Tiers Livre, une structure en constellation

Résumé


Tiers Livre de François Bon est un site qui s’inscrit dans une histoire du numérique mais également une histoire de l’écriture et de la pensée. En proposant une lecture du site, on peut dégager un véritable « écosystème de l’écriture », entendu comme espace d’expérimentation et dynamique infinie de l’écriture.


Tiers Livre of François Bon is a site that is part of a digital story, but also a history of writing and thought. By offering a reading of the site, one can identify a true “ecosystem of writing”, understood as infinite space for experimentation and dynamics of writing.


 

Texte intégral

On peut lire François Bon sur le web depuis 1997. C’est écrit sur la page d’accueil du site, comme un clin d’œil, comme l’affirmation d’une véritable expérience d’écriture.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 1

Doc. 1 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, un des bandeaux de 2013.

La question n’est pas celle de la lecture sur numérique mais de la lecture dans le numérique. Et donc de la lecture du numérique. Le problème ne doit donc pas être posé en termes de support mais bien en termes de lecture. Accepter le site comme milieu d’écriture, comme expérience de lecture, comme mode d’accès à une écriture. La lecture numérique est une expérience de la mobilité. Cette mobilité littéraire est plus ré-inventée qu’inventée. Pour moi, l’idée de ré-invention est importante car elle permet de tenir un double discours sur le numérique : à la fois tracer une généalogie et définir des spécificités. Pour l’écriture comme mobilité, on peut lire Rabelais, Montaigne, Proust ou Claude Simon… c’est-à-dire tracer des filiations et des généalogies, manière de casser des étanchéités idéologiques toujours à l’œuvre et à la manœuvre. Des liens et de la généalogie, certes, mais aussi des spécificités. C’est ce à quoi invite Tiers Livre [1].

Il s’agira donc de tenter des incursions à l’intérieur de Tiers Livre pour cerner les contours d’une lecture. Et d’ores et déjà de souligner la singularité, la valeur indéterminée du déterminant : une lecture. Donc pour tenter cette approche, il faudra se forger quelques outils et projeter quelques hypothèses.Je partirai d’un constat simple : le site Tiers Livre s’élargit. Au fur et à mesure de son évolution, Tiers Livre s’épaissit. Il faut tenter de répondre à cette question impossible : comment décrire ce mouvement ? Comment cerner une épaisseur numérique ?Une approche intuitive serait de proposer l’analyse d’une navigation et d’en déduire quelques aspects. Mais si l’on veut envisager Tiers Livre comme un système en déplacement occupant un espace-temps, il faut tenter un autre geste : esquisser une morphologie du site pour des modes de lecture.

La vie du numérique est d’abord conçue par la verticalité. La lecture et la navigation sont d’abord verticales : verticalité de la page et premier déplacement du haut vers le bas de la page. La navigation est verticale avant d’être spatialisée par le passage d’une page à l’autre selon une logique numérale, puis par le lien hypertexte qui densifie l’espace numérique, lui donne une épaisseur et ouvre la structure logique à la possibilité de la perte. Cependant la perte numérique est relative, la logique de la navigation comme perte reste subordonnée aux coordonnées de la navigation enregistrée par la machine et les serveurs à partir desquels on navigue [2].

La question devient celle de la stratégie d’architecture du site et du dispositif de lecture qu’il propose. De nombreux sites sont des blogs et des blogs sont des sites. La distinction me semble toujours opérante pour affiner les lectures. Là où le blog a une logique d’empilement vertical avec l’infini mouvement de l’ascenseur numérique, le site, lui, développe une logique d’arborescence (laquelle n’empêche pas d’accueillir en son sein un blog). L’histoire de Tiers Livre me semble relever de cette double articulation et de son déplacement.

1. Tiers Livre, quelle logique de lecture ?

Il y a dans le développement de Tiers Livre, une leçon de l’expérience de remue.net. Même seul (Tiers Livre est le site d’un auteur), le numérique n’est pas solitaire. Tiers Livre s’articule dans son histoire à l’aventure de remue, au moment de sa grande ouverte au collectif. C’est ce qui a permis à François Bon d’affirmer cette nouvelle aventure personnelle et ce à trois niveaux :

‒ une base solide pour une aventure collective qui perdure ;

‒ le développement d’un espace personnel pour de nouvelles activités et expérimentations (elles étaient parallèle à remue bien avant l’affirmation de Tiers Livre) ;

‒ la mise en place de Tiers Livre prend acte de la fin de la structure d’empilement : c’est aussi parce que remue est devenu collectif que la fonction accumulative et verticale ne faisait plus sens tant d’un point de vue technique (passage sous spip) que d’un point de vue éditorial. Nécessité d’une nouvelle arborescence et d’une nouvelle logique de lecture. Tiers Livre prend ce chemin pour inventer ses propres formes d’écriture.

C’est pourquoi Tiers Livre subvertit la logique de verticalité par celle de l’horizontalité. On peut y voir une sorte d’effet Baudelaire. Baudelaire a des effets numériques. Qu’on se souvienne de la logique des « correspondances » : pour Baudelaire, la recherche d’une unité perdue de la Nature dans la poésie repose sur un principe analogique. D’où chez lui un réseau poétique s’élaborant sur une perspective verticale (du visible à l’invisible) et une perspective horizontale (écho des sens formant dans le texte une sorte d’unité dans le confus) [3]. Cette poétique des correspondances est évidemment un motif. Je l’extrais de l’esthétique baudelairienne pour n’en garder qu’une trame, un prétexte méthodologique pour lire Tiers Livre avec tout de même cette double arrière-pensée baudelairienne : la figure du poète est présente dans tout Tiers Livre (bien avant les pas de danse de Proust est une fiction) et surtout Les Fleurs du mal fait partie des premiers gestes de mise en ligne par correspondances : recopier et mettre en ligne le poète a été un de ses premiers gestes d’écrivain numérique. C’est un cœur (vif et nu) numérique, un geste généalogique dont on devrait mesurer les traces dans la structure même du site.

D’où cette tension entre verticalité et horizontalité… Historiquement, le site bouge sa page d’accueil, casse ses marge, s’étire par les côtés. La fonction horizontale contrarie la logique verticale. C’est le premier renversement de lecture. Pour voir ce renversement de la verticalité par l’horizontalité et le foisonnement intérieur, il suffit de parcourir l’histoire des pages d’accueil depuis 2005. Ci-dessous 13 images des pages d’accueil entre avril 2005 et octobre 2013

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 2_avril 2005

Doc. 2 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, avril 2005.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 3_2006

Doc. 3 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, 2006.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 4_avril 2008

Doc. 4 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, avril 2008.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 5_septembre 2008

Doc. 5 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, septembre 2008.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 6_février 2009

Doc. 6 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, février 2009.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 7_novembre 2009

Doc. 7 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, novembre 2009.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 8_juin 2010

Doc. 8 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, juin 2010.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 9_décembre 2010

Doc. 9 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, décembre 2010.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 10_juin 2011

Doc. 10 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, juin 2011.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 11_décembre 2011

Doc. 11 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, décembre 2011.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 12_juillet 2012

Doc. 12 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, juillet 2012.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 13_décembre 2012

Doc. 13 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, décembre 2012.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 14_octobre 2013

Doc. 15 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, octobre 2013.

Second renversement, ce que j’appelle la logique asymptotique : il y a un principe de profusion, de multiplication d’expériences et de modes d’écriture qui tiennent toutes ensemble (journal image, notation, texte en écriture, en reprise d’écriture, etc.). L’asymptote est ici métaphore de l’infini, comme le site, lui, ne cesse de se multiplier, de se re-configurer. Comment, dans cette circonstance du mouvant, tenter une morphologie ? En faisant appel à une branche des mathématiques qui a eu son heure de gloire à la fin des années 1960 et 1970, la morphogenèse. Il ne s’agit certes pas d’entrer dans des considérations mathématiques dont je ne suis pas capable, mais de saisir par la métaphore des éléments de la démarche, pour décrire des topologies instables et penser la dynamique instable.

Le sens général de la morphogenèse est celui d’un processus créateur (et destructeur) de formes. La question générale posée par René Thom est de comprendre la dynamique de stabilité dans une discontinuité, donc de mettre en jeu une stabilité structurelle et un processus d’évolution induisant une instabilité (l’action d’une singularité). Bref, il s’agit de penser un modèle dynamique, et pour nous de dire l’état d’une forme discontinue que serait Tiers Livre car, comme le rappelle René Thom, « ce qu’on appelle usuellement une forme, c’est toujours en dernière analyse, une discontinuité qualitative sur un certain fond continu [4] ». Cette prise en considération de la dynamique et de l’instabilité ouvre la pensée à une dimension aporétique contre les modélisations systémiques reposant sur la stricte stabilité et sur la reproductibilité.

Comment trouver son chemin dans l’immensité de Tiers Livre, comment essayer d’embrasser ces expériences multiples, en mouvement constant, sinon en acceptant d’abord l’idée de ce mouvement, c’est-à-dire son caractère infini et sa dimension aporétique : c’est l’idée d’une tension comme expérience critique qui déjoue les formes de dominations (idéalistes ou systématisantes).

2. Un espace d’intensification : constellation et process

Il y a les textes, leurs repentirs, leurs apparitions et leurs disparitions (le Proust en trace un exemple après la publication papier, en attendant une nouvelle autre vie dans quelques temps). L’espace d’écriture retrouve avec le numérique sa mobilité. Elle n’a jamais été perdue mais elle a souvent été oubliée parce qu’on a le livre comme modèle unique (et fermé). Or la lecture de Tiers Livre demande de quitter le modèle du livre et la logique baudelairienne des « correspondances », reposant sur la relation d’horizontalité/verticalité, pour une autre logique, qui est celle de la constellation. La constellation est un ensemble hétérogène maintenu dans son hétérogénéité. C’est un système ouvert qui repose sur une absence de pôle d’attraction. C’est une forme qui s’expose sans fin (à la différence de la configuration qui est une totalité fermée). La totalisation est impossible. Il faut se résoudre, en lisant Tiers Livre, à l’irrésolution. Impossible pour le lecteur – comme pour l’auteur – d’embrasser la totalité du site. Ce sera donc une vue et une expérience fragmentaire qui se proposent à lui.

Tiers Livre est aussi une expérience de relecture. Je ne parle ici pas du fait de lire et relire un auteur, un site, etc. mais du fait que le site de François Bon se nourrit de la reprise de textes publiés en volume, par exemple le travail en cours Tous les mots sont adultes [5]. Le site ressaisit la forme initiale papier du texte [6], et procède à une nouvelle éditorialisation, par l’inscription du travail dans le site, l’ajout de photographies, de présentations, de quelques liens, ou la possibilité du commentaire.  Exemple, pris dans le premier cercle du livre : « fenêtre le classique de Raymond Bozier ». Au moment où s’écrit ce article, pas d’entrée d’activée mais trois exemples proposés : un premier lien renvoie vers un texte d’atelier à Argenteuil publié en 2004 (avec page d’époque) ; un deuxième à un atelier à l’IUFM de Paris publié en 2005 ; un troisième à un atelier en Indre-et-Loire publié en 2007 sur le site. Ces renvois ne viennent pas du livre mais appartiennent au site. Ils sont désormais partie intégrante de la récriture numérique de Tous les mots sont adultes.

Comme cet exemple le montre, la démarche numérique opère donc un changement de paradigme : le passage de l’écriture comme work in progress à celui d’une écriture comme work in process. Là où le work in progress peut afficher une finalité (une téléologie, quasiment) qui désigne une étape vers un objet fini, achevé, une totalité peut-être… le work in process rend compte d’une activité spatio-temporelle qui n’en finit pas, qui avance et s’exécute en redéfinissant constamment ses procédures et étapes de fonctionnement. In process signifie que le système organise son activité en transformant les ressources à sa disposition. Le double travail d’invention et de reconfiguration induit que le produit n’est plus fini mais infini. L’écriture numérique de Tiers Livre est l’expérience de cet infini.

Il faut pointer une pratique d’écriture spécifique de François Bon, à savoir la màj ‒ la mise à jour de ses textes. Il n’est pas rare de voir un texte remonter à la Une du site, et être complété. François Bon ajoute une note qui donne un nouvel éclairage, redonne une actualité à un texte plus ancien, répondant à une double fonction :

‒ une fonction archéologique : le site revisite sa propre histoire des pratiques numériques, regarde la distance parcourue (ou non), évalue les évolutions. Je pense par exemple au récent « facebook mode d’emploi », 1ère mise en ligne 15 septembre 2007 et dernière modification le 19 novembre 2013. François Bon n’efface rien mais ajoute des chapeaux introductifs pour mettre en perspective ou amender.

‒ une fonction transformatrice : dans son environnement numérique, le texte acquiert un autre statut. Il prend une dimension processuelle. La logique de « mise à jour » inscrit le texte dans un écosystème numérique. Sa logique est celle du logiciel, rompant avec une stricte logique chronologique pour un principe d’évolution interne, inscrivant sa temporalité (temps de l’écriture et des retours) dans la vie même du texte. Chaque texte est potentiellement voué à sa propre infinité.

C’est le paradigme temporel du texte et de l’écriture qui est ici déplacé. La présence du texte renverse la logique du présentisme (qui accompagne souvent la critique du numérique) pour une forme de présent par débordement. Le présent s’oppose au présentisme décrit par François Hartog « comme [un] renfermement sur le seul présent et [un] point de vue du présent sur lui-même [7] ». Entendu comme temps de l’aplatissement médiatique et de la consommation événementielle, le présentisme est, chez Hartog, la description d’un « régime d’historicité » c’est-à-dire, selon Jean-François Hammel, un modèle d’intellection du temps d’une société, un « mode d’être au temps propre à une société [qui] rend compte des relations du passé et du futur dans chaque présent de l’histoire [8] ».

L’écriture expérimentée avec Tiers Livre renverse la logique du présentisme pour une présence en reconfiguration, un présent de la reconfiguration. Pour donner un nouvel exemple de l’articulation entre constellation et process : que serait une lecture de la page d’accueil ? Quelle serait sa morphologie ? La page d’accueil de Tiers Livre est le bord de ce qui n’en a pas. Elle s’abolit dans sa dynamique même. La bordure numérique qu’invente le numérique n’est pas une frontière ou une séparation : c’est la ligne instable du passage. La bordure devient le signe morphologique de ce décentrement : la page d’accueil est une invitation au décentrement, une ligne mobile toujours outrepassée par elle-même. L’hypothèse topographique devient celle d’un espace sans dehors ni dedans. La frontière est indécidable. Et la lecture numérique de Tiers Livre, jointe à l’expérience mobile de l’écriture qui se reconfigure sans cesse, construisent un espace dont le bord n’existe qu’à condition de son débordement.

3. Un espace-carrefour : écosystème, plasticité et connectivité

Walter Benjamin, dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, envisage deux temps historiques de l’art :

‒ un premier temps qui est celui de la tradition, d’un art artisanal et/ou monumental reposant sur l’authenticité d’un original produisant sa valeur auratique (ce qu’il appelle « l’autorité de la chose [9] »).

‒ un second temps de l’art, défini comme « moderne », qui permet de cerner les enjeux du contemporain dans un sens que j’ai déjà abordé : c’est l’idée d’un art comme processus [10].

Benjamin s’appuie sur la notion de reproductibilité pour expliquer ce changement de paradigme, qui induit l’articulation de l’esthétique au technologique. À l’ère du numérique, la question s’est élargie autant qu’elle s’est intensifiée, mais la démarche de Benjamin reste opérante pour nous. Il faut d’abord rappeler que Benjamin n’a jamais une lecture binaire mais dialectique : ce qu’il pointe, c’est la perte de l’aura, pas la disparition de l’œuvre. C’est un changement de paradigme qui me semble éclairer la situation de l’écriture contemporaine avec le numérique, et celle de François Bon en particulier. Le livre est un moment de l’écosystème de l’écriture : ainsi la question n’est plus de penser son écriture comme une rencontre avec un objet, fût-il numérique, mais de l’envisager comme un processus qui aboutit ‒ selon l’expression de Benjamin ‒ « à un puissant ébranlement de la tradition [11] ».

La question du processus éclaire l’idée que l’écriture et le texte sont déplacés par les pratiques numériques. Il n’est qu’à voir les formes mobiles que prennent les aventures textuelles de Tiers Livre entre écriture, édition, diffusion, reprise et transformation. Exemple avec Rolling Stones, une biographie. Avant d’être un livre (Fayard, septembre 2002), Rolling Stones, une biographie a été un feuilleton radiophonique sur France Culture (régulièrement rediffusé). Première révision au moment de l’édition de poche en 2004 (Livre de Poche, avec une postface). Prolongements et compléments sur Tiers Livre avec un dossier complet (textes, ressources, compléments dont le Conservations avec Keith Richards [12])… Il n’y a pas un livre, mais un processus qui ne se termine pas avec cette description. Le texte devient une navigation dont les contours sont instables et souvent renouvelés.

Le numérique n’invente pas ce jeu de reprise. Il suffit de lire à ce sujet ce qu’écrit François Bon dans Après le livre, au sujet de Baudelaire qui « n’a jamais écrit Les Fleurs du mal [13] ». Le numérique n’invente donc pas ce jeu de reprise, mais il l’intensifie et lui donne une nouvelle légitimité. Il l’explore en approfondissant la logique processuelle. En s’appropriant cette possibilité d’écosystème, la morphologie est celle de la plasticité. Il faut alors envisager l’écriture numérique en termes de plasticité, vue comme une « structure différentielle de la forme [14] ». Le terme de plasticité est d’abord esthétique, puis didactique : Plassein, c’est façonner, modeler, et, au sens figuré, former, éduquer. Le terme devient philosophique avec Hegel qui l’évoque dans La Phénoménologie de l’Esprit pour définir la subjectivité : la plasticité traduit le sujet, c’est-à-dire pour Hegel recevoir et former son propre contenu, c’est-à-dire s’auto-différencier. La plasticité est ici le trait général de la malléabilité, un espace de tension qui fait tenir ensemble l’hétérogène.

Conclusion

Réfléchissant sur l’aura, Walter Benjamin définit l’œuvre d’art comme « une singulière trame d’espace et de temps [15] ». C’est ce que nous donne à lire Tiers Livre :

‒ une singularité : son auteur est diffracté, l’écriture est en constellation et le processus est plastique ;

‒ un espace-temps : c’est la tentative de penser les dimensions du numérique (horizontalité/verticalité/profondeur-épaisseur) comme espace infini ;

‒ une trame : l’image peut renvoyer à l’idée du texte-tissu. Elle me semble également induire une idée de carrefour, un espace de croisée des chemins et des expériences qui font également de Tiers Livre un espace-temps ouvert. L’attention aux autres sites et aux autres expériences numériques (sur le mode de l’admiration aussi bien que de la polémique), l’attention aux supports et à leurs pratiques quotidiennes, les invitations à lire et à aller voir qui font du site un espace pour aller ailleurs [16]. Tiers Livre est aussi l’occasion d’autres sites, d’autres expériences… un prétexte pour s’en échapper afin de mieux le retrouver (publie.net, Nerval, mais avant et toujours d’autres formes cachées). François Bon ne cesse n’inventer ce mouvement et ce dialogue dialectique avec son site. Il transforme son site en ses sites afin de prolonger l’infini du bord absent. Et bien sûr les réseaux sociaux offrent d’autres prolongements et espaces d’expérimentation.

 Notes

[1] Ici.

[2] Même si on voit se développer des contre-démarches d’évanescence : v. Snapchat ou de certains sites comme Désordre.

[3] Pour une analyse pointue, voir notamment Patrick Labarthe, « Une poétique ambiguë : les « correspondances », in Les Fleurs du mal. Colloque de la Sorbonne, André Guyaux & Bertrand Marchal (dir.), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 121-142.

[4] René Thom, Prédire n’est pas expliquer, Paris, Champ-Flammarion, 1993, p. 35. Voir également René Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse, Paris, Christian Bourgois, 1981.

[5] Ici.

[6] 2000 puis 2005… cette forme papier étant déjà la trace d’une constellation de pratiques antérieures.

[7] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 210-211.

[8] Jean-François Hammel, Revenances de l’histoire, Paris, Les éditions de minuit, 2006, p. 27.

[9] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, trad. Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz, Paris, Folio, 2001, p. xxx.

[10] V. à ce sujet la traduction et les analyses de Rainer Rochlitz, éd. cit.

[11] Id., p. 276.

[12] Qui devient également un livre numérique avec une première existence sur Twitter, ainsi qu’une publication d’une nouvelle édition de Rolling Stones, une biographie en 2013 (revue en mai 2013) pour publie.net avec ajout, modifications et compléments.

[13] Après le livre, Seuil, 2011, p. 67 et suivantes.

[14] Catherine Malabou, La Plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Paris, Éditions Léo Scheer, 2005, p. 16.

[15] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, op. cit., p. 278.

[16] Tiers Livre est aussi un site conçu pour qu’on s’en échappe.

Auteur

Sébastien Rongier est écrivain et essayiste. Membre du comité de rédaction de remue.net, il anime également son propre site sebastienrongier.net. Dernières parutions : Cinématière. Arts et cinéma, Klincksieck, 2015 et Théorie des fantômes. Pour une archéologie des images, Les Belles Lettres, octobre 2015, ainsi qu’un roman: 78, Fayard, septembre 2015.

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