À l’ombre du réel


Liant l’impulsion documentaire de l’ACR en 1969 à la pression du « monde en ébullition » qui après Mai 68 « vient frapper » à la porte des studios, la conférence revient d’abord sur ce qui fait de chaque programme une aventure, à l’écart des « autoroutes de l’information » mais aussi en retrait des attentes supposées du public, attentive surtout aux « tensions qui s’exercent derrière l’état des choses ». Plusieurs « films sonores » de l’auteur permettent ensuite d’illustrer quelques thèmes : l’importance de travailler sur des sons réels ; la prise de son et l’écoute de la réalité ; le lien entre silence et son ; la relation aux « objets » de l’enregistrement ; la composition de chaque œuvre radiophonique comme travail à la fois artisanal et unique.

Tying the documentary impulses of the ACR in 1969 to the pressures of the “world in turmoil” that, after May 68, “comes knocking” on studio doors, the conference first retraces what makes each program an adventure, far from the “information superhighways” but also set back from the public’s supposed expectations, especially attentive to the “tensions that operate behind the state of things”. Several of the author’s “sound films” then make it possible to illustrate some themes: the importance of working on real sounds; sound recording and listening to reality; the link between silence and sound; the relationship to the “objects” of the recording; the composition of each radiophonic work as both artisanal and unique.


Comme exergue à cette petite rêverie rétrospective [1], je proposerai cette phrase de Gilles Deleuze : « L’art n’est pas fait pour informer, mais pour lutter contre la mort [2]. » À quoi j’ajouterai, du bout des lèvres et en m’excusant, une remarque de Walter Benjamin : « L’artiste fait une œuvre, le primitif s’appuie sur des documents [3]. » Permettez-moi d’adopter une formule plus conciliante à propos de l’auteur de documentaire : c’est un primitif artiste ‒ variante : un artiste primitif.

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Donc le documentaire – un mot de réputation assez ambigu. Si l’on se réfère à l’étymologie latine, le documentum a, semble-t-il, une vocation essentiellement pédagogique, je dirais même scolaire. Documenter : distribuer des connaissances, dispenser un enseignement, instruire, produire un dossier (documents à l’appui), etc. En ce sens, il n’y avait pas de quoi réjouir les écoliers turbulents, rassemblés au Rueil Palace en 1944, contraints de subir avant la projection du grand film, un documentaire sur la pêche à la sardine – ce qui a conduit Raymond Queneau à noter : « Les gosses ça les emmerde le docucu, et comment [4]. » Bon, il paraît que, de nos jours, les choses ont heureusement évolué…

Pour ce qui est de l’Atelier de création radiophonique (l’ACR), que dire d’abord du paysage sonore dans lequel s’enracine le programme à ses débuts, en octobre 1969 ? L’histoire n’étant pas une science exacte, je me bornerai à quelques observations à propos du contexte de l’époque. Le concept de « radiophonie », d’« art radiophonique » (disons : la spécificité de l’objet sonore diffusé sur les ondes) a, de toute évidence, pris un nouvel essor dans l’euphorie de l’immédiat après-guerre (avec le Studio et le Club d’Essai, les travaux de Pierre Schaeffer…). Cela n’a pourtant pas empêché Antonin Artaud, fin 47, début 48 ‒ juste avant de mourir ‒ de s’époumoner dans le vide et de conclure, désabusé : « Là où est la machine c’est toujours le gouffre et le néant [5]. » Une machine qui, à ce moment-là, est assez rudimentaire : le Nagra n’est pas opérationnel, la stéréophonie pas encore au point et bientôt, le petit ruisseau sonore va se trouver débordé par les torrents d’images déversées par la télévision… Le Club d’Essai ferme ses portes à la fin des années 50.

Dès lors, le champ d’expérimentation radiophonique est, trop souvent, laissé en friche, cerné de toutes parts par ce que Jean Tardieu appelait « le bla-bla et la zizique [6] ». Le « bla-bla », c’est-à-dire la parole triomphante, le son lui-même étant en général relégué au rang d’appoint, de simple accompagnement. Non seulement dans le « bavardage d’antenne », mais également dans un bon nombre de programmes dits élaborés, c’est la voix qui est privilégiée – et la voix généralement porteuse de texte : l’œuvre est écrite à l’avance, y compris certains entretiens (ceux d’André Breton, bien d’autres). Et au sommet de la hiérarchie, trône ce que, dès le début des années 30, certains avaient appelé la « théâtrophonie [7] » (des récitations comédiennes et quelques illustrations bruitistes). Le studio est une scène à huis-clos, un petit laboratoire du « trompe-l’oreille ».

Éclate Mai 68. La scène se déplace dans la rue. Et là, c’est le monde qui vient frapper à la lourde porte du lieu de recherche – le monde en ébullition, le monde au présent. Il a semblé alors nécessaire, urgent de remiser au plus vite, dans un coin moins exposé aux lumières, les brochures, les partitions, les livrets et d’« éventrer » le studio, d’en faire un espace de « lutte contre la mort », un « atelier » où serait travaillée une matière vivante, en gestation, en vibration, une matière pour l’essentiel puisée à la source. Est-ce à dire que le label « documentaire » allait être placardé à la porte ? Non, car l’idée était plutôt de réfuter précisément cette notion rigide de « genre », qui permet aux chaînes de radio de sécuriser leurs grilles.

L’ACR : un rendez-vous hebdomadaire d’écoute, non soumis à la logique de la série – le but étant que chaque programme soit une petite aventure, que chaque démarche soit accordée au propos lui-même, sans référence à des modèles préétablis. Des œuvres hybrides, métissées, aux titres volontiers elliptiques, des « films sonores » (si l’on tient aux étiquettes [8]), où sont censés se succéder, se mêler des plans d’énonciation variés, et se combiner des sons sans hiérarchie. Le grand format initial (2h50) a pu ainsi favoriser le développement d’œuvres voyageuses, vagabondes : des traversées de paysages et de milieux divers, délaissant les autoroutes de l’information au profit de chemins plus forestiers, de chemins de traverse, avec des trajets en zigzag, des détours, des digressions, des rencontres imprévues… et des escales (du temps pour la flânerie, la divagation).

Au fil des années, la durée du programme a peu à peu été réduite (1h25, en 2001) – un gain d’homogénéité, au détriment du nomadisme ! Néanmoins, le projet était toujours de prendre le temps de creuser la surface des choses – le temps d’entrer dans la tête d’une personne, dans le labyrinthe d’une pensée, d’une recherche créatrice, dans le ventre d’un son. Et de « rêver » le sujet, en quelque sorte. D’ouvrir par exemple le réseau polyphonique susceptible de se développer à partir d’un thème, d’un concept, d’un mot, d’un événement, d’un lieu, d’une activité, d’un groupe social, d’une œuvre, d’un conflit, etc. Aucune idée n’étant taboue à priori, la seule exigence était celle d’une potentialité sonore suffisamment riche (dans l’approche comme dans le traitement), et aussi celle d’une complète implication de l’auteur à tous les stades du travail, d’une démarche sensible, personnelle. Le regard n’avait pas à se fixer à tout prix sur un supposé « horizon d’attente » de l’auditeur, pas plus que sur des faits spectaculaires ou anecdotiques (les trains qui « ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent », comme dit Perec, ou les voitures dont l’« unique destin » est de « percuter les platanes [9] »). L’enjeu était de faire ressentir les tensions qui s’exercent derrière l’état des choses, le feu qui couve, ce qui est en suspens, « dans l’air du temps », comme on dit. Il y a un philosophe italien qui affirme : « Regarder le contemporain, c’est regarder son temps pour apercevoir non les lumières mais les ténèbres [10]. » Georges Perec, de son côté, parlait de « l’infra-ordinaire ». Donc diriger l’attention du côté des fêlures, des ruptures de cadre, de l’envers du décor, des coulisses, etc…

Je parlais précédemment d’une matière puisée, pour l’essentiel, « à la source » : des sons choisis, captés in situ, des sons de nature et non d’après nature comme ceux fabriqués dans le no man’s land du studio, cet espace non marqué, non coloré, « sans qualités », cet espace de nulle part, coupé du monde extérieur et qui n’est pas sans évoquer, métaphoriquement, la prison. Cela m’amène à mentionner une expérience particulière d’enfermement, précisément. Voici un extrait d’un programme intitulé Paroles du dedans, qui a pour cadre une Centrale où quelques détenus, condamnés à de très longues peines, ont la possibilité de se livrer à des activités de réinsertion. À l’intérieur même de la citadelle pénitentiaire, un studio a été installé, où ils s’appliquent à « travailler » le son, à fabriquer de petites pièces sonores. Le studio, ici, c’est une espèce de prison miniature enclavée dans l’immense forteresse, et protégé des stridences, des « bruits mesquins » propres à l’espace carcéral. Pour s’abstraire de l’environnement immédiat, l’un des prisonniers écoute très souvent des cassettes de nature – cette nature qu’il a perdu l’habitude d’entendre – la mer, les oiseaux, la forêt… Mais le son d’une cassette n’est pas identique à celui du plein air, les tourterelles y ont la voix un peu aigrelette ! Pour sa composition sonore, Philippe, faute de mieux, fait appel à des bruits d’instruments d’évasion (à partir de documents d’archives) : le son comme pigeon voyageur, comme passe muraille, « le son comme le rêve », soupire-t-il. Paroles du dedans est, entre autres, un travail sur cette dialectique du dehors et du dedans.

Extrait sonore : Paroles du dedans. Centrale de Saint-Maur, de René Farabet, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 2 janvier 1994. Groupe de réalisation : Philippe Bredin, Bernard Charron, René Farabet, Yvette Tuchband. Prix Futura 1993 (version courte). Écoute en ligne intégrale ici.

Se frotter à la réalité, opérer la réalité, voilà l’acte documentaire par excellence. Réalitéréel : la terminologie est sujette à de multiples controverses… Disons ici : la réalité envisagée comme un signe sensible, concret, d’articulation du réel [11]. Une réalité qui, d’abord, semble exister indépendamment de nous, qui est a-radiophonique, et que l’on est parfois tenté d’appréhender comme si c’était une donnée, comme s’il suffisait de l’observer passivement et de procéder à un prélèvement mécanique. C’est d’ailleurs ce à quoi s’essaie un personnage (un cinéaste, dans un film de Wim Wenders, Lisbonne story) qui, escomptant échapper à l’arbitraire de toute captation, aux choix nécessairement subjectifs, espérant donc saisir les choses mêmes à l’état brut en les laissant s’engouffrer simplement dans la machine, se met à errer au hasard dans la ville, en aveugle et avec des tampons dans les oreilles, les appareils techniques fixés dans le dos et branchés sans arrêt.

C’est oublier naturellement que tout dispositif d’enregistrement impose ses propres codes, ses cadrages, etc. Prise de son : prise de sens. L’inscription du son n’est jamais innocente, pas plus que sa diffusion d’ailleurs, aucun média n’est transparent. C’est oublier aussi que si le microphone peut être assimilé à une lanterne sonore, capable de balayer un espace jusque dans ses arrières, là même où l’oreille la plus fine se révèle sourde, il ne fait que tailler, découper dans la réalité. Son aire de détection est limitée (de même que notre perception à nous n’est jamais intégrale). Les choses se livrent par profil, la réalité nous parvient à travers une sorte de clignotement. Et le son n’est qu’une portion de la chose : c’est la chose elle-même (corps, objet) qui nous dit adieu, qui s’absente, qui délègue son ombre… Le son est toujours plus ou moins orphelin. On peut évoquer sa densité, sa matérialité même (« monter », par exemple, c’est travailler comme un sculpteur – quelqu’un comme Pierre Henry parle de « toucher le son », et chaque pore de la peau est en fait une oreille). Mais ce son, si consistant soit-il, est volatil, évanescent. C’est une ombre portée, emportée, déportée, appelée à se dissoudre au plus vite, à s’éclipser comme le fantôme surpris par l’aube.

L’auteur de radio est ainsi constamment confronté à ce phénomène de présence/absence, apparition/disparition. Le réel est un champ énergétique, traversé de forces d’intensité – un théâtre de situations, sans cesse en évolution, au sein duquel il faut se tenir en alerte, sur le qui-vive, s’adapter, réagir, interpréter, au besoin même provoquer, et d’une certaine manière indexer à soi ; non dans un geste prédateur, mais par une écoute intense, active qui permet de l’approcher au plus près. William James affirmait que « la réalité se dissipe avec l’attention [12] ». Tendre l’oreille : tendre, attendre, entendre – l’attention, la tension, le désir, le mouvement vers… et d’incessantes accommodations. « Viser le réel, disait Deleuze, et non pas imaginer le représenter ». En effet, plus que le son ne représente, il résonne (et avec lui le sens, bien entendu). Ainsi l’opération radiophonique est-elle en quelque sorte un travail sur le temps de la résonance – cette élongation intermittente du temps (Tarkovski : « sculpter le temps [13] »). Résister aux enchaînements mécaniques, aux gammes, aux litanies, etc. Un jeu du plein et du vide. Et travailler avec le silence – le silence qui se dépose dans le corps comme une neige feutrée, douce : celle que l’on rencontre, par exemple, au nord de la Laponie.

Voici maintenant deux extraits d’un programme intitulé Du côté de la terre Same, dans lequel les tableaux surgissent l’un après l’autre et, tour à tour, s’évanouissent dans le blanc, dans le silence, dans la neige – la neige qui étouffe les sons dans la nuit ininterrompue de décembre [14]. Des sons bus par le paysage, teintés des couleurs du lieu, transportant des morceaux de territoire avec eux. Et des voix rouillées par le froid. Des voix atmosphériques, des paroles de « dessous la neige », pourrait-on dire, des paroles rentrées qui mûrissent lentement dans la bouche, ralenties, clairsemées. Où la coulée du temps est perceptible. Où se devine le déroulement, la fabrique de la pensée. Il y a un poète lapon qui dit : « Je sens les pensées cheminer dans ma tête ». L’enjeu est de laisser affleurer dans le champ acoustique ce sillon creusé à l’intérieur des têtes (Antonin Artaud, lui, parlait du « bruit de la pensée »). Ainsi ouvrir l’atelier du pré-langage, laisser tomber doucement la rosée du son, laisser résonner…

Extrait sonore : Du côté de la terre Same, de René Farabet et Kaye Mortley, réalisation de Monique Burguière et Marie-Ange Garrandeau, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 16 avril 1989. Sélection pour le prix Italia 1991.

Silence et son, tous deux, sont des sismographes. Tous deux étroitement liés. Et le son pur n’existe pas, il n’y a que des situations d’écoute. Capter des moments de vie, c’est aussi faire entendre ce qu’on pourrait appeler avec Jean-Luc Godard « la vie d’à côté [15] » – l’intervalle, l’arrière-fond, les sons de contexte, de voisinage, l’environnement familier. Un milieu vivant, en activité, partagé à plusieurs. Et la sèche interview, elle aussi, va faire place à une « rencontre », le face-à-face se doubler d’un côte à côte – une rencontre, un instant en commun, un moment de confiance. Il y a une belle phrase de Robert Bresson qui dit : « Donner aux objets l’envie d’être là [16] ». Objets, êtres humains : aborder l’autre non en malin stratège, professionnel de la question, inquisiteur, mais l’autre comme compagnon de passage, et non comme simple témoin, ou porte-parole, ou expert, que sais-je… Une forme de co-présence, une approche d’empathie. J’aime beaucoup cette réflexion d’un peintre chinois : « Seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon[17] ». Devenir saumon, c’est magnifique ! D’ailleurs observez attentivement l’homme en train d’enregistrer… un grillon, par exemple : vous pouvez voir ses lèvres s’entrouvrir légèrement, remuer un peu… Nul doute, il est en train de striduler, il est devenu grillon ! Naturellement cette identification ne peut être que passagère ! On retrouve là la méthode de l’acteur stanislavskien, complétée par Brecht. C’est-à-dire que cette espèce d’osmose va alterner avec une prise de distance (nécessaire, bien sûr !). Il y a comme un mouvement de navette, un glissement du dedans au dehors et vice-versa, sur une échelle graduée des distances. Voilà ce qu’il faut négocier chaque fois. La finalité étant toujours d’obtenir chez l’autre une authenticité de comportement, libéré des conventions de la théâtralité quotidienne, de la mise en scène de soi, des effets de masque ou de manche, des récitations.

Peut-être est-ce dans certaines situations d’urgence que peut s’entendre justement le cri des choses, celui des êtres, leur expression directe. Le prochain extrait que je propose (Les bons samaritains, tel est le titre du programme) met en scène des êtres totalement démunis, en état de précarité profonde. Ils squattent des maisons délabrées, désaffectées, dans une petite rue d’un vieux quartier de Bruxelles, les Marolles (rue de la Samaritaine). Ces personnes sont menacées d’expulsion pour cause officielle de rénovation (phénomène classique, toujours d’actualité). Des exclus, des membres du quart-monde comme on dit, cantonnés dans une sorte de réserve (samaritain = indien). Et ils crient : « Aidez-nous, écoutez-nous ! » – le désir intense d’être écoutés : c’est le même appel que dans la parabole biblique. Dans cette séquence, il s’est agi de les accompagner dans leurs déambulations (nocturnes, le plus souvent), avec de nombreuses escales, de maisons en cafés, de cafés en cafés… Aucun commentaire de surplomb (le commentaire : l’ombre d’un rapace au-dessus des sons), si ce n’est quelques brefs rappels de la fable rapportée dans la Bible. Donc les accompagner en les incitant, autant que possible, à conduire eux-mêmes les opérations, c’est-à-dire à se faire non plus seulement des protagonistes passifs, répondant à des batteries de questions, mais des « producteurs » narrateurs d’eux-mêmes. La scène débute par le rêve utopique de l’un d’entre eux qui vient de faire visiter ce qu’il appelle son futur studio, où il souhaiterait disposer d’un émetteur radio (Radio-Sama, le titre est déjà prêt), afin d’évoquer les problèmes du quartier. Et tout finira sur une scène de rue pathétique…

Extrait sonore : Les bons samaritains, de René Farabet, prix Futura 1985 (version courte)réalisation de Marie-Ange Garrandeau, première diffusion sur France Culture dans l’ACR 639 du 7 décembre 1986 [18]. Écoute en ligne intégrale ici.

De l’ACR, qu’aimerais-je retenir au fond ?

Plus que le mot « création », un peu flamboyant – on ne crée pas ex nihilo –, le mot « atelier ». C’est-à-dire le caractère artisanal : un atelier, une fabrique, pas une usine. Un atelier du cousu main. Un atelier de germination, où l’on prend le temps nécessaire à la maturation, où s’élabore le work in progress, au fil de multiples écoutes – et si le matériau résiste, on le laisse en sommeil pour un certain temps, jusqu’à ce que son et sens trouvent une piste commune. À chaque œuvre son propre rythme. Il y a un aphorisme de Lichtenberg qui dit « Deux mouches s’étaient accouplées dans mon oreille [19] ». Le travail de composition est, au fond, un acte de copulation : des sons qui se frottent les uns aux autres, se nouent, se combinent, se repoussent parfois. La phase de l’élaboration dramaturgique est la plus longue, peut-être aussi la plus inventive. Il s’agit d’introduire de la cohérence dans le désordre du vivant (espaces distants, temps hétérogènes). Non de répondre aux consignes conventionnelles de narration, de rechercher impérativement la good story (selon le modèle anglo-saxon), mais de frayer un petit sentier de randonnée, borné de quelques repères – de mettre en place une structure signifiante permettant au concept comme à l’émotion de se développer. Il s’agit d’orchestrer des matériaux sonores plus ou moins hétéroclites, en y ajoutant des éléments d’appoint (analogues à ces mots étrangers, ces « côtes en argent » dont parlait Benjamin à propos du montage littéraire qu’il considérait comme « une opération chirurgicale »). Cette redistribution n’est pas un emboîtement mécanique de pièces, comme dans les puzzles où l’on procède par raccordements successifs, de bord à bord, mais elle devrait donner naissance à un ensemble inédit, à une entité nouvelle. Chaque son est toujours plus ou moins que lui-même. Les sons se jettent mutuellement des ombres – directes ou distantes, transparentes ou opaques, nettes ou floues… Ainsi s’engage une autre traversée du réel, un autre feuilletage du temps. La radio est un lieu de pluralité, de friction. L’opération dramaturgique est donc cet art combinatoire, cette mise en réseaux, cette recherche de connexions, de correspondances, d’aiguillages, d’accords ou de dissonances : un processus de ramification. Interroger le réel, ce n’est pas simplement le refléter, c’est le connoter, le contextualiser. Et le propulser parfois sur une scène de l’impossible, à la lisière de la fiction. En fait, il y a un plaisir intense dans le travail de composition ; Eisenstein parlait justement de « l’extase créatrice qui accompagne le choix des plans et leurs assemblages [20] ».

Je voudrais terminer par l’extrait d’un programme ludique – frivole et sérieux à la fois : L’ai-je bien descendu ? L’avons-nous bien monté ? – un programme en marge du music-hall. Ce genre théâtral y est analysé, démonté, monté, métaphorisé… Moins d’ailleurs au terme d’une approche frontale (face à la scène) que de biais, à partir des coulisses, du sous-sol, des loges, de la cabine de régie, etc… Et au sein d’un grand nombre des temples parisiens de ce type de show, avec leurs rumeurs (croisement de musiques, chansons, danses, bruits, paroles d’artistes et d’artisans du spectacle, sons de répétition, de représentation, etc.). Un fouillis sonore organisé !

Extrait sonore : L’ai-je bien descendu ? L’avons-nous bien monté ? co-production de René Farabet, Jean-Marc Fombonne, Andrew Orr, Jean-Loup Rivière, textes lus par Michael Lonsdale, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 1er janvier 1978. Mention spéciale au Prix Italia 1979. Écoute en ligne intégrale ici.

Dans ce programme, on a pu entendre cette citation de Nietzsche qui pourrait fort bien s’appliquer au travail dramaturgique à la radio : « Il faut porter en soi le chaos pour enfanter une étoile dansante [21] ».

Notes

[1] Ce texte est la retranscription d’une intervention de René Farabet à la journée sur « Les territoires du documentaire sonore » organisée par l’Association pour le développement du documentaire radiophonique (Addor), en partenariat avec l’Ina, le 26 novembre 2010 à Paris. Publié avec l’aimable autorisation de Tristan Farabet, Kaye Mortley et l’Addor. Les notes sont ajoutées par les éditeurs de ce numéro.

[2] Source non retrouvée. Farabet pense peut-être à ce passage connu de « Qu’est-ce que l’acte de création ? », conférence donnée par Deleuze le 17 mai 1987 aux mardis de la fondation Femis : « L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. […] Malraux développe un bon concept philosophique. Malraux dit une chose très simple sur l’art, il dit “c’est la seule chose qui résiste à la mort”. »

[3] Première des « Treize thèses contre les snobs » dans Sens unique (1928). Citation exacte : « I. L’artiste fait une œuvre. Le primitif s’exprime en documents. »

[4] Dans Loin de Rueil, Gallimard, 1945.

[5] Lettre à Paule Thévenin du 24 février 1948. Après l’enregistrement (et l’interdiction) de Pour en finir avec le jugement de dieu.

[6] Expressions du professeur Froeppel, personnage récurrent de Tardieu à partir de Un mot pour un autre (1951), pour qui « à la radio, il y a deux sortes d’émissions : le “bla-bla” et la “zizique” » (les émissions parlées et les émissions musicales).

[7] Farabet se fait ici une idée un peu rapide des émissions dramatiques diffusées dans l’entre-deux-guerres. On n’y parle guère de théâtrophonie sinon, comme Paul Deharme, pour dénoncer la pratique très répandue des retransmissions (« la T.S.F. n’est qu’un vaste théâtrophone » se plaint-il par exemple dans « Pour un art radiophonique », Radio-Magazine, 31 mars 1929, p. 6). Dans Le théâtre radiophonique, nouveau mode d’expression artistique (1926), Pierre Cusy et Gabriel Germinet distinguent ces retransmissions, appelées « théâtre radiophoné », du « théâtre radiophonique » proprement dit, dont Roger Richard a montré la riche diversité dans « Les étapes françaises de la radiodramaturgie » (La Nef, n°73-74, février-mars 1951). Voir aussi Pierre-Marie Héron, « Fictions hybrides à la radio », Le Temps des Médias, n°14, printemps 2010, p. 85-97. Quant à l’utilisation de « sons bruts » (sons du dehors), les techniques du radio-reportage la rendent possible en direct dès les années 1926-1927, en différé avec le développement de l’enregistrement sur disque au sein des camions de radio-reportage à partir de 1931. L’utilisation de ce genre d’enregistrements dans des émissions dramatiques n’est pas rare dans les années trente. À propos de « théâtrophonie » au sens propre, notons que l’ACR du 27 juin 1971 propose une émission intitulée « Le grand Théâtrophone. Marcel Proust, abonné », dans une réalisation d’Alain Trutat. Rediffusions en 1972, 1982, 1998, 2012, 2013.

[8] C’est de fait l’étiquette adoptée par lui comme la moins inadaptée pour qualifier la « suite tout à fait organique », conçue comme un tout même si composée parfois de « séquences extrêmement distinctes, extrêmement séparées », que doit constituer à ses yeux une émission de l’ACR (citations de son entretien avec Agathe Mella pour la série en dix épisodes « La recherche à la radio » des Chemins de la connaissance, France Culture, 24 août-4 septembre 1987, émission du 3 septembre 1987). Dans la conférence ici publiée, Farabet semble cependant privilégier le terme plus neutre de « programme ».

[9] Citations tirées de « Approches de quoi ? », texte liminaire de L’Infra-ordinaire (Le Seuil, 1989).

[10] Citation exacte : « Le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité » (Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? traduit de l’italien [2005] par Maxime Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2008).

[11] Dans l’ACR du 7 décembre 1986, Réalité / Fiction, de René Farabet, propose un « essai théorique accompagné d’images sonores, sur l’art radiophonique dans ses relations avec le réel ».

[12] Dans Principles of Psychology (1890) – “the reality lapses with the attention” –, citation peut-être lue dans Les cadres de l’expérience d’Erving Goffman, Paris, Éditions de Minuit, 1991 (trad. de Frame analysis : an essay of the organization of experience, 1986).

[13] « Le cinéma, c’est l’art de sculpter le temps », écrit le cinéaste russe dans Le Temps scellé, publié en français par les Cahiers du cinéma (Éditions de l’Étoile) en 1989.

[14] René Farabet a donné un court récit de ce séjour en Laponie finlandaise, en 1989, dans « Nocturne en Terre Same », La Revue littéraire, n°5, août 2004, n.p.

[15] Dans Godard par Godard, Cahiers du Cinéma, 1985, p. 228.

[16] Citation exacte, tirée de ses Notes sur le cinématographe (Gallimard, 1993, préface de J. M. G. Le Clézio) : « Donner aux objets l’air d’avoir envie d’être là. »

[17] Citation attribuée au peintre chinois Yu T’ang par Henri Maldiney dans Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973 : « Seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon, sinon qu’il le laisse tranquille. Car si précis que soit son dessin des écailles, des nageoires et des paupières, l’ensemble paraîtra mort. »

[18] Présentation de la notice Ina : « Les bons samaritains (nouvelle version), par René Farabet : Bruxelles, le vieux quartier des Marolles, où se sont réfugiés depuis des décennies des “parias”, comme on disait jadis, des “asociaux”, comme on dit maintenant – Pour des raisons de “rénovation du quartier”, comme on dit aussi un peu partout, les habitants de la rue de la Samaritaine sont menacés aujourd’hui d’expulsion. Essai d’approche familière et de compréhension d’un milieu plein de chaleur humaine, rencontre d’une vérité à la fois bouleversante et pitoyable : les Bons Samaritains n’ont qu’eux-mêmes pour s’entraider ‒ la Bible est loin derrière eux. ». Sur ce programme, on pourra lire la note d’écoute de Pascal Mouneyres dans Syntone, 28 février 2018.

[19] Aphorisme utilisé par Farabet en titre d’une petite production mordante sur la radio, son écoute et sa censure, diffusée dans l’ACR du 10 juillet 1973 intitulé « La Radio et les Escargots ». Lors de la rediffusion d’un extrait au Festival Longueur d’ondes 2018 (« René Farabet et l’Atelier de Création Radiophonique »), Kaye Mortley y voyait « un produit bien de son temps », illustrant « parfaitement l’esprit Atelier de l’époque ».

[20] Dans Le Film, sa forme, son sens, adapté du russe et de l’américain sous la direction d’Armand Panigel, Paris, Christian Bourgois, 1976.

[21] Dans Ainsi parlait Zarathoustra (1885). Autre traduction : « Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. »

Auteur

René Farabet (1934-2017), ancien élève du Conservatoire national d’art dramatique de Paris, docteur ès-lettres, producteur d’émissions littéraires et documentaires à la radio à partir de 1959, « comédien, doué d’une voix exceptionnellement belle, metteur en scène », notamment au Festival d’Avignon (La vie mode d’emploi de Perec en 1988), Récital René Char en 1990, Atours et alentours de Don Juan en 1993) ; producteur permanent à l’ACR de 1969 à 1983, puis son unique producteur coordinateur de 1983 à 2001 ; réalisateur. Grand Prix de la SCAM 1993 pour l’ensemble de son œuvre, dont on mentionnera, en plus des titres cités dans la conférence : Comment vous la trouvez, ma salade ?, comédie-documentaire sur la consommation diffusée en 1970, Prix Italia 1971 (co-production Harold Portnoy, Robert Valette et l’écrivain Jacques-Pierre Amette) ; Cordoba Góngora, détails (1980, autour du poète baroque espagnol Luis de Góngora), sélection prix Italia 1981 et Une étoile nommée absinthe (2000, sur la catastrophe nucléaire de Tchenobyl), prix Italia 2001. Sa réflexion sur le son, la radio documentaire et le « film sonore » s’exprime dans quelques émissions de l’ACR égrenées au fil des ans, des articles et conférences (en partie accessibles en ligne), et des ouvrages, notamment  : Bref éloge du coup de tonnerre et du bruit d’ailes (éditions Phonurgia Nova 1994), Théâtre d’ondes, théâtre d’ombres (éditions Champ social 2011), Le son nomade (Lucie éditions 2016).

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Un son est un son. Cellule 128

En plein cœur d’août 2018, j’ai retrouvé Andrew Orr, à Paris. Gravement malade, il savait qu’il ne lui serait pas possible de participer au colloque sur les écrivains et la radio de création, prévu en octobre. Mais il tenait à témoigner, encore une fois, du précieux creuset qu’avait constitué pour lui l’Atelier de création radiophonique, depuis l’aventure initiatique d’Irish Stew, son premier documentaire réalisé en 1972.

Dans Joli temps pour la pêche, savoureux mémoires encore inédits, Andrew Orr décrit les innombrables heures passées à écouter et à monter des sons dans la cellule minuscule de l’ACR, la 128, « encombrée de cartons de bandes [avec] en son centre, un gros Belin gris à lampes », où « l’ambition se proposait d’ouvrir des fenêtres sur le monde, d’agiter le cocotier, de faire connaître des choses nouvelles tout en tirant vers le haut, quitte à exiger l’effort, pour apprendre, à l’émission, comme à la réception. Le dicton dit bien lorsqu’il dit que l’on n’a rien, sans rien ».

Andrew Orr n’a pas pu écouter cet entretien, qui s’avère être la dernière trace de sa voix captée par une machine enregistreuse. Nous en publions ici quelques moments, en leur adjoignant d’autres traces, d’autres entretiens réalisés par Thomas Baumgartner et Christian Rosset.

Karine Le Bail

*

En janvier 2015 à Brest, dans le cadre du festival Longueurs d’ondes, Andrew Orr s’entretient avec le journaliste et producteur de radio Thomas Baumgartner [1]. Il évoque sa rencontre à la radio avec Alain Trutat alors qu’il est jeune correspondant pour la radio irlandaise et pour le quotidien The Irish Times. Trutat lui propose de partir en Irlande enregistrer le point de vue des poètes sur le conflit qui déchire leur île. Ce premier documentaire pour l’ACR, Irish Stew, est diffusé le 21 mai 1972. Pourquoi Trutat et Farabet, aux profils très littéraires, ont-ils choisi ce tout jeune journaliste, demande Thomas Baumgartner.

Parce que j’étais paysan, les pieds dans la glaise, et qu’il fallait bien que quelqu’un sorte et se confronte au réel ! Donc je suis parti un peu comme Tintin reporter « ramener du son ». C’est pour ça que j’ai été embauché, et pour prendre en charge le volet anglo-saxon de la chose. Comme j’avais cette chance d’être bilingue, j’étais là pour aller vers le réel et ouvrir vers l’extra-hexagonal. […] Je suis arrivé avec des gens d’une qualité extraordinaire, c’est presque des trésors vivants : Janine Antoine, qui était assistante, René Farabet bien sûr, Alain qui était un peu au-dessus mais qui suivait très attentivement le déroulé des choses […]. [Il était] l’ordonnateur et le concepteur de ce groupe, avec une capacité commando d’accueillir des personnes de l’extérieur, qu’ils soient musiciens, écrivains, auteurs… documentaristes en herbe, cinéastes… enfin il y avait du beau monde ! Toute l’intelligentsia française de l’époque passait par là. […] À l’époque on ne me demandait rien. Je rentrais dans le bureau d’Alain, on prenait un café, je disais : « Après l’Irlande, j’ai assez envie d’aller au pays de Galles faire un projet sur les mineurs et sur les chapelles protestantes »… C’était comme ça ! Éventuellement on avait peut-être une petite conférence de rédaction, c’est-à-dire qu’on mangeait ensemble et on discutait. Par exemple le projet qu’on a fait avec Yann Paranthoën sur le courrier [2], c’était à partir d’une conversation chez Mme Marcelle où on s’est dit : « Tiens ce serait drôle de suivre une lettre. » Alors on est vraiment partis, on a vraiment suivi une lettre, d’une boîte à lettres de Montparnasse jusqu’à la maison en Bretagne où la femme a ouvert la lettre qu’elle recevait de son fils qui était matelot dans les îles. Et toutes ces lettres se croisaient pour raconter l’année, tous les grands thèmes de l’année, ressurgis par les courriers et par les voix, dans un grand fracas de croisements de trains, de sacs ouverts et fermés… On était même allés par l’aéropostale entre Paris et Rennes. […]

L’Atelier, au début, c’était une revue sonore, un assemblage de séquences courtes autour de la Biennale de Paris [3]. Ensuite, petit à petit sous l’autorité de René Farabet et Janine Antoine, c’est devenu, en fait, d’abord des émissions d’une heure successive ‒ il y avait trois émissions d’une heure, puis des émissions de trois heures. […] Alain insistait toujours beaucoup sur la nécessité de prévoir des pauses-pipi ! Parce qu’on était bien conscients du fait qu’on était exigeants… Alors ce pouvait être des interludes musicaux, des choses comme ça… Ensuite, la construction se faisait selon la nature de l’émission. Une émission sur Philip Glass [4] était bâtie selon le principe des répétitions, d’un additionnement de choses couche par couche qui montait graduellement vers un crescendo et un climax ; ma première émission, Irish Stew [5], déclinait des quartiers, c’était une géographie des quartiers, avec des brèches qui allaient vers la ruralité parce que certains de mes poètes, comme Seamus Heaney, étaient des ruraux. Donc c’était construit comme une symphonie, par paliers, passant d’un quartier à un autre. […]

Une chose est sûre, on n’était pas des drôles ! On était sérieux, sérieux. C’est assez d’époque. Ce qui ne veut pas dire que c’était de la morgue, mais juste : on est là… de vrais moines-soldats ! On avait un sentiment de notre propre spécificité assez précis, et affiché. Avec un sentiment diffus qu’un jour ça s’arrêterait. Donc il fallait que chaque œuvre résiste au temps. Ce qu’on faisait, c’était des émissions construites pour la vie, pour que ça tienne. […] Ce que j’aimais beaucoup, c’était la générosité de l’échange. Même dans la violence ! Janine parfois me balançait des bobineaux à la gueule, en me disant que je ne comprenais rien et que j’étais inapte au français ! J’ai tout appris là-bas.

*

Trois ans plus tard, en 2018, toujours dans le cadre du festival Longueur d’ondes à Brest, une séance d’hommage à René Farabet réunit Kaye Mortley, Michel Créïs et Christian Rosset, lequel fait entendre des propos d’Andrew Orr, interviewé pour l’occasion (propos reproduits avec aimable autorisation de l’intervieweur).

Il y a deux grandes phases de l’Atelier, on va dire. Il y a 1969-1979/80 puis après une deuxième phase où on a basculé d’un système collectif à beaucoup plus d’individualisation. Je n’ai pas connu cette deuxième partie puisque je n’y ai plus travaillé. Dans la première phase, Trutat était très très présent dans la vie de l’Atelier, c’est lui qui le dirigeait, c’est lui qui l’avait fondé et qui avait constitué l’équipe, et c’était dans son bureau du quatrième que se passaient les décisions éditoriales. Même les bandes elles-mêmes étaient stockées là au début. C’était un véritable collectif. L’équipe était restreinte – l’équipe fixe. Il y avait donc Alain, René, Janine [Antoine], Viviane [van den Broek], les deux assistantes – on dirait aujourd’hui « chargées de réalisation ». Quand moi je suis arrivé, c’était cette équipe-là, c’était mi-71, j’avais fait une émission et demie avec René en tant qu’auteur accompagnant on pourrait dire, comme la plupart d’ailleurs des gens qui arrivaient à l’Atelier, il y avait quand même un tutoring, ce qui était assez formidable. Puis après j’ai plutôt travaillé dans le même type de rôle, c’est-à-dire j’accompagnais des porteurs de projets. […]

Ensuite en 1974, 1975, il y a eu une deuxième vague de recrutement de producteurs « permanents » : Jean-Loup Rivière, Jean-Marc Fombonne, Louis-Charles Sirjacq. C’est cette période-là que je considère comme la période du collectif. L’Atelier que j’ai connu, en tout cas c’était celui-là, coopératif et collectif, avec une cellule de base capable d’accompagner des porteurs de projets et de les amener à faire de la radio, dans des circonstances de production à la hauteur des ambitions du projet. […] Il y a quelques rares personnes que moi j’appelle des trésors vivants, et je mets dans ces quatre personnes Alain, René, Janine et Viviane, qui ont donné naissance à un formidable outil – avec la bénédiction de Roland Dhordain qui dirigeait la radio de l’époque, qui n’y comprenait rien mais qui leur a fait confiance. Donc c’est à eux qu’on doit cet objet, ce luxe pour l’oreille et pour l’intelligence. […]

La folie de ce lieu c’était son extravagance, ses libertés, la qualité des personnes qui y étaient, et l’esprit de corps qui y régnait. C’était ça qui faisait l’Atelier de l’époque. Une émission qui a été vraiment collective, c’est l’émission sur le music-hall L’ai-je bien descendu l’avons-nous bien monté ? [1er janvier 1978]. Tout le monde y a travaillé, tous les producteurs, tous les réalisateurs, tous les auteurs, enfin. Sans qu’il y ait de nomenklatura, c’est-à-dire telle personne fait telle chose ; avec un générique qui était, comme tous les génériques de l’Atelier, un générique par ordre alphabétique. C’est assez drôle ! Quand on regarde les fiches de l’Ina aujourd’hui, c’est à mourir de rire parce qu’ils ne comprennent rien. Ils ne savent pas qui a fait quelle émission puisqu’ils se fient au générique. Le générique correspond à un collectif alphabétique, hors fonction. Et ça aussi c’était formidable. On n’avait pas de nom, enfin pas de fonction, il n’y avait pas de hiérarchie. Même si évidemment, par l’expérience, la voix d’Alain, la voix de René comptaient plus, évidemment. Mais elles ne s’affichaient pas comme une parole d’autorité. On était vraiment dans un passage de relais ; les compétences des aînés étaient mises à disposition des plus jeunes. Et on a été élevés nous-mêmes, par ces personnes, à transmettre à notre tour. […]

Ce qu’a vraiment réussi Alain, au début de l’Atelier donc à la fin des années 1960, c’est d’obtenir une part de grille, c’est-à-dire que le travail de laboratoire ou de conceptualisation débouchait sur une diffusion. Malheureusement avec le temps, cette vitrine, qui supposait également des moyens importants pour la nourrir à ce niveau d’exigence – moi quand j’ai démarré on faisait des émissions de trois heures – [ça a diminué] avec l’effritement du temps, l’effritement des moyens (ça va de pair), donc une difficulté croissante pour maintenir le niveau d’exigence et pour rémunérer les gens qui venaient travailler de l’extérieur. Parce que le but de l’Atelier tel qu’il avait été conceptualisé était qu’il y devait y avoir une vraie lucarne pour la création, faire venir de l’extérieur des gens qui n’avaient pas nécessairement d’atomes crochus ou de liens particuliers avec la radio, vers des équipes capables de les accompagner. C’était ça les deux fondements de l’Atelier au début.

*

En août 2018, à Paris, Andrew Orr est revenu longuement sur la dimension collective de l’écriture radiophonique à l’ACR.

Je pense que la présence des écrivains aux ACR était très liée à la conception de leur propre travail. La notion d’œuvre. Ils venaient essentiellement pour faire des émissions sur eux-mêmes, sur leurs écrits ou sur leurs compositions. Ils ne venaient pas dans des démarches autres que leur raison d’être à eux, en tant qu’auteurs. Ce qui est légitime, mais ça les positionnait dans un autre rapport à l’Atelier. Les permanents de l’ACR – il y en avait en fait très peu –, c’étaient des producteurs qui étaient eux-mêmes auteurs mais qui avaient décidé de sacrifier la donne personnelle de leur travail à une donne plus collective, avec une signature commune sur les émissions et une facture commune au niveau de l’écriture. Toutes proportions gardées, on peut comparer ça avec le journal Actuel, bien des années plus tard, où dans l’écriture il y avait une forte mainmise de Patrick Rambaud et de Michel-Antoine Burnier sur les écrivains. C’était un peu la même mise, c’est-à-dire l’acceptation qu’il y avait ce petit groupe de gens qui écrivaient pour les autres. Nous on était un peu de ceux-là : on écrivait pour les autres, pour l’écriture de l’ACR. […] Tout peut cohabiter. Ce qui est bien, c’est que l’ouverture soit la plus grande possible en direction des auteurs et qu’il y ait, au-delà de la politique éditoriale, une véritable vision de ce qui fait un écrivain aujourd’hui : qu’est-ce qu’il a à dire dans le monde ? Qui est celui qui en impose aux autres, celui dont la faconde l’emporte sur celle de ses congénères si bien qu’elle devient donc presque du domaine public, puisqu’elle rentre dans l’écriture collective par ce biais-là, elle s’impose à l’écriture collective ? Donc, tant que c’était ouvert, comme ça, et qu’il n’y avait pas d’ego… Ce n’était pas une revue, avec une rédaction ; là il s’agissait d’aller au-delà de ce concept étroit et d’aller vers toutes les écoles. C’était une volonté manifeste de Trutat depuis le début. […]

La radio impose une forme d’humilité à tous. L’auteur est réalisateur, le réalisateur est monteur, mixeur… C’est ça qui était intéressant dans l’Atelier. Moi je dirais que plus que des fonctions, des écoles, des noms ou des groupes de personnes, ce qui était intéressant c’était cette volonté ou pas de se résoudre à participer à une œuvre commune. C’était le choix des thèmes abordés. On s’était en fait affecté des territoires. René Farabet était plus dans le littéraire, dans le théâtre. Il a fait des documentaires remarquables, mais sa patte essentielle elle était là. Chacun avait sa chasse gardée en quelque sorte ! Moi j’étais un peu l’étranger de la bande. J’étais plutôt tourné vers la littérature anglo-saxonne. Dès qu’il y avait une collaboration avec par exemple Allen Ginsberg ou Timothy Leary, ça venait vers moi. […] Ce qui m’intéressait à l’Atelier, c’était le social. C’est moi qui ait fait la première émission sur le rock avec Hippie Pop Hurrah [1er mai 1973]. Je pourrais parler de plein de sujets sociétaux, comme la prostitution [Mac à dames, 1er février 1975], la mort avec Viviane Forrester [Fosse Commune, 11 mai 1975], l’engagement des écrivains dans la guerre clandestine, l’Irlande [Irish Stew, 21 mai 1972], le Chili [Les yeux de cuivre et de salpêtre, 21 novembre 1976 et La chasse aux frères est ouverte, 28 novembre 1976]. C’était ces thématiques-là qui m’intéressaient. Ma voie d’entrée était celle-là : la littérature qui regarde le monde. C’était ça, ma constante, s’il y en avait une. L’émission avec le poète Mohammed Khaïr-Eddine qui dénonçait la torture sous Hassan II est la seule émission de l’ACR qui n’ait jamais été diffusée parce qu’elle a été censurée [fin 1974]. Jacques Sallebert [6] a demandé à l’écouter la veille de la diffusion. Malheureusement on n’avait pas fait de copie et le lendemain, à l’heure de la diffusion, il n’y avait rien, on nous a dit que les bandes avaient été perdues. L’émission sur l’affaire Lip, qui était un engagement social très fort de cette époque, on l’a intitulée discrètement La maison de verre [mardi 19 février 1974]. Il y avait un vrai engagement idéologique. […]

J’ai le souvenir du premier atelier que j’ai fait avec René Farabet, Irish Stew. On avait une émission qui faisait 3 heures 10 le samedi soir. On est allés manger dans un restaurant vietnamien et ensuite on a passé la nuit et presque jusqu’au midi le lendemain à élaguer ces 3 heures dix pour en faire trois heures, à coup de respirations ! Et là il y avait Janine, René, Alain.

Il y avait une certaine forme d’exigence. Il fallait être un peu cinglé pour travailler des heures et des heures avec une telle minutie, dans le détail. C’était la folie pure. Mais en même temps quelle beauté. Quelle élégance d’esprit, quel partage. […] C’est pour ça qu’en fin de compte ça a duré assez peu de temps cette période, une décennie. Car il y a toujours des problèmes d’ego, de « propriété » on va dire. […] C’est vrai aussi qu’à un moment, la bande qui était au centre, qui fabriquait, était restreinte en nombre. Un homme ne peut pas faire quatre émissions élaborées par mois ! C’est au-delà des capacités de chacun. C’est ça que je critiquais. La restriction imposée en nombre de producteurs réguliers était telle qu’elle ne permettait pas de maintenir cette zone de qualité qui fait qu’on n’est pas dans la commande, qu’on n’est pas dans l’obligation de fournir. […] Je prends un exemple : si Yann Paranthoën n’avait pas eu à disposition des studios pendant un an pour travailler sur ses émissions, qui connaîtrait Yann Paranthoën ? C’est le fait qu’il y avait une mise à disposition de moyens qui a permis l’éclosion de son talent. Le fait qu’on mette à disposition des outils. C’est vrai pour plein de gens. Donc, si on tarit l’accès, on accélère la monotonie et on accélère le clientélisme d’un certain nombre de gens qui veulent que leur écriture prédomine sur celle des autres. […] D’ailleurs Alain Trutat trouvait que l’ACR s’enclavait et se ritualisait. Il voulait qu’il s’ouvre à de petites formes, plus aiguës, plus contemporaines. Il trouvait qu’une forme de bienséance avait pris le pas sur le reste à l’ACR. Moi j’étais assez de cet avis, j’avais même proposé qu’on arrête de diffuser pendant un an et qu’on réfléchisse à une autre conception. Il y avait largement de quoi tenir un an en rediffusions. L’argument de René Farabet contre ça c’était : « Si on arrête de diffuser pendant un an, quelqu’un va nous prendre la place. » Il voulait sa mainmise sur l’antenne. Comme l’ACR tardait à bouger vers des formes plus alertes, Alain a beaucoup agi avec Alain Veinstein pour mettre en places les Nuits magnétiques, qui est une filiation directe avec l’ACR, avec une philosophie plus « kleenex », plus jetable, si bien qu’on flirtait parfois dangereusement avec le ready made, la commande.

Notes

[1] « Andrew Orr : la foi radiophonique », entretien avec Thomas Baumgartner au Festival Longueur d’ondes 2015, enregistrement en partenariat avec la web revue Syntone, en ligne sur oufipo.org. Merci à Thomas Baumgartner pour son autorisation de reprise d’extraits de cet entretien dans ce numéro.

[2] Lettres ouvertes, émission du 20 décembre 1981. Le documentaire suit le parcours d’une lettre jusqu’à sa destinataire à Coatréven.

[3] 11 émissions « Spécial Biennale 69 » suivent, du 12 octobre au 4 janvier 1970, l’émission programmatique du 5 octobre, « Spécial Prix Italia 1969 ».

[4] Deux émissions de l’ACR sont consacrées à Philip Glass avant le départ d’Andrew Orr : One + One The music of Philip Glass, mardi 9 avril 1974, prod. Daniel Caux et René Farabet ; Einstein on the beach, dimanche 10 octobre 1976, prod. René Farabet.

[5] Émission sur la situation en Irlande du Nord après les émeutes de Londonderry en août 1969. Sur une idée d’Alain Trutat, qui propose à Andrew Orr d’aller en Irlande enregistrer le point de vue des poètes sur le conflit. L’ACR diffusera dimanche 2 octobre 1977 une deuxième émission d’Andrew Orr sur l’Irlande du Nord, incluant une séquence sur les enfants dans la guerre : Les anciens moules ont craqué en Ulster.

[6] Directeur de la Radiodiffusion (1972-1974) après Roland Dhordain (1969-1972).

Auteur

Documentariste, journaliste, homme de son et d’image, Andrew Orr (1948-2019) a tout d’abord imaginé suivre la voie évangélique de son père, pasteur irlandais venu s’installer en Savoie, à Chamonix. Il y renonce toutefois très tôt, après une brève expérience de prêche en parallèle d’un cursus de théologie à l’université de Cardiff. Des études de lettres et de journalisme le conduisent en août 1970 à Paris pour une thèse sur François Mauriac et son Bloc-notes, mais la mort de ce dernier, le 1er septembre, signe la fin des études. Andrew Orr rentre comme pigiste à l’ORTF à la section anglaise des programmes en langues étrangères, assure une rubrique littéraire au journal La Croix et devient correspondant pour le quotidien irlandais The Irish Times. Son bureau à la radio jouxte celui d’Alain Trutat, qui lui propose d’entrer en ACR par un premier documentaire sur les écrivains dans le conflit nord-irlandais. Jusqu’en 1979, Andew Orr y défend une « radio du réel » à travers une quarantaine de documentaires de trois heures. En 1977, il participe à l’aventure de Radio Verte, radio pirate qui émet en toute illégalité jusqu’à la libéralisation des ondes, en 1981, voulue par François Mitterrand. Cette même année, il co-fonde avec Jean-François Bizot Radio Nova, dont le ton, la musique, le son révolutionnent le paysage radiophonique. Puis, en 1992 commence l’aventure de Nova Production, société de production sonore créée avec Catherine Lagarde qui réalisera l’habillage son d’Arte avec la « patte » Nova, ainsi que de nombreux programmes pour la radio et la télévision. Andrew Orr est décédé le 17 janvier 2019, après une lutte pied à pied contre un cancer déclaré en 2016.

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Une expérience des frottages

Ce ne sera pas une communication “sur”, mais “avec”. Impossible de faire autrement. Avec l’ACR et avec certains écrivains. Ce sera donc un récit subjectif, comme une suite de pages arrachées à un journal plutôt rêvé, en tout cas travaillé par la nuit, et non un essai. Ou alors un essai au sens de tentative de faire passer quelque chose de l’ordre d’une expérience – à la fois personnelle et partagée par la petite communauté qui en a vécu les péripéties.

1.

Début octobre 1975, il y a tout juste 43 ans, j’entrais pour la première fois dans un studio de radio, à l’invitation de l’Atelier de Création Radiophonique. Bien qu’introduit par un écrivain, il ne s’agissait pas de converser sur tel ou tel sujet, ou de lire des textes, mais d’enregistrer quelques partitions musicales qui étaient de ma plume. Le studio était trop étroit, les enregistrements se faisaient en mono, n’importe quel musicien aujourd’hui refuserait de jouer dans ces conditions ; mais à l’époque, on s’en contentait, on en redemandait même.

Depuis quelques années, j’ai pris l’habitude d’emprunter la machine à remonter le temps afin de faire rejaillir en surface, ce qui a disparu – ou a été voilé – de cette activité, la création radiophonique, qui est pourtant loin d’avoir dit son dernier mot. Je me souviens qu’à mes débuts, tout avait lieu au présent ; à peine un projet réalisé, on passait au suivant ; on était impatient d’aller de l’avant, oubliant aussitôt ce qui, venant tout juste d’être diffusé, se trouvait déjà archivé dans des lieux sombres où on nous affirmait que les bandes magnétiques seraient d’autant mieux protégées que peu accessibles. Et puis, il y a eu comme un basculement : les temps se sont superposés, le passé s’est mis à dialoguer avec le présent dans le but d’alimenter un futur aux contours de plus en plus incertains. Aujourd’hui, je dois témoigner de ce qui fut, tout en continuant d’entretenir le feu sacré, c’est-à-dire ce désir de radio d’essai que nous sommes encore quelques-uns à partager. En ce moment précis où je me trouve à deux doigts de déposer les outils de la création radiophonique, j’aimerais ici partager ce que j’appelle une « expérience des frottages » – en principe collective et en perpétuelle reprise, à moins que l’on coupe le son, ce qui n’est pas encore à l’ordre du jour, même si le bruit le plus audible ces derniers temps est celui de portes qu’on referme.

Je suis donc heureux d’avoir encore un peu les mains dans le cambouis. Car venir en témoin du passé pourquoi pas ? mais pour moi le dossier n’est pas clos. Faire une aussi longue expérience des frottages, c’est avoir fidèlement suivi son devenir-artiste, autrement dit : avoir avancé pas à pas, selon un lent et tortueux cheminement, vers ce que j’ai nommé le monde du Terrain Vague – ce lieu d’échanges un peu à l’écart qui était déjà – de manière alors inconsciente, et en tout cas non théorisée – le sujet de ma toute première émission à l’ACR.

2.

Donc à l’automne 1975, je découvre le studio 115 de la Maison de la Radio. À peine entré, on me présente au chef opérateur du son, Yann Paranthoën. J’ignorais alors tout de son travail d’auteur. On m’avait juste soufflé à l’oreille que c’était un technicien hors pair, mais « têtu comme un Breton ». La séance à peine achevée, je me retrouve sidéré par sa force de pensée du médium et son désir d’aller le plus loin possible.

Bien entendu, comme je n’avais pas encore vingt ans, on ne m’avait pas laissé entrer seul. J’étais chaperonné par deux individus plus âgés que moi. Le plus jeune était René Farabet, 41 ans, un comédien féru de littérature qui était alors un des producteurs coordonnateurs de l’ACR (avant d’en devenir dans les années 1980 et jusqu’à fin 2001 l’unique programmateur [1]). Le plus âgé était Claude Ollier, 52 ans, un écrivain dont j’avais lu avec enthousiasme les premiers livres (il en avait alors publié neuf : les huit composant Le Jeu d’enfant, plus un recueil de nouvelles intitulé Navettes[2]. J’ignorais qu’une de ses plus remarquables fictions écrites pour la radio, L’Attentat en direct, avait été diffusée au cours de la première émission de l’Atelier de Création, le 9 octobre 1969. Six ans plus tard, au moment de mon entrée en ACR (comme on dit « entrer dans les ordres »), je n’avais encore découvert qu’une seule œuvre de création radiophonique signée par un écrivain (ou plutôt une écrivaine) : Marguerite Duras. C’était India Song qui me hantait au point de désirer le réécouter en boucle. Je l’avais dit à Claude Ollier qui était d’accord avec moi : c’était un chef d’œuvre dont la sortie récente d’une version filmée ne pouvait qu’amplifier les résonances. Je note au passage que L’Attentat en direct et India Song ont en commun d’avoir été réalisées par Georges Peyrou.

J’ai pour l’instant nommé trois personnes. Celui qui m’a conduit au bon moment au bon endroit : Claude Ollier. Un écrivain. Celui qui, après m’avoir ouvert les portes des studios, m’a relancé, une fois ce premier ACR diffusé : René Farabet. Un écrivain, lui aussi, du moins à sa manière qui deviendra un peu plus tard la mienne, celle de quelqu’un qui noircit en permanence des feuilles de papier et qui finira par publier plusieurs livres. Enfin, celui qui m’a contaminé par son exigence formelle : Yann Paranthoën. Quelqu’un qui ne lisait pas, qui pensait même que les écrivains n’avaient rien à faire à la radio, mais qui savait reconnaître la force d’un Claude Ollier ou d’un Pierre Guyotat, et qui a fini par composer une émission en hommage à Georges Perros. Il manque le nom du dernier archet de ce quatuor d’initiateurs impeccables : Alain Trutat. Ancien secrétaire de Paul Eluard, proche de Jean Tardieu, ami d’André du Bouchet et de bien d’autres, il est celui qui, un an après les fameux événements de 1968, avait rendu possible cette forme singulière de radio de création. Il m’impressionnait encore plus que les autres, car, doué d’esprit critique et d’une grande exigence, il parlait peu et ne se montrait que rarement encourageant. Il avait réussi à m’imprimer la certitude que la fin de cette belle aventure arriverait tôt ou tard et probablement sous peu. Heureusement, les trois autres m’ont persuadé du contraire. Au moment où je vous parle, ces quatre-là nous ont quittés. Mais je continue à dialoguer avec eux, presque quotidiennement, sans pour autant faire tourner les tables de mixage. Le monde du Terrain Vague est peuplé de fantômes. Vous voyez : dans cette affaire, la littérature n’est jamais loin. La part des écrivains, pour reprendre l’intitulé de ce colloque, est primordiale. Même si je dois aussitôt ajouter que ce que Daniel Arasse a appelé la pensée non-verbale reste, me semble-t-il, aussi essentielle à la création radiophonique que ce que Claude Ollier a désigné par voix intérieure pour l’écriture littéraire. D’Ollier, j’aime aussi citer ce fragment de « Radiographie », écrit en 1974 pour Alain Trutat, publié en 1981 dans Nébules : « L’inscription radiophonique oscille entre vide et plein de sens, oscille entre repères, vacille, choit en tout silence. Et le silence est loi d’écoute. » Parmi les plus belles expériences de frottages que permet la création radiophonique, il y a celles qui se font entre les silences qui ne cessent de l’irriguer : silences dans les textes, silences dans les paroles, silences dans les musiques, silences dans le monde extérieur.

3.

À l’automne 1976, de retour à l’ACR pour engager un deuxième opus, cette fois à l’invitation du seul René Farabet, il me semblait qu’il fallait avant tout creuser ce qui n’avait qu’à peine été esquissé l’année précédente. À savoir rechercher d’autres modes de rencontre – essentiellement par frottages – entre textes et musiques (puisque, jusqu’en 1980, c’étaient les deux seuls matériaux dont j’avais usage, le travail se faisant entièrement en studio). Donc : tailler dans les enregistrements, des lectures comme des musiques (alors purement instrumentales), sans avoir peur d’y aller. Puis : superposer par mixage ces découpes, de manière à obtenir autre chose que de belles lectures sur un fond sonore prétendument adéquat. J’avais vaguement compris que ceux de l’Atelier avaient coopté un jeune musicien qui leur convenait, notamment par son ingénuité qui le rendait assez libre d’expérimenter des choses qui ne se font pas. Et ce dernier devait leur rendre la confiance qui lui avait été accordée en conviant en studio des partenaires encore vierges de toute participation à des travaux de création radiophonique. Même si j’étais déjà travaillé par le désir de faire venir des peintres ou des sculpteurs, ces partenaires se sont trouvés être principalement des écrivains. Claude Ollier m’en avait fait rencontrer plus d’un, comme Maurice Roche ou Italo Calvino, mais je ne me voyais pas me lancer dans une aventure radiophonique avec eux, alors qu’ils avaient déjà tant travaillé avec certains de mes aînés. Pareil pour Georges Perec ou Michel Butor qui apparaîtront néanmoins au générique d’émissions plus tardives, le second bien avant sa disparition, le premier longtemps après, mais à partir d’un enregistrement effectué en vue d’une émission hélas abandonnée pour cause de décès, et gardé secret pendant une bonne trentaine d’années.

Il fallait faire en permanence comme si tout restait à inventer. On ne peut concrètement acquérir de l’expérience qu’à force de tâtonnements dans la nuit des studios. La bande magnétique est un support, comme pour les écrivains la page blanche, où tout ce qui s’inscrit est susceptible d’être, au moins partiellement, effacé. Pour reprendre une proposition de David Lynch, la tête principale du dispositif technique qui régit – entre autres – l’essai radiophonique a pour nom Eraserhead (ou « tête de gomme », selon l’équivalent français proposé par Didier Pemerle). Il faut apprendre à effacer, comme les écrivains doivent apprendre à raturer. C’est pour cela que cette pratique demande du temps et des moyens. C’est pour cela aussi que nous n’y rencontrons que les écrivains et les artistes travaillés par cette nécessité.

Je viens de nommer Didier Pemerle. Il était le plus jeune des membres du collectif Change qui avait été créé dans l’immédiat après-1968, en violente rupture avec Tel Quel, par Jean-Pierre Faye, Jacques Roubaud, Maurice Roche et quelques autres. Comme l’ACR, Change était en recherche de chair fraîche. En ces temps de fin encore non-déclarée des avant-gardes, les choses s’enchaînaient avec une rapidité affolante. Je me suis retrouvé projeté dès mes vingt ans dans toutes les manifestations de ce que Faye désirait cristalliser sous forme de mouvement – celui du Change des formes – à la manière dont André Breton l’avait fait, un demi-siècle plus tôt, pour le surréalisme. Du coup le désir qu’avait René Farabet d’entendre à l’Atelier de nouvelles voix d’écrivains a pu être très simplement exaucé (il faisait d’ailleurs de même de son côté). Paul Louis Rossi, Philippe Boyer, Didier Pemerle, Jean-Claude Montel, Jean-Pierre Faye, Saúl Yurkievich et Jacques Roubaud – tous membres du Collectif Change – ont été les principaux complices de mes premiers essais radiophoniques. Pour cinq d’entre eux (Montel, Rossi, Faye, Roubaud et Pemerle), les échanges n’ont jamais cessé : plus de quarante années d’amitié qui se sont assez régulièrement traduites dans un travail sonore de plus en plus exigeant. Depuis quelques temps, je tente de remettre en jeu ces archives, en prélevant certains fragments, ceux qui me semblent aujourd’hui les plus parlants, et les frottant au présent en réalisant de nouvelles prises de son avec ces écrivains, devenus pour certains très âgés, mettant ainsi en évidence, non seulement leur parcours dans l’écriture, mais aussi les transformations de leur voix – de leur timbre autant que du contenu que leur parole véhicule. Ceci, afin de composer leur portrait, tentant ainsi de conclure nos trajets communs, tout en laissant les choses ouvertes. Ranger notre atelier, ce n’est jamais figer le placement des objets qui s’y trouvent : juste permettre à qui le pénétrera après notre disparition de ne pas perdre son temps à rechercher ce qui n’y est pas. Le désir de clarté n’est pas incompatible avec l’entretien nécessaire des mystères qui hantent cet Atelier.

Tous ces écrivains avaient en commun de saisir parfaitement les enjeux de cette forme singulière de composition radiophonique qui ne peut donner de bons résultats qu’en ne se soumettant pas à telle ou telle volonté éditoriale (nos Ateliers étaient diffusés sans que personne d’autre que ceux qui les avaient fabriqués ne les aient auparavant écoutés). Nous étions tous des compagnons du Terrain Vague pratiquant un art sauvage. Nous le sommes demeurés et j’appelle les futurs auteurs à le devenir à leur tour, de la manière la plus radicale et singulière possible. On sait qu’Alain Veinstein a intitulé le livre qu’il a écrit sur son parcours ô combien marquant d’homme des nuits : Radio Sauvage. Ce n’est pas un hasard si j’ai dû conduire les écrivains dont je viens de parler (et beaucoup d’autres que je vais bientôt nommer) à prolonger ce travail pensé initialement pour l’ACR aux Nuits magnétiques, puis à Surpris par la nuit, à chaque fois que l’Atelier de Création ne répondait plus – ou pas assez).

Radio sauvage ? Oui. Notamment par volonté de remettre en cause ce qui faisait l’excellence des dramatiques ou fictions, nous privant parfois volontairement de comédiens au profit de non-professionnels (le plus souvent des écrivains, parfois des peintres, des musiciens, des photographes – donc des artistes), refusant obstinément l’usage de toute musique illustrative au profit de rencontres imprévues, sollicitant parfois le hasard, suivant avant tout nos intuitions. Ce qui nous liait, c’était un désir de sortir des lieux communs de la réalisation : cet artisanat, certes furieux, mais trop souvent inhibé par divers savoir-faire appliqués que nous souhaitions alors remettre en question. Je me souviens avoir intégré début 1978 de la musique punk (celle des Sex Pistols) dans un ACR avec Philippe Boyer qui pourtant ne jurait que par Wagner et Verdi. À l’époque, nous étions habités par la certitude que nous arriverions à imposer nos désirs. C’était un peu naïf, mais ça nous permettait d’avancer, quitte à se casser la figure, alors que je crains qu’aujourd’hui, le seul projet qui puisse être porté plus ou moins collectivement – individuellement, c’est une autre affaire : la création solitaire a encore de beaux jours devant elle – est de sauver les meubles.

4.

J’avais connu le travail des écrivains de cette revue Change à partir de la sortie en mai 1975 du n°23 qui s’intitulait Monstre Poésie. En accroche de ce livre collectif, Jean-Pierre Faye avait écrit : « le monstre poésie manifeste le change ». Cela suffisait pour orienter un travail de création radiophonique à venir : monstre (rechercher plutôt les freaks que les nantis de l’air du temps) ; poésie (selon un sens opposé au poétisme standard : plutôt contrainte, en recherche de formes) ; manifeste (car toute création authentique manifeste ne serait-ce que d’infimes différences avec ce qui fait la norme) ; change (car c’est bien cela le mouvement de la vie : ne jamais rien figer). Comme le clamait haut et fort Edgar Varèse un demi-siècle auparavant : « le compositeur d’aujourd’hui refuse de mourir » – ce refus n’étant pas une dénégation de la mort qui nous attend, mais la conscience que, quand nous nous retrouverons enseveli six pieds sous terre comme tout-un-chacun, nous aurons la tête encore débordante d’idées de transformations du monde – ou, plus modestement, du médium que nous aurons pratiqué notre vie entière.

Le numéro de Change de mars 1978, le n°34-35, s’intitulait La narration Nouvelle, en écho bien entendu à Nouveau Roman – cette avant-garde littéraire qui, née un quart de siècle plus tôt, ne pouvait plus apparaître comme porteuse d’avenir pour les jeunes écrivains (mais en 1978 quelqu’un comme Claude Ollier avait déjà pris distance avec ce vrai-faux groupe qui l’avait pourtant lancé vingt ans auparavant, alors qu’il obtenait le premier prix Médicis pour son premier roman La mise en scène, publié chez Minuit). Le désir de raconter autrement, sans céder aux sirènes de l’abstraction sonore, théoriquement séduisante, mais au fond impossible à concrétiser dès qu’on use de mots (et pas si facile si on s’en passe), était très puissant. Raconter est peut-être ce qui tend l’essai radiophonique. Mais avec poésie, bien entendu : c’est-à-dire, musicalement. Par la voie des rythmes ajouterait Michaux. Et en faisant montre – Faye dirait en faisant monstre – d’un très grand sens de l’économie.

Une expression à la mode aujourd’hui est « storytelling ». Proposer, non un projet ouvert (ça ne se fait quasiment plus), mais un sujet, doit s’accompagner aujourd’hui de la mise au propre d’une sorte de récit préétabli, décrivant son déroulé dans le temps. Comme si composer un essai aujourd’hui impliquerait de posséder un talent de conteur s’appliquant à faire passer des choses déjà figées avant même d’avoir effectué le premier geste de réalisation. Bien entendu, on peut tricher. Le monstre poésie est l’arme anti-storytelling absolue, il ne faut pas hésiter à en faire usage. La création – notamment radiophonique, mais pas seulement – est surgissement progressif de cet inconnu, parfois familier, mais aussi doué d’étrangeté, qui ne pourra être sensuellement compris qu’une fois le travail accompli. Il est strictement impossible de raconter par avance un authentique ACR. Un mot ou deux plus quelques noms devraient suffire pour que la réalisation d’un projet soit engagée. Cela se passait comme ça au vingtième siècle et encore un peu au vingt-et-unième – enfin, essentiellement du côté des dinosaures toujours à l’ouvrage.

De projet en projet, explorer en tous sens les sentiers de cette narration nouvelle, tout en gardant en permanence le cap en direction de la poésie comme forme. Et sans se défaire d’une arme essentielle : l’humour. Puisqu’on parle de la part des écrivains à l’ACR, il me semble que celles et ceux qui n’avaient aucun humour n’y ont jamais eu leur place. Bien entendu, les mélancoliques, les suicidaires, les autodestructeurs n’ont jamais été refoulés, car ils débordaient de cet humour que Jacques Vaché, comme plus tard Marcel Gotlib, orthographiaient sans h, qu’André Breton a défini comme noir et que les élisabéthains faisaient rimer avec humeur. Cette expérience des frottages qui caractérise l’essai radiophonique s’imprime sur la bande magnétique, ou le disque dur de l’ordinateur aujourd’hui, de saut en saut d’humeur. Chaque geste d’écriture sonore est de cet ordre : manifestation/gravure d’une empreinte humorale. C’est pourquoi ce travail demande du temps, car il est nécessaire de laisser chaque tentative de montage ou de mixage reposer un moment, afin de mieux la reconsidérer, de l’intégrer ou de la détruire, de la retravailler ou de la laisser tel quel. Les ACR, dans leurs manifestations les plus réussies, les plus éruptives, les plus émouvantes, ont été les fruits d’une lutte contre la mélancolie.

5.

Ceux et celles qui ont vécu ces années 1970 qui préservaient encore un côté héroïque aiment en faire partager le souvenir et les survalorisent ; mais il ne faudrait pas oublier de rappeler qu’elles se sont fracassées sur la décennie suivante qui a amorcé un long processus de restauration dont nous subissons, aujourd’hui plus que jamais, les effets.

1980 a marqué une rupture très nette du travail engagé depuis 5 ans à l’ACR. Cette année-là, j’ai entrepris un nouvel Atelier avec Paul Louis Rossi qui publiait un de ses livres les plus impressionnants, Le Potlatch, Suppléments aux voyages de Jacques Cartier, dans la collection de Paul Otchakovsky-Laurens chez Hachette [3]. Cette année-là, les émissions duraient encore deux heures et vingt minutes. Le livre de Rossi n’était pas débordant de signes, mais il fallait bien entendu tailler dedans. L’idée était encore et toujours de ne pas singer le processus de fabrication des fictions où, à la base, il y a un écrit – une pièce, un livret – plus ou moins intouchable. À cet effet, on accumulait les prises de son, quitte à enregistrer (et même travailler, au moins par montage) des séquences qu’on déciderait, au tout dernier moment, de ne pas diffuser. Mais ce surplus de matière était tout sauf un gâchis – et le temps qu’on passait à expérimenter ces agencements nullement perdu. Nous étions animés simultanément par la volonté de prendre notre temps et une réelle impatience. Yann Paranthoën venant de claquer la porte de l’ACR, c’est un plus jeune opérateur du son, Michel Créïs, qui a pris la relève. En complicité avec l’équipe de production, nous avons décidé de n’engager aucun comédien professionnel. Et surtout, de sortir des studios pour enregistrer les lectures des textes en extérieur, dans n’importe quelles conditions, même les plus inconfortables : dans une voiture tout en roulant, dans des lieux bruyants, en marchant, en courant à petites foulées… Quant à la musique, elle était composée de pièces brèves, le plus souvent minimalistes, pour voix, claviers, clarinettes, étirant (entre autres) des mélodies du temps de Rameau (le compositeur des Indes Galantes). Donc des choses de peu qu’on n’aurait pas eu idée de faire jouer en concert. Au moment du mixage, il fallait faire se rencontrer ces matériaux, sans avoir établi le moindre conducteur, du moins sur le papier. On venait en studio avec un caddy rempli à ras bord de centaines de bobinots de bande magnétique sur lesquels étaient gravés des lectures, des sons, des musiques. On en installait certains sur en principe six magnétophones et on tentait de les faire se frotter, selon l’intuition de l’instant, mais non sans les mémoriser, au point d’avoir leur contenu parfaitement en tête. Il fallait faire montre d’une extrême concentration. Si ça ne marchait pas, on essayait immédiatement d’autres combinaisons. Au début, il y a toujours une infinité de possibles. Mais, plus on se dirige vers la fin, moins on en trouve. Le travail de mise en forme procède par épuisement de la matière dans un temps donné. Quand on perdait trop de temps à rater (car, même si les moyens étaient alors plus qu’excellents, il fallait rendre la copie à l’heure), on devait tricher. On laissait alors filer cinq minutes de musique à blanc. Ou quelques pages de texte. Puis, ayant ainsi avancé, on relançait nos essais. Le principe de frottage devrait toujours provoquer au moins quelques étincelles. Comme pour le souligner, l’ACR s’ouvrait par un générique intégrant des sons d’orage : tonnerre et éclairs. Je vais citer une seconde fois Edgar Varèse : « Au fond, la musique n’est qu’une perturbation atmosphérique ». C’est en cela que l’Atelier de Création procède souvent d’une forme – d’une pensée – musicale. Claude Ollier, s’il était encore des nôtres, nous dirait peut-être qu’il a toujours agi en compositeur, hanté par le désir qu’il avait eu enfant d’écrire des partitions, au point que, rencontrant Alain Robbe-Grillet en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, il s’était tout d’abord présenté à lui comme musicien (on sait qu’il a fait plusieurs fois le mur du camp où il effectuait le STO pour aller jouer du piano la nuit dans des bars de Nuremberg).

Comme ça fait une bonne dizaine de fois que j’emploie ce mot « frottage », il me faut maintenant rendre hommage à celui qui a publié en 1979 un livre portant ce titre – au pluriel comme il se doit – dans la collection Textes chez Flammarion, dirigée par Bernard Noël (qui venait de prendre la suite de Paul Otchakovsky-Laurens) et qui, encore à l’état de manuscrit, avait incité l’élaboration de mon cinquième ACR. Il s’agit de Jean-Claude Montel, un écrivain né en 1940, adoubé à 27 ans par Jean-Pierre Faye et Maurice Roche qui avaient préfacé son premier livre au Seuil. C’était un être terriblement mélancolique, traversé par le sentiment qu’il ne pourra mourir que seul au milieu des décombres. Il portait dans sa voix, dans ses écrits, l’idée que la littérature n’était plus que pour mémoire – ce en quoi il était paradoxalement fascinant pour le jeune homme que j’étais. Il portait en lui l’affirmation qu’un des gestes fondamentaux de la création était le frottage, c’est-à-dire cette opération permettant d’inscrire sur un support quelque chose de la réalité du monde (comme les peintres le font en posant une toile souple ou un papier très fin sur tel ou tel amas d’objets ou tel mur lézardé pour en prendre, à l’aide d’un pinceau presque sec, ou d’une craie grasse, l’empreinte), avant d’en retravailler – ou non – le résultat. Donc d’en prolonger les résonances par un travail plus secret, plus personnel, dans le silence d’un atelier d’écriture. Yann Paranthoën avait bien compris que ce processus, venant de la peinture, puis transposé dans l’écriture littéraire, pouvait caractériser le travail de création radiophonique. Il disait : on procède ainsi, d’abord par extraction en extérieur de quelque chose de la réalité qui nous environne – et surtout nous concerne. Puis : on retravaille ce matériau en intérieur (par exemple dans un studio, autrement dit en atelier), prenant le temps qu’il faut, avec l’exigence d’aboutir à quelque chose d’autre qu’un ready-made. Par la suite, plusieurs autres projets de création radiophonique avec Jean-Claude Montel – à l’ACR et aux Nuits magnétiques – nous permettront de creuser cette affaire, la dénudant jusqu’à l’os. Le tout dernier a été fabriqué en 2001 pour Surpris par la nuit. Le résultat a pu être retravaillé en 2013, suite à la disparition tragique de l’écrivain, grâce à Irène Omélianenko. Cette émission est presque terrifiante, de par sa force émotionnelle : on y entend la voix d’un quasi mort vivant, mais qui porte encore en lui le désir puissant de noircir quelques pages plus ou moins testamentaires. Il venait de publier Motus, un des plus beaux livres écrits à la toute fin du vingtième siècle et publié presque clandestinement par Mathieu Bénézet chez Comp’act. On ne pouvait alors trouver ce livre que dans de très rares librairies. Donc personne ou presque ne l’avait même ouvert. Force de résistance de l’ACR : faire surgir l’inactuel, en suivant le fil de ce qui aura été expulsé de la bonne société et que l’on ne trouve qu’au Terrain Vague, ce lieu à l’écart où la beauté règne en maîtresse absolue.

6.

J’en arrive maintenant à l’automne 1985, soit dix ans après ma première incursion en studio grâce à Claude Ollier. À ce moment-là, j’ai au compteur 16 ACR et 14 Nuits magnétiques, soit 56 heures d’essais radiophoniques ayant pour la plupart un lien direct avec les écrivains dont je viens de donner les noms. Mais la matière littéraire de ces premiers opus avait toujours été taillée dans des manuscrits en voie de publication ou des livres déjà publiés. Pour ce 17e Atelier, je m’étais associé à Jean-Yves Bosseur, un musicien qui était, depuis le début de cette aventure, un de mes plus proches alliés, et nous avions eu l’idée d’imaginer un compositeur de musique contemporaine devenu célèbre par un crime qu’il aurait commis et non par sa musique. Nous avions aussi lancé l’idée qu’un film était en train de se tourner à partir de ce fait divers. Bien entendu, la musique de ce film était sans lien stylistique avec l’œuvre bien trop « avant-gardiste » de ce compositeur. Nous nous devions donc de rétablir la vérité en faisant rejouer pour l’ACR certaines de ses compositions – les plus pures, prétendions-nous. Bien entendu, les musiques de l’émission, aussi bien celles du film contre lesquelles nous nous insurgions que celles attribuées à ce compositeur, allaient être écrites par Bosseur et moi-même, sans pour autant que ce soit dit clairement à l’antenne. Et pour finir, afin de rendre notre fiction crédible, nous pensions aller interviewer des compositeurs qui auraient eu la chance de bien connaître ce musicien (Henri Pousseur, Paul Méfano et Michèle Reverdy se prêteront à ce jeu). C’était bien joli, tout ça, mais il fallait trouver quelqu’un pour en rédiger le texte, tout en le laissant libre d’inventer à son tour.

En accord avec Alain Trutat et René Farabet, nous avions alors demandé à Didier Pemerle de rédiger un long monologue narratif porté pour l’essentiel par la voix d’un seul comédien. Ce dernier ayant accepté a aussitôt intitulé cette histoire « Laissez-moi mourir » (en hommage à Monteverdi, ce qui ne pouvait que nous parler), proposant que ce compositeur soit une compositrice prénommée Suzanne qui aurait, un jour de dépression, tué son mari, avant de le découper en morceaux, déposés ensuite dans des sacs poubelles sur son piano. Elle se serait suicidée dans la foulée, non sans avoir éprouvé au clavier la musique produite par cette préparation inédite de l’instrument. C’était un texte, encore une fois, mélancolique et fortement teinté d’humour noir. Cet ACR nous aura donné l’occasion de faire venir en studio Jean-Pierre Cassel, car il était impossible cette fois de flirter avec l’amateurisme, il nous fallait un vrai professionnel.

Laissez-moi mourir aurait pu, du moins sur le papier, être diffusé dans la case des fictions, et pourtant, non : c’était plus que jamais un ACR, donc quelque chose d’impossible à enfermer dans un catalogue (on peut imaginer la suite des Ateliers comme formant une constellation d’îlots dans un vaste océan, et non comme une accumulation de bandes magnétiques serrées sur des étagères). Une fois encore, nous sommes arrivés en studio sans le moindre conducteur, respectant simplement la continuité du texte. L’expérience des frottages suivant son cours, nous avions surtout besoin de stratégies et non de partitions réglées par avance. Le mixage ne cessait de provoquer des surprises, ce qui était ce que nous recherchions. Le résultat s’étant avéré concluant, Didier Pemerle travaillera une deuxième fois avec nous en 1986/87 pour Le loup dans l’île, une série de petites formes (20 fois 10 mn) dont la contrainte était de changer de lieu environnemental à chaque épisode. Puis, une nouvelle fois en complicité avec Jean-Pierre Cassel en 1988, pour La journée du retour, une histoire de fantômes se passant en appartement. Cette fois, j’étais seul à composer, non seulement les musiques, mais aussi leurs superpositions avec les monologues et les sons concrets enregistrés pour ce projet, sollicitant sans cesse le hasard afin de mieux faire surgir le fantomatique, suivant des stratégies qui n’étaient inscrites que dans la tête et qui demandaient une complicité exceptionnelle avec la chef-opératrice du son, Monique Burguière. La part des équipes de l’ACR vaut bien celle des écrivains. Seule une aventure réellement collective peut donner corps aux fantasmes d’un Control Freak obsessionnel. Le « je créateur » (qui est, certes un autre, mais aussi un « tu ») a besoin de faire partie d’un « nous ». Ne serait-ce que pour aller faire la fête avec l’équipe, une fois les choses, du moins en apparence, terminées.

7.

Simple note au passage : au cours des années 1980, la parole des écrivains a pris progressivement une place supérieure à celle de leurs écrits. Le jeu consistait, de plus en plus, à monter morceaux de conversations et fragments de lectures, sans qu’il n’y ait illustration de l’une par l’autre. Les musiques, le plus souvent mixées avec des sons dit réalistes, permettaient de souligner, de fluidifier ce tressage des voix : plus qu’un fond sonore, un commentaire secret.

Jusqu’aux années 1990, mon travail à l’ACR avait été co-signé avec Claude Ollier et les écrivains de Change – ces derniers étant devenus pour la plupart après 1979 ex-membres de ce collectif, car le temps des grandes dispersions était arrivé. En réaction, l’Atelier se devait, du moins me semblait-il, d’ouvrir son Terrain Vague à cette petite meute de solitaires plus ou moins endurcis. Sans jamais perdre le lien avec les aînés, cette dernière décennie du vingtième siècle (dont on ne savait pas encore qu’elle serait la toute dernière de la première – et plus longue – période de l’histoire de l’Atelier de Création Radiophonique) requérait de nouveaux sujets (dans tous les sens du mot), donc de lancer des rencontres avec d’autres auteurs – souvent des auteures –, de ma génération parfois et, une fois passé l’an 2000, des générations suivantes (au début je collaborais avec des personnes de vingt ou trente ans plus âgés que moi ; aujourd’hui, je travaille avec des personnes de vingt et même trente ans plus jeunes. C’est ce qu’on appelle un parcours…).

Relancer les dés de la création radiophonique s’est accompli tout d’abord avec Liliane Giraudon, Michelle Grangaud, Marie Étienne, Sabine Macher, Yves di Manno et Pascal Quignard. Puis les choses se sont accélérées, comme si la petite phrase désabusée d’Alain Trutat sur la fin imminente des Ateliers devenait plus que jamais d’actualité. La fin du vingtième siècle aura été agitée. De Michel Deguy à Philippe Beck et Jean-Luc Nancy ou Dominique Fourcade (dont les poèmes seront lus dans un ACR intitulé Fable par Claude Royet-Journoud) ou encore Florence Delay, Denis Roche et Pierre Alféri (et j’en passe – on remarquera à quel point la poésie est présente, souvent en lien avec la philosophie), les collaborations avec les écrivains n’ont cessé de s’enchaîner, débouchant à chaque fois sur quelque flamme à entretenir, notamment par amitié. C’est une chose sur laquelle je me dois d’insister, car elle est essentielle. N’ayant jamais séparé vie et travail, une fois un Atelier de Création mis en « prêt à diffuser », celles et ceux qui les signaient, mais aussi les réalisateurs, continuaient de se fréquenter, de se parler, d’imaginer un futur commun. C’est pourquoi j’insiste une dernière fois sur ce que j’ai nommé Terrain Vague qui est d’abord un lieu d’échanges pour qui désire ouvrir de nouveaux modes d’écriture comme d’existence. C’est un espace de contamination. Les auditeurs peuvent d’ailleurs en attraper le virus par l’écoute. C’est tout le mal que nous leur souhaitons.

N’ayant plus le temps de développer ce que je n’ai, une fois de plus, qu’esquissé, je voudrais terminer en notant que ce lien constant et renouvelé avec certains écrivains, a fini par me pousser à tenter de le devenir à mon tour, jusqu’à ce que cette activité finisse par prendre le pas sur la composition musicale. De manière d’abord très timide, comme terrassé d’angoisse à l’idée des retours d’aînés trop admirés, puis s’affirmant peu à peu, au point de me retrouver, surtout dans les années 1990, à écrire les livrets de mes émissions, accumulant des pages et des pages (une anthologie très resserrée a paru récemment chez Hippocampe Éditions qui a été pour l’instant bien plus commentée par des écrivains que par des gens de radio).

L’ACR aura été pour moi un lieu d’apprentissage de la vie, à travers la découverte et l’expérimentation de pratiques plurielles de modes d’écriture. Malgré d’inévitables tensions et des moments d’intense fatigue, cette radio d’essai a toujours été composée pour le plaisir et jamais dans la douleur. Ce qui est infiniment précieux, mais hélas peu compatible avec les modes de culpabilisation de ces pratiques sauvages aujourd’hui.

(Écrit en septembre 2018, tout en écoutant principalement la Partita n°1 de Jean-Sébastien Bach, puis relu le 9 novembre de la même année, en écoutant le Quatuor n°14 de Dmitri Shostakovitch)

Notes

[1] Je lui ai rendu hommage dans un billet de Diacritik en 2017, « Bref éloge de René Farabet (1934 – 2017) » (ici).

[2] Sur sa recherche de formes spécifiquement radiophoniques et nos collaborations à l’ACR, voir « Claude Ollier et la création radiophonique », Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 103-112.

[3] Sur ma découverte de son œuvre, notre amitié et quelques-unes de nos collaborations à l’ACR, dont celle-ci de 1980, je me permets de renvoyer à mon texte « Excursions sur le terrain vague (cartographie d’échanges) », Nu(e), n°67, septembre 2018, p. 121-134. Numéro téléchargeable ici.

Auteur

Christian Rosset est compositeur (musique instrumentale et électroacoustique), essayiste et producteur de radio, depuis 1975, notamment à l’ACR et à Nuits magnétiques. Son dernier livre publié, Les voiles de Sainte-Marthe (Hippocampe éditions, 2018), réunit des micro-récits et notes d’Atelier autour de ces fructueuses années de collaboration à l’ACR, en prolongement d’Avis d’orage dans la nuit (l’Association, 2011), qui évoquait entre autres ses collaborations à l’ACR déjà, mais aussi à quelques Nuits magnétiques. Christian Rosset a aussi coordonné Yann Paranthoën, l’art de la radio aux éditions Phonurgia Nova en 2009.

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