Entre saturation et surrection visuelle : la parole poétique comme événement dans Les Films du monde de Frank Smith


Avec Les Films du monde, Frank Smith interroge les conditions de possibilité d’une expression poétique dans un environnement médiatique et numérique qui en proscrit l’idée. Cet article se propose d’analyser le geste à l’œuvre dans cette série indissociablement filmique et poétique. La poésie se formule conjointement en phrases et en images, et se comprend en amont de toute opération technique comme une forme de montage, dont le premier acte consiste à ouvrir radicalement des images empruntées à des plateformes de partage saturées d’information, pour en faire le lieu d’expression d’un possible.

In Films du monde, Frank Smith addresses the conditions of possibility of a poetical expression in a digital media environment that seems to refuse it. This article aims to expose the gesture operating in this cinematographic and poetical serie. Poetry takes the form of both words and images. As an editing gesture this specific poetry consists in radically enhancing images found on streaming platforms like YouTube and transforms them in a genuine expression of the possibility of an event.


Texte intégral

Comment concilier le caractère libre et gratuit selon lequel se déploie spontanément l’activité poétique, avec la dimension programmatique et séquentielle des technologies numériques, où rien ne peut advenir que ce à quoi les machines auront été préalablement accordées ? Poésie et technologies numériques ne sont-ils pas deux régimes d’expression ou de reprise du réel au plus loin l’un de l’autre ? Répondre par l’affirmative à la question procède peut-être d’une mécompréhension ou d’une surdétermination de ce que l’on appelle communément « le numérique ».

Dans un article au titre volontairement provocateur : « L’art numérique n’a pas eu lieu », Patrice Maniglier cherche à défaire une équivoque, qui consiste à considérer le numérique comme un espace technique particulier, lequel permettrait de distinguer parmi les pratiques artistiques celles qui relèvent du numérique et celles qui lui sont étrangères. Toute pratique est potentiellement numérique, donne à penser l’auteur, car le numérique est devenu un horizon possible de toute réalité :

Le numérique n’est pas une région particulière de la réalité : c’est l’horizon dans lequel toute la réalité peut être réinterprétée. Ce n’est pas une sous-partie de l’étant, mais une proposition d’être […]. Rien n’est en soi numérique, mais tout peut le devenir – ou, du moins, il est impossible de dire a priori que quelque chose ne peut pas le devenir [1].

Et rien n’empêche de penser la poésie comme geste à même de se déployer dans un tel horizon.

Mais ceci étant posé, il convient de préciser ce que devient le geste poétique quand il s’inscrit dans une telle dimension « virtuellement toujours ouverte [2] », comme y invite encore Patrice Maniglier. Envisager une poésie numérique, c’est donc réinterroger le comment du geste poétique en contexte contemporain. Qu’arrive-t-il à la poésie, mais aussi que nous arrive-t-il par la poésie, quand celle-ci veut se traduire dans l’horizon du numérique ? Avec Les Films du monde, Frank Smith tente une réponse en acte à cette question vertigineuse. Le numérique est présent à l’écriture qui s’y déploie, non seulement comme outil, mais aussi comme moyen pour elle d’accéder au monde qu’elle cherche à dire.

1. Retrouver le sens de la fêlure

Les Films du monde est une série de cinétracts (au nombre de 50 + 1) réalisés suivant un dispositif systématique : un numéro, une date et un lieu [3] marquent un épisode, sinon un événement, qu’une séquence vidéo de quelques minutes et de courts textes entrant en collision avec elle cherchent à circonscrire. « Un événement est ce qui vient de se passer / et ce qui va se passer / jamais ce qui passe » dit Frank Smith [4]. Si l’image ne peut venir qu’après coup documenter une situation, un événement qui vient de se passer, l’écriture peut quant à elle tenter de dire ce qui n’est pas encore arrivé, ou ce qui ne s’est pas encore manifesté dans ce qui est arrivé. Écrites sur un écran noir ou lues en off, parfois selon un principe de redoublement de la voix par l’écrit [5], les phrases sont nécessaires pour donner à voir ce qui, dans les événements et ruptures qui émaillent la série des Films du monde, n’a pas encore eu lieu, ou dont le sens intime reste attaché à l’événement, mais y demeure à l’état latent. « L’événement n’est pas ce qui arrive (accident) », écrit en ce sens Gilles Deleuze, « il est dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend [6] ». Comme le nom propre de ce jeune homme, Pateh Sabally, que rappelle le cinétract 24, suicidé par noyade dans la lagune de Venise le 22 janvier 2017, sous le regard indifférent, les plaisanteries et les insultes racistes de touristes italiens [7].

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Doc. 1 et 2 – Les Films du monde, Franck Smith, cinétract 24

Les Films du monde déplient ainsi une série de textes poétiques pour approcher quelque chose que des images numériques trouvées ici et là sur les réseaux sociaux ont imprimé, mais qui peine pourtant à se manifester. Par cette écriture multimédiale qui fraie à travers la masse étouffante d’informations que proposent les plateformes comme YouTube, il s’agit de retrouver la possibilité d’une sidération. Il appartient à la poésie d’opérer des fouilles dans cette matière visuelle qui nous inonde quotidiennement, selon une fréquence telle que nous finissons par ne plus la voir et par ne plus entendre la violence pourtant inhérente aux situations qu’elle documente souvent. Les images sont celles d’un monde en ruines, qui appelle une archéologie malgré son caractère extrêmement contemporain :

Chercher concerne essentiellement les signes. Chercher, c’est d’abord considérer une matière, un objet, un être, comme s’ils émettaient des signes à déchiffrer, à interpréter. Il n’y a pas d’enquêteur qui ne soit l’égyptologue de quelque chose [8].

Ce quelque chose que cherche à déchiffrer Frank Smith, c’est un monde disparu dans l’excès même de ses manifestations numériques et médiatiques, où les images s’effacent ou se chassent constamment les unes les autres. Cette « matière naufragée », comme l’écrit Walter Benjamin à propos des objets de collection[9], appelle notre considération, c’est-à-dire notre attention, mais aussi, d’une certaine manière, notre estime. Comment rendre les images de migrants naufragés ou de terres détruites par des opérations militaires et des cataclysmes naturels, à la démesure qu’elles portent ou dont elles procèdent ? Comment réinscrire ces images dans le champ du visible, qui sont les signes de tant de drames vécus ?

La rencontre du verbe poétique et de la brutalité médiatique des images réemployées opère une distanciation qui manifeste clairement qu’il ne s’agit pas tant de documenter la capacité d’un monde globalisé à produire ses propres ruines, que de retrouver enfoui sous les décombres le sens même de la fêlure que porte avec lui tout événement.

Évoquant un propos de Schuler, archéologue allemand du début du XXe siècle, Walter Benjamin écrit en ouverture de la seconde série des Brèves ombres : « Le décisif n’est pas la progression de connaissances en connaissances, mais la fêlure à l’intérieur de chacune d’elles [10]. » Ce sont ces fêlures en effet qui peuvent dessiller nos paupières, comme la légère irrégularité dans les motifs d’un tapis, dit Walter Benjamin, marque à peine visible de l’authenticité d’une fabrication artisanale. Dans les images que s’associent Les Films du monde, les fêlures sont certes considérables. Mais le contexte de médiation numérique (YouTube, Facebook, etc.) qui vit de les ressaisir ‒ et où Frank Smith va les chercher ‒ ne peut qu’atténuer leur puissance de renversement, la maîtriser et la contrôler, pour l’accorder aux interfaces et aux écrans par lesquels ces images nous sont livrées comme autant de représentations du monde contemporain. Or c’est précisément à cet endroit du contrôle de l’image que Frank Smith se situe. Les Films du monde veulent en effet interroger cette volonté de maîtriser ou d’infléchir les capacités de voir ‒ au risque de les rendre impossibles ‒ qui caractérise le développement et l’alimentation des plateformes de partage d’informations visuelles. « Une image glisse sur une image » répète inlassablement le cinétract 36, et au fond de l’image on ne trouve rien d’autre qu’un fond d’image. C’est à cette matière informationnelle que nous sommes essentiellement confrontés, c’est à partir de cette même matière que notre monde nous propose son horizon. La question essentielle, dès lors, est de savoir comment nous pouvons nous-mêmes nous glisser dans l’image, comme le dit encore le cinétract 29, pour ouvrir cet espace numérique à une nouvelle dimension de sens.

2. Présence malgré tout

L’inscription des textes à même les images, et partant, sur les écrans qui les affichent, est essentielle à cette poésie, et c’est en quoi l’écriture de Frank Smith, ici, est à proprement parler une poésie numérique. En ce sens, une caractéristique de la poésie numérique serait sa capacité, non pas seulement à exprimer dans une langue qui lui est propre une part de réel qu’elle veut nous adresser, mais à transformer cette matière même dans sa formulation même. Le tramage du voir et du parler, de la vue et de l’énoncé, induit une mutation complète de l’image d’origine en regard de laquelle la parole poétique se lève. Jacques Rancière nous donne les moyens de le mettre particulièrement en évidence. La phrase-image, écrit Jacques Rancière dans Le destin des images, est « l’union de deux fonctions à définir esthétiquement, c’est-à-dire par la manière dont elles défont le rapport représentatif du texte à l’image [11] ». La phrase-image se définit ainsi par ses actes, ses effets sur le représentatif. Ceci étant posé, Jacques Rancière poursuit :

Dans le schéma représentatif, la part du texte était celle de l’enchaînement idéel des actions, la part de l’image celle du supplément de présence qui lui donne chair et consistance. La phrase-image bouleverse cette logique. La fonction-phrase y est toujours celle de l’enchaînement. Mais la phrase enchaîne désormais pour autant qu’elle est ce qui donne chair. Et cette chair ou cette consistance est, paradoxalement, celle de la grande passivité des choses sans raison. L’image, elle, est devenue la puissance active, disruptive, du saut, celle du changement de régime entre deux ordres sensoriels [12].

La composition du texte par l’image ‒ et réciproquement de l’image par le texte ‒ vise donc à introduire à une défaite de la représentation par un surcroît de présence, à introduire dans l’acte de voir une dimension charnelle que les images opèrent tout en la refusant. L’enjeu de la poésie numérique développée dans Les Films du monde est donc de dire, par le remploi de séquences vidéos le plus souvent sans auteur assignable, la possibilité insistante d’une chair qui excède radicalement les outils médiatiques où ces images auront commencé par circuler. La part active de telles images tient aux effets de rupture qu’elles induisent, et qui amorcent, contre l’environnement informationnel et l’espace de contrôle auxquels elles sont arrachées, cette dimension de présence toujours en excès sur sa représentation.

Il est significatif à cet égard que Frank Smith, dans cette archéologie du naufrage à laquelle s’abandonne sa recherche, prête une attention particulière à des modes de capture du réel qui ne laissent aucune place à l’inscription d’une singularité dans le cadre, ou plutôt dans le non-cadre, de l’image. Les épisodes réalisés à partir de vues tournées depuis des satellites, des drones ou autres appareils permettant des prises de vue aériennes, introduisent, entre le regard et la chose vue, une distance radicale. Ce faisant, ils produisent une séparation qui ouvre par anticipation à la nécessité d’un dire, dans lequel pourra se signaler quelque chose de cette chair qu’évoque Jacques Rancière, celle-ci dût-elle n’être évoquée que sur le mode de la perte et de la disparition. Ainsi, le cinétract 6 évoque l’événement d’un naufrage qui a eu lieu le 26 novembre 2013 au large des Côtes de Staniel Cay (Bahamas). Le noir et blanc, les effets de compression, les informations temporelles et géographiques inscrites dans le cadre de l’image, permettent de distinguer l’embarcation en difficulté et d’imaginer des corps en détresse, mais empêchent littéralement de distinguer la moindre figure humaine. Le naufrage n’est pas encore accompli que déjà « le territoire de perte » évoqué par Frank Smith en off est palpable.

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Doc. 3 ‒ Frank Smith, Les Films du monde, cinétract 6

Le cinétract 18, réalisé autour de l’arrestation et de l’exécution de Robert LaVoy Finicum filmées par le FBI le 26 janvier 2016, repose sur une même nature d’images sans vis-à-vis (au principe de la vidéo-surveillance) et que radicalisent d’une certaine manière les séquences réalisées à partir d’images tournées à l’aide de drones. Les quelques cinétracts [13] composés par de telles vidéos montrent des territoires dévastés par la guerre, les séismes ou glissements de terrains. Il est particulièrement manifeste ici qu’il n’y a plus même d’humanité derrière le dispositif de prises de vues. Les séquences vidéos que mobilisent ces épisodes procèdent pourtant d’une dimension esthétique évidente et clairement affichée, ce qui les rend scandaleuses. Cette esthétique de la destruction est également paradoxale au plus haut point, dans la mesure où elle témoigne d’un monde où toute sensation ‒ ce que désigne précisément le terme grec d’aesthesis ‒ est frappée d’interdit. Quand il n’y a plus d’homme à la caméra, mais un simple œil mécanique qui enregistre des terres dévastées ou, de loin, des corps en péril, sans que rien dans ces situations n’infléchisse ou n’interdise la fabrique de l’image, la perte est tout de suite là. Et il y va d’une perte à la seconde puissance, puisque ce qui se perd alors, c’est aussi le sens de cette perte. À propos du film À l’ouest des rails de Wang Bing, Jean-Louis Comolli fait ce constat sévère, qui pourrait s’appliquer plus justement à la matière d’images que réemploie Frank Smith dans Les Films du monde :

Mécanisation du regard, mécanisation du cinéma, disparition de la part « d’homme » dont on disait qu’elle était « derrière la caméra » : qu’y a-t-il derrière la caméra ? un jeune homme ? mais avant tout pensé comme un instrument […].

Il s’agit de confronter des hommes en voie de disparition à un cinéma qui n’est plus qu’une machine à enregistrer cette disparition interminable et toujours terminée [14].

Mais précisément, quoi faire de cette image ‒ et devant cette image ‒ de la disparition, sinon désigner cette perte, et par ce très peu, continuer de faire résonner, envers et contre tout, quelque chose de cette humanité même qui s’est perdue dans l’image ? C’est la question que nous invitent à poser Les Films du monde de Frank Smith, qui cherchent dans le langage une issue que les dispositifs numériques de représentation du monde ne cessent de boucher, là même où ils pensent l’ouvrir de fond en comble en permettant à chacun de les alimenter. Face à cette logique de mécanisation du regard, il est certain que c’est au dire poétique qu’il revient de mettre une part de souffle et de présence, pour que ces images ne restent pas de pures effectuations d’un monde déployé dans l’horizon fixé par les technologies numériques, où toute vie se signale sous le signe de sa propre défection.

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Doc. 4 – Les Films du monde, Frank Smith, cinétract 31

3. Phrase et montage

Les différents épisodes des Films du monde témoignent tous, chacun en son lieu, de l’impossibilité où nous sommes de raconter l’événement, qui dévaste jusqu’à la possibilité même de son propre récit. Nous sommes encore sous le coup de cette pauvreté en expériences communicables qu’évoque Walter Benjamin dans Expérience et pauvreté, quand il décrit une situation historique dont nous ne sommes pas encore sortis. Les expériences vécues par l’humanité sont si effroyables, dit-il en songeant notamment à la guerre 1914-1918, qu’elles interdisent d’emblée, moralement (quand ce n’est pas physiquement), toute forme de transmission. Une expérience, dit-il, est quelque chose qui doit pouvoir se communiquer de bouche à oreille. Est-il seulement possible d’accueillir les témoignages de toute une génération d’hommes et de femmes qui se tient « à découvert dans un paysage où plus rien n’[est] reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu du champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule corps humain [15] » ? Les expériences auxquelles « cet effroyable déploiement de la technique » nous expose ne peuvent précisément pas se dire au creux de l’oreille. Elles ne se communiquent, ni ne se transmettent, car elles ne sont les opérateurs d’aucune communauté visible. Le cours de l’expérience a chuté par excès, et c’est ce qui rend la tâche du narrateur impossible : ce qu’il pourrait vouloir dire de telles situations, nul ne saurait le reprendre dans l’élaboration de son propre chemin d’existence. Et pourtant, au sein de cette irréversible décrue de l’expérience, le geste poétique doit pouvoir s’exécuter.

C’est également en réponse à cette nécessité que les collisions entre phrases et images doivent être envisagées :

pas un trou

pas la moindre fissure

pas un visage qui ne soit lézardé [16]

La saturation visuelle à laquelle nous sommes confrontés complexifie la question du montage, qui semble exclue d’emblée par les images qu’utilise Frank Smith : photographies documentaires, séquences filmées par des caméras de surveillance par définition aveugles à toute dimension de cadre ou à toute forme de mise en scène, images tournées au téléphone portable dans l’urgence d’une catastrophe arrivée… Les vues fixes ou mobiles encodées numériquement n’ont pas été fixées en fonction de leur association ultérieure à d’autres images. Ce sont, comme le souligne Jacques Aumont, de purs items déliés de toute relation. Évoquant YouTube comme « un monde d’images irresponsables », c’est-à-dire qui ne répondent de rien, dans lesquelles personne ne parle et que nul n’est tenu d’écouter, l’auteur poursuit :

Dans tout cela, le montage devient un outil, sinon inutile, du moins souvent privé d’efficacité : les images, en ce sens libérées de tout lien, ne peuvent plus être réellement reliées entre elles, elles ne cherchent ni n’obtiennent leur sens par rapport à une totalité construite, mais par rapport à un chaos organisé, jamais monté [17].

L’image qui nous vient par les réseaux sociaux nous aveugle par sa propre mutité, qui la donne comme un ab-solu, c’est-à-dire comme quelque chose de délié et dont la tenue intrinsèque reste indépendante de tout rapport à autre chose que soi. C’est pour cette raison que les images qui se profilent dans cet environnement numérique ne peuvent que glisser les unes sur les autres, se chasser les unes les autres. L’horizon numérique dans lequel elles s’inscrivent n’est pas à proprement parler un horizon de sens. Pour qu’il le devienne, ces images doivent être déplacées, s’inscrire dans un nouvel environnement, où elles pourront apparaître autrement, ouvertes enfin à un potentiel de sens.

Or c’est précisément la tâche de la phrase que de produire un tel déplacement. La phrase-image, telle que Jacques Rancière la donne à penser, ré-ouvre pour ces images la possibilité d’être montées, c’est-à-dire tout simplement montrées. En effet, la phrase-image, dans l’analyse que Jacques Rancière en propose, est par nature parataxique [18]. La phrase introduit une fissure dans le plein de l’image, qui de ce fait change de régime d’expression. La saturation de l’image et l’hébétude à laquelle elle nous promettait, se transforment en son contraire : une syntaxe, c’est-à-dire la possibilité d’une relation synthétique. C’est la raison pour laquelle Jacques Rancière évoque la phrase-image en termes de montage : « La vertu de la phrase-image juste est […] celle d’une syntaxe parataxique. Cette syntaxe, on pourrait l’appeler montage, en élargissant la notion au-delà de sa signification cinématographique restreinte » écrit-il avant de rappeler que ce sont les écrivains du XIXe siècle qui ont inventé « le montage comme mesure du sans mesure ou discipline du chaos [19] ».

La poésie numérique que pratique Frank Smith consiste à changer le site d’apparition des images, qui dans ce déplacement voient leur nature se transformer profondément : de vue saturée qu’elle était, ne tolérant aucune relation à d’autres séquences visuelles, sinon sous la forme du glissement, de l’effacement ou de l’occultation réciproque, l’image ouverte par la phrase devient montage avant toute opération de liaison à d’autres images possibles. Comme si la phrase, par sa seule entrée en collision avec l’image, pouvait retrancher le trop plein de matière ou d’information qu’elle contient, introduire en elle une fissure, une coupure préalable à tout geste de montage, l’arrêter en quelque sorte pour qu’elle puisse se prolonger dans et par une autre image.

C’est bien le rôle de la phrase que d’articuler l’image à un sens potentiel. À cet égard, les écrans noirs, décisifs dans la poésie numérique de Frank Smith, apportent, en même temps que la possibilité d’une parole écrite, cette part obscure sans laquelle aucune lumière ne pourrait être reçue. Le cinétract 32 l’exprime de manière nette. L’écran noir, c’est ce qui permet à l’image de se livrer elle-même. Sans cette obscurité qui l’environne, l’image disparaîtrait dans sa propre luminance. « S’il n’y avait pas l’écran noir, on ne percevrait rien ». Et Frank Smith de conclure ce court récit d’ombre et de lumière : « L’image, elle est dans les choses, et pour qu’elle prenne, l’image, il faut : nous, un écran noir ». « Nous », c’est-à-dire cette écriture qui vient à la rencontre des images et ouvre l’espace où leur sens possible pourra éclore et se révéler.

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Doc. 5 ‒ Frank Smith, Les Films du monde, cinétract 32.

Le recours à l’écran noir permet donc à Frank Smith d’introduire la fissure au cœur de son dispositif d’écriture, et de réinventer la possibilité du montage pour des images dont le site originel de fabrication et de circulation empêche littéralement cet excès de sens. Cette inscription de la possibilité du montage dans des images a priori non faites pour être montées est particulièrement sensible dans les cinétracts réalisés à partir de matériaux photographiques. Les cinétracts 7 et 12 par exemple sont tous deux construits sur un principe de montage dans l’image, et obéissent à un procédé qui consiste à dévoiler progressivement le contenu d’une photographie dans laquelle des fragments sont découpés, laquelle photographie n’est livrée dans sa totalité qu’à la fin de la séquence. Il n’est pas anodin que dans ces deux exemples, ce qui introduit à l’image, c’est un texte. Dans le premier, ce qui se signale d’emblée, c’est une possibilité de dire nous, un nous qui se met en question au moment même où il se glisse dans l’image. Le cinétract 7 dit en amorce :

nous passâmes de l’euphorie

à une grande déception

à de profonds tourments

Le cinétract 12 pour sa part, réalisé à partir d’une photographie prise le 14 mai 2015 au large des côtes thaïlandaises, est introduit par ces quelques mots :

retour volontaire

migration circulaire

séjour temporaire

régularisation

ces choses n’ont ni commencement ni fin

Dans les deux cas, les phrases inscrites sur un écran noir ouvrent sur une vue de visages pris dans leur propre détresse, dont on comprendra au fil de la séquence qu’ils appartiennent à un paysage de souffrance plus vaste, saisi par une seule et même photographie. Ce travail de découpe préalable, par quoi l’image peut entrer en relation avec elle-même, et révéler progressivement, séquentiellement, sa teneur d’ensemble par cette opération de montage dans l’image, c’est l’ouverture de sens inaugurale par le texte poétique qui le permet. Si l’image peut être montée, c’est parce que le texte a commencé de la montrer sous un certain jour. Le texte, en posant d’emblée l’image dans un certain sens, la soustrait d’emblée de son effet de saturation. C’est aussi ce geste qui rend fondamentalement possible la succession des 50 +1 épisodes des Films du monde, qui tous se ferment sur le même signe de ponctuation, des points de suspension, qui sont d’abord l’expression d’une parole qui touche à ses propres limites, mais aussi les marqueurs d’une discontinuité sans laquelle  il n’y aurait pas de montage possible.

4. L’événement de la parole poétique dans l’horizon du numérique

Ce que réalise la poésie numérique de Frank Smith tient techniquement à la possibilité qu’offrent les outils de création de faire coexister sur un même plan d’exécution, dans une même application logicielle, des médias de sources variées : mots, images et sons. Mais le trait essentiel de cette poétique n’est pas son caractère multimédia, même si celui-ci est très prégnant. Si le geste artistique de Frank Smith peut opérer les ouvertures que nous avons signalées, c’est bien plutôt parce qu’il est prioritairement un acte de parole.

La philosophie d’Henri Maldiney, qui doit beaucoup à la linguistique de Gustave Guillaume dans ses développements sur le langage, est sur ce point particulièrement éclairante. Pour Henri Maldiney, toute phrase implique un événement d’ouverture qui la rend possible. Mais une telle ouverture, la phrase elle-même peut seule la produire. En ce sens, toute phrase, même formulée négativement, est toujours fondamentalement l’expression d’un oui face à l’épreuve du réel :

Une phrase n’existe qu’à ouvrir sa propre possibilité pour répondre à la condition du moment. La transition de la langue à la parole ne se fait pas par simple engrenage. Nous sommes véritablement parlant (et non parlés) parce que l’espace du dire auquel nous avons accès ne nous est pas conditionné de l’extérieur, mais que nous avons ouverture à lui à même notre pouvoir, absolument propre, de prendre la parole [20].

Dans une telle pensée, même si ce vocabulaire n’est pas exactement celui dans lequel elle se formule à proprement parler, la fêlure, la fissure appartiennent à la possibilité même de la phrase en tant que telle, qui doit toujours faire irruption pour « répondre à la condition du moment ». La phrase est donc à elle-même sa propre ouverture, elle doit trouver en elle-même sa propre nécessité et les ressources de son propre surgissement. Produire une phrase, c’est prendre la parole. Prendre la parole, c’est créer les conditions de possibilité de la phrase. La phrase commence donc toujours par opérer l’ouverture qui la rend possible. En ce sens, elle est toujours un événement. Elle ne peut advenir sans faire à la fois l’épreuve d’une faille, entre le langage et la parole qui le fonde, et de son franchissement :

Nous sommes parlant dès la langue. Si la langue parle c’est qu’il existe entre elle et la parole un accord de fond ‒ que la plupart des linguistes s’accordent à occulter : la langue veut dire mais parce que la parole a déjà ouvert le dire. C’est pourquoi la faille qui est entre elles est ressentie comme une tension. Elle n’existe qu’à dessein de son franchissement [21].

À la différence de l’image, qui est toujours résultative, la phrase se tient donc nécessairement au lieu de sa propre origine. Un autre texte d’Henri Maldiney le formule dans des termes décisifs. Toute poésie, rappelle-t-il, est son propre fondement. Pour autant, il faut bien qu’elle prenne fond dans un langage d’ores et déjà constitué. Cette situation d’avoir à parler dans une langue qui existe déjà peut sembler mettre en péril la capacité de la poésie à se tenir dans l’espace de sa propre ouverture. Mais Henri Maldiney rappelle que ce n’est pas la langue constituée qui est à l’origine de la parole, mais la parole qui est à l’origine de la langue. Les conditions de possibilités linguistiques, matérielles, sensibles ne préexistent pas à l’événement de la phrase, car c’est cet événement même qui peut y ouvrir un accès. Autrement dit, la phrase poétique ne se réfère pas à la langue dans laquelle elle émerge comme à son fondement, mais comme à la base ou le milieu de son apparaître, qui ne devient disponible qu’avec elle. Son fondement véritable, c’est la parole, qui est une dimension de perpétuelle ouverture au monde qui est à dire :

Entre ce que la langue permet de dire et ce qui est à dire, il n’y a pas adéquation. C’est précisément cet écart qui nous fait parlant. La propriété de la langue qui permet la parole c’est son impropriété. Sans elle nous ne serions que des transcripteurs d’informations programmées, des terminaux d’ordinateurs. La parole ne peut constituer des effets (phrases) qui soient accordés aux potentialités de la situation, dont précisément le dire décide, qu’en réactualisant dans un je peux les unités de puissance de la langue que sont les mots [22].

Réactualiser les mots dans un je peux, c’est les placer dans cet état d’ouverture, c’est les rendre disponibles à nouveau pour dire ce qui est à dire, cette nécessité fut-elle inscrite dans la démesure d’une catastrophe imminente. Et le langage poétique ne fait jamais que mettre en lumière cette impropriété de la langue, qui oblige toute parole poétique à toujours franchir un écart entre ce qui est à dire et les mots dont nous disposons pour le dire.

Ce qui est dit ici des conditions de possibilités linguistiques de la phrase peut être appliqué, par extension, au contexte numérique d’apparition de la poésie de Frank Smith dans Les Films du monde. En effet, même reçue dans un environnement de programmation ou d’effectuation numérique, la phrase ne peut apparaître sans ouvrir radicalement l’espace où elle se tient, sans apporter une forme au programme qui a pour tâche de la réaliser, c’est-à-dire de s’informer. Le langage binaire offre peut-être, de ce point de vue, l’expression minimale de cet état d’ouverture constante du langage par la parole qui fonde sa prise de forme, auquel la poésie donne toute son amplitude existentielle. Une page au moins dans l’œuvre d’Henri Maldiney permet de le souligner :

Ce qu’on appelle binaire (de base 01) constitue en fait une structure, une contraposition de possibilités symétriques opposées (ouvert/fermé) également probables. Un ordinateur, dont le propre est précisément d’ordonner, ne peut le faire qu’après l’imposition d’une forme. Il est informé par la programmation d’une question dont l’unité de sens, véritable logos monadique, transposé en constellation de signifiants constitue un foyer déterminé et déterminant qui introduit, pour parler et penser grec, un pléon dans l’ápeiron, et, par là, pour parler moderne, une courbure, un état de moindre probabilité, dans l’isomorphisme de la structure – en l’articulant en systèmes [23].

Le langage binaire lui-même, qui est finalement la condition de possibilité technique d’une poésie numérique, n’est donc pas étranger à cette situation où se tient tout langage d’avoir à découvrir une faille en la franchissant, ou encore d’éprouver son ouverture à un illimité (ápeiron) devant lequel il se découvre en déployant des phrases qui d’une certaine façon donnent forme à cet horizon.

Cet excursus par la pensée d’Henri Maldiney nous permet peut-être de toucher du doigt ce qui traverse Les Films du monde de part en part. En s’achevant sur une interrogation sibylline – « pourquoi arrive-t-il ceci plutôt que cela ? » –  ce vaste panorama du monde contemporain s’achève sur un acte double, qui consiste à désigner un événement qui garde une part d’indétermination et à faire surgir le possible sur lequel il tranche mais qu’il n’en finit pas de nous adresser en advenant. Tout l’enjeu des Films du monde est ainsi d’introduire, par un langage poétique, des brèches dans un environnement visuel saturé, qui semble au premier abord ne nous laisser aucune place, et ce faisant, de trouver les ressources qui permettent à une poésie numérique de se formuler dans une épreuve du monde :

L’acte premier de l’homme parlant qui fait se lever l’aurore du langage, est d’articuler, dans une forme, son éveil au monde et à soi, c’est-à-dire sa présence à cette déchirure dans la trame de l’étant qu’on appelle un événement – déchirure hors du jour de laquelle rien ne saurait se pro-duire… pas même le Rien [24].

Ce que montrent Les Films du monde de Frank Smith, c’est qu’il est encore possible, dans un monde intégralement arraisonné par les technologies numériques, de se tenir dans cet aurore du langage, à la croisée de plusieurs régimes d’expression, et d’y provoquer des surrections d’images au sommet desquelles la parole poétique peut se dresser pour nous adresser les fragiles signaux de son propre engagement.

Doc. 6 – Teaser des Films du monde de Franck Smith [https://vimeo.com/267202630]

Notes

[1] Patrice Maniglier, « L’art numérique n’a pas eu lieu », artpress 2, n° 39, hiver 2015, « Les arts numériques, anthologie et perspectives ».

[2] Ibid.

[3] À l’exception notable de quelques cinétracts, comme le 16, le 32 ou le 36, qui évoquent des situations qui ont lieu tout le temps et partout, ou le 11, dont le contenu est quant à lui indexé de la manière suivante : « de nos jours sur la terre ».

[4]  Les films du monde, Cinétract 24, 01:04:58.

[5]  ex : 55’52, faire que l’image porte l’écho de la voix.

[6] Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 175.

[7] Les films du monde, Cinétract 24, 01:04:46.

[8] Les films du monde, Cinétract 23, 00:59:50.

[9] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, traduction de Jean Lacoste, Paris, Cerf, 2006, p. 224.

[10] Walter Benjamin, Brèves Ombres, dans Œuvres II, traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 349.

[11] Jacques Rancière, Le destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, p. 56.

[12]  Ibid.

[13] Voir par exemple les cinétracts 8 (images tournées à Gaza en Palestine), 20 (images tournées en Équateur après un séisme), 31 (images tournées à Homs en Syrie).

[14] Jean-Louis Comolli, Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique, Paris, Verdier, 2012, p. 134

[15] Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, dans Œuvres II, op. cit., p. 365.

[16]  Cinétract 12, 00:35:15.

[17] Jacques Aumont, Le montage, « la seule invention du cinéma », Paris, Vrin, 2015, p 100.

[18] La parataxe est un procédé syntaxique qui consiste à juxtaposer des propositions sans expliciter le sens de leur relation.

[19]  Jacques Rancière, Le destin des images, op. cit., p. 58.

[20] Henri Maldiney, Le vouloir dire de Francis Ponge, Fougères-La Versanne, Encre marine, 1993, p. 115.

[21]  Ibid. p. 116.

[22] Henri Maldiney, « Espace et poésie », dans L’art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’act, 1993, p. 142.

[23] Henri Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Paris, Seuil, 2012 (1975), p. 400.

[24] Henri Maldiney, « Espace et poésie », dans L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 143.

Auteur

Rodolphe Olcèse, membre du Laboratoire CIEREC (université de Saint-Étienne), a soutenu en novembre 2018 une thèse menée sous la direction de Danièle Méaux, intitulée L’archive, une puissance de nouveauté dans la pratique contemporaine de l’image en mouvement. Après des études de philosophie, a développé des activités de réalisation et de production cinématographiques, ainsi qu’une activité d’écriture autour du cinéma, pour des revues comme Bref magazineartpress2 ou Turbulence Vidéo. Depuis 2013, co-anime A bras le corps, une plateforme éditoriale consacrée à la création contemporaine (http://www.abraslecorps.com).

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