De la nuit. De l’écrivain anonyme


De la nuit (1975-1977) est une émission méconnue de France Culture. Son principal producteur, Gilbert Maurice Duprez, en a pourtant fait un laboratoire jubilatoire où toutes les innovations étaient permises. Si de nombreux écrivains ont été invités à s’y exprimer, ils devaient accepter d’être « anonymisés », c’est-à-dire de n’apparaître que comme des individus lambdas au même titre que les autres. La parole des écrivains pouvait ainsi n’être entendue que pour elle-même, comme détachée de l’identité de son auteur, et se mélanger à celle des autres interviewés…

De la nuit (1975-1977) was a little known show which aired on the public radio station France Culture. Yet, its main producer, Gilbert Maurice Duprez, turned into a laboratory where all kinds of exhilirating innovations were allowed. The show hosted many writers under the condition that they spoke anonymously, as individuals like any others. Their words could therefore be heard alongside those of other interviewees, disconnected from their identities as authors.


Texte intégral

« Comme si la radio était un long téléphone qui permet aux gens de s’appeler, de s’entendre et de se reconnaître [1]… »

Comme on sait, capter et faire entendre la voix de l’écrivain à la radio est une ambition ancienne. Dès 1911, les Archives de la parole permettent à des poètes, de graver leur voix sur disque [2]. Dans ce sillage, les professionnels de la radio veulent aussi conserver des traces sonores des écrivains. Sans remonter à l’avant-guerre, on citera la visite de Pierre Schaeffer à Claudel en février 1944, accompagné de Jacques Madaule, spécialiste du poète. Le but était d’enregistrer un hommage à Giraudoux, décédé quelques semaines plus tôt ; mais Schaeffer et Madaule laissent les disques tourner, et cela donne une longue conversation à bâtons rompus et en tous sens, comme devait les aimer l’auteur des Conversations dans le Loir-et-Cher [3]. Pour Philippe Lejeune, le but de Schaeffer était « de créer un véritable langage radiophonique, en arrachant la radio au théâtre, en lui faisant découvrir l’intimité [4] » – même si Claudel semble d’abord gêné, confessant que la radio le « congèle » ;  la suite de l’entretien s’avère très conviviale.

Au fil des années, les écrivains et la radio s’apprivoisent progressivement. Grâce aux nouvelles techniques d’enregistrement et de montage, il devient possible, après la Seconde Guerre mondiale, de généraliser les entretiens au long cours, et d’archiver la précieuse parole des écrivains. Car la bande magnétique permet, plus aisément que le disque, le montage et la conservation de cette parole [5]. Les émissions en forme d’entretien les plus emblématiques de ce genre radiophonique en soi sont les grands entretiens, parfois qualifiés d’« entretiens-feuilletons », inaugurés par ceux de Gide avec Jean Amrouche en 1949 [6]. De nombreux écrivains suivront : Breton, Cendrars, Cocteau, Colette, Giono, Léautaud, Mauriac, Montherlant, Paulhan… À côté de ces entretiens, la parole des écrivains se fait entendre dans de nombreuses émissions culturelles qui mettent en avant la personnalité ou l’œuvre de l’écrivain, de  Radioscopie de Jacques Chancel à Du jour au lendemain d’Alain Veinstein. La longévité d’une émission comme Du jour au lendemain (1985-2014) rend d’ailleurs même possible de suivre le parcours de nombreux écrivains sur la durée, quand ils sont invités à plusieurs reprises à intervalles espacés (Jean Echenoz, Sylvie Germain, Alain Fleischer, Régis Jauffret, Jean Rolin…).

Dans l’émission De la nuit, co-produite par Édith Lansac et Gilbert Maurice Duprez et diffusée sur France Culture entre 1975 et 1977, la parole de l’écrivain a une autre fonction que celle de renseigner sur sa personnalité ou son œuvre. Ou disons que, si elle parvient à le faire, c’est bien malgré elle. Dans cette émission en effet, l’écrivain doit renoncer à apparaître sous la figure du « grand homme » telle qu’elle se forge dans les émissions de « portraits » centrées sur sa personnalité ou son œuvre [7]. Il doit accepter de ne pas être identifié par l’auditeur, ni même écouté, au nom de sa fonction. Sa parole, jamais recontextualisée, est en effet mélangée à d’autres paroles prononcées par des locuteurs aux statuts très divers. L’écrivain ne vient pas ici éclairer son œuvre dans une visée explicative, ni même parler de son ouvrage le plus récent dans une visée promotionnelle : il apparaît comme un « anonyme », comme quelqu’un qui, au même titre que les autres intervenants de l’émission, dépose sa parole sans qu’elle soit reliée à une actualité ou à un thème bien précis. Articulée autour d’un dispositif volontairement flou, De la nuit inscrit les paroles enregistrées et diffusées dans un registre quelque peu mystérieux, à l’opposé d’une radio à visée didactique. Les propos des écrivains y deviennent énigmatiques ; l’auditeur doit accepter de les recevoir comme ces messages glissés dans une bouteille à la mer. Comme si la parole de l’écrivain gagnait en densité poétique et littéraire ce qu’elle perdait en contenu informationnel (identité du locuteur, parcours biographique, traits caractéristiques de l’œuvre…). C’est ce que nous allons voir dans cet article fondé sur une analyse exhaustive des numéros de De la nuit [8].

1. Parcours d’un producteur

De la nuit, diffusé sur France Culture entre 1975 et 1977, est une émission produite et présentée par Gilbert Maurice Duprez en collaboration, pour certains numéros, avec Édith Lansac (régulièrement en 1975, plus sporadiquement entre 1976 et 1977) [9]. Duprez cite aussi comme collaborateurs réguliers Jean Marcourel et Jean-Pierre Velis [10]. Duprez, dont on n’associe pas spontanément le nom à telle ou telle émission restée célèbre, est un professionnel de la radio dont la carrière s’étale de la fin des années 1950 au début des années 1990. De 1958 – année où il entre à la radio après une formation d’instituteur – à 1975, année de création de De la nuit, il fait preuve d’un certain éclectisme, et ses fonctions évoluent d’un genre radiophonique à l’autre : d’abord recruté comme chef de service administratif, il veut très vite rejoindre le secteur de la production, où il va exercer plusieurs fonctions différentes : assistant de production, producteur, producteur-coordinateur, réalisateur (fictions et documentaires), adaptateur et auteur de fictions, comédien… En observant plus attentivement son parcours, on s’aperçoit qu’il est assistant de production pour la monumentale émission didactique de Pierre Sipriot Analyse spectrale de l’Occident, assistant sur des fictions (comme sur Le secret de Vautrin, 1959), réalisateur de fictions (Don Quichotte, 1965), et d’émissions culturelles (Connaissances de l’Est, entre 1960 et 1964). Il est aussi adaptateur (Un brave homme, d’après Upton Sinclair, diffusée sur France Culture le 1er février 1966 dans le cadre des Soirées de Paris ; Une histoire de deux villes, d’après Charles Dickens, série diffusée sur France Culture en septembre 1992). Dans les années 1960, il est aussi le réalisateur d’entretiens avec des écrivains, comme ceux de Louis Aragon avec Francis Crémieux en 1963 (dix fois vingt minutes).

C’est à France Culture que Duprez poursuit son parcours radiophonique, où il va s’affirmer comme producteur. Dans les archives de l’Ina, on peut trouver un entretien d’une heure avec Marguerite Duras, enregistré en 1966, semble-t-il dans un café ou dans un restaurant, et diffusé le 26 janvier 1968. L’entretien ressemble à une conversation, et porte sur la littérature (ses rapports avec la sociologie par exemple), l’émancipation des femmes ; certaines œuvres de Duras sont plus particulièrement évoquées (Le Square, Des journées entières dans les arbres). Marguerite Duras se dit « communiste », et se prononce contre la littérature engagée. De nombreux extraits de cette rencontre seront repris dans De la nuit.

En 1970, Duprez mène plusieurs séries d’entretiens avec des intellectuels, dans lesquelles on l’entend poser des questions : avec Walter Gombrowicz (six fois un quart d’heure, entre le 14 et le 20 janvier ; entretiens enregistrés en 1967) ; avec Pablo Neruda (sept fois un quart d’heure entre le 7 et le 12 septembre) ; avec Henri Lefebvre (douze fois un quart d’heure) entre le 7 et le 19 décembre.

Entre 1969 et 1974, on l’entend davantage au micro, et transparaît alors un certain intérêt pour la poésie. Il présente Almanach de la poésie, tous les quinze jours sur France Culture (1969-1976, co-produit avec Madeleine Guignebert), où on l’entend interviewer des poètes et faire des lectures de leur œuvre, l’émission étant entrecoupée d’extraits musicaux. Cette émission d’environ quinze minutes annonce De la nuit, mais on y entend encore les questions de Duprez. Parmi les invités : Louis Calaferte, Édouard Glissant, Denise Miège, Octavio Paz, Denis Roche, Jacques Roubaud. En 1973, Duprez produit Jeunes poètes, série d’une quinzaine d’émissions de quinze minutes. On y retrouve des interviews de poètes, parfois réalisées à l’extérieur de la radio, et des lectures de textes… Il produit aussi Poèmes en liberté, de 1971 à 1975, émission d’une durée variable, dans laquelle sont lus des poèmes. Entre 1969 et 1973, il collabore à Notre temps, émission diffusée chaque soir à 18h30, dont les thématiques varient chaque jour. De nombreux collaborateurs s’y font entendre au micro, comme intervieweur ou chroniqueur. Duprez y joue les deux rôles, dans des domaines très divers [11]. Parmi ces collaborateurs figure Édith Lansac qui l’accompagnera dans De la nuit.

À l’occasion, Duprez se fait aussi auteur : le 25 avril 1974, l’émission Carte Blanche diffuse, Un coup de feu jamais n’abolit les départs, une fiction inspirée par la rupture entre Rimbaud et Verlaine, jouée par Suzanne Flon, Roland Dubillard, et Claude Piéplu, et présentée à l’antenne comme « un délire très personnel de Gilbert Maurice Duprez ».

2. Tentative de description

De la nuit se présente comme une émission nocturne quotidienne d’une cinquantaine de minutes, diffusée à 23h du lundi au vendredi, entre 1975 et 1977. Chaque émission fait entendre une juxtaposition de propos, de lectures de textes, et de musique. La série peut être rattachée au genre documentaire tel que nous le définissons, à savoir

un dispositif à caractère didactique, informatif, et (ou) créatif, présentant des documents authentiques, qui suppose l’enregistrement de sons, une sélection de ceux-ci opérée par un travail de montage, leur agencement selon une construction déterminée, leur mise en ondes définitive opérée par un travail de mixage, selon une réalisation préétablie, dans des conditions qui ne sont pas celles du direct ou du faux direct [12].

De la nuit est une émission qui résiste quelque peu à l’analyse, en raison de sa dimension hétérogène. Elle est certes composée de quelques éléments invariants, mais la liberté formelle qu’elle s’octroie rend sa description plus complexe que bon nombre d’émissions. Les rares éléments invariants sont les suivants : une absence de musique-générique, une absence de « micro-chapeau » introductif de l’émission, des paroles et des lectures qui se succèdent sans la présence d’un médiateur, comme enregistrées de manière isolée, dans des ambiances sonores diverses. Tous les autres éléments varient d’un numéro à l’autre, et cela entraîne, pour le chercheur, d’innombrables difficultés méthodologiques. D’une part, toute modélisation s’avère périlleuse puisque les émissions ne se ressemblent pas. Et, d’autre part, ces éléments hétéroclites ne sont pas présentés à l’auditeur d’une manière informative ou didactique, ce qui rend complexe la dénomination et la description des sons elles-mêmes. En cela, procéder à l’analyse de De la nuit ressemble à l’activité du spéléologue, et il faut accepter de procéder par tâtonnements, et parfois de s’en tenir aux conjectures. De nombreux travaux sur les relations entre les écrivains et la radio auxquels on va se référer dans cet article (ceux de Philippe Lejeune ou de Pierre-Marie Héron sur la radio francophone) s’attardent souvent sur les échanges entre les intervieweurs et les écrivains, ou la manière dont ces entretiens éclairent leur œuvre ou leur personnalité. La méthodologie qu’emprunte ces travaux s’avère souvent inopérante pour analyser la parole de l’écrivain dans De la nuit en raison du dispositif et des visées de l’émission qui font disparaître l’intervieweur, et qui masquent la fonction même de l’écrivain au sein du dispositif.

De nombreux indices sur les intentions des professionnels des médias transparaissent dans les génériques, les séquences introductives et conclusives des émissions, ainsi que dans les adresses aux invités et aux auditeurs. L’on ne pourra guère s’appuyer sur ces éléments pour analyser De la nuit. Tout d’abord, il n’y a pas, à proprement parler, de générique d’introduction. Ensuite, l’émission ne commence jamais de la même manière. Au hasard des numéros, l’auditeur peut entendre, en alternance, un extrait musical, un extrait d’interview, un « bonsoir » prononcé par un membre de l’émission… À la fin de l’émission, un court générique de désannonce fait parfois apparaître les participants, ou les références littéraires et musicales, mais ce procédé n’est pas non plus régulier. Ainsi, chaque numéro dessine sa forme propre, et il n’est guère pertinent de présenter une ou des statistiques car De la nuit présente des dispositifs qui varient d’un soir à l’autre. Dans la plupart des numéros, il y a plusieurs intervenants qui s’expriment, et leur nombre fluctue d’une émission à l’autre. Mais dans celle diffusée le 16 décembre 1977, une seule personne figure au générique : Christiane Cossu, présentée dans la notice de l’Ina comme un professeur qui livre ses réflexions sur la retraite. L’émission fait entendre le récit d’une femme, issue d’une famille désargentée, qui raconte comment elle a dû se mettre à travailler, puis à envisager sa retraite. Dans l’émission diffusée le 11 mars 1977, l’écrivain Jean-François Noël est lui aussi le seul intervenant, sur le thème de la prise de la Bastille : il ne s’agit pas d’un entretien, mais plutôt d’une histoire racontée à l’auditeur. Une autre caractéristique de l’émission est la juxtaposition de paroles données à entendre sans ambiance particulière à d’autres séquences où le fond sonore de l’interview se remarque : café, restaurant, square… Certaines émissions ne sont composées que de lectures de textes (celles des 11 novembre et 22 décembre 1977). L’émission du 2 mai 1977 ne donne à entendre quasiment que des extraits musicaux.

Les extraits musicaux tiennent d’ailleurs un rôle important. Jamais diffusés en intégralité, ils reflètent leur époque : Rolling Stones, Pink Floyd, Santa, Bob Dylan, les Doors, les Wings… Des effets de réalisation caractérisent aussi l’émission : la musique masque parfois le début des interviews, des échos donnent à certains extraits un aspect irréel, les voix sont parfois modifiées, et les rythmes des propos accélérés…

De la nuit n’est pas une émission dont l’espace est réservé aux écrivains et l’auditeur n’est pas certain de pouvoir entendre leur parole dans chaque émission. L’écrivain n’est qu’une figure parmi d’autres que l’auditeur peut écouter au hasard des génériques. Voici les noms des écrivains que nous avons relevés : Hélène Couscous, Karine Berriot, Myriam Anissimov, Joseph Delteil, Jocelyne François, Viviane Forrester, Robert Merle, Marie Chaix, Severo Sarduy, Chantal Chawaf, Georges Perec, Claude Courchais, Dimitri Tsepeneag, Bernard Noël, Georges Godebout, Catherine Bousquet, Nicole Ward Jouve, Angèle Vannier, Philippe Soupault, Jean Malrieu, Frédéric Jacques Temple, Gil Jouanard, Pascal Jardin, Dominique Rolin, Gérard Guégan, Herbert Le Porrier, France Nespo, Rafael Alberti, Françoise Lefèvre, Nella Bielski, Jean-Louis Quereillahc, Arthur Adamov, Osman Lins, Michel Bernard, Jean Sendy, Jeanne Champion, Hubert Juin, Daniel Boulanger, Diane de Margerie, Marguerite Duras… Jean-François Noël participe aussi à de nombreux numéros en tant que conteur d’histoires.

Mais la présence des écrivains ne définit pas le seul rapport de la série à la littérature. Les lectures de leurs textes sont aussi une composante essentielle de l’émission, et c’est alors l’occasion de citer les œuvres des écrivains disparus, ou qui s’expriment peu au micro : citons André Breton, Maurice Blanchot, Lautréamont, Paul Éluard, Michel Leiris, Pablo Neruda, Hölderlin, William S. Burroughs, André Pieyre de Mandiargues, Baltasar Gracián… Contrairement à certaines émissions littéraires, les extraits ne sont pas une composante annexe : ils sont placés sur un pied d’égalité avec les entretiens. Parfois même ils sont la composante unique de l’émission. Et si certains extraits sont lus par Gilbert-Maurice Duprez, dont on peut reconnaître la voix d’une émission à l’autre, de multiples lecteurs se relaient à l’antenne sans que l’on sache leurs noms. Les génériques, comme les notices de l’Ina, ne renseignent pas toujours sur l’identité de ces lecteurs qui se transforment en voix sans nom.

De la nuit fait aussi intervenir de nombreux témoins anonymes [13], dont la parole est souvent juxtaposée à celle de l’écrivain. Cette initiative n’est pas si courante dans le France Culture d’alors, surtout tourné vers la parole savante. Citons certains de ces nombreux autres anonymes de l’émission : un éleveur de chèvres (15 décembre 1977) ; un antiquaire (23 septembre 1977) ; un potier (14 janvier 1977) ; un charpentier-menuisier (22 octobre 1977) ; P’tit Mimi (qui parle de sa sexualité) (9 mars 1977) ; un travesti (25 juin 1976) ; Clément (qui parle de sa délinquance quand il était jeune (21 octobre 1976) ; une agricultrice (20 septembre 1976) ; un éleveur de pintades (9 juin 1976) ; un ancien prisonnier (27 octobre 1976) ; un couple dont le mari a été emprisonné à la suite de son refus de faire son service militaire (20 janvier 1977) ; des chanteurs dans le métro (7 et 8 avril 1977) ; des hommes qui parlent de la vieillesse (2 juin 1976) ; Mémé Jeanne (7 mai 1976) ; un homme qui recherche sa mère (30 avril 1976) ; une carmélite (12 décembre 1975) ; un gardien de la décharge publique (9 octobre 1975).

3. Des paroles comme surgies de nulle part

Dans De la nuit, l’instance médiatique se fait plus que discrète, délibérément. On entend la voix de Gilbert Maurice Duprez au début de l’émission dans le sobre « bonsoir » qui accueille l’auditeur, puis, pour certains numéros, dans l’annonce « en compagnie de » qui introduit le générique composé du nom des invités et, en fin d’émission, avec l’expression « en références », qui a pour fonction de citer les musiques et les extraits littéraires (et encore, il faut préciser que cette introduction et cette conclusion ne sont pas systématiques, et que l’identité des invités n’est pas toujours déclinée). La voix de Duprez se reconnaît aussi dans quelques lectures de textes. Les transitions entre deux passages parlés sont surtout assurées par des extraits musicaux, assez nombreux. L’auditeur peut donc s’interroger sur celui qui anime l’émission, mais qu’il n’entendra pratiquement pas.

Le ton est donné dès le début de l’émission : on entre en territoire inconnu. Contrairement à beaucoup de programmes qui comportent un générique qu’on identifie à une musique, De la nuit choisit d’en dire le moins possible sur ce qui va être entendu. Aucun indice ni sur ceux qui vont s’exprimer, ni sur les raisons pour lesquelles on les a rassemblés. L’auditeur doit accepter ce contrat tacite selon lequel il n’en saura pas plus sur la visée même de l’émission. Dans l’introduction de la plupart des programmes littéraires, le journaliste ou le producteur, telle une figure de médiateur, donne un certain nombre d’indices à l’auditeur pour que soit resituée la parole de l’invité : statut et fonction de celui-ci, nombre de livres publiés, prix littéraires, domaines de prédilection, rattachement à tel ou tel courant littéraire, expériences de vie, etc. Ces éléments rendent ainsi « familier » celui qui va s’exprimer, et qui n’était peut-être alors qu’un inconnu pour l’auditeur. Dans De la nuit, rien de tel, et l’auditeur ne pourra pas s’appuyer sur ces informations pour écouter les protagonistes d’un soir.

La personnalité du producteur est donc ici masquée, et ne transparaîtra pas, ni dans l’introduction, ni dans les entretiens eux-mêmes. Si le producteur imprime sa marque, c’est davantage dans la forme de l’émission et les choix des invités, que dans son comportement à l’antenne. Ce parti-pris n’est pas très habituel dans l’univers de la radio, la plupart des stations préférant que l’auditeur puisse rattacher une émission à son présentateur, afin de fidéliser l’auditoire. Laisser dans l’ombre celui qui a conçu une émission, c’est donc prendre le risque de « perdre » l’auditeur au regard de ces codes radiophoniques standardisés. Dans le numéro du 11 janvier 1977, un invité (dont on ne dira jamais le nom) regrette « d’être là », et d’avoir accepté de parler, et adresse toute une série de reproches à son intervieweur (qu’on n’entendra jamais), notamment son absence d’engagement et la dimension asymétrique de l’interview. Mais qui est ce mystérieux intervieweur ? Duprez lui-même ? Un de ses collaborateurs ? Si les noms et les voix de Duprez et de Lansac se font entendre (avec parcimonie, rappelons-le), certaines séquences de l’émission laissent deviner la présence d’autres collaborateurs, notamment dans la dernière émission (voir la description de celle-ci dans la suite de l’article). Interrogé pour cet article [14], Duprez cite deux noms : Jean Marcourel et Jean-Pierre Velis, parmi ceux qui se seraient entretenus avec les intervenants de De la nuit. Mais à quelques exceptions près, ces collaborateurs putatifs ne sont jamais cités dans l’émission, ni dans les notices de l’Ina. La prudence s’impose donc quand on évoque l’instance médiatique de De la nuit.

La parole de l’écrivain, telle qu’elle se donne à entendre dans de nombreuses émissions, résulte d’une interaction, dont les rapports de place [15] peuvent être analysés. C’est ainsi que l’on peut définir le rôle de chaque protagoniste, et le type d’échanges mené. L’instance médiatique peut se révéler tour à tour déférente, complice, irrévérencieuse… Dans ces émissions, l’écrivain reste au premier plan de cette interaction. Dans De la nuit en revanche, il n’est plus possible de retracer l’interaction d’origine, celle qui a permis de recueillir la parole, ni d’établir quels ont été les rapports de place adoptés par chacun. Comment Gilbert Maurice Duprez et ses différents collaborateurs s’entretenaient-ils avec un écrivain dans De la nuit ? Qui a capté cette parole ? À quel endroit ? Impossible de répondre à cette question. L’interaction d’origine reste donc une énigme pour l’auditeur, qui ne peut écouter que son résultat, en spéculant sur la nature originelle de la relation entre l’intervieweur et l’interviewé.

Les invités eux-mêmes ne sont pas clairement présentés. Si l’identité des interviewés est parfois révélée dans le court générique d’introduction, pour autant l’auditeur ne fait pas toujours le lien avec les paroles qu’il va entendre par la suite. Comme si, imitant le producteur de l’émission, les invités restaient eux-mêmes dans la pénombre. L’émission du 7 mars 1977 (intitulée « Muette-diaphane ») commence par cette phrase intrigante, qui reste inachevée : « Je ne suis pas une femme silencieuse comme elle a pu en être une. Je suis plutôt une femme qui se tait, et qui écoute beaucoup. Je ne suis pas quelqu’un qui s’exprime facilement. Je ne suis pas… ». C’est à l’auditeur de compléter ce propos resté en suspens. De la nuit prend en effet le parti de raréfier les informations données à l’auditeur sur la personne qui parle dans l’émission : le nom et le prénom des intervenants sont cités en début d’émission, puis comme destinés à être oubliés, du fait de n’être jamais répétés ensuite, notamment quand les interviewés s’expriment. C’est à l’auditeur, s’il le souhaite, de faire ses déductions à partir des indices laissés par l’instance médiatique. Ce jeu de piste présente des difficultés dont le niveau varie en fonction du nombre d’intervenants et du moment où ceux-ci parlent dans l’émission. Si, par exemple, une séquence fait entendre la voix d’une femme en début d’émission et, qu’ensuite, le producteur énonce son rituel « en compagnie de », suivi d’un prénom et d’un nom féminins, l’auditeur peut associer le nom de cette femme à la voix entendue. Mais si un intervenant cité dans le générique ne se fait entendre que plus tard dans l’émission, il sera plus complexe de deviner qui parle. Dans tous les cas, l’auditeur ne peut jamais identifier avec certitude qui s’exprime, ni même son rôle (intervieweur ou interviewé). Sauf à reconnaître une voix parce qu’il l’a déjà entendue ailleurs ; celle par exemple de Marguerite Duras, plusieurs fois au générique de l’émission (17 juin, 1er juillet, 4 novembre 1975, 2 mars 1976) [16].

De la nuit se caractérise aussi par l’absence de renseignements de type biographique sur l’interviewé : sa fonction, son parcours, ses œuvres… Qu’il soit écrivain, peintre, sculpteur, son œuvre n’est jamais au centre de l’émission en tant que telle. La mention même de sa qualité d’écrivain ou d’artiste est absente de l’émission. De sorte que l’auditeur ne peut jamais recontextualiser sa parole en la resituant dans la globalité d’une œuvre ou d’une existence.

L’absence de thématique précise contribue aussi à installer l’auditeur dans le flou. Même si chaque émission a un sous-titre, il ne renseigne guère sur son thème : La guerre se mange froide (24 septembre 1976) ; Des fuites par où cheminer (14 novembre 1977) ; Un deuil en blanc (19 décembre 1977) ; Quelque part n’importe où, guidés par le soleil (21 décembre 1977)… Surtout, ce sous-titre n’aide pas vraiment l’auditeur à se repérer puisqu’il semble ne figurer que dans la notice de l’émission, et pas dans l’émission elle-même [17].

Ce que De la nuit donne donc à entendre, au lieu d’entretiens en bonne et due forme, ce sont des paroles comme surgies de nulle part, à écouter comme pour elles-mêmes. Le dispositif de la série rompt complètement avec celui des émissions au service des écrivains.

De quoi les écrivains parlent-ils dans De la nuit ? L’émission, diffusée entre 1975 et 1977, est le reflet de son époque. Dans les années 1970, de nombreuses émissions, comme celles de Ménie Grégoire sur RTL par exemple, accueillent la parole de l’anonyme [18], témoin ordinaire qui raconte son expérience vécue. Le registre intimiste de cette parole influence considérablement la tonalité générale des interviews, par conséquent celles des non-anonymes, et marque l’extension du sous-genre de l’interview-confession. Cette évolution socio-culturelle transparaît dans les entretiens avec les écrivains, ceux-ci étant de plus en plus amenés à parler d’eux-mêmes, dans un estompement de la frontière entre sphère publique et sphère privée. Nous reprendrons ici la distinction qu’établit Anne-Outram Mott dans son analyse des entretiens culturels à la radio, entre les propos relevant de la « scénographie auctoriale-artistique [19] », à travers laquelle l’écrivain apparaît comme tel, dans une visée d’explication ou de vulgarisation de l’objet culturel (son œuvre) ou de son activité d’écrivain (l’acte de création), et ceux relevant de la « scénographie biographique [20] », où l’écrivain expose sa vie personnelle sous la forme d’un témoignage. Chaque numéro de De la nuit n’est pas conçu comme un espace de découverte de l’œuvre tel ou tel écrivain : les écrivains parlent avant tout de leur histoire personnelle, et de leurs réflexions sur l’existence. Comme si leur identité d’écrivain n’était pas ici un élément déterminant à prendre en compte dans l’échange radiophonique. Pour autant, dans l’émission, les propos intimistes des écrivains, au même titre que les propos des autres interviewés relevant du secteur culturel ou artistique, ou des témoins ordinaires, ne s’inscrivent pas dans une reconstitution chronologique de parcours biographiques dans leur intégralité. L’écrivain partage l’espace avec d’autres. Son intervention porte souvent sur tel ou tel sujet (l’enfance, les relations aux autres, l’insertion dans l’espace social…), et n’offre de sa biographie qu’une dimension partielle. Mais s’il se raconte, son exposition intime est atténuée par l’effacement des marques d’énonciation de l’entretien. Certes, il nous fait plonger dans son intimité la plus secrète, mais comme sa parole est anonymisée, c’est comme si cette exposition publique demeurait limitée dans ses effets.

4. L’écrivain anonyme

À quoi sert donc la parole de l’écrivain dans une émission comme De la nuit, où elle devient quasi anonyme ?

Dans une perspective artistique, on dira que l’émission esthétise les voix et fait acte de poésie en se rapprochant de la création littéraire elle-même. La radio s’affirme comme langage artistique spécifique. Les fragments d’entretiens qui sont donnés à entendre sont juxtaposés comme les chapitres d’un livre ou un recueil de poèmes. Le professionnel de la radio fait entendre la voix de l’écrivain en elle-même, grâce à la suppression des marques d’énonciation qui ont contribué à faire émerger sa parole. Si on pouvait écouter l’interview d’origine entre l’écrivain et Gilbert Maurice Duprez ou un de ses collaborateurs, l’on se rendrait peut-être compte que l’entretien ne diffère pas tant que cela des entretiens habituellement diffusés à la radio. Et que c’est le travail de montage qui a contribué à esthétiser cette parole en la transformant, et en la restituant sous la forme de fragments. Il en découle une impression d’irréalité pour l’auditeur à l’écoute de ces paroles que l’écrivain semble prononcer pour lui-même, comme dans une profonde solitude.

L’absence de tout indice sur celui qui s’exprime éloigne De la nuit du genre journalistique, qui place l’identification du locuteur au premier rang des exigences professionnelles : dans les émissions journalistiques donnant la parole aux écrivains (journal parlé, reportages…), il est impératif de savoir qui parle. Mais De la nuit est tout aussi éloignée de la plupart des émissions de type culturel, qui, elles aussi, choisissent de mettre en avant l’identité des invités. Contrairement à elles, la série ne donne pas à entendre des entretiens entre un médiateur et son invité, que l’auditeur peut écouter comme des conversations. C’est une juxtaposition de monologues que l’auditeur peut écouter, comme si ces intervenants lui parlaient dans le creux de l’oreille. Comme le ton de l’émission est très intimiste, l’auditeur reçoit ces confessions comme s’il était le seul destinataire. À de nombreuses reprises, des intervenants font part de leurs difficultés, et c’est comme si, en l’absence d’un médiateur, l’auditeur se retrouvait seul face à eux. Dans l’émission du 22 septembre 1977, un homme, qu’on imagine sur une barque, fait ainsi part de son mal de vivre. Les bruits d’eau et de rames, accompagnés de musique, achèvent de créer un décor sonore angoissant pour l’auditeur. Dans l’émission du 28 juillet 1976, l’historien Jean-Louis Bernard (d’après la notice de l’Ina) évoque son rapport à la solitude tandis que la voix de Gilbert Maurice Duprez, modifiée par des effets spéciaux, lit des extraits de l’inquiétant Apomorphine de William S. Burroughs. Une autre voix interpelle l’auditeur : « Parle-moi ; provoque-moi ». Comme en écho, dans celle du 4 juin 1975, le peintre algérien Majoub Ben Bella décrit l’angoisse que provoque chez lui la solitude. Dans l’émission du 10 mars 1977, l’écrivaine Emma Santos raconte son expérience de la folie et de l’internement, thème qui revient régulièrement dans l’émission. Dans celle du 23 juillet 1976, Catherine Bousquet évoque sa peur de ne plus voir son reflet dans le miroir.

Jamais, en imaginant le lieu où s’expriment les protagonistes de l’émission, l’auditeur ne peut se représenter un douillet studio. Au contraire, l’espace de De la nuit apparaît comme un no-man’s land de voix solitaires et parfois angoissées, parvenues jusqu’à lui par quelque phénomène inexpliqué. Précisons de surcroît que des fragments d’émissions reviennent d’une émission à l’autre, voix-fantômes qui semblent hanter l’émission, comme par exemple, dans deux émissions de 1975, cet extrait de Marguerite Duras : « Et pourquoi y en a-t-il qui écrivent et d’autres non ? C’est ça qui est anormal. Tout le monde écrit sans doute. Tout le monde écrit, même ceux qui n’écrivent pas[21]. »

L’émission semble lancer un défi à l’auditeur en forme de devinettes : qu’est-ce qu’une voix sans auteur ? Ou comment écouter une voix sans avoir l’identité de son auteur ? On peut parier que l’auditeur porte davantage attention au contenu de ce qui est dit, au grain des voix, et à l’atmosphère sonore. Dans la ligne d’une radio « bouche d’ombre » célébrée par Julien  Gracq [22], De la nuit exploite l’imaginaire relatif au mystère des voix, marqué par l’indétermination de leur provenance. Dans les émissions didactiques et (ou) informatives, l’instance médiatique guide l’auditeur et offre une parole « rassurante », celle qui représentante du média, tandis que dans les émissions de type artistique, comme De la nuit, la parole peut intriguer ou même inquiéter… Qu’on se souvienne ici d’une des premières fictions écrites pour la radio, Maremoto de Pierre Cusy et Gabriel Germinet, et qui aurait dû être diffusée en 1924. Des répétitions de la pièce, qui raconte le naufrage d’un bateau, furent diffusées sur des ondes non utilisées afin de tester les conditions sonores de réception. Mais elles eurent des auditeurs malgré elles, qui alertèrent les autorités, craignant que des individus fussent vraiment en danger. La pièce fut longtemps interdite de diffusion en France. Outre la confusion entre fiction et documentaire, cette étape importante de l’histoire de la radio illustre la peur qui surgit à l’écoute de voix désespérées, et qui appellent à l’aide [23]. La radio se jouera ensuite à de nombreuses reprises du thème des voix qui surprennent des personnages et les effrayent (L’inconnue d’Arras, d’Armand Salacrou, Raccrochez c’est une erreur, de René Wilmet…). De la nuit, d’une certaine manière, s’inscrit dans cette généalogie de la voix désincarnée…

Dans une perspective plus politique, on remarquera que De la nuit tend à l’égalitarisme de par le choix des invités et le traitement de la parole. L’espace radiophonique n’est pas ici réservé à certaines catégories d’intervenants (les artistes, les intellectuels, les écrivains), mais ouvert aux témoins ordinaires qui racontent leur métier ou des pans de leur vie privée. Au sein même de la catégorie des individus habitués à s’exprimer dans l’espace médiatique, l’émission opte pour des associations déroutantes : dans le numéro du 29 août 1977, les deux invités sont l’écrivaine Chantal Chawaf et le chanteur Eddy Mitchell, peu habitué – ainsi qu’il est raconté dans le dernier numéro de la série – à être interviewé sur France Culture. Les intervenants appartenant à la sphère culturelle ou artistique côtoient les témoins anonymes, qui ne sont présentés que par un prénom au début de l’émission. Le numéro du 9 février 1976 ne cite ainsi, lors de l’introduction de l’émission, précédée par la lecture d’un poème de Blaise Cendrars, que deux personnes anonymes comme invitées, Manuela et Griselda, qui racontent des épisodes de leur existence : la difficulté, pour une femme, de voyager toute seule, les impressions sur le quartier Barbès, la drogue, le fait d’être un travesti, le racisme… On ne saura pas pourquoi ces deux témoins ne sont présentés que par leur prénom ni pour quelle raison ils ont été choisis pour se confier au micro. L’émission du 7 février 1977 ne fait apparaître qu’un interviewé, présenté par son seul prénom : Jean (dans cette émission, seule les extraits musicaux interrompent l’entretien). Dans l’émission du 20 octobre 1977, une femme raconte, de manière poignante, son séjour en hôpital psychiatrique.

Il faut rappeler qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer la parole des écrivains (et plus généralement celles des artistes) de celle d’anonymes « sans qualité » dans l’émission. Comme les écrivains ne sont pas présentés comme tels, et comme ils ne s’expriment pas nécessairement sur l’écriture ni sur leurs livres, leurs témoignages peuvent ressembler aux témoignages de ces anonymes. Si l’écrivain Claude Couchais évoque l’écriture et son statut dès l’introduction de l’émission du 30 juin 1976, il n’en va pas de même dans la plupart des émissions. Ainsi, quand Jocelyne François s’exprime sur le thème de la folie et l’exil (De la nuit, 14 mars 1977), il n’est fait aucun lien avec son activité d’écrivain. Il en va de même pour l’écrivaine Viviane Forrester qui parle de son enfance et de ses liens avec sa mère (28 avril 1977). L’émission se joue d’ailleurs de cette confusion des statuts, et n’hésite pas à faire intervenir les invités à contre-emploi : l’émission du 14 mars 1977 est en grande partie composée de lectures de l’œuvre érotique de Joyce Mansour par Eddy Mitchell (toujours !), ce que le chanteur a très peu fait à notre connaissance. Enfin, certains interviewés ont un statut intermédiaire : un patron de bar et peintre amateur est présenté par ses prénom et nom, Michel Boussy, dans l’émission du 16 octobre 1976, enregistrée dans un bar de Roubaix.

Les émissions de type entretien, comme celles de Jean Amrouche, ont contribué à transformer l’écrivain en « olympien [24] », selon la terminologie d’Edgar Morin, ou en « grand homme » pour reprendre l’expression de Philippe Lejeune [25], c’est-à-dire en figure d’autorité dont la parole mérite d’être entendue par le public. Dans De la nuit, l’écrivain est « désacralisé ». Sa voix a la même portée que celles de tous les autres intervenants, quel que soit leur statut. Comme une illustration de la phrase de Marguerite Duras déjà citée : « Et pourquoi y en a-t-il qui écrivent et d’autres non ? C’est ça qui est anormal. Tout le monde écrit sans doute. Tout le monde écrit, même ceux qui n’écrivent pas ».

5. Bain d’époque

Durant les années où elle est diffusée, De la nuit n’est la seule émission à procéder de la sorte. Depuis la fin des années 1960, il existe en France des professionnels qui ont souhaité relancer l’expression radiophonique dans une visée de type artistique, quelque peu laissée en jachère depuis la fin du Club d’Essai en 1960 (à l’exception de la fiction radiophonique). L’Atelier de création radiophonique (ACR), créé par Alain Trutat et Jean Tardieu en 1969, et que va produire très longtemps René Farabet, est l’exemple le plus célèbre de ce courant radiophonique. Ce n’est plus une visée didactique ou informative que recherche ce type d’émission, mais plutôt une visée de type artistique. La radio n’est plus seulement un support au service des autres arts ou de la culture, mais un art lui-même. Durant les années 1970, rappelle Marine Beccarelli, « la nuit radiophonique devient un laboratoire d’expérimentation et de recherches radiophoniques [26] ». Des émissions telles que l’Écriture par le son (1971-1974), produite par Jean Couturier et diffusée elle aussi en début de nuit, poursuivent le même objectif : proposer à l’auditeur un univers sonore atypique, éloigné des émissions diffusées en direct. Dans l’Écriture par le son, comme dans l’Atelier de création radiophonique, des voix se succèdent déjà sans que l’on sache très bien qui parle ou quel est le thème de l’émission. Tous ces producteurs, qui ne semblent pas avoir travaillé ensemble [27], choisissent de déstabiliser l’auditeur en abandonnant les registres habituels de la production radiophonique. L’effacement, voire l’absence, de l’instance médiatique à l’antenne, et la volonté de détacher les paroles de leurs auteurs, constituent les marques les plus emblématiques de leur grammaire radiophonique. L’ACR, en particulier, illustré par les figures remarquables de Yann Paranthoën, René Jentet, Andrew Orr, René Farabet ou Kaye Mortley, renoue ainsi avec les expériences menées par le Club d’Essai à partir de 1946 pour produire des émissions de création plus que de consommation [28].

Le Club d’Essai anticipe lui-même de quelques années le mouvement du Nouveau Roman qui, après le Surréalisme dans lequel Duprez reconnaît une influence de l’émission [29], va porter à la radio la contestation de l’esthétique mimétique héritée du XIXe siècle réaliste. Des fictions comme Régression, de Claude Ollier, diffusé le 25 janvier 1967, Centre d’écoute de Michel Butor et René Koenig (9 juillet 1972) ou India Song de Marguerite Duras (12 novembre 1974) transposent à la radio des recherches formelles marquées par l’absence de personnages, le rejet d’un récit linéaire, des narrations déstructurées, en rupture avec le flux des fictions habituellement diffusées sur les ondes [30]. Même si aucun d’eux ni aucune des autres figures marquantes du Nouveau Roman (Nathalie Sarraute, Robert Pinget, Claude Simon, Alain Robbe-Grillet…), à l’exception de Duras, ne figure dans le générique de De la nuit, il y a là un bain d’époque.

De la nuit ne présente pas de dispositifs aussi radicaux que ceux de l’Atelier de création radiophonique, à quelques exceptions près. Dans le numéro titré « On ne se baigne jamais deux fois dans le même silence » (diffusée le 23 novembre 1977), par exemple, il n’y a pratiquement aucune parole audible en cinquante minutes d’émission. On ne perçoit que des bruits (briquets, vêtements, oiseaux, horloge…), des respirations, des silences, des musiques contemporaines – qui ne ressemblent pas aux musiques pop et rock and roll des autres numéros, et quelques phrases qu’on devine être des extraits très brefs de conversation. Comme exemples de paroles quelque peu audibles, ces phrases prononcées par des hommes et des femmes, qui font néanmoins sens puisqu’elles font partie d’une des dernières émissions de la série : « j’ai tellement donné que maintenant j’attends » ; « c’est ce que j’espérais » ; « aux grands mots les grands remèdes » ; « parle-moi » ; « j’ai l’impression qu’on joue un jeu un peu cruel, mais je ne me suis pas rendu compte » ; « je vais finir par m’endormir » ; « tu te sens frustré que je parle si peu ? » ; « ça te gêne pas qu’on perde du temps » ; « tu n’aurais pas une question à poser ? » ; « tu ne prépares pas de questions ? » « c’est tout ce qui est important ? » ; « j’ai vachement envie de sortir de la parole »… La voix de Duprez se fait entendre avec parcimonie : « gros » ; « de » ; « silence » « il y a des silences. Gros de silence. Ils s’écoutent »…. Les dernières phrases de l’émission pourraient être la bande-son d’une fiction : « à quoi tu penses ? Tu trouves que je m’intéresse pas assez à toi ? » ; « tu pensais à quoi ? Je suis vachement agressif ». Une écoute attentive de ces rares paroles laisse suggérer que Gilbert-Maurice Duprez (ou un de ses collaborateurs) et un invité (lequel ?) se sont peut-être rencontrés dans un espace qui n’est pas celui du studio, et ont décidé de ne pas parler durant l’enregistrement. L’expérience a peut-être été réalisée avec plusieurs intervenants car l’ambiance sonore varie d’un espace à l’autre dans l’émission. Dans la notice de l’Ina, plusieurs personnes sont citées : le poète Jean Ristat (proche d’Aragon, directeur de la revue Digraphe), David Cooper (le fondateur de l’antipsychiatrie, installé à Paris en 1972) et Jean-Louis Bernard (sans doute le romancier et essayiste, spécialiste d’ésotérisme).

Le dernier numéro de De la nuit, diffusé le 23 décembre 1977, adopte pour sa part une forme particulière, et apparaît comme une mise en abyme du dispositif de l’émission, en forme de théâtre d’ombres. Des extraits d’émissions précédentes sont diffusés, et trois hommes (dont Gilbert Maurice Duprez) jouent à deviner qui parle, sans toujours révéler la solution de l’énigme à l’auditeur. C’est comme s’ils se plaçaient, d’une manière artificielle, dans la situation des auditeurs eux-mêmes qui, durant les deux années d’existence de l’émission, se sont demandé qui étaient ceux dont les voix se faisaient entendre chaque soir. Duprez et les autres présentateurs ne semblent plus toujours savoir qui se cache derrière la voix qu’ils redécouvrent : « je connais la voix, mais je ne vois pas » ; « c’est un Suédois frisé » ; « je ne me souviens pas ». Ils expriment aussi des regrets : « on aurait dû la rencontrer une deuxième fois ». C’est une conversation étrange, comme si les trois hommes étaient seuls, et ne parlaient pas à un public (« c’est Bruno… » ; « voici comment une amitié naît de la radio » ; « il recherchera sa mère toute sa vie »). Souvent, les trois hommes se trompent comme s’ils étaient frappés d’amnésie. Parfois, le ton est désabusé, et les protagonistes devinent, non sans une certaine cruauté, que certains interviewés vont tomber dans l’oubli. Toutes les identités ne sont donc pas révélées, et des noms se perdent dans la musique diffusée pendant que les présentateurs parlent. Comme une manière de rappeler que ce principe d’incertitude des voix sera tenu jusqu’à la fin de l’aventure.

6. Conclusion

La plupart des émissions où se fait entendre la parole de l’écrivain sont régies par un contrat tacite : l’écrivain accepte de s’exprimer à la radio pour se faire connaître, ou faire découvrir son œuvre ; la radio apparaît comme un vecteur de communication au service d’une œuvre et d’un artiste. Cette représentation est sous-jacente dans les émissions dont les dispositifs dialogiques malmènent les invités (type Qui êtes-vous ? d’André Gillois [31]), comme dans les émissions en tête-à-tête qui célèbrent la figure de l’écrivain-grand homme (type Radioscopie de Jacques Chancel, Du jour au lendemain d’Alain Veinstein). De la nuit, comme au préalable l’Atelier de création radiophonique, rompt avec l’idée du média au service de l’écrivain et de la création artistique : la radio s’affiche ici davantage comme un art que comme un instrument de transmission du savoir, et fait entendre son langage spécifique. Radio et création littéraire sont ici placées sur un pied d’égalité. Et, pour l’auditeur, il peut être surprenant de basculer d’un régime de type didactique à un régime de type artistique. Dit autrement, la parole de l’écrivain dans De la nuit n’est qu’un fragment au service de la création radiophonique. En raison de grammaires de reconnaissance peu explicites, l’auditeur doit accepter chaque soir de s’adapter à une forme différente, et d’écouter des intervenants aux statuts multiples. La présence de l’écrivain est ici aléatoire et décontextualisée, et l’auditeur n’est pas certain d’écouter ses paroles chaque soir. L’auditeur, à vrai dire, dans une émission comme De la nuit, n’est à peu près sûr de rien : en fonction de l’humeur de son producteur, il pourra écouter tantôt des entretiens – avec des anonymes ou des interviewés du monde des lettres ou de l’art – tantôt des lectures de textes littéraires mélangés à des extraits musicaux.

De la nuit n’aura qu’une existence éphémère (1975-1977). La série préfigure l’émission Nuits magnétiques qui lui succède en 1978, créée par Alain Veinstein. Dans celle-ci, les écrivains ne sont plus uniquement des invités : ils sont associés à la conception des émissions, vont eux-mêmes mener des entretiens avec des témoins sur le terrain ; à leur tour ils vont collecter la parole des anonymes [32]. Si elle emprunte certains codes à De la nuit (un mélange de paroles d’artistes, d’écrivains, et d’anonymes, et une propension à diffuser des propos de type intimiste), Nuits magnétiques s’articulera davantage autour de certaines thématiques pour mieux guider l’auditeur, et son producteur, Alain Veinstein, s’adressera plus directement à l’auditeur, notamment au début de chaque semaine, pour présenter le sommaire de la semaine. Gilbert Maurice Duprez poursuivra sa carrière à la radio. On le retrouve au générique de quelques Nuits magnétiques : dans celle du 28 février 1978, il lit un texte présenté comme un court-métrage. Mais c’est avec une émission plus atypique qu’il achèvera son parcours radiophonique de producteur. Sons, diffusé entre 1982 et 1984 sur France Culture, fait entendre des tableaux sonores composés de séquences enregistrées au gré des pérégrinations de l’auteur. La parole disparaît ici au profit des bruits du réel : « La singularité de sons est son absence totale de commentaires. […] Cela ressemble à la volonté d’affirmer la radio dans sa spécificité et son essence : le son [33]. » En cela, Sons prolonge la visée de De la nuit d’ériger la radio en médium artistique.

Notes

[1] Gilbert Maurice Duprez, De la nuit, France Culture, 23 décembre 1977.

[2] Voir Nicolas Verdure, « Les archives de l’enregistrement sonore à la Bibliothèque nationale de France », Vingtième siècle, Revue d’Histoire, vol. 92, n°4, 2006, p. 61-66 ; Francesco Viriat, « Orphée phonographe, le rêve du disque poétique », dans Claude Jamain (dir.), La voix sous le texte, Angers, Presses universitaires d’Angers, 2000, p. 51-60 ; Michel Murat, « Dire la poésie en 1913: les Archives de la parole de Ferdinand Brunot », dans Jean-François Puff (dir.), Dire la poésie ?, Nantes, éditions Cécile Defaut, 2015, p. 101-128.

[3] Enregistrement partiellement publié en 1964 (disque Adès), intégralement en 2005, accompagné d’une transcription : Une visite à Brangues. Conversation entre Paul Claudel, Jacques Madaule et Pierre Schaeffer. Brangues, dimanche 27 février 1944, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2005. Contient deux CD audio.

[4] Philippe Lejeune, Je est un autre. L’autobiographie, de la littérature aux médias, Paris, Seuil, « Poétique », 1980, p. 110.

[5] Ibid., p. 11.

[6] Pour l’introduction de ce genre en France, voir Pierre-Marie Héron (dir.), Les écrivains à la radio : Les entretiens de Jean Amrouche, Montpellier, Centre d’Études du XXe siècle, 2000. Et pour de nombreuses études de cas, voir Pierre-Marie Héron (dir.), Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, 2010.

[7] Voir Céline Pardo, « Avec un écrivain, les yeux fermés. L’art du portrait d’écrivain à la radio », dans Ivanne Rialland (dir.), Critique et médium, Paris, CNRS éditions, 2017, p. 271-285.

[8] L’Ina a archivé et numérisé trois cent vingt-quatre numéros de De la nuit.

[9] Les archives de Gilbert-Maurice Duprez sont consultables aux Archives Nationales : CAC, AN, Fonds Gilbert Maurice Duprez, 19940737/34, documents relatifs à De la nuit.

[10] Entretien avec Gilbert Maurice Duprez. Au moment de la rédaction de cet article, le producteur, âgé de 86 ans, ne pouvait plus parler. Une série de questions sur l’émission lui a été transmise par mail, et il y a répondu avec l’aide de son épouse Arlette Duprez.

[11] Par exemple, le 24 décembre 1973, il s’entretient avec l’écrivain Pierre Emmanuel au sujet de son recueil de poésie Sophia. Le 31 décembre suivant, il dialogue avec des jeunes travailleurs dans un foyer d’accueil.

[12] Christophe Deleu, Le Documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan, « Mémoires de radio », 2013. Dans cette approche, le documentaire, ou « émission élaborée » (comme disent les professionnels de la radio), s’oppose à l’émission de plateau, diffusée en direct (ou enregistrée dans les conditions du direct), au déroulement linéaire.

[13] L’expression « anonyme » peut faire débat dans la mesure où la fonction de certains interviewés est mentionnée à l’antenne. Nous l’utilisons ici pour opposer ces types d’interviewés aux artistes, et aux interviewés du monde des arts et de la littérature, plus habitués à être invités à s’exprimer sur les ondes, à France Culture.

[14]  Entretien par mail cité.

[15] Robert Vion, La communication verbale, Paris, Hachette Scolaire, 2000.

[16] Bien entendu ces difficultés s’estompent quand l’émission ne fait intervenir qu’un invité.

[17] Sur ce point, la prudence s’impose. Ce qu’on peut consulter à l’Ina, c’est l’émission elle-même, et non sa présentation à l’antenne. Il se peut que d’autres éléments de présentation aient été donnés avant l’émission elle-même, en direct. Dont son sous-titre par exemple.

[18] Christophe Deleu, Les Anonymes à la radio. Usages, fonction et portée de leur parole, Paris-Bruxelles, Ina-De Boeck, 2006.

[19] Anne-Outram Mott, « L’identité médiatique et ses scénographies dans l’entretien culturel à la radio. De la mise en discours de l’identité de l’artiste-écrivain aux variations de sa mise en scène dans le dialogue radiophonique », thèse de doctorat de l’université de Genève, mai 2011, p. 172.

[20] Ibid., p. 174.

[21] Émissions des 11 juillet et 6 novembre 1975.

[22] « La radio, si elle voulait, pourrait redevenir quelquefois la bouche qu’il nous tarde trop souvent d’entendre dans le déluge moderne des bruits – la bouche d’ombre… » (Réponse à l’enquête du Club d’Essai sur la diction poétique [1956-1957], dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les écrivains hommes de radio (1940-1970), Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2001, p. 152-154).

[23] Cécile Méadel, « Mare-Moto. Une pièce radiophonique de Pierre Cusy et Gabriel Germinet », Réseaux, vol. 10,  n°52, 1992, p. 75-78 (texte de la pièce p. 79-94).

[24] Edgar Morin, « De l’interview », dans Sociologie [1984], Paris, Fayard, 1994 (édition revue et corrigée par l’auteur), p. 244.

[25] Philippe Lejeune, op. cit., p. 104.

[26] Marine Beccarelli, « Micros de nuit. Histoire de la radio nocturne en France, 1945-2012 », thèse de doctorat de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 14 décembre 2016, p. 345.

[27] Gilbert Maurice Duprez n’a pas produit d’Atelier de création radiophonique, et il n’y a pas de présence des principaux producteurs de l’Atelier de création radiophonique dans De la nuit. Il ne semble pas non plus y avoir eu de travail commun entre Duprez et Jean Couturier.

[28] Voir Pierre-Marie Héron (dir.), La Radio d’art et d’essai en France après 1945, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2006. Deux CD audio inclus.

[29] Entretien par mail cité. Duprez mentionne aussi une anthologie de poèmes japonais.  Il dit avoir voulu parier sur l’intelligence et la réflexion de l’auditeur pour concevoir son émission, et laisser une liberté absolue à celui qui l’écoute.

[30] Sur les productions des écrivains du Nouveau Roman à la radio, voir Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Presses universitaire de Rennes, 2017.

[31] Pierre-Marie Héron, « De l’impertinence dans les interviews d’écrivain : l’exemple de la série radiophonique Qui êtes-vous ? (1949-1951) », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 12 | 2014, mis en ligne le 20 avril 2014, consulté le 24 octobre 2017. URL : http://aad.revues.org/1706.

[32] Les plus réguliers sont Franck Venaille et Jean-Pierre Milovanoff.

[33] Marie Guérin, « Sons. Mises en perspectives du programme de Gilbert Maurice Duprez en regard de réflexions menées autour de la musique concrète », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n°129, juillet-septembre 2016, p. 187-194. Marie Guérin et Marie-Laure Ciboulet ont consacré un « documentaire de création » à l’émission et son producteur (France Culture, « L’Atelier de la création », 24 décembre 2014), écoutable ici.

Auteur

Christophe Deleu est Professeur en Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Strasbourg (Cuej), Vice-président du Grer (Groupe de recherche et d’études sur la radio), Président de la commission radio de la SGDL (Société des gens de lettres). Il a publié de nombreux travaux sur le documentaire radiophonique, notamment un ouvrage paru sous ce titre en 2013 (L’Harmattan/Ina, coll. Mémoires de radio).

Copyright

Tous droits réservés.




À l’ombre du réel


Liant l’impulsion documentaire de l’ACR en 1969 à la pression du « monde en ébullition » qui après Mai 68 « vient frapper » à la porte des studios, la conférence revient d’abord sur ce qui fait de chaque programme une aventure, à l’écart des « autoroutes de l’information » mais aussi en retrait des attentes supposées du public, attentive surtout aux « tensions qui s’exercent derrière l’état des choses ». Plusieurs « films sonores » de l’auteur permettent ensuite d’illustrer quelques thèmes : l’importance de travailler sur des sons réels ; la prise de son et l’écoute de la réalité ; le lien entre silence et son ; la relation aux « objets » de l’enregistrement ; la composition de chaque œuvre radiophonique comme travail à la fois artisanal et unique.

Tying the documentary impulses of the ACR in 1969 to the pressures of the “world in turmoil” that, after May 68, “comes knocking” on studio doors, the conference first retraces what makes each program an adventure, far from the “information superhighways” but also set back from the public’s supposed expectations, especially attentive to the “tensions that operate behind the state of things”. Several of the author’s “sound films” then make it possible to illustrate some themes: the importance of working on real sounds; sound recording and listening to reality; the link between silence and sound; the relationship to the “objects” of the recording; the composition of each radiophonic work as both artisanal and unique.


Comme exergue à cette petite rêverie rétrospective [1], je proposerai cette phrase de Gilles Deleuze : « L’art n’est pas fait pour informer, mais pour lutter contre la mort [2]. » À quoi j’ajouterai, du bout des lèvres et en m’excusant, une remarque de Walter Benjamin : « L’artiste fait une œuvre, le primitif s’appuie sur des documents [3]. » Permettez-moi d’adopter une formule plus conciliante à propos de l’auteur de documentaire : c’est un primitif artiste ‒ variante : un artiste primitif.

*

Donc le documentaire – un mot de réputation assez ambigu. Si l’on se réfère à l’étymologie latine, le documentum a, semble-t-il, une vocation essentiellement pédagogique, je dirais même scolaire. Documenter : distribuer des connaissances, dispenser un enseignement, instruire, produire un dossier (documents à l’appui), etc. En ce sens, il n’y avait pas de quoi réjouir les écoliers turbulents, rassemblés au Rueil Palace en 1944, contraints de subir avant la projection du grand film, un documentaire sur la pêche à la sardine – ce qui a conduit Raymond Queneau à noter : « Les gosses ça les emmerde le docucu, et comment [4]. » Bon, il paraît que, de nos jours, les choses ont heureusement évolué…

Pour ce qui est de l’Atelier de création radiophonique (l’ACR), que dire d’abord du paysage sonore dans lequel s’enracine le programme à ses débuts, en octobre 1969 ? L’histoire n’étant pas une science exacte, je me bornerai à quelques observations à propos du contexte de l’époque. Le concept de « radiophonie », d’« art radiophonique » (disons : la spécificité de l’objet sonore diffusé sur les ondes) a, de toute évidence, pris un nouvel essor dans l’euphorie de l’immédiat après-guerre (avec le Studio et le Club d’Essai, les travaux de Pierre Schaeffer…). Cela n’a pourtant pas empêché Antonin Artaud, fin 47, début 48 ‒ juste avant de mourir ‒ de s’époumoner dans le vide et de conclure, désabusé : « Là où est la machine c’est toujours le gouffre et le néant [5]. » Une machine qui, à ce moment-là, est assez rudimentaire : le Nagra n’est pas opérationnel, la stéréophonie pas encore au point et bientôt, le petit ruisseau sonore va se trouver débordé par les torrents d’images déversées par la télévision… Le Club d’Essai ferme ses portes à la fin des années 50.

Dès lors, le champ d’expérimentation radiophonique est, trop souvent, laissé en friche, cerné de toutes parts par ce que Jean Tardieu appelait « le bla-bla et la zizique [6] ». Le « bla-bla », c’est-à-dire la parole triomphante, le son lui-même étant en général relégué au rang d’appoint, de simple accompagnement. Non seulement dans le « bavardage d’antenne », mais également dans un bon nombre de programmes dits élaborés, c’est la voix qui est privilégiée – et la voix généralement porteuse de texte : l’œuvre est écrite à l’avance, y compris certains entretiens (ceux d’André Breton, bien d’autres). Et au sommet de la hiérarchie, trône ce que, dès le début des années 30, certains avaient appelé la « théâtrophonie [7] » (des récitations comédiennes et quelques illustrations bruitistes). Le studio est une scène à huis-clos, un petit laboratoire du « trompe-l’oreille ».

Éclate Mai 68. La scène se déplace dans la rue. Et là, c’est le monde qui vient frapper à la lourde porte du lieu de recherche – le monde en ébullition, le monde au présent. Il a semblé alors nécessaire, urgent de remiser au plus vite, dans un coin moins exposé aux lumières, les brochures, les partitions, les livrets et d’« éventrer » le studio, d’en faire un espace de « lutte contre la mort », un « atelier » où serait travaillée une matière vivante, en gestation, en vibration, une matière pour l’essentiel puisée à la source. Est-ce à dire que le label « documentaire » allait être placardé à la porte ? Non, car l’idée était plutôt de réfuter précisément cette notion rigide de « genre », qui permet aux chaînes de radio de sécuriser leurs grilles.

L’ACR : un rendez-vous hebdomadaire d’écoute, non soumis à la logique de la série – le but étant que chaque programme soit une petite aventure, que chaque démarche soit accordée au propos lui-même, sans référence à des modèles préétablis. Des œuvres hybrides, métissées, aux titres volontiers elliptiques, des « films sonores » (si l’on tient aux étiquettes [8]), où sont censés se succéder, se mêler des plans d’énonciation variés, et se combiner des sons sans hiérarchie. Le grand format initial (2h50) a pu ainsi favoriser le développement d’œuvres voyageuses, vagabondes : des traversées de paysages et de milieux divers, délaissant les autoroutes de l’information au profit de chemins plus forestiers, de chemins de traverse, avec des trajets en zigzag, des détours, des digressions, des rencontres imprévues… et des escales (du temps pour la flânerie, la divagation).

Au fil des années, la durée du programme a peu à peu été réduite (1h25, en 2001) – un gain d’homogénéité, au détriment du nomadisme ! Néanmoins, le projet était toujours de prendre le temps de creuser la surface des choses – le temps d’entrer dans la tête d’une personne, dans le labyrinthe d’une pensée, d’une recherche créatrice, dans le ventre d’un son. Et de « rêver » le sujet, en quelque sorte. D’ouvrir par exemple le réseau polyphonique susceptible de se développer à partir d’un thème, d’un concept, d’un mot, d’un événement, d’un lieu, d’une activité, d’un groupe social, d’une œuvre, d’un conflit, etc. Aucune idée n’étant taboue à priori, la seule exigence était celle d’une potentialité sonore suffisamment riche (dans l’approche comme dans le traitement), et aussi celle d’une complète implication de l’auteur à tous les stades du travail, d’une démarche sensible, personnelle. Le regard n’avait pas à se fixer à tout prix sur un supposé « horizon d’attente » de l’auditeur, pas plus que sur des faits spectaculaires ou anecdotiques (les trains qui « ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent », comme dit Perec, ou les voitures dont l’« unique destin » est de « percuter les platanes [9] »). L’enjeu était de faire ressentir les tensions qui s’exercent derrière l’état des choses, le feu qui couve, ce qui est en suspens, « dans l’air du temps », comme on dit. Il y a un philosophe italien qui affirme : « Regarder le contemporain, c’est regarder son temps pour apercevoir non les lumières mais les ténèbres [10]. » Georges Perec, de son côté, parlait de « l’infra-ordinaire ». Donc diriger l’attention du côté des fêlures, des ruptures de cadre, de l’envers du décor, des coulisses, etc…

Je parlais précédemment d’une matière puisée, pour l’essentiel, « à la source » : des sons choisis, captés in situ, des sons de nature et non d’après nature comme ceux fabriqués dans le no man’s land du studio, cet espace non marqué, non coloré, « sans qualités », cet espace de nulle part, coupé du monde extérieur et qui n’est pas sans évoquer, métaphoriquement, la prison. Cela m’amène à mentionner une expérience particulière d’enfermement, précisément. Voici un extrait d’un programme intitulé Paroles du dedans, qui a pour cadre une Centrale où quelques détenus, condamnés à de très longues peines, ont la possibilité de se livrer à des activités de réinsertion. À l’intérieur même de la citadelle pénitentiaire, un studio a été installé, où ils s’appliquent à « travailler » le son, à fabriquer de petites pièces sonores. Le studio, ici, c’est une espèce de prison miniature enclavée dans l’immense forteresse, et protégé des stridences, des « bruits mesquins » propres à l’espace carcéral. Pour s’abstraire de l’environnement immédiat, l’un des prisonniers écoute très souvent des cassettes de nature – cette nature qu’il a perdu l’habitude d’entendre – la mer, les oiseaux, la forêt… Mais le son d’une cassette n’est pas identique à celui du plein air, les tourterelles y ont la voix un peu aigrelette ! Pour sa composition sonore, Philippe, faute de mieux, fait appel à des bruits d’instruments d’évasion (à partir de documents d’archives) : le son comme pigeon voyageur, comme passe muraille, « le son comme le rêve », soupire-t-il. Paroles du dedans est, entre autres, un travail sur cette dialectique du dehors et du dedans.

Extrait sonore : Paroles du dedans. Centrale de Saint-Maur, de René Farabet, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 2 janvier 1994. Groupe de réalisation : Philippe Bredin, Bernard Charron, René Farabet, Yvette Tuchband. Prix Futura 1993 (version courte). Écoute en ligne intégrale ici.

Se frotter à la réalité, opérer la réalité, voilà l’acte documentaire par excellence. Réalitéréel : la terminologie est sujette à de multiples controverses… Disons ici : la réalité envisagée comme un signe sensible, concret, d’articulation du réel [11]. Une réalité qui, d’abord, semble exister indépendamment de nous, qui est a-radiophonique, et que l’on est parfois tenté d’appréhender comme si c’était une donnée, comme s’il suffisait de l’observer passivement et de procéder à un prélèvement mécanique. C’est d’ailleurs ce à quoi s’essaie un personnage (un cinéaste, dans un film de Wim Wenders, Lisbonne story) qui, escomptant échapper à l’arbitraire de toute captation, aux choix nécessairement subjectifs, espérant donc saisir les choses mêmes à l’état brut en les laissant s’engouffrer simplement dans la machine, se met à errer au hasard dans la ville, en aveugle et avec des tampons dans les oreilles, les appareils techniques fixés dans le dos et branchés sans arrêt.

C’est oublier naturellement que tout dispositif d’enregistrement impose ses propres codes, ses cadrages, etc. Prise de son : prise de sens. L’inscription du son n’est jamais innocente, pas plus que sa diffusion d’ailleurs, aucun média n’est transparent. C’est oublier aussi que si le microphone peut être assimilé à une lanterne sonore, capable de balayer un espace jusque dans ses arrières, là même où l’oreille la plus fine se révèle sourde, il ne fait que tailler, découper dans la réalité. Son aire de détection est limitée (de même que notre perception à nous n’est jamais intégrale). Les choses se livrent par profil, la réalité nous parvient à travers une sorte de clignotement. Et le son n’est qu’une portion de la chose : c’est la chose elle-même (corps, objet) qui nous dit adieu, qui s’absente, qui délègue son ombre… Le son est toujours plus ou moins orphelin. On peut évoquer sa densité, sa matérialité même (« monter », par exemple, c’est travailler comme un sculpteur – quelqu’un comme Pierre Henry parle de « toucher le son », et chaque pore de la peau est en fait une oreille). Mais ce son, si consistant soit-il, est volatil, évanescent. C’est une ombre portée, emportée, déportée, appelée à se dissoudre au plus vite, à s’éclipser comme le fantôme surpris par l’aube.

L’auteur de radio est ainsi constamment confronté à ce phénomène de présence/absence, apparition/disparition. Le réel est un champ énergétique, traversé de forces d’intensité – un théâtre de situations, sans cesse en évolution, au sein duquel il faut se tenir en alerte, sur le qui-vive, s’adapter, réagir, interpréter, au besoin même provoquer, et d’une certaine manière indexer à soi ; non dans un geste prédateur, mais par une écoute intense, active qui permet de l’approcher au plus près. William James affirmait que « la réalité se dissipe avec l’attention [12] ». Tendre l’oreille : tendre, attendre, entendre – l’attention, la tension, le désir, le mouvement vers… et d’incessantes accommodations. « Viser le réel, disait Deleuze, et non pas imaginer le représenter ». En effet, plus que le son ne représente, il résonne (et avec lui le sens, bien entendu). Ainsi l’opération radiophonique est-elle en quelque sorte un travail sur le temps de la résonance – cette élongation intermittente du temps (Tarkovski : « sculpter le temps [13] »). Résister aux enchaînements mécaniques, aux gammes, aux litanies, etc. Un jeu du plein et du vide. Et travailler avec le silence – le silence qui se dépose dans le corps comme une neige feutrée, douce : celle que l’on rencontre, par exemple, au nord de la Laponie.

Voici maintenant deux extraits d’un programme intitulé Du côté de la terre Same, dans lequel les tableaux surgissent l’un après l’autre et, tour à tour, s’évanouissent dans le blanc, dans le silence, dans la neige – la neige qui étouffe les sons dans la nuit ininterrompue de décembre [14]. Des sons bus par le paysage, teintés des couleurs du lieu, transportant des morceaux de territoire avec eux. Et des voix rouillées par le froid. Des voix atmosphériques, des paroles de « dessous la neige », pourrait-on dire, des paroles rentrées qui mûrissent lentement dans la bouche, ralenties, clairsemées. Où la coulée du temps est perceptible. Où se devine le déroulement, la fabrique de la pensée. Il y a un poète lapon qui dit : « Je sens les pensées cheminer dans ma tête ». L’enjeu est de laisser affleurer dans le champ acoustique ce sillon creusé à l’intérieur des têtes (Antonin Artaud, lui, parlait du « bruit de la pensée »). Ainsi ouvrir l’atelier du pré-langage, laisser tomber doucement la rosée du son, laisser résonner…

Extrait sonore : Du côté de la terre Same, de René Farabet et Kaye Mortley, réalisation de Monique Burguière et Marie-Ange Garrandeau, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 16 avril 1989. Sélection pour le prix Italia 1991.

Silence et son, tous deux, sont des sismographes. Tous deux étroitement liés. Et le son pur n’existe pas, il n’y a que des situations d’écoute. Capter des moments de vie, c’est aussi faire entendre ce qu’on pourrait appeler avec Jean-Luc Godard « la vie d’à côté [15] » – l’intervalle, l’arrière-fond, les sons de contexte, de voisinage, l’environnement familier. Un milieu vivant, en activité, partagé à plusieurs. Et la sèche interview, elle aussi, va faire place à une « rencontre », le face-à-face se doubler d’un côte à côte – une rencontre, un instant en commun, un moment de confiance. Il y a une belle phrase de Robert Bresson qui dit : « Donner aux objets l’envie d’être là [16] ». Objets, êtres humains : aborder l’autre non en malin stratège, professionnel de la question, inquisiteur, mais l’autre comme compagnon de passage, et non comme simple témoin, ou porte-parole, ou expert, que sais-je… Une forme de co-présence, une approche d’empathie. J’aime beaucoup cette réflexion d’un peintre chinois : « Seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon[17] ». Devenir saumon, c’est magnifique ! D’ailleurs observez attentivement l’homme en train d’enregistrer… un grillon, par exemple : vous pouvez voir ses lèvres s’entrouvrir légèrement, remuer un peu… Nul doute, il est en train de striduler, il est devenu grillon ! Naturellement cette identification ne peut être que passagère ! On retrouve là la méthode de l’acteur stanislavskien, complétée par Brecht. C’est-à-dire que cette espèce d’osmose va alterner avec une prise de distance (nécessaire, bien sûr !). Il y a comme un mouvement de navette, un glissement du dedans au dehors et vice-versa, sur une échelle graduée des distances. Voilà ce qu’il faut négocier chaque fois. La finalité étant toujours d’obtenir chez l’autre une authenticité de comportement, libéré des conventions de la théâtralité quotidienne, de la mise en scène de soi, des effets de masque ou de manche, des récitations.

Peut-être est-ce dans certaines situations d’urgence que peut s’entendre justement le cri des choses, celui des êtres, leur expression directe. Le prochain extrait que je propose (Les bons samaritains, tel est le titre du programme) met en scène des êtres totalement démunis, en état de précarité profonde. Ils squattent des maisons délabrées, désaffectées, dans une petite rue d’un vieux quartier de Bruxelles, les Marolles (rue de la Samaritaine). Ces personnes sont menacées d’expulsion pour cause officielle de rénovation (phénomène classique, toujours d’actualité). Des exclus, des membres du quart-monde comme on dit, cantonnés dans une sorte de réserve (samaritain = indien). Et ils crient : « Aidez-nous, écoutez-nous ! » – le désir intense d’être écoutés : c’est le même appel que dans la parabole biblique. Dans cette séquence, il s’est agi de les accompagner dans leurs déambulations (nocturnes, le plus souvent), avec de nombreuses escales, de maisons en cafés, de cafés en cafés… Aucun commentaire de surplomb (le commentaire : l’ombre d’un rapace au-dessus des sons), si ce n’est quelques brefs rappels de la fable rapportée dans la Bible. Donc les accompagner en les incitant, autant que possible, à conduire eux-mêmes les opérations, c’est-à-dire à se faire non plus seulement des protagonistes passifs, répondant à des batteries de questions, mais des « producteurs » narrateurs d’eux-mêmes. La scène débute par le rêve utopique de l’un d’entre eux qui vient de faire visiter ce qu’il appelle son futur studio, où il souhaiterait disposer d’un émetteur radio (Radio-Sama, le titre est déjà prêt), afin d’évoquer les problèmes du quartier. Et tout finira sur une scène de rue pathétique…

Extrait sonore : Les bons samaritains, de René Farabet, prix Futura 1985 (version courte)réalisation de Marie-Ange Garrandeau, première diffusion sur France Culture dans l’ACR 639 du 7 décembre 1986 [18]. Écoute en ligne intégrale ici.

De l’ACR, qu’aimerais-je retenir au fond ?

Plus que le mot « création », un peu flamboyant – on ne crée pas ex nihilo –, le mot « atelier ». C’est-à-dire le caractère artisanal : un atelier, une fabrique, pas une usine. Un atelier du cousu main. Un atelier de germination, où l’on prend le temps nécessaire à la maturation, où s’élabore le work in progress, au fil de multiples écoutes – et si le matériau résiste, on le laisse en sommeil pour un certain temps, jusqu’à ce que son et sens trouvent une piste commune. À chaque œuvre son propre rythme. Il y a un aphorisme de Lichtenberg qui dit « Deux mouches s’étaient accouplées dans mon oreille [19] ». Le travail de composition est, au fond, un acte de copulation : des sons qui se frottent les uns aux autres, se nouent, se combinent, se repoussent parfois. La phase de l’élaboration dramaturgique est la plus longue, peut-être aussi la plus inventive. Il s’agit d’introduire de la cohérence dans le désordre du vivant (espaces distants, temps hétérogènes). Non de répondre aux consignes conventionnelles de narration, de rechercher impérativement la good story (selon le modèle anglo-saxon), mais de frayer un petit sentier de randonnée, borné de quelques repères – de mettre en place une structure signifiante permettant au concept comme à l’émotion de se développer. Il s’agit d’orchestrer des matériaux sonores plus ou moins hétéroclites, en y ajoutant des éléments d’appoint (analogues à ces mots étrangers, ces « côtes en argent » dont parlait Benjamin à propos du montage littéraire qu’il considérait comme « une opération chirurgicale »). Cette redistribution n’est pas un emboîtement mécanique de pièces, comme dans les puzzles où l’on procède par raccordements successifs, de bord à bord, mais elle devrait donner naissance à un ensemble inédit, à une entité nouvelle. Chaque son est toujours plus ou moins que lui-même. Les sons se jettent mutuellement des ombres – directes ou distantes, transparentes ou opaques, nettes ou floues… Ainsi s’engage une autre traversée du réel, un autre feuilletage du temps. La radio est un lieu de pluralité, de friction. L’opération dramaturgique est donc cet art combinatoire, cette mise en réseaux, cette recherche de connexions, de correspondances, d’aiguillages, d’accords ou de dissonances : un processus de ramification. Interroger le réel, ce n’est pas simplement le refléter, c’est le connoter, le contextualiser. Et le propulser parfois sur une scène de l’impossible, à la lisière de la fiction. En fait, il y a un plaisir intense dans le travail de composition ; Eisenstein parlait justement de « l’extase créatrice qui accompagne le choix des plans et leurs assemblages [20] ».

Je voudrais terminer par l’extrait d’un programme ludique – frivole et sérieux à la fois : L’ai-je bien descendu ? L’avons-nous bien monté ? – un programme en marge du music-hall. Ce genre théâtral y est analysé, démonté, monté, métaphorisé… Moins d’ailleurs au terme d’une approche frontale (face à la scène) que de biais, à partir des coulisses, du sous-sol, des loges, de la cabine de régie, etc… Et au sein d’un grand nombre des temples parisiens de ce type de show, avec leurs rumeurs (croisement de musiques, chansons, danses, bruits, paroles d’artistes et d’artisans du spectacle, sons de répétition, de représentation, etc.). Un fouillis sonore organisé !

Extrait sonore : L’ai-je bien descendu ? L’avons-nous bien monté ? co-production de René Farabet, Jean-Marc Fombonne, Andrew Orr, Jean-Loup Rivière, textes lus par Michael Lonsdale, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 1er janvier 1978. Mention spéciale au Prix Italia 1979. Écoute en ligne intégrale ici.

Dans ce programme, on a pu entendre cette citation de Nietzsche qui pourrait fort bien s’appliquer au travail dramaturgique à la radio : « Il faut porter en soi le chaos pour enfanter une étoile dansante [21] ».

Notes

[1] Ce texte est la retranscription d’une intervention de René Farabet à la journée sur « Les territoires du documentaire sonore » organisée par l’Association pour le développement du documentaire radiophonique (Addor), en partenariat avec l’Ina, le 26 novembre 2010 à Paris. Publié avec l’aimable autorisation de Tristan Farabet, Kaye Mortley et l’Addor. Les notes sont ajoutées par les éditeurs de ce numéro.

[2] Source non retrouvée. Farabet pense peut-être à ce passage connu de « Qu’est-ce que l’acte de création ? », conférence donnée par Deleuze le 17 mai 1987 aux mardis de la fondation Femis : « L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. […] Malraux développe un bon concept philosophique. Malraux dit une chose très simple sur l’art, il dit “c’est la seule chose qui résiste à la mort”. »

[3] Première des « Treize thèses contre les snobs » dans Sens unique (1928). Citation exacte : « I. L’artiste fait une œuvre. Le primitif s’exprime en documents. »

[4] Dans Loin de Rueil, Gallimard, 1945.

[5] Lettre à Paule Thévenin du 24 février 1948. Après l’enregistrement (et l’interdiction) de Pour en finir avec le jugement de dieu.

[6] Expressions du professeur Froeppel, personnage récurrent de Tardieu à partir de Un mot pour un autre (1951), pour qui « à la radio, il y a deux sortes d’émissions : le “bla-bla” et la “zizique” » (les émissions parlées et les émissions musicales).

[7] Farabet se fait ici une idée un peu rapide des émissions dramatiques diffusées dans l’entre-deux-guerres. On n’y parle guère de théâtrophonie sinon, comme Paul Deharme, pour dénoncer la pratique très répandue des retransmissions (« la T.S.F. n’est qu’un vaste théâtrophone » se plaint-il par exemple dans « Pour un art radiophonique », Radio-Magazine, 31 mars 1929, p. 6). Dans Le théâtre radiophonique, nouveau mode d’expression artistique (1926), Pierre Cusy et Gabriel Germinet distinguent ces retransmissions, appelées « théâtre radiophoné », du « théâtre radiophonique » proprement dit, dont Roger Richard a montré la riche diversité dans « Les étapes françaises de la radiodramaturgie » (La Nef, n°73-74, février-mars 1951). Voir aussi Pierre-Marie Héron, « Fictions hybrides à la radio », Le Temps des Médias, n°14, printemps 2010, p. 85-97. Quant à l’utilisation de « sons bruts » (sons du dehors), les techniques du radio-reportage la rendent possible en direct dès les années 1926-1927, en différé avec le développement de l’enregistrement sur disque au sein des camions de radio-reportage à partir de 1931. L’utilisation de ce genre d’enregistrements dans des émissions dramatiques n’est pas rare dans les années trente. À propos de « théâtrophonie » au sens propre, notons que l’ACR du 27 juin 1971 propose une émission intitulée « Le grand Théâtrophone. Marcel Proust, abonné », dans une réalisation d’Alain Trutat. Rediffusions en 1972, 1982, 1998, 2012, 2013.

[8] C’est de fait l’étiquette adoptée par lui comme la moins inadaptée pour qualifier la « suite tout à fait organique », conçue comme un tout même si composée parfois de « séquences extrêmement distinctes, extrêmement séparées », que doit constituer à ses yeux une émission de l’ACR (citations de son entretien avec Agathe Mella pour la série en dix épisodes « La recherche à la radio » des Chemins de la connaissance, France Culture, 24 août-4 septembre 1987, émission du 3 septembre 1987). Dans la conférence ici publiée, Farabet semble cependant privilégier le terme plus neutre de « programme ».

[9] Citations tirées de « Approches de quoi ? », texte liminaire de L’Infra-ordinaire (Le Seuil, 1989).

[10] Citation exacte : « Le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité » (Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? traduit de l’italien [2005] par Maxime Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2008).

[11] Dans l’ACR du 7 décembre 1986, Réalité / Fiction, de René Farabet, propose un « essai théorique accompagné d’images sonores, sur l’art radiophonique dans ses relations avec le réel ».

[12] Dans Principles of Psychology (1890) – “the reality lapses with the attention” –, citation peut-être lue dans Les cadres de l’expérience d’Erving Goffman, Paris, Éditions de Minuit, 1991 (trad. de Frame analysis : an essay of the organization of experience, 1986).

[13] « Le cinéma, c’est l’art de sculpter le temps », écrit le cinéaste russe dans Le Temps scellé, publié en français par les Cahiers du cinéma (Éditions de l’Étoile) en 1989.

[14] René Farabet a donné un court récit de ce séjour en Laponie finlandaise, en 1989, dans « Nocturne en Terre Same », La Revue littéraire, n°5, août 2004, n.p.

[15] Dans Godard par Godard, Cahiers du Cinéma, 1985, p. 228.

[16] Citation exacte, tirée de ses Notes sur le cinématographe (Gallimard, 1993, préface de J. M. G. Le Clézio) : « Donner aux objets l’air d’avoir envie d’être là. »

[17] Citation attribuée au peintre chinois Yu T’ang par Henri Maldiney dans Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973 : « Seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon, sinon qu’il le laisse tranquille. Car si précis que soit son dessin des écailles, des nageoires et des paupières, l’ensemble paraîtra mort. »

[18] Présentation de la notice Ina : « Les bons samaritains (nouvelle version), par René Farabet : Bruxelles, le vieux quartier des Marolles, où se sont réfugiés depuis des décennies des “parias”, comme on disait jadis, des “asociaux”, comme on dit maintenant – Pour des raisons de “rénovation du quartier”, comme on dit aussi un peu partout, les habitants de la rue de la Samaritaine sont menacés aujourd’hui d’expulsion. Essai d’approche familière et de compréhension d’un milieu plein de chaleur humaine, rencontre d’une vérité à la fois bouleversante et pitoyable : les Bons Samaritains n’ont qu’eux-mêmes pour s’entraider ‒ la Bible est loin derrière eux. ». Sur ce programme, on pourra lire la note d’écoute de Pascal Mouneyres dans Syntone, 28 février 2018.

[19] Aphorisme utilisé par Farabet en titre d’une petite production mordante sur la radio, son écoute et sa censure, diffusée dans l’ACR du 10 juillet 1973 intitulé « La Radio et les Escargots ». Lors de la rediffusion d’un extrait au Festival Longueur d’ondes 2018 (« René Farabet et l’Atelier de Création Radiophonique »), Kaye Mortley y voyait « un produit bien de son temps », illustrant « parfaitement l’esprit Atelier de l’époque ».

[20] Dans Le Film, sa forme, son sens, adapté du russe et de l’américain sous la direction d’Armand Panigel, Paris, Christian Bourgois, 1976.

[21] Dans Ainsi parlait Zarathoustra (1885). Autre traduction : « Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. »

Auteur

René Farabet (1934-2017), ancien élève du Conservatoire national d’art dramatique de Paris, docteur ès-lettres, producteur d’émissions littéraires et documentaires à la radio à partir de 1959, « comédien, doué d’une voix exceptionnellement belle, metteur en scène », notamment au Festival d’Avignon (La vie mode d’emploi de Perec en 1988), Récital René Char en 1990, Atours et alentours de Don Juan en 1993) ; producteur permanent à l’ACR de 1969 à 1983, puis son unique producteur coordinateur de 1983 à 2001 ; réalisateur. Grand Prix de la SCAM 1993 pour l’ensemble de son œuvre, dont on mentionnera, en plus des titres cités dans la conférence : Comment vous la trouvez, ma salade ?, comédie-documentaire sur la consommation diffusée en 1970, Prix Italia 1971 (co-production Harold Portnoy, Robert Valette et l’écrivain Jacques-Pierre Amette) ; Cordoba Góngora, détails (1980, autour du poète baroque espagnol Luis de Góngora), sélection prix Italia 1981 et Une étoile nommée absinthe (2000, sur la catastrophe nucléaire de Tchenobyl), prix Italia 2001. Sa réflexion sur le son, la radio documentaire et le « film sonore » s’exprime dans quelques émissions de l’ACR égrenées au fil des ans, des articles et conférences (en partie accessibles en ligne), et des ouvrages, notamment  : Bref éloge du coup de tonnerre et du bruit d’ailes (éditions Phonurgia Nova 1994), Théâtre d’ondes, théâtre d’ombres (éditions Champ social 2011), Le son nomade (Lucie éditions 2016).

Copyright

Tous droits réservés.




Une expérience des frottages

Ce ne sera pas une communication “sur”, mais “avec”. Impossible de faire autrement. Avec l’ACR et avec certains écrivains. Ce sera donc un récit subjectif, comme une suite de pages arrachées à un journal plutôt rêvé, en tout cas travaillé par la nuit, et non un essai. Ou alors un essai au sens de tentative de faire passer quelque chose de l’ordre d’une expérience – à la fois personnelle et partagée par la petite communauté qui en a vécu les péripéties.

1.

Début octobre 1975, il y a tout juste 43 ans, j’entrais pour la première fois dans un studio de radio, à l’invitation de l’Atelier de Création Radiophonique. Bien qu’introduit par un écrivain, il ne s’agissait pas de converser sur tel ou tel sujet, ou de lire des textes, mais d’enregistrer quelques partitions musicales qui étaient de ma plume. Le studio était trop étroit, les enregistrements se faisaient en mono, n’importe quel musicien aujourd’hui refuserait de jouer dans ces conditions ; mais à l’époque, on s’en contentait, on en redemandait même.

Depuis quelques années, j’ai pris l’habitude d’emprunter la machine à remonter le temps afin de faire rejaillir en surface, ce qui a disparu – ou a été voilé – de cette activité, la création radiophonique, qui est pourtant loin d’avoir dit son dernier mot. Je me souviens qu’à mes débuts, tout avait lieu au présent ; à peine un projet réalisé, on passait au suivant ; on était impatient d’aller de l’avant, oubliant aussitôt ce qui, venant tout juste d’être diffusé, se trouvait déjà archivé dans des lieux sombres où on nous affirmait que les bandes magnétiques seraient d’autant mieux protégées que peu accessibles. Et puis, il y a eu comme un basculement : les temps se sont superposés, le passé s’est mis à dialoguer avec le présent dans le but d’alimenter un futur aux contours de plus en plus incertains. Aujourd’hui, je dois témoigner de ce qui fut, tout en continuant d’entretenir le feu sacré, c’est-à-dire ce désir de radio d’essai que nous sommes encore quelques-uns à partager. En ce moment précis où je me trouve à deux doigts de déposer les outils de la création radiophonique, j’aimerais ici partager ce que j’appelle une « expérience des frottages » – en principe collective et en perpétuelle reprise, à moins que l’on coupe le son, ce qui n’est pas encore à l’ordre du jour, même si le bruit le plus audible ces derniers temps est celui de portes qu’on referme.

Je suis donc heureux d’avoir encore un peu les mains dans le cambouis. Car venir en témoin du passé pourquoi pas ? mais pour moi le dossier n’est pas clos. Faire une aussi longue expérience des frottages, c’est avoir fidèlement suivi son devenir-artiste, autrement dit : avoir avancé pas à pas, selon un lent et tortueux cheminement, vers ce que j’ai nommé le monde du Terrain Vague – ce lieu d’échanges un peu à l’écart qui était déjà – de manière alors inconsciente, et en tout cas non théorisée – le sujet de ma toute première émission à l’ACR.

2.

Donc à l’automne 1975, je découvre le studio 115 de la Maison de la Radio. À peine entré, on me présente au chef opérateur du son, Yann Paranthoën. J’ignorais alors tout de son travail d’auteur. On m’avait juste soufflé à l’oreille que c’était un technicien hors pair, mais « têtu comme un Breton ». La séance à peine achevée, je me retrouve sidéré par sa force de pensée du médium et son désir d’aller le plus loin possible.

Bien entendu, comme je n’avais pas encore vingt ans, on ne m’avait pas laissé entrer seul. J’étais chaperonné par deux individus plus âgés que moi. Le plus jeune était René Farabet, 41 ans, un comédien féru de littérature qui était alors un des producteurs coordonnateurs de l’ACR (avant d’en devenir dans les années 1980 et jusqu’à fin 2001 l’unique programmateur [1]). Le plus âgé était Claude Ollier, 52 ans, un écrivain dont j’avais lu avec enthousiasme les premiers livres (il en avait alors publié neuf : les huit composant Le Jeu d’enfant, plus un recueil de nouvelles intitulé Navettes[2]. J’ignorais qu’une de ses plus remarquables fictions écrites pour la radio, L’Attentat en direct, avait été diffusée au cours de la première émission de l’Atelier de Création, le 9 octobre 1969. Six ans plus tard, au moment de mon entrée en ACR (comme on dit « entrer dans les ordres »), je n’avais encore découvert qu’une seule œuvre de création radiophonique signée par un écrivain (ou plutôt une écrivaine) : Marguerite Duras. C’était India Song qui me hantait au point de désirer le réécouter en boucle. Je l’avais dit à Claude Ollier qui était d’accord avec moi : c’était un chef d’œuvre dont la sortie récente d’une version filmée ne pouvait qu’amplifier les résonances. Je note au passage que L’Attentat en direct et India Song ont en commun d’avoir été réalisées par Georges Peyrou.

J’ai pour l’instant nommé trois personnes. Celui qui m’a conduit au bon moment au bon endroit : Claude Ollier. Un écrivain. Celui qui, après m’avoir ouvert les portes des studios, m’a relancé, une fois ce premier ACR diffusé : René Farabet. Un écrivain, lui aussi, du moins à sa manière qui deviendra un peu plus tard la mienne, celle de quelqu’un qui noircit en permanence des feuilles de papier et qui finira par publier plusieurs livres. Enfin, celui qui m’a contaminé par son exigence formelle : Yann Paranthoën. Quelqu’un qui ne lisait pas, qui pensait même que les écrivains n’avaient rien à faire à la radio, mais qui savait reconnaître la force d’un Claude Ollier ou d’un Pierre Guyotat, et qui a fini par composer une émission en hommage à Georges Perros. Il manque le nom du dernier archet de ce quatuor d’initiateurs impeccables : Alain Trutat. Ancien secrétaire de Paul Eluard, proche de Jean Tardieu, ami d’André du Bouchet et de bien d’autres, il est celui qui, un an après les fameux événements de 1968, avait rendu possible cette forme singulière de radio de création. Il m’impressionnait encore plus que les autres, car, doué d’esprit critique et d’une grande exigence, il parlait peu et ne se montrait que rarement encourageant. Il avait réussi à m’imprimer la certitude que la fin de cette belle aventure arriverait tôt ou tard et probablement sous peu. Heureusement, les trois autres m’ont persuadé du contraire. Au moment où je vous parle, ces quatre-là nous ont quittés. Mais je continue à dialoguer avec eux, presque quotidiennement, sans pour autant faire tourner les tables de mixage. Le monde du Terrain Vague est peuplé de fantômes. Vous voyez : dans cette affaire, la littérature n’est jamais loin. La part des écrivains, pour reprendre l’intitulé de ce colloque, est primordiale. Même si je dois aussitôt ajouter que ce que Daniel Arasse a appelé la pensée non-verbale reste, me semble-t-il, aussi essentielle à la création radiophonique que ce que Claude Ollier a désigné par voix intérieure pour l’écriture littéraire. D’Ollier, j’aime aussi citer ce fragment de « Radiographie », écrit en 1974 pour Alain Trutat, publié en 1981 dans Nébules : « L’inscription radiophonique oscille entre vide et plein de sens, oscille entre repères, vacille, choit en tout silence. Et le silence est loi d’écoute. » Parmi les plus belles expériences de frottages que permet la création radiophonique, il y a celles qui se font entre les silences qui ne cessent de l’irriguer : silences dans les textes, silences dans les paroles, silences dans les musiques, silences dans le monde extérieur.

3.

À l’automne 1976, de retour à l’ACR pour engager un deuxième opus, cette fois à l’invitation du seul René Farabet, il me semblait qu’il fallait avant tout creuser ce qui n’avait qu’à peine été esquissé l’année précédente. À savoir rechercher d’autres modes de rencontre – essentiellement par frottages – entre textes et musiques (puisque, jusqu’en 1980, c’étaient les deux seuls matériaux dont j’avais usage, le travail se faisant entièrement en studio). Donc : tailler dans les enregistrements, des lectures comme des musiques (alors purement instrumentales), sans avoir peur d’y aller. Puis : superposer par mixage ces découpes, de manière à obtenir autre chose que de belles lectures sur un fond sonore prétendument adéquat. J’avais vaguement compris que ceux de l’Atelier avaient coopté un jeune musicien qui leur convenait, notamment par son ingénuité qui le rendait assez libre d’expérimenter des choses qui ne se font pas. Et ce dernier devait leur rendre la confiance qui lui avait été accordée en conviant en studio des partenaires encore vierges de toute participation à des travaux de création radiophonique. Même si j’étais déjà travaillé par le désir de faire venir des peintres ou des sculpteurs, ces partenaires se sont trouvés être principalement des écrivains. Claude Ollier m’en avait fait rencontrer plus d’un, comme Maurice Roche ou Italo Calvino, mais je ne me voyais pas me lancer dans une aventure radiophonique avec eux, alors qu’ils avaient déjà tant travaillé avec certains de mes aînés. Pareil pour Georges Perec ou Michel Butor qui apparaîtront néanmoins au générique d’émissions plus tardives, le second bien avant sa disparition, le premier longtemps après, mais à partir d’un enregistrement effectué en vue d’une émission hélas abandonnée pour cause de décès, et gardé secret pendant une bonne trentaine d’années.

Il fallait faire en permanence comme si tout restait à inventer. On ne peut concrètement acquérir de l’expérience qu’à force de tâtonnements dans la nuit des studios. La bande magnétique est un support, comme pour les écrivains la page blanche, où tout ce qui s’inscrit est susceptible d’être, au moins partiellement, effacé. Pour reprendre une proposition de David Lynch, la tête principale du dispositif technique qui régit – entre autres – l’essai radiophonique a pour nom Eraserhead (ou « tête de gomme », selon l’équivalent français proposé par Didier Pemerle). Il faut apprendre à effacer, comme les écrivains doivent apprendre à raturer. C’est pour cela que cette pratique demande du temps et des moyens. C’est pour cela aussi que nous n’y rencontrons que les écrivains et les artistes travaillés par cette nécessité.

Je viens de nommer Didier Pemerle. Il était le plus jeune des membres du collectif Change qui avait été créé dans l’immédiat après-1968, en violente rupture avec Tel Quel, par Jean-Pierre Faye, Jacques Roubaud, Maurice Roche et quelques autres. Comme l’ACR, Change était en recherche de chair fraîche. En ces temps de fin encore non-déclarée des avant-gardes, les choses s’enchaînaient avec une rapidité affolante. Je me suis retrouvé projeté dès mes vingt ans dans toutes les manifestations de ce que Faye désirait cristalliser sous forme de mouvement – celui du Change des formes – à la manière dont André Breton l’avait fait, un demi-siècle plus tôt, pour le surréalisme. Du coup le désir qu’avait René Farabet d’entendre à l’Atelier de nouvelles voix d’écrivains a pu être très simplement exaucé (il faisait d’ailleurs de même de son côté). Paul Louis Rossi, Philippe Boyer, Didier Pemerle, Jean-Claude Montel, Jean-Pierre Faye, Saúl Yurkievich et Jacques Roubaud – tous membres du Collectif Change – ont été les principaux complices de mes premiers essais radiophoniques. Pour cinq d’entre eux (Montel, Rossi, Faye, Roubaud et Pemerle), les échanges n’ont jamais cessé : plus de quarante années d’amitié qui se sont assez régulièrement traduites dans un travail sonore de plus en plus exigeant. Depuis quelques temps, je tente de remettre en jeu ces archives, en prélevant certains fragments, ceux qui me semblent aujourd’hui les plus parlants, et les frottant au présent en réalisant de nouvelles prises de son avec ces écrivains, devenus pour certains très âgés, mettant ainsi en évidence, non seulement leur parcours dans l’écriture, mais aussi les transformations de leur voix – de leur timbre autant que du contenu que leur parole véhicule. Ceci, afin de composer leur portrait, tentant ainsi de conclure nos trajets communs, tout en laissant les choses ouvertes. Ranger notre atelier, ce n’est jamais figer le placement des objets qui s’y trouvent : juste permettre à qui le pénétrera après notre disparition de ne pas perdre son temps à rechercher ce qui n’y est pas. Le désir de clarté n’est pas incompatible avec l’entretien nécessaire des mystères qui hantent cet Atelier.

Tous ces écrivains avaient en commun de saisir parfaitement les enjeux de cette forme singulière de composition radiophonique qui ne peut donner de bons résultats qu’en ne se soumettant pas à telle ou telle volonté éditoriale (nos Ateliers étaient diffusés sans que personne d’autre que ceux qui les avaient fabriqués ne les aient auparavant écoutés). Nous étions tous des compagnons du Terrain Vague pratiquant un art sauvage. Nous le sommes demeurés et j’appelle les futurs auteurs à le devenir à leur tour, de la manière la plus radicale et singulière possible. On sait qu’Alain Veinstein a intitulé le livre qu’il a écrit sur son parcours ô combien marquant d’homme des nuits : Radio Sauvage. Ce n’est pas un hasard si j’ai dû conduire les écrivains dont je viens de parler (et beaucoup d’autres que je vais bientôt nommer) à prolonger ce travail pensé initialement pour l’ACR aux Nuits magnétiques, puis à Surpris par la nuit, à chaque fois que l’Atelier de Création ne répondait plus – ou pas assez).

Radio sauvage ? Oui. Notamment par volonté de remettre en cause ce qui faisait l’excellence des dramatiques ou fictions, nous privant parfois volontairement de comédiens au profit de non-professionnels (le plus souvent des écrivains, parfois des peintres, des musiciens, des photographes – donc des artistes), refusant obstinément l’usage de toute musique illustrative au profit de rencontres imprévues, sollicitant parfois le hasard, suivant avant tout nos intuitions. Ce qui nous liait, c’était un désir de sortir des lieux communs de la réalisation : cet artisanat, certes furieux, mais trop souvent inhibé par divers savoir-faire appliqués que nous souhaitions alors remettre en question. Je me souviens avoir intégré début 1978 de la musique punk (celle des Sex Pistols) dans un ACR avec Philippe Boyer qui pourtant ne jurait que par Wagner et Verdi. À l’époque, nous étions habités par la certitude que nous arriverions à imposer nos désirs. C’était un peu naïf, mais ça nous permettait d’avancer, quitte à se casser la figure, alors que je crains qu’aujourd’hui, le seul projet qui puisse être porté plus ou moins collectivement – individuellement, c’est une autre affaire : la création solitaire a encore de beaux jours devant elle – est de sauver les meubles.

4.

J’avais connu le travail des écrivains de cette revue Change à partir de la sortie en mai 1975 du n°23 qui s’intitulait Monstre Poésie. En accroche de ce livre collectif, Jean-Pierre Faye avait écrit : « le monstre poésie manifeste le change ». Cela suffisait pour orienter un travail de création radiophonique à venir : monstre (rechercher plutôt les freaks que les nantis de l’air du temps) ; poésie (selon un sens opposé au poétisme standard : plutôt contrainte, en recherche de formes) ; manifeste (car toute création authentique manifeste ne serait-ce que d’infimes différences avec ce qui fait la norme) ; change (car c’est bien cela le mouvement de la vie : ne jamais rien figer). Comme le clamait haut et fort Edgar Varèse un demi-siècle auparavant : « le compositeur d’aujourd’hui refuse de mourir » – ce refus n’étant pas une dénégation de la mort qui nous attend, mais la conscience que, quand nous nous retrouverons enseveli six pieds sous terre comme tout-un-chacun, nous aurons la tête encore débordante d’idées de transformations du monde – ou, plus modestement, du médium que nous aurons pratiqué notre vie entière.

Le numéro de Change de mars 1978, le n°34-35, s’intitulait La narration Nouvelle, en écho bien entendu à Nouveau Roman – cette avant-garde littéraire qui, née un quart de siècle plus tôt, ne pouvait plus apparaître comme porteuse d’avenir pour les jeunes écrivains (mais en 1978 quelqu’un comme Claude Ollier avait déjà pris distance avec ce vrai-faux groupe qui l’avait pourtant lancé vingt ans auparavant, alors qu’il obtenait le premier prix Médicis pour son premier roman La mise en scène, publié chez Minuit). Le désir de raconter autrement, sans céder aux sirènes de l’abstraction sonore, théoriquement séduisante, mais au fond impossible à concrétiser dès qu’on use de mots (et pas si facile si on s’en passe), était très puissant. Raconter est peut-être ce qui tend l’essai radiophonique. Mais avec poésie, bien entendu : c’est-à-dire, musicalement. Par la voie des rythmes ajouterait Michaux. Et en faisant montre – Faye dirait en faisant monstre – d’un très grand sens de l’économie.

Une expression à la mode aujourd’hui est « storytelling ». Proposer, non un projet ouvert (ça ne se fait quasiment plus), mais un sujet, doit s’accompagner aujourd’hui de la mise au propre d’une sorte de récit préétabli, décrivant son déroulé dans le temps. Comme si composer un essai aujourd’hui impliquerait de posséder un talent de conteur s’appliquant à faire passer des choses déjà figées avant même d’avoir effectué le premier geste de réalisation. Bien entendu, on peut tricher. Le monstre poésie est l’arme anti-storytelling absolue, il ne faut pas hésiter à en faire usage. La création – notamment radiophonique, mais pas seulement – est surgissement progressif de cet inconnu, parfois familier, mais aussi doué d’étrangeté, qui ne pourra être sensuellement compris qu’une fois le travail accompli. Il est strictement impossible de raconter par avance un authentique ACR. Un mot ou deux plus quelques noms devraient suffire pour que la réalisation d’un projet soit engagée. Cela se passait comme ça au vingtième siècle et encore un peu au vingt-et-unième – enfin, essentiellement du côté des dinosaures toujours à l’ouvrage.

De projet en projet, explorer en tous sens les sentiers de cette narration nouvelle, tout en gardant en permanence le cap en direction de la poésie comme forme. Et sans se défaire d’une arme essentielle : l’humour. Puisqu’on parle de la part des écrivains à l’ACR, il me semble que celles et ceux qui n’avaient aucun humour n’y ont jamais eu leur place. Bien entendu, les mélancoliques, les suicidaires, les autodestructeurs n’ont jamais été refoulés, car ils débordaient de cet humour que Jacques Vaché, comme plus tard Marcel Gotlib, orthographiaient sans h, qu’André Breton a défini comme noir et que les élisabéthains faisaient rimer avec humeur. Cette expérience des frottages qui caractérise l’essai radiophonique s’imprime sur la bande magnétique, ou le disque dur de l’ordinateur aujourd’hui, de saut en saut d’humeur. Chaque geste d’écriture sonore est de cet ordre : manifestation/gravure d’une empreinte humorale. C’est pourquoi ce travail demande du temps, car il est nécessaire de laisser chaque tentative de montage ou de mixage reposer un moment, afin de mieux la reconsidérer, de l’intégrer ou de la détruire, de la retravailler ou de la laisser tel quel. Les ACR, dans leurs manifestations les plus réussies, les plus éruptives, les plus émouvantes, ont été les fruits d’une lutte contre la mélancolie.

5.

Ceux et celles qui ont vécu ces années 1970 qui préservaient encore un côté héroïque aiment en faire partager le souvenir et les survalorisent ; mais il ne faudrait pas oublier de rappeler qu’elles se sont fracassées sur la décennie suivante qui a amorcé un long processus de restauration dont nous subissons, aujourd’hui plus que jamais, les effets.

1980 a marqué une rupture très nette du travail engagé depuis 5 ans à l’ACR. Cette année-là, j’ai entrepris un nouvel Atelier avec Paul Louis Rossi qui publiait un de ses livres les plus impressionnants, Le Potlatch, Suppléments aux voyages de Jacques Cartier, dans la collection de Paul Otchakovsky-Laurens chez Hachette [3]. Cette année-là, les émissions duraient encore deux heures et vingt minutes. Le livre de Rossi n’était pas débordant de signes, mais il fallait bien entendu tailler dedans. L’idée était encore et toujours de ne pas singer le processus de fabrication des fictions où, à la base, il y a un écrit – une pièce, un livret – plus ou moins intouchable. À cet effet, on accumulait les prises de son, quitte à enregistrer (et même travailler, au moins par montage) des séquences qu’on déciderait, au tout dernier moment, de ne pas diffuser. Mais ce surplus de matière était tout sauf un gâchis – et le temps qu’on passait à expérimenter ces agencements nullement perdu. Nous étions animés simultanément par la volonté de prendre notre temps et une réelle impatience. Yann Paranthoën venant de claquer la porte de l’ACR, c’est un plus jeune opérateur du son, Michel Créïs, qui a pris la relève. En complicité avec l’équipe de production, nous avons décidé de n’engager aucun comédien professionnel. Et surtout, de sortir des studios pour enregistrer les lectures des textes en extérieur, dans n’importe quelles conditions, même les plus inconfortables : dans une voiture tout en roulant, dans des lieux bruyants, en marchant, en courant à petites foulées… Quant à la musique, elle était composée de pièces brèves, le plus souvent minimalistes, pour voix, claviers, clarinettes, étirant (entre autres) des mélodies du temps de Rameau (le compositeur des Indes Galantes). Donc des choses de peu qu’on n’aurait pas eu idée de faire jouer en concert. Au moment du mixage, il fallait faire se rencontrer ces matériaux, sans avoir établi le moindre conducteur, du moins sur le papier. On venait en studio avec un caddy rempli à ras bord de centaines de bobinots de bande magnétique sur lesquels étaient gravés des lectures, des sons, des musiques. On en installait certains sur en principe six magnétophones et on tentait de les faire se frotter, selon l’intuition de l’instant, mais non sans les mémoriser, au point d’avoir leur contenu parfaitement en tête. Il fallait faire montre d’une extrême concentration. Si ça ne marchait pas, on essayait immédiatement d’autres combinaisons. Au début, il y a toujours une infinité de possibles. Mais, plus on se dirige vers la fin, moins on en trouve. Le travail de mise en forme procède par épuisement de la matière dans un temps donné. Quand on perdait trop de temps à rater (car, même si les moyens étaient alors plus qu’excellents, il fallait rendre la copie à l’heure), on devait tricher. On laissait alors filer cinq minutes de musique à blanc. Ou quelques pages de texte. Puis, ayant ainsi avancé, on relançait nos essais. Le principe de frottage devrait toujours provoquer au moins quelques étincelles. Comme pour le souligner, l’ACR s’ouvrait par un générique intégrant des sons d’orage : tonnerre et éclairs. Je vais citer une seconde fois Edgar Varèse : « Au fond, la musique n’est qu’une perturbation atmosphérique ». C’est en cela que l’Atelier de Création procède souvent d’une forme – d’une pensée – musicale. Claude Ollier, s’il était encore des nôtres, nous dirait peut-être qu’il a toujours agi en compositeur, hanté par le désir qu’il avait eu enfant d’écrire des partitions, au point que, rencontrant Alain Robbe-Grillet en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, il s’était tout d’abord présenté à lui comme musicien (on sait qu’il a fait plusieurs fois le mur du camp où il effectuait le STO pour aller jouer du piano la nuit dans des bars de Nuremberg).

Comme ça fait une bonne dizaine de fois que j’emploie ce mot « frottage », il me faut maintenant rendre hommage à celui qui a publié en 1979 un livre portant ce titre – au pluriel comme il se doit – dans la collection Textes chez Flammarion, dirigée par Bernard Noël (qui venait de prendre la suite de Paul Otchakovsky-Laurens) et qui, encore à l’état de manuscrit, avait incité l’élaboration de mon cinquième ACR. Il s’agit de Jean-Claude Montel, un écrivain né en 1940, adoubé à 27 ans par Jean-Pierre Faye et Maurice Roche qui avaient préfacé son premier livre au Seuil. C’était un être terriblement mélancolique, traversé par le sentiment qu’il ne pourra mourir que seul au milieu des décombres. Il portait dans sa voix, dans ses écrits, l’idée que la littérature n’était plus que pour mémoire – ce en quoi il était paradoxalement fascinant pour le jeune homme que j’étais. Il portait en lui l’affirmation qu’un des gestes fondamentaux de la création était le frottage, c’est-à-dire cette opération permettant d’inscrire sur un support quelque chose de la réalité du monde (comme les peintres le font en posant une toile souple ou un papier très fin sur tel ou tel amas d’objets ou tel mur lézardé pour en prendre, à l’aide d’un pinceau presque sec, ou d’une craie grasse, l’empreinte), avant d’en retravailler – ou non – le résultat. Donc d’en prolonger les résonances par un travail plus secret, plus personnel, dans le silence d’un atelier d’écriture. Yann Paranthoën avait bien compris que ce processus, venant de la peinture, puis transposé dans l’écriture littéraire, pouvait caractériser le travail de création radiophonique. Il disait : on procède ainsi, d’abord par extraction en extérieur de quelque chose de la réalité qui nous environne – et surtout nous concerne. Puis : on retravaille ce matériau en intérieur (par exemple dans un studio, autrement dit en atelier), prenant le temps qu’il faut, avec l’exigence d’aboutir à quelque chose d’autre qu’un ready-made. Par la suite, plusieurs autres projets de création radiophonique avec Jean-Claude Montel – à l’ACR et aux Nuits magnétiques – nous permettront de creuser cette affaire, la dénudant jusqu’à l’os. Le tout dernier a été fabriqué en 2001 pour Surpris par la nuit. Le résultat a pu être retravaillé en 2013, suite à la disparition tragique de l’écrivain, grâce à Irène Omélianenko. Cette émission est presque terrifiante, de par sa force émotionnelle : on y entend la voix d’un quasi mort vivant, mais qui porte encore en lui le désir puissant de noircir quelques pages plus ou moins testamentaires. Il venait de publier Motus, un des plus beaux livres écrits à la toute fin du vingtième siècle et publié presque clandestinement par Mathieu Bénézet chez Comp’act. On ne pouvait alors trouver ce livre que dans de très rares librairies. Donc personne ou presque ne l’avait même ouvert. Force de résistance de l’ACR : faire surgir l’inactuel, en suivant le fil de ce qui aura été expulsé de la bonne société et que l’on ne trouve qu’au Terrain Vague, ce lieu à l’écart où la beauté règne en maîtresse absolue.

6.

J’en arrive maintenant à l’automne 1985, soit dix ans après ma première incursion en studio grâce à Claude Ollier. À ce moment-là, j’ai au compteur 16 ACR et 14 Nuits magnétiques, soit 56 heures d’essais radiophoniques ayant pour la plupart un lien direct avec les écrivains dont je viens de donner les noms. Mais la matière littéraire de ces premiers opus avait toujours été taillée dans des manuscrits en voie de publication ou des livres déjà publiés. Pour ce 17e Atelier, je m’étais associé à Jean-Yves Bosseur, un musicien qui était, depuis le début de cette aventure, un de mes plus proches alliés, et nous avions eu l’idée d’imaginer un compositeur de musique contemporaine devenu célèbre par un crime qu’il aurait commis et non par sa musique. Nous avions aussi lancé l’idée qu’un film était en train de se tourner à partir de ce fait divers. Bien entendu, la musique de ce film était sans lien stylistique avec l’œuvre bien trop « avant-gardiste » de ce compositeur. Nous nous devions donc de rétablir la vérité en faisant rejouer pour l’ACR certaines de ses compositions – les plus pures, prétendions-nous. Bien entendu, les musiques de l’émission, aussi bien celles du film contre lesquelles nous nous insurgions que celles attribuées à ce compositeur, allaient être écrites par Bosseur et moi-même, sans pour autant que ce soit dit clairement à l’antenne. Et pour finir, afin de rendre notre fiction crédible, nous pensions aller interviewer des compositeurs qui auraient eu la chance de bien connaître ce musicien (Henri Pousseur, Paul Méfano et Michèle Reverdy se prêteront à ce jeu). C’était bien joli, tout ça, mais il fallait trouver quelqu’un pour en rédiger le texte, tout en le laissant libre d’inventer à son tour.

En accord avec Alain Trutat et René Farabet, nous avions alors demandé à Didier Pemerle de rédiger un long monologue narratif porté pour l’essentiel par la voix d’un seul comédien. Ce dernier ayant accepté a aussitôt intitulé cette histoire « Laissez-moi mourir » (en hommage à Monteverdi, ce qui ne pouvait que nous parler), proposant que ce compositeur soit une compositrice prénommée Suzanne qui aurait, un jour de dépression, tué son mari, avant de le découper en morceaux, déposés ensuite dans des sacs poubelles sur son piano. Elle se serait suicidée dans la foulée, non sans avoir éprouvé au clavier la musique produite par cette préparation inédite de l’instrument. C’était un texte, encore une fois, mélancolique et fortement teinté d’humour noir. Cet ACR nous aura donné l’occasion de faire venir en studio Jean-Pierre Cassel, car il était impossible cette fois de flirter avec l’amateurisme, il nous fallait un vrai professionnel.

Laissez-moi mourir aurait pu, du moins sur le papier, être diffusé dans la case des fictions, et pourtant, non : c’était plus que jamais un ACR, donc quelque chose d’impossible à enfermer dans un catalogue (on peut imaginer la suite des Ateliers comme formant une constellation d’îlots dans un vaste océan, et non comme une accumulation de bandes magnétiques serrées sur des étagères). Une fois encore, nous sommes arrivés en studio sans le moindre conducteur, respectant simplement la continuité du texte. L’expérience des frottages suivant son cours, nous avions surtout besoin de stratégies et non de partitions réglées par avance. Le mixage ne cessait de provoquer des surprises, ce qui était ce que nous recherchions. Le résultat s’étant avéré concluant, Didier Pemerle travaillera une deuxième fois avec nous en 1986/87 pour Le loup dans l’île, une série de petites formes (20 fois 10 mn) dont la contrainte était de changer de lieu environnemental à chaque épisode. Puis, une nouvelle fois en complicité avec Jean-Pierre Cassel en 1988, pour La journée du retour, une histoire de fantômes se passant en appartement. Cette fois, j’étais seul à composer, non seulement les musiques, mais aussi leurs superpositions avec les monologues et les sons concrets enregistrés pour ce projet, sollicitant sans cesse le hasard afin de mieux faire surgir le fantomatique, suivant des stratégies qui n’étaient inscrites que dans la tête et qui demandaient une complicité exceptionnelle avec la chef-opératrice du son, Monique Burguière. La part des équipes de l’ACR vaut bien celle des écrivains. Seule une aventure réellement collective peut donner corps aux fantasmes d’un Control Freak obsessionnel. Le « je créateur » (qui est, certes un autre, mais aussi un « tu ») a besoin de faire partie d’un « nous ». Ne serait-ce que pour aller faire la fête avec l’équipe, une fois les choses, du moins en apparence, terminées.

7.

Simple note au passage : au cours des années 1980, la parole des écrivains a pris progressivement une place supérieure à celle de leurs écrits. Le jeu consistait, de plus en plus, à monter morceaux de conversations et fragments de lectures, sans qu’il n’y ait illustration de l’une par l’autre. Les musiques, le plus souvent mixées avec des sons dit réalistes, permettaient de souligner, de fluidifier ce tressage des voix : plus qu’un fond sonore, un commentaire secret.

Jusqu’aux années 1990, mon travail à l’ACR avait été co-signé avec Claude Ollier et les écrivains de Change – ces derniers étant devenus pour la plupart après 1979 ex-membres de ce collectif, car le temps des grandes dispersions était arrivé. En réaction, l’Atelier se devait, du moins me semblait-il, d’ouvrir son Terrain Vague à cette petite meute de solitaires plus ou moins endurcis. Sans jamais perdre le lien avec les aînés, cette dernière décennie du vingtième siècle (dont on ne savait pas encore qu’elle serait la toute dernière de la première – et plus longue – période de l’histoire de l’Atelier de Création Radiophonique) requérait de nouveaux sujets (dans tous les sens du mot), donc de lancer des rencontres avec d’autres auteurs – souvent des auteures –, de ma génération parfois et, une fois passé l’an 2000, des générations suivantes (au début je collaborais avec des personnes de vingt ou trente ans plus âgés que moi ; aujourd’hui, je travaille avec des personnes de vingt et même trente ans plus jeunes. C’est ce qu’on appelle un parcours…).

Relancer les dés de la création radiophonique s’est accompli tout d’abord avec Liliane Giraudon, Michelle Grangaud, Marie Étienne, Sabine Macher, Yves di Manno et Pascal Quignard. Puis les choses se sont accélérées, comme si la petite phrase désabusée d’Alain Trutat sur la fin imminente des Ateliers devenait plus que jamais d’actualité. La fin du vingtième siècle aura été agitée. De Michel Deguy à Philippe Beck et Jean-Luc Nancy ou Dominique Fourcade (dont les poèmes seront lus dans un ACR intitulé Fable par Claude Royet-Journoud) ou encore Florence Delay, Denis Roche et Pierre Alféri (et j’en passe – on remarquera à quel point la poésie est présente, souvent en lien avec la philosophie), les collaborations avec les écrivains n’ont cessé de s’enchaîner, débouchant à chaque fois sur quelque flamme à entretenir, notamment par amitié. C’est une chose sur laquelle je me dois d’insister, car elle est essentielle. N’ayant jamais séparé vie et travail, une fois un Atelier de Création mis en « prêt à diffuser », celles et ceux qui les signaient, mais aussi les réalisateurs, continuaient de se fréquenter, de se parler, d’imaginer un futur commun. C’est pourquoi j’insiste une dernière fois sur ce que j’ai nommé Terrain Vague qui est d’abord un lieu d’échanges pour qui désire ouvrir de nouveaux modes d’écriture comme d’existence. C’est un espace de contamination. Les auditeurs peuvent d’ailleurs en attraper le virus par l’écoute. C’est tout le mal que nous leur souhaitons.

N’ayant plus le temps de développer ce que je n’ai, une fois de plus, qu’esquissé, je voudrais terminer en notant que ce lien constant et renouvelé avec certains écrivains, a fini par me pousser à tenter de le devenir à mon tour, jusqu’à ce que cette activité finisse par prendre le pas sur la composition musicale. De manière d’abord très timide, comme terrassé d’angoisse à l’idée des retours d’aînés trop admirés, puis s’affirmant peu à peu, au point de me retrouver, surtout dans les années 1990, à écrire les livrets de mes émissions, accumulant des pages et des pages (une anthologie très resserrée a paru récemment chez Hippocampe Éditions qui a été pour l’instant bien plus commentée par des écrivains que par des gens de radio).

L’ACR aura été pour moi un lieu d’apprentissage de la vie, à travers la découverte et l’expérimentation de pratiques plurielles de modes d’écriture. Malgré d’inévitables tensions et des moments d’intense fatigue, cette radio d’essai a toujours été composée pour le plaisir et jamais dans la douleur. Ce qui est infiniment précieux, mais hélas peu compatible avec les modes de culpabilisation de ces pratiques sauvages aujourd’hui.

(Écrit en septembre 2018, tout en écoutant principalement la Partita n°1 de Jean-Sébastien Bach, puis relu le 9 novembre de la même année, en écoutant le Quatuor n°14 de Dmitri Shostakovitch)

Notes

[1] Je lui ai rendu hommage dans un billet de Diacritik en 2017, « Bref éloge de René Farabet (1934 – 2017) » (ici).

[2] Sur sa recherche de formes spécifiquement radiophoniques et nos collaborations à l’ACR, voir « Claude Ollier et la création radiophonique », Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 103-112.

[3] Sur ma découverte de son œuvre, notre amitié et quelques-unes de nos collaborations à l’ACR, dont celle-ci de 1980, je me permets de renvoyer à mon texte « Excursions sur le terrain vague (cartographie d’échanges) », Nu(e), n°67, septembre 2018, p. 121-134. Numéro téléchargeable ici.

Auteur

Christian Rosset est compositeur (musique instrumentale et électroacoustique), essayiste et producteur de radio, depuis 1975, notamment à l’ACR et à Nuits magnétiques. Son dernier livre publié, Les voiles de Sainte-Marthe (Hippocampe éditions, 2018), réunit des micro-récits et notes d’Atelier autour de ces fructueuses années de collaboration à l’ACR, en prolongement d’Avis d’orage dans la nuit (l’Association, 2011), qui évoquait entre autres ses collaborations à l’ACR déjà, mais aussi à quelques Nuits magnétiques. Christian Rosset a aussi coordonné Yann Paranthoën, l’art de la radio aux éditions Phonurgia Nova en 2009.

Copyright

Tous droits réservés.




Claude Ollier à l’écoute de l’ACR : une radio «strictement pour initiés» ?


Claude Ollier, auteur associé au Nouveau Roman et homme de radio occasionnel, a rédigé des notes d’écoute pour les 39 émissions de la saison 1975-76 de l’Atelier de création radiophonique à la demande de son fondateur, Alain Trutat. Dans ses appréciations des différentes émissions, Ollier s’interroge sur la nature de l’ACR, son auditoire et sa mission. Il se montre critique du traitement du sujet, souvent élitiste à son avis, et de l’objet sonore, trop porté au nivellement pour son goût. Pourtant, quand une émission dose habilement des aspects didactiques et esthétiques, il prend un vrai plaisir à l’écouter. L’analyse des notes d’écoute de Claude Ollier nous révèle autant sur sa propre vision de la création radiophonique que celle de l’ACR, non seulement en tant qu’auditeur, mais aussi en tant qu’écrivain.

Claude Ollier, author tied to the New Novel and sometime radioman, wrote “listening notes” or critiques of the 39 programs composing the 1975-76 season of Atelier de création radiophonique at the request of its founder, Alain Trutat. In his assessment of the various programs, Ollier examines the nature of ACR, its audience, and its mission. He is critical of the treatment of subject, often too elitist in his opinion, and sound, not enough contrast for his taste. However, when an episode balances skillfully its didactic and esthetic aspects, he takes real pleasure in listening to it. The analysis of Claude Ollier’s notes reveal as much about his own vision of radiophonic creation as that of ACR, not only as an auditor, but also as a writer.


Texte intégral

Dans la carrière de Claude Ollier, on pourrait considérer les années 1970 comme sa période « Atelier de création radiophonique ». Lors de cette décennie, l’écrivain figure parmi ses plus fidèles adhérents, d’abord en tant qu’auditeur attentif, puis comme créateur de pièces radiophoniques et émissions, et enfin critique. Conscient de cette assiduité, le fondateur de l’ACR, Alain Trutat, lui propose de soumettre ses notes d’écoute pour la saison 1975-1976 et de dresser des classements des émissions. Ce faisant, Ollier s’interroge sur la nature de l’ACR, son auditoire et sa mission. Dans ses notes pour l’édition de la rentrée, il offre les observations et questions suivantes :

Il est incontestable que l’ACR tel que je l’ai entendu hier s’adresse à un auditeur relativement initié, donc déjà relativement complice. Cela découle du caractère très codé de son écriture – codes en rupture, au départ, avec ceux du vieil académisme radiophonique culturel, et qui, au cours des ans, ont tendu à constituer à leur tour un « système » assez particulier, clos – dans le bon et le mauvais sens du terme – et qui pourrait peut-être prêter le flanc au reproche d’« élitisme ». Pour qui est produit l’ACR ? Qui l’écoute ? A-t-on idée des notes d’écoute ? Est-on satisfait de la qualité de cette écoute ? De son volume ? Quelle « différence » d’écoute l’ACR crée-t-il à l’intérieur de France-Culture ? Désire-t-on élargir cette écoute, ou la réorienter, et dans quelle direction [1] ?

Les commentaires qui suivent s’appuient sur ses critiques des 39 émissions de cette saison composée de 27 nouvelles productions et 12 rediffusions [2]. Ses notes d’écoute et d’autres documents associés nous fournissent également son appréciation de l’esthétique de l’ACR et ses propres critères de ce qui constitue une bonne émission. De ce fait, les notes d’écoute de Claude Ollier nous révèlent autant sur sa propre vision de la création radiophonique que sur celle de l’ACR, non seulement en tant qu’auditeur, mais aussi en tant qu’écrivain. Après un petit rappel de son parcours radiophonique, nous passerons à un examen de ses critiques globales de cette saison de l’ACR, puis nous nous arrêterons brièvement sur trois émissions : une exceptionnelle, une typique, et une décevante. En conclusion nous offrirons quelques réflexions sur les considérations littéraires qui ne cessent d’influencer ses notes et ses suggestions offertes à Alain Trutat à la fin de la saison.

1. Claude Ollier et son parcours radiophonique

Parmi tous les auteurs associés au Nouveau Roman, Claude Ollier est celui dont les liens radiophoniques ont été les plus soutenus. Longtemps auditeur passionné, il passe à la création radiophonique en 1964, tout comme d’autres Nouveaux Romanciers tels que Robert Pinget, Nathalie Sarraute et Claude Simon, suite à la demande d’une radio allemande, la Süddeutscher Rundfunk de Stuttgart. Sa première création radiophonique, La Mort du personnage, est écrite en février 1964, puis diffusée sur les ondes allemandes en novembre 1966 et sur celles de la RTB et de l’ORTF en janvier 1968. Au moment d’écrire les notes d’écoute pour la saison 1975-76 de l’ACR, Ollier a une dizaine de créations radiophoniques à son actif dont cinq créées pour l’ACR à partir de 1970. Bien que la plupart de ses œuvres radiophoniques soient tirées de ses textes littéraires, aucune adaptation scénique n’est possible, une caractéristique qui le distingue de Pinget ou Sarraute, par exemple. Ce sont de véritables créations pour l’oreille dans lesquelles c’est l’imagination auditive seule qui est sollicitée [3]. Dans un entretien avec Alexis Pelletier, il explique sa conception de l’écriture radiophonique et sa différence avec l’écriture littéraire ainsi :

Il n’y a pas grand rapport, pour moi, entre écrire pour la page blanche, là devant moi, et écrire pour un studio où des acteurs, des bruiteurs, des musiciens, des techniciens de la prise de son, un metteur en ondes et son assistante donneront une réalisation sonore complète, orchestrée, des lignes de texte et des notations d’enregistrement que je consigne sur le papier. Il y a une spécificité radiophonique, une « scène » radiophonique, qui n’est ni celle de la page littéraire, évidemment, mais non plus celle du théâtre ou du cinéma. Sur cette scène – invisible pour l’auditeur, par définition – se produisent des voix, toutes sortes de bruits et de sons préenregistrés ou enregistrés pour l’occasion, toutes sortes de musiques, et toutes sortes de silences, ce qui est le plus important peut-être. Je peux faire jouer ces matériaux-là entre eux, les combiner, les opposer, les superposer [4].

Conscient des différences entre le littéraire et le radiophonique et impatient de se lancer dans un nouveau domaine, Ollier prend rapidement goût à ce médium. Sa deuxième pièce, L’Attentat en direct, écrite en 1965 mais réalisée et diffusée seulement en 1969, recevra le prix Italia. Par ailleurs, il participe à la création de quelques émissions de l’ACR dans les années 1970 et des extraits de ses œuvres figurent dans d’autres émissions de cette même période, dont une nouvelle création, Our Musique, urmusik, our music ! (en collaboration avec Christian Rosset) et une rediffusion, « Réseau Ollier Navettes », durant la saison 1975-76.

Avec toute cette expérience, Claude Ollier est donc bien placé pour écrire des critiques radiophoniques. Ayant vécu à l’étranger en 1973 et 1974, il se replonge dans l’écoute de l’Atelier de création radiophonique avec enthousiasme à l’automne 1975. Il prend ce travail très au sérieux ; il écoute l’émission, programme à la main, et prend des notes sur son déroulement et son contenu. Puis il tape sa critique (deux ou trois pages en interligne simple) et l’envoie à Alain Trutat. Rien ne semble lui échapper : les titres des émissions, leur contenu, les voix des intervenants et la musique, tout capte son attention et devient la matière de ses commentaires. Un fonds aussi riche en observations pourrait confondre tout effort d’organisation et de synthèse de ses critiques. Pourtant, c’est Ollier lui-même qui nous fournit une feuille de route dans cet extrait de ses notes d’écoute pour une émission d’un autre programme de France Culture, L’Autre Scène : « Deux aspects que devrait revêtir, à mon avis, toute émission du type informatif ou didactique pour satisfaire pleinement l’attente de l’auditeur: la qualité de l’information, sa consistance, sa richesse, et par ailleurs, simultanément, le plaisir d’écoute [5]. » Quoique toutes les émissions de l’ACR ne soient pas de nature didactique, ces critères correspondent bien aux commentaires d’Ollier. La division trouvée ci-dessous de ses critiques en deux catégories générales, le traitement du sujet et le traitement de l’objet sonore, reflète le raisonnement d’Ollier.

2. Critiques générales : le traitement du sujet

Les critiques touchant le traitement du sujet commencent souvent par les titres des émissions. Selon Ollier, tous les titres de l’ACR sont accrocheurs : ils donnent par eux-mêmes envie de se mettre à l’écoute. Voici sa description du rapport entre le titre et le matériau :

Un bon Atelier est celui qui utilise titre et promesse comme tremplins pour une organisation spécifique du matériau en jeu. Ce n’est en général qu’au bout d’un quart d’heure, vingt minutes, qu’on sait si cette « relance » s’opère ou non. Il est très rare en effet qu’elle s’opère ultérieurement. C’est exactement la « prise » radiophonique sur le matériau. Et dans les meilleurs programmes – les plus créatifs – d’autres relances interviennent, parfois à mi-parcours, parfois même dans le dernier quart d’heure d’écoute.

Il souligne en particulier les titres des Ateliers #243, « Mille et trois différences », #269, « Gloussoglossoglose », et #273, « Mâle sans savoir qu’en faire ». Mais quand le titre semble promettre un contenu qu’il n’y trouve pas, Ollier n’hésite pas à indiquer son mécontentement. C’est le cas pour l’Atelier #257 sur la prostitution. Le titre, « Mac à dames », donnait à penser qu’on donnerait la parole aux maquereaux. Or, on n’en entend aucun. Et Ollier critique : « Il peut être gênant, pour le plaisir d’un calembour, de décevoir l’auditeur. » Dans ses notes, Ollier parle souvent en termes de déception, d’attentes non réalisées pour lui personnellement ou pour l’auditeur moyen, mais aussi en termes de surprise, de moments inattendus qui lui apportent du plaisir ou du savoir.

L’identité de cet auditeur moyen reste opaque. Ollier déclare vouloir le représenter, sans jamais le définir explicitement. Différentes caractéristiques se révèlent ici et là dans les notes. Il s’agit d’un auditeur de bonne volonté, fidèle, attentif, désireux d’apprendre, mais pas forcément un habitué de France Culture et de l’ACR ni un spécialiste du sujet traité dans l’émission. Alors quand l’émission, par son contenu ou son style, représente un obstacle à cet auditeur moyen, Ollier le signale. Comme déjà mentionné, sa critique la plus récurrente concerne le caractère élitiste des émissions, et ce reproche revient à la charge à plusieurs reprises dans les notes ultérieures. Pour l’Atelier #242 sur Ezra Pound, le troisième de la saison, Ollier critique l’absence de contexte ou de références et pose la question directement : « Est-ce une radio strictement pour initiés ? » Il développe cette idée par la suite, tirant la conclusion que l’émission était « destinée à une élite très au fait du sujet » et « à un auditeur si familier des formules et astuces de ce travail radiophonique qu’il ne se réjouirait plus, à la limite, que de la perception d’infimes variations dans ce genre de travail ». Soucieux de l’importance du contexte historique, social ou culturel, Ollier signale tout écart dans ce domaine. L’Atelier #251 sur Albert Ayler, dit-il, s’adressait, une fois encore, à des initiés, et il critique, au nom de l’auditeur moyen, son contenu :

[…] je doute qu’un auditeur non particulièrement captivé par le jazz contemporain ait pu, non pas être accroché par la musique, mais saisir toute l’importance des événements donnés à entendre ou, plus généralement, des événements auxquels il était fait allusion d’une manière ou d’une autre.

Pourtant, Ollier ne souhaite pas l’intervention d’experts pour fournir le contexte manquant. Pour lui, l’élitisme ressenti est souvent la faute aux professeurs. Il ne mâche pas ses mots à leur sujet dans ses notes d’écoute de l’Atelier #262, « Quelques hommages à la voix de ma mère » :

Qui nous délivrera des profs de Faculté ? Qui nous débarrassera, disait Bataille je crois [6], de la race des commentateurs de Kafka ? Est-ce vraiment – je me répète – le rôle de l’Atelier que de donner aussi souvent la parole aux tenants de cet élitisme universitaire dont une des fonctions les plus néfastes est de reconduire cette sacrée tradition du sérieux de l’Art et de la Pensée ? À qui s’adressent-ils, sinon – exclusivement – à leurs collègues éventuellement à l’écoute ? Et puis : dans quelle mesure un jeune écrivain ne peut-il donc se passer de leur caution ?

Informer l’auditoire est important pour Ollier, pourvu qu’on ne l’assomme pas avec du pédantisme ou de « l’universitarisme », comme il dit.

Malgré cette intention de représenter l’auditeur moyen, Ollier est, le plus souvent, un auditeur averti, un initié. Il n’arrive à endosser l’identité de l’auditeur moyen que dans deux ou trois cas, tels l’Atelier #257 sur l’écriture pornographique et l’Atelier #268 sur le théâtre de Jean Audureau. Mais le fait d’être lui-même dans la peau de l’auditeur moyen ne l’empêche pas d’offrir la même critique d’élitisme qu’ailleurs. À propos du programme sur Audureau, il pose la question suivante : « Pourquoi cette obstination de l’Atelier à ne fournir que parcimonieusement, voire pas du tout, un certain nombre de précisions qui seraient utiles à bien des auditeurs ? » En revanche, il se réjouit quand l’émission dose habilement les aspects didactiques ou théoriques avec juste ce qu’il faut en détails pour cet auditeur moyen non spécialiste, comme c’est le cas pour l’Atelier #257, rediffusion de « Pense Bêtes ».

3. Critiques générales : le traitement de l’objet sonore

Si Ollier se montre soucieux des effets du traitement du sujet sur l’auditeur moyen, ses commentaires sur le traitement de l’objet sonore relèvent plus souvent de ses propres bêtes noires. Dans ses notes d’écoute de l’édition de la rentrée, il identifie le traitement de l’objet sonore comme un des principaux défauts de l’esthétique de l’Atelier de création radiophonique :

[…] cette critique a trait à l’une des conséquences de sa conception même du continuum radiophonique comme « objet sonore » : celle qui conduit à mettre sur le même plan – la qualité, l’intérêt sonore – tous les énoncés, quelle que soit leur provenance. Comme s’ils étaient tous égaux devant la loi radiophonique. Je sais bien qu’acoustiquement, ils sont tous égaux. Et que chacun a bien le droit de s’attacher avant tout aux jeux issus de cette égalité. Mais ne risque-t-on pas, ce faisant, de perdre ce qui m’apparaît néanmoins comme l’essentiel : l’historicité des énoncés ?

Cette tendance au nivellement est souvent une source de critique. Par exemple, il n’aime pas du tout le traitement de la traduction simultanée dans l’Atelier #251 sur Albert Ayler :

N’est-il pas possible d’alléger la partie traduite, de façon à laisser plus souvent audible la voix originale, et surtout à ne pas aboutir à brouiller les deux de telle façon que les deux textes soient incompréhensibles ? C’est assez irritant, à la longue, de perdre sur un tableau sans beaucoup gagner sur l’autre.

S’il n’aime pas les traductions simultanées, il a en horreur la superposition des voix, un procédé qu’il caractérise comme presque toujours répréhensible. Voici son opinion de l’usage de cette technique dans l’Atelier #242 consacré à Ezra Pound :

Le résultat d’une telle superposition de bandes – souvent deux récitations plus un bruitage très intense – est de brouiller complètement le sens des textes, sans que de ce brouillage naisse d’autre sensation que fatigue ou exaspération. J’attends des arguments en faveur de ce système, n’en imaginant pas.

Ollier est à la recherche du contraste, de la variation, du relief. Il se montre admiratif quand une émission n’épouse pas cette esthétique de l’objet sonore pur. Tel est le cas pour l’Atelier #244 dédié à Denis Roche : « Il me paraît que dans cette affaire, la technique faisait ressortir, palpable, le râpeux de la matière, au lieu – comme souvent – de la fraiser et limer, pour ne rien dire des jours où elle la pulvérise. » Ou encore, cette description de l’Atelier #253, la création dramatique Rouge réalisée par René Jentet : « Le plus frappant est le relief du son, l’impression que le son a une forme à plusieurs dimensions figurées là dans ce qui est diffusé ; on le perçoit comme, pour l’œil, une sphère, ou un cylindre, ou une aiguille, ou un dé. » Il loue « l’extraordinaire densité des objets sonores non pas ici proposés, mais bien imposés ; plus exactement, leur compacité, la compacité des séquences, leur richesse dans la brièveté. » Ce sont les moments où l’Atelier de création radiophonique se montre novateur, prêt à prendre des risques avec la matière sonore, que préfère Ollier.

Ollier fait tout particulièrement attention aux qualités des voix qu’il entend. Elles peuvent, pratiquement à elles seules, assurer la réussite ou l’échec de l’émission. Pour l’Atelier #274, « Deixa falar », il dit ceci :

TOUTES les voix données à entendre étaient plaisantes. C’est là un point important : une émission intéressante peut être gâchée par une ou deux voix rébarbatives (je songe à plusieurs voix de type « hystérique » entendues cette année lors d’émissions consacrées à tel ou tel problème, et aussi à ces voix professorales qui débitent tout un discours d’une seule haleine en bafouillant ou grommelant, ce qui, pour moi, « casse » irrémédiablement un programme, si attachant qu’il ait été jusqu’alors).

Dans l’Atelier #250, le ton du récitant du texte d’Arnaldo Calveyra lui est insupportable : terne, monotone, avec quelque chose de compassé, de vieillot, dit-il. Mais dans d’autres cas, il fait l’éloge des voix entendues. Son appréciation favorable de l’émission sur Denis Roche est largement due à la voix de celui-ci « et ses exceptionnelles qualités radiophoniques, par opposition à celles d’autres excellents auteurs, mais plutôt assoupies ». Voix plaisantes ou tranchantes, Ollier aime toute voix qui ne relève pas de la monotonie.

La musique est un autre élément décisif dans le plaisir ou l’agacement qu’une émission lui procure. Il s’explique le mieux dans ses notes sur l’Atelier #249, « Our Musique, urmusik, our music ! », une émission dont il est un des producteurs :

Une constatation s’impose à l’audition : quels que soient les vertus ou les vices qui la marquent, son intérêt tient quasi uniquement à celui qu’on porte à la musique donnée à entendre. C’est elle là qui est la création, non le texte du livre, non le montage fait avec les entretiens et les documents. Si l’on est axé sur ce genre d’invention musicale contemporaine et qu’on le trouve effectivement inventif, voire passionnant, l’émission tout entière est reçue comme une réussite […] Si à l’inverse, ce genre de recherche et d’invention collective, assez proche par instants du free-jazz dans son esprit et sa lettre, laisse indifférent, alors tout s’écroule.

Les montages et fonds musicaux peuvent gâcher son plaisir, comme dans l’Atelier #266 où quelques mesures d’Archie Shepp collés comme fond d’ambiance sur le poème HOWL d’Allen Ginsberg lui laisse perplexe, ou bien ils peuvent représenter le seul beau moment de la soirée comme le chant turc dans l’Atelier #264. Le plaisir de l’écoute compte autant pour lui que le sujet traité.

4. Les trois types d’émission : le bon, le typique et le mauvais

 Ollier a tendance à écrire une bonne critique quand l’émission contient des traits qu’il considère typiques de l’ACR : « de la bonne fabrication, du bel objet sonore, du mixage créatif habile, du dosage équilibré ». Si ces critères sont satisfaits, alors il l’est aussi. Mais quand l’émission ne respecte pas ces attentes, il se montre soit particulièrement enthousiaste, soit extrêmement déçu. L’analyse rapide de trois émissions successives du mois de mai 1976 nous donnera un exemple de chaque cas de figure.

Ollier juge l’Atelier #271, intitulé « Masques et dé-masques, Carnaval à Limoux », comme une des trois émissions les plus réussies de la saison [7]. Il apprécie l’espace radiophonique qui s’édifie grâce à l’alternance de musiques et textes et la variété des éléments qui contribuent à la création d’une description située qui dépasse de loin le pittoresque ou le folklorique. Il applaudit également l’absence de pédantisme. Sa dernière phrase résume bien son appréciation très favorable : « Travail remarquable, donc, réalisation très intelligente, à la fois robuste et aérée, légère, dansante, apprenant beaucoup sans lourdeur ni passage à vide, et communiquant heureusement à l’auditeur la réjouissante euphorie des participants. » Comme pour d’autres émissions, c’est la présence de certains éléments comme la variation et la communication réussie du sujet et des émotions à l’auditeur, et l’absence d’autres éléments comme l’élitisme qui résultent en une excellente critique.

L’émission suivante, une rediffusion d’un Atelier sur Steve Reich, répond exactement à son attente :

[…] réalisée simplement, efficacement, sans coquetteries de la technique, elle initie de façon claire, accessible à tous, aux recherches déjà « classiques » en la matière d’un musicien dont la démarche d’approche des phénomènes musicaux est tout à fait intéressante, et, de plus, les résultats obtenus – sinon les « œuvres » – assez curieux, assez surprenants parfois, pour inciter l’auditoire à en connaître davantage sur tous ceux qui travaillent dans la même direction. Là, l’auditeur de bonne volonté apprend quelque chose, surtout celui qui est « contre » a priori.

Sans en être bluffé, Ollier est content de l’émission. Elle contient tous les éléments clés : la clarté, l’accessibilité, et la curiosité éveillée de l’auditeur moyen.

Après ces deux critiques favorables, on constate un contraste frappant avec ses notes sur l’Atelier #273, « Jean Rouch, Palabres ». Il l’attaque dès ses premières phrases :

Cet « essai » sur Rouche inaugure-t-il un nouveau genre d’émission ? C’est la première fois, à ma connaissance, qu’on en met une sur pied pour dévaloriser celui qui en est l’objet. Non pas pour critiquer, pour peser le pour et le contre honnêtement et sérieusement, mais bien dévaloriser, et ce de façon confuse, lacunaire, boiteuse, inintéressante.

Ensuite il s’exprime à titre personnel en donnant les deux raisons pour lesquelles il attendait avec plaisir l’émission : Rouch est un grand inventeur du cinéma, et Rouch est un excellent conteur. Pourtant on entend très peu Rouch s’exprimer dans l’émission. Ollier se demande alors pourquoi on a créé cette émission. Si c’était pour contester l’ensemble du travail de Rouch depuis 25 ans, dit-il, il aurait fallu le faire sérieusement, en entrant dans le vif du sujet. Il conclut ses notes avec des pensées pour ce fameux auditeur moyen :

D’abord déconcerté, bientôt révolté de ce « démolissage », je pensais à l’auditeur non prévenu, ignorant de quoi il était question, qui tournait peut-être en ce moment le bouton de son poste pour entendre semblable « exécution » du coupable. Il ne se dérangera sûrement pas pour aller voir un film de Rouch, à l’occasion !

Cette note d’écoute est particulièrement intéressante car Ollier y adopte trois points de vue différents. Par moments il est l’auditeur initié qui comprend bien l’esthétique de l’ACR et de ce fait est choqué qu’elle ne soit pas respectée ici, mais ailleurs il se présente comme un grand admirateur de Jean Rouch qui espérait prendre du plaisir à l’entendre s’exprimer sur son cinéma. Enfin, il se positionne en tant que l’auditeur « non prévenu » ou moyen qui ferait sans doute un trait sur Rouch après avoir écouté un tel programme.

Ces trois émissions ne représentent qu’un échantillon de la saison 1975-76 de l’ACR, mais les notes d’écoute à leur sujet contiennent les critiques les plus récurrentes faites par Claude Ollier. Satisfait quand l’émission respecte ce qu’il attend du programme, déçu quand elle ne respecte pas son traitement habituel du sujet, il écrit à la fois au nom de l’auditeur moyen et en son propre nom en tant qu’auditeur initié.

5. Ollier, l’écrivain et le traitement du texte

Il nous reste néanmoins à explorer un dernier point de vue souvent épousé par Ollier. Car malgré sa bonne expérience de la radio et sa place parmi les initiés de l’ACR, même s’il essaie de se mettre dans la peau de l’auditeur moyen, Claude Ollier est, avant tout, un écrivain. En tant que tel, il montre un intérêt tout particulier pour le traitement des écrivains et des textes littéraires, y compris les siens. Selon ses propres calculs, neuf émissions de la saison traitent de littérature [8]. Dans ses notes, il se montre sensible aux obstacles que la radio peut poser pour le traitement d’un texte littéraire. Parfois il s’agit d’un échec technique, comme dans l’émission sur Ezra Pound, ou d’un mauvais choix d’interprète vocal, comme c’était le cas pour le texte d’Arnaldo Calveyra. Mais d’autres fois, les résultats sont époustouflants. Ses commentaires sur Anna Livia’s Awake de Jean-Yves Bosseur, une création radiophonique inspirée d’un fragment de Finnegan’s Wake de James Joyce qui fait partie des sélections pour le Prix Italia que compose l’Atelier #241, est un bon exemple des résonances qu’il ne trouve que rarement entre le sonore et le scriptural :

C’est une sorte de roman des phonèmes, d’abord, et des syllabes, des morphèmes, nourri de micro-intrigues à dénouements étonnamment décalés : débouchant soudain dans l’ordre sémantique, par surprise. Et inversement ; le sens s’effritant et explosant, irrécupérable dans la nébuleuse sifflée, fricative, ou sourde, selon un lexique oublié. Typographie auditive à cheval sur l’acoustique, la phonologie, la phonétique, l’acte musical à l’état naissant, et aussi l’acte scriptural, bizarrement. Et c’est là un autre intérêt de cette composition, que d’avoir réussi à matérialiser, par le truchement de l’oreille, les phénomènes constitutifs de l’acte d’écriture: surgissement du trait, du point, du tiret, du segment de phrase soudain « dicté », de la rature, de l’espacement et de sa fonction décisive dans l’économie du texte.

Un « roman à phonèmes », une « typographie auditive », la matérialisation sonore de l’acte d’écrire, ce programme, démontré par les choix lexicaux d’Ollier, représente le mariage parfait entre un texte et son traitement radiophonique.

L’autre exemple d’une grande réussite du même type est l’Atelier #261, India Song de Marguerite Duras réalisé par Georges Peyrou. Ollier, qui connaît déjà le film, trouve que la radio s’avère un meilleur médium que le cinéma pour « un travail basé essentiellement sur la répartition des mots dans l’espace sonore ». Et il l’estime « une des choses les plus remarquables que j’aie entendues dans ce domaine ». Étant lui-même écrivain de radio, il montre un intérêt tout particulier pour des textes qui s’apprêtent bien au traitement radiophonique.

C’est aussi dans ses critiques des émissions littéraires que Claude Ollier nous révèle le plus clairement son propre talent littéraire. On l’a vu dans sa manière de décrire Anna Livia’s Awake. Mais c’est sans doute dans ses notes sur une autre émission consacrée à Duras, l’Atelier #260 intitulé « Marcher, danser, passer, parler, partir », que la valeur littéraire de son texte est la plus remarquable. Sa longue description de l’émission en termes religieux mérite d’être citée dans son intégralité :

On nous installe dans le chœur, d’emblée. On nous a fait l’honneur d’assister à l’office. On nous rappellera gentiment, de temps en temps, la faveur à nous faite. On marche à pas feutrés sous la voûte. Une surveillance discrète prévient tout éclat intempestif. Personne n’a envie de faire un éclat, on écoute attentivement le bref sermon de l’Ancien venu apporter la caution du Saint-Siège. Un agréable dispositif Son et Lumière dispense un bruit de vagues. Entre la Prêtresse, qui d’une voix simple, volontiers douce, qu’ascendant et prestige ont rôdée, circonscrit avec maîtrise le lieu du débat, le « périmètre où se coulent les histoires du Vice-Consul, de Lol V. Stein, de La Femme du Gange, d’India Song », tous êtres mythologiques dont l’Olympe semble bien connu des spectateurs, puisqu’aucune présentation n’en est faite, aucune explication génétique ou historique esquissée. Le seul commentaire autorisé est celui d’un Officiant au verbe lent, recherché, quelque peu exotique, dont le rôle est d’établir à chaque stade du rituel son point de raccordement avec les activités essentielles du monde profane actif à la périphérie du Temple, mais dont ne nous parvient heureusement aucune rumeur. Deux Vestales dialoguent en termes extatiques, par petites phrases étonnamment rythmées, par filets de voix étrangement émis et diffusés dans le silence propice. On est sous le charme, la subjugation captive et inhibe au point que tout fait de scandale paraît a priori exactement rejeté dans l’impossible, l’inaccessible, l’impensable au-delà hors du sacré périmètre. Ouvrir grand les portes, faire sonner les cloches, se moucher même relève de l’improbable absolu. Seul geste autorisé : faire craquer une allumette, la fumée s’élevant entre les colonnes comme douillet symbole d’accord : le texte passe entre les volutes avec la matérialité fascinante du signifiant à l’état pur. Bouches bées. Il va de soi qu’aucune identification n’est possible, aucune histoire, il n’était pas inutile de le rappeler cependant, pour les retardataires, les non-initiés, les marxistes repentis. Une longue récitation incantatoire est suivie d’une belle évocation d’un office antérieur, célébré dans un autre lieu. Intéressante recherche vocale avec le Grand Prêtre. Quête patiente, drôlatique, familière, imposant un respect accru. La grâce a touché l’auditeur depuis longtemps.

À la fin de sa critique, Ollier caractérise ce rituel durassien d’« étrange cérémonie » mais aussi de rare exemple de « communion textuelle ». Cette note d’écoute atypique est la preuve qu’une création radiophonique peut inspirer une création littéraire.

Conclusion

Que faut-il retenir des notes d’écoute de Claude Ollier ? D’une certaine manière, la réponse se trouve dans sa note pour l’édition de la rentrée. L’ACR a rompu avec ce qu’on faisait traditionnellement à la radio, mais il est devenu lui-même un système clos avec une écriture très codée. Pour Ollier il est temps que l’ACR s’interroge sur l’auditoire actuel aussi bien qu’envisagé, et qu’il renouvelle son esthétique : « On rêve alors d’une réalisation tout autre : dérangeante, agressive. Ce que demande la radio sans doute, aujourd’hui : de nouvelles formes créatrices d’émotion. » Mais ses notes d’écoute ne sont pas l’unique source de conclusions sur cette saison de l’ACR ; il y a aussi la correspondance entre Ollier et Alain Trutat. Le 28 juillet 1976, Trutat lui écrit pour lui demander ses classements et recommandations. Il reçoit une réponse quinze jours plus tard dans laquelle, en plus des catégories [9], Ollier offre des idées de types de programme à monter. Il déplore l’absence de thèmes scientifiques et d’émissions sur des grandes questions touchant à l’information à travers la Radio, la Télévision, la Presse. Il s’étonne aussi qu’il y ait si peu de fictions narratives. Et s’il ne parle pas à Trutat du besoin d’innovation comme il le fait dans ses notes, il y reprend un autre souhait pour l’avenir de l’ACR : un dialogue avec l’auditeur. Il dit qu’il faut « faire quelque chose pour tenter de mêler l’auditoire au débat ». Les notes d’écoute de Claude Ollier représentent une tentative pour franchir ce gouffre entre la radio et son auditoire. Elles sont une source très riche, à la fois pour une meilleure compréhension de l’Atelier de création radiophonique au milieu des années 1970 et pour des intérêts artistiques et priorités radiophoniques de Claude Ollier.

Bibliographie

Calle-Gruber, Mireille. « Claude Ollier. Quand le texte dresse l’oreille », dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 33-45.

Collomb, Michel. « “Matières à silence” : Claude Ollier au Süddeutscher Rundfunk de Stuttgart », dans Les écrivains et la radio. Actes du colloque international de Montpellier (23-25 mai 2002), Pierre-Marie Héron (dir.), Centre d’Étude du XXe siècle, Université Montpellier III/INA, 2003, p. 305-323.

Ollier, Claude. Notes d’écoute de la saison 1975-1976 de l’Atelier de création radiophonique, Fonds Claude Ollier, Département des manuscrits, Bibliothèque nationale de France, NAF 28509 (59-3).

—. Notes d’écoute de la saison 1976-77 de L’Autre Scène, Fonds Claude Ollier, Département des manuscrits, Bibliothèque nationale de France, NAF 28509 (59-3).

—. Cité de mémoire, entretiens avec Alexis Pelletier, Paris, P.O.L., 1996.

—. Hors-Champ (1990-2000), Paris, P.O.L., 2009.

Pibarot, Annie. « L’écriture radiophonique de Claude Ollier ou l’impossible coïncidence », dans Les écrivains et la radio, op. cit., p. 163-176.

Rosset, Christian, « Claude Ollier et la création radiophonique », dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, op. cit., p. 103-112.

Document 1 : La saison 1975-1976 de l’Atelier de création radiophonique

Numéro           Date de diffusion                   Titre

# 240               5 octobre 1975                       Contre-bandes

# 241               12 octobre 1975                     Italia

# 242               19 octobre 1975                     Ezra Pound liquide

# 243               26 octobre 1975                     Mille et trois différences

# 244               2 novembre 1975                   Décharge publique (Denis Roche)

# 245               9 novembre 1975                   Mohamed Philonardus El Mouhajir (rediffusion)

# 246               16 novembre 1975                 Tombeau de Ludovic

# 247               23 novembre 1975                Grandola (rediffusion)

# 248               30 novembre 1975                Réseau Ollier Navettes (rediffusion)

# 249               7 décembre 1975                   Our Musique, urmusik, our music!

# 250               14 décembre 1975                 Iguana iguana

# 251               21 décembre 1975                  My Name Was Albert Ayler (rediffusion)

# 252               28 décembre 1975                 Lettres ouvertes

# 253               4 janvier 1976                        Rouge

# 254               11 janvier 1976                      Pense Bêtes (rediffusion)

# 255               18 janvier 1976                      Le Voyage du vieux San Chin

# 256               25 janvier 1976                      Anti-légende du siècle

# 257               1er février 1976                      Mac à dames

# 258               8 février 1976                         Peinture/écriture

# 259               15 février 1976                       Tout est rose

# 260               22 février 1976                      Marcher, danser, passer, parler, partir: Marguerite Duras (rediffusion)

# 261               29 février 1976                       India Song (rediffusion)

# 262               7 mars 1976                            Quelques hommages à la voix de ma mère

# 263               14 mars 1976                          Chryssothemis (rediffusion)

# 264               21 mars 1976                          A.A.D.D (Diwan et Delta de André Almuro)

# 265               28 mars 1976                         À portée de texte

# 266               4 avril 1976                            Allen’s Apocalypse ou la chute de l’Amérique

# 267               11 avril 1976                          La Maison de verre (rediffusion)

# 268               18 avril 1976                          Audureau, Jean Théâtre

# 269               25 avril 1976                          Gloussoglossoglose, opérette philosophique

# 270               2 mai 1976                             Do you hear me better now? Herbert Marcuse

# 271               9 mai 1976                             Masques et dé-masques, Carnaval à Limoux

# 272               16 mai 1976                           Un processus graduel : Steve Reich (rediffusion)

# 273               23 mai 1976                           Jean Rouch, Palabres

# 274               30 mai 1976                           Deixa falar

# 275               6 juin 1976                             La bande témoin

# 276               13 juin 1976                           Mâle sans savoir qu’en faire (rediffusion)

# 277               20 juin 1976                           Opéra opéré (rediffusion)

# 278               27 juin 1976                           Page arrachée à un alphabet poétique et rural

Document 2 : Classifications envoyées à Alain Trutat le 11 août 1976

Essai de classement par genres

  1. Essais sur un problème d’actualité (10)

                        Radio              1

                        Sexe                3

                        Racisme          1

                        Politique          4

                        Délinquance    1

  1. Essais de (ou sur la) création « artistique » (20)

                        Musique          7

                        Littérature       9

                        Théâtre            1

                        Cinéma            1

                        Peinture           1

                        Philosophie     1

  1. « Dramatiques » (4)

(2 créations – 2 reprises)

  1. Essais sur une topographie (6)

(Couvent—Règne animal—Carnaval—Réseau postal—Jardin—Une société et sa musique)

Essai de classement par pays concernés

Portugal                      1          Politique

Grèce                          1          Littérature/Politique

Allemagne                  1          Philosophie

Brésil                          1          Société musicale

U.S.A.                        7          Radio-Sociologie-Poésie-Politique-Jazz

Yougoslavie (⅕)        1          Radio/Politique

Angleterre (⅕)          1          Radio/Politique

Belgique (⅕)              1          Radio/Politique

France                         28        Tous sujets précédents

(⅕ = ⅕ de programme)

Notes

[1] Toutes les citations des notes d’écoute font partie du Fonds Claude Ollier, Département des manuscrits, Bibliothèque nationale de France, NAF 28509 (59-3). Tous nos remerciements à Ariane Ollier, qui nous a permis de citer largement dans cet article les notes d’écoute de son père.

[2] Voir la liste chronologique des émissions, Doc. 1.

[3] Pour des études plus approfondies sur les pièces radiophoniques de Claude Ollier, voir les articles d’Annie Pibarot et Michel Collomb réunis dans Les écrivains et la radio, Pierre-Marie Héron (dir.), Montpellier, Presses de Montpellier III/INA, 2003, p. 163-176 et 305-323, et ceux de Mireille Calle-Gruber et Christian Rosset dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Rennes, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017.

[4] Claude Ollier, Cité de mémoire, entretiens avec Alexis Pelletier, Paris, P.O.L., 1996, p. 194-95.

[5] Les notes d’écoute pour la saison 1976-77 de L’Autre Scène se trouvent dans le même dossier du fonds Claude Ollier, cote NAF 28509 (59-3).

[6] Ollier répète cette citation dans Hors-Champ (1990-2000), Paris, P.O.L., 2009, l’attribuant cette fois-ci à Maurice Blanchot. Nous n’avons pas réussi à trouver la référence exacte.

[7] Les deux autres sont « Lettres ouvertes » et « Rouge ». Voir Doc. 1.

[8] Voir les classements par catégorie, Doc. 2.

[9] Voir Doc. 2.

Auteur

Carrie Landfried est Associate Professor of French and Francophone Studies à Franklin & Marshall College en Pennsylvanie, USA. Spécialiste du Nouveau Roman et surtout Nathalie Sarraute, elle a écrit sur son œuvre radiophonique et co-édité ses Lettres d’Amérique (2017, Gallimard), en collaboration avec Olivier Wagner du Département des Manuscrits de la BnF. Actuellement elle prépare, toujours avec Olivier Wagner, un volume de correspondance entre plusieurs auteurs du Nouveau Roman qui paraîtra chez Gallimard en 2020. Elle travaille également sur la traduction en anglais de deux textes de Sarraute, Lettres d’Amérique et Ouvrez.

Copyright

Tous droits réservés.




«Sans arrêt l’oreille doit être à nouveau conquise» : la radio au service du théâtre des paroles novarinien


En 1980, Valère Novarina propose à l’Atelier de création radiophonique sa première émission, significativement intitulée « Le Théâtre des oreilles ». La radio s’est en effet emparée très tôt de l’écriture dramatique radicale de ce jeune auteur qui peine à trouver son public, et dont l’œuvre se caractérise par son oralité et son rejet de l’idée de représentation. Jusqu’en 1998, date à laquelle le théâtre de Novarina sera révélé à un public plus large, l’Atelier de création radiophonique va ainsi devenir pour le dramaturge à la fois le lieu où affirmer les partis pris théoriques et esthétiques de son « drame de la parole » ; le laboratoire où mettre à l’épreuve son théâtre des voix ; et la scène sonore où créer quelques-unes des meilleures interprétations de ses œuvres.

In 1980, Valère Novarina gave the Atelier de Création Radiophonique his first radio program, which was significantly entitled “The Theater of the ears”. Indeed, radio quickly took over the radical dramatic writing of this young playwright struggling to find his audience, and whose work is characterized by orality and a rejection of the idea of representation. Until 1998, when Novarina’s work would reach a larger audience, the Atelier de Création Radiophonique thus became for the playwright the place to assert the theoretical and esthetical position of his “word drama” ; the laboratory where he could test his theater of voices ; and the sound stage where some of the best performances of his work were created.


Texte intégral

L’aventure radiophonique de Valère Novarina commence alors qu’il est très jeune, et elle décide de son avenir d’écrivain. Novarina a raconté à plusieurs reprises cette expérience fondatrice : il a quinze ans, et sur le poste à galène qu’il a fabriqué lui-même il capte avec ses écouteurs, une nuit, à la radio suisse romande, les notes d’une sonate de Beethoven. C’est à la suite de la vision éprouvée en écoutant ce morceau de piano à la radio qu’il rédige ses premiers écrits littéraires :

La pulsion d’écrire m’est venue de ce contact sonore. Quelque chose s’est déclenché, du côté du langage, par l’oreille. Depuis lors, dans chaque phase d’écriture intense, j’éprouve des sensations physiques particulières, une sorte de sensibilisation douce du côté de l’oreille : presque une caresse, comme un toucher [1].

De fait, tout au long de sa carrière d’auteur dramatique, Novarina n’a cessé d’affirmer son appartenance à la littérature orale, déclarant écrire pour la voix, mettre en scène « le drame de la parole [2] » et pratiquer l’écriture de façon à se délivrer de l’idée de représentation [3]. Dans un de ses tout premiers textes, Le Babil des classes dangereuses [4], dont le titre est en lui-même explicite, il met en scène les personnages de Bouche et Oreille. Novarina parle d’ailleurs de ce texte, qui date de 1972, non comme d’une pièce ou d’un livre mais comme d’un livret, impraticable sur scène, et à lire à haute voix [5]. Par la suite, il théorise abondamment l’art de l’écrivain et celui de l’acteur comme exploration, incorporation, mastication et profération de la matière du langage, un art du mouvement et de la danse des mots, autant que de l’espace et de la résonance produits par la parole émise. Il fait son théâtre de la combustion du verbe traversant les corps. On ne s’étonne donc pas que la radio ait accompagné la trajectoire de Novarina, qui faisait à la question « Vous considérez-vous comme un auteur de théâtre ? », la réponse suivante, qui semble décrire les composantes de l’écoute radiophonique :

Non. Je pense que j’essaye de faire des pièces de théâtre, que je n’y arrive pas, parce que je suis un aveugle : quand j’écris je ne vois rien. J’entends absolument tout, j’entends comment les choses doivent être dites mais je n’ai pas de représentation de la scène, alors ça se passe complètement dans le noir. On crée les choses beaucoup à partir de ses infirmités. J’ai une situation d’infirme par rapport au théâtre [6].

1. Une scène radiophonique pour porter atteinte au théâtre

Tel fut le point de départ. Il fallait ensuite qu’ait lieu la rencontre avec la radio. À cet égard, la situation des auteurs dramatiques face à l’Atelier de création radiophonique est particulière, puisque l’année même où celui-ci est créé, en 1969, se crée également le Nouveau répertoire dramatique, sous l’impulsion de Lucien Attoun [7]. C’est d’abord ce dernier qui propose à Novarina, en 1972, de diffuser sa première pièce, L’Atelier volant, que vient de publier la revue Travail théâtral [8]. La mise en ondes est assurée par Georges Peyrou, dans une version remaniée pour la radio par Novarina, et la réalisation [9], bénéficiant d’une remarquable distribution [10], est à la hauteur de cette première pièce ambitieuse. Sans chercher à tirer parti des ressources propres du langage radiophonique, elle présente néanmoins une dramaturgie des voix qui déploie la parole novarinienne dans la pluralité de ses dimensions, qui travaille les écarts avec les intonations et les interprétations attendues, qui invente un équivalent spatial, sonore, vocal et rythmique à l’étrangeté d’un texte frayant déjà très loin des côtes réalistes et des conventions dramatiques. L’émission n’appartenant pas au corpus de l’Atelier de création radiophonique, il ne s’agit pas ici d’en analyser plus longuement les procédés. Notons simplement, mais c’est essentiel, qu’en l’occurrence la radio s’empare immédiatement d’une œuvre déroutante (dont Jacques Sallebert, alors directeur de la Radiodiffusion, interdit la diffusion le 22 avril 1972, parce que la pièce est trop brûlante et critique sur le plan politique !), de l’œuvre d’un inconnu, un auteur dramatique qui n’a encore jamais été mis en scène, et qu’elle va répondre au désir de Valère Novarina d’écrire hors de l’économie du théâtre, ou contre le théâtre.

On ne peut en effet dissocier l’aventure radiophonique de Novarina de sa trajectoire d’auteur et d’homme de théâtre. Or l’autre épisode fondateur de la relation de Novarina à la radio est la mise en scène de L’Atelier volant, sa première pièce donc, en 1974, par Jean-Pierre Sarrazac [11]. Elle est à l’origine d’un malentendu profond entre les deux hommes [12], et Novarina, ne supportant pas d’être chassé des répétitions, écrit alors en deux jours la Lettre aux acteurs [13] : ce pamphlet, qui fait le procès des metteurs en scène, énonce une nouvelle théorie de l’acteur qui remet celui-ci au centre du phénomène théâtral et au centre du texte lui-même. Le spectacle de L’Atelier volant connut ensuite un accueil particulièrement houleux et les rapports dégénérèrent à l’intérieur de la troupe.

Cette première expérience violente du passage de son texte à la scène conduit alors Novarina à écrire contre le théâtre, contre l’économie des spectacles dramatiques : économie temporelle (un spectacle ne doit pas excéder une certaine durée), économie de personnel (il doit comporter un nombre de personnages réduit), économie spatiale (peu de changements de lieux, comptabilité des entrées et sorties), etc. Le Babil des classes dangereuses, rédigé après L’Atelier volant, met en scène 257 personnages, dans des lieux impossibles, dans une longueur de texte impossible ; La Lutte des morts [14] nomme 1000 personnages et fait 200 pages, Novarina écrit aussi ce texte avec la volonté de produire une œuvre impossible à mémoriser ; enfin Le Drame de la vie [15] culmine à 2587 personnages – même si le terme de personnages ne convient plus, puisqu’il s’agit plutôt d’entités vocales surgissant le temps d’une réplique et disparaissant aussitôt. Ainsi s’ouvre la période des écrits utopiques de Novarina, des textes démesurés qui tournent le dos au plateau. Cette période correspond également pour l’auteur à une traversée du désert, à la fois scénique et éditoriale. Ses textes sont refusés partout, entre 1972 et 1978, et la véritable percée scénique de l’œuvre novarinienne n’interviendra qu’en 1984, lorsqu’André Marcon la fera entendre [16].

Ajoutons enfin, pour achever cette présentation du contexte général dans lequel se développent les relations entre Novarina et l’Atelier de création radiophonique, qu’au-delà du cas particulier de Valère Novarina, les années 70-80 correspondent à une époque sombre pour les auteurs dramatiques : d’une part les « grands » metteurs en scène entrent en action ; d’autre part, de Grotowski à Mnouchkine, le statut du texte sur scène change radicalement ; enfin le théâtre se voit placé sous le régime du visuel, au détriment de la dimension sonore, par la primauté donnée à la mise en scène et à la « co-présence active, physique, des acteurs et du public », comme l’a analysé Marie-Madeleine Mervant-Roux [17]. Durant cette période, la radio devient le refuge des auteurs et des textes, elle continue de la sorte à assurer sa fonction de laboratoire du théâtre contemporain, en y ajoutant celle d’éditeur, comme en témoigne Liliane Atlan :

Après 68, il s’est passé qu’on aurait pu mourir, il y a eu une série d’années noires pour les auteurs dramatiques, il suffisait d’être auteur dramatique pour être piétiné, et à ce moment-là, France Culture […] nous [a] permis de survivre, la diffusion sur France Culture était devenue une forme d’édition, et je dirais même la seule forme d’édition où on puisse encore jouir d’une vraie liberté [18].

Novarina entérine ces propos, déclarant : « C’était une époque où France Culture (avec Alain Trutat, Lucien Attoun) jouait un rôle important pour nous tous : la radio était le premier endroit où l’on pouvait faire entendre ses textes [19] ».

C’est donc dans ce contexte que l’Atelier de création radiophonique ouvre ses portes à Novarina, en 1980. Le compagnonnage entre l’ACR et l’œuvre de Novarina donnera lieu à huit émissions, échelonnées entre 1980 et 1994. Pourquoi s’arrête-t-il en 1994 ? En 1989, Novarina met en scène Vous qui habitez le temps au Festival d’Avignon ; puis en 1991 Je suis au Théâtre de la Bastille, et en 1995 il monte La Chair de l’homme au Tinel de la Chartreuse à Avignon. À partir de là, les créations s’enchaînent, d’autant qu’en 1998 la mise en scène de L’Opérette imaginaire [20] par Claude Buchvald conquiert soudain à Novarina un public élargi. Les créations radiophoniques cessent dès lors que l’auteur trouve à s’exprimer directement sur la scène. Si Novarina reste très présent sur les ondes (le catalogue de l’Inathèque affiche 290 notices lorsqu’on tape son nom), c’est désormais par le biais des entretiens, régulièrement programmés à l’occasion de la publication de ses livres ou de la création de ses spectacles.

La radio, et plus particulièrement le Nouveau répertoire dramatique et l’Atelier de création radiophonique, auront donc pleinement joué leur rôle de têtes-chercheuses, d’éclaireurs, de diffuseurs, de promoteurs, de tremplins d’une œuvre radicale qui a mis presque vingt ans à trouver son public au théâtre.

2. La radio comme laboratoire et mise à l’épreuve d’une écriture d’oreille

Comment Novarina s’est-il emparé du médium radiophonique ? Quelles fonctions la radio a-t-elle rempli à l’égard de l’œuvre novarinienne ? En réalité, sur les huit émissions réalisées, deux seulement sont le fait de Novarina lui-même, la première et la dernière. Elles se démarquent nettement des autres, et attribuent deux fonctions distinctes à la radio. En 1980, Novarina aborde la radio à la fois comme un lieu et un outil d’expérimentation, comme un laboratoire et une mise à l’épreuve de son langage. Carte blanche lui est donnée par Alain Trutat pour réaliser une émission qu’il intitule Le Théâtre des oreilles. Elle dure plus de deux heures et s’est constituée à partir de quatre séances d’enregistrement au studio 110 de la Maison de la Radio.

À cette époque, Novarina expérimente divers supports artistiques qui sont à la fois des prolongements et des dérivatifs de son activité d’écriture. Il a commencé à dessiner en 1978 mais c’est en 1980, la même année que cette première émission radiophonique, qu’il se livre à ses premières performances de dessin en public [21], performances qu’il appelle des crises de dessin. Or l’émission radiophonique va lui permettre de plonger plus avant dans l’univers sonore qu’il a déjà commencé à travailler par l’écriture, de développer ses recherches sur l’oralité et la voix, et de tâter du langage instrumental. Il s’enferme donc dans le studio 110 avec ses livres, La Lutte des mortsEntrée de l’homme de Valère dans le Théâtre des oreillesNaissance de l’homme de V., et des instruments : « piano, célesta, xylophone, violon, trompes, contrebasse, flûte, cor, guitare, clarinette, accordéon, voix, pieds, mains [22] ».

L’émission, expérimentale, se présente comme une immersion sonore dans un milieu – acoustique – où les frontières entre langage instrumental, langage verbal et langage vocal tendent à se dissoudre, où Novarina travaille les traversées de l’un à l’autre, les frottements : pour sortir la voix de son insularité, comme il œuvre dans ses textes à sortir le verbe de son carcan signifiant ; pour mettre en présence, comme les protagonistes d’une pièce, les différents régimes de la parole et de la voix, du bruit au son, du son au mot, du mot à la modulation, etc.

Dans La Lutte des morts, il a porté à son paroxysme une écriture visant à déstabiliser perpétuellement la lecture et l’audition, à maintenir lecteur et spectateur sur le qui-vive. L’idée centrale de ce texte était de supprimer toute perspective sémantique, sonore ou rythmique, en se fixant l’objectif fou d’écrire une langue faite d’hapax, une langue qui en finirait avec « ses refrains, son vieux système stupide d’écho [23] ». La méthode appliquée était la suivante : « […] une méthode à faire dire à sa bouche tout ce qu’elle veut. Il voulait la plier, la travailler, la soumettre tous les jours à l’entraînement respiré, l’affermir, l’assouplir, la muscler par l’exercice perpétuel – jusqu’à ce qu’elle devienne une bouche sans parole, jusqu’à parler une langue sans bouche [24] ». Son émission radiophonique prolonge et amplifie cette recherche méthodique, en tressant à ses textes sa propre voix et celle des instruments qu’il manipule, en explorant toutes les possibilités expressives et discordantes, c’est-à-dire échappant aux cadences et aux harmonies préétablies, de ces trois langages.

En somme Le Théâtre des oreilles élargit la pulsion expressive au corps entier de l’auteur, en prolongeant ses attributs (bouche, mains, pieds) par les instruments et en permettant à l’ensemble des sons émis de résonner dans l’espace. Le Théâtre des oreilles devient, matériellement, une scène et une mise en scène sonore où peut s’incarner la page écrite ; c’est l’unique possibilité offerte à Novarina de se faire homme-orchestre de son œuvre, et de lui donner, sans l’intermédiaire des acteurs et des musiciens, un corps sonore dans l’espace et le temps. On sait que Valère est un acteur empêché [25], un danseur empêché, peut-être un musicien empêché. Dans le cadre spatial, temporel et acoustique du studio 110, plus rien ne l’empêche. L’émission est une performance physique, à l’image des lectures-marathon que Novarina a inaugurées en 1972 et qu’il va poursuivre au long des années 1980. Le mot Théâtre du titre est donc à prendre au pied de la lettre, un théâtre de la dépense respiratoire et articulatoire, de l’athlétisme pulmonaire et vocal.

De fait, dans ses expériences sonores, Novarina s’inscrit sans aucun doute dans les pas de deux illustres devanciers. En explorant les possibilités expressives de la voix hors du mot, en conduisant l’oreille aux limites des cris et des bruits qu’il tire de son appareil phonatoire et des instruments, il évoque l’émission d’Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu : réalisée en 1947, elle est finalement diffusée en 1973 et Novarina n’a pu que l’écouter. On sait la place qu’occupe Artaud dans son œuvre, Artaud à qui il consacre une année entière et son mémoire de Master en 1965. L’autre grand aîné est Jean Dubuffet, avec qui Novarina engage une correspondance nourrie à partir de 1978 [26]. Dubuffet, grand défigurateur de l’image humaine, pour reprendre une expression chère à Novarina, s’est aussi aventuré du côté de la défiguration de l’écrit. En 1960 il fait paraître La Fleur de barbe [27], qu’il met en ondes en 1961, dans une émission [28] où on l’entend dire son texte, qu’il tresse déjà dans un réseau serré d’échos, d’improvisations musicales, de bruitages vocaux et de contrepoints sonores. Comme Le Théâtre des oreilles, La Fleur de barbe tient autant de la performance physique éprouvante que de l’émission radiophonique. Dubuffet, par ailleurs prévenu par Novarina de la diffusion du Théâtre des oreilles, lui en fera compliment :

Et le dimanche 22 juin la longue fête à France Culture, je l’ai trouvée excellente, très étonnante et régalante. Les séquences de musique m’ont paru de même farine que les musiques que j’ai faites moi-même naguère. Votre idée qu’on est jeté non dans un monde mais dans une langue, que c’est la langue et non un sang qui coule dans nos veines, est on ne peut plus fondée. Reste à tirer parti de ce faux sang [29].

On aura compris que Novarina s’intéresse de façon essentielle à ces questions de pratique du souffle, et de passage entre le souffle et la parole, entre le souffle et la pensée. Il ramasse sa pratique d’écrivain dans cette formule : « Écrire comme un expiré » et décrit ainsi le besoin qui le pousse à dire ses textes à haute voix :

Impression grandissante de folie, de forcer le monde à entendre une autre langue. Comme un sacrifice. J’offre une maladie. Besoin physique, après le livre qui s’écrit toujours en silence, de donner une lecture pour achever l’expulsion et réapprendre à souffler. […] Il ne s’agit pas d’interpréter, de diffuser oralement le texte écrit mais de pratiquer une expérience mentale d’expiration, comme un qui serait à chaque fois obligé de se nourrir de sa propre parole [30].

Cette théorisation intervient entre 1972 et janvier 1980, donc avant la réalisation du Théâtre des oreilles, dont on a vu que les enjeux dépassent de beaucoup la lecture des textes.

3. Le jeu radiophonique du théâtre novarinien : de l’expérimentation à l’affirmation d’un canon

En réalité c’est après 1980, dans les émissions suivantes, que l’Atelier de création radiophonique va réellement faire entendre l’œuvre novarinienne et donner la possibilité aux auditeurs de faire l’expérience, en temps réel, c’est-à-dire aussi en souffle et en oreille réels, de ces plongées dans une autre langue, de ces traversées respiratoires et verbales. Là où Novarina ne faisait entendre que des bribes de ses écrits, entrecoupées ou chevauchées par des compositions instrumentales, les émissions postérieures consacrées à son œuvre ont en commun de faire entendre les textes dans leur quasi-totalité et dans leur continuité, en dépit des coupes nécessaires pour ne pas excéder les heures d’antenne attribuées. Surtout, Novarina y procède en quelque sorte à une délégation de sa voix. Désormais, ce sont des acteurs qui prennent en charge ses textes. Sur les ondes vont s’élaborer les modes de jeu du théâtre novarinien qui s’imposeront ultérieurement sur les scènes.

En 1982, Jean-Loup Rivière crée Le Monologue d’Adramélech, tiré du Babil des classes dangereuses, dans une mise en ondes inégalée [31]. Cette fois les moyens propres de la radio sont exploités au profit du texte : la déformation des voix des acteurs, rendues enfantines, suraiguës et asexuées, leur « artificialisation » par la technique sonore, les effets d’échos et de superposition vocale, travaillent dans le sens de l’anti-réalisme du texte, de son refus de la représentation, de son tressage prosodique, et contrastent d’autant avec l’émergence de la voix d’Adramélech. À cet égard, l’émission de Rivière propose aussi un chef-d’œuvre de diction : entouré de Clothilde Mollet, Christian Rist et Gérard Wajeman, Alain Cuny y interprète Adramélech, ce roi biblique figurant aussi le roi du drame face à un monologue d’une longueur inhumaine. Son entrée a été annoncée en début d’émission par une musique de péplum digne des meilleures reconstitutions hollywoodiennes, qui vient rendre au Babil des classes dangereuses sa dimension burlesque et ludique. Mais la performance de Cuny constitue une sorte d’hapax historique de l’interprétation novarinienne, dans la mesure où il est le seul à avoir mis le texte à l’épreuve de la lenteur et des silences – prenant le contrepied du tempo virtuose, de la prouesse articulatoire et de la cadence étourdissante qu’adopteront par la suite les comédiens dans les spectacles de Novarina. Pas une syllabe qui ne soit investie de la masse physique de l’acteur, du grain de sa voix et de son souffle très audible, et ne s’en trouve prodigieusement incarnée, charriant avec elle toute une profondeur imaginaire. L’écriture de Novarina, soumise à cet inhabituel ralentissement qui équivaut à une mise à nu, ne perd rien de son rayonnement poétique et signifiant, de sa force d’étrangeté ni de sa puissance évocatrice. Au contraire, sa densité sonore et prosodique éclate.

Puis c’est en 1986 que René Farabet met en ondes Pour Louis de Funès [32], dans l’interprétation d’André Marcon, avant de réaliser en 1989 l’enregistrement radiophonique du Discours aux animaux [33], à nouveau interprété par Marcon (il s’agit en réalité d’une émission hybride, composée pour la première partie d’une captation de la performance de l’acteur à Saint-Émilion en juillet 1987, et pour la seconde partie d’un enregistrement de 1989 en studio). Pour ces deux émissions, Farabet se borne à capter et diffuser le jeu essentiellement vocal de Marcon, sans aucun recours à des procédés spécifiquement radiophoniques. Le canon du jeu novarinien « classique » se met en place, fait d’austérité (accentuée par un plateau absolument nu et par le pardessus sombre qui revêt Marcon et masque son corps) et d’une économie du geste tout entière tournée vers la mise en relief du seul texte, un jeu qui, curieusement, est presque un jeu radiophonique dans la mesure où il rejette tout effet scénique autre que la corporalité et la vocalité de l’acteur engagé dans la profération du texte. Sans cesse reprise au théâtre depuis sa création [34], la performance d’André Marcon dans Le Discours aux animaux est devenue un modèle d’interprétation du texte novarinien, une référence qui restera historiquement attachée à l’œuvre. Ici, voix du texte, voix de l’acteur à la radio et au théâtre ne font plus qu’une, formant un exemple assez rare de coïncidence des voix et de leur passation au travers des médias successifs.

Il convient d’ajouter à cette liste, bien que l’émission n’ait pas été réalisée dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique mais du Nouveau répertoire dramatique, la création du Repas, en 1995, sous la direction de Claude Buchvald, dans une réalisation de Jacques Taroni [35]. À l’instar d’Adramélech, cette mise en ondes est remarquable, et la particularité du contexte radiophonique, la prise de risque de cette captation en direct et qui était jouée en public, ont permis aux comédiens de trouver un équilibre parfait entre fantaisie interprétative et virtuosité de la diction, splendeur sonore et vélocité rythmique, concentration et circulation des voix. Valère Novarina participe à cette création, endossant à nouveau sa casquette de lecteur, puisqu’il profère la longue liste liminaire et la liste finale. Dans ce dernier exemple, le dispositif de la dramatique réalisée en public et en direct démontre à nouveau que, dans le cas d’un théâtre de paroles comme celui de Valère Novarina, radio et théâtre tendent à se confondre : ici le théâtre se réalise pleinement dans la radio, et l’on se souvient de la définition que donne Novarina des acteurs et des spectateurs : « il y a ceux qui parlent et ceux qui viennent regarder parler, regarder la parole [36] ».

Dans le cas de Novarina, la radio aura ainsi permis aux textes, avant que le théâtre ne s’y risque, de déployer dans l’espace et le temps la parole comprimée sur la page, d’en faire entendre la force orale, le mouvement, la rythmique interne, la substance sonore. Or il faut l’avouer, sans ce passage par l’oral, sans la transmission de cette clé rythmique et intonative que Cuny, puis Marcon et la troupe de Buchvald ont su trouver, il est très difficile de s’aventurer dans la forêt novarinienne. L’Atelier de création radiophonique aura joué un rôle décisif, de courroie de transmission et de mise à l’épreuve des textes, entre l’auteur, les interprètes et les auditeurs, et elle est directement responsable de l’ouverture de Novarina à un plus vaste public, puisque c’est la réussite du Repas à la radio qui persuada la troupe de monter le spectacle l’année d’après à Beaubourg, et que cette mise en scène permit ensuite de monter L’Opérette imaginaire.

Il faut également saluer l’intrépidité de l’Atelier de création radiophonique qui, dans cette politique de promotion des auteurs contemporains, ne mit pas en ondes ce qu’il y a de plus facile à entendre mais au contraire, du moins dans le cas de Novarina, les morceaux de bravoure, et les plus indigestes : le monologue d’Adramélech, le plus long monologue de tout le théâtre français, écrit, selon Novarina, « dans la volonté d’épuiser l’acteur, de le pousser à bout [37] » ; Le Discours aux animaux, roman théâtral insaisissable se traduisant là encore par un immense monologue ; et la prodigieuse liste des choses à manger que développe Le Repas sur des dizaines de pages.

4. Un aperçu radiophonique de l’atelier du créateur

Ces réalisations diffèrent donc de celles que produit Novarina, en 1980 et en 1994, et j’en viens à cette dernière collaboration entre l’auteur et l’Atelier de création radiophonique. En 1994 Novarina crée Les Cymbales de l’homme en bois du limonaire retentissent, une émission de deux heures [38]. Comme pour Le Repas, le texte est issu de l’une des quatre gigantesques listes qui étayent La Chair de l’Homme, la rosace de la Loterie Pierrot. Il est égrené par Jean-Marie Patte, de façon délibérément lente et avec une platitude recherchée. À l’instar du Théâtre des oreilles, ce nouvel « essai radiophonique », comme le désigne Novarina, ne fait pas entendre le texte en continu. Novarina ne cesse d’y intervenir, d’en interrompre le déroulement, de la même façon qu’il tressait la lecture de ses extraits avec ses improvisations musicales et buccales dans la première émission. Cette fois, il insère dans la lecture de Jean-Marie Patte tout le matériau sonore dont il s’est inspiré pour nourrir et écrire cette liste. On entend tour à tour des chansons de Jean Liardet, homme du Chablais et grand ami de Novarina ; des bruits de la Foire de Crête ; les voix des animateurs de stand et notamment celle de la sœur de Gugusse qui faisait tourner la roue de la Loterie ; de la musique émanant des musiciens et des divers stands ; un accordéon ; des bruits d’animaux ; la voix du fameux Gugusse ; la musique du limonaire du manège Dufaud. Ce n’est donc pas tant le texte qui ressort, que ce matériau vivant, mouvant, cet écheveau de sons que l’écriture a entrepris à la fois de capter et de démêler. Loin de mettre en scène son texte pour en faire entendre la vertigineuse virtuosité, Novarina au contraire, via la lecture de Jean-Marie Patte, l’arythmise et l’aplanit volontairement, utilisant la radio pour remonter aux sources sonores de la liste, faire entendre l’univers bruissant de la foire de Crête. L’auditeur a ainsi l’impression d’entrer, concrètement, dans la fabrique du texte, et d’assister à l’incroyable processus de mise en mots silencieux de cette énorme masse sonore. La radio fait entendre l’arrière-plan de la langue de Valère, révèle les coulisses de son écriture, comme si elle faisait entrer dans son atelier.

Pour Novarina, la radio joue alors aussi le rôle d’un Conservatoire, ou d’un réservoir de ces bruits, de ces sons et de ces milliers de noms qu’il a si patiemment récoltés auprès des gens du pays, conservatoire des voix et des accents, des patois et des parlers des habitants du Chablais. Par la radio, il donne accès à des archives sonores qu’il n’a fait entendre nulle part ailleurs : dans une autre émission [39] on entend les chants des paysans de Trécout, la voix de sa mère, celle de Louis de Funès, le yiddish de Leile Fischer et de Léon Spiegelmann.

Novarina n’aura donc pas employé le médium radiophonique à seule fin de diffuser ses propres textes (on tombera d’accord, de ce point de vue, que Le Théâtre des oreilles était plutôt de nature à faire fuir l’auditeur ordinaire) : ce sont d’autres réalisateurs qui les auront fait entendre. Il n’aura pas exploité ou repris dans ses mises en scène les possibilités techniques du langage radiophonique dont certaines réalisations avaient démontré les ressources expressives, dramatiques et poétiques. Il n’aura pas non plus investi la radio pour développer une écriture spécifiquement radiophonique, à l’instar d’autres auteurs de cette époque, de Sarraute à Perec, de Butor à Prigent. Mais il a intégré la radio dans son processus d’écriture, soit pour confronter sa création verbale à d’autres expressions sonores, soit, en aval de ses textes, pour garder trace de leur genèse et remettre le texte à l’épreuve de la richesse phonique du réel. En cela, il a joué de la radio comme d’un instrument d’exigence et de vigilance à l’égard de sa propre écriture, s’appliquant à lui-même la mise en garde qu’il formule, en 1992, dans une émission qui n’est pas l’Atelier de création radiophonique mais Le bon plaisir : « On est naturellement sourd, naturellement redevenant sourd tous les jours, fabriquant nous-mêmes de la surdité et de la mort ; sans arrêt l’oreille doit être à nouveau conquise, l’oreille, c’est-à-dire l’ouverture d’un espace [40]. »

Notes

[1] Alain Berset (dir.), Valère Novarina, théâtres du verbe, Paris, José Corti, 2001, p. 353 ; Marion Chénetier-Alev et Valère Novarina, L’Organe du langage c’est la main [entretiens], Paris, Argol éditions, 2013, p. 10.

[2] V. Valère Novarina, Le Drame dans la langue française, Paris, Christian Bourgois, 1978 ; Le Théâtre des paroles, Paris, P.O.L, 1989.

[3] V. Valère Novarina, Le Drame dans la langue française, op. cit., p. 41 et 56 ; Pour Louis de Funès, dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 124 et 127.

[4] Valère Novarina, Le Babil des classes dangereuses, dans Théâtre, Paris, P.O.L, 1989.

[5] Archive INA n° PHD99229601, « Démarches », émission produite par Gérard-Julien Salvy pour France Culture, enregistrée le 9 février 1978.

[6] Archive INA n° PHD98042222, « Du jour au lendemain », émission réalisée par Georges Haddadène, produite par Alain Veinstein et François Poirié pour France Culture, enregistrée le 1er janvier 1987.

[7] V. Pierre-Marie Héron, « Lucien Attoun, prospecteur du théâtre contemporain », dans Le Théâtre à (re)découvrir, Witold Wołowski (dir.), Peter Lang, 2 volumes, 2018, vol. I, p. 15-47.

[8] L’Atelier volant a été publié pour la première fois dans la revue Travail théâtral (Lausanne, Éditions La Cité), n°5, 1977.

[9] Archive INA n° PHD99218510, « L’Atelier volant », une émission du Nouveau répertoire dramatique, réalisée par Georges Peyrou, et produite pour France Culture par Lucien Attoun, enregistrée le 26 janvier 1972.

[10] Les interprètes en sont Tsilla Chelton, Marcel Maréchal, Jean Bolo, Colette Bergé, Bérengère Dautun, Rosy Varte, René Jacques Chauffard, Jean Martin et Denis Manuel.

[11] L’Atelier volant de Valère Novarina, mise en scène de Jean-Pierre Sarrazac, création le 25 janvier 1974 au Théâtre de Suresnes Jean Vilar.

[12] Pour un historique de cette première mise en scène, v. L’Organe du langage c’est la main, op. cit., p. 49-55.

[13] Lettre aux acteurs, dans Le Théâtre des paroles, op. cit.

[14] Valère Novarina, La Lutte des morts, dans Théâtre, op. cit.

[15] Valère Novarina, Le Drame de la vie, Paris, P.O.L, 1984.

[16] André Marcon interprétera Le Monologue d’Adramélech dans une mise en scène de Christian Rist, au festival de La Rochelle, création le 4 juillet 1984.

[17] Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Pour une histoire des disques de théâtre », Le son du théâtre 1. Le passé audible, Théâtre/Public n°197, Gennevilliers, 2010, p. 69.  

[18] Liliane Atlan, archive INA n° PHD99236173, « Colloque Théâtre et radio », Nouveau répertoire dramatique, émission réalisée par Évelyne Frémy, produite par Lucien Attoun, diffusée le 13 novembre 1980 sur France Culture.

[19] Valère Novarina, Marion Chénetier-Alev, L’Organe du langage c’est la main, op. cit., p. 40.

[20] L’Opérette imaginaire de Valère Novarina, mise en scène de Claude Buchvald, création le 21 septembre 1998 au Quartz de Brest.

[21] À la galerie MEDaMOTHI à Montpellier le 2 avril 1980 ; à la galerie Art Contemporain-Jacques Donguy à Bordeaux, les 11 et 12 juin ; à la galerie Arte incontri, Fara Gera d’Adda, en Italie, le 14 décembre.

[22] Archive INA n° PHD86076547, « Le Théâtre des oreilles », émission réalisée par Valère Novarina pour l’Atelier de création radiophonique, produite par Alain Trutat, diffusée le 22 juin 1980.

[23] Le Drame dans la langue française, op. cit., p. 51.

[24] Valère Novarina, Entrée dans le théâtre des oreilles, dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 67.

[25] Il échoue au Conservatoire en 1962, mais il écrit en 1972 : « Acteur, je n’ai jamais été que ça. Non pas l’auteur mais l’acteur de mes textes, celui qui les soufflait en silence, qui les parlait sans un mot » (« Carnets », dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 85).

[26] Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, Paris, L’Atelier contemporain, 2014.

[27] Édition d’auteur limitée à 500 exemplaires, texte imprimé sur papier vélin Arches par l’imprimerie Duval.

[28] Archive INA n° PHD99280548, « La Fleur de barbe », émission produite et réalisée par Jean Dubuffet, diffusée le 1er janvier 1961.

[29] Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, op. cit., p. 17.

[30] « Carnets », dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 86-87.

[31] Archive INA n° PHD98023935, émission « Abécédaire », produite et réalisée pour l’Atelier de création radiophonique par Jean-Loup Rivière, enregistrée le 1er janvier 1982.

[32] Archive INA n° PHD98038939, « Suite Valère Novarina », émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée par Monique Burguière et René Farabet, enregistrée le 1er janvier 1986.

[33] Archive INA n° 00388810, « Le Discours aux animaux de Valère Novarina », émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée René Farabet, enregistrée le 1er janvier 1989.

[34] La pièce a été créée par André Marcon au Théâtre des Bouffes du Nord, le 19 septembre 1986. Au moment où s’écrit cet article, en décembre 2018, la dernière représentation d’André Marcon dans Le Discours aux animaux date d’août 2018, au colloque Valère Novarina de Cerisy, plus de trente ans donc après sa création.

[35] Archive INA n° 00029342, « La Chair de l’homme : Le Repas », émission du Nouveau répertoire dramatique réalisée par Jacques Taroni et produite par Lucien Attoun, dans une dramaturgie de Claude Buchvald, diffusée le 13 mai 1995.

[36] Archive INA n° 00755749, Le Bon plaisir, émission produite et réalisée par Yvonne Taquet pour France Culture, enregistrée le 17 septembre 1992.

[37] « Abécédaire », émission citée.

[38] Archive INA n° 00599102, Les cymbales de l’homme en bois du limonaire retentissent, émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée par Valère Novarina, enregistrée le 20 mars 1994.

[39] « Le Bon plaisir », émission citée.

[40] Ibid.

Auteur

Marion Chénetier-Alev est maître de conférences en études théâtrales à l’École Normale Supérieure d’Ulm,  membre de l’UMR 7172 THALIM-Arias (CNRS). Ses recherches portent sur la stylistique et la dramaturgie des écritures dramatiques modernes et contemporaines ; sur la théorie et la poétique du travail de l’acteur ; sur l’histoire et les enjeux de la critique dramatique ; ainsi que sur les liens entre théâtre et radio, et l’histoire sonore du théâtre. Auteur de L’Oralité dans le théâtre contemporain (Éd. Universitaires Européennes, 2010), elle a également publié un livre d’entretiens avec le dramaturge Valère Novarina, L’Organe du langage, c’est la main (Argol, 2013) ; dirigé des collectifs sur la critique dramatique (PUFR, 2013), l’histoire sonore du théâtre (Éditions Ulm, 2017), et le jeu de Maria Casarès (RHT, 2018). Traductrice, elle a également co-publié l’édition scientifique et bilingue du Théâtre des Fous d’E. Gordon Craig (IIM/L’Entretemps, 2012).

Copyright

Tous droits réservés.