Raconter l’inimaginable : long format pour micro-histoires. Récit de la pandémie dans le New York Times Magazine


Cet article analyse la couverture de la pandémie de covid-19 dans la production hebdomadaire du New York Times Magazine sur une période d’un an. Partant de l’hypothèse que les articles en “long format” de ce média portent un autre regard sur une actualité qui lutte avec un événement inédit, l’étude tente de repérer les stratégies mises en œuvre pour participer à l’écriture du récit pandémique et médiatique. Après un relevé des paramètres relatifs à la temporalité et à la spatialité de la crise, un examen de la littérarité des reportages (textes et images) permet d’affirmer que ces micro-histoires confèrent une densité au réel, utile à sa compréhension. Leur « granularité » et « cristallisation » mettent en valeur les fonctions documentaire (témoignages), démocratique (diversité), thérapeutique (empathie) des longs formats, autrement dit leur valeur mémorielle, inclusive, et curative. Une telle approche permet d’aborder le récit en réinvestissant le temps et l’espace.

This article analyses the coverage of the covid-19 pandemic in The New York Times Magazine, a weekly periodical, over a period of one year. Assuming that “long form” articles in this medium take a different look at the current, unprecedented event, as compared to the daily news bulletins, the study aims at identifying the strategies implemented to tell the story of the pandemic in the media. After delineating temporal and spatial features relative to the crisis, an examination of the literariness of reportages (texts and images) is then possible to claim that such micro-stories confer density to reality and help to comprehend it. The “granularity” and “crystallization” of these micro-stories highlight the documentary (testimonial), democratic (diversity), therapeutic (empathy) functions of long form, or, to put it differently, their memorial, inclusive, and curative values. Such an approach allows for reinvesting time and space before telling the story.


Texte intégral

« Et veillons tous les uns sur les autres, parce que nous avons besoin les uns des autres. »
Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus
Directeur général, Organisation Mondiale de la Santé, 11 mars 2020

Pandémonium et long format

L’usage du long format n’est pas un phénomène nouveau, mais il connaît un engouement certain ces dernières années, lors des confinements, alors que chacun se retrouve assigné à résidence, atteint dans ses libertés, dont celle d’aller découvrir le monde. Le succès des supports médiatiques proposant un tel format ne date néanmoins pas de la pandémie de Covid-19. Les lecteurs submergés par le flot ininterrompu d’informations instantanées apprécient depuis quelques années déjà ces journaux et revues, imprimées ou digitales, proposant des pauses confortables pour une lecture de qualité. Cependant, la menace d’une maladie fulgurante a amené chacun à s’informer au plus vite, via les réseaux sociaux, la presse, la radio et les journaux télévisés. Alors que les rumeurs d’un vilain virus gagnaient et gangrenaient le continent américain, rapidement, la ville de New York devint l’épicentre du drame à l’aube du printemps 2020.

J’ai entrepris de rédiger le présent article alors que je me trouvais à New York, précisément. Les sirènes stridentes des ambulances ne cessaient de nous rappeler qu’une tragédie se déroulait en temps réel, ici et maintenant. Alors qu’un hôpital de campagne était improvisé dans Central Park pour accueillir la déferlante de malades, des camions frigorifiques firent leur apparition en ville pour recueillir les morts que les morgues ne pouvaient plus contenir. Comment faire sens de ce qui est insensé ? Comment saisir une réalité qui dépasse la fiction ? Où trouver la vérité, lorsque celle-ci est bafouée aux plus hauts niveaux de l’État, par un Président dont la gestion de crise fut cataclysmique ? Déni de pandémie et condamnation des médias alimentaient les vitupérations frénétiques, vociférations racistes, et thèses complotistes de l’agent provocateur toujours vénéré par une frange non négligeable de l’Amérique.

Pour tenter d’y voir clair, nous avons tous consommé une presse quotidienne trépidante, zappé sur les chaînes d’information, et picoré des données sur les plateformes numériques qui inévitablement volaient la vedette aux journaux traditionnels, en contexte d’urgence. Leur hyperréactivité permettait aux consommateurs en détresse de garder l’illusion que le monde continuait de tourner. Mais ce qui anime la toile de manière fébrile, fertile, futile parfois, rime souvent avec rumeurs, polémiques, ou scoops, et ne propose pas une réponse adéquate aux questionnements légitimes en période de chaos. On écoute alors les experts, tente de recouper les informations, évite les alarmistes de tout bord, et voue une admiration au Docteur Fauci, héros des conférences de presse sinon catastrophiques d’un Trump à la dérive. Le 24 mai 2020, la une du New York Times est grise comme une pierre tombale. Son épitaphe : 100 000 morts [1].

Les décès se comptaient déjà par centaines, en Italie, lorsque l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) déclara le 11 mars 2020 que le Covid-19 « pouvait être qualifiée [sic] de pandémie [2] ». Dans son allocution liminaire, son Directeur général, le Docteur Tedros Adhanom Ghebreyesus, annonçait : « On compte désormais plus de 118 000 cas dans 114 pays et 4 291 décès. Des milliers de personnes sont hospitalisées entre la vie et la mort [3] ». Si le haut fonctionnaire invite à ne pas user du terme pandémie de façon abusive, le ton n’en est pas moins solennel, grave. Il exhorte à la prudence, à la responsabilisation, à l’entraide. Quotidiennement, désormais, nous allions pendant plus d’une année interminable apprendre à connaître, craindre, soigner, succomber à ce virus, mais aussi à résister, réconforter, échanger, éduquer. Plus que jamais, le journalisme avait son rôle à jouer pour informer et faire prendre conscience.

En parallèle au foisonnement médiatique, le monde scientifique a rapidement produit des études sur le Covid-19 [4]. Évidemment nombreuses dans le champ de la médecine, ces publications sont parfois dénoncées comme précipitées ou peu rigoureuses, n’ayant pas toujours été soumises aux précautions d’usage en termes d’évaluation [5]. Sur le plan journalistique, la recherche s’est attachée à démanteler les fake news, dénoncer l’infodémie, identifier les cadrages, apprivoiser les experts. Quant aux études littéraires, si la thématique de la pandémie est apparue dans de nombreux appels à contributions, les analyses de son récit médiatique ne sont guère pléthoriques. La tentative proposée ici, à partir d’un corpus limité de la presse magazine américaine, postule que ce support, qui s’inscrit pleinement dans l’univers du long format, joue un rôle primordial dans la compréhension d’une réalité hors normes [6].

Le New York Times (NYT) informe ses lecteurs de manière responsable sept jours sur sept. Chaque weekend paraît également le New York Times Magazine (NYTM), un supplément hebdomadaire lui aussi sous format papier et en ligne, joint à l’édition dominicale du quotidien [7]. Outre sa temporalité différente, il se démarque par sa ligne et son équipe éditoriales, la longueur des articles, la variété des rubriques, et sa qualité graphique. La temporalité du NYTM autorise manifestement un traitement différent de l’événement traumatique. Comme l’indique David Abrahamson, dans son introduction au Routledge Handbook of Magazine Research (2015), les magazines « sont à la fois le miroir et le catalyseur des réalités socioculturelles de leur époque, tant sur le plan du fond que du ton[8] ». La présente étude adhère à cette double prémisse qui honore autant la substance que le style.

1. Protocole opératoire

Partant du postulat que le NYTM propose de jeter un autre regard sur un monde désormais sans repères, en lutte contre un double fléau, à savoir celui de la catastrophe sanitaire du coronavirus, mais aussi celui de la désinformation, il sera ici question d’interroger la couverture médiatique de cet événement majeur afin de saisir les enjeux particuliers que cette presse est amenée à relever quand le monde entier est confronté à une situation d’urgence et d’impuissance. Si l’incompréhension déjà citée plus haut est une spécificité de cette crise, une autre particularité est l’incrédulité, certains niant l’existence et l’envergure de la tragédie. Double défi, donc. Cet article tente d’élucider comment une réalité sans précédent, et dès lors aussi une tentative d’approcher la vérité, se construisent au fur et à mesure que se déroule la catastrophe, toujours pas maîtrisée.

Pour accompagner cette réflexion, l’élément de la temporalité émerge comme cadre à l’intérieur duquel gravitent d’autres pistes d’interrogation. En effet, au-delà de l’évolution de la pandémie elle-même, le traitement séquentiel des médias entre à la fois en collision et collusion avec la dissémination du virus et la contagion des individus [9], ainsi qu’avec les déclarations officielles des autorités politiques et sanitaires. Si le NYT, quotidien, introduit une immédiateté dans sa diffusion d’informations, il lui arrive aussi d’étendre sa périodicité par la présence de rubriques hebdomadaires ; de la même façon, le NYTM, qui paraît le dimanche, autorise des interventions plus rapprochées via son espace sur le site du NYT. La présence en ligne des deux médias signifie que tôt ou tard, les frontières s’émoussent, de par la plasticité même du support numérique et l’injonction de publication en continu.

Je pose néanmoins ces jalons temporels pour explorer les modalités narratives des récits, photographies, et illustrations de la pandémie, telles que présentées dans le NYTM, l’hypothèse de départ étant que son léger retrait par rapport à l’actualité incite à cultiver une imagination journalistique pour appréhender les faits. Il ne sera finalement pas tant question de recul mais plutôt de plongée, à rebours, dans cet événement traumatique. Quelles stratégies sont utilisées pour ralentir le rythme et faire sens, alors que les chiffres de la contamination par le virus s’envolent ? Le « long » format, long par la taille des articles, long aussi par le temps qu’il requiert pour être produit et parcouru, aurait-il les vertus d’une médecine douce ? D’une médecine alternative par sa perspective originale, respectueuse par sa visée humaniste, efficace par son approche consciencieuse, pour pallier les effets délétères d’un climat toxique ?

La nature de l’événement entraîne également une réflexion sur la spatialité, à appréhender elle aussi à deux niveaux distincts. Si la fulgurance de la pandémie a surpris, la viralité a fonctionné tant sur le plan épidémiologique que sur le plan médiatique. La contagion virale n’a pas connu de limites, quand l’information, elle, filtrait de toutes parts, même si elle était parfois déformée ou censurée. Si les lanceurs d’alerte en Chine ont payé de leur liberté voire de leur vie ce partage essentiel d’informations, les journalistes de par le monde ont aussi été privés de mouvement, confinement oblige. Que fait un journaliste « empêché » dès lors qu’il ne peut se rendre sur le terrain, distant du front d’une guerre sanitaire ? Quelles démarches d’immersion et quelles techniques de reportage adopte-t-on, lorsque le contact rapproché avec les sources – patients, soignants, aidants – s’avère désormais difficile, voire impossible ?

En fonction de ces deux paramètres – temporalité et spatialité – une cartographie de la couverture médiatique dans le NYTM est ici dessinée (voir Doc. 1 ci-dessous ; cliquer sur le lien) [10]. Il importe de détecter, d’une part, les moments clés d’apparition du virus dans l’actualité, et d’autre part, les instants de son surgissement dans l’hebdomadaire considéré. Ce cadre spatio-temporel permet de poser quelques balises, d’identifier des constellations de phénomènes, d’ébaucher les contours d’un grand récit pandémique et médiatique [11]. L’intérêt réside dans la déclinaison de cette narration en de multiples unités ou « micro-histoires », reflets d’une série de réalités semblables par leur dénominateur commun, mais également singulières, et contagieuses. Cette double viralité est impossible à traiter ici de manière exhaustive, mais quelques échantillons prélevés dans le corpus permettront d’en détecter les mécanismes.

Doc. 1 ‒ Couverture de la pandémie de covid-19 dans la production hebdomadaire du New York Times Magazine, de mars 2020 à février 2021.

Raconter l’inimaginable est un défi journalistique et déontologique. Il faut faire preuve d’imagination, mais aussi de rigueur et de sang-froid, dans les règles de l’art. Trouver un vocabulaire adéquat, s’inspirer d’expériences du passé, procéder par analogies et recoupements, en recourant à des experts, mais pas seulement. Pour appréhender la réalité, aussi étrange soit-elle, le NYTM l’aborde sous divers angles et dans des rubriques distinctes. Plus précisément, le présent article s’intéresse à la couverture de la pandémie durant un an, depuis son apparition dans le magazine le 29 mars 2020. Elle porte sur une année, incluant la période paroxystique de la crise, mais aussi les semaines où d’autres urgences – émeutes raciales, élection présidentielle, insurrection au Capitole – l’ont parfois relayée au second plan, sans jamais l’abandonner.

Au départ, il s’agit d’incarner une abstraction. En effet, la pandémie se traduit d’abord en indicateurs et statistiques : nombres de malades, taux de contamination, chiffres d’hospitalisation. De telles données proposent des orientations, identifient des tendances, pointent des fluctuations. Mais elles ne font que souligner une réalité insaisissable, suivre une courbe prévisionnelle indomptable. En conférant une densité au réel, en humanisant les victimes et les héros de l’ombre, les récits amènent le lecteur sur le champ du sensible et de l’intelligible. Autrement dit, ils invitent à plonger dans l’intimité des êtres pour échapper à l’opacité des signes. Au-delà de la cartographie présentée en amont, laquelle dessine un cadre évolutif de la dissémination de la maladie, suivra une dissection qualitative d’un échantillon d’articles indicatifs de cette approche moins « clinique » de la pandémie.

Ces mises en lumière sont aussi une manière de se laisser interpeller par certaines dérives ou valeurs aberrantes. Forme et contenu ont guidé mes choix méthodologiques, mais une navigation en aveugle générée par une situation inédite incite aussi à l’imp(r)udence. En effet, si on s’entend sur le fait que les magazines sont autant prescriptifs que descriptifs, souligne Carolyn Kitch [12], peut-on se projeter dans une autre dimension, étant donné la situation d’exception ? Une vision panoptique pour comprendre une pathologie cryptique ; aussi je complèterai mon hypothèse de départ en augurant du fait que le traitement de la pandémie sous de multiples facettes permet d’introduire d’autres fonctions narratives dans le traitement médiatique du long format choisi. Ainsi j’interrogerai les valeurs documentaire (témoignages), démocratique (diversité), et thérapeutique (empathie) du magazine.

2. Anamnèse

Le NYTM fonctionne avec une équipe de journalistes assignés à un ensemble de rubriques, récurrentes chaque semaine [13]. Après la une, le sommaire, et la liste des collaborateurs du numéro, on retrouve systématiquement : Screenland (billet d’humeur) ; Talk (entretien) ; The Ethicist (chronique d’éthique) ; Diagnosis (chronique médicale) ; Letter of Recommendation (sujet original), suivi de Eat (essai et recette culinaires). Viennent ensuite les deux, trois, voire quatre longs articles (features) qui constituent le cœur de la revue, l’un d’eux ayant l’honneur de la couverture, avec titraille et photographie. Des rubriques plus petites figurent également dans chaque numéro, notamment le courrier des lecteurs (The Thread), le poème (Poem), des conseils pratiques (Tip) ou décalés (Judge John Hodgman) et enfin les jeux, dont les mots-croisés et leurs solutions (Puzzles, Answers to Puzzles), qui clôturent la publication.

D’emblée on observe que le récit médiatique de la pandémie commence pratiquement à l’instant où le confinement est annoncé aux États-Unis, en tout cas dans les grandes villes, dont New York, le 20 mars 2020. En effet, le Covid-19 fait parler de lui pour la première fois dans le NYTM du 29 mars, édition ironiquement consacrée au voyage [14]. Comme s’en explique l’équipe éditoriale, ce numéro prévu de longue date s’inscrivit de manière inattendue dans un contexte antithétique d’immobilisation [15]. Dans sa version numérique, le magazine comporte chaque semaine une courte vidéo intitulée Behind the Cover, qui raconte la conception de la couverture graphique du magazine en explicitant le raisonnement qui oriente le choix final du sujet à l’honneur, en couverture [16]. Dans ce cas, il était impératif de tenir compte du contexte exceptionnel où les voyages étaient désormais impossibles, et les lendemains incertains.

La couverture porte sur l’un des récits forts du numéro, consacré au disaster ou dark tourism [17], une pratique macabre qui amène les curieux vers des lieux sinistrés. Ce reportage tombe à point nommé. La photo choisie, celle d’une piscine vide, en ruines, à Tchernobyl, illustre la désolation et l’absence. Son punctum tragique, une horloge murale arrêtée pour l’éternité, annonce que le temps est désormais suspendu, entrant en parfaite résonance avec l’inquiétante étrangeté du moment présent. Le chapô du récit – A Journey to the End of the World – anticipe également la gravité de la situation. Sans le savoir, les éditeurs ont opté pour une image sinistre qui, incidemment, inaugure l’ère pandémique. Sa force de projection est totale, vu l’état d’ignorance dans lequel le monde se trouvait au printemps 2020. La catastrophe atomique d’autrefois semble augurer une autre forme de dévastation, à venir.

Cette couverture amorce le grand récit d’une catastrophe dans le NYTM, mais le premier article abordant la pandémie, annoncé par le sous-titre évocateur « Travel in a Plague Year [18] », est signé Heidi Julavits, à son retour d’un voyage à Venise, alors que l’Italie vacille. On peut y lire ses considérations sur le contrôle, le confinement, et la contagion de la maladie. Non sans ironie, la journaliste évoque le Carnaval et ses masques effrayants, ainsi que les origines italiennes des mots « ghetto » (geto, où étaient contenus les Juifs à Venise) et « quarantaine » (quaranta giorni). Le lecteur se familiarise avec un lexique dont il ne perçoit pas encore la gravité. Grotesque, la situation ne l’est pas, mais on assiste à la confusion des repères spatio-temporels et au renversement des rôles. Les chronotopes sont ébranlés ; le contaminé devient contaminateur. Le texte esquisse l’aube d’un monde en décomposition.

Le traitement médiatique du coronavirus, vu l’emballement de la crise, va alors crescendo. Les jalons de mon analyse encadrent une période de 12 mois, soit 52 numéros. Après cette première livraison fin mars suivent logiquement trois numéros où la couverture et pratiquement toutes les rubriques sont consacrées à la pandémie (5, 12, et 19 avril 2020). Tous les numéros suivants font leur une sur le Covid-19 (3, 10, 17, 24, 31 mai, 14 juin), sauf celui du 26 avril, où l’Afghanistan s’impose en première page, et celui du 7 juin, qui place le ministre de la justice William Barr en une, pour une incursion dans l’actualité politique. Ces deux numéros n’en restent pas moins consacrés massivement à la crise sanitaire. Pour le reste de l’année 2020 et le début 2021, on compte encore douze unes sur le sujet. Sans surprise, la protestation raciale et l’actualité politique américaine réinvestissent ensuite l’espace.

Cette première approche anatomique du corpus de textes traitant de la pandémie à des degrés divers permet de prendre la température d’une Amérique menacée par un ennemi difficile à cerner, à contenir, à combattre. Le schéma panoptique proposé en illustration permet aussi de voir que les Américains prennent conscience d’autres calamités que celle de la crise sanitaire. La pandémie agit comme révélateur d’autres maux qui exacerbent les tensions dans le pays, bouleversent son équilibre, créent le chaos. Un vent de guerre civile s’ajoute à la désolation, tandis que les meetings et briefings présidentiels tournent au théâtre de l’absurde. Mais les scénarios apocalyptiques sont aussi accompagnés de récits édifiants qui nuancent la conversation ambiante plutôt tragique. Le NYTM offre ainsi un éventail de « micro-histoires » qui participent de l’écriture d’un grand récit médiatique de la pandémie.

Si l’article de Julavits sonne comme la première « micro-histoire » d’une sorte de Journal de l’année de la peste [19], il est tentant de faire d’autres parallèles avec ce texte magistral faisant œuvre sociologique et documentaire, même si on la sait fictive tout en empruntant au réel [20]. L’article incipit marque l’entrée dans cette peste contemporaine et sa viralité foudroyante, mais la fin ne s’entrevoit qu’en points de suspension. Le corpus présente cependant d’autres symptômes importants : les 52 numéros sont inoculés par le Covid-19, dans des proportions variables, les numéros d’avril et juin l’étant massivement, les plus récents beaucoup moins. Bien que la « calamité » contamine rapidement les pages du magazine, demeure la tentative de maintenir une temporalité rassurante, une périodicité rituelle, notamment par la résurgence de dossiers spéciaux qui paraissent chaque année, aux mêmes moments [21].

Une scansion dans les thèmes abordés et les moyens mobilisés apparaît néanmoins : après la stupéfaction qui suit la réalisation que le mal est bien là, vient un intérêt pour ceux qui doivent porter secours, en première ligne. S’invite alors la peur, à travers des reportages, depuis le front ravagé de l’Italie, et ensuite aux États-Unis, dans « l’épicentre » de la pandémie, au cœur de la tourmente. Les numéros du NYTM présentent des portraits, des reportages, des témoignages. Le récit de la pandémie s’enrichit de ces « fictions de réel » pour tenter de faire toute la vérité sur la tragédie en cours [22]. Des questions existentielles sur la vie et la mort percolent alors, informant sur l’état général de santé du pays. Place est faite ensuite aux dommages collatéraux, solutions sanitaires et bilans accablants, séquelles durables et pertes irrévocables. Ci-après suivent les analyses de quelques textes indicatifs de ce récit médiatique.

3. Premier diagnostic, documentaire

À l’instar de la proposition avancée par Raphaël Baroni pour sortir du « cercle vicieux de la triple mimésis », diverses « perspectives et angles morts » existent dans « tout dialogue interdisciplinaire [23] ». En régime journalistique, en l’occurrence dans le récit inchoatif de la pandémie du NYTM, se croisent et s’articulent de multiples réflexions et narrations sur la temporalité des événements, sans résolution véritable. Mais ces mises en mots et format long, davantage qu’en intrigue, pour tendre vers un entendement, plutôt qu’un dénouement, révèlent la richesse d’une stratégie discursive dont la dynamique semble davantage révélatrice de sens que d’un projet de finitude. Faute d’entrevoir un horizon lointain porteur de signification, ose-t-on renverser la dialectique ricœurienne en imaginant une réponse temporelle à un problème narratif, sans pour autant ignorer le « macro-récit » qui fatalement se trame [24] ?

Devant la difficulté de préfigurer ou configurer un grand récit d’épouvante, il est essentiel de juguler la peur, tempérer les angoisses, sans pour autant cacher les réalités du drame en cours. Le journalisme se met en quête d’expériences individuelles faute de pouvoir envisager des scénarios plausibles pour raconter l’inimaginable. Ces micro-histoires suggèrent elles-mêmes une temporalité des événements qui autorise un agencement des faits bousculés par des narrations cacophoniques résultant d’une double viralité, sanitaire et médiatique. Si l’image première du récit est celle d’un désastre que l’on connaît déjà, à savoir la désolation qui suivit la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, elle donne le « la » du récit qui suivra, et sonne le glas d’un monde de mobilité et d’insouciance qu’on refusait d’imaginer, même s’il fut envisagé. L’horloge murale évoquée plus tôt, figée en une, est le McGuffin d’un récit sur le temps.

Comme mentionné plus haut, une lecture attentive de quelques articles significatifs permet de délinéer la construction du récit, qui avance en marge d’une actualité bouillonnante. Quand l’émoi et l’effroi sont déjà présents chez les lecteurs, et qu’un trop-plein d’émotion submerge les vies ordinaires percutées par l’événement extraordinaire, on se tourne vers les témoins, les acteurs, qu’ils soient combattants ou victimes de la pandémie. Le problème de l’espace s’est aussitôt posé pour les journalistes, désormais « empêchés » d’embarquer les lecteurs dans leurs enquêtes de terrain. Deux exemples répondent à cette immobilité infligée : le premier est celui de la montée au créneau des first responders, ceux et celles qui assurent des relais essentiels auprès des populations et qui s’invitent comme « envoyés spéciaux » dans les pages du magazine. Le second est un photoreportage réalisé sur le front de l’épidémie, en Italie.

« Exposed. Afraid. Determined [25] » est un article du NYTM du 5 avril 2020 qui consacre dix-huit pages au Covid-19. Il fait le portrait de ceux et celles qui, soit ne peuvent renoncer à leur travail pour raisons économiques, soit occupent des postes essentiels au fonctionnement de la société. Ces vingt professionnels issus des quatre coins du pays sont présentés en héros [26]. « These are their stories », est-il annoncé, « in their own words [27] », même si l’article nous apprend que leurs propos furent adaptés et condensés. En couverture du magazine figurent leurs photos, prises par eux-mêmes ou des proches. L’entrée dans ce grand récit se fait donc à hauteur d’être humain ; les protagonistes sont des gens ordinaires, d’âges, de sexes, et d’ethnies différentes. À leur métier de proximité s’ajoute celui de correspondant très spécial, sur un terrain (conta)miné, désormais inaccessible aux journalistes, confinement oblige.

Bien que leurs propos aient été recueillis par des journalistes de la rédaction du NYTM, chaque vignette est rédigée à la première personne. Ces micro-histoires décrivent des vies chamboulées par la nouvelle réalité du coronavirus. Elles répondent clairement à trois questions posées en amont, car la structure est toujours semblable. Ainsi, un petit texte dépeint systématiquement le nouveau quotidien d’un personnage, par contraste avec sa routine habituelle ; ensuite il ou elle décrit son travail, les responsabilités et valeurs qui y sont attachées ; enfin, suit une profession de foi très personnelle, l’affirmation d’un engagement indéfectible. L’arc narratif du risque (exposed), de la peur (afraid), et de la ténacité (determined) procède d’une volonté d’honorer une armée de gens au service d’une Amérique fragilisée mais courageuse et solidaire, ayant le sens du devoir face au cataclysme.

Dans le numéro suivant, la tension dramatique s’accroît, avec un déplacement vers le danger, qu’annonce le chapô : « on the frontlines in northern Italy [28] ». Le portfolio d’un personnel hospitalier a été réalisé par un enfant du pays, le photographe Andrea Frazzetta, justement à Milan lorsque le virus a frappé. Intitulé « the life-and-death shift [29] », la série de clichés est introduite par un texte très émouvant, signé Jason Horowitz. Au-delà de la situation sanitaire catastrophique de l’Italie, reconnue comme l’épicentre de la pandémie à l’échelle mondiale, on y découvre également l’histoire personnelle du photographe, qui vient de perdre sa mère, contaminée par le virus. Cette dernière sourit tendrement, derrière le rideau de sa fenêtre, sur la photo qui accompagne cette contextualisation, hommage à la disparue. La Lombardie est désormais « a war zone [30] », et la guerre ne fait que commencer.

C’est en découvrant les selfies d’infirmières épuisées que vint à Frazzetta l’idée de « documenter » le combat du personnel des hôpitaux de Milan, Brescia, Bergame [31]. Les visages abîmés par les masques chirurgicaux témoignent du combat acharné contre l’ennemi invisible. Les quinze portraits, dont celui en couverture, sont chacun accompagnés d’une légende où le sujet résume son rôle, sa pensée. Ils et elles évoquent les « scars that stay inside » ou les séquelles inévitables ‒ « this will leave a mark » ‒, que les stigmates faciaux semblent refléter. Certains mots sont glaçants, tels ceux de cette infirmière qui demande aux proches « to say goodbye the best they can », ou cette autre qui voit la peur dans les yeux de patients « afraid of falling asleep and never waking up again [32] ». Désespérance, mais aussi ténacité, émaillent les quelques lignes accompagnant les portraits de ces soldats du front.

Alors que le récit prend forme dans le NYTM, émerge la volonté de documenter une situation inédite, non seulement aux États-Unis, mais au front de la guerre, en Italie. Nous sommes encore à un stade d’hébétude, qui fait que l’on se raccroche d’abord à des visages et des êtres qui portent secours, comme pour se rassurer que quelqu’un gère la situation, de près ou de loin, et que les plus faibles ne sont pas à l’abandon. Si le premier article fait apparaître une revalorisation des rôles de chacun dans la société, il apporte aussi une reconnaissance des efforts et une réaffirmation des devoirs civiques en situation de détresse. Quant au deuxième article, où prime la photographie, il anticipe un avenir inévitable. Les deux approches ont valeur testimoniale en ce qu’elles constituent des références à la fois mémorielles, mais aussi proleptiques, laissant deviner un funeste destin.

4. Deuxième diagnostic, démocratique

 Si la diversité était déjà apparente dans les portraits écrits et photographiques dépeints plus haut, celle-ci caractérise l’ensemble du corpus, à plusieurs niveaux. Multitude des profils représentés, polyphonie des voix exprimées, variété des sujets abordés, caractérisent un journalisme pluraliste et résolument inclusif. En effet, on note dans les longs formats proposés que les articles portent sur des personnages publics autant que sur des anonymes. Il existe une représentativité ethnique de la société, la question raciale étant souvent évoquée en regard des injustices sociales évidentes dans le contexte de la pandémie. Quant à l’éclectisme des sujets relatifs à la catastrophe sanitaire, il tend à montrer que les Américains sont affectés dans tous les domaines de la vie : économique (pauvreté, faim), politique (élection), éducatif (école, université), sociale (handicap), culturelle (spectacles, sport), pour n’en citer que quelques-uns.

Il existe aussi une multiplicité de tons et de variations stylistiques à travers les articles du NYTM qui traitent de la pandémie. Impossible d’évoquer une unité narrative à proprement parler dans ce qui constitue ce récit médiatique, dont le terme reste spéculatif. Néanmoins, on assiste à des scansions, des montées en puissance dans la dramatisation de l’événement, qu’elle soit teintée d’espoir – « The Path to A Cure for Covid-19 [33] » en juin 2020 –, ou de désespérance – « Why We’re Losing the Battle With Covid-19 [34] » quelques semaines plus tard. Ces récits font écho aux « discours multiples qui se déploient dans le temps et qui se socialisent sur la scène médiatique » ; ils s’agencent en séquences tendues « vers un horizon d’attente orienté vers une suite attendue » sans pour autant augurer d’une fin, ce qui n’empêche leur « cohésion », souligne Baroni [35].

En effet, la gravité de la situation se mesure souvent à l’aune des annonces relatives au virus et à sa propagation, aux déclarations politiques, et aux autres relais médiatiques, apportant ainsi une consistance au récit dont la mise en feuilleton est tributaire de ces cliffhangers [36] avec lesquels il faut bien composer. Mais l’hétérogénéité des formats longs viserait paradoxalement à un apaisement du discours : les différentes tonalités des micro-histoires s’emploient à refléter les diverses tessitures qui trament le récit, et qui vont de la douleur des innocents à l’héroïsme des anonymes, du sacrifice des indigents au courage de dissidents. Mettre ces voix au diapason doit s’entendre comme une reconnaissance de l’étendue des registres, non comme une aspiration au conformisme. Ces fréquences vibratoires, chroniques de l’Amérique, seraient à percevoir comme tentatives de s’accorder avec un monde dissonant.

Un autre reportage s’impose, en regard de l’actualité alarmante. Alors que les cinquante états sont désormais atteints par le Covid-19, paraît dans le numéro du 19 avril 2020 un long article à nouveau accompagné d’un portfolio en noir et blanc, intitulé « The Epicenter [37] ». Il est suivi de « State of Emergency [38] », le journal d’un médecin. Le premier est signé de Jonathan Mahler, le second du Docteur Helen Ouyang. Toutes les photos sont de Philip Montgomery, l’un des photographes attitrés du NYTM. Plus que des portraits, il s’agit de clichés d’hommes et de femmes en action, sur le terrain, là où se joue le combat contre la maladie, dans les hôpitaux publics de New York désormais dans l’œil du cyclone. La barre des 100 000 cas affectés par le virus vient d’être passée aux États-Unis, le 27 mars ; le 27 mai, 100 000 décès seront dénombrés. On se souvient des photos d’Italie, prémices de la tragédie américaine.

Cette fois, les clichés ne révèlent pas des visages burinés par des masques. Ils montrent des individus en tenue de combat, camouflés de la tête aux pieds, méconnaissables dans leurs combinaisons encombrantes, derrière des visières, des lunettes de protection. Ces photos ne sont accompagnées que de brèves descriptions factuelles, fiches techniques indiquant aux lecteurs les manœuvres déployées, les gestes effectués, le matériel mobilisé. Si l’on est immédiatement touché par les regards fatigués et sidérés, on l’est tout autant par l’énergie collégiale, l’affairement indéfectible, et la concentration palpable qui transpire de chaque tableau. Tout aussi émouvants sont les clichés de machines, de brancards, de l’appareillage médical et de l’arsenal médicamenteux, munitions indispensables pour sauver les vies humaines. D’autres photos complètent la série, disponible sur le site du NYTM.

Ce texte central, parmi tous les autres publiés par le magazine, interpelle par les liens que son auteur tisse entre récits et grande histoire. D’une part, Mahler introduit son propos en rappelant que « New York used to be a city filled with stories [39] », mais que tout a changé. Désormais, « Today it is a city with a single story [40]. » Le long article de Mahler consiste à raconter l’histoire de New York à travers son réseau d’hôpitaux municipaux, essentiels dans le maintien de la santé de ses résidents. Il rend un hommage poignant à cet « archipel[41] » d’établissements publics dans une ville qui se distingue par son combat pour le maintenir coûte que coûte, là où d’autres ont privatisé. Tout le dossier honore le dévouement et la détermination d’une structure qui s’occupe des plus mal lotis, secourt les sans-abris et les sans travail et, massivement, soigne les minorités qui luttent pour l’accès aux soins de santé.

Mahler retrace minutieusement et méthodiquement l’évolution des hôpitaux publics à New York. Chemin faisant, il partage ses pérégrinations à travers le temps et l’espace, les moments clés où la ville fut frappée par des épidémies – grippe, sida – et changeait suite aux vagues d’immigration multiples. Mahler lie ainsi de multiples micro-récits à la grande Histoire du pays : « The history of New York’s public hospitals is the history of New York and in many ways the history of America [42] ». Le récit pandémique est une cartographie de la ville où se mêlent temporalité et spatialité, révélant de ce fait aussi une impressionnante étude sociologique et solidaire, aux accents démocratiques. Bien que les photos soient en noir et blanc, il n’échappera à personne que le personnel soignant, au front de la guerre, pourtant dissimulé sous ses uniformes de protection, est essentiellement de couleur [43].

Un autre photoreportage du NYTM qui fait écho à celui-ci, également de Philip Montgomery, accompagné d’un texte de Maggie Jones, s’annonce par cette supplication, « There Has to Be Some Dignity [44] ». Ce récit documente le moment où les funérariums ne parviennent plus à gérer les morts. Au-delà de l’émotion, les lecteurs entrent dans une réalité où apparaissent les enjeux de la diversité culturelle et sociale. En complexifiant le récit pandémique, en le distillant en de multiples « vies minuscules [45] », le magazine affirme son projet social et sociétal. La pauvreté qui engendre la faim, illustrée par de longues files de voitures en quête de colis alimentaires ; les élections dont le processus est mis à mal par la pandémie ; les complications de ceux qui souffrent de handicaps ; les patients qui ne se remettent pas du Covid-19 : autant de récits du NYTM qui plaident pour une société altruiste.

5. Troisième diagnostic, thérapeutique

Dans ce troisième volet d’identification de valeurs distillées par le récit pandémique du support long format choisi pour cette étude, je m’attacherai plus particulièrement au choix des mots. S’ils sont évidemment toujours sélectionnés avec un soin particulier, mon attention se porte sur trois cas particuliers. Premièrement, alors que le 24 mai 2020 paraît à la une du NYT la liste inouïe de 1000 noms parmi les 100 000 victimes décédées du virus, le NYTM publie le même jour un numéro totalement rédigé par des auteurs – écrivains, poètes, photographes, dessinateurs – intitulé « What We Have Learned in Quarantine [46] ». Les contributions invitent à une introspection intime et collective sur le confinement. Deuxièmement, un article dévolu aux statistiques se révèlera une mine d’or en matière de méthodologie et de poésie. Enfin, d’autres questions philosophiques suivront, suscitées par les méandres du récit médiatique.

La une historique du NYT a marqué les esprits. D’aucuns firent remarquer qu’une telle page, incarnant littéralement la Gray Lady [47], sans illustration aucune, ne s’était plus vue depuis longtemps. Anticipant ce choc d’une litanie des morts, la seule proposition possible du magazine fut de donner la parole aux écrivains, poètes, artistes. Pour honorer ces disparitions, pour contrebalancer ce sombre memento mori, seule une réponse créative semble concevable. L’âpreté des chiffres ne peut se dissiper sans la douceur des mots, la candeur des images. En même temps, les contributions esthétiques de ce numéro sont extrêmement concrètes, ancrées dans la nouvelle réalité du Covid, comme si l’arrimage au réel était le seul remède imaginable contre la folie. Tous, nous fûmes sommés de nous cloîtrer au même instant, dans des lieux distants : communion temporelle, compartimentation spatiale.

Les écrivains et artistes invités à méditer sur ce temps suspendu, et donc infini, mais où la réclusion en un lieu est, elle, limitée, racontent leur expérience de claustration. S’en échappent quelques lignes de fuites vers de nouvelles territorialités parfois insoupçonnées. Molly Young, par exemple, explore les recoins d’un mot allemand intraduisible – gelassenheit [sic] – qui convient pour désigner cette parenthèse malvenue et son cortège de comportements délirants [48]. Helen Macdonald déniche auprès de l’écrivaine et philosophe Iris Murdoch le merveilleux vocable unselfing, une invitation à sortir de soi, et observer les oiseaux [49]. Une même invitation à quitter nos trajectoires, briser nos routines, et embrasser une nouvelle temporalité. De la congruence des mots observation et observance, elle retire un émerveillement inhérent à la contemplation, qui voudrait effacer toute trace d’ipséité.

Toujours surfant sur cette vague créative, Thomas Chatterton Williams s’aventure hors de Paris, fuyant le confinement avec toute sa famille [50]. « Liberté, liberté chérie » le ramène à Pierre Mendès-France, l’occupation, la fuite des villes vers les campagnes, et à une conception sociologique de la France divisée selon les privilèges. Flâneur, plutôt que navetteur – il cite ici James Baldwin, le trans-Atlantic commuter – Williams se rapproche de sa terre natale. Quant au photographe italien Paolo Pellegrin, dont le lieu de travail habituel est le terrain de la guerre, il pointe de manière inattendue son objectif sur sa propre famille, retirée. Se retrouver en territoire inconnu, écrit-il, n’est pas sans rapport avec son travail de reporter de guerre. L’immobilisme imposé donne une tout autre allure au présent, d’où sa volonté de fixer le passage du temps, et ce qui le transcende en ce moment unique [51].

Si les récits suscitent l’empathie devant des situations de détresse, ou l’admiration devant des actes d’héroïsme, ces incursions dans une autre dimension invitent aussi à une forme de méditation. Le travail sur la langue et sur l’image élève les lecteurs à la contemplation. En ce sens, les longs formats sont thérapeutiques, car ils permettent de sortir de nous-mêmes et de trouver en ces échappées du quotidien des voies de traverse. Plus que d’accéder à l’expérience de l’autre, qui mène à la compassion, l’écriture créative en mots et en photos permet de partager la vision de l’artiste, qui génère la passion. La démarche serait plutôt philosophique, ce qui au fond, est, on le sait, une manière d’apprivoiser la mort : sublimer un moment ou une époque difficilement tolérable en extase salvatrice et consolatrice. L’art permet de se mettre hors-temps et hors-champ ; un antidote contre des narrations qui ont fait leur temps.

Une surprise supplémentaire, qui aurait pu être considérée comme une valeur aberrante dans la constellation d’articles du NYTM traitant de la pandémie, naît d’un article qui s’annonce pourtant mathématique. Parmi les thèmes abordés et passés en revue dans la présente étude, l’article « Vital Statistics [52] » de Steven Johnson mérite qu’on s’y attarde. Ce numéro engage la discussion sur les vaccins et projette le lecteur vers un avenir résolument plus positif, hors du temps trop long d’une situation sanitaire irrésolue. L’article apparemment périphérique, qui annonce une étude historique de santé publique, s’avère prescient et prophylactique. Ainsi ce déplacement vers l’Angleterre victorienne se révèle essentiel en ce qu’il dessine une matrice méthodologique pour analyser et interpréter le récit médiatique de la pandémie, grâce aux travaux de l’épidémiologiste et statisticien William Farr. La forme supplée au fond.

En effet, la littérarité du corpus se trouve mise en valeur par une approche mathématique d’un médecin d’un autre siècle, qui se pencha sur l’épidémie de choléra qui dévastait Londres. Inventeur de l’épidémiologie à partir des statistiques de l’état civil, Farr joua un rôle capital dans la manière d’appréhender de tels fléaux, d’étudier leur évolution dans le temps et l’espace. Sa collecte de données chiffrées lui permit de distinguer des schémas, de proposer des hypothèses, de modéliser des systèmes, l’autorisant à « faire les liens nécessaires, élaborer des cartes, clarifier les faits [53] ». Une vaste entreprise méthodique et méthodologique, qui me souffle des idées de représentation sous forme d’une ligne du temps [voir illustration] avec ses événements, pour repérer des corrélations, pour cerner des agrégats et autres éléments significatifs qu’il reste à interpréter, pour conceptualiser la mise en récit de la pandémie dans le NYTM. Un souffle d’humanités numériques avant l’heure.

Selon Farr, les faits seuls ne constituent pas une science ; sans comparaison et mise en relation, point de compréhension. Ce constat est une invitation à élaborer une narration, laquelle repose sur deux éléments clés : « granularité » et « cristallisation [54] ». En d’autres termes, l’interprétation des phénomènes exige une distillation fine et précise pour qu’une vérité puisse prendre corps. La dissection scientifique inspire l’approche littéraire d’un corpus médiatique en pleine coagulation. Sur base des données spatiales et temporelles du choléra en 1866, Farr proposait une manière innovante pour contrer les épidémies. Surtout, il réécrivait le récit du choléra perçu jusqu’alors comme un fléau des basses classes, considérées comme dépravées. Il posait ainsi les jalons d’une politique plus égalitaire en matière de santé, et d’un système prévisionnel aux vertus curatives. Réponse spatio-temporelle à un problème narratif.

Conclusion : pronostic pour un engagement vital

Raconter l’inimaginable, écrire le réel pour dire le vrai, éclairer l’histoire du moment présent : telle est la mission du journalisme, qui toujours se doit de gérer l’imprévisible. Si l’irruption inopinée d’un événement amène un journal à réfléchir en urgence à son traitement, explique Olivier Pilmis [55], dans le cas d’une publication hebdomadaire, la contrainte est différente. Toutefois, la pandémie du Covid-19, bien qu’inédite, était aussi hautement prévisible. Dans le cas qui nous occupe, le journalisme est confronté à ce qui dépasse la fiction, à savoir une pandémie qui immobilise le monde entier depuis plus d’un an et a tué des centaines de milliers de personnes. Son traitement médiatique hebdomadaire dans le NYTM a sans aucun doute permis une respiration par rapport à son suivi quotidien scrupuleux dans les pages du NYT, en élargissant et approfondissant les approches, tout en suivant cette actualité.

Le NYTM a rarement fait un pas de côté par rapport à la pandémie du coronavirus, sauf pour céder la place à trois événements eux aussi époustouflants – révoltes raciales, élection présidentielle, insurrection au Capitole. Néanmoins, le fléau qui infiltra le magazine dès le numéro du 29 mars 2020 ne l’a plus quitté depuis. De par sa nature intrinsèque, une publication telle que le NYTM, qui privilégie les articles de long format, se range autant du côté du journalisme de récit que d’information [56]. Dit autrement, la nature des articles et différentes rubriques proposées dans le magazine vise à offrir aux lecteurs des narrations ancrées dans l’actualité, traitant du réel, mais pas seulement. Le magazine est un supplément hebdomadaire ; cette qualité lui confère un lien indéfectible au quotidien de référence, tout en lui accordant une certaine licence dans le choix et le traitement des sujets.

Une vision panoptique du corpus, accompagnée de quelques coups de sonde indicatifs, a permis de mettre en évidence une approche de la pandémie tout en nuance et émotion, mais où prime le souci d’informer, de révéler, de complexifier, de comprendre une situation critique et cryptique. Instruire, mais aussi mobiliser, en cultivant une imagination journalistique visible dans la sélection et l’approche des sujets. En livrant des micro-histoires de gens ordinaires pourtant essentiels, le NYTM nous invite à réfléchir à l’incohérence d’une société qui traite ces personnes indispensables comme des seconds rôles. De la même façon, les reportages réalisés dans les hôpitaux, sur le front de la guerre contre le Covid-19, ou dans les morgues, mettent en lumière un système de santé public résistant et résilient, mais pour combien de temps ? Le recours à l’Histoire dans les récits est éclairant.

Enfin, la chronologie graphique montre que le NYTM a exploré le sujet dans toute sa granularité, sondant tous les niveaux impactés par une pandémie sans précédent. Depuis la vague assassine du mois de mars, et tout au long des mois qui ont suivi, le magazine s’est voulu le témoin des conséquences de la calamité, aggravées par les inégalités sociales et raciales. La pauvreté et la faim qui en découlent, les séquelles dont souffrent ceux qui ne se remettent pas du Covid-19 : tous ces sujets ont trouvé leur place dans les pages du magazine, constituant progressivement un récit pandémique et médiatique sans résolution. Sa colonne vertébrale, on l’a vu, tient par ses fonctions documentaire, démocratique, thérapeutique. Le NYTM s’affiche sous l’étendard de valeurs mémorielles, inclusives, curatives. En participant à ce récit médiatique, il relève aussi d’un journalism of care [57].

Le NYTM peut en effet être qualifié comme tel, car ses articles contribuent à faire entendre « the voice of the frail [58] », et à faire figurer dans ses reportages les nécessiteux, par devoir d’information, mais aussi par obligation morale. Mon étude s’est limitée à explorer le contenu du magazine sur une période donnée, et ne peut dès lors spéculer sur bon nombre d’aspects relatifs, notamment, à ses audiences, son impact social et rôle sociétal, ou ses allégeances politiques [59]. Néanmoins, la lecture des numéros qui ont émaillé la période historique des ravages causés par le Covid-19 montre que le long format ouvre le champ des narrations possibles de la pandémie afin de constituer un grand récit médiatique du vingt-et-unième siècle. Les articles publiés par le NYTM offrent une granularité et une cristallisation indispensables pour saisir la prégnance et la résonance de l’événement.

Bien que non-exhaustive, cette recherche sur quelques micro-histoires de la presse long format révèle des trésors de connaissances et d’humanité, à travers des articles à visée résolument sociologique et culturelle. Au sein du magazine, la pandémie du Covid-19 s’insère dans un spectre plus large de drames existentiels, révélant dans le même temps la spécificité, à défaut de la signification, de cet événement majeur. Le long format autorise une littérarité essentielle, appréciée par les adeptes d’un slow journalism [60] dès lors plus à même d’aborder l’événement dans sa complexité et sa subtilité. Au-delà de la compréhension d’une réalité inédite, le NYTM, en version papier ou au format digital augmenté, propose plus qu’un reflet de la société américaine. S’il la décrit, autant qu’il prescrit quelques remèdes pour mieux vivre en démocratie, il inscrit avant tout un récit vrai dans un présent non conclusif.

Notes

[1] La une au format papier du New York Times du 24 mai 2020 est reproduite dans la ligne du temps reprenant les événements et annonces clés relatives à la pandémie aux États-Unis, ainsi que les couvertures du New York Times Magazine sur la période étudiée (voir note 10). Voir également le numéro du journal en question : « An Incalculable Loss », équipe éditoriale du New York Times, 24 mai 2020. https://www.nytimes.com/interactive/2020/05/24/us/us-coronavirus-deaths-100000.html

[2] « Allocution liminaire du Directeur général de l’OMS lors du point presse sur la covid-19 », 11 mars 2020. https://www.who.int/fr/director-general/speeches/detail/who-director-general-s-opening-remarks-at-the-media-briefing-on-covid-19—11-march-2020

[3] Ibid.

[4] Voir par exemple Sa’ed H. Zyoud & Samah W. Al-Jabi, « Mapping the Situation of Research on Coronavirus Disease-19 (COVID-19): A Preliminary Bibliometric Analysis during the Early Stage of the Outbreak », BMC Infections Diseases, no 20 (2020). https://doi.org/10.1186/s12879-020-05293-z

[5] Michael S. Putman, Eric M. Ruderman, & Joshua D. Niforatos, « Publication Rate and Journal Review Time of COVID-19-Related Research », Mayo Clinic Proceedings, vol. 95, no 10, octobre 2020, p. 2290-2291. https://doi.org/10.1016/j.mayocp.2020.08.017

[6] Le terme « magazine » est utilisé dans cet article, vu que la publication, supplément au journal quotidien éponyme, est désignée comme telle. Tim Holmes établit cependant trois catégories – magazine, megazine, metazine – en fonction du degré de développement de la matrice digitale autour de cet objet. On peut alors avancer que le NYTM appartient à la catégorie des megazines car, au-delà du magazine imprimé, le NYTM existe en édition digitale (version augmentée par l’ajout de son sur certains articles, de vidéos, photographies, effets de parallaxe, etc.). Sa présence est également assurée sur les réseaux sociaux et applications mobiles. Néanmoins, le choix de maintenir le terme de magazine se justifie ici car l’analyse proposée ne porte pas sur les développements technologiques et enjeux digitaux, mais plutôt sur une approche socioculturelle de ses contenus, à partir des supports imprimés et digitaux. Voir Tim Holmes, « Magazines, Megazines, and Metazines: What Is a Magazine in the Twenty-First Century ? », dans The Handbook of Magazine Studies, Miglena Sternadori & Tim Holmes (dir.), Hoboken, N.J., John Wiley & Sons, Inc., 2020, p. 1-19.

[7] Les sites en ligne du NYT et du NYTM se trouvent respectivement à ces adresses : https://www.nytimes.com/ et https://www.nytimes.com/section/magazine. L’ensemble des archives digitales du NYTM se situe ici : https://www.nytimes.com/interactive/2020/07/02/magazine/past-issues-sunday-magazine.html. Dans le cas de cette étude, j’ai eu recours à une partie des numéros imprimés et à l’intégralité des versions numériques du NYTM.

[8] La phrase originale se lit comme suit : « serve both as a mirror of and a catalyst for the tenor and tone of the sociocultural realties of their times » (je traduis). Voir David Abrahamson, « Introduction : Scholarly Engagement with the Magazine Form. Expansion and Coalescence », dans The Routledge Handbook of Magazine Research: The Future of the Magazine Form, David Abrahamson & Marcia R. Prior-Miller (dir.), New York et Londres, Routledge, 2015, p. 1.

[9] En matière de contamination, cet article du Washington Post a marqué les esprits, en proposant une visualisation du processus. Voir Harry Stevens, « Why Outbreaks Like Coronavirus Spread Exponentially, and How to “Flatten the Curve” », The Washington Post, 14 mars 2020. https://www.washingtonpost.com/graphics/2020/world/corona-simulator/

[10] Je remercie François Heinderyckx pour son aide inestimable dans la représentation graphique de cette couverture médiatique du Covid-19, et pour ses suggestions judicieuses dans la relecture de cet article.

[11] Sur le passage du récit au récit médiatique, voir notamment Marc Lits et Joëlle Desterbecq, Du récit au récit médiatique, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2017.

[12] Carolyn Kitch, « Theory and Methods of Analysis: Models for Understanding Magazines », dans The Routledge Handbook of Magazine Research: The Future of the Magazine Form, David Abrahamson & Marcia R. Prior-Miller (dir.), New York et Londres, Routledge, 2015, p. 10.

[13] La liste détaillée de l’équipe éditoriale et de ses contributeurs est accessible à cette adresse : https://www.nytimes.com/interactive/magazine/masthead.html

[14] Le numéro du 29 mars 2020 est visible à l’adresse suivante : https://www.nytimes.com/issue/magazine/2020/03/27/the-32920-issue

[15] Les explications qui suivent concernant la couverture du NYTM du 29 mars 2020, sont fournies par le rédacteur-en-chef Jake Silverstein et son équipe, à l’adresse suivante : https://www.nytimes.com/2020/03/27/magazine/behind-the-cover-dark-tourism-in-chernobyl.html

[16] Les archives de Behind the Cover pour l’année 2020 se trouvent à cette adresse : https://www.nytimes.com/2021/01/16/magazine/behind-the-cover.html

[17] Le disaster tourism et le dark tourism sont communément appelés en français tourisme de catastrophes et tourisme noir.

[18] Heidi Julavits, « I’m a Calamity Obsessive. After My Trip to Italy, I was the Calamity », The New York Times Magazine, 24 mars 2020. https://www.nytimes.com/interactive/2020/03/24/magazine/travel-corona-virus-italy.html. Il faut noter que la version en ligne paraît à une date légèrement antérieure à celle de l’ensemble du magazine, lequel est daté du 29 mars 2020, dans sa version imprimée et numérique.

[19] Daniel Defoe, Journal de l’Année de la Peste, trad. Francis Ledoux, Paris, Gallimard, 1982.

[20] Pour une lecture critique du texte de Defoe, voir par exemple Christian Godin, « Ce que nous apprend Le Journal de l’Année de la Peste de Daniel Defoe », Cités, vol. 3, no 83, 2020, p. 145 à 154.

[21] En guise d’illustration, le NYTM propose annuellement un numéro spécial sur les meilleurs acteurs et actrices de l’année, sur les meilleures chansons de l’année.

[22] J’emprunte le terme de « fictions de réel » à Nicolas Pélissier et Alexandre Eyriès, même si je le considère ici dans une acception plus large que celle qu’ils utilisent, pour définir le journalisme narratif. Voir Nicolas Pélissier et Alexandre Eyriès, « Fictions du réel : le journalisme narratif », Cahiers de Narratologie, no 26, 2014. https://journals.openedition.org/narratologie/6852

[23] Raphaël Baroni, « Ce que l’intrigue ajoute au temps. Une relecture critique de Temps et Récit de Paul Ricoeur », Poétique, no 163, vol. 3, 2010, p. 378, 379.

[24] Raphaël Baroni, « Un feuilleton médiatique forme-t-il un récit ? », Belphégor, no 14, 2016, en ligne. https://journals.openedition.org/belphegor/660

[25] En français, « Exposé. Effrayé. Déterminé » (je traduis). La version en ligne, publiée le 1er avril, propose ce titre en chapô, et un autre titre pour l’article en première page du numéro : « “We Are the Silent Responders” : The Workers Who Make America Work ». L’article complet est consultable à cet adresse : https://www.nytimes.com/interactive/2020/04/01/magazine/coronavirus-workers.html#

[26] Ils et elles sont, respectivement hôtesse de l’air, pharmacien, pompier, facteur, livreur, urgentiste, assistante sociale, entrepreneur des pompes funèbres, vétérinaire, nettoyeur, militaire, infirmière accoucheuse, avocate, kinésithérapeute, policier, épicier, éleveur, pompiste, volontaire.

[27] En français, « Voici leurs récits » ; « dans leurs propres mots » (je traduis).

[28] En français, « sur les lignes de front en Italie du nord » (je traduis). Ce chapô est présent sur la couverture imprimée ; dans la version en ligne le terme « lignes de front » apparaît plus tard dans l’introduction des photos. Voir le numéro complet : https://www.nytimes.com/issue/magazine/2020/04/10/the-41220-issue

[29] En français, « l’équipe d’urgence » (je traduis), mais le terme en anglais suggère qu’il y a un combat désespéré contre la mort.

[30] En français, « une zone de guerre » (je traduis).

[31] Ces informations sont reprises dans le texte introductif. Voir Jason Horowitz, « The Life and Death Shift », The New York Times Magazine, 12 avril 2020, p. 26, et en ligne : https://www.nytimes.com/interactive/2020/04/07/magazine/italy-hospitals-covid.html

[32] En français, et dans l’ordre, « cicatrices intérieures », « ça laissera des traces », « dire au revoir du mieux qu’on peut », « peur de s’endormir et de ne jamais se réveiller » (je traduis).

[33] En français, « Un remède en vue contre le covid-19 » (je traduis). Il s’agit du chapô de couverture de la version imprimée du numéro du 14 juin 2020, dont le titre est « Moon Shot » (« lancement d’une fusée lunaire », je traduis littéralement), p. 36. L’article en ligne à un titre plus spéculatif : « Can A Vaccine for Covid-19 Be Developed in Record Time? » https://www.nytimes.com/interactive/2020/06/09/magazine/covid-vaccine.html

[34] En français, « Pourquoi nous perdons la bataille contre le covid-19 » (je traduis). L’article complet est à cette adresse : https://www.nytimes.com/issue/magazine/2020/07/17/the-71920-issue

[35] Raphaël Baroni, « Un feuilleton médiatique forme-t-il un récit ? », Belphégor, no 14, 2016, en ligne.

[36] Un cliffhanger est un élément de suspense à la fin d’un épisode, suscitant chez le spectateur, l’auditeur, ou le lecteur, la nécessaire envie de voir, entendre, ou lire le suivant.

[37] En français, « L’épicentre » (je traduis). Le reportage est disponible ici : https://www.nytimes.com/interactive/2020/04/15/magazine/new-york-hospitals.html

[38] En français, « État d’urgence » (je traduis) est le titre de la version imprimée. Le texte est disponible ici : https://www.nytimes.com/2020/04/14/magazine/coronavirus-er-doctor-diary-new-york-city.html

[39] En français, littéralement, « Autrefois New York était une ville pleine d’histoires » ou, plus élégamment, « Autrefois New York était une ville où se passaient plein de choses » (je traduis).

[40] En français, « Aujourd’hui, c’est une ville qui ne connaît qu’une seule histoire » ou « Aujourd’hui, il ne se passe qu’une seule chose, à New York ».

[41] En anglais, le terme utilisé est « archipelago ».

[42] En français, « L’histoire des hôpitaux publics de New York est l’histoire de New York – et par bien des côtés, c’est l’histoire de l’Amérique » (je traduis).

[43] Mahler note, comme cela a beaucoup été dit dans les médias en général, que les premières victimes des épidémies sont les minorités ethniques. De la même manière, le personnel soignant, et en particulier les infirmiers et auxiliaires de santé, directement exposés au Covid-19 car en première ligne pour secourir les personnes contaminées, sont aussi majoritairement des personnes de couleur.

[44] En français, « De la nécessaire dignité » ou « Il faut que règne la dignité » (je traduis). Voir le reportage de Philip Montgomery et Maggie Jones : https://www.nytimes.com/2020/05/14/magazine/funeral-home-covid.html

[45] Terme à prendre sans aucune dénotation péjorative, en référence au romancier Pierre Michon. Le terme de « micro-histoire » est aussi lié au courant de la microstoria, dont Carlo Ginzburg et Giovanni Levi furent les dignes représentants.

[46] En français, « Ce que nous avons appris durant la quarantaine » (je traduis). Voir le numéro complet : https://www.nytimes.com/issue/magazine/2020/05/22/the-52420-issue

[47] En français, « La dame grise » (je traduis). Il s’agit du surnom du NYT, qui lui vient du fait que comme tout journal, dans le passé, il se présentait sous forme de blocs de textes, sans images. Récemment, un article rendait compte de l’évolution du journal et de l’adoption d’illustrations et de photographies. Voir Will Dudding, « How the Lady Became Less Gray », The New York Times, 6 janvier 2020. https://www.nytimes.com/2020/01/06/reader-center/louis-silverstein-redesign.html

[48] Molly Young, « Insanity Can Keep You Sane », The New York Time Magazine, 24 mai 2020 https://www.nytimes.com/interactive/2020/05/11/magazine/quarantine-insanity.html. À noter que Gelassenheit, comme tous les noms communs en allemand, s’écrit avec une majuscule.

[49] Helen Macdonald, « The Comfort of Common Creatures », The New York Time Magazine, 24 mai 2020 (ici).

[50] Thomas Chatterton Williams, « Finding Belonging in Exile », The New York Time Magazine, 24 mai 2020 (ici).

[51] Paolo Pellegrin, « Turning the Camera from War to Family », The New York Time Magazine, 24 mai 2020 (ici).

[52] Par vital statistics on entend les statistiques réalisées à partir des registres de population. Voir Steven Johnson, « Vital Statistics », The New York Times Magazine, 14 juin 2020, p. 47; ou en ligne, sous le titre « How Data Became One of the Most Powerful Tools to Fight an Epidemic », 10 juin 2020 (ici).

[53] En anglais, « connecting the dots, creating maps, crystallizing the facts ». Voir Steven Johnson, loc. cit.

[54] Les termes anglais sont granularity et crystallization. Par « granularité », on entend le degré de détail d’une information, ce qui dès lors en facilite la compréhension. Par « cristallisation », on entend la concrétion de ces éléments ou particules fines pour former un élément solide.

[55] Olivier Pilmis, « Produire en urgence. La Gestion de l’imprévisible dans le monde du journalisme », Revue française de sociologie, vol. 55, 2014, p. 101 à 126. https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2014-1-page-101.htm

[56] Erik Neveu, « Revisiting the ‘Story vs. Information’ Model », Journalism Studies, vol. 18, no 10, p. 1293-1306.

[57] Journalism of care signifie « journalisme de soin » ou « journalisme social » (je traduis). Voir Kaori Hayashi, « A Journalism of Care », dans Rethinking Journalism Again: Societal Role and Public Relevance in a Digital Age, Chris Peters et Marcel Broersma (dir.), Londres et New York, Routledge, 2017, p. 146-160.

[58] Ibid., p. 155.

[59] Ou tout autre sujet envisagé dans les études sur le journalisme des magazines. Voir Joy Jenkins, « Magazine Journalism », The International Encyclopedia of Journalism Studies, Tim P. Vos et Folker Hanusch (dir.), Hoboken, NJ, John Wiley & Sons, Inc., 2019 ; Tim Holmes et Liz Nice (dir.), Magazine Journalism, Londres, Sage, coll. « Journalism Studies : Key Texts », 2012.

[60] Megan Le Masurier, « What Is Slow Journalism? », Journalism Practice, vol. 9, no 2, 2014, p. 138-152.

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Articles du New York Times Magazine

CHATTERTON WILLIAMS, Thomas, « Finding Belonging in Exile », The New York Times Magazine (en ligne), 11 mai 2020.

DUDDING, Will, « How the Lady Became Less Gray », The New York Times (en ligne), 6 janvier 2020.

HOROWITZ, Jason & Andrea FRAZZETTA, « The Life and Death Shift », The New York Times Magazine (en ligne), 12 avril 2020.

INTERLANDI, Jeneen, « Why We’re Losing the Battle with Covid-19 », The New York Times Magazine (en ligne), 17 juillet 2020.

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JULAVITS, Heidi, « I’m a Calamity Obsessive. After My Trip to Italy, I was the Calamity », The New York Times Magazine (en ligne), 24 mars 2020.

MCDONALD, Helen, « The Comfort of Common Creatures », The New York Times Magazine (en ligne), 11 mai 2020.

MONTGOMERY, Philip & Jonathan MAHLER, « The Epicenter », The New York Times Magazine, 19 avril 2020, p. 24-51; également en ligne, 15 avril 2020.

MONTGOMERY, Philip & Maggie JONES, « How Do You Maintain Dignity for the Dead in a Pandemic? », The New York Times Magazine (en ligne), 14 mai 2020.

OUYANG, Helen, « State of Emergency », The New York Times Magazine, 19 avril 2020, p. 52-63, 65; également en ligne, sous le titre « I’m an E.R. Doctor in New York. None of Us Will Ever Be the Same », The New York Times Magazine, 14 avril 2020.

PELLEGRIN, Paolo, « Turning the Camera from War to Family », The New York Times (en ligne), 16 mai 2020.

« “We Are the Silent Responders” : The Workers Who Make America Work », The New York Times Magazine (en ligne), 1 avril 2020.

YOUNG, Molly, « Insanity Can Keep You Sane », The New York Times Magazine (en ligne), 11 mai 2020.

Auteur

Isabelle Meuret est professeur à l’Université libre de Bruxelles. Elle enseigne l’anglais des médias, les cultures du monde anglophone, le journalisme narratif, et dirige le programme de Master en communication multilingue. Ses intérêts en matière de recherche se situent en littérature comparée, journalisme littéraire, littérature et médecine. Elle a exercé plusieurs responsabilités au sein de l’International Association for Literary Journalism Studies. Elle a publié plusieurs articles dans la revue Literary Journalism Studies et y a édité un numéro spécial consacré au reportage en langue française (2016). En 2017, elle a rejoint le projet Numapresse (Agence Nationale de la Recherche) « Du papier à l’écran : mutations culturelles, transferts génériques, poétiques médiatiques de la presse », dirigé par Marie-Ève Thérenty. Elle a contribué au Routledge Companion to American Literary Journalism (2020) et au Routledge Companion to Global Literary Journalism (à paraître, 2022). En ce moment, elle prépare, comme éditrice invitée, un numéro thématique de la revue Literature and Medicine (printemps 2022).

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Le journalisme narratif aux États-Unis : de l’imprimé aux nouveaux formats en ligne


Le journalisme narratif peut être défini – dans un premier temps en tout cas – comme une forme de journalisme qui utilise des techniques d’écriture généralement associées à la fiction pour raconter l’actualité. Cet article s’intéresse à la poétique des récits de journalisme narratif américain contemporains, particulièrement dans les journaux quotidiens, et à la façon dont cette poétique se prolonge et se renouvelle dans différents formats qui se développent en ligne, comme le récit multimédia, le podcast narratif et le « journalisme immersif ». La poétique de ces récits est appréhendée, d’une part, en termes de tension entre immersion et information et, d’autre part, en termes de tension entre médiation affichée ou effacée du/de la journaliste.

Narrative journalism can be defined – at least initially – as a form of journalism that uses writing techniques generally associated with fiction to tell the news. This article explores the poetics of contemporary American narrative journalism texts, particularly in daily newspapers, and how such poetics persist and evolve in emerging online formats, such as multimedia narratives, narrative podcasting, and “immersive journalism”. The poetics of these narratives is approached, on the one hand, in terms of a tension between immersion and information and, on the other hand, in terms of a tension between displaying and erasing the mediation of the journalist.


Texte intégral

Le journalisme narratif est généralement défini comme une forme de journalisme qui utilise des techniques d’écriture associées à la fiction pour raconter l’actualité. La plupart des définitions proposent même une liste des techniques d’écriture en question. Ainsi, une revue systématique de la littérature scientifique anglophone répertorie : « la voix, le point de vue, le personnage, le cadre, l’intrigue et/ou la chronologie pour raconter le réel au travers d’un filtre subjectif [1] ». Cette liste rejoint largement une compilation critique de définitions d’experts et de praticiens, pour la plupart américains, selon laquelle

Le récit, en journalisme narratif, utilise des techniques d’écriture littéraires pour rendre compte d’une histoire réelle où des personnages déploient leurs actions dans le temps et dans un cadre spatial. Cette histoire est mise en forme – par un narrateur qui possède une voix propre, personnelle – de manière à créer un récit organisé et capable de simuler une forme d’expérience pour ses lecteurs. La mise en récit est orientée par une volonté manifeste de capter et garder l’intérêt de ces lecteurs, avec pour but final de leur offrir une compréhension plus profonde du réel dans lequel ils vivent [2].

Si de telles (compilations de) définitions permettent de rendre plus concrète la notion d’un journalisme qui s’écrit et se lit « comme un roman [3] », elles ont également tendance à figer ou lisser une forme mouvante et fluide, que l’on retrouve d’ailleurs dans diverses régions du monde [4] et qui a connu et connaît encore aujourd’hui, dans chacune de ces régions, une évolution propre [5]. Pour éviter un tel lissage, on peut appréhender le journalisme narratif comme un modèle journalistique particulier, qui s’oppose au modèle dominant – dans le journalisme factuel en tout cas – de la pyramide inversée, mais qui est lui-même plus complexe que les listes de caractéristiques ne le laissent paraître, et que l’on peut mettre en œuvre de différentes façons et à des degrés divers.

Cet article présente une proposition de modélisation du journalisme narratif centrée sur les tensions essentielles qui définissent les grands possibles de sa poétique. Il illustre ensuite comment cette modélisation s’applique au journalisme narratif américain contemporain et les tendances que l’on peut observer quant à la poétique de celui-ci, particulièrement dans les journaux quotidiens. Enfin, l’article explore comment cette poétique se prolonge et se renouvelle dans trois formats journalistiques qui se développent actuellement en ligne : le récit multimédia, le podcast narratif et le journalisme dit « immersif. »

1. Un modèle défini par une double tension

Si l’on cherche à dépasser les définitions existantes pour cerner ce qui fait l’essence même du journalisme narratif, une première tension apparaît directement, entre une forme qui emprunte les codes de la fiction et un contenu fermement ancré dans le réel [6]. En termes narratologiques, le journalisme narratif peut être pensé comme une tentative de réconcilier, au sein d’un même texte, les deux prototypes de la narrativité formalisés par Raphaël Baroni [7] : le récit informatif, qui met en œuvre une fonction configurante, et le récit immersif, qui met en œuvre une fonction intrigante. Tel que défini par Baroni, le récit informatif s’inscrit dans une conception de l’intrigue en tant que configuration, au sens ricœurien du terme [8]. Il « vise à informer, à ordonner le passé, à établir les faits et à associer les événements à des cadres interprétatifs qui les rendent compréhensibles [9] ». Le récit immersif, au contraire, s’inscrit dans la conception de l’intrigue développée par Baroni [10] dans la double lignée des travaux de Jean-Michel Adam [11] et de Meir Sternberg [12]. L’intrigue y est développée

dans le but d’immerger le récepteur dans une expérience simulée et de nouer une tension orientée vers un dénouement éventuel. Il s’agit de construire une expérience « quasi-mimétique » fondée sur le suspense, la curiosité et la surprise, ce qui implique que la compréhension globale des événements est stratégiquement retardée ou définitivement empêchée [13].

Le journalisme narratif étant une forme de journalisme factuel, son but premier est d’informer. De nombreux praticiens et experts vont même plus loin, en soutenant qu’il permet une meilleure compréhension de l’actualité que le journalisme « classique [14] ». Cette idée se retrouve également largement dans la littérature scientifique, puisque la recherche sur son rôle sociétal considère le journalisme narratif comme « un outil puissant pour […] augmenter la compréhension qu’a le public de la société, dans toute sa complexité [15] ».

Cependant, si le journalisme narratif a pour but de nous informer et de configurer notre expérience du monde, il utilise pour ce faire la forme du récit immersif et intrigant. Les manuels de journalisme narratif [16] décrivent ainsi précisément la structure de l’intrigue telle que définie par Baroni [17] – soit la dynamique entre un nœud et la promesse de son dénouement, qui fait naître la tension narrative. L’intrigue fait également partie des techniques listées suite à la revue systématique de la littérature scientifique [18].

Les guides pratiques insistent en outre sur la dimension expérientielle du récit. Comme l’écrit James Stewart, « [le] récit montre aux lecteurs ce qui s’est passé, souvent au travers de détails saisissants. De toutes les formes d’écriture, c’est celle qui tente le plus directement de recréer la réalité pour le lecteur [19] ». Cette dimension expérientielle renvoie notamment à ce que Kobie van Krieken appelle, dans sa liste des techniques d’écriture, « point de vue », qui permet de développer des « descriptions des perceptions sensorielles, des émotions et des pensées des personnages [20] ».

Il apparaît donc que les deux types narratifs, le récit immersif et le récit informatif, sont tout aussi essentiels l’un que l’autre au journalisme narratif. De la tentative de les réconcilier au sein d’un même texte naît une forme de tension que chaque article de journalisme narratif résout à sa manière, en créant un équilibre qui lui est propre, entre les deux types narratifs [21]. Cette proposition, d’abord théorique, a été testée et validée sur un large corpus de productions journalistiques narratives américaines et francophones [22].

Ce test a permis de mettre en évidence une deuxième tension constitutive du journalisme narratif, liée à une autre caractéristique du modèle, largement reconnue par les professionnels [23] et discutée dans la littérature scientifique [24], mais qui se traduit de manières très diverses dans les textes : son caractère subjectif. Comme le soulignent van Krieken et José Sanders [25], le journalisme narratif raconte l’actualité au travers d’une voix et d’un filtre subjectif, qui peut être soit un personnage, soit le/la journaliste.

Toutefois, puisqu’il s’agit de récits du réel – et non de récits de fiction –, le journaliste-narrateur

est toujours le focalisateur principal, qu’il cherche à s’effacer ou qu’il se présente en tant que personnage, qu’il soit conscient de son rôle de filtre ou non. Il peut tenter d’adopter le point de vue d’une autre personne, qui devient alors focalisateur second, mais ce deuxième niveau de focalisation reste soumis à l’information et à la perspective, indépassables, du focalisateur principal [26].

Même si le journalisme narratif peut nous offrir un accès à la subjectivité des personnes qui font l’actualité, cette subjectivité recréée dépend toujours d’une subjectivité première et insurmontable : celle du/de la journaliste. L’analyse de l’ensemble du corpus [27] montre que cette subjectivité insurmontable peut être plus ou moins explicite dans le récit, selon que le/la journaliste s’exprime au je, au nous ou même à la troisième personne, pour faire part de ses démarches, ses doutes, ses convictions ou même ses émotions. Se dessine ainsi une deuxième tension essentielle au journalisme narratif, qui renvoie, en termes narratologiques, à la fois aux notions de voix [28], de focalisation et de point de vue [29], et même, plus récemment, de « forme de conscience constituante [30] ». Cependant, ces différentes catégories – et, surtout, les débats qu’elles suscitent –, risquent de nous éloigner de l’aspect proprement journalistique de la question qui nous occupe. Je propose donc de nous en tenir ici à une formulation en termes de tension entre affichage et effacement de la médiation subjective du/de la journaliste.

2. Dans le journalisme narratif écrit

Selon la modélisation proposée, le journalisme narratif peut être appréhendé en tant que modèle au travers de deux tensions fondamentales qui déterminent les grands possibles de sa poétique. La poétique propre à chaque texte de journalisme narratif peut dès lors se décrire en termes d’équilibre particulier entre récit informatif et immersif d’une part et entre médiation affichée ou effacée d’autre part. Pour la rendre plus concrète, cette modélisation peut être illustrée par deux exemples issus du corpus d’articles américains sur lequel elle a été testée et construite.

Le premier exemple est un article de Lane DeGregory, intitulé « Une jeune femme se débat, entre addiction à l’oxy et sevrage » (« A young woman struggles with oxy addiction and recovery ») et paru dans St. Petersburg Times le 16 décembre 2011. Si le titre semble plus informatif qu’intriguant ou immersif, le début du texte nous plonge directement dans un moment clé de l’histoire de cette jeune femme :

Lorsque sa mère vint la chercher ce matin-là pour l’emmener au tribunal spécialisé dans les affaires de drogue, Stacy Nicholson était encore défoncée.

[…]

Stacy et deux de ses cousins étaient enfermés depuis des mois dans cette maison délabrée, se droguant avec des pilules antidouleur écrasées. Des seringues usagées jonchaient une table de chevet. La mère de Stacy n’avait cessé de lui dire : Quelqu’un dans cette maison va mourir [31].

Dès la première phrase est ainsi posée la complication qui va nouer et tendre l’ensemble du récit. Les paragraphes suivants permettent de situer le personnage de Stacy et de mieux comprendre sa situation, tout en suivant son passage devant la juge. C’est également l’occasion de comprendre que son histoire s’inscrit dans un problème sociétal beaucoup plus large en Floride :

De toutes les prescriptions d’oxycodone délivrées aux États-Unis au cours du premier semestre de l’année dernière, 98% l’ont été en Floride. Selon le centre de médecine légale de l’État, en moyenne, sept Floridiens meurent chaque jour d’une overdose de médicaments sur ordonnance – soit un nombre de décès supérieur aux décès causés par les accidents de la route [32].

Après un début très immersif et intriguant, ces éléments apportent l’information nécessaire pour comprendre les enjeux de l’histoire de Stacy et en quoi cette histoire est importante pour l’ensemble de la société. La compréhension que permettent ces éléments informatifs permet, en retour, de renforcer la tension narrative. C’est particulièrement clair à la fin de cette première longue scène au tribunal : « En ce jour de février, dans le tribunal de la juge Farnell, Stacy s’est engagée dans ce qui, de l’avis de tous, était un combat pour sa vie. Elle pouvait soit s’en sortir soit devenir l’une des sept victimes floridiennes quotidiennes de l’abus d’antidouleurs [33]. »

L’article suit ensuite Stacy dans les différentes étapes de son parcours pour essayer de vaincre son addiction : en prison, dans un foyer de transition, à la recherche d’un travail, de retour en prison, etc. Ces scènes, racontées de manière immersive, sont entremêlées de passages plus informatifs, notamment concernant l’addiction. Ainsi, juste après la mort du cousin de Stacy, le texte explique qu’environ 50% de l’addiction serait d’origine génétique. La journaliste développe rapidement les différentes raisons qui poussent à consommer des drogues, avant de revenir à Stacy, qui pense que c’est un traumatisme d’enfance qui l’a poussée à commencer, et de détailler les grandes phases de sa vie et de son addiction.

Le récit s’achève lorsque Stacy quitte le foyer de transition pour s’installer chez sa mère. La protagoniste semble être sur la bonne voie pour en finir avec son problème d’addiction. Cependant, pour fêter son nouveau départ, elle achète une bouteille d’alcool, ce qui lui est interdit. Le texte se termine quelques lignes plus loin et une semaine plus tard, sur sa rupture avec son nouveau petit ami :

Si Stacy l’avait reçu n’importe quel autre jour, pendant la majeure partie de sa vie, un texto comme celui-ci aurait été une raison parfaite pour prendre une pilule. Mais pas ce jour-là.

Ce jour-là, elle se laissa ressentir la douleur [34].

Si la complication de départ peut sembler résolue, puisque Stacy a finalement pu sortir du foyer de transition dans lequel l’avait envoyée la juge au tout début du récit, les derniers paragraphes du texte soulignent à la fois un événement encourageant – Stacy qui se laisse ressentir la peine de sa rupture – et un événement plus inquiétant – l’achat de la bouteille d’alcool. La résolution apparaît donc temporaire, susceptible d’être confirmée ou infirmée par la suite, sans clairement diriger le lecteur vers l’une des deux options.

En ce qui concerne le rapport à la subjectivité, la journaliste efface presque complètement toute trace de sa présence dans le récit. Elle n’est présente qu’à la troisième personne, dans quelques phrases glissées dans la toute première scène du récit, au tribunal :

Environ 500 accusées ont comparu devant le tribunal lors des Journées des Femmes cette année. Les journalistes du St. Petersburg Times ont assisté à ces journées, semaine après semaine. Ils ont interviewé des douzaines de femmes. Ils ont suivi des toxicomanes alors qu’elles oscillaient entre prison et traitement, qu’elles logeaient dans des maisons abandonnées, qu’elles cherchaient un emploi et qu’elles titubaient vers une guérison ou une rechute.

Une femme a laissé les journalistes la suivre toute l’année [35].

Ces quelques phrases indiquent au lecteur comment la journaliste a eu accès aux détails de la vie de Stacy et ce qui lui permet de recréer son expérience de manière aussi intime tout au long du récit. Outre ce passage, la présence de la journaliste ne se fait sentir qu’à de rares occasions, quand elle prend ouvertement ses distances par rapport aux personnages dont elle raconte l’histoire. Ainsi, avant de raconter les deux rechutes de Stacy – auxquelles elle ne semble pas avoir directement assisté –, elle écrit exactement la même phrase : « Voici l’histoire qu’elle raconterait plus tard [36]. » Elle fait ainsi sentir que, même si elle raconte cette histoire en collant autant que possible au point de vue de Stacy, c’est bien elle qui exerce la fonction de narratrice et conserve la responsabilité du récit.

Le deuxième exemple est une column [37] de Jeff Klinkenberg, parue dans le St. Petersburg Times le 10 juin 2011 et intitulée « La pin-up et top-modèle Bunny Yeager s’est distinguée des deux côtés de l’appareil photo, en photographiant Bettie Page pour “Playboy” » (« Pinup model Bunny Yeager rocked both sides of the camera, photographing Bettie Page for ‘Playboy’ »). Cet article révèle le même type de dynamique entre récit immersif et récit informatif, mais un rapport à la subjectivité du journaliste ouvertement assumé, à l’opposé de l’effacement de Lane DeGregory dans l’article précédent. Le récit s’ouvre ainsi :

J’ai commencé à faire la cour à Bunny Yeager l’été dernier, quand j’ai formé son numéro sur mon téléphone et que je me suis senti comme un jeune geek demandant à Lady Gaga de sortir avec lui.

J’avais répété ce que j’allais dire : « Mlle Yeager, nous avons grandi dans le même quartier. Je me souviens des jours de gloire de Miami et j’ai toujours apprécié votre contribution à la culture de la Floride. Je me demandais, Mlle Yeager, si vous accepteriez que je vous rende visite chez vous pour écrire un article à votre sujet. » Mais quand elle a répondu, j’ai eu l’impression d’avoir à nouveau 13 ans [38].

Si la complication est d’une nature bien différente – un journaliste essayant d’obtenir un rendez-vous avec son idole de jeunesse –, la dynamique du récit est la même que dans le premier exemple : le texte s’ouvre sur la complication, les paragraphes suivants servent à présenter Bunny Yeager, et puis le récit se poursuit au travers des différentes tentatives du journaliste pour rencontrer son idole, ces épisodes étant entrecoupés d’informations sur la carrière de celle-ci. En revanche, ce deuxième exemple présente un rapport à la subjectivité très différent du premier puisque l’histoire concerne directement le journaliste. Celui-ci est (omni-)présent à la première personne du singulier et c’est au travers de son expérience que l’on approche l’inaccessible idole.

Les deux exemples présentés ici sont représentatifs de la façon dont les textes américains du corpus analysé se positionnent par rapport à la tension entre information et immersion ; l’immersion, au travers d’une intrigue qui s’ouvre dès les premières lignes et se prolonge jusqu’aux dernières, étant mise au service de l’information tandis que l’information est toujours présentée et formulée dans le contexte du récit immersif. Ces deux articles permettent également d’exemplifier deux positionnements très différents par rapport à la tension entre affichage et effacement de la médiation – le premier texte étant un exemple d’effacement, parti pris largement majoritaire sur l’ensemble des articles américains analysés, alors que le deuxième texte offre un exemple d’affichage qui constitue un choix nettement minoritaire dans les articles du corpus [39].

3. Et dans les formats qui se développent en ligne ?

Avec l’essor d’Internet et de l’information en ligne se développent de nouveaux formats journalistiques, dont certains s’inscrivent dans l’héritage, plus ou direct, du journalisme narratif écrit. Cet article en examine brièvement trois – le récit multimédia, le podcast narratif et le journalisme dit « immersif » – afin d’explorer comment ils prolongent et renouvellent la poétique de ce journalisme narratif écrit.

3.1. Les récits multimédia

Le récit journalistique imprimé a très vite exploré les nouvelles potentialités multimodales ouvertes par le passage en ligne [40]. Dès 1997, la série d’articles narratifs de Mark Bowden pour le Philadelphia Inquirer « La chute du faucon noir » (« Blackhawk Down ») – qui donnera ensuite lieu à un livre puis un film du même nom – est mise en ligne au fur et à mesure de sa publication dans le journal. La série retrace la bataille de Mogadiscio qui a opposé l’armée américaine à différentes milices somaliennes en 1993. La version en ligne comprend non seulement le texte publié dans les pages du quotidien, mais aussi de très nombreux compléments multimédia : photos, cartes, extraits audio ou vidéo, accessibles au travers d’hyperliens placés dans le texte et de rubriques spécifiques au sein du menu (Doc. 1). L’équipe web du journal a en effet demandé au journaliste de lui confier l’ensemble de son matériel afin de le mettre à disposition des internautes. Comme l’explique Bowden, cela a permis de renforcer la crédibilité du récit :

Les articles rédigés de manière dramatique et narrative, comme j’ai essayé de le faire pour « La chute du faucon noir », se passent généralement de l’énumération rigide de leurs sources. […] Les hyperliens ont résolu ce problème. […] Ces éléments audiovisuels ont non seulement ajouté au plaisir de lire l’histoire, mais l’ont ancrée plus fermement dans la réalité [41].

La dimension multimédia renforcerait ainsi le caractère informatif du récit tout en préservant son côté immersif. S’il est difficile de vérifier de tels propos, les chiffres révèlent en tout cas un réel engouement pour la version multimédia : le site web a atteint jusqu’à 46.000 vues par jour – nous sommes alors en 1997, l’accès à Internet est donc bien moins répandu qu’aujourd’hui –, obligeant le journal à changer de serveur pour faire face à l’afflux de visiteurs [42].

Doc. 1 – Capture d’écran d’une version archivée de « Blackhawk Down », https://web.archive.org/web/19981203102102/http://www.phillynews.com/packages/somalia/nov16/default16.asp

Malgré cet énorme succès, c’est la plupart du temps un article bien plus récent qui est cité en exemple lorsque l’on parle de longs récits multimédia : « Snow Fall : L’avalanche à Tunnel Creek » (« The Avalanche at Tunnel Creek »), publié en 2012 par le New York Times – et dont l’impact a été tel que le titre de l’article a été utilisé comme verbe (« to snowfall ») par des éditeurs américains voulant créer le même type de production [43]. L’article est même couronné d’un prix Pulitzer en 2013, le jury soulignant le caractère évocateur du récit, l’explication scientifique du phénomène et l’intégration habile de composants multimédia [44].

Contrairement à la version en ligne de « La chute du faucon noir », « Snow Fall » ne joue pas sur un réseau des pages interconnectées, mais intègre autant que possible les éléments multimédia sur la page même du récit écrit, en recourant à trois techniques : l’utilisation de brèves boucles vidéo pour introduire les différents chapitres et effectuer des transitions entre parties, la progression dans la page par défilement vertical (scrolling), et l’« effet de rideau », au travers duquel les divers éléments – texte, animation, image, etc. – apparaissent et disparaissent en fonction du défilement vertical sur la page [45] (Doc. 2).

Doc. 2 – Capture d’écran de « Snow Fall », https://www.nytimes.com/projects/2012/snow-fall/index.html

David Dowling et Travis Vogan considèrent dès lors que « Snow Fall » construit

un environnement immersif dans lequel […] « notre attention est contenue : elle est dirigée vers le texte devant nous, avec aussi peu de distraction que possible. » Bien que l’intégration d’éléments multimédia puisse, de manière paradoxale, disperser l’attention des lecteurs, elle le fait d’une manière qui encourage ces lecteurs à plonger plus profondément dans l’univers narratif et donc à « nous immerger dans ce que nous lisons [46]. »

Cependant, tous les lecteurs et commentateurs ne sont pas d’accord. D’autres soutiennent, à l’inverse, que le caractère multimédia de « Snow Fall » a pour effet de casser l’effet immersif du récit. Selon Roy Peter Clark, par exemple, la plupart des éléments visuels, tels qu’ils sont disposés par rapport au texte, brisent la tension narrative que celui-ci essaie de créer en divulguant trop tôt certaines informations. L’immersion narrative est aussi interrompue par des éléments multimédia qui sont anecdotiques par rapport au fil narratif et distraient les lecteurs de l’histoire. Ainsi, pour Clark, le problème de « Snow Fall » est une forme de dissonance entre la voix du récit écrit et l’univers multimédia – principalement visuel – créé autour de ce récit [47].

Si certains éléments multimédia, comme les cartes animées permettant de suivre les déplacements des différents personnages sur la montagne, semblent favoriser la compréhension des lecteurs, ce n’est plus l’apport du multimédia à l’information qui est mis en avant dans les discussions autour de « Snow Fall », mais son effet – positif pour certains, négatif pour d’autres – sur l’immersion dans le récit. Toutefois, Clark lie cette question à celle de la voix, qu’il définit à la suite de Don Fry comme « la somme de tous les choix posés par l’auteur qui créent l’illusion que celui-ci s’adresse directement de la page au lecteur [48] ». Selon Clark, dans un récit multimédia, la voix doit être en harmonie avec ce qu’il propose d’appeler la vision, soit la « qualité créée par la somme de tous les choix posés par le designer ou l’artiste, dont l’effet est une façon de voir unifiée, comme si nous regardions tous au travers d’une même lentille [49] ».

Depuis « Snow Fall », les récits multimédia en ligne ont encore évolué. Selon la fondation Nieman [50], un nouveau cap aurait été franchi en 2016, avec « Une nouvelle ère de murs » (« A New Age of Walls »), publié en ligne par le Washington Post. La série de trois épisodes propose d’examiner, « à partir de huit pays dispersés sur trois continents, […] les divisions entre pays et peuples, au travers d’un entrelacement de mots, de vidéos et de sons [51]. » « Une nouvelle ère de murs » pousse l’intégration des différents éléments multimédia plus loin que « Snow Fall », puisque textes, images, animations, vidéos et sons sont tous rassemblés dans un écran vertical unique, entièrement scrollable, au sein duquel l’activation de ces différents éléments se fait automatiquement, en fonction de la progression du lecteur dans le contenu (Doc. 3).

Doc. 3 – Capture d’écran de « A New Age of Walls », https://www.washingtonpost.com/graphics/world/border-barriers/global-illegal-immigration-prevention/

Selon Dowling, la production du Washington Post

souligne l’importance d’une linéarité accrue dans l’innovation en matière de design. Les designers ont pris au sérieux l’argument du critique littéraire Sven Birkerts selon lequel « si les lecteurs sont vraiment pris dans un suspense narratif, désireux de découvrir ce qui se passe ensuite ou liés émotionnellement aux personnages, ils préfèrent tourner les pages sous la direction de l’auteur plutôt que d’explorer librement un réseau textuel [52]. »

Avec « Une nouvelle ère de murs » semble donc se dessiner une façon de concilier multimédia et création d’une expérience immersive pour les récepteurs. Cependant, la dimension immersive et expérientielle du texte en lui-même (sans tenir compte des éléments multimédia) apparaît moins poussée que dans la plupart des articles de journalisme narratif écrit. L’immersion semble se faire avant tout dans l’univers multimédia de la production et moins dans l’expérience des personnages – révélant ainsi une relation étroite entre dispositif technique et poétique, qui mériterait d’être analysée plus en profondeur.

Comme le montrent les trois exemples évoqués ici, et les discussions autour de ceux-ci, la multimodalité offerte au récit journalistique par le passage en ligne ouvre de nombreux nouveaux possibles, en constante évolution, qui viennent indéniablement complexifier la recherche d’un équilibre entre fonction informative et fonction immersive du récit journalistique – confirmant par là même la persistance de cette tension narrative fondamentale au sein de différents types de récits multimédia journalistiques en ligne. Par ailleurs, même s’il ne parle pas explicitement de subjectivité, mais de « voix » et de « lentille », Clark esquisse dans sa discussion de « Snow Fall » un lien entre cette tension et la question de la médiation du journaliste, mais aussi de l’équipe de production multimédia, qu’il serait intéressant d’explorer plus avant.

3.2. Les podcasts narratifs

Avec son passage en ligne, le récit journalistique est également passé de l’écrit à l’audio grâce au développement des podcasts. S’il existe bien sûr de nombreux types de podcasts – qui ne sont ni forcément narratifs ni nécessairement journalistiques –, certains peuvent être considérés comme des « récits audio élaborés ou narratifs [53] ». C’est le cas, par exemple, de Serial, une série de trois saisons développée par l’équipe de l’émission de radio publique This American Life. Narré par Sarah Koenig, Serial raconte une histoire vraie, semaine après semaine, tout au long de chaque saison, grâce à un long et méticuleux travail d’enquête journalistique. La première saison – de loin la plus connue – porte sur le meurtre de Hae Min Lee, une jeune fille de 18 ans, à Baltimore, en 1999. Quinze ans plus tard, Koenig rouvre l’enquête sur ce meurtre, après avoir été contactée par une amie d’Adnan Syed, l’homme qui a été condamné pour les faits et se trouve encore en prison.

Serial a rapidement connu un énorme succès auprès du public, avec plus de 90 millions de téléchargements en un an et une communauté de fans très active, prolongeant la discussion et l’enquête en ligne [54], ainsi que la reconnaissance de la profession, avec notamment un Peabody Award [55]. Pour comprendre cet « effet Serial » [56], plusieurs auteurs ont souligné la façon dont Koenig crée un univers audio immersif et intrigant [57]. Serial est directement reconnaissable à la musique qui ouvre, ponctue et clôt les épisodes – plongeant directement l’auditeur dans l’univers diégétique. Koenig ne se contente pas de raconter son enquête, elle immerge les auditeurs dedans, en leur faisant entendre directement les différents personnages de l’histoire, leurs émotions et parfois même leurs interactions. En outre, la narratrice joue constamment sur la tension narrative, utilisant des techniques de teasing au début et à la fin de chaque épisode. Elle annonce ainsi, dans le premier épisode :

Cette conversation avec Rabia et Saad, c’est ce qui m’a lancée dans cette – « obsession » est peut-être un mot trop fort – disons « fascination » d’un an pour cette affaire. D’ici la fin de cette heure, vous allez entendre différentes personnes raconter différentes versions de ce qui s’est passé le jour où Hae Lee a été tuée. Mais commençons par la version la plus importante, celle que Rabia m’a racontée. C’est celle qui a été présentée au procès [58].

Durant le même épisode, elle relance la tension en expliquant :

Ainsi, trois ou quatre mois après avoir rencontré Rabia pour la première fois, j’étais devenue obnubilée par le fait de trouver Asia [un témoin]. […] Parce que toute l’affaire me semblait tourner autour de ses souvenirs de cet après-midi-là. Il faut que je sache si Adnan était vraiment dans la bibliothèque à 14h36.

Parce que s’il y était, il est innocent. C’est si désespérément simple. Et peut-être que je pourrais tout résoudre si je pouvais juste parler à Asia [59].

Comme le montrent ces deux extraits, la tension est intimement liée à l’explication, à la tentative de la journaliste de faire la lumière sur l’affaire. Immersion et information vont donc de pair, comme dans le journalisme narratif écrit.

Cependant, ce qui est le plus souvent souligné dans les discussions autour de Serial, ce n’est pas cette dialectique entre fonction intrigante et configurante, mais la « singulière présence [60] » de Koenig dans son podcast. Koenig y détaille les informations et documents à sa disposition – mettant même de nombreux documents à disposition des auditeurs sur le site web de Serial –, discute leurs qualités techniques, leur fiabilité, les questions qu’ils soulèvent. Elle fait part de ses interrogations sur l’enquête mais aussi sur son rôle dans l’enquête. Elle va jusqu’à expliciter ses réactions les plus irrationnelles, comme lorsqu’elle raconte sa première rencontre avec Syed en prison :

Lorsque j’ai rencontré Adnan en personne pour la première fois, j’ai été frappée par deux choses. Il était bien plus grand que je ne l’imaginais […]. Et la deuxième chose que vous ne pouvez pas manquer à propos d’Adnan, c’est qu’il a d’énormes yeux marron, comme une vache laitière. C’est ce qui a déclenché mes questionnements les plus ridicules. Est-ce que quelqu’un avec des yeux pareils pourrait vraiment étrangler sa petite amie ? C’est idiot, je sais [61].

La parole prononcée ne pouvant effacer son caractère subjectif comme la phrase écrite, Koenig décide d’assumer pleinement l’affichage de sa subjectivité en adoptant un positionnement à la fois extrêmement honnête et hautement réflexif. Si ce parti pris a pu être critiqué [62], il a aussi fait des émules, participant à une vague de podcasts que Dowling et Kyle Miller qualifient de « non-fiction captivante basée sur un journalisme transparent et un méta-récit réflexif [63] ». Ces podcasts explorent ainsi de nouvelles voies par rapport à la tension entre effacement et affichage de la médiation du/de la journaliste, tout en prolongeant la tension entre immersion et information – révélant à quel point les deux tensions constitutives du journalisme narratif écrit se retrouvent également dans les récits journalistiques audio.

3.3. Le « journalisme immersif »

Avec la démocratisation croissante de technologies comme la vidéo 360° et la réalité virtuelle, des formats journalistiques particulièrement innovants ont commencé à apparaître depuis une dizaine d’années, souvent rassemblés sous l’étiquette de « journalisme immersif », proposée par Nonny de la Peña et ses collègues. Le terme désigne « la production d’information sous une forme permettant aux récepteurs d’acquérir une expérience directe des événements ou des situations décrits dans les nouvelles [64] ».

Le Washington Post a récemment réalisé une production de ce type à partir d’un article de journalisme narratif publié précédemment par le journal : « Douze secondes de tirs » (« 12 Seconds of Gunfire ») est une « expérience en réalité virtuelle [65] » adaptée d’un article portant le même titre, racontant les conséquences d’une fusillade dans une école primaire de Caroline du Sud. Le récit en réalité virtuelle animée se concentre sur le vécu d’Ava, 6 ans, suite au décès de son meilleur ami (Doc. 4). Comme l’explique un responsable du journal, le but était de créer un récit « dans lequel le fait d’être immergé rend l’histoire plus riche et plus captivante qu’elle ne le serait dans tout autre format [66]. »

Doc. 4 – Capture d’écran de « 12 Seconds of Gunfire », https://www.youtube.com/watch?v=L6ZlUP4o6Yc

La filiation entre ces nouveaux formats et le journalisme narratif apparaît également au travers des termes utilisés pour désigner ces productions : journalisme immersif et expérience en réalité virtuelle – qui renvoient à la volonté de réconcilier information et immersion propre au journalisme narratif. Une analyse des discours d’escorte du journalisme en réalité virtuelle et en vidéo 360° souligne quant à elle que « [l]e journalisme immersif promet, grâce à un ressenti émotionnel accru, une meilleure transmission de l’information et, ce faisant, une meilleure compréhension du récepteur, une meilleure intellection des sujets d’actualité [67]. » Les journalistes qui promeuvent le journalisme immersif

espèrent faire ressentir [au destinataire] les conditions de perception de la personne filmée pour lui donner accès à son vécu. Le reportage immersif proposé au spectateur est présenté par ses promoteurs comme une expérience permettant de percevoir et de s’approprier l’actualité « à la première personne » [68].

Comme l’indique l’expression « à la première personne », la question de la subjectivité se trouve également au cœur de ces nouveaux formats. Analysant un corpus de productions journalistiques en vidéo 360°, Sarah Jones observe que certaines se limitent à fournir une vue à 360° d’un événement ou d’une situation, sans construction narrative. Parmi les productions plus longues et construites, elle distingue les « récits guidés par le reporter » et les « récits guidés par un personnage [69] ». Étudiant en détail la construction d’un reportage en 360°, Angelina Toursel et Philippe Useille notent quant à eux une relation complexe entre la transparence apparente – « le destinataire semble faire l’expérience du monde “réel” sans médiation » – et « la distance de la médiation créée par l’instance narrative [70] ». On retrouve donc ici la tension entre affichage et effacement de la médiation du/de la journaliste qui traverse également le journalisme narratif écrit, dans une articulation nouvelle avec la tension entre information et immersion. Cette articulation nouvelle découle du dispositif technique immersif, complexifiant la poétique de ces récits sans pour autant remettre en question leur filiation avec le journalisme narratif.

J’ai proposé, dans cet article, de concevoir le journalisme narratif comme un modèle pouvant être adapté de différentes façons et à des degrés divers, et se définissant par les deux tensions fondamentales qui le traversent : une tension entre la création d’une intrigue immersive et la volonté de configurer le réel pour informer les lecteurs, et une tension entre l’affichage ou l’effacement de la médiation subjective des journalistes dans leurs récits. J’ai ensuite montré comment ce modèle permettait de souligner que la poétique du journalisme narratif américain, particulièrement dans les journaux quotidiens, mêle inextricablement immersion et information tout en privilégiant des formes d’effacement des journalistes dans leurs textes. J’ai enfin exploré, au travers de quelques exemples, comment la modélisation proposée peut être appliquée à trois formats journalistiques actuellement en développement aux États-Unis : le récit multimédia, le podcast narratif et le journalisme immersif.

La modélisation proposée ne prétend évidemment pas faire le tour des particularités et questions que soulèvent ces formats. Elle invite à les penser dans une perspective historique plus large destinée à mettre en évidence à la fois la persistance et le renouvellement des tensions propres au journalisme narratif écrit dans ces formats. Le présent article s’est concentré sur la sphère journalistique américaine, mais une telle perspective historique doit tenir compte du contexte journalistique et culturel particulier dans lequel se développent ces formats. L’article appelle donc à explorer les éventuelles particularités des nouveaux formats narratifs dans différentes régions du monde, comme cela a été fait – et est encore en train de se faire – pour le journalisme narratif écrit.

Par ailleurs, le rapide parcours effectué pour explorer les trois formats journalistiques en développement montre bien que les deux grandes tensions discutées dans cet article ne peuvent se penser indépendamment de la forme du récit – et donc du support et du dispositif technique dans lequel le récit s’inscrit. Poétique, support et technique ne peuvent s’appréhender séparément. Cela étant, les deux tensions analysées semblent malgré tout transcender les différentes formes, supports et dispositifs techniques pour se retrouver au cœur de toute tentative de raconter, à proprement parler, l’actualité – par opposition aux tentatives de la résumer, la hiérarchiser ou même la rapporter objectivement. Il me semble en tout cas qu’il s’agit là d’une hypothèse féconde à poser à ce stade, en espérant que d’autres travaux de recherche l’explorent plus avant.

Enfin, si cet article s’est centré sur la question de la poétique de différentes formes journalistiques narratives, cette question ne prend pleinement sens que lorsqu’elle est articulée aux pratiques des professionnels de l’information – et à leurs implications éthiques, identitaires ou encore économiques – d’une part, et aux pratiques de réception des publics d’autre part.

Notes

[1] « voice, point of view, character, setting, plot, and/or chronology to report on reality through a subjective filter » (Kobie van Krieken et José Sanders, « What is narrative journalism? A systematic review and an empirical agenda », Journalism, 9 juillet 2019, en ligne : https://doi.org/10.1177/1464884919862056, je traduis).

[2] Marie Vanoost, « Journalisme narratif : proposition de définition, entre narratologie et éthique », Les Cahiers du journalisme, no 25, 2013, p. 152‑53.

[3] « like a novel » (Wolfe, Tom (dir.), The New Journalism, New York, Harper & Row, 1975, p. 21, je traduis).

[4] V. notamment John Bak et Bill Reynolds (dir.), Literary Journalism Across the Globe: Journalistic Traditions and Transnational Influences, Amherst, University of Massachusetts Press, 2011 ; Richard Keeble et John Tulloch (dir.), Global Literary Journalism: Exploring the Journalistic Imagination, New York, Peter Lang, 2012 ; Richard Keeble et John Tulloch (dir.), Global Literary Journalism: Exploring the Journalistic Imagination (Volume 2), New York, Peter Lang, 2014.

[5] Concernant l’histoire de cette forme aux États-Unis, puisque c’est de journalisme narratif américain dont il est question dans cet article, v. notamment Thomas Connery (dir.), A Sourcebook of American Literary Journalism: Representative Writers in an Emerging Genre, New York, Greenwood Press, 1992 ; John Hartsock, A History of American Literary Journalism: The Emergence of a Modern Narrative Form, Amherst, University of Massachusetts Press, 2000 ; Thomas Schmidt, Rewriting the Newspaper: The Storytelling Movement in American Print Journalism, Columbia, University of Missouri Press, 2019 ; Norman Sims, True Stories: A Century of Literary Journalism, Evanston, Northwestern University Press, 2007.

[6] V. Marie Vanoost, « Defining narrative journalism through the notion of plot », Diegesis, vol. 2, no 2, 2013, p. 77‑97.

[7] Raphaël Baroni, L’œuvre du temps : Poétique de la discordance narrative, Paris, Seuil, 2009 ; « Face à l’horreur du Bataclan : récit informatif, récit immersif et récit immergé », Questions de communication, vol. 34, 2018, p. 107-132.

[8] Paul Ricœur, Temps et récit, tome 1 : L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1991, p. 125-135.

[9] Raphaël Baroni, « Face à l’horreur du Bataclan : récit informatif, récit immersif et récit immergé », art. cit., p. 114.

[10] Raphaël Baroni, La tension narrative : Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007.

[11] Jean-Michel Adam, Les textes : types et prototypes, Paris, Nathan, 1992.

[12] Meir Sternberg, Expositional modes and temporal ordering in fiction, Bloomington Indiana University Press, 1993.

[13] Raphaël Baroni, « Face à l’horreur du Bataclan : récit informatif, récit immersif et récit immergé », art. cit., p. 114.

[14] Marie Vanoost, « Comment et pourquoi raconter le monde aujourd’hui ? », Sur le journalisme, vol. 8, no 1, 2019, p. 133‑34.

[15] « a powerful means to […] increase the audience’s understanding of society in all its complexities » (Kobie van Krieken et José Sanders, art. cit., je traduis).

[16] Jon Franklin, Writing for Story: Craft Secrets of Dramatic Nonfiction by a Two-Time Pulitzer Prize Winner, New York, Plume, 2002 ; Jack Hart, Storycraft: The Complete Guide to Writing Narrative Nonfiction, Chicago, University of Chicago Press, 2011 ; Alain Lallemand, Journalisme narratif en pratique, Bruxelles, De Boeck, 2011.

[17] Raphaël Baroni, La tension narrative, éd. cit.

[18] Kobie van Krieken et José Sanders, art. cit.

[19] « [t]he narrative shows readers what happened, often in vivid details. Of all of the forms of writing, it is the one that strives to re-create reality for the reader » (James Stewart, Follow the Story: How to Write Successful Nonfiction, New York, Simon et Schuster, 1998, p. 74, je traduis).

[20] « descriptions of the sensory perceptions, emotions, and thoughts of characters » (Kobie van Krieken, « Literary, Long‐Form, or Narrative Journalism », dans The International Encyclopedia of Journalism Studies, Tim Vos et Folker Hanusch (dir.), Hoboken, Wiley-Blackwell, 2019, p. 3, je traduis).

[21] Marie Vanoost, « Defining narrative journalism through the notion of plot », art. cit.

[22] Ce corpus était composé de 32 textes américains et 32 textes francophones, sélectionnés sur les conseils d’experts dans les deux régions comme particulièrement représentatifs de ce que constitue le journalisme narratif. V. Marie Vanoost, « Le journalisme narratif aux États-Unis et en Europe francophone : Modélisation et enjeux éthiques », Thèse de doctorat, Université catholique de Louvain, 2014.

[23] Marie Vanoost, « Comment et pourquoi raconter le monde aujourd’hui ? », art. cit.

[24] Kobie van Krieken et José Sanders, art. cit.

[25] Ibid.

[26] Marie Vanoost, « Éthique et expression de l’expérience subjective en journalisme narratif », Sur le journalisme, vol. 2, no 2, 2013, p. 168.

[27] Marie Vanoost, « Le journalisme narratif aux États-Unis et en Europe francophone : Modélisation et enjeux éthiques », op. cit.

[28] V. notamment Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 225-267.

[29] V. notamment Gérard Genette, op. cit., p. 206-224 ; Mieke Bal, « Narration et focalisation : Pour une théorie des instances du récit », Poétique, no 29, 1977, p. 107‑127 ; Alain Rabatel, La construction textuelle du point de vue, Lonay, Delachaux et Niestlé, 1998 ; Raphaël Baroni. « Les fonctions de la focalisation et du point de vue dans la dynamique de l’intrigue », Cahiers de narratologie, no 32, 2017, en ligne : https://doi.org/10.4000/narratologie.7851.

[30] « forms of constituting consciousness » (Monika Fludernik, Towards a ‘Natural’ Narratology, Londres, Routledge, 1996, p. 37, je traduis).

[31] « When her mom came to pick her up for drug court that morning, Stacy Nicholson was still high.

[…]

Stacy and two of her cousins had been holed up for months in this rundown house, shooting crushed-up pain pills. Used syringes littered an end table. Stacy’s mom had kept telling her: Someone in this house is going to die » (je traduis).

[32] « Of all the oxycodone prescribed in America in the first half of last year, 98 percent was dispensed in Florida. According to the state medical examiner’s office, an average of seven Floridians die from prescription drug overdoses every day — more than from car accidents » (je traduis).

[33] « In Judge Farnell’s court in February, Stacy entered what everyone agreed was a fight for her life. She could get better, or she could become one of Florida’s seven a day » (je traduis).

[34] « On any other day, for most of Stacy’s life, a text like that would have been the perfect reason to reach for a pill. But not that day.

On that day, she let herself feel the pain » (je traduis).

[35] « About 500 defendants came to court on Ladies’ Days this year. St. Petersburg Times journalists attended week after week. They interviewed dozens of women. They followed addicts as they bounced between jail and treatment, stayed in abandoned houses, looked for jobs and stumbled toward recovery or relapse.

One woman let the journalists follow her all year » (je traduis).

[36] « This is the story she would tell later » (je traduis).

[37] Un genre américain qui se rapproche de la chronique dans le monde francophone.

[38] « My courtship of Bunny Yeager began last summer when I punched her number into my phone and felt like a nerdy kid asking Gaga out on a date.

I had rehearsed what I was going to say: “Miss Yeager, we grew up in the same neighborhood. I remember the glory days of Miami and have always appreciated your contributions to Florida culture. I wonder, Miss Yeager, how you might feel about the possibility of me visiting you at home and writing a story.” But when she answered I felt 13 again » (je traduis).

[39] Il faut noter ici que si ce choix est minoritaire parmi les textes du corpus, principalement constitué d’articles de journaux quotidiens, il se retrouve plus fréquemment dans des articles narratifs publiés dans des magazines – notamment en raison de consignes éditoriales différentes.

[40] V. Susan Jacobson, Jacqueline Marino, et Robert Gutsche Jr., « The digital animation of literary journalism », Journalism, vol. 17, no 4, 2016, p. 527–546.

[41] « Stories written in a dramatic, narrative fashion, as I tried to write “Black Hawk Down,” typically dispense with the wooden recitation of sources. […] Hyperlinks solved that problem. […] These audio-visual features not only added to the fun of reading the story, but grounded it more firmly in reality » (Mark Bowden, « Narrative Journalism Goes Multimedia », Nieman Reports, 2000, en ligne : https://niemanreports.org/articles/narrative-journalism-goes-multimedia/, je traduis).

[42] Ibid.

[43] David Dowling et Travis Vogan, « Can We “Snowfall” This? Digital longform and the race for the tablet market », Digital Journalism, vol. 3, no 2, 2015, p. 209‑224.

[44] https://www.pulitzer.org/winners/john-branch

[45] Jeremy Rue, cité par David Dowling et Travis Vogan, art cit., p. 213.

[46] « an immersive environment in which […] “our attentional focus is contained: it is directed toward the text in front of us, with minimal distraction.” Although the embedded multimedia elements paradoxically may disperse readers’ attention, they do so in ways that encourage them to dive deeper into the narrative world and thus “to immerse ourselves in whatever we are reading” » (David Dowling et Travis Vogan, art cit., p. 211, je traduis).

[47] Roy Peter Clark, « Snow-blind: The challenge of voice and vision in multi-media storytelling », Poynter, 27 août 2014, en ligne : https://www.poynter.org/reporting-editing/2014/snow-blind-the-challenge-of-voice-and-vision-in-multi-media-storytelling/.

[48] « the sum of all the choices made by the writer that create the illusion that the writer is speaking off the page directly to the reader » (ibid., je traduis).

[49] « quality created by the sum of all the choices made by the designer or artist, the effect of which is a unified way of seeing, as if we were all looking through the same lens » (ibid., je traduis).

[50] https://niemanstoryboard.org/stories/the-washington-post-crosses-a-storytelling-frontier-with-a-new-age-of-walls/

[51] « From eight countries across three continents, this series examines the divisions between countries and peoples through interwoven words, video and sound » (https://www.washingtonpost.com/graphics/world/border-barriers/global-illegal-immigration-prevention/, je traduis).

[52] « highlights the importance of increased linearity in design innovation. Designers have taken seriously the point made by literary critic Sven Birkerts that “if readers are really caught in narrative suspense, eager to find what happens next or emotionally bonded to the characters, they would rather turn pages under the guidance of the author than freely explore a textual network.” » (David Dowling, « Toward a New Aesthetic of Digital Literary Journalism: Charting the Fierce Evolution of the “Supreme Nonfiction” », Literary Journalism Studies, vol. 9, no 1, 2017, p. 110, je traduis).

[53] « the crafted or narrative audio storytelling » (Siobhán McHugh, « How podcasting is changing the audio storytelling genre », Radio Journal: International Studies in Broadcast & Audio Media, vol. 14, no 1, 2016, en ligne : https://ro.uow.edu.au/cgi/viewcontent.cgi?article=3366&context=lhapapers, p. 5, je traduis).

[54] Ibid.

[55] Jennifer O’Meara, « “Like Movies for Radio”: Media Convergence and the Serial Podcast Sensation », Frames Cinema Journal, vol. 8, 2015, en ligne : http://framescinemajournal.com/article/like-movies-for-radio-media-convergence-and-the-serial-podcast-sensation/.

[56] Siobhán McHugh, op. cit.

[57] Jilian DeMair, « Sounds Authentic: The Acoustic Construction of Serial’s Storyworld », dans The Serial Podcast and Storytelling in the Digital Age, Ellen McCracken (dir.), New York et Londres, Taylor et Francis, 2017, p. 24‑36 ; David Dowling et Kyle Miller, « Immersive Audio Storytelling: Podcasting and Serial Documentary in the Digital Publishing Industry », Journal of Radio & Audio Media, vol. 26, no 1, 2019, p. 167‑184.

[58] « This conversation with Rabia and Saad, this is what launched me on this year long ‒ “obsession” is maybe too strong a word ‒ let’s say fascination with this case. By the end of this hour, you’re going to hear different people tell different versions of what happened the day Hae Lee was killed. But let’s start with the most important version of the story, the one Rabia told me first. And that’s the one that was presented at trial » (je traduis).

[59] « So three, four months after I first sat down with Rabia, I had become fixated on finding Asia. […] Because the whole case seemed to me to be teetering on her memories of that afternoon. I have to know if Adnan really was in the library at 2:36 PM.

Because if he was, library equals innocent. It’s so maddeningly simple. And maybe I can crack it if I could just talk to Asia » (je traduis).

[60] « distinctive presence » (Jennifer O’Meara, op. cit., je traduis).

[61] « When I first met Adnan in person, I was struck by two things. He was way bigger than I expected […]. And the second thing, which you can’t miss about Adnan, is that he has giant brown eyes like a dairy cow. That’s what prompted my most idiotic lines of inquiry. Could someone who looks like that really strangle his girlfriend? Idiotic, I know » (je traduis).

[62] Mia Lindgren, « Personal narrative journalism and podcasting », The Radio Journal – International Studies in Broadcast & Audio Media, vol. 14, no 1, 2016, p. 23‑41.

[63] « absorbing nonfiction through transparent journalism featuring self-reflexive metanarrative » (David Dowling et Kyle Miller, art. cit., je traduis).

[64] « the production of news in a form in which people can gain first-person experiences of the events or situation described in news stories » (Nonny de la Peña et al., « Immersive Journalism: Immersive Virtual Reality for the First-Person Experience of News », Presence: Teleoperators and Virtual Environments, vol. 19, no 4, 2010, p. 291, je traduis).

[65] « virtual reality experience » (https://www.youtube.com/watch?v=23Qp7PojJd4, je traduis).

[66] « where the act of being immersed in it makes the story richer and more compelling than it would be any other way » (Tom Jones, « The Washington Post’s latest: an animated film about an elementary school shooting », Poynter, 29 avril 2019, en ligne : https://www.poynter.org/tech-tools/2019/the-washington-posts-latest-an-animated-film-about-an-elementary-school-shooting/, je traduis).

[67] Céline Ferjoux et Émilie Ropert Dupont, « Journalisme immersif et empathie : l’émotion comme connaissance immédiate du réel », Communiquer. Revue de communication sociale et publique, no 28, 2020, en ligne : https://doi.org/10.4000/communiquer.5477.

[68] Angelina Toursel et Philippe Useille, « Le reportage immersif : une expérience paradoxale du réel et de la vérité ? », Recherches en Communication, vol. 51, 2020, p. 108.

[69] « Reporter-led narratives » et « character-led narratives » (Sarah Jones, « Disrupting the narrative: immersive journalism in virtual reality », Journal of Media Practice, vol. 18, no 2‑3, 2017, p. 179.)

[70] Toursel et Useille, art. cit., p. 111.

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Auteur

Marie Vanoost est chargée de cours invitée à l’UCLouvain, l’UNamur et SciencesPo Rennes. Ses recherches actuelles portent sur la réception de l’information, et en particulier du journalisme narratif, ainsi que sur le développement de formes journalistiques innovantes. Sa recherche doctorale était consacrée à la proposition d’une modélisation du journalisme narratif, ainsi qu’à l’analyse des enjeux éthiques propres à ce type de journalisme, tant en Europe francophone qu’aux États-Unis.

Elle a contribué aux ouvrages Le transmédia, ses contours et ses enjeux (Presses universitaires de Namur, 2020)  Les Mooks : espaces de renouveau du journalisme littéraire (L’Harmattan, 2017) et En immersion : pratiques intensives du terrain en journalisme, littérature et sciences sociales (Presses universitaires de Rennes, 2017)Elle a également publié ses travaux dans les revues Poetic Today, Literary Journalism Studies, DIEGESIS, Communication, Recherches en Communication, Sur le journalisme, Cahiers de narratologie et Cahiers du journalisme.

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