La poésie à l’horizon du numérique : l’exemple de …and by islands I mean paragraphs de J. R. Carpenter
…and by islands I mean paragraphs de J. R. Carpenter se présente sous la forme d’une carte semée d’îles auxquelles correspond un paragraphe, texte généré par ordinateur à partir d’une base composée d’écrits fictionnels, informatifs ou poétiques. La question de l’appartenance au genre poétique est ainsi posée par la nature générative de l’œuvre. La notion de « structure d’horizon » élaborée par Michel Collot nous a permis d’explorer la poétique de J.R. Carpenter et de montrer que la poésie de l’œuvre résidait autant dans le dispositif génératif que dans les effets produits sur le lecteur. Le lecteur est amené à s’interroger sur son rapport au texte, à l’espace tout en éprouvant physiquement sa propre lecture, inscrite, quant à elle, dans une dimension spatiale et temporelle renouvelée. C’est cette perception accrue d’un « être au monde », permise par le dispositif numérique, que nous appellerons finalement « poésie ».
… and by islands I mean paragraphs by J. R. Carpenter comes in the form of a map with islands that corresponds to a paragraph, computer generated text from a base composed of fictional, informative or poetic writings. The question of belonging to the poetry as a genre is thus posed by the generative nature of the work. The concept of “structure d’horizon” developed by Michel Collot allowed us to explore the poetic of J.R. Carpenter and to show that the poetry of the work resided as much in the generative device as in the effects produced on the reader. The reader is led to question his relation to the text, to the space while physically experiencing his own reading, inscribed in a renewed spatial and temporal dimension. It is this heightened perception of a “being in the world”, enabled by the digital device, that we will, at last, call “poetry”.
Texte intégral
A new volcano has erupted,
the papers say, and last week I was reading
where some ship saw an island being born:
at first a breath of steam, ten mîles away;
and then a black fleck—basalt, probably—
rose in the mate’s binoculars
and caught on the horizon like a fly.
They named it. But my poor old island’s still
un-rediscovered, un-renamable.
None of the books has ever got it right.
Elizabeth Bishop, Crusoe in England
Qu’est-ce que la « poésie numérique » ? D’après le site Epoetry la poésie numérique a recours à l’ordinateur dans son écriture, comme dans sa lecture bien sûr, et marque sa différence dans la mesure où elle ne peut être imprimée sans se dénaturer. Si la référence au terme « numérique » est claire dans la présentation faite par le site Epoetry, l’idée de poésie est présentée comme allant de soi, évidente. Il reste que l’œuvre numérique, en bouleversant la relation au texte, risque de remettre en cause toute conception préalable de la poésie.
Doc. 1 ‒ Capture d’écran 1 « page titre » www.luckysoap.com
…and by islands I mean paragraphs mis en ligne par J. R. Carpenter le 4 octobre 2013 dans The Island Review [1] est, certes, une œuvre numérique et se présente, de prime abord, sous la forme d’une carte semée d’îles. Le lecteur, promenant son curseur dans l’espace ainsi figuré, découvre un texte, généré par ordinateur à partir de fragments d’écrits préexistants, poétiques, fictionnels ou non, qui se modifie régulièrement. Desert Islands de Gilles Deleuze, The Tempest de Shakespeare, Robinson Crusoe de Defoe, Crusoe in England d’Elizabeth Bishop, Foe de Coetzee, Concrete Island de Ballard, Voyages and Discoveries d’Hakluyt [2] s’ajoutent à d’autres ouvrages auxquels J. R. Carpenter et la machine puisent pour construire un texte. La nature numérique, ici générative [3], peut-être cinétique[4], puisque le lecteur voit le texte se modifier dans une forme de mouvement, n’est donc pas à mettre en doute. Reste le caractère poétique…
L’œuvre …. and by islands I mean paragraphs reprend une thématique très présente dans le travail de J. R. Carpenter : l’espace de l’entre-deux. C’était déjà l’objet de la thèse Writing coastlines [5], où l’on pouvait lire : « […] les lignes de côte écrivantes sont des bords, des corniches, des lignes lisibles prises dans la double liaison de l’écriture et de l’effacement simultanés. Ces lieux entre-deux sont des espaces liminaires, des points de départ et des sites d’échange [6] ». On relève déjà ici la fusion entre les lignes de l’espace et celles de l’écriture, la volonté d’explorer « l’entre-lieux » dans une perspective de communication. La seule présentation du travail de J. R. Carpenter évoque un univers essentiellement poétique dans sa démarche de représentation du monde, mais de quelle façon le support numérique se met-il au service de cette poésie, ou de cette poétique ? Pour Michel Collot, le poème apparaît « comme une parole ouverte sur le monde et non comme un système clos sur lui-même [7] ». Cette ouverture se manifeste par ce que le critique appelle la « structure d’horizon ». Nous allons voir dans quelle mesure la notion de structure d’horizon et la façon dont elle est mise en place par le dispositif peuvent éclairer la poétique de …and by islands I mean paragraphs. Si l’œuvre ne s’inscrit pas nécessairement dans le genre poétique, elle ne s’affirme pas moins comme poétique grâce au projet de l’auteur et au dispositif mis en place dans le rapport à l’espace, mais aussi au temps. Le lecteur est saisi par le dispositif [8] qui produit un effet poétique, construit autour de la perte et du désir du texte, et conduit vers une mécanique de lecture assez différente et également poétique.
1. L’inscription générique dans le paratexte
Commençons par explorer les termes qui accompagnent l’œuvre dans ses multiples référencements sur l’Internet. Selon Gérard Genette est paratexte « ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs [9] », ce qui, ici, n’est plus guère adéquat, puisque le livre en tant qu’objet, clos dans sa matérialité, n’existe plus. Le paratexte doit être compris au sens plus large de « ce qui entoure et prolonge le texte ». Souvent le paratexte est révélateur de l’inscription générique, quand il ne l’indique pas clairement. Il est cependant bien difficile, par rapport au support numérique de distinguer « paratexte », « péritexte » ou « épitexte [10] ». Lorsque nous commentons les différentes apparitions de l’œuvre, c’est davantage à l’épitexte que nous faisons appel dans la mesure où il n’y a pas de garantie auctoriale et où le texte peut être attribué aux éditeurs du site. Lorsque l’on se trouve sur le site de l’auteure, il faut comprendre que c’est elle qui assume ce qu’elle présente et l’on peut alors parler de « péritexte » dans une certaine proximité avec l’œuvre proposée, un lien vers … and by islands I mean paragraphs étant présent sur la page. Si ce « péritexte » ne « fait pas livre » au sens où Genette l’entend, nul doute qu’il est la marque d’une pragmatique de lecture, représentative d’une inscription générique.
1.1. Inscription générique dans le référencement de l’œuvre
D’après le site Luckysoap & Co [11], qui présente et regroupe son travail, « J. R. Carpenter est une artiste, lauréate de plusieurs prix, à la fois écrivaine, chercheuse, performeuse, auteur de zine, de poésie, de fictions très courtes, de fictions plus longues, de non-fiction, de récits non linéaires, hypermédia et générés par ordinateur [12] ». On peut constater que de multiples genres sont évoqués par l’auteure elle-même, y compris la poésie qui semble s’opposer à la fiction. Le modus operandi est également précisé : l’ordinateur. Les travaux sont classés suivant des formes d’écrits numériques « non linéaires », « hypermédia », « générés ».
Doc. 2 ‒ Capture d’écran : classement des travaux de J. R. Carpenter sur son site.
La première page du site personnel de J. R. Carpenter dresse donc ce qui ressemble à un classement générique. Sont proposés à la lecture les onglets « Prose and Poetics » mais aussi « digital literature » sous lequel vient se ranger … and by islands I mean paragraphs. La première catégorie a tendance à réunir les travaux publiés sous forme papier de J. R. Carpenter et reprend une vieille distinction formelle entre « prose » et « poésie », la deuxième mentionne, quant à elle, uniquement les œuvres numériques. Certaines œuvres sont nommées dans les deux onglets, comme c’est le cas de Etheric Ocean. Il semblerait néanmoins que la littérature numérique, selon J. R. Carpenter, échappe à un classement générique, elle n’appartient ni à la prose ni à la poésie. Serait-ce lié à son support numérique ? Le numérique, avec l’apport du multimédia conduit-il à une refonte des genres ? À une écriture si différente qu’elle échappe à tout classement ? Comment pouvons-nous lui attribuer un caractère poétique alors que dans la liste que l’auteure fait elle-même des occurrences de cette œuvre, le terme « poetry » n’est mentionné qu’une seule fois dans la parution la plus récente ?
Doc. 3 ‒ Capture d’écran : présentation de l’œuvre de J. R. Carpenter sur son site.
En effet, la présentation de …and by islands I mean paragraphs par l’auteure (citée en annexe) ne fait pas apparaître le terme de « poésie ». Lorsque l’œuvre est publiée dans The Island review [13], elle est ainsi définie : «… and by islands I mean paragraphs est un fascinant projet d’écriture hybride, artistique et digital qui relocalise et ré-explore la littérature, la fantaisie et les îles réelles ». Le terme de « poésie » est-il sous-entendu par « hybrid digital writing » ? Il semblerait bien que la nature numérique entraîne nécessairement une hybridation qui affecte l’inscription générique. Toutefois, quand ...and by island I mean paragraphs est référencé sur le site EPoetry [14], le mot « poésie » est souligné dans ce que l’on pourrait considérer comme un prière d’insérer : « …and by islands I mean paragraphs est un délicieux travail de poésie générée par ordinateur, retravaillant textes et cartes ». Mais il s’agit d’un site qui, de par son nom, n’admet forcément que des œuvres poétiques ! L’inscription générique est considérée comme allant de soi, ce qui est bien souvent le cas lorsqu’il est question de poésie et surtout dans les ouvrages abordant la littérature numérique.
Il est donc difficile, après avoir exploré les différents référencements de...and by islands I mean paragraphs, d’affirmer de but en blanc son caractère poétique. La nature numérique semble presque automatiquement générer une catégorie à part, distincte des genres liés traditionnellement à l’écrit et à l’imprimé. Seule une étude de l’œuvre elle-même peut le confirmer en établissant sa propre poéticité.
1.2. Un titre délibérément poétique
Le titre fait également partie, pour Gérard Genette, du péritexte. S’il ne propose ici aucune référence générique explicite, il semble prendre une valeur toute particulière, expressément poétique. Une fois que l’on a cliqué sur le lien, le titre apparaît sur la première « page », identifiable par sa typographie, plus importante que celle utilisée dans le texte accompagnant les îles cartographiées, ainsi que par la mention, en dessous, du nom du destinateur, à savoir, l’auteur, de la même façon qu’on pourrait le rencontrer sur une page imprimée. Le titre est néanmoins inclus dans le même espace que le reste du « texte », intégré à la carte qui sert de support à l’œuvre. Il est, évidemment, difficile d’affirmer que le titre occupe dans la page une place centrale, celle-ci est relative au déplacement du curseur.
Doc. 4 ‒ Capture d’écran : présentation du titre …and by islands I mean paragraphs sur www.luckysoap.com
Faut-il considérer ce titre comme « thématique », indiquant un contenu, ou comme « rhématique », précisant ce que l’on en dit, pour reprendre les catégories de Gérard Genette ? Il semblerait qu’il penche du côté rhématique, il illustre plutôt le mécanisme, le procédé de l’œuvre, relevant ainsi de ce que Genette appelle une fonction « descriptive [15] » du titre. Nous voulons y voir une intention un peu plus originale, ancrant génériquement le texte et plaçant en exergue la fonction fabricante, génitrice et poétique (au sens actif de poeïsis).
En effet, le titre ...and by islands I mean paragraphs est déjà en soi une « figure [16] » mettant en relation îles et paragraphes, espace et littérature. Les termes sont bien posés en parallèle, le désir de l’auteur de « faire figure » est placé littéralement au centre du titre, et de l’œuvre, par ce « je », « I », central, tout comme sa volonté « I mean ». Une intention poétique s’affirme dès le titre programmatique (sans jeu de mots, pour l’instant…). La métaphore est inscrite dès l’ouverture de l’œuvre, en même temps que le travail du poète. Par ailleurs, cette figure semble tout à fait constitutive d’un imaginaire propre à J. R. Carpenter. On la retrouve dans l’essai consacré à la poétesse Elizabeth Bishop : Writing Coastlines : the operation of Estuaries, Islands and Beaches as Liminal Spaces in the Writings of Elizabeth Bishop [17]. Pour J. R. Carpenter, les « lignes de côtes », ainsi traduisons-nous très littéralement, presque « littoralement » le mot « coastlines », sont, traduction à nouveau littérale, « actives et auctoriales ». La côte, une fois cartographiée, devient une « ligne lisible, perforée par du langage, des lettres, des mots, des signes, des symboles, des noms [18] ». Cette figure est bien évidemment poétique non seulement parce qu’elle met en rapport deux éléments distincts, l’espace de la mer ou celui des îles avec l’écriture, mais dans la mesure où la métaphore conduit à modifier l’état de l’un et de l’autre dans leur relation respective. Ainsi, grâce à la métaphore, le monde devient lisible, déchiffrable, la poésie propose une forme de décryptage, d’herméneutique. Quant à l’écriture, elle se spatialise, s’inscrit à son tour dans un monde, à plusieurs dimensions, non seulement spatiales, comme il semble au premier abord, mais également temporelles, comme nous l’évoquerons par la suite. La métaphore ici utilisée insiste donc sur l’ouverture de l’espace à une autre dimension scripturale. Cette ouverture se manifeste également grâce aux points de suspension qui ouvrent le titre …and by islands I mean paragraphs. En quelque sorte, ces points sont l’ébauche d’une première ligne de côte, qui reste encore à déchiffrer ; ils ne sont que des points, pas encore un trait, une ligne. Avec eux, un souffle, à peine une respiration, prend naissance. À moins qu’il ne s’agisse d’une suite, reprise et relancée par la coordination « and ». La graphie reproduit le mouvement toujours ébauché, jamais terminé, du flux et du reflux. Il s’agit bien pour J. R. Carpenter de matérialiser le lien de l’écriture et de l’espace.
Le titre inscrit ainsi délibérément une métaphore qui guide l’ensemble de l’œuvre. Le terme de métaphore, liant le dessin de l’île et de l’écriture, est apparu également « par hasard » sur la page d’accueil, associé au titre de l’œuvre, confirmant l’intention de l’auteure d’écrire poétiquement : « les îles sont des métaphores littérales » / « Islands are literal metaphors ».
Doc. 5 ‒ Capture d’écran : page d’accueil du site
Il ne nous semble pas inutile ici de convoquer la notion de « lyrisme [19] », tant de fois mise à contribution lorsqu’il s’agit de définir le genre poétique.
1.3. Une forme de lyrisme ?
À l’évidence la métaphore qui constitue le titre n’est pas dénuée d’une forme de lyrisme puisqu’elle s’organise autour d’un « je » auctorial, comme nous l’avons vu, porteur d’une intention : « and by… I mean… ». Il s’agit ici du « je » du poète [20] qui désigne les choses et leur attribue un nom. Ce « je » est peut-être également sensible à travers la respiration que nous avons cru entendre dans les points de suspension à l’initiale du titre. J. R. Carpenter, à propos d’Elizabeth Bishop, mais nous pouvons certainement lui attribuer également cette visée, voit dans l’évocation des lignes côtières la référence à un « état psychologique et subjectif, conscient ou inconscient [21] ». Nous reconnaissons ici une forme de lyrisme poétique telle que la conçoit Jean-Michel Maulpoix, liée à l’évocation des sentiments de l’auteur. L’intérêt néanmoins de l’émotion que doit susciter l’œuvre de J. R. Carpenter réside dans la manière dont est transmise l’impression fluctuante d’être balloté, au gré de l’écriture entre plusieurs espaces, ou dans un espace à venir. Par ailleurs, nous ne pouvons que remarquer que le titre constitue la seule et unique occurrence de ce « je » lyrique. Seul le titre porte la marque de l’auteur, les autres « je » appartenant aux textes utilisés pour générer l’œuvre. L’étude du titre nous semble évidemment fondamentale dans une œuvre générative, puisque c’est un des rares lieux où l’auteur s’exprime en son nom.
La figure inscrite dans le titre, tout en affirmant son intention poétique, permet de créer ce qui nous semble nécessaire à une œuvre poétique : une structure d’horizon. C’est cette notion que nous allons développer maintenant.
2. Écriture poétique et « structure d’horizon »
La « structure d’horizon » telle que la présente Michel Collot [22] s’inscrit d’abord dans une démarche phénoménologique, particulièrement pertinente face à un objet numérique, qui se lit dans un contexte sensoriel particulier. Le support numérique, tout entier organisé autour d’une communication avec le destinataire, d’une mise en œuvre, par le dispositif, des effets sur le lecteur, justifie ainsi une approche phénoménologique. Ainsi, le poème apparaît-il peut-être davantage encore sur le support numérique comme un « phénomène [23] ». Pour Michel Collot, « l’expérience poétique moderne […] repose sur un intime et incessant échange entre l’espace linguistique et l’espace extra-linguistique [24] ». La poésie numérique dans la mesure où elle s’ouvre, grâce à la machine, à d’autres espaces que celui du texte proposé à la lecture, semble particulièrement adaptée à une telle communication.
Par ailleurs, Michel Collot construit la structure d’horizon à partir d’une tension entre le visible et l’invisible, ce que les sens peuvent percevoir d’un objet, et ce qui leur demeure obscurément occulté. Une grande partie de la chose poétique se jouerait ainsi dans cette dialectique entre le visible et l’invisible [25]. Cette idée résonne encore davantage lorsque l’on se trouve face à une œuvre numérique dont on sait qu’elle est constituée d’une part visible et d’une face invisible et le plus souvent illisible, qui serait le programme orchestrant l’œuvre. Ce qui nous préoccupe est l’œuvre telle qu’elle apparaît à un lecteur. Il n’en reste pas moins que toute œuvre numérique possède cet horizon programmatique. Si nous laissons de côté cet horizon propre à l’œuvre numérique, …and by islands I mean paragraphs propose bien d’autres manifestations de la structure d’horizon.
L’idée d’horizon est déjà mentionnée dans la présentation que J. R. Carpenter fait de son travail : « ...and by islands I mean paragraphs jette un lecteur à la dérive sur une mer d’espace blanc s’étendant bien au-delà de l’horizon de la fenêtre du navigateur [26] ». L’horizon est d’ores et déjà inscrit dans le cadre de l’espace numérique puisqu’il s’agit de l’horizon de la fenêtre que l’on parcourt, « the browser window ». Notons que l’anglais préfère le terme « fenêtre » associé à une ouverture sur l’espace plutôt que la « page » française proche du contexte livresque. L’œuvre qui nous intéresse est bien présentée comme un espace, et c’est à la mise en place de la structure d’horizon dans cet espace que nous allons d’abord nous attacher.
2.1. La structure d’horizon et l’espace du texte
Un premier horizon est proposé au lecteur, il s’agit de celui de la page ou, comme on l’a vu précédemment, de la fenêtre. La page ne se présente justement plus chez J. R. Carpenter comme un espace borné, limité par l’écran, et copiant d’une certaine façon la page imprimée. Cette page-là n’existe plus et le lecteur peut déplacer son curseur comme bon lui semble dans un lieu a priori illimité. Si l’horizon a parfois été perçu comme une fin, ici c’est davantage le sens d’une frontière inaccessible qui est proposé. Le lecteur ne sait pas jusqu’où il peut parcourir l’espace de la carte, ne sait pas quelles en sont les bornes. C’est bien cette part d’inconnu que Michel Collot rattache à l’horizon. Dans un premier moment de son analyse, il mentionne l’horizon comme cette limite forcément inaccessible d’un espace mimétique. L’objet auquel est confronté le lecteur est un espace qui paraît sans borne. On peut parler ici d’horizon interne puisque c’est l’objet-poème en tant que tel que l’on ne peut percevoir dans son ensemble. Le support numérique permet ici de donner un horizon que ne possédait pas une œuvre imprimée, limitée elle, au moins dans sa matérialité, qu’il s’agisse de la page dans laquelle s’encadre le poème, ou du livre où cette même page prend place.
La forme de la carte ouvre une relation au monde différente, renvoyant à une certaine vision du monde, à la fois copie, mimesis et écriture en même temps. À travers le recours au motif de la carte, nous pouvons voir « une intention de poésie » selon Henri Meschonnic dans ce qu’elle est « un rapport particulier du langage au monde, en même temps que du langage au langage [27] ». Ce rapport au monde se fait à travers la distance installée par la carte par rapport au monde « réel ».
À travers la carte se devine une autre dimension souvent évoquée en poésie : la dimension déictique. La carte, qui reproduit par le dessin, donne davantage à voir qu’un texte, et en même temps elle donne à lire. On peut noter que la trame de fond ressemble à s’y méprendre au quadrillage de certains cahiers. L’espace se dessine aussi là où se trace l’écriture. L’œuvre semble être le lieu de passage entre le sens de l’espace et le sens langagier. Ainsi se définit un « lieu de poésie », lieu de passage essentiellement, d’échange entre le monde et le langage.
La création numérique ayant recours à un espace « élargi », dépassant la page, ainsi qu’à l’image, a permis de donner littéralement une autre dimension à l’œuvre. Il faut maintenant encore ajouter la dimension temporelle, autorisée également par le support digital.
2.2. La structure d’horizon et la temporalité
Pour Michel Collot « l’horizon est une véritable structure qui régit non seulement la perception des choses dans l’espace mais aussi la conscience même du temps [28] ». L’œuvre de J. R. Carpenter s’inscrit dans une double structure temporelle. Le temps, un temps autre et singulier, extérieur à celui maîtrisé par le lecteur de sa lecture, est rendu sensible dans les modifications apportées au texte, à intervalles réguliers. Le texte apparaît et s’efface, comme au gré des vagues. C’est un texte protéiforme qui s’offre à la lecture. Protée n’est-il pas d’ailleurs une divinité marine ? Le mouvement du texte fait le lien entre l’espace et le temps. L’écoulement du temps est rendu d’autant plus perceptible, que, d’après notre expérience, pour certains paragraphes une partie du texte (le début, les premiers mots ?), reste inamovible, alors que c’est la fin du paragraphe qui se modifie, comme effiloché par le regard, le ressac.
On peut voir ci-dessous des copies d’écran et de modifications d’un paragraphe, d’une « île/paragraphe ».
Doc. 6 ‒ Captures d’écran : modifications d’une île-paragraphe
Selon Michel Collot, « les choses ne se donnent jamais qu’en horizon, c’est-à-dire sous une apparence et dans une configuration changeante [29] ». L’œuvre de J. R. Carpenter prend au pied de la lettre cette expression, le texte est réellement toujours modifié, ce n’est plus son contexte, son interprétation qui varient, c’est le texte lui-même. En ceci, …and by islands I mean paragraphs propose une véritable expérience, associée à une prise de conscience de la structure d’horizon inhérente à tout texte. On pourrait même dire que, par ce processus, le texte se voit attribué un double horizon. Il n’existe plus de tout temps. Il est un texte passé (le terme peut se concevoir ici dans un sens spatial comme temporel) et futur, toujours à venir. On retrouve alors les deux horizons temporels phénoménologiques, celui du passé infini, celui de l’avenir ouvert. On peut même voir encore une autre forme d’horizon passé puisque l’œuvre se construit à partir de matériaux déjà écrits, appartenant au passé de la littérature. Encore une fois, le processus combinatoire développe une caractéristique poétique, si, « être poétique », comme semble le penser Michel Collot, c’est dévoiler, mettre à nu une structure d’horizon, démultipliée ici par le recours au collage de textes, à la structure générative de l’œuvre.
2.3. La structure d’horizon et le(s) texte(s)
L’étude de l’espace dans lequel se situe ou « s’insitue » …and by island I mean paragraphs nous a permis de percevoir un horizon interne à l’objet poétique, mais l’œuvre de J. R. Carpenter par le mécanisme de collage de textes mis en place souligne également l’« horizon externe » du projet. L’« horizon externe » est, selon Michel Collot, qui reprend l’idée husserlienne, « fait des relations que la chose entretient avec les autres objets qui l’entourent [30] ». Nous avons dit que le texte lisible était généré à partir d’un assemblage de divers textes, poèmes, fictions, non fiction, dont J. R. Carpenter reproduit la liste en bibliographie. La carte également est faite d’assemblage de lieux divers. En cela …and by islands I mean paragraphs ne peut qu’entrer en résonance avec les textes dont il est composé.
Néanmoins ces échos ne sont pas produits par une relation extérieure au texte, grâce à un système de connotations par exemple, d’intertextualité, cet horizon a priori externe se trouve internalisé, inhérent au texte lui-même. L’œuvre y gagne ici en épaisseur, absorbant, faisant sien, ce qui pourrait être perçu comme purement référentiel. Contrairement au poème vu comme un monde clos, s’entretenant avec l’intertextualité et le monde dans une relation centrifuge, allant d’une clôture vers une extériorité, l’œuvre qui nous intéresse produit au contraire un effet centripète, attirant à elle l’extériorité textuelle comme pour mieux l’intégrer et la digérer. Il nous semble qu’il y a là une caractéristique propre à l’écriture numérique, et à la poésie numérique qui paraît toujours plus englobante, tissant des liens vers l’intérieur, plus que vers l’extérieur.
De plus la poésie s’insinue ainsi non dans le texte lui-même, qui semble davantage narratif ou informatif selon les éléments dont il se compose, mais dans le tissage des relations entre ses divers éléments. La poésie réside plus dans l’assemblage d’éléments que dans le résultat qui s’offre au lecteur. En présentant un collage, c’est-à-dire une mise en relation de différents textes, le travail de J. R. Carpenter nous aide à le voir de façon poétique si « pour voir poétiquement la chose, il faut renoncer à l’isoler des autres, en faire le foyer de tout un horizon [31] ». Le texte de …and by islands I mean paragraphs crée un nouvel horizon à partir du mélange des littératures appartenant à la base générative.
Nous avons bien compris comment la structure d’horizon s’installait dans l’œuvre grâce au dispositif numérique, qu’il s’agisse de la représentation de l’espace, de l’utilisation du temps lié au mouvement du texte, ou de l’aspect génératif, mais comment le lecteur reçoit-il ce triple horizon ? En quoi les effets produits peuvent-ils être considérés comme poétiques ?
3. La réception poétique à travers le concept de structure d’horizon
Michel Collot n’évoque clairement le lecteur et la réception de la structure d’horizon qu’en conclusion de son ouvrage, c’est davantage le rôle de la structure d’horizon dans l’acte de création qui lui a inspiré ses réflexions. Nous voudrions cependant montrer que ce qu’il pressent chez le poète comme sentiment d’une « présence/ absence » sensible dans une expérimentation du langage vaut aussi pour le lecteur de …and by islands I mean paragraphs et que la poésie réside tout autant sinon plus dans la réception que dans le « texte » à lire. L’œuvre est, pour le poète, indissociable d’un rapport de perte et de désir, éléments constitutifs d’une forme de lyrisme, or, ce sont ces mêmes sentiments que l’on est amené à éprouver face à l’œuvre numérique et ceci grâce au dispositif mis en place.
3.1. L’espace et la perte
Les textes composant le corpus de l’œuvre de J. R. Carpenter mettent en scène des lieux, les îles mais surtout des îles désertes, sur lesquelles s’échoue un naufragé. C’est le cas bien sûr du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, du poème d’Elizabeth Bishop « Crusoe in England », du roman de Coetzee Foe, On peut se demander si le lecteur n’en vient pas à devenir lui-même un naufragé dans le texte. En représentant une carte, dans laquelle le regard se déplace sans pouvoir faire l’expérience des limites, J. R. Carpenter plonge son voyageur/lecteur en plein désarroi, le désoriente à tous les sens du terme. Une carte est naturellement faite pour se repérer, non pour se perdre ! Or, la carte qui nous est ici proposée est tout sauf indicative, et le lecteur ne peut que s’égarer en la parcourant. « Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu », voilà ce que l’on peut lire dans le texte de Gille Deleuze, « L’île déserte [32] », mentionné dans la bibliographie de …and by islands I mean paragraphs. C’est cette perte, cette immersion dans un espace sans frontière que J. R. Carpenter amène le destinataire (sans destination) à éprouver en l’immergeant dans la carte sans limite. La dimension ergodique [33], c’est-à-dire ici le mouvement nécessaire pour parcourir la carte ajoute à l’immersion dans l’espace ainsi qu’au sentiment d’égarement. Il est impossible de prendre du recul, de voir où l’on en est, de se situer dans l’espace de la carte comme de l’œuvre.
Doc. 7 ‒ Capture d’écran : éléments empruntés à « L’île déserte » de Gilles Deleuze.
Un texte néanmoins apparaît lorsque le lecteur approche d’une île, s’échoue. Le texte crée ici un événement, c’est-à-dire une rupture dans une continuité, un surgissement. Cette notion nous semble d’autant plus importante que le texte est associé aux îles, les îles qui rompent par leur surgissement la mer, comme le poème rompt dans son surgissement le blanc de la page. Cette image est d’ailleurs clairement évoquée par le début du poème d’Elizabeth Bishop « Crusoe in England », source parmi lesquelles a puisé J. R. Carpenter, et que nous citons en exergue : « Éruption d’un nouveau volcan […] une île est en train de naître [34] ».
Le texte devient-il alors un point d’ancrage, un élément auquel se raccrocher ? Gille Deleuze, toujours « L’île déserte », ajoute que « rêver des îles […] c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence ». Et c’est bien ce qu’il se passe sous les yeux du lecteur, le texte, mouvant, se recompose, se recrée sans cesse et amène le lecteur, qui ne peut s’ancrer à cette mouvance textuelle, à revoir ses perceptions y compris temporelles.
3.2. Un temps perdu ?
Le lecteur voit sa propre conception du temps modifiée dans la mesure où le texte lui échappe. Le texte n’est plus cet immuable inscrit sur la page, qu’il pouvait tout à loisir, parcourir, reparcourir. Le lecteur était maître de son temps de lecture. Le temps lui appartenait. L’œuvre de J. R. Carpenter superpose et impose à ce temps, libre, du lecteur, une autre temporalité qui n’appartient, elle, qu’au texte. Nous n’avons pas minuté, compté les secondes entre chaque modification de texte, peut-être sont-elles même aléatoires… toujours est-il que le texte se joue de la vitesse du lecteur, semble parfois lui faire concurrence. Oscillation temporelle du lecteur entre un présent qui lui échappe, la réminiscence d’un souvenir qu’il peut avoir du mal à saisir et un futur dont il ne sait ce qu’il va advenir.
Encore une fois le dispositif renouvelle une forme de poésie en inscrivant le lecteur dans une temporalité tout à fait autre, en mouvement.
Le lecteur ne peut plus guère s’approprier un texte qui le fuit sans cesse. Il ne peut plus le faire sien et le texte, sans cesse, apparaît comme autre. Le texte poétique pouvait manifester une forme d’altérité via la figure, la métaphore, mais le lecteur avait le loisir de se familiariser, au fil du temps, avec le texte, de rendre la figure moins incompréhensible, de l’apprivoiser. Ici ce n’est plus le cas puisque le texte en se réécrivant inlassablement, renouvelle également son altérité, ne laissant plus le lecteur avoir le temps de faire son travail d’appropriation. La poésie qui s’exprime ici est une poésie de l’instant. Ce faisant, …and by islands I mean paragraphs constitue le texte comme un objet de désir. Le désir naît dans l’espace du secret, du caché, et le texte dans l’œuvre de J. R. Carpenter est toujours masqué, que ce soit dans l’espace à parcourir, dont on ne peut saisir l’étendue, dans son incessante apparition/disparition, ou dans ses origines composites. Le texte est toujours « à venir », s’efface pour apparaître de nouveau, modifié, et repousse les limites du désir, qui, comme le texte renaît sans cesse. Le texte, comme objet du désir, est matérialisé par le parcours du lecteur et sa quête dans l’espace de la page. L’image de la quête se retrouve par ailleurs dans le choix des œuvres qui constituent le puzzle du texte à lire. De plus, le texte semble s’écrire dans une incessante épanorthose, comme toujours à la recherche du texte juste. Si pour Michel Collot, « le moteur du poème c’est l’écart qui à chaque instant sépare le poète du mot qu’il voudrait dire [35] », il semblerait que le texte, sous les yeux du lecteur parte en quête d’un mot adéquat, mais jamais fixé. Si la poésie est de façon générale, la mise en exergue, grâce à la structure d’horizon, d’une impossibilité de saisir le monde dans son irréductibilité, l’œuvre numérique propose de faire l’expérience de l’insaisissable du texte et de l’écriture du monde. Elle redouble l’expérience poétique.
3.3. Identité et altérité dans le texte composite
« The island upon wich I was castaway… [36] » : on reconnaît ici un récit à la première personne. Mais qui parle ? Rien ne nous permettra de le dire. Il se trouve qu’une recherche sur Internet laisse apparaître, lorsque l’on entre la première phrase de cette île-paragraphe, « the island upon wich I was castaway was not a garden of delice » le nom de Robinson Crusoé… mais le paragraphe étant composite, le « I » qui s’exprime ici est évidemment autre, fondamentalement autre. Le lecteur, chez qui le texte peut faire écho, a le sentiment de retrouver un texte, plus ou moins identique à ses souvenirs, mais le texte est toujours autre. Autre parce que composite. La dernière phrase du paragraphe « I am sure you are wondering who I am [37] » reproduit d’ailleurs de façon fort ironique l’attitude du lecteur qui cherche l’identité du « je » qui s’exprime.
Doc. 8 ‒ Capture d’écran : question d’identité.
Ces différents sentiments, cette perte des repères spatiaux, temporels, cette ambiguïté face aux instances narratives et auctoriales, sont perçus par le lecteur comme inhérents à une lecture poétique, puisqu’ils sont associés à un travail sur le texte. Mais le lecteur, pour aboutir à ce résultat, doit également fournir un travail de lecture particulièrement lié au dispositif.
4. La lecture et la poésie générative
Quelle lecture faut-il mettre en place pour éprouver ce « sentiment poétique » et, inversement, en quoi le processus de lecture que nous avons mis en place peut-il nous amener à proposer une définition d’une poésie générée ? La critique, préoccupée davantage des formes narratives, s’est assez peu intéressée, nous semble-t-il, à la spécificité de la lecture de poème, qui est certainement bien différente dans sa prise en compte de l’espace du texte et de sa temporalité. Ces facteurs se voient encore bouleversés par le support numérique. Comment lire, de façon poétique, …and by islands I mean paragraphs ?
4.1. Une autre lecture
Le lecteur doit mettre en place une stratégie différente de lecture pour apprécier la poésie de …and by islands I mean paragraphs. La lecture associe bien sûr le mouvement de l’œil et celui de la main. Le déplacement n’est plus seulement celui du regard mais également celui de la main qui va le faire voyager dans l’espace de la carte. Nous ne nous attarderons pas ici sur la dimension ergodique de la lecture, qui apparaît davantage comme une quête du texte qu’une véritable lecture. Le lecteur se déplace donc dans la carte pour lire. Sa lecture procède par « îlots », et donc par à-coups. Les îles sont des fragments perdus au milieu d’un espace maritime, comme les éléments du poème traditionnel, vers, strophes, peuvent être perçus comme des écueils émergeant du blanc de la page. La lecture poétique se conçoit moins qu’une autre comme une continuité, elle naît dans la discontinuité. Ce qui vaut pour l’espace du poème prend également sens pour le temps de la lecture du poème. Là encore, le lecteur est amené à s’arrêter ; la coupure d’un vers, la fin d’une strophe, un mot plus piquant qu’un autre, jouent sur le rythme de la lecture. Ici, le voyageur doit faire une pause sur chaque île pour pouvoir apprécier les nuances et variations du texte. Sa lecture est une relecture faite de recommencement et de nouveauté toujours renouvelée. La poésie se trouve bien dans l’aperception incessante de la naissance d’un monde, grâce au langage, à l’instar de cette île en train de naître, évoquée par le poème d’Elizabeth Bishop : « A new volcano has erupted […] an island being born ».
4.2. Le dispositif créateur de structure et d’une forme-sens
Si l’on observe, comme nous l’avons fait et comme tout lecteur ne peut s’empêcher de le faire, plusieurs occurrences d’une même île/paragraphe, on relève la présence d’invariants comme en témoignent nos captures d’écran. Dans l’exemple que nous avons choisi, le premier terme du paragraphe est systématiquement « Islands », « les îles », affirmant ainsi le thème de l’œuvre. L’îlot que nous avons isolé est proche, spatialement parlant, du titre. Il joue en quelque sorte le rôle d’introduction. La phrase « they are paragraphs » est toujours inscrite à la même place, presque centrale dans l’encart, en troisième position. Cette phrase réaffirme la métaphore principale, le lien entre l’écriture et la géographie. Les termes « isolated writting » reprennent la fusion entre l’écriture et l’île, ajoutant avec une autre figure poétique, l’idée de solitude grâce au mot valise, fait de « island » et de « isolated » (« isolé »). Enfin, un ultime mot revient obstinément, « castaway », « naufragé ». Le terme anglais insiste, davantage que le français sur l’éloignement « away », la séparation. Ainsi à travers les termes invariants ce sont les motifs principaux de l’œuvre qui sont présents. Les variations du texte développent le paradigme structurel en fonction de sous-thèmes. Les dernières phrases illustrant le thème du naufragé « The castaway wants to go back [38] » ou « the castaway registers time [39] », laissent apparaître le motif du temps. Nous retrouvons bien des éléments que nous avons déjà repérés mais qui jouent ici le rôle de structure du paragraphe, structure qui est mise en lumière par une lecture comparative des différentes versions proposées par le texte. La lecture poétique devient une lecture active, fait de relecture (mais peut-on parler de relecture ? le texte est différent même si la page reste inchangée), de superposition et de comparaison. La lecture semble elle-même combinatoire, entre dans le processus d’écriture, le reproduit pour en dégager le sens, présent à travers les invariants. C’est bien la lecture qui crée la poésie construisant par son propre mécanisme l’horizon du texte, s’approchant du sens sans bien évidemment l’atteindre.
Doc. 9 ‒ Invariants et variations d’une même île/paragraphe.
4.3. Le dispositif créateur de figure
Si l’on considère les éléments qui restent invariants et si l’on les met en rapport avec les différentes propositions qui sont faites au fil du temps, on peut retrouver la notion de « figure ». Dans l’exemple que nous proposons, l’invariant est « the island is », il s’agit d’une proposition de définition, de description, de l’affirmation d’une permanence, qui va bien sûr entrer en contradiction avec les affirmations suivantes qui sont multiples, changeantes. Il y a bien une figure de style de l’ordre de l’antithèse mais cette figure de style est amenée par le dispositif. La nature, la taille de l’île change « only 3 miles long and under 2 miles at its widest point », « less than 4 miles by 6 » « is some nine mile… ». La figure nous amène à percevoir une réalité changeante, un impermanent dans la permanence de la localisation d’un point fixe. Il s’agit bien d’une figure poétique qui, par le dispositif textuel, nous montre une réalité différente, bien loin d’une quelconque mimesis.
Doc. 10 ‒ Captures d’écran : « the island is »
Il semblerait possible à travers les quelques éléments que nous avons relevés jusqu’à présent de reconnaître dans la poésie numérique, du moins dans …and by islands I mean paragraphs des marqueurs qui semblent constitutifs d’une poésie traditionnelle, mais qui deviennent ici étroitement dépendants du mécanisme de l’œuvre, du dispositif.
Le dispositif numérique contribue à accentuer des effets qui sont ceux du poème traditionnel et pousse le lecteur à s’interroger sur son rapport au texte, à éprouver, physiquement grâce à l’aspect ergodique du texte, des sentiments qui sont peut-être ceux du poète, tel qu’on a pu le concevoir dans une écriture traditionnelle. Grâce au support numérique, et dans cette œuvre en particulier, il nous semble que le lecteur a bien davantage conscience que le texte s’écrit non seulement dans une spatialité qui lui est propre mais également dans une temporalité originale. Il paraît difficile de définir le poème désormais comme un simple objet textuel. Le lecteur prend conscience que sa lecture se situe dans d’autres dimensions que celles auxquelles appartient la page imprimée. La poésie n’est plus, non plus, dans l’expression d’un lyrisme de l’auteur mais dans la perception et la réception d’une sensation, d’une émotion. C’est cette perception accrue d’une réalité du monde de l’écriture, d’un « être au monde » qui passe par l’expérience de l’écriture que nous appellerons finalement « poésie ». L’auteur n’est plus le poète, celui qui produit du texte dans un rapport de poêsis, du monde aux mots mais plutôt celui qui fabrique, en utilisant le texte comme outil. Le lecteur n’est pas encore le créateur du texte, le poète, mais la dimension agonistique de la lecture du dispositif participe très certainement d’une création poétique. Si, comme l’affirme Christophe Hanna dans Nos dispositifs poétiques, toute construction d’une définition de la poésie s’opère a posteriori de façon à ce que l’on reconnaisse des œuvres poétiques déjà pensées comme telles, il est temps maintenant d’aller vers d’autres horizons, d’inventer une nouvelle définition de la poésie, pour qu’elle puisse convenir à des œuvres comme …and by islands I means paragraphs. Cette conception, nous proposons de la penser non plus à partir de l’auteur, mais en fonction de la mécanique mise en place par l’écriture numérique et surtout de ses effets sur un lecteur, spectateur, joueur et ici voyageur.
Annexes
1. Présentation de l’œuvre par l’auteure sur son site
…and by islands I mean paragraphs casts a reader a drift on a sea of white space extending far beyond the horizon of the browser window, to the north, south, east and west. Navigating (with mouse, track pad, or arrow keys) reveals that this sea is dotted with islands… and by islands I mean paragraphs. These paragraphs are computer-generated. Their fluid compositions draw upon variable strings containing fragments of text harvested from a larger literary corpus – Deleuze’s Desert Islands, Shakespeare’s The Tempest, Defoe’s Robinson Crusoe, Bishop’s Crusoe in England, Coetzee’s Foe, Ballard’s Concrete Island, Hakluyt’s Voyages and Discoveries, and lesser-known sources including an out-of-date guidebook to the Scottish Isles and an amalgam of accounts of the classical and possibly fictional island of Thule. Individually, each of these textual islands is a topic – from the Greek topos, meaning place. Collectively they constitute a topographical map of a sustained practice of reading and re-reading and writing and re-writing islands. In this constantly shifting sea of variable texts one never finds the same islands twice… and by islands, I do mean paragraphs.
2. Bibliographie du site www.luckysoap.com
Bibliographie
Site Epoetry http://iloveepoetry.com/?p=11968
Site personnel de J. R. Carpenter luckysoap http://www.luckysoap.com/
AARSETH ESPERN J., Cybertext, Perspectives on Ergodic Littérature, Baltimore and London, John Hopkins university press, 1997.
BOOTZ Philippe, Le Lecteur capturé, Saint Lizier, colloque Ludovia, 2006, lisible à l’adresse : https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00137217/document
COLLOT Michel. La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Presses Universitaires de France, 2005.
DELEUZE Gilles, L’Ile déserte, textes et entretiens (1953-1974), Paris, Éditions de Minuit, 2002.
GENETTE Gérard, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, collection « Poétique », 1987.
GENETTE Gérard, Figures I, Paris, Éditions du Seuil, 1966.
HANNA Christophe, Nos dispositifs poétiques, Mercues, Questions théoriques, coll. « Forbidden beach », 2010.
MAULPOIX Jean-Michel, Du Lyrisme, Paris, José Corti, 2000.
MESCHONNIC Henri, Pour la Poétique I,1970, Paris, Gallimard.
Notes
[1] http://theislandreview.com/content/and-by-islands-i-mean-paragraphs
[2] Les titres cités sont mentionnés dans la présentation que J. R. Carpenter fait de ….and by islands I mean paragraphs, sur le site personnel Luckysoap and co, ainsi que dans la bibliographie, accessible en cliquant sur « sources » sur la page titre, reproduite en annexe.
[3] « Generative poetry is produced by programming algorithms and drawing from corpora to create poetic lines. » « la poésie générative est produite à partir de programmation d’algorithmes et de dessin dans le but de créer des lignes poétiques » (je traduis) EPoetry http://iloveepoetry.com/?p=11968
[4] « Kinetic poetry uses the computer’s ability to display animation and changing information over time » « la poésie cinétique utilise la faculté de l’ordinateur d’afficher une animation et de changer l’information au fil du temps » (je traduis) EPoetry http://iloveepoetry.com/?p=11968
[5] Thèse consultable à l’adresse suivante : http://writingcoastlines.net/
[6] « Writing coastlines are edges, ledges, legible lines caught in the double bind of simultaneously writing and erasing. These in-between places are liminal spaces, both points of departure and sites of exchange. ». Il est difficile de rendre la nuance active de l’expression « writting coaslines », dans laquelle les lignes de côtes peuvent être tout à la fois le sujet et l’objet du verbe « écrire ». Google Traduction propose « cotes d’écriture ».
[7] Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Presses universitaires de France, 2005, Avant-propos, p. 2-3.
[8] Le terme de « dispositif » fait écho à la notion élaborée par Christophe Hanna dans Nos Dispositifs poétiques, Mercuès, Questions théoriques, collection Forbidden Beach, 2010. La notion de « dispositif d’enquête » dont « le principal effet est de reproduire une recontextualisation liée à leur espace de production », remettant en cause « l’autotélie présumée du texte poétique » aurait été parfaite pour démontrer la poéticité de …and by islands I mean paragraphs, bien que l’auteure s’en défende. En effet, le mécanisme de collage génératif correspond à cette recontextualisation et ouvre le texte, au lieu de le refermer sur lui-même, ce que nous avons essayé de montrer par d’autres biais.
[9] Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1987 p. 7.
[10] Par « Péritexte » Gérard Genette entend tout ce qui se trouve autour du texte, titre, chapitre… L’« épitexte » est constitué par un ensemble de discours qui n’est pas du fait de l’auteur.
[11] http://www.luckysoap.com/
[12] « J. R. Carpenter is an award-winning artist, writer, researcher, performer, and maker of zines, poetry, very short fiction, long fiction, non-fiction, and non-linear, hypermedia, and computer-generated narratives » (http://www.luckysoap.com/)
[13]: « … and by islands I mean paragraphs is a fascinating hybrid digital writing / art project by J. R. Carpenter, which relocates and re-explores literary, fantasy and real islands. It is currently on display in the Chercher le texte exhibition at the Bibliothèque Nationale de France » (http://theislandreview.com/and-by-islands-i-mean-paragraphs/).
[14] « “…and by islands I mean paragraphs” is a delightful combination of computer generated poetry, mapping and the reworking of texts » (http://iloveepoetry.com/?p=7127).
[15] Gérard Genette, op.cit., p. 95.
[16] « L’existence et le caractère de la figure sont absolument déterminés par l’existence et le caractère des signes virtuels auxquels je compare les signes réels en posant leur équivalence sémantique » (Gérard Genette, Figures I, Paris, 1966, p. 210).
[18] « a legible line perforated by language, letters, words, sign, symbols, names » (J.R Carpenter, Writing Coastlines : the operation of Estuaries, Islands and Beaches as Liminal Spaaces in the Writings of Elizabeth Bishop, 2011, https://luckysoap.com/pdf/JRCarp_EstuariesIslandsBeachesBishop.pdf).
[19] Nous renvoyons alors à la définition, assez sommaire qu’en fait Jean-Michel Maulpoix sur son site personnel : « La poésie lyrique est souvent définie comme le genre littéraire qui accueille l’expression personnelle des sentiments du poète. L’auteur lyrique parle en effet en son nom propre ; il dit “je”. Cette définition, toutefois, est insuffisante, en ce qu’elle néglige deux autres composantes essentielles du lyrisme qui sont la recherche de la musicalité et la visée de l’idéal. Il convient donc plutôt de percevoir celui-ci comme l’expression d’un sujet singulier qui tend à métamorphoser, voire à sublimer le contenu de son expérience et de sa vie affective, dans une parole mélodieuse et rythmée ayant la musique pour modèle » (http://maulpoix.net/lelyrisme.htm).
[20] Nous n’entrerons pas ici dans les détails pour préciser l’identité de ce « je », personne ou « personnage » du poète, il nous suffit qu’il apparaisse ici de façon clairement explicite dans une fonction auctoriale. Néanmoins la question du « je » et de l’auteur se posera cruellement lorsque nous parlerons du texte généré et du rôle de la machine.
[21] « […] coastlines are evoked in order to refer to a psychological subjectif state – conscious or unconscious – of being on the threshold between places » (writingcoastlines.net/).
[22] Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, op.cit.
[23] « […] le texte n’est pas un objet mais un phénomène inséparable de la conscience à laquelle il apparaît, de l’horizon qu’il ouvre » (Michel Collot, 2005, op. cit., Avant-propos, p. 2-3).
[24] Ibid., Troisième partie, « Horizons du poème », Présentation, p 1-2.
[25] « Cette face cachée, celle qui n’est pas tournée vers nous, semble attirer tout particulièrement les poètes contemporains. Ils interrogent inlassablement “l’envers des choses”, soustrait au sens et à la signification » (ibid.).
[26] « …and by islands I mean paragraphs casts a reader a drift on a sea of white space extending far beyond the horizon of the browser window » (http://www.luckysoap.com/statements/andbyislands.html).
[27] Henri Meschonnic, Pour la Poétique I, Paris, Gallimard, 1970, p. 54.
[28] Michel Collot, op.cit., Avant-propos, p. 2-4.
[29] Ibid., p. 3-4.
[30] Ibid.
[31] Ibid., chapitre « Le visible et l’invisible » « des horizons de la chose à l’horizon du monde », p. 2-21.
[32] Gille Deleuze, « L’île déserte », dans L’île déserte, textes et entretiens (1953-1974), Paris, Éditions de Minuit, 2002.
[33] « During the cybertextuel process, the user will have effectuated a semiotic sequence, and this selective movement is a work of physical construction that the various concepts of “reading” do not account for. This phenomenon I call ergodic, using a term appropriated from physics that derives from the Greek words ergon and hodos, meaning “works” and “path” » [« Pendant le processus cybertextuel, l’utilisateur aura effectué une séquence sémiotique, et ce mouvement sélectif est un travail de construction physique que les différents concepts de “lecture” ne représentent pas. Ce phénomène que j’appelle ergodique, en utilisant un terme approprié, issu de la physique qui dérive des mots grecs Ergon et Hodos, signifiant “œuvres” et “chemin” »] (Aarseth Espern J., Cybertext, Perspectives on Ergodic Literature, John Hopkins university press, Baltimore and London, 1997, p. 1).
[34] « A new volcano has erupted…an island being born » (Elizabeth Bishop, « Crusoe in England », https://www.poemhunter.com/poem/crusoe-in-england/).
[35] Michel Collot, op. cit., Troisième partie, « L’expérience poétique », chapitre « L’errance », p. 7-10.
[36] « L’île sur laquelle je me suis échoué n’était pas un jardin des délices » (je traduis).
[37] « Je suis sûr que vous vous demandez qui je suis » (je traduis).
[38] « le naufragé veut rentrer » (je traduis).
[39] « le naufragé compte le temps » (je traduis).
Auteur
Sylviane Médard, agrégée de lettres modernes, prépare une thèse sur « Le lecteur au risque de la poésie numérique » à l’université Grenoble-Alpes, sous la direction d’Isabelle Krzywkowski.