, les roses avaient séché, des brassées sur le lit [20]. » Avec ces deux phrases, Delaume l’autofictionaliste s’affirme, et continue à se créer contre les fictions collectives et les voisins, derrière les détails d’un fait divers. C’est, au moins en ce qui concerne le dernier exemple du geste, la mère de l’auteure et narratrice, ce personnage de fiction, qui s’est offert des fleurs.

Finalement, ces articles offrent, tout discrètement, un élément de la vie de Nathalie Dalain qui n’est jamais présent dans les écrits de Chloé Delaume. Il s’agit de l’existence du jeune frère de Nathalie, Frédéric, qui, selon les trois articles de journal, avait seulement 3 ans au moment du crime de 1983. Les raisons derrière une telle absence peuvent être multiples… un sentiment de protection à l’égard de cet individu ou bien une peur des poursuites judiciaires, comme celles lancées contre Angot ou Laurens, sont peut-être les deux plus évidentes. Elles sont d’ailleurs tout à fait raisonnables comme hypothèses. Nous en avons une autre par contre, et elle est la clé du projet d’autofiction de Chloé Delaume : c’est tout simplement véritablement que Chloé Delaume n’est pas, n’a jamais été, ne sera jamais Nathalie Dalain. Nathalie avait un petit frère. Chloé n’en a pas.

Jusqu’ici nous avons examiné le rôle des noms propres et celui de la mise en fiction des faits réels, car, en tant qu’autofictionaliste, Delaume construit son travail en grande partie sur ces deux notions. Bien qu’il s’agisse pour la plupart de pratiques normales sinon obligatoires pour l’autofiction, la relation entre le nom et la mise en fiction a quelque chose de particulier chez elle – la création d’un nouvel être : Chloé Delaume, qui est à la fois personnage de fiction, écrivaine, et femme française. Ceci dit, Delaume n’est pas la seule autofictionaliste à imposer l’emploi du deuxième nom dans son quotidien, et nous pourrons la comparer dans ce fait à sa contemporaine belge Amélie Nothomb. Celle-ci, semble-t-il, vit sous le prénom que nous lui connaissons et qu’elle s’est attribué, pour remplacer Fabienne, qui figure dans les documents officiels [21]. Ce changement, ainsi que le fait que l’écrivaine est née en Belgique et non pas au Japon, mène le critique Benjamin Hiramatsu Ireland à tirer la conclusion selon laquelle Stupeur et tremblements ne remplit pas les critères obligatoires pour une œuvre d’autofiction. Dans son article, « Amélie Nothomb’s Distorted Truths : Birth, Identity, and Stupeur et tremblements », en citant l’État présent de la noblesse belge et Le Bulletin de l’Association de la Noblesse du Royaume de Belgique, Ireland propose :

[…] chez ses lecteurs, la falsification de ses date et lieu de naissance est une imposture qu’elle commet, et tout en sabotant la confiance entre l’auteur et ceux-ci, le geste façonne aussi une identité qui rend encore plus flou, d’un côté, les limites entre l’expérience vécue et la narration authentique, et, de l’autre, la création et performance d’un personnage-auteur imaginaire [22].

Ireland se sert de cette interprétation pour renforcer son opinion selon laquelle Stupeur et tremblements ne tombe pas dans la catégorie de l’autofiction :

Sans doute, ce qui place Stupeur et tremblements dans la catégorie « fiction » (et non pas celle de « fiction autobiographique », ni celle d’ « autofiction », par exemple), c’est le fait que le court roman rompt le « pacte de confiance » entre l’écrivaine et ses lecteurs à cause du récit externe et falsifié. […] [Q]uand cette confiance est brisée, les frontières deviennent flous et l’autobiographie devient la fiction [23].

Sans contredire le fait que de pareilles modifications du vécu compliquent le cas de Nothomb – on peut se demander quel cas d’autofiction n’est pas compliqué – nous proposons donc que les « mensonges » signalés par Ireland ne suffisent pas à nous obliger à rayer Stupeur et tremblements des grandes listes d’œuvres d’autofiction, tout en confirmant, comme lui, qu’il ne s’agit nullement d’un exemple d’autobiographie, bien sûr. Toutes les deux, surtout en ce qui concerne le rôle du nom, Chloé Delaume et Amélie Nothomb poussent avec audace les limites de l’autofiction, sans pour autant nuire à la participation primaire à un projet autofictionaliste. Comme le dit Natalie Edwards à propos de Jane Sautière :

Les lecteurs ne savent pas quand c’est l’autobiographie qui prime ni quand le texte devient fictif, puisque l’autofiction de Sautière insinue que les faits et la fiction sont tous les deux présents, avec entre eux la création de frontières fluides et indistincts. […] Plutôt, elle représente cela comme un processus progressif, ancré dans l’investigation de soi – « j’ai, au fil du temps, créé mon histoire » [24].

Dans La Règle du Je, Delaume a écrit, « Par la littérature, l’énoncé contient simultanément l’acte auquel il se réfère. Déclarer institue, parce que dire c’est faire. L’autofiction contient des gènes performatifs [25]. » Quelques années plus tard, dans son entretien avec Barbara Havercroft dans la revue Fixxion, elle souligne l’importance de se créer et du pouvoir qu’elle s’est accaparé pour ce faire en se disant :

Il était nécessaire de me créer une nouvelle identité, qui porterait mon propre Je, l’imposerait dans le réel. Se définir comme personnage de fiction c’est dire je choisis qui je suis, je m’invente moi-même, jusqu’à l’état-civil. Je ne suis pas née sujet, mais par ma mutation en Chloé Delaume, je le suis devenue [26].

Récemment, le roman de Laurent Binet, La Septième Fonction du langage, nous a rappelé de manière ludique les relations théoriques entre langue et réalité, entre dire et faire ou devenir, bref, entre la langue et la performativité :

La théorie d’Austin, c’est le performatif, tu te rappelles ? L’illocutoire et le perlocutoire. Quand dire, c’est faire. Comment on fait des trucs en parlant. Comment on fait faire des trucs aux gens simplement en leur parlant. Par exemple, si je disposais d’une force perlocutoire plus conséquente, ou si tu étais moins con, il me suffirait de te dire « conférence de Derrida » pour que tu sautes dans tes pompes et qu’on aille déjà réserver nos places [27].

Peut-être que, pour devenir Chloé Delaume, il suffit de dire, ou écrire plus précisément, « Je m’appelle Chloé Delaume » devant des personnes moins « cons », pour reprendre le terme de Binet. Ceci dit, il se peut aussi que Delaume, en se créant dans le réel, soit allée plus loin encore que la simple parole, quand son intentionnalité illocutoire ne s’est pas réalisée de manière perlocutoire chez les lecteurs. Face à pareil échec, on peut trouver deux manières de se faire véritablement, définitivement Chloé Delaume. La première se trouve toujours du côté du langage, et nous l’avons vu avec les citations du site web : il s’agit pour le moins de distancer la mention « personnage de fiction » du nom Chloé Delaume, ou au moins mettre davantage de distance littéraire entre la remarque et le nom qui veut s’imposer dans le réel. Mais cela ne garantit pas non plus que Chloé Delaume soit autre que personnage de fiction, au mieux, ou simple pseudonyme banal, au pire. Il faut aller plus loin encore, et rayer Nathalie Dalain d’autres écrits, qui ont de leur côté la puissance de l’état français. Dans Où le sang, Delaume écrit :

[…] elle n’existe plus, tu sais, Nathalie. Un avocat s’occupe de l’effacer de mes papiers, identité définitive, je suis Chloé Delaume. Je reprends la parole. Ça ne sert à rien de poursuivre. Seconde partie de vie, mon corps et l’écriture, l’abandon de Calliope, être asséchée de soi pour devenir sibylle, cette fois c’est terminé [28].

Nonobstant, comme nous l’avons signalé à l’ouverture de ce texte, prendre la littérature pour la réalité chez Delaume est une stratégie problématique.

Notes

[1] Le moteur de recherche des archives d’Internet (www.archive.org) a répertorié le site pour la première fois le 19 novembre 2003. Toutes les citations des anciennes versions du site web de Delaume figurent dans cette archive.

[2] Chaque date indique une mise en archive de www.chloedelaume.net sur le site www.archive.org, qu’il ne faut pas prendre pour la date de publication sur le site de l’auteur.

[3] Les premières années, il n’y a pas de rubrique « accueil » et l’internaute visitant chloedelaume.net tombe d’abord sur la page « bio ».

[4] Chloé Delaume, La dernière fille avant la guerre, Paris, Naïve, p. 107.

[5] Après la première référence à chaque titre, les abréviations suivantes serviront à les identifier : La dernière fille avant la guerre : Dernière fille ; La Vanité des Somnambules : La Vanité ; Le Cri du sablier : Le Cri ; Où le sang nous appelle : Où le sang ; La Règle du Je : La Règle ; « S’écrire mode d’emploi » : « S’écrire ».

[6] Les principaux textes publiés entre-temps sont Corpus Simsi (2003), Certainement pas (2004), Les juins ont tous la même peau (2005), J’habite dans la télévision (2006), La nuit je suis Buffy Summers (2007) et La dernière fille avant la guerre (2007).

[7] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 2009, p. 202.

[8] Id. p. 205.

[9] Chloé Delaume, La Règle du Je, Paris, PUF, « Travaux pratiques », 2010, p. 5.

[10] Id. p. 3.

[11] Id. p. 5.

[12] Chloé Delaume, « S’écrire mode d’emploi », dans Autofiction(s) : Colloque de Cerisy, Claude Burgelin, Isabelle Grell, Roger-Yves (dir.), Lyon, PUL, 2010, p. 113.

[13] Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Paris, [Scheer, 2001], Gallimard « Folio », 2003, p. 20.

[14] En effet, bien qu’annoncé avec la publication d’Une Femme avec personne dedans, le cycle autofictif s’est prolongé avec Où le sang… En réalité, c’est ce texte-ci qui marque la fin du cycle, le roman annoncé pour la rentrée littéraire de 2016, Les Sorcières de la République, n’a aucun élément d’autofiction.

[15] Chloé Delaume, Où le sang nous appelle, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2013, p. 49-50.

[16] Le Cri du sablier, op. cit. p. 9.

[17] Id. p. 13-14.

[18] Où le sang nous appelle, op. cit. p. 49.

[19] Je tiens à remercier chaleureusement mon amie Michèle Bošković pour sa contribution aux sources de cet article. C’est en 2015, en faisant ensemble des recherches à la BnF, que nous avons découvert les trois articles dont il s’agit ici. Actuellement, Michèle Bošković étudie le thème des suites littéraires au suicide d’un proche, et prépare un volume au titre provisoire Endeuillés après suicide. Études de cas littéraires contemporains, dans lequel elle se penchera sur le cas de Delaume, entre autres.

[20] Dans ma maison sous terre, op. cit. p. 171.

[21] Le texte d’Ireland offre un aperçu des circonstances dans lesquelles Nothomb se fait appeler soit Amélie soit Fabienne. Il semblerait que, exigences légales à part, elle vive depuis l’adolescence sous le nom d’Amélie.

[22] « The falsification of her birth date and place for her readers constitutes a deceptive gesture on her behalf, which not only undercuts reader-author trust, but also forges an identity that further blurs the boundaries between lived experience and authentic narration, on the one hand, and the creation and performance of an imaginary writer-persona on the other » (Benjamin Hiramatsu Ireland, « Amélie Nothomb’s Distorted Truths : Birth, Identity, and Stupeur et tremblements », New Zealand Journal of French Studies, vol. 33, n°1, mai 2012, p. 154).

[23] « Arguably what makes Stupeur et tremblements belong to the genre of fiction (and not “autobiographical fiction” or autofiction, for example) is that the
novella ruptures the established “pact of trust” between the author and reader because of the external, falsified narrative. […] [O]nce the trust is broken, the borders become blurred and autobiography becomes fiction » (ibid., p. 152).

[24] « The reader does not know when the autobiography takes precedence and when the text becomes fictional, as Sautiere’s brand of autofiction hints that both fact and fiction are present but creates fluid, indistinct boundaries between them. […] Instead, she presents this as a gradual process that is rooted in self-invention – “j’ai, au fil du temps, créé mon histoire” » (Natalie Edwards, « Jane Sautière’s Autofictional Explorations : Nullipare », Contemporary Women’s Writing in French Seminar : Non-Motherhood in Contemporary Women’s Writing in French, University of London, Senate House, 21 février 2015, inédit, p. 10-11.

[25] La Règle du Je, op. cit. p. 179.

[26] Barbara Havercroft, « Le soi est une fiction. Interview avec Chloé Delaume », Revue critique de fixxion contemporaine, nº4, 2012, p. 126.

[27] BINET, Laurent, La Septième Fonction du langage, Paris, Grasset, 2015, ebook, Troisième partie – Ithaca, p. 74.

[28] Où le sang nous appelle, op. cit., p. 134.

Auteur

Dawn M. Cornelio est professeure titulaire à la University of Guelph (Canada). Ses recherches se font principalement dans deux domaines : l’autofiction et la théorie et la pratique de la traduction littéraire. Elle a fait de nombreuses communications et publié plusieurs articles sur Chloé Delaume, dont le plus récent est « Fragmentation des corps et des identités chez Chloé Delaume » (@nalayses, vol 11.1, Hiver 2016, n. p.). Ses traductions sont régulièrement publiées dans Contemporary French and Francophone Studies. Actuellement, elle prépare une longue étude de cas de Chloé Delaume, publiée en ligne sur le site ChloéDelaumeCritique.com, et une traduction vers l’anglais de Certainement pas de Delaume à paraître aux presses de l’université du Nebraska (University of Nebraska Press).

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