Poésie numérique et manifestes


Face à la diversité des pratiques chapeautées par le terme manifeste, quelles conceptions les auteurs de « poésie numérique » convoquent-ils, et dans quelle mesure ces textes renseignent-ils, en retour, sur ce qu’est la « poésie numérique » ? Quatre manifestes, rédigés par des auteurs qui revendiquent explicitement l’expression de « poésie numérique », ont attiré notre attention. Malgré l’hétérogénéité des textes, nous nous efforçons de mettre en regard leur contexte d’apparition avec les prises de position exprimées, avant de considérer leur réception au sein des institutions culturelles, soulignant ainsi un mode de regroupement spécifique des agents et des positionnements complémentaires dans la lutte symbolique pour la reconnaissance du domaine.

Faced with the diversity of practices named by the term “manifesto”, what conceptions do authors of “digital poetry” conjure up, and to what extent do these texts inform, in return, about what “digital poetry” is? Four manifestos, written by authors who explicitly claim the expression of “digital poetry”, caught our attention. Despite the heterogeneity of the texts, we try to compare their context of appearance with the positions expressed, before considering their reception within cultural institutions, highlighting how agents group and position in the symbolic struggle for the recognition of the domain.


Texte intégral

Dans le dernier chapitre de son ouvrage consacré à la poésie contemporaine, Jean-Michel Espitallier demande : « La poésie numérique, qu’est-ce à dire [1] ? » En effet, comment définir un objet si contemporain et dont les deux termes associés qui le désignent engagent chacun une extension sémantique particulièrement forte ? Le manifeste, discours où l’on se bat pour la promotion d’une conception, semble un terrain d’étude privilégié pour répondre à cette question. Pourtant, Anna Boschetti met en garde contre une catégorisation abusive de la notion, préférant l’inscrire dans un processus historique qui lie intrinsèquement le concept à son contexte d’apparition [2]. Dès lors, si l’on s’en tient aux manifestes littéraires, il paraît évident que la pratique a énormément varié dans le temps. Hissé au rang de genre par les avant-gardes historiques [3], ce type de discours est fortement discrédité dans les années 1980. Jean-Marie Gleize n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que « l’“époque” des manifestes est close […] la posture manifestaire est devenue anachronique [4] ». Conséquence logique de la fin annoncée des avant-gardes [5], le manifeste n’aurait plus sa raison d’être. Pourtant, l’histoire du champ littéraire révèle qu’il n’est pas l’apanage des avant-gardes [6] et, au regard des pratiques contemporaines, on ne peut que constater la survivance de la forme. « [Le manifeste] se fait moins virulent, moins dogmatique et plus consensuel [7] » pour certains, ne vise plus à « fonder un mouvement ou un groupe ni [à] proclamer une série de volontés ou de vérités générales [8] » pour d’autres. Face à la diversité des pratiques chapeautées par le terme, quelles conceptions du manifeste les auteurs de « poésie numérique » convoquent-ils, et comment, en retour, ces textes renseignent-ils sur ce qu’est la « poésie numérique » ?

Quatre manifestes [9], rédigés par des auteurs qui revendiquent explicitement l’expression de « poésie numérique », ont attiré notre attention. Malgré l’hétérogénéité des textes, nous nous efforcerons de mettre en regard leur contexte d’apparition avec les prises de position exprimées, avant de considérer leur réception au sein de la communauté et des institutions culturelles.

1. Manifestes et prises de position des auteurs de « poésie numérique »

1.1. La « poésie numérique » au tournant des années 2000, dramatisation d’un moment propice aux luttes symboliques

Les quatre textes ont été rédigés entre 2002 et 2014. Si le début des années 2000 constitue un nouvel « âge d’or » du manifeste littéraire et artistique en France selon les études statistiques menées par Camille Bloomfield et Mette Tjell à partir de la base de données Manart [10], détailler les conditions historiques qui ont favorisé ces gestes paraît indispensable. La publication de « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique » de Jacques Donguy, paru en 2002 dans la revue Art Press, peut sembler tardive [11]. En effet, les premières expérimentations liant poésie et ordinateur en France sont établies dans les années 1980 [12] : dès 1985, des poèmes générés par ordinateur sont présentés au Centre Georges Pompidou lors de l’exposition « Les Immatériaux » [13] ; en janvier 1989, à l’occasion d’une Revue parlée du Centre Georges Pompidou, paraît le premier numéro d’alire, « revue de littérature et de poésie électronique [14] », créée par le collectif L.A.I.R.E. (Lecture, Art, Innovation, Écriture) [15]. Le lancement de la revue, et ses nombreux éditoriaux, contiennent déjà une portée manifestaire [16]. Pourtant, le passage du titre de « revue animée d’écrits de source électronique » à celui de « revue de littérature animée et interactive » en mars 2000, témoigne du tournant littéraire d’alire [17], mais également de la vitalité du domaine et des débats qui l’animent. La littérature et la poésie informatique font l’objet de plusieurs colloques universitaires entre 1990 et 2000 [18] ; le champ de la poésie contemporaine reconnaît ces démarches, les éditeurs et les associations professionnelles s’en préoccupent, en même temps que le secteur acquiert une portée internationale [19]. Une liste de discussion en français, e-critures [20], spécialisée dans la littérature informatique, se forme en novembre 1999. D’autres revues voient également le jour (Kaos de Jean-Pierre Balpe entre 1991 et 1993, E/cart(s) d’Eric Sadin entre 1999 et 2003, la série des numéros Web_Doc(k)s en 1999, Litératique d’Eric Sérandour en 2000). Le tournant des années 2000 correspondrait donc à un moment critique où le besoin des auteurs d’expliquer leurs démarches paraît légitime.

Alors qu’ils ne sont publiés qu’à quelques mois d’intervalle, « Terminal Zone –manifeste pour une poésie numérique » et « Transitoire Observable : Texte fondateur » affichent pourtant des intentions inconciliables. Malgré l’unique signataire, le texte de Jacques Donguy présente des pratiques partagées par plusieurs générations d’artistes. Le titre du manifeste est évocateur : s’il renvoie au célèbre poème d’Apollinaire, « Zone », qui fait lui-même écho aux manifestes futuristes [21], le substantif « Terminal » dit aussi l’accomplissement et le dépassement des expérimentations passées [22], quand l’article indéfini rappelle la portée générale du propos. Il ne s’agit pas là de définir un programme esthétique commun derrière lequel un collectif s’organiserait (les exemples renvoient d’ailleurs à des œuvres qui se nourrissent diversement du numérique [23]), mais de rendre compte d’une tendance forte, celle de l’utilisation des technologies numériques dans le champ de la poésie expérimentale française et internationale, que l’auteur connaît bien [24]. Jacques Donguy accomplit ainsi le tour de force d’assigner une généalogie supposée à la « poésie numérique » (héritière tout à la fois de la poésie sonore – Dufrêne, Chopin, Heidsieck, Blaine –, de la poésie visuelle – Bory –, et des mouvements d’avant-garde américains – Burroughs, Gysin – et brésiliens – Ladislao Pablo Györi), tout en désignant la relève (en France, Anne-James Chaton, Éric Sadin, Jean-René Étienne, Christophe Fiat, Olivier Quintyn, Christophe Hanna, Joachim Montessuis, Kathy Molnar, Laure Limongi, Emmanuel Rabu et Philippe Boisnard). Le mode de diffusion du texte est lui aussi éloquent. Le choix de Jacques Donguy d’investir le papier, et non un support numérique, pour publier son manifeste peut paraître paradoxal. Cependant, le prestige et la visibilité d’une revue comme Art Press [25] favorisent quelques compromis [26]. Dès lors, le texte s’apparente à un putsch symbolique. Alors qu’il touche un large public, Jacques Donguy s’institue en « précurseur [27] » et chef de file de jeunes poètes français manipulant les nouvelles technologies mais omet de mentionner la revue alire et le collectif Transitoire Observable, dont il connaît parfaitement les travaux [28].

Le manifeste de Transitoire Observable adopte un mode de diffusion tout à fait différent. Les auteurs affichent tout d’abord leur indépendance institutionnelle : le « regroupement d’artistes numériques » préfère créer son propre support de diffusion plutôt que de s’adosser à une revue existante pour exposer ses idées. Contrairement à Jacques Donguy, et malgré le mass-media investi [29], les signataires de Transitoire Observable s’adressent à un public restreint, celui de la communauté [30]. De plus, l’absence de tout nom propre et de toute référence culturelle précise dans le texte participe d’un positionnement sans concession. Comme le rappelle le titre du manifeste, « Texte fondateur [31] », Transitoire Observable ne s’inscrit nullement dans une filiation littéraire, mais se présente comme le prescripteur de « ce qui peut être nommé sans ambages une œuvre numérique [32] ». Là encore, les membres du collectif ressentent le besoin impérieux de se présenter clairement, à une période qui est perçue comme cruciale [33]. Philippe Bootz s’en explique : le « manifeste Transitoire Observable […] n’arrive qu’en 2003 car ce qui est dominant à l’époque dans la littérature numérique est la littérature Flash [34], c’est-à-dire une littérature de l’écran [35] ». Le collectif s’oppose donc à des auteurs qui se désengageraient de la programmation informatique en ne codant pas directement leurs œuvres, préférant passer par des logiciels d’écriture formatée, tel Flash, pour réaliser leurs créations. À l’opposé du texte de Jacques Donguy, des enjeux esthétiques liés au numérique sont alors formulés : l’interaction entre le programme informatique écrit par l’auteur, et la manipulation de la forme observable à l’écran par le lecteur, crée des œuvres dont le caractère labile et irreproductible est fondamental.

Les deux manifestes affichent donc des intentions divergentes : alors que le manifeste de Jacques Donguy légitime des pratiques liant poésie et numérique (au sens large) au sein de la poésie expérimentale, celui de Transitoire Observable initie un programme esthétique et une réflexion théorique pour des œuvres à venir.

1.2. Les années 2010 : la réapparition d’une rhétorique avant-gardiste comme aveu d’un échec de la « poésie numérique » ?

Selon Camille Bloomfield et Mette Tjell, les années 2003-2009 en France [36] représentent une période particulièrement riche en manifestes littéraires et artistiques, ce qui s’expliquerait par le recours accru à Internet comme support de diffusion. Pourtant, les auteurs de « poésie numérique » ne produisent aucun texte de cet ordre entre 2004 et 2008. Que révèle alors la proclamation de nouveaux manifestes entre 2009 et 2014 ? Si le domaine connaît un réel essor au niveau international [37], les idées des auteurs de « poésie numérique » en France sont discutées parmi les poètes expérimentaux [38] mais peinent à dépasser ce milieu [39].

La dimension avant-gardiste et contestataire des manifestes de Philippe Boisnard (2009 et 2014) et de Luc dall’Armellina (2014) corrobore l’idée d’une place difficile à tenir pour les auteurs de « poésie numérique ». L’acronyme qui compose les titres de la série des manifestes de Philippe Boisnard, « PAN » pour « Poésie Action Numérique », rappelle les mots en liberté futuristes et rend un hommage discret au recueil de Christophe Tarkos, Pan, dans lequel ce dernier se présente comme « l’avant-garde en 1997 [40] ». L’onomatopée révèle aussi l’intensité du débat qui transparaît dans la rhétorique des textes. Philippe Boisnard a largement recours à l’isotopie de la violence physique et symbolique [41], et file une antithèse fortement polémique : le livre est du côté de la « passivité textuelle », quand la Poésie Action Numérique offre « toutes les possibilités de notre être-au-monde », selon une intrication de l’art et de la vie chère aux avant-gardes. Le même système antithétique, parfois proche de l’hyperbole, survient dans le manifeste de Luc Dall’Armellina : les écritures numériques créatives, aux « dimensions artistiques, esthétiques et politiques » sont opposées à l’écriture scolaire « asservi[e] […] au dogme de l’accès aux savoirs et à l’injonction de la communication », « cantonnée à un rôle instrumental » ; « les anciennes [ou vieilles] institutions » se dressent contre les « nouvelles voies et formes » offertes par les écritures numériques créatives. Les tournures impératives et volitives du manifeste de Luc Dall’Armellina [42] suggèrent également la portée contestataire de ces textes qui cherchent à persuader leurs lecteurs.

Cette rhétorique virulente ne vient cependant pas soutenir les discours manifestaires précédents, mais porte au contraire des programmes esthétiques singuliers. À l’image de Jacques Donguy, Philippe Boisnard propose un manifeste individuel qu’il inscrit dans une tradition littéraire, la poésie action de Heidsieck et Blaine, qu’il entend dépasser grâce aux potentialités du numérique. Contrairement à la poésie action qui joue de relations finies entre différents éléments (le poète interagit avec l’espace, avec des bandes sonores, des objets ou des vidéos, mais les interactions entre ces paramètres sont impossibles), la poésie action numérique développe des interférences multiples entre différents média (la voix ou un geste peuvent générer du texte, transformer une vidéo, etc.), matérialisant des effets synesthétiques proches de l’illusionnisme. Si l’aspect interactif du numérique est également présent dans le manifeste de Luc Dall’Armellina, c’est en insistant sur la dimension participative de la notion, dont l’élaboration du texte prend acte. Ce n’est pas une interactivité maîtrisée et mise en scène par l’auteur, mais une interactivité synonyme de coopération et de co-production, une interactivité qui modifie en profondeur le rapport aux savoirs (en faveur de l’interdisciplinarité et de l’expérimentation) et l’auctorialité, qui est modifiée grâce aux relations multiples tissées par les réseaux numériques (au premier rang desquels Internet, relativement absent des autres textes). Ainsi, le manifeste de Luc Dall’Armellina, co-écrit en ligne avec « les annotations et remarques de Annie Abrahams, Philippe Aigrain, Pierre Fourny, Emmanuel Guez, Jean-Michel Lebaut, Julien Longhi, Antoine Moreau, Jacques Rodet, Stephan Hyronde », est lui-même pensé comme un « espace d’expérimentation poétique [43] ». « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste », a fait l’objet d’un site, disparu aujourd’hui, où la rédaction s’élaborait de manière collective. Si la version 78 présentée sur le site de l’artiste est figée par le format .pdf, le texte peut être librement copié, et reste susceptible d’évolution [44], comme dans la lecture performée qu’en propose Luc dall’Armellina lors du colloque ECRiDil en 2016 [45]. On retrouve cette même diffusion multimodale [46] et en expansion pour les manifestes de Philippe Boisnard. Le « Premier Manifeste Poésie Action Numérique » est publié sur le site de la revue de critique littéraire en ligne, libr-critique [47], et sur celui du collectif HP Process, alors que « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3 » paraît dans le septième numéro de la revue en ligne du Cube, avant d’être affiché sur scoop.it! [48]. Si ces reprises favorisent une réception élargie des textes, elles dénoncent aussi l’ambivalence des auteurs qui usent d’une rhétorique d’avant-garde mais ont du mal à se positionner entre l’éclairage médiatique qu’offre Internet et la méfiance vis-à-vis du médium. Publiés dix ans après les manifestes de Jacques Donguy et de Transitoire Observable, ceux de Philippe Boisnard et Luc dall’Armellina mettent tout du moins en exergue le trouble pérenne d’agents en manque de reconnaissance auctoriale.

2. Réception des manifestes au sein des institutions culturelles

2.1. Champ ou label ?

Face à la multiplication des manifestes et des prises de position individuelles, donner une définition unifiée de la poésie numérique reste donc une gageure. Si quelques éléments communs apparaissent d’un texte à l’autre (filiation avec la poésie sonore et visuelle, emphase sur les potentialités du numérique ouvrant l’espace de création, références philosophiques post-modernes [49]), ils ne sont pas suffisants pour exprimer un programme esthétique révélant une union pérenne entre les auteurs. Dès lors, comment interpréter ces prises de position régulières d’auteurs à propos d’une pratique qui reste confidentielle ? On ne peut que constater, avec Paul Aron, que « l’abondance de textes manifestaires […] paraît caractériser une position ressentie comme périlleuse [50] ». En effet, malgré les écarts temporels qui séparent les manifestes, les auteurs semblent partager le fait d’être à la marge du champ littéraire. Dans le schéma que Fabrice Thumerel propose du champ de la poésie contemporaine française entre 1980 et 2000, la « poésie numérique » se situerait au sein des « poésies-dispositifs/écritures multimédia », c’est-à-dire dans le pôle dominé du sous-champ de la production restreint [51]. Deux événements, à dix années d’intervalle, paraissent symptomatiques de cette mise à l’écart. Lors des États Généraux de la Poésie qui se sont déroulés à Marseille en 1992, les interventions de Philippe Bootz et de Tibor Papp, invités en tant que rédacteurs de la revue alire, sont passablement houleuses [52]. En 2003, Philippe Boisnard et six autres poètes dénoncent leur évincement de la cinquième édition du Printemps des Poètes (2003) consacrée aux dernières innovations poétique [53]. La place accordée par Jean-Michel Espitallier au domaine dans son essai sur la poésie contemporaine française est aussi révélatrice : le chapitre consacré aux « Poésies numérique et multimédia », un des plus courts du livre, est relégué à la fin de l’ouvrage ; l’auteur n’hésite pas à y fustiger la prise de pouvoir exercée par quelques poètes sur l’étiquette « poésie numérique » [54]. Sans approfondir ici les raisons sociologiques et individuelles qui expliqueraient cette mise à la marge, il est probant que l’expression de « poésie numérique », à travers une valorisation collective, permet de pallier le faible capital symbolique des agent [55]. Mais comment définir la forme de ce regroupement ? En 2003, Évelyne Broudoux consacre une partie de sa thèse [56] à la « constitution du champ de la littérature numérique », hypothèse partagée la même année avec Serge Bouchardon dans un article intitulé « E-critures : co-constitution d’un dispositif technique, d’un champ et d’une communauté [57] ». En 2015, Philippe Bootz propose un postulat similaire concernant la « poésie numérique » : « [la poésie numérique] existe comme champ socio-culturel avec ses acteurs, ses théoriciens, ses lieux de légitimation, de diffusion et d’enseignement. C’est un champ qui a évolué dans le temps. [58] » Pourtant, en 2012, Serge Bouchardon est plus mesuré : « En ce qui concerne le champ littéraire, on peut se demander si nous allons voir la naissance d’un nouveau champ, ou si la littérature numérique est une fraction expérimentale du champ littéraire [59]. » En effet, est-il possible de considérer la littérature et la poésie numérique comme des champs, dans le sens que Bourdieu donne à ce terme ? Le caractère expérimental des œuvres et le public restreint touché semblent saper l’hypothèse. Pourtant, au regard des divergences programmatiques et des désaccords individuels relevés, la « poésie numérique » ne peut être davantage assimilée à « un “mouvement”, fondé sur un “paradigme” ou un “programme commun” [60] ». Elle serait plutôt « une convergence provisoire, fondée notamment sur une problématique, des références et des refus partagés [61] » selon la définition qu’Anna Boschetti donne d’un label, renouvelant ainsi les notions de mouvement ou d’école, trop rigides pour désigner les modes d’action collective dans le champ littéraire contemporain.

2.2. Manifestes et positionnements dans différents champs culturels

Cependant, si on retient l’hypothèse que la « poésie numérique » forme un label, la diversité des ancrages institutionnels et des champs culturels sollicités à travers les manifestes est remarquable. Le texte de Jacques Donguy publié dans la revue Art Press s’adresse avant tout au milieu artistique alors que l’auteur, à travers ses chroniques de poésie numérique parues dans les Cahiers Critiques de Poésie, a déjà initié un travail de reconnaissance du domaine au sein du champ littéraire. Jacques Donguy précise d’ailleurs qu’il veut « remettre la poésie au centre de la création artistique [62] ». C’est également dans le champ artistique que se situe explicitement le manifeste de Transitoire Observable : « Qu’il soit bien clair que la voie que nous suivons est tout entière située dans le champ de l’art, même si la programmation est un outil indispensable dans la production de nos formes, le premier outil. » Philippe Boisnard est moins catégorique : si le premier manifeste se trouve sur libr-critique, le site de la revue de critique littéraire en ligne qui s’intéresse à « la littérature dans toutes ses formes », le troisième est publié dans le septième numéro de la revue éditée par « Le Cube », qui est un centre de création numérique. Quant au manifeste de Luc dall’Armellina, il vise explicitement les champs scolaire et universitaire, qui sont aussi ses lieux de réception [63]. La diversité des champs investis se fait aussi l’écho de la multiplicité des positions des agents dans l’espace social [64]. Jacques Donguy a été enseignant d’arts plastiques à la Sorbonne, critique de poésie et commissaire d’expositions ; Philippe Bootz (Transitoire Observable) est enseignant-chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication à Paris 8 ; tout comme Luc dall’Armellina à l’ESPE de l’université de Cergy-Pontoise ; Philippe Boisnard et Hortense Gauthier (HP Process) dirigent un centre d’art ; chacun revendiquant parallèlement le statut de poète. Si une homologie entre la position professionnelle des agents et celle qu’ils occupent dans le champ littéraire français se dessine [65], il est pourtant difficile de conclure à l’échec de ces positions multiples. En effet, le fort engagement de certains chercheurs qualifiés en Sciences de l’Information et de la Communication pour constituer la « poésie numérique » en objet d’étude littéraire semble payant. C’est tout du moins ce dont témoigne la programmation du colloque international de Nanterre consacré à « La Poésie hors le livre » en octobre 2013, où la session finale est dédiée à « la poésie numérique », légitimant ainsi l’existence de l’objet et son acception particulière dans le champ universitaire français [66].

*

Les manifestes des auteurs de « poésie numérique » étonnent par leur caractère conventionnel. Entre luttes symboliques et programmes esthétiques, ils mettent en avant des enjeux manifestaires et des modes de diffusion relativement classiques, tout en reprenant la rhétorique contestataire et éprouvée des avant-gardes. En accord avec ce constat, la chronologie de parution des textes s’accorde sensiblement aux pics de publication du genre distingués par Camille Bloomfield et Mette Tjell [67]. Ce conformisme apparent n’invalide pourtant pas leur portée subversive qui résiderait dans l’indiscipline des champs culturels investis. La contemporanéité de l’objet nous empêche cependant de témoigner, à terme, de l’efficacité des stratégies manifestaires. Il est bien sûr impossible de savoir si le domaine, qui tente de dépasser la catégorisation française des biens culturels en se liant, pour une part, à un modèle nord-américain plus ouvert au composite, gagnera en reconnaissance dans les prochaines années, ou pâtira du brouillage de classification et d’institutionnalisation des œuvres. Enfin, dépasser le cadre national, pour s’intéresser aux positions internationales des agents, serait nécessaire pour conclure cette enquête.

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Notes

[1] Jean-Michel Espitallier, Caisse à outils – Un panorama de la poésie française aujourd’hui, Paris, Pocket, 2014, p. 227.

[2] Anna Boschetti, « La notion de manifeste », Francofonia, n° 59, « Les manifestes littéraires au tournant du XXIe siècle », automne 2010, p. 13-29.

[3] Anne Tomiche, « Manifestes artistiques, art manifestaire », dans Anne Larue, L’art qui manifeste, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 24 et 28.

[4] Jean-Marie Gleize, « Manifestes, préfaces : sur quelques aspects du prescriptif », Littérature, n° 39, 1980, p. 13.

[5] « Revendiquer une avant-garde, en l’an 2000, relèverait assurément d’un combat d’arrière-garde. Nous l’avons sagement compris depuis plusieurs décennies, les avant-gardes sont mortes » (François Noudelmann, Avant-gardes et Modernité, Paris, Hachette Supérieur, 2000, p. 5).

[6] Anna Boschetti, art. cit., p. 28.

[7] Paul Aron, Denis Saint-Jacques & Alain Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 263.

[8] Anne Tomiche, art. cit., p. 41.

[9] Les manifestes ont été publiés à plusieurs années d’intervalle, et ont fait l’objet de modes de diffusion et de réception très variés. Jacques Donguy compose seul « Terminal Zone : manifeste pour une poésie numérique », en 2002 ; Philippe Boisnard a rédigé une série de trois manifestes pour une Poésie Action Numérique, entre 2009 et 2014, dont le premier et le troisième – co-signé avec Hortense Gautier sous le nom d’HP Process – sont mentionnés ici ; Philippe Bootz co-écrit « Transitoire Observable – Texte fondateur » avec deux autres membres du groupe Transitoire Observable, Alexandre Gherban et Tibor Papp, en 2003 ; Luc Dall’Armellina conçoit le texte « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste » « avec les annotations et remarques d’Annie Abrahams, Philippe Aigrain, Pierre Fourny, Emmanuel Guez, Jean-Michel Lebaut, Julien Longhi, Antoine Moreau, Jacques Rodet, Stephan Hyronde », en 2014. Pour cette étude, nous avons écarté « Pour une littérature informatique : un manifeste… » de Jean-Pierre Balpe, dans la mesure où l’auteur ne réclame pas personnellement l’étiquette de « poésie numérique », même si d’autres agents la lui assignent. La préface de Tag-surfusion de Jacques Donguy est évoquée mais ne fait pas partie des quatre principaux textes étudiés car elle a été rebaptisée après-coup « préface-manifeste ».

[10] Camille Bloomfield & Mette Tjell, « Les âges d’or du manifeste artistique et littéraire en France : étude contrastive à partir de la base de données Manart », Études littéraires, vol. 44, n° 3, 2014, p. 151-163. Parmi les quatre manifestes qui nous intéressent, seul celui de « Transitoire Observable » est présent dans la base de données. http://www.basemanart.com/les-manifestes [consulté le 30 avril 2018]

[11] Pour comparaison, le « Manifeste de l’œuvre d’art sur ordinateur » d’Antoine Schmitt paraît en 1998. http://www.conseildesarts.org/documents/Manisfeste/manifeste_ordinateur.html

[12] À l’instar des pratiques du rédacteur de ce manifeste qui précise : « Parmi les poètes, il faudrait parler aussi de nous-même, en collaboration avec Guillaume Loizillon, utilisant le cybertexte ou texte défilant sur l’écran dès 1983 […] » (Jacques Donguy, « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique », Art Press, n° 281, 2002, p. 60).

[13] « Les premiers programmes qui ont été présentés au public ont été les Rengas créés […] pour l’exposition Les 
Immatériaux au Centre Georges Pompidou (Paris, 1985) », entretien donné par Jean-Pierre Balpe à l’electronicliteraturereview, consultable à l’adresse suivante : https://electronicliteraturereview.wordpress.com/2015/03/27/elr-entretien-avec-jean-pierre-balpe/

[14] Expression relevée sur la page d’accueil du site Mots-Voir, http://motsvoir.free.fr

[15] La revue est éditée de 1989 à 2009 par l’équipe composée de Philippe Bootz, Frédéric Develay, Jean-Marie Dutey, Claude Maillard et Tibor Papp.

[16] À titre d’exemple, l’éditorial de l’édition originale du premier numéro de la revue, rédigé par Claude Maillard, signale le caractère collectif et pionnier de l’entreprise :

« Oserons-nous : inter/prendre. Rapprochant ainsi le verbe au mot. Entreprise.

Quelque chose s’entreprend dans alire entre écriture et machine jetant les bases d’un travail où s’élabore et se transpose l’histoire de la lettre. L’histoire de la littera.

Il ne s’agit pas d’un après.coup [sic] spécifique à l’informatique venant là pour aligner, mixer, consommer des travaux d’écriture. Ni d’un avant.coup [sic] créatif de nouveautés d’utilisation allant de pair avec la soif inextinguible de jeter sur le marché de nouvelles propositions d’images d’écriture.

Quelque chose d’autre est en œuvre dont l’itinéraire est hors de tout champs [sic] d’imitation. Quelque chose qui exige un investissement d’un autre ordre. D’une mise à lire différente. D’une prise à écrire nouvelle.

Au sein même de la machine comme invention, dans un jeu matériel et temporel – qui est aussi en jeu – l’écriture toujours en voie de s’écrire livre, dans l’humour et l’ironie voire tragique, l’in/interrompable de la démarche écrite. »

[17] Alain Vuillemin, « Poésie et informatique II : approches », L’Encyclopédie de l’Astrolabe, Ottawa (Ontario), Canada, Université d’Ottawa, 2002, http://artsites.uottawa.ca/astrolabe/fr/auteurs/

[18] Quelques exemples : « Texte et ordinateur : les mutations du Lire-Ecrire », 6-8 juin 1990, Centre de Recherches Linguistiques, Paris X Nanterre (actes du colloque : Linx, hors-série n° 4, 1991) ; Rencontre Nord Poésie et Ordinateur organisée en mai 1993 par Mots-Voir à l’Université de Lille III avec la collaboration du centre de recherche Gerico-Circav et la Maison de la Poésie du Nord-Pas-de-Calais (actes du colloque : A:/LITTERATURE, Villeneuve-d’Ascq, MOTS-VOIR et le GERICO-CIRCAV, 1994) ; Journées d’études internationales « Littérature et informatique », 20 au 22 avril 1994, co-organisées à Paris VII par Alain Vuillemin de l’université d’Artois et Michel Lenoble de l’université de Montréal avec la collaboration d’Item-sup et du laboratoire d’Ingénierie didactique de l’université de Paris VII (actes : Alain Vuillemin (dir.), Littérature et informatique, Arras, Artois presses université, 1995).

[19] Philippe Bootz est invité à intervenir lors des États Généraux de la Poésie de 1993 ; Alain Frontier note, dès 1992, que « la récente vulgarisation de l’ordinateur devait élargir encore l’éventail des moyens d’expression poétique. Tibor Papp ne tarde pas à s’emparer de ce nouveau support et, dès 1985, à Paris, au cours d’une séance de lecture publique organisée par le plasticien et poète Servin, il montre pour la première fois sans doute dans l’histoire des poésies, un poème visuel directement et entièrement composé sur ordinateur » (Alain Frontier, La Poésie, Paris, Belin, 1992, p. 334) ; Jacques Donguy tient une chronique de poésie électronique dès 1999, qui se mue en chronique électronique en 2000, pour devenir chronique de poésie numérique à partir de 2001. Le CD-Rom Machines à écrire d’Antoine Denize est publié par Gallimard Multimédia en 1999. La Société des Gens de Lettres met en place le grand prix de l’œuvre multimédia à partir de 1997. L’Electronic Literature Organization est fondée en 1999 aux Etats-Unis, http://eliterature.org

[20] Ce forum de discussion est accessible à un groupe restreint de 161 membres à travers la plateforme Yahoo ! groupes France.

[21] Anna Boschetti, La poésie partout, Apollinaire, Homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001, p. 134-141.

[22] Jacques Donguy explicite d’ailleurs cette filiation et n’hésite pas à mentionner les « techno-avant-gardes qui, aujourd’hui, prendraient le relais des avant-gardes historiques du début du 20e siècle » (Jacques Donguy, art. cit., p. 60).

[23] Le numérique favoriserait tout à la fois une mise en espace tabulaire des textes – avec les poèmes en 3D de Ladislao Pablo Györi –, des créations combinant plusieurs média – telles les performances de Jacques Donguy et Guillaume Loizillon, ou celles d’Eric Sadin –, un traitement sonore de la voix de l’artiste – comme dans les œuvres d’Anne-James Chaton –, des pratiques de détournement d’outils techniques – proposées par Olivier Quintyn ou Christophe Hanna –, etc.

[24] Jacques Donguy a consacré une thèse aux poésies expérimentales (Jacques Donguy, Poésies expérimentales, zone numérique (1953-2007), Presses du Réel, 2007), et intervient régulièrement dans diverses revues de poésie contemporaine, au premier chef desquelles le Cahier Critique de Poésie.

[25] Art Press bénéficie en effet d’un positionnement éditorial remarquable. La revue a largement été impliquée dans la polémique visant le soutien étatique et muséal dont bénéficiait l’art contemporain au début des années 1990 (Yves Michaud, La crise de l’art contemporain, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 11), mais est également connue pour son orientation en faveur des arts numériques (Norbert Hilaire, L’art dans le tout numérique – une brève histoire des arts numériques à partir de trois numéros de la revue Art Press, Paris, Éditions Manucius, 2014).

[26] Compromis que Jacques Donguy a déjà acceptés quelques années auparavant en faisant imprimer en 1996 le recueil Tag-surfusion et sa préface, rebaptisée « préface-manifeste » (Tag-surfusion, Fontenay-sous-Bois, L’évidence, 1996, p. 7-10) et reproduite en 2000 dans un numéro de la revue Mutations (Franck Smith & Christophe Fauchon, « Zigzag poésie – formes et mouvements : l’effervescence », Mutations, Paris, Éditions Autrement, 2001, p. 174-181).

[27] « Autre précurseur au niveau de la théorie, le Canadien Arthur Kroker, qui a développé la notion de “Crash art”, écrit en 1993 dans Spasm : “Chacun sera un média hacker, recodant la frontière électronique à volonté”. Parmi les poètes, il faudrait parler aussi de nous-même […] » (Jacques Donguy, art. cit., p. 60).

[28] Jacques Donguy évoque la revue alire et les noms de Philippe Bootz, Jean-Pierre Balpe, Claude Faure, Paul Nagy et Claude Faure dans la préface de Tag-surfusion, reprise dans « Zigzag poésie – formes et mouvements : l’effervescence ». Dans « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique », il fait donc le choix de ne retenir en France comme seul poète numérique de sa génération que Philippe Castellin, en tant qu’éditeur de la revue Doc(k)s.

[29] La publication du manifeste de « Transitoire Observable » sur le Web reste une ouverture ambiguë au public dans la mesure où, certes, la publication est potentiellement disponible à chaque internaute, mais l’esthétique (sobriété des choix structuraux et chromatiques) et le mode de référencement du site révèlent un rejet implicite du mass-media. En effet, dans un échange de mails datant du 20 janvier 2016, Philippe Bootz parle d’« esthétique pauvre » et explique qu’il refuse les « modes esthétiques dominants [de la publication Web], tout simplement parce que ce sont des marqueurs du jeu commercial ». De plus, le rejet d’un système de gestion de contenu pour l’internet (SGC) limite le référencement du site par les moteurs de recherche.

[30] Les grandes lignes du manifeste sont d’ailleurs présentées au cours du festival E-Poetry qui s’est tenu à Morgantown (États-Unis) du 23 au 27 avril 2003. Voir Patrick-Henri Burgaud, E-poetry 2003 : Tendances, http://transitoireobs.free.fr/to/article.php3?id_article=16

[31] Il est notable que le verbe « fonder » apparaisse à deux autres reprises dans le texte, qui est pourtant relativement court.

[32] Philippe Bootz, Alexandre Gherban & Tibor Papp, « Transitoire Observable – Texte fondateur », 2003, http://transitoireobs.free.fr/to/article.php3?id_article=1

[33] L’« erreur » de manipulation de Philippe Bootz, qui permettra la constitution du groupe « Transitoire observable », semble témoigner de cette ardeur : « L’annonce de la création du mouvement a lieu dans un message que l’auteur Philippe Bootz souhaitait adresser à l’un des membres de la liste et qu’il aurait “par erreur” adressé à la liste elle-même : “Alexandre, Tibor et moi sommes en train de mettre en place un nouveau “groupe” avant-ou-pas-garde, de réflexion-production, expérimental-ou-pas, enfin quelque-chose qui se veut un pavé dans la marre consensuelle. Notre position consiste à affirmer que la littérature électronique n’est pas, fondamentalement, une littérature de l’écran mais avant tout une aventure (ou un ensemble de démarches) programmatique littéraire dont le statut remet profondément en cause la notion d’objet textuel héritée des siècles passés. […] Le nom du groupe n’est pas définitivement arrêté. Il tourne pour l’heure autour de l’expression “transitoire observable”.” (message de Philippe Bootz à la liste E-critures le 11 janvier 2003) » (cité par Évelyne Broudoux, « Outils, pratiques autoritatives du texte, constitution du champ de la littérature numérique », Thèse de doctorat, Université de Paris VIII, 2003, p. 255).

[34] Flash, de la société Adobe, est un logiciel particulièrement prisé pour la création d’images ou de textes animés. Il est cependant en voie de disparition à l’heure actuelle : il n’est déjà plus reconnu par le navigateur Google Chrome, sauf quand il est le seul élément présent sur la page Web.

[35] Propos tenu par Philippe Bootz lors des « Rencontres autour de la poésie » organisées par le RIRRA21 le jeudi 3 novembre 2016 à Montpellier.

[36] L’année 2009 est la borne chronologique fixée par les auteurs de l’étude (Camille Bloomfield & Mette Tjell, art. cit.).

[37] Le festival international e-Poetry est créé en 2001 et se déroule tous les deux dans différentes métropoles mondiales ; l’Electronic Literature Organization organise depuis 1999 des conférences chaque année et publie sa première anthologie en octobre 2006.

[38] Le 17 novembre 2005 sont organisées à la Bibliothèque nationale de France des rencontres intitulées « Contrées de la poésie numérique » ; en 2006, paraît Caisse à outils – un panorama de la poésie française aujourd’hui dans lequel Jean-Michel Espitallier accorde un chapitre aux « Poésies numérique et multimédia » (Paris, Pocket, 2006, p. 227-228) ; en 2007, Jacques Donguy publie Poésies expérimentales. Zone numérique où un chapitre est consacré à la poésie numérique (op. cit.) ; en 2008, des auteurs se rassemblent autour d’un numéro de la revue passage d’encres intitulé « Poésie : numérique » (Alexandre Gherban & Louis-Michel de Vaulchier (dir.), n° 33, 2008) ; en 2010, en réponse à ce numéro, paraît dans la même revue « pures données » (Hélios Sabaté Beriain (dir.), n° 40, 2010).

[39] Philippe Boisnard fait partie des signataires de l’article « Les refusés du Printemps ! » publié sur Sitaudis le 27 mars 2003 (https://www.sitaudis.fr/Incitations/les-refuses-du-printemps.php). Si le texte dénonce l’académisme de l’événement, il révèle aussi les difficultés de l’auteur à investir des circuits promotionnels institués ouverts à un large public.

[40] « On dit le mot avant-garde pour dire les inventeurs, un endroit après les avant-gardes est un endroit sans inventeurs. […] Je ne comprends pas après les avant-gardes, je ne comprends pas non plus après les révolutions […]. Je suis l’avant-garde en 1997. […] Mot d’ordre : Pan et pan ; But ultime : Plaquer la plaque ; Prise de pouvoir : immédiate » (Christope Tarkos, Pan, Paris, POL, 2000, p. 35-36).

[41] « arracher », « rompre », « césarienne », « domination », « pouvoir », « contrôle », « écrasement », etc. (Philippe Boisnard, « Premier Manifeste pour une Poésie Action Numérique (PAN) », http://databaz.org/xtrm-art/?p=519; « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3 », http://lecube.com/revue/agir/pan-poesie-action-numerique-manifeste-3)

[42] Onze formes verbales à la première personne du pluriel du présent de l’impératif et treize occurrences de la tournure impersonnelle « il faut » apparaissent dans le manifeste de Luc Dall’Armellina, le verbe « devoir » est conjugué cinq fois (Luc dall’Armellina, « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste », http://lucdall.free.fr/publicat/manifeste.html).

[43] Anne Tomiche, art. cit., p. 26.

[44] Le manifeste est également publié sur le site de David Larlet (https://larlet.fr/david/blog/2016/ce-pas-qui-nous-eleve/). Luc dall’Armellina précise que le texte « est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International CC-BY-SA. Cette œuvre est libre, vous pouvez (l)également la copier, la diffuser et la modifier selon les termes de la Licence Art Libre 1.3 http://artlibe.org ».

[45] Le programme du colloque est disponible à l’adresse suivantes : https://ecridil.hypotheses.org

Le texte sera également l’occasion d’une nouvelle expérience d’écriture dans le cadre de l’œuvre Reading Club d’Annie Abrahams et Emmanuel Guez, http://readingclub.fr/events/52e521e63eac48fc70000231/info

[46] Nous n’avons pas eu la confirmation que Philippe Boisnard ait présenté un de ses trois premiers manifestes lors d’une communication universitaire malgré l’encart introductif publié sur le site libr-critique (« Ce premier manifeste, ou anti-manifeste, puisque toute action poétique y compris numérique, déborde le texte, le resitue dans un cadre de présentation plus large que la page, entre en écho avec un ensemble d’interventions performatives et explicatives mené depuis un an » (http://www.libr-critique.com). Cependant, lors des « Rencontres autour de la poésie numérique » organisée par le RIRRA21 en novembre 2016 à Montpellier, ce dernier a présenté sous forme d’une communication-performance un quatrième manifeste de Poésie Action Numérique.

[47] Philippe Boisnard et Fabrice Thumerel sont les deux administrateurs de la revue en ligne.

[48] https://www.scoop.it/t/des-poetiques?page=25

[49] Jacques Donguy ouvre son manifeste avec la notion d’« hypertexte » qui est fortement influencée par les théories post-structuralistes des années 70 ; le terme « dispositif », qui est répété sept fois dans le court texte de Transitoire Observable, peut être interprété comme un discret écho aux théories foucaldiennes (Michel Foucault, Dits et écrits, tome II, Paris, Gallimard, p. 299) ; Luc dall’Armellina fait explicitement référence aux auteurs de la French Theory (Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari) alors que Philippe Boisnard reprend leur vocabulaire (« PAN est une circulation infinie du sens de façon entropique et rhizomatique », dans « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3).

[50] Paul Aron, « Les manifestes des revues littéraires sur internet, éléments pour une analyse institutionnelle », Francofonia, n° 59, « Les manifestes littéraires au tournant du XXIe siècle », automne 2010, p. 114.

[51] Fabrice Thumerel, Le Champ littéraire français au XXe siècle – Eléments pour une sociologie de la littérature, Paris, Armand Colin, 2002, p. 152.

[52] Lors du débat consacré au rôle des revues et des anthologies, l’accueil réservé par Michel Deguy à la revue alire est des plus mitigés : « […] il y a une différence forte entre la sphère herméneutique où il ne s’agit pas de communiquer ni d’informer et puis ce que nous dit alire, qui est assez différent […], je vais citer un vieux mot de Barbey qui disait : “J’entre dans les écuries d’Augias pour y ajouter”, à moins que alire entre dans les écuries d’Augias, c’est-à-dire la surproduction, la surproduction dite textuelle, pour y ajouter… » (États Généraux de la Poésie, Marseille, Centre international de poésie Marseille, 1993, p. 114).

[53] Dans un article du site Sitaudis intitulé « Les refusés du printemps », Franck Laroze, Philippe Boisnard, Éric Sadin, Philippe Castellin, Joachim Montessuis, Julien d’Abrigeon et Jérôme Duval dénoncent leur mise à l’écart de la cinquième édition du Printemps des Poètes (2003). On peut noter le caractère paradoxal de ce geste qui critique une certaine institutionnalisation de la poésie, tout en affichant la déception de ne pas en être.

[54] « La poésie numérique, qu’est-ce à dire ? […] La poésie numérique s’est autoproclamée depuis une quinzaine d’années, autour de Jean-Pierre Balpe, Philippe Bootz, Philippe Castellin et Jacques Donguy […]. Mais, ici encore, les pratiques et les outils s’entrelacent, se pillent, se métissent et, à côté des “numéristes” autoproclamés, c’est la poésie dans son ensemble qui, en s’emparant de ces expériences pionnières, est en train de reconfigurer ses définitions et d’en repousser les limites » (Jean-Michel Espitallier, op. cit., p. 227-228).

[55] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art – Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 371.

[56] Évelyne Broudoux, op. cit.

[57] Évelyne Broudoux et Serge Bouchardon, « E-critures : co-constitution d’un dispositif technique, d’un champ et d’une communauté », Esprit Critique – Revue internationale de sociologie et de sciences sociales, automne 2003, vol. 05, n° 4.

[58] Philippe Bootz, MOOC « Poésie numérique, naissance d’un champ. De la difficulté à définir la poésie numérique », octobre 2015.

[59] Je traduis. « With regard to the literary field, we can wonder if we are going to see the birth of a new field, or if digital literature is an experimental fraction of the literary field. » (Serge Bouchardon, « Digital Literature in France », http://www.dichtung-digital.org/2012/41/bouchardon/bouchardon.htm).

[60] Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 264.

[61] Ibid.

[62] Jacques Donguy, art. cit., p. 61.

[63] « Le défi des institutions école et université, est de vivifier l’enseignement de l’écriture et de la littérature avec la culture et les pratiques numériques de sa création contemporaine » (Luc dall’Armellina, art. cit., p. 22). Lors de la lecture performée du manifeste présentée au colloque ECRiDil, Luc dall’Armellina s’adresse principalement à un public universitaire, alors que l’entretien accordé au Café pédagogique touche davantage les enseignants du primaire et du secondaire (http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/pages/2014/09/08092014article635457586911291786.aspx).

[64] Luc Boltanski, « L’espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, 1973, n° 14, p. 3-26.

[65] Les auteurs de « poésie numérique » enseignent en Sciences de l’Information et de la Communication ou en Arts, et non en Littérature française, comme c’est le cas pour nombre de poètes contemporains.

[66] Actes du colloque : La poésie délivrée, Stéphane Hirschi, Corinne Legoy, Serge Linarès, Alexandra Saemmer & Alain Vaillant (dir.), Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017. Programme du colloque à l’adresse suivante : http://www.fabula.org/actualites/la-poesie-hors-le-livre_58733.php

[67] Camille Bloomfield & Mette Tjell, art. cit.

Auteur

Professeure agrégée de Lettres Modernes, Gwendolyn Kergourlay mène une thèse dont le titre est «Autorité de la poésie numérique: un processus d’hybridation littéraire et artistique», sous la direction de Serge Bouchardon, Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Technologique de Compiègne, et de Pierre-Marie Héron, Professeur de Littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3.

Copyright

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Déconstruction et contrôle dans joue de la musique pour mon poème


L’article présente en détail le fonctionnement de mon installation joue de la musique pour mon poème. Il montre que certaines dimensions esthétiques de l’œuvre ne sont pas perceptibles dans le dispositif de l’installation et propose d’autres modalités de réception, complémentaires de l’installation interactive. Le propos se poursuit par une réflexion sur la réception des œuvres numériques et la nécessité de véritables « machines de lecture » numériques. Celles-ci doivent différer de la lecture sur écran habituelle et être capables de dévoiler plus en profondeur les propriétés esthétiques des œuvres. De telles machines seraient particulièrement utiles pour aborder  dans leur plénitude les œuvres numériques littéraires des auteurs qui considèrent que la programmation constitue une écriture et non un simple outil ou un matériau de l’œuvre.

The article presents in detail how my installation play music for my poem works. It shows that some aesthetic dimensions of the work cannot be perceived in the context of the installation and proposes other modes of reception, complementary to the interactive installation. The talk continues with a thought on the reception of digital works and the need for true digital “reading machines”. These must differ from the usual screen reading and be able to reveal more in depth the aesthetic properties of the works. Such machines would be particularly useful to address in their fullness literary digital works by authors who consider that programming is writing and not a simple tool or material of the work.


Texte intégral

Je présenterai ici le fonctionnement de l’œuvre joue de la musique pour mon poème, incluant les éléments esthétiques inaccessibles dans l’installation. Puis j’esquisserai quelques réflexions qui permettent de replacer cette œuvre dans une problématique plus large qui parcourt l’ensemble de mes œuvres actuelles depuis 2009.

1. joue de la musique pour mon poème

1.1. Description de l’installation
1.1.1. Un dialogue entre robots

joue de la musique pour mon poème est une installation dans laquelle deux ordinateurs communiquent entre eux via une table de mixage. Chaque ordinateur est associé à un écran (Doc. 1). Il s’agit d’un système de deux robots dans lequel l’élément humain est totalement exogène, il n’est pas nécessaire au fonctionnement de l’installation. Le premier ordinateur, musicien, compose une séquence musicale en combinant des fragments sonores préalablement enregistrés qu’il joue pour l’autre ordinateur. La musique est donc une œuvre ouverte. L’autre ordinateur, le poète, fabrique un poème en quatre strophes en combinant quatre générateurs de textes animés qui fonctionnent sur des principes génératifs différents, un pour chaque strophe. Il écrit ce poème en continu sur son écran. Les générateurs des différentes strophes ayant des temporalités différentes, le texte résultant change constamment. Il est également animé d’un mouvement global au sein duquel chaque strophe obéit à une animation qui lui est propre. Par ailleurs l’ordinateur poète écoute l’ordinateur musicien. Le premier ordinateur est donc un compositeur instrumentiste et le second un auditeur poète.

DOC1

Doc. 1  ‒ Installations play music for my poem, au Palazio Real, festival OLE01, Naples, 2014 (Gauche) et à la Lydgalleriet, festival ELO, Bergen, 2015 (droite).

L’ordinateur auditeur réagit « émotionnellement » à la musique entendue, non pas dans la thématique du texte qu’il génère, mais dans sa façon d’écrire le poème à l’écran. La musique joue sur la visibilité de chaque strophe, ce qui produit un texte partiellement lisible dans lequel l’opacité de chaque strophe fluctue en permanence entre absence et visibilité maximale.

L’installation peut ainsi tourner jour et nuit en continu comme ce fut le cas en 2015 à la Lydgalleriet de Bergen lors de l’exposition « Hybridity and Synaesthesia in Electronic Literature Exhibition ». L’humain n’est pas nécessaire à son fonctionnement, il s’agit d’une installation entre deux robots.

1.1.2. Du robot à l’humain

Ce qu’il y a à l’intérieur de ces robots est profondément humain : la langue est là, la pâte humaine par la programmation est là, la musique est là ; ces deux robots ne sont pas extraterrestres, ne sont pas de simples ferrailles, ce sont des machines qui portent en elles une part de notre humanité, qui sont le réceptacle d’un supplément d’âme humaine. On n’est donc pas en face de robots poètes ou de robots musiciens au sens où ces machines seraient autonomes et dépourvues d’humanité : ce n’est jamais la machine qui fait de la poésie ou de la musique, c’est toujours l’homme qui investit la machine et qui l’oblige à faire quelque chose d’une certaine façon, fût-ce ce qui ressemble à de l’art. Je ne dis pas que le texte ou la musique générés ne feraient que ressembler à de l’art, ils sont constitutifs d’une œuvre d’art mais n’en forment pas la totalité. Un peu comme dans un paysage de Van Gogh ; l’arbre tourmenté au premier plan est bien de l’art mais l’œuvre, le tableau, ne se réduit pas à ce seul arbre. Il en va de même des médias produits dans l’installation : ils ressemblent à une production artistique interactive et multimédia mais ne sont en fait qu’une composante de la production artistique.

Cette installation n’est pas non plus fermée. Elle se situe dans un espace public investi par les humains, le public. La communication entre les deux robots prend en compte cette intrusion humaine à travers une composante de l’installation qui sert d’interface à l’humain pour s’immiscer dans la communication entre les deux machines. Cette interface présente une dimension de jeu totalement étrangère à la communication entre les deux robots [1]. L’humain agit sur la gestion sonore et les deux robots façonnent des médias, sonore pour l’un, visuel pour l’autre, à destination exclusive de l’humain. Nous verrons en effet que la gestion sonore à destination de l’ordinateur poète n’est pas la même que la gestion du son envoyé sur les enceintes. Or l’ordinateur poète ne peut pas entendre le son issu des enceintes, il ne lui est pas destiné. Inversement, l’ordinateur musicien est « aveugle » et l’affichage du texte généré sur le grand écran n’est donc destiné qu’aux seuls humains.

1.2. La gestion médias
1.2.1. Gestion sonore

Ce que le public entend n’est pas ce que l’ordinateur poète entend (Doc. 2). Les voies droite et gauche de chaque fragment sonore stéréophonique sont traitées différemment et la table de mixage les sépare. La voie de droite est écoutée par le second ordinateur alors que celle de gauche est transformée en un son monophonique envoyé sur les enceintes à destination du public. Un traitement sonore différent est appliqué sur chaque voie du fragment utilisé qui n’est plus, dès lors, le fragment original produit par l’instrument. Chaque instrument est enregistré en monophonie à l’aide d’un micro directement fixé sur lui. Cet enregistrement est filtré par un filtre passe-bande étroit, la fréquence centrale de ce filtre étant différente pour chaque tôle et choisie bien sûr dans la gamme de fréquences produites par l’instrument. Ce fragment filtré constitue la voie droite du son généré. C’est lui qui est entendu par l’ordinateur poète. Ce dernier décompose le spectre de ce qu’il entend, ce qui lui permet de repérer à chaque instant les fréquences des différentes tôles et de connaître ainsi l’instrument joué. Chaque instrument est associé à une strophe. La visibilité de la strophe correspondante est proportionnelle au volume sonore détecté sur la fréquence filtrée de l’instrument associé. Ne disposant que de trois instruments, l’un d’eux est associé à deux bandes de fréquences distinctes et gère simultanément la visibilité de deux strophes. Le fragment monophonique capté sur l’instrument et envoyé sur la voie de gauche fait, quant à lui, l’objet d’un traitement sonore modifiant sa granularité et sa matière. Le résultat de ce traitement est diffusé dans les enceintes à destination du public.

doc2

Doc. 2 ‒ Schéma du traitement audio de l’installation

Bien entendu, le public peut aussi agir dans l’installation et intervenir dans la communication entre les deux machines. Cette intervention s’effectue via un jeu qui fait office d’interface et qui est affiché sur l’écran de l’ordinateur musicien. En agissant, le lecteur/auditeur/joueur modifie la séquence musicale en insérant de nouveaux fragments. Il change ainsi la musique qu’il entend et celle qu’entend l’ordinateur poète, ce qui modifie la visibilité des strophes affichées. L’interface est donc également un jeu et un séquenceur qui permet à l’auditeur de composer de véritables morceaux musicaux. Cependant, cette action est entravée par la dimension « game » de l’interface.

Les fragments sonores ont été créés par trois instruments percussifs (Doc. 3) que Nicolas Bauffe a spécialement conçus et confectionnés pour cette œuvre. Il s’agit de tôles martelées de tailles variables, déformées selon divers procédés, sur lesquelles l’instrumentiste déplace une bille métallique. Chaque plaque possède sa bille spécifique dont la taille et la masse sont adaptées au son désiré. Chaque tôle produit ainsi un son dont le déroulement temporel et la gamme de fréquences sont spécifiques. Ces tôles sont mises en mouvement par des instrumentistes du laboratoire Musique et Informatique de Marseille (MIM) qui produisent en fait des unités sémiotiques temporelles (UST) [2] plus ou moins bien formées. La musique est donc composée en UST et non selon des modes de composition classiques. Un ensemble de fragments produits par chaque instrument constitue la banque de sons à disposition de l’ordinateur musicien.

doc3

Doc. 3 ‒ Instrumentarium.

Une composition musicale continue a d’ailleurs été composée à partir des fragments proposés et constitue en quelque sorte la musique originale de l’œuvre. Cette composition n’est pas accessible depuis l’installation, elle est présente sous forme de fichier parmi les données mais n’est pas utilisée par le programme. Pour l’atteindre et l’écouter, il faut donc prendre une autre posture de réception que celle de l’installation : accéder aux fichiers et la jouer pour elle-même. Ainsi donc, la modalité de réception créée par l’installation n’est pas la seule possible et ne donne pas accès à toutes les caractéristiques esthétiques de l’œuvre. Pour parcourir celles-ci en entier il est nécessaire de prendre une autre posture de réception, complémentaire de celle du public de l’installation et indépendante de celle-ci. L’œuvre possède donc une vie esthétique disjointe hors installation et ses fichiers seront rendus publics pour permettre cette autre vie esthétique.

1.2.2. Le jeu interface

Dans l’installation, l’interface est un jeu de réflexe utilisé par l’armée américaine pour entraîner ses pilotes de jets. Elle se compose d’un carré de bordure noire dans lequel le joueur déplace à la souris un carré rouge et dans lequel se déplacent des rectangles bleus gérés par le programme. L’objectif du jeu est de déplacer le carré rouge le plus longtemps possible dans cet espace en évitant les rectangles bleus et le bord noir. Le déplacement des rectangles accélère par étapes. J’ai légèrement modifié le jeu en ajoutant 3 carrés jaunes situés dans les coins du carré noir. Chacun de ces trois coins est associé à un instrument, toujours le même pour un coin donné. Chaque instrument commande la visibilité d’une strophe. Cette dernière est proportionnelle au niveau sonore de la bande de fréquence étroite du fragment joué par l’instrument puis filtré, qui constitue la voie de droite du son. N’ayant que trois instruments pour quatre strophes, un instrument combine deux bandes de fréquences et gère ainsi simultanément la visibilité des strophes 2 et 3. Les quatre strophes sont hiérarchisées en fréquence : la strophe 1 est associée à une fréquence basse (300 Hz), la strophe 4 à la fréquence la plus haute (7kHz), les deux autres étant intermédiaires, respectivement 1,8 kHz pour la strophe 2 et 2,5 kHz pour la strophe 3.

L’objectif de l’interface, différente de l’objectif du jeu, consiste alors à activer ces carrés jaunes qui déclenchent un fragment de l’instrument considéré, et rendent ainsi plus ou moins visible(s) la ou les strophe(s) correspondante(s). Lorsqu’un fragment est joué, le carré correspondant n’est pas visible. Il n’est ainsi pas possible d’exécuter simultanément deux fragments du même instrument, gérant donc la même strophe, ceci pour éviter les conflits. En revanche, plusieurs instruments peuvent jouer en même temps, ce qui permet de visualiser plusieurs strophes simultanément. On obtient d’ailleurs un phénomène intéressant : pour visualiser le texte en entier et ainsi percevoir le travail réel de la génération textuelle, il faut activer l’ensemble des instruments et les maintenir activés, ce qui génère une cacophonie sonore. Il n’est d’ailleurs pas facile de conserver cet état longtemps car il nécessite une grande rapidité et une grande dextérité dans la manipulation de l’interface. En revanche, un résultat musical intéressant nécessitera de garder des silences, d’alterner des phases d’instruments solos et de groupes, ce qui entraînera une visibilité partielle et fragmentaire du texte. De plus, « perdre » en établissant une collision entre le carré rouge et un rectangle bleu, ou la bordure noire, fige l’interface et produit un résultat graphique abstrait intéressant. On peut également créer des compositions visuelles abstraites animées en déplaçant le carré rouge pour lui-même au détriment des compositions sonores ou textuelles produites. Le programme n’est pas alors utilisé comme interface mais comme instrument plastique. Ainsi donc, le programme interface possède trois dimensions que la personne à la manœuvre peut activer pour elles-mêmes : un rôle de séquenceur, un instrument plastique et une dimension d’interface de la visibilité du texte.

La spécificité du jeu entraîne d’autres conséquences. S’agissant d’un jeu utilisé par l’armée américaine pour entraîner ses pilotes, on se doute qu’il mobilise fortement l’attention et la concentration du joueur. Autrement dit, il est impossible de jouer et de contrôler en même temps le résultat de la manipulation, notamment le texte, car cela demande à regarder l’autre écran, ce qui entraîne ipso facto une rencontre fatale qui bloque l’interface. Ainsi, ce qui se présente comme une interface dans sa dimension de contrôle des médias n’est nullement une interface, car une interface nécessite de contrôler les fonctionnalités mais, dans le même temps, de mesurer l’effet produit sur l’élément interfacé. Ici, le programme contrôle la personne qui le manipule plus que l’inverse. La solution pour s’en sortir et accéder aux dimensions non ludiques de l’œuvre, consiste à se positionner dans une autre modalité de réception, que je nomme méta-lecture. Il s’agit simplement d’observer quelqu’un d’autre manipuler  et de « jouir passivement » du résultat de son action. Autrement dit, de se placer dans la banale situation de spectateur. La déstructuration n’est pas seulement multimédia, elle est également fonctionnelle et touche l’interface. L’idéal est même d’avoir son « esclave » pour lui donner les instructions de manipulation ; à lui d’être performant pour produire le résultat désiré (mission difficile et parfois impossible !). Pour percevoir toutes les dimensions de l’installation il faudra alterner les deux modalités : manipulateur / spectateur mais la dimension de contrôle sera difficile à réaliser. De plus, aucune modalité de réception n’arrivera à éliminer la déstructuration multimédia mentionnée plus haut. La perception structurée de l’ensemble jouant sur la reconstruction mnésique, le public est toujours dans la construction créative car la mémoire trahit, transforme et oublie.

1.2.3. Un multimédia déstructuré

L’installation est bien un générateur multimédia mais dont les dimensions ne peuvent pas toutes être optimales en même temps : il s’agit d’un multimédia déstructuré qui demande un effort de recomposition mentale au lecteur/auditeur/joueur s’il veut en percevoir la cohérence. L’œuvre est déstructurée dans trois espaces : celui du programme, celui de l’écran (puisque le visuel se partage deux écrans) et celui qui sépare le spectateur de l’écran puisque le son et les actions se situent dans cet espace.

Le visuel est bien déstructuré sur les deux écrans : sur l’un, où est projeté le texte, et bien qu’il comporte nécessairement une dimension plastique, c’est bien le système linguistique qui s’impose à la perception. Sur l’autre, l’interface a une dimension plastique abstraite très forte, qui n’est pas sans rappeler Mondrian. Cette dimension est plus prégnante encore lorsque le lecteur « perd », car alors le visuel se fige obligatoirement durant quelques secondes puis demeure figé jusqu’à ce qu’il soit réinitialisé par un lecteur. Durant cette phase, le visuel de ce jeu cesse d’être une interface ou un jeu et demeure exclusivement un objet plastique.

1.2.4. Les générateurs de textes

Le texte est déstructuré de façon assez complexe, notamment à travers son caractère génératif. Le programme se compose de quatre générateurs de textes (Doc. 4), un par strophe, combinés dans le même programme qui les chapeaute et gère conjointement le comportement graphique des quatre textes générés. Chaque générateur fabrique un bloc de texte à l’écran. Le programme chapeau crée une cohérence esthétique entre les strophes et contribue à unifier l’ensemble, à bien percevoir les blocs comme strophes du poème, et non comme des poèmes indépendants. Trois strophes fonctionnent ensemble au niveau des thématiques, la quatrième constituant un commentaire sur ces trois strophes. Chaque générateur est construit à partir d’un texte écrit préalablement. Ces textes sont :

Strophe 1 :

La mer hourdit de son sable les joints calcinés de la mémoire.

Le vent soudain s’engouffre. / C’est un gouffre déjà ‒ l’oubli !

La mer. Puis un ploc, plic avant ploc. Sur Brest. ‒ T’en souvient-il Barbara ?

Avant, arrière avant, arrière arrière seulement ‒ la vague emporte jusqu’au souvenir de la vague.

Strophe 2 :

d’un roc surgit la vie

eau toujours

soleil aussi

Strophe 3 :

c’est ainsi

si l’on peut dire

ainsi que l’arbre croît

soit-il

strophe 4 :

qu’une page en vienne à jaunir

qu’elle soit jaunie par la cendre du temps

ou blanchie, lavée de tout soupçon

et c’est le texte ‒ encore

qui se retire de nos veines.

Doc. 4 ‒ Capture vidéo du texte généré (le programme générateur fonctionnant seul, hors de l’installation)

Ces textes initiaux servent de matrices à des solutions génératives différentes. Les trois premières utilisent des variantes de l’algorithme génératif le plus ancien qui soit (1952), celui des « phrases à trous ». Pour les deux premiers textes, chaque vers est considéré comme le moule d’une phrase à trous. Une phrase à trous est une phrase bien formée dans laquelle certains mots sont absents. Une liste de mots pouvant prendre la place du trou est alors constituée. Le programme génératif choisit un mot au hasard dans la liste correspondante qu’il positionne à la place du trou pour reconstruire le vers.

Le texte de la première strophe est généré de la façon suivante : le programme calcule une première variante qui demeure affichée durant sept secondes, puis une autre variante du texte est générée en choisissant aléatoirement un moule. La visibilité de la première variante diminue alors progressivement tandis que celle de la seconde qui lui est superposée augmente. Durant cette période les deux versions se superposent de façon non lisible. Ce changement s’effectue en huit secondes et le processus reprend. Ce comportement est, comme pour toutes les strophes, modulé par la gestion de la visibilité par le son : l’opacité calculée par le générateur de texte est multipliée par un facteur inférieur à un, proportionnel au volume sonore détecté à la fréquence du son gérant cette strophe. Elle est nulle en absence de fragment sonore associé à cette strophe.

Dans la strophe 2, chaque vers est généré selon son propre moule et garde donc toujours sa structure. Les vers sont successivement animés d’un mouvement vertical qui les permute, le premier vers parcourant tout le poème alors que les deux autres ne se croisent jamais comme le montre la vidéo (Doc. 4). Il se construit ainsi les configurations suivantes, chaque numéro étant celui du vers dans le poème initial : 123 ; 213 ; 231 ; 213 ; 123… À chaque chevauchement de deux vers, le générateur combinatoire génère ces deux vers, de sorte que le moment de la génération passe inaperçu, les deux vers étant superposés et donc illisibles.

La troisième strophe est plus complexe. Du poème original on retient la structure suivante : le premier vers et le dernier sont couplés (ainsi… soit-il) et forment une expression existante ou créée pour cette œuvre ; le deuxième débute par une partie du premier (ainsi / si) ; le troisième présente une redondance avec le premier. Le moule retenu est alors le suivant, chaque expression entre crochet étant une matrice de vocabulaire ou un autre moule (en gras) et les parenthèses indiquant les dépendances entre moules :

[init]

[deb(init)] + [comment]

[redondance(init)] + que + [action]

[final(init)] + [coda]

Avec les moules subsidiaires :

[action] = [substantif] + [verbe d’action (substantif)]

[comment] = [je] + [pouvoir] + [dire]

Le générateur réalise une transformation lente entre deux maximes générées et réalise un mouvement de rotation d’ensemble du poème affiché. La transformation se fait en remplaçant chaque matrice de la première maxime par celle de la seconde selon un ordre aléatoire. Comme un changement ne s’effectue que toutes les trois secondes et demie, le texte semble statique, la génération ne se voit pas. Par exemple, le passage entre les deux maximes suivantes s’effectue en douze étapes.

— “c’est ainsi

si l’on s’évertue à penser

ainsi… que l’eau s’engourdit

…soit-il.”– “entre ch-at

errance tu peux croire

et ch-ien comme le nuage se dislo que

entre r-at et r-ien parfois”

La quatrième strophe est construite par permutations et non selon un algorithme de phrases à trous. On remarque tout d’abord qu’on peut détecter la présence de dix vers inscrits dans le texte original en gras (Doc. 4) qui forment un second texte « fantôme » ayant pour titre jaunir. C’est le seul texte porteur d’un titre, caractérisant ainsi le fait qu’il ne s’agit pas d’une strophe du poème principal. Voici ce texte :

jaunie, blanchie

une page en cendre se retire de nos veines.

La cendre est le texte.

En cendre encore

elle est le texte.

Une page en nos veines…

‒ vienne le soupçon, encore ? ‒

…blanc est le texte.

Le temps encore se retire,

la cendre du temps, lavée, se retire.

L’incrustation de ce poème dans la strophe quatre produit une séquence de dix poèmes construits sur le texte initial de cette strophe. Chaque poème contient un vers du poème fantôme disséminé dans la strophe 4. Voici les poèmes de la série qui comprennent respectivement les vers 2 et 3 du poème fantôme jaunir :

qu’une page en vienne à jaunir

qu’elle soit jaunie par la cendre du temps

ou blanchie, lavée de tout soupçon

 

et c’est le texte – encore

qui se retire de nos veines

qu’une page en vienne à jaunir

qu’elle soit jaunie par la cendre du temps

ou blanchie, lavée de tout soupçon

 

et c’est le texte – encore

qui se retire de nos veines

 

L’ensemble des poèmes de cette série est montré dans un ordre aléatoire durant six secondes, puis le poème de la quatrième strophe est affiché seul durant vingt-quatre secondes. Une nouvelle permutation de la série est alors réalisée et le processus d’affichage reprend.

Chaque strophe possède une couleur propre et est animée d’un mouvement lent, ce qui a pour effet d’en mettre hors champ certaines parties durant un certain laps de temps. La couleur de fond se modifie également lentement, ce qui diminue parfois le contraste entre le fond et certaines strophes.

1.2.5. Rien à lire, circulez

Au final, l’installation gêne considérablement la lisibilité et oriente le spectateur vers une réception plastique ou ludique. Il est nécessaire de rentrer dans le programme pour découvrir les éléments ici énoncés qui ne sont fournis dans l’installation que sous forme d’indices perceptibles. La véritable dimension textuelle, qu’on qualifierait de littéraire dans une conception classique de la littérature centrée sur le texte, ne s’obtient avec plus de pertinence qu’en cassant la coque des médias directement perceptibles dans l’espace-son de l’installation, dans une modalité de lecture qui elle-même déconstruit l’œuvre en dehors de l’installation. Il s’agit là d’une opération de méta-lecture. La méta-lecture est une des modalités de réception de l’œuvre rendues possibles par le dispositif numérique. Notre culture de l’image, fondée sur la situation spectatoriale construite par le livre, le concert classique, la scène à l’italienne et le cinéma, considère que la dimension perceptive de l’œuvre est une surface située devant le lecteur/auditeur/spectateur. Le dispositif numérique complexifie cette situation en utilisant des domaines perceptifs ou signifiants qui ne sont pas accessibles dans cette configuration. Le modèle que je développe (Doc. 5) qualifie de « méta-lectures » les modalités nécessaires pour les atteindre, qui nécessitent des instruments pour y accéder, tout comme l’écran est un instrument de lecture de l’image filmique et le livre un instrument de lecture du texte.

doc5

Doc. 5 ‒ Les méta-lectures dans le modèle procédural. Extrait de : Philippe Bootz, « La poesia digital programada: una poesia del dispositivo », dans Poéticas technológicas, transdiciplina y sociedad : Actas del Seminario Internacional Ludión/Paragraphe, Pablo Esteban Rodriguez (trad.), Claudia  Kozac (ed.), Buenos-Aires, Exploratorió Ludión, 2011, p. 38.

Pour que les méta-lectures soient possibles, l’œuvre ne doit pas seulement être installée, elle doit également être publiée comme « document » accessible, par exemple en ligne. J’en ai moi-même déconstruit certaines dimensions afin de réaliser des « machines de lecture » (fichiers textes, fichiers exécutables, schémas, captures vidéos…) qui ne nécessitent pas de rentrer dans le programme pour atteindre ces dimensions. La vidéo Doc. 4 en est un exemple. Pour l’obtenir il a fallu déstructurer le programme du robot poète pour n’en récupérer que le générateur de texte.

Je ne prétends pas avoir fait le tour de toutes les dimensions esthétiques de l’œuvre. Je ne me suis notamment pas encore intéressé à l’esthétique du code de cette œuvre. L’analyse du code révèle souvent des composantes esthétiques ou rhétoriques. Dans tous les cas,  il me sera impossible d’atteindre toutes les dimensions de l’œuvre, notamment parce que celle-ci échappe nécessairement à son auteur et que d’autres points de vues, associés à d’autres dimensions signifiantes, sont toujours possibles. En revanche, l’installation procure au lecteur / spectateur une expérience de vie, sensible, intellectuelle, physique, esthétique que la déstructuration ne peut donner. Votre lecture vous appartient, même si elle ne peut s’effectuer que depuis l’intérieur de l’œuvre (on ne « lit » pas une œuvre, on « lit depuis » une œuvre). Rien d’autre ne peut la remplacer. Lecture et méta-lecture sont ainsi complémentaires et non hiérarchisées bien qu’antagonistes.

2. Quelques réflexions en guise de cadrage

Cette œuvre appartient à la série des petits poèmes à lecture inconfortable. La lecture inconfortable s’inscrit dans l’actualisation de l’esthétique de la frustration que j’ai créée dans les années 1980 et qui caractérise l’approche esthétique de nombre de poètes français dans cette période. La frustration n’y était pas un objectif mais un dommage collatéral lorsque le lecteur se rendait compte qu’il ne possédait pas les bonnes modalités de lecture de l’œuvre, c’est-à-dire lorsque ses tentatives de lecture selon les modalités classiques de lecture d’un livre échouaient. La lecture inconfortable travaille plus spécifiquement sur le contrôle en prouvant par une mise en œuvre que le dispositif technique contrôle le lecteur plus que celui-ci ne peut agir sur la machine et bien avant qu’il puisse tenter quoi que ce soit : l’interactivité est le meilleur moyen par lequel la machine vous contrôle. La frustration peut également se manifester comme dommage collatéral chez un lecteur qui ambitionne de contrôler l’œuvre ou sa lecture. En ces temps de manipulation sournoise des libertés et des démocraties par les algorithmes, il est judicieux de faire prendre conscience que ce contrôle de la machine peut s’exercer en toute circonstance, dût-elle prendre une forme ludique et esthétique dans une œuvre d’art.

Dans l’œuvre, l’interactivité concerne la lecture, qui est une modalité de réception spécifique venant de la situation du spectateur de cinéma, puis transformée par la possibilité, spécifique au numérique, d’agir via un écran. Cette continuité par l’image mouvante entre le cinéma et le visuel créée par des programmes, a tendance à nous faire croire que l’œuvre est ce qu’on observe à l’écran, car il s’agit de la partie immédiatement perceptible. On agirait donc « sur » l’œuvre. En fait, l’analyse des œuvres littéraires numériques, et des œuvres à lecture inconfortable en particulier, montre que cette conception confond « dimensions esthétiques » et « modalités d’accès aux dimensions esthétiques », c’est-à-dire l’objet et la modalité de l’accès. En instituant implicitement la lecture numérique comme unique modalité d’accès à l’œuvre au motif que c’est la plus évidente, on se prive d’une part non négligeable de ce qui constitue la dimension esthétique spécifique des œuvres littéraires numériques. Réduire l’œuvre à son contenu écran ou à ce qui est immédiatement donné à la perception par le dispositif proposé de monstration (installation, performance, exécution on-line…) revient à la castrer. Il est vrai que toute notre culture, depuis plusieurs siècles, et plus spécialement dans les cultures occidentales, a forgé ce pouvoir démesuré de la lecture, et même les auteurs numériques ont aujourd’hui encore beaucoup de mal à penser l’œuvre différemment, bien que l’analyse de leurs productions [3] montre qu’en fait l’œuvre fonctionne différemment. Il est logique, dans ces conditions, qu’aucun instrument ne permette d’accéder aux dimensions non écraniques des œuvres, ce qui nous prive de machines de lecture de ces dimensions.

Le parallèle avec le livre fera mieux ressortir mon propos. Il convient d’établir une différence entre le texte et le livre. On pense généralement que le livre est un « support » du texte mais la situation est plus complexe que cela. Le livre dispose de toute une « machinerie » textuelle et physique qui oriente et contraint le lecture du texte : un paratexte (pagination, chapitrage…) et une disposition plastique (blancs entre les mots, délimitation de blocs constituant des paragraphes, corps de fontes différents pour le corps du texte, les titres…, sauts de lignes et de pages, utilisation de tirets pour les répliques, d’italiques…) de sorte que le livre n’est pas un simple support du texte, il s’agit d’une véritable machine de lecture dont l’invention ne s’est pas faite du jour au lendemain et résulte de transformations idéologiques. Jusqu’au VIIe siècle, il fallait connaître le texte car tous les mots étaient collés et le codex, l’ancêtre du livre, jouait davantage le rôle d’une partition que d’un livre. Cette disposition empêchait le commun des mortels de lire, la lecture étant réservée aux hommes d’église détenteurs de la parole de Dieu. Il a donc fallu que l’église perde un peu de ses prérogatives sur le texte et que puisse advenir la lecture silencieuse pour que le livre voie progressivement le jour (le paragraphe au XIe siècle, la pagination au XIIIe). Tant que notre idéologie de l’œuvre restera marquée par quelques notions issues des siècles passés, et plus spécifiquement du XIXe siècle (pour lequel l’œuvre littéraire est un texte immédiatement perceptible porté sur un support), l’humanité ne développera pas de machine à lire les dimensions autres.

La solution la plus utilisée aujourd’hui pour pallier l’absence de telles machines est de montrer le code informatique. Cette solution est loin d’être optimale. Outre qu’elle nécessite des compétences informatiques pour en tirer parti, ce qui confine et discrimine l’accès à une certaine élite formée en conséquence, cette solution ne tient pas compte de la dimension « d’outil intellectuel » qu’est le code. En tant qu’outil, le code sert en effet à augmenter quantitativement et non qualitativement les possibilités du cerveau. Il fait ce que le cerveau humain peut faire mais en plus vite et sans la barrière de la surcharge cognitive, ce qui lui permet de retenir et traiter simultanément des quantités énormes d’informations, selon des objectifs différents, ce que ne saurait faire un cerveau humain. De ce fait, la lecture humaine d’un programme complexe bloque sur ce dépassement quantitatif opéré par le programme, ce qui interdit d’en percevoir en détail toutes les implications et dimensions en dehors d’un processus d’exécution. Ainsi donc, une machine à lire le code ne consistera sans doute pas en un affichage simple du code, mais inclura sans doute une exécution de portions de ce code dans un environnement différent du programme de l’œuvre. C’est dans cette direction que j’oriente mes expérimentations sur le code, et elles ont déjà fourni quelques résultats probants [4].

La lecture en situation traditionnelle, rebaptisée lecture étroite dans le modèle général que je développe, englobant ainsi la lecture numérique, la lecture interactive dans une installation, la lecture spectatoriale d’une projection ou d’une performance, permet d’accéder à certaines dimensions de l’œuvre qu’aucune autre modalité de réception ne permet, mais interdit également l’accès à d’autres dimensions qui nécessitent de ce fait des modalités d’accès différentes que je nomme de façon générique des « méta-lectures ». Tout comme la lecture étroite, il s’agit d’opérations instrumentées [5] qui permettent d’atteindre d’autres niveaux esthétiques de l’œuvre. La réception se trouve ainsi déconstruite selon plusieurs modalités autonomes, indépendantes et non simultanées qui, chacune, permet d’accéder à des dimensions esthétiques ou littéraires différentes de l’œuvre. La réception ne résulte donc pas simplement d’une transmission, elle nécessite une reconstruction mentale qui assemble les diverses pièces du puzzle résultant de ces modalités diverses.

*

L’installation et la performance, tout comme la lecture numérique, sont des dispositifs qui contraignent la réception et en limitent l’accès à la seule lecture étroite. Dans le cadre de l’esthétique de la frustration et de la lecture étroite, l’œuvre constitue un « piège à lecteur ». Ce concept, que j’ai forgé dès le début de mon basculement dans l’écriture numérique programmée, indique que l’œuvre met en échec la conception de l’œuvre comme spectacle, fût-il interactif. L’objectif du piège à lecteur n’est pas de vous dire au sein de l’œuvre que vous êtes piégé mais de vous le faire expérimenter. On le dit ailleurs, dans un discours second comme cet article.

Notes

[1] Voir le document vidéo sur le festival OLE 01 réalisé par la Rai en 2014. L’installation joue de la musique pour mon poème est présentée entre les dates 3:41 et 4:17. On y voit clairement le fonctionnement de l’interface.

[2] Une unité sémiotique temporelle (MIM) est une structure temporelle iconique d’un mouvement naturel. Voir à ce sujet Xavier Hautbois & Nicolas Donin (dir.), musimediane , n° 5 : « Les Unités Sémiotiques Temporelles : enjeux pour l’analyse et la recherche », mars 2010, revue en ligne  (consulté le 20 mai 2018).

[3] V. par exemple Philippe Bootz, « signs and apparatus in digital poetry: the example of Jean-Marie Dutey’s Le mange-texte », LLC/Literary and Linguistic Computing, volume 27, issue 3, septembre 2012, p. 273-292 ; ou (2007), Les Basiques : La littérature numérique, Leonardo Olats (collection les basiques) [en ligne] (consulté le 10/02/2010) ; ou encore « vers de nouvelles formes en poésie numérique programmée ? », Rilune, n°5 : « littératures numériques en Europe, état de l’art », juillet 2006 [en ligne] (consulté le 15 février 2014).

[4] Voir par exemple Philippe Bootz et Marcel Frémiot, «  Passage, poème numérique, éléments d’esthétique et d’analyse », Les Cahiers du MIM, n° 3, octobre 2009 [en ligne] (consulté le 10/02/2010).

[5] Le fait que la modalité soit instrumentée ne signifie pas qu’elle utilise une machine de lecture. Une machine de lecture fonctionnerait de la même façon pour toutes les œuvres alors qu’aujourd’hui les procédures et instruments mis en œuvre dans les méta-lectures s’adaptent aux œuvres ainsi lues.

Auteur

Philippe Bootz est auteur de poésie programmée depuis la fin des années 70, et enseignant-chercheur à Paris 8. Éditeur de la revue de littérature animée et interactive alire, impliqué dans divers collectifs de poésie numérique, il s’intéresse aux altérations des opérations de lecture et d’écriture opérées par ces formes nouvelles. Se démarquant de la génération de textes et des créations hypertextuelles, Philippe Bootz a proposé dès la fin des années 80 des œuvres de poésie animée. Ses créations, qui interrogent le rapport entre l’écriture informatique, son exécution machinique et sa manifestation sur l’écran de l’ordinateur, sont liées à une « esthétique de la frustration » qui déroute le lecteur, tels les « Petits poèmes à lecture inconfortable » (« Petite brosse à dépoussiérer la fiction », 2005, ici ; « L’e rabot poëte », 2005, ici ; « Les amis sur le seuil », 2011, ).

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