Poésies en performance sur YouTube
Considérant notamment les travaux de Charles Pennequin, Laura Vazquez et Pierre Guery, il s’agit de comprendre dans quelle mesure leurs vidéoperformances diffusées sur YouTube usent de la plateforme non seulement en tant que vecteur de diffusion mais aussi comme outil de création à part entière. Investissant et détournant les propriétés spécifiques à la plateforme, ces vidéopoèmes relèvent d’une forme de poésie numérique en ce qu’elles se destinent à une diffusion en milieu numérique et travaillent dans leur écriture même avec les propriétés spécifiques à cet environnement. En ce sens, elles semblent pouvoir s’inscrire dans ce que Leonardo Flores a identifié comme la « troisième génération » de la littérature numérique, émergée avec l’avènement du Web 2.0 en 2005, et caractérisée par des œuvres qui utilisent des interfaces et plateformes existantes, tout en renouvelant et prolongeant les problématiques spécifiques à la poésie en performance.
Considering the work of Charles Pennequin, Laura Vazquez and Pierre Guéry, it is important to understand that these videoperformances broadcasted on YouTube use the platform not only as a vector of transmission but also as a way of creation. Investing and diverting properties specific to the platform, these videopoems are a form of digital poetry in the sens that they are intended for dissemination in a digital environment and work in the writing itself with the specific properties of this environment. Indeed, they seem to fit into what Leonardo Flores has identified as the “third generation” of digital literature, emerged with the advent of Web 2.0 in 2005, and characterized by works that use existing interfaces and platforms, while renewing and extending the issues specific to performance poetry.
Texte intégral
À la fin des années 1950, Bernard Heidsieck entend, avec la « poésie action », développer une poésie qui se réalise en performance. S’inscrivant dans un mouvement plus large, amorcé dès le début du XXe siècle avec Apollinaire puis les avant-gardes, d’utilisation par la poésie de moyens technologiques et de medias nouveaux, il affirme une volonté de remise en circulation du poème dans la société. Poésie hors du livre, la poésie numérique telle qu’elle s’est développée depuis ses tout premiers essais, se situe partiellement dans cette lignée [1]. La poésie en performance, entendue comme poésie qui se réalise dans une co-présence du poète et du public et une mise en œuvre du corps, utilise également le numérique, et tout un pan de la poésie dite numérique se développe en performance, au sein de travaux exploitant le flux, les relations corps/machine, les possibilités de retraitement et de retransmission en live du son et de l’image, de mise en relation du son, de l’image et du mouvement, d’intégration de données en direct, ou encore d’improvisations textuelles [2].
Le corpus ici abordé relève cependant d’une articulation entre la poésie performance et le numérique selon des modalités tout autres. Ces œuvres relèvent tout d’abord de la poésie en performance dans sa dimension vidéo : on parlera de vidéoperformances, forme spécifique qui ne se confond ni avec les captations vidéo de performances ou de lectures publiques live, ni avec l’enregistrement de lectures à voix haute filmées face caméra. Qu’elle montre une action filmée par le poète lui-même ou un tiers, réalisée dans un espace public ou privé, avec ou sans public, la vidéoperformance se caractérise avant tout par une implication du filmage dans sa forme même, et, partant, d’une forme d’écriture vidéo. Cette forme n’est pas spécifique à la poésie : elle s’inscrit elle-même dans une tradition fortement liée à la performance artistique depuis ses débuts au cours des années 1960, via la pratique de l’autofilmage par les performeurs [3]. Les œuvres ici considérées relèvent également à plusieurs titres d’une forme de poésie numérique, non pas en ce qu’elles utilisent des moyens numériques d’enregistrement et de retraitement de la vidéo (caméra numérique, la webcam, un logiciel de montage vidéo, etc.) – comme la quasi-totalité de la production littéraire actuelle utilise des outils informatiques, mais en ce qu’il s’agit bien de formes qui utilisent le « dispositif informatique comme médium » et mettent en œuvre « une ou plusieurs propriétés spécifiques à ce medium [4] », selon la définition donnée par Philippe Bootz, ou encore, pour reprendre cette fois la définition de Serge Bouchardon de créations « qui mettent en tension littérarité et spécificités du support numérique [5]. » Leur dimension numérique tient ainsi au fait que ces œuvres se destinent à une diffusion en milieu numérique et travaillent dans leur écriture même avec les propriétés spécifiques à cet environnement. En ce sens, elles semblent pouvoir s’inscrire dans ce que Leonardo Flores a identifié comme la « troisième génération [6] » de la littérature numérique, émergée avec l’avènement du Web 2.0 en 2005, et caractérisée par des œuvres qui utilisent des interfaces et plateformes existantes. Les auteurs concernés n’ont pas nécessairement de compétences techniques en programmation : à la figure de l’auteur-programmeur se substitue celle d’un auteur usager, investissant, à l’instar de millions d’autres internautes, des réseaux sociaux comme Facebook [7], de microblogging comme Twitter [8], mais aussi des plateformes de partages d’images fixes et animées comme Instagram, Tumbl.r, et YouTube, en relation avec le tournant iconique qui transforme le paysage en ligne depuis le milieu des années 2000. C’est cette dernière plateforme qui a retenu notre attention, lieu d’émergence de ce que Gilles Bonnet propose de nommer une « LittéraTube », un corpus « regroupant les expériences actuelles de vidéo écriture, qui explorent un plan audio-visuel de la littérature qu’elles diffusent sur Internet. » Gilles Bonnet poursuit :
Qu’il s’agisse de contenus nativement numériques et « YouTubéens », c’est-à-dire pensés et créés pour être mis à disposition d’un public d’internautes usagers du site, ou de contenus provenant d’autres médias (TV, radio, captations) et désormais remédiatisés, transférés sur la plateforme. Une web-littérature au format vidéo [9].
La vidéoperformance n’a pas attendu YouTube pour exister en tant que telle, y compris dans sa dimension numérique. Les premières utilisations du medium numérique dans sa spécificité pour filmer une action, en live ou en différé, sont ainsi marquées par une utilisation de la webcam, et du montage d’une part, d’autre part par l’utilisation du live chat vidéo, comme on peut le voir chez Annie Abrahams ou encore Philippe Castellin, qui dans « Fondu-au-noir [10] » (2008) par exemple travaille à dire de mémoire d’anciens poèmes face caméra puis opère un montage, alliant l’improvisation propre à la performance, à la combinatoire, l’une des tendances importantes de la poésie numérique. Cependant, les vidéoperformances envisagées sont diffusées sur YouTube, ce qui exclut plusieurs possibilités (celles notamment de l’interaction ou de la simultanéité présentes chez Annie Abrahams), et ouvre d’autres potentialités. Qu’y a-t-il de spécifiquement « youtubéen » dans les productions de vidéoperformance ici envisagées ? Lieu d’archive et de remédiation, YouTube est aussi le lieu de créations spécifiques. Il s’agira alors de comprendre comment ces vidéoperformances s’emparent de la plateforme non seulement comme moyen de diffusion mais comme moyen de création, pour mettre en œuvre une véritable écriture web, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Gilles Bonnet, reconnaissant que « l’environnement numérique, choisi comme espace originel de publication informe et détermine en partie la poétique du texte produit [11] », et du poème performé.
1. Une poétique de la plateforme ?
Depuis sa création en 2005, YouTube permet à tout un chacun de créer et de diffuser des vidéos, confortant, selon la formule de Patrice Flichy, « le sacre de l’amateur [12] » : à l’instar de nombreuses autres plateformes développées avec le Web 2.0, des blogs aux réseaux sociaux, YouTube autorise une publication directe, qui se passe des intermédiaires traditionnels, institutionnels ou éditoriaux. Or cette possibilité semble entrer en résonance profonde avec le projet des poésies en performance, dont l’ambition est précisément de se passer des cadres éditoriaux pour privilégier un rapport direct, frontal au public, qui se joue hors de la chaîne traditionnelle du livre. Envisagé comme plateforme, YouTube est également un espace commun, trivial : non artistique.
Les outils d’autofilmage ont d’autre part, du fait de leurs capacités dans un premier temps assez limitées, puis du déferlement de millions de vidéos sur YouTube, fini par créer une sorte de répertoire faisant émerger un vocabulaire commun et des genres distincts. En effet, YouTube n’est pas la seule plateforme de diffusion et partage de vidéos en ligne, d’autres espaces de mutualisation comme Vimeo ou Dailymotion ayant une place importante, en particulier dans le domaine de la diffusion de vidéos artistiques en ligne : Vimeo s’adresse ainsi davantage aux créateurs et artistes, leur proposant des modalités de mise en ligne et de partage adaptées [13]. Mais si YouTube est devenu, parmi les 250 sites de vidéos en ligne recensés depuis l’avènement du Web collaboratif, « l’emblème de la vidéo en ligne [14] », c’est aussi en raison de son orientation singulière, tournée vers les contenus produits par les utilisateurs (User Generated content) : le « You » de la marque ainsi que le slogan « Broadcast yourself », tout comme la toute première vidéo diffusée sur la plateforme, « Me at the zoo », montrent que « YouTube s’est initialement axé vers les contenus et les pratiques amateurs [15] ». Au partage en ligne de vidéos de toutes sortes s’est bientôt surimposée une figure spécifique, celle du YouTubeur, soit « tout créateur d’un contenu vidéo original, qui héberge ses créations sur une plateforme, dans l’optique de les diffuser au plus grand nombre [16] ». Les contenus en sont très variés, mais des genres ont fini par émerger : sketch, web-série, vlog, unboxing, vidéos de vulgarisation, gaming, tutoriel, autant de genres devenus spécifiquement « youtubéens ». Associés à ces genres, des vocabulaires sont également repérables, dus aux contraintes techniques (usage d’une caméra fixe, autofilmage) et aux phénomènes d’imitation mutuelle des producteurs de vidéo. Comme le soulignent Patrick Vonderau et Pelle Snickars à propos des pratiques de homedance dans The YouTube reader,
[…] l’imperfection évidente des vidéos crée une sorte d’archive de poses et d’images, sa gamme d’éléments joués de manière répétée et variée. Cette archive est uniquement accessible par ordinateur, via YouTube pour être précis. L’ordinateur est donc le centre des événements. En conséquence, il n’existe pratiquement aucune vidéo domestique annulant ou dissimulant l’appareil numérique auquel elles sont adressées [17].
Ainsi YouTube n’est-il pas uniquement une plateforme d’hébergement de vidéos mais bien un média, dont les créations vidéos sont marquées par un certain nombre de traits récurrents : et ce sont précisément ces caractéristiques récurrentes que l’on retrouve reprises, retravaillées ou détournées dans les vidéoperformances ici envisagées.
1.1. Un vocabulaire…
Ce vocabulaire est tout d’abord marqué par un amateurisme souvent exhibé, revendiqué, qui participe du bricolage technologique. Celui-ci est identifié par André Gunthert comme un trait esthétique commun aux formes d’autophotographie et autofilmage en circulation sur les réseaux « jouant des incertitudes du cadrage, des traces visibles de manipulation ou de l’amateurisme de la prise de vue [18] », au point de devenir une signature du genre.
La généralisation et la démocratisation des outils de filmage (via la webcam, puis le smartphone, ou la caméra GoPro) et les facilités associées semblent avoir tout d’abord favorisé les pratiques d’improvisation et de prise directe. L’improvisation, si elle n’est pas définitoire de la performance poétique, en constitue parfois une part importante, comme chez le poète et performeur Charles Pennequin, en activité depuis la fin des années 1990, dont la pratique performative a très vite intégré l’enregistrement, via le dictaphone puis la vidéo, pensé comme captations d’improvisations [19].
D’un point de vue formel, le cadrage fixe, lié à la pratique de l’autofilmage par la webcam, est une constante. Fenêtre sur chambre, salon ou cuisine, la webcam ouvre sur un plan mettant le corps au premier plan, et le situe dans un espace domestique. Nombreuses sont les œuvres qui, à l’instar des vidéos dominantes sur YouTube comme les vidéo-blogs ou vlog, et dans la continuité des premiers usages privés de la webcam en réseau type « Jennicam », ouvrent sur une scène ordinaire, un espace quotidien. Ainsi Vincent Tholomé nous montre-t-il une partie de son bureau, ses rayonnages de bibliothèque ou de sa cuisine dans sa récente série « Mon épopée [20] », François Bon intervient de façon privilégiée dans son bureau, parmi ses livres. Chez Pierre Guéry, cet espace est souvent neutralisé, la « talking head » s’adressant au spectateur devant un mur, mais l’on aperçoit de temps à autre des fenêtres, un meuble, et la prise de son directe révèle une acoustique qui n’est clairement pas celle d’un studio. Présentée de façon somme toute traditionnelle (l’auteur à son bureau, dans sa bibliothèque) ou à l’inverse désacralisée (l’auteur dans sa cuisine), la figure de l’auteur se construit ici comme figure d’amateur comme les autres : parlant depuis un espace domestique [21]. La webcam comme fenêtre cède à d’autres moments la place à un filmage approximatif, fait de tremblés, d’un cadrage en gros plan déformant légèrement le visage, de ratages divers liés à la manipulation du téléphone, lorsque le filmage se fait en extérieur, en situation, ouvrant alors également sur des espaces triviaux, non dédiés à la pratique artistique, mais surtout communs, et essentiellement citadins : on retrouve ainsi à plusieurs reprises Charles Pennequin dans des toilettes, celles d’un train par exemple, une douche [22], dans une gare ou dans la rue [23], dans une voiture [24], et Laura Vazquez dans différents endroits de la ville, en particulier la rue. L’usage du miroir, caractéristique du selfie avant la généralisation des caméras frontales, conduit dans plusieurs cas à l’exhibition de l’appareil, comme on peut le voir dans la vidéo de Charles Pennequin « Tu sais très bien que j’t’aime [25] » décrite comme une « déclar’action d’amour au téléphone portable et au miroir de la salle de bains, 2016. Technique mix et max. Improvisé dans un hôtel, à Sarzeau (Bretagne) » : la qualité de la vidéo dépendant du smartphone possédé par le poète évolue de ce fait fortement dans le temps. Le format et l’esthétique amateurs relèvent ainsi d’un vocabulaire qui fait entrer ces vidéoperformances en résonance avec les vidéos vernaculaires diffusées sur YouTube.
Cette esthétique amateur se retrouve dans l’utilisation d’outils de captation et d’édition d’image standard : décors et filtres Photobooth, du nom du logiciel de capture d’images installé par défaut sur les Mac, sont ainsi par exemple fréquemment utilisés. Dans la série des « Poèmes du mois [26] » de Laura Vazquez, le déclencheur Photobooth sert de générique à chacune des vidéos, et Pierre Guéry [27] use et abuse des effets spéciaux et filtres proposés par ce même outil. Pris en charge par un voix synthétique, le texte de Charles Pennequin est dit sur une succession d’images tour à tour animées et fixes, usant toutes des décors plus ou moins kitsch proposés par les applications standard de traitement de photographies : faux cadre type Polaroïd, décors saturés de petits cœurs, de pères Noël ou de gâteaux d’anniversaire dans lesquels s’inscrit invariablement la tête du poète dans diverses expressions dans « La vision finale [28] » : à l’instar du projet énoncé par le texte, il s’agit, en utilisant ces outils, de « sentir comment cette vision qu’il a de lui-même peut faire ridicule. Il voit ça, comme s’il en était détaché. » Le logiciel de montage intégré à la plateforme est enfin également utilisé, et, là encore, exhibé : Charles Pennequin précise sous certaines de ses vidéos que le montage est réalisé avec YouTube. C’est le cas de « Causer n’est pas poser [29] », dont le titre précise qu’il est « monté avec youtube ». Dans ce même poème, le texte thématise la prise de vue à la perche à selfie utilisée pour filmer l’auteur, de façon circulaire. Sous-titré « essai perchiste », le texte inscrit sous la vidéo se construit sur un polyptote autour du mot « perche » :
[…] il faut y aller franco, il faut pas essayer de se dire je vais essayer pourquoi pas, j’ai ma petite perche, c’est-à-dire j’ai ma chance après tout, après tout j’ai mon petit lopin de chance qui m’attend au tournant, mais non, rien qui t’attend, te tend une perche non, ce qui t’attend au tournant c’est de dire que tu vas tenter le perchoir, tu vas essayer et finalement rester à faire ton prêchi-prêcha là-dedans.
Cet amateurisme assumé ne relève ainsi pas d’une volonté de se passer de médiation au profit d’une coïncidence rêvée entre l’action et son enregistrement : loin d’effacer le medium, il s’agit au contraire de travailler avec des outils technologiques standard, et de s’insérer dans un vocabulaire commun. Ainsi, à l’instar de Charles Pennequin dans l’exemple précédemment cité, beaucoup de vidéoperformances entretiennent un rapport réflexif au medium utilisé : Pierre Guéry utilise le format standard de la « talking head », devenu une référence en raison du dispositif frontal imposé par la webcam, et intitule précisément sa série de vidéo « My talking heads ». De la même manière, Laura Vazquez utilise le déclencheur Photobooth comme générique, alors même que ses vidéos sont tournées avec une caméra numérique portable, et non avec Photobooth. Mais YouTube en tant que plateforme informe également l’écriture du poème performé dans la mesure où ce sont les genres spécifiquement youtubéens qui y sont retravaillés – ou détournés.
1.2… et des genres youtubéens
Nombre de vidéoperformances « nativement youtubéennes » s’emparent en effet de leurs codes, pour se les approprier souvent de manière plus ou moins ironique, opérant de la sorte un télescopage entre des genres triviaux et le genre poétique.
Genres communs aux réseaux sociaux, le selfie, et le vidéo-selfie, se retrouvent ainsi parodié par Charles Pennequin, dans « Tu sais très bien que j’t’aime », référence amusée au narcissisme inhérent au genre, ou encore dans « Tuto-poème n°2 : le selfie-perf [30] », une vidéo muette où chaque micro-mouvement du visage est ponctué de rires enregistrés, comme une mise en évidence du caractère dérisoire de cette publicisation du n’importe quoi. Le selfie informe également la série des « Poèmes du mois » de Laura Vazquez, en association avec le « vlog » ou vidéo-blog, rappelé ici par la régularité métronomique avec laquelle chaque poème est posté (le 1er de chaque mois). Le poème se compose d’un montage très rapide de prises de vues réalisées chaque jour, où l’on voit la performeuse proférer un seul mot, le montage final seul recomposant une phrase syntaxiquement cohérente mais proférée sur des tons et dans des lieux différant selon le contexte d’enregistrement. Chez Laura Vazquez, ce genre se conjugue également avec la pratique très en vogue sur YouTube du montage bout à bout d’extraits de films dans des compilations thématiques, ou des meilleures vines filmées par des amateurs, pratique elle-même dérivée des procédés dadaïstes ou encore situationnistes de collage et de montage, et plus généralement de l’esthétique de la répétition, de la fragmentation et du montage épileptique à l’œuvre dans de nombreux genres youtubéens.
Genre surreprésenté sur YouTube, les vidéos d’exploits et challenges en tous genres filmés en caméra embarquée, à la GoPro, donnant à voir des exploits sportifs mais aussi des ratages divers, chutes, cascades et défis stupides, « poussant à l’hyperbole le règne de l’idiot planétaire [31] » selon les termes d’Antonio Dominguez Leiva, sont également convoquées à la vision de ces vidéos. Les performances effectuées par Charles Pennequin dans l’espace public le montrant par exemple dans la rue en train de prononcer tout haut les mots « je jouis [32] », lisant des extraits de son livre Comprendre la vie au bord du périphérique, hurlant sur sa mobylette (croisant au passage un microgenre existant, le « selfie moto ») dans « Poésie pétarade [33] », ou encore arpentant une galerie en répétant « ça a déjà été fait », filmées pour la plupart à la GoPro résonnent, dans cet espace médiatique, avec ces genres. L’usage de la GoPro, ou de tout moyen où la captation est solidaire de l’action, rend l’action et son filmage indissociables. À l’instar du selfie touristique, consistant à se prendre en photo devant tel ou tel site, l’autofilmage
relève du registre de l’expérience. La photographie [ou le film] exécutée à ce moment précis n’est ni seulement une image de soi, ni seulement une image du site, mais précisément la trace visuelle de leur articulation éphémère, le rapport de l’acteur à la situation, inscrit dans l’image [34].
Dans le cas des selfies de Laura Vazquez ou des vidéos autofilmées de Pennequin, la performance et sa captation sont articulées à un contexte qui devient prégnant. Il s’agit, par ces biais, de se filmer en situation, dans des espaces quotidiens.
Autre genre très populaire sur YouTube, le tutoriel devient le thème de plusieurs performances de Sylvain Courtoux. Filmées dans l’espace domestique, cuisine et salon, du poète, ces vidéos respectivement intitulées « Tuto-litières (performance 1) [35] » et « Tuto-aspirateur (performance 2) » montrent le performeur dans les situations les plus triviales, réalisant une action basse, purement ménagère (changer la litière du chat, passer l’aspirateur) et se contentant de décrire en s’adressant à la caméra les étapes d’un processus de manière plus ou moins improvisée, vantant sa grande habileté à exécuter cette tâche, l’« art zen » et la « danse » que représentent respectivement la première et la deuxième activité. Le « tuto » bâclé est pourtant présenté comme extrait d’un livre à paraître, L’Avant-garde, tête brûlée, pavillon noir [36], laissant le spectateur pour le moins perplexe quant au contenu du livre annoncé, et s’inscrit dans une des multiples représentations de la figure du « poète de merde » au centre de plusieurs de ses créations. Le « tuto » est également le fil directeur d’une série de Charles Pennequin publiée sur le site anthologique Tapin2 et présenté comme suit : « Sur cette page, Charles Pennequin proposera régulièrement à tapin² de nouveaux “tuto-poèmes” nous initiant à la poésie par des activités simples & variées réalisables à la maison avec un minimum de matériel ». La vidéo reprend les caractéristiques principales du tutoriel vidéo tel qu’il se diffuse en masse sur YouTube : plan fixe pris à la webcam, cadrant un individu en situation, dans un espace domestique, adresse à la caméra, et donc au potentiel usager du tutoriel, puis décomposition des étapes nécessaires à la réalisation de la recette. Cependant ce tutoriel ne propose pas d’apprendre à faire de la pâte à tarte mais un poème sonore, renvoyant alors à une poésie élaborée au cours des années 1950 via l’utilisation de techniques d’enregistrement à commencer par le magnétophone. La forme du tutoriel appliquée à la poésie fait également immanquablement penser à la recette de Tristan Tzara « Pour faire un poème dadaïste », autre appropriation d’un genre non auctorial et standard, celui de la recette de cuisine, à la poésie, dans une perspective de démystification et prosaïsation dadaïste : le tuto-poème fonctionne comme une actualisation 2.0 de la recette des mots dans un chapeau.
Toujours en plan fixe, filmé par webcam, le genre de la homedance, consistant à danser sur une musique enregistrée et/ou à mimer en playback décalé une chanson, le plus souvent de variété, est également exploré à plusieurs reprises par le performeur : « Tuto-poème n°4 : la danse de l’entravé » et « Tomber dans la danse [37] » présentent le poète dansant dans son salon et dans sa cuisine, pendant qu’un texte est dit en voix off, et « I want to break free [38] » (2017) le montre face caméra, casque sur l’oreille diffusant la chanson de Queen que l’on devine, très faible, à travers l’appareil, gesticulant et mimant les paroles, dans une attitude qui rappelle le célèbre « Numa numa [39] », playback dégénéré d’un enfant sur le tube d’O-Zone, vidéo virale qui engendra des milliers de meme.
L’esthétique pauvre qui émane de ces vidéos entre alors en relation et en pleine cohérence avec l’écriture « au ras des pâquerettes » revendiquée par l’auteur. Elle participe d’une poétique de l’idiotie que le poète travaille également dans sa diction. Cette écriture idiote émane d’abord d’une nécessité : beaucoup de poèmes publiés et d’improvisations filmées comme « J’en ai marre », « J’te ramène », « Tu sais bien que j’t’aime », trouvent leurs sources, leur matériau premier, dans des expressions courantes, langage de tous les jours, celui des gens, mais aussi celui de la télévision, des médias, de la publicité, que le poète capte pour mieux le vider. Si tous les poètes publiant sur YouTube ne partagent pas aussi pleinement cette esthétique de l’idiotie, il reste que l’immédiateté, la frontalité recherchée dans les vidéoperformances postées sur la plateforme entrent en relation et en conversation avec les genres communicationnels qui y sont diffusés par ailleurs. Mais, de façon réciproque, la récupération et le détournement des genres de vidéos diffusées sur YouTube font entrer ces vidéoperformances dans un régime qui est celui-même à l’œuvre dans la plateforme, marquée par une esthétique de la répétition, de la reprise, de la réitération et du détournement. Tout se passe comme si la diffusion de ces vidéopoèmes dans l’espace youtubéen les faisait entrer en relation directe, potentielle du fait de la publication sur la même plateforme, avec un corpus non poétique, et investir poétiquement une esthétique commune. Mais YouTube n’est alors pas uniquement un outil de création et de diffusion : c’est aussi un outil d’édition spécifique, à son tour exploité et détourné selon différentes modalités.
2. (Més-)usages de la plateforme
YouTube est une base de données : elle peut ne servir qu’à cet usage, et trouver dans le site de l’auteur ou d’une institution donnée, son cadre éditorial propre. Nombreux sont les auteurs proposant leurs créations vidéographiques, hébergées par cette plateforme ou une autre, utilisées essentiellement comme de simples bases de données accessibles depuis un site Web qui en constituera alors le paratexte éditorial premier. Ainsi les vidéos de Charles Pennequin sont-elles aussi accessibles et visionnables depuis et à l’intérieur des pages de la rubrique « Bobines » de son site : l’utilisateur n’a pas besoin de se rendre sur le site YouTube pour accéder aux contenus hébergés par la plateforme.
Cependant la possibilité de visionner la vidéo depuis la plateforme est constante : YouTube est aussi une interface. Investie comme telle ou délaissée au profit du site avec lequel elle fonctionne en écosystème, la « chaîne » YouTube fait entrer la vidéo dans un espace sémiotiquement fortement marqué, avec son logo, ses icônes, ses boutons, ses vignettes, identiques quel que soit le contenu partagé : un cadre éditorial fortement standardisé. Or ce cadre éditorial est, comme le rappellent Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret, également vecteur d’une énonciation spécifique. Définie comme « l’ensemble de ce qui contribue à la production matérielle des formes qui donnent au texte sa consistance, son “image de texte” », l’énonciation éditoriale pointe « ce par quoi le texte peut exister matériellement, socialement, culturellement… aux yeux du lecteur [40] ». Si l’objet en question est ici vidéographique, il n’en reste pas moins lui aussi éditorialisé, plus fortement encore dans ce contexte numérique que sur un support type DVD, où l’éditorialisation concerne – outre la jaquette et le boîtier, voire le livret d’accompagnement – les pages de « menu » et les propositions de navigation, mais deviennent invisibles au moment de la lecture : sur YouTube, diverses possibilités de lecture sont possibles, à l’intérieur de la fenêtre ou en mode « plein écran », mais la plateforme se signale toujours ne serait-ce que par la présence de la « barre » inférieure de lecture, aux couleurs du logo. « L’image d’un contact direct entre auteur et le lecteur (qui postule l’absence de médiation sémiotique) [41] », doxa dénoncée comme illusoire par Souchier et Jeanneret à propos du texte informatisé, est peut-être plus prégnante encore quand il s’agit de contenus vidéo, et utilisée comme argument publicitaire par la plateforme elle-même : « broadcast yourself », le slogan de « YouTube », « votre chaîne », « votre canal », signe un travail d’invisibilisation, jouant du lieu commun selon lequel le réseau, et plus encore la vidéo, autoriseraient un contact plus « direct » que l’imprimé ou le support matériel quel qu’il soit, confondant de la sorte, facilité de production, de diffusion et d’accès et transparence médiologique. Or « le média de l’écriture n’est pas seulement le lieu de passage d’un flot informationnel ; c’est un objet matériel configuré qui cadre, inscrit, situe et, par là même, donne un statut au texte [42] ». Ou à la vidéo. L’énonciation éditoriale se signale en premier sur la plateforme par une forte identité visuelle : un logo omniprésent, une charte graphique en deux couleurs, une organisation des vignettes invariable, la présence de divers boutons (« like/dislike », « s’abonner », « partager », etc.), d’informations quantitatives (nombres d’abonnés), l’insertion dans des « catégories », la suggestion de vidéos apparentées, etc. Ce format unique a pour premier effet de produire une indifférenciation : les contenus artistiques ou poétiques, amateurs ou professionnels, sont présentés de la même manière, dans le même cadre éditorial que le tuto beauté ou la vidéo de gaming.
Or il est intéressant de constater que les poètes ici considérés, non seulement possèdent tous, et parfois seulement, une chaîne YouTube propre, mais qu’ils jouent avec les codes de ce cadre éditorial de manière à les détourner et à les faire entrer dans un fonctionnement qu’on qualifiera de poétique. À un tout premier niveau, les playlists sont utilisées pour mettre en évidence la logique sérielle des productions de Pierre Guéry et Laura Vazquez : « My talking heads » d’une part et « Poèmes du mois » d’autre part se présentent comme des séries, conformément à la logique induite par la structure même de la plateforme et l’usage type « vlog », permettant au spectateur de visionner la vidéo dûment numérotée – seule ou à l’intérieur d’une liste, ce qui en modifie la réception et le statut. Les vidéos de Laura Vazquez en particulier sont dotées d’un générique, présentées dans des vignettes avec titrage et arrêt sur une image sélectionnée, conformes en cela à de très nombreuses vidéos de youtubeurs et youtubeuses en ligne.
Si la playlist ordonne les vidéos en série, l’espace éditorial présent autour de chaque vidéo contribue également à en conditionner la réception. Ainsi sous le titre de la vidéo figure un espace où l’internaute peut entrer du texte libre, en général dévolu à l’indexation et à la description du contenu de la vidéo. Utilisé comme paratexte, cet espace recueille la plupart du temps des informations objectives : date de création, crédits, parfois rappel du titre, liens vers d’autres sites de l’auteur. On y trouve également dans certains cas la reprise à l’écrit du texte dit à l’écran, comme chez Laura Vazquez, où certains des poèmes sont retranscrits après un rappel du protocole de création à l’œuvre dans la série. Ainsi pour « L.L.L #42 Avril 2017 [43] » :
Le poème du mois : 1 mot par jour. Dans le mois d’AVRIL il y a 30 jours. 1 mot par jour = 30 mots. // J’épingle un brin d’herbe / sur le mur / pour le regarder / disparaître / chaque jour / j’arrose le drame / avec de la lenteur / je passe à pied / au drive / je commande / un pansement
La transcription écrite du poème réalisé par le montage de trente micro-plans en produit une interprétation possible, proposant un découpage prosodique par le retour à la ligne, là où dans d’autres cas, la transcription adopte d’autres codes typographiques, créant un effet tout autre : le texte de « L.L.L #47 septembre 2017 » s’inscrit quant à lui en majuscules, sur une seule ligne, sans ponctuation : « JE PEINS MES ENFANTS UNE PARTIE EN JAUNE UNE PARTIE EN BLEU JE LEUR DEMANDE DE COURIR ET JE LES COMPTE ILS SE BOUSCULENT ILS SE MÉLANGENT ILS SONT PERDUS [44] ». Il est investi de façon toute particulière par Charles Pennequin : ainsi sous la vidéo de « Causer n’est pas poser » figure, outre la date, un texte complet, qui n’a manifestement pas de vocation paratextuelle, mais n’est pas non plus la transcription du texte proféré dans la vidéo : il s’agit d’un autre texte poétique. Le même processus est à l’œuvre dans « Je jouis », où la vidéo montre le performeur énoncer ces deux seuls mots, lorsque le texte développe un propos bien plus imposant. Ces textes, inaccessibles à la lecture de la vidéo depuis le site de l’auteur, révèlent un usage singulier de la plateforme jusque dans ses propriétés éditoriales spécifiques. Une disjonction s’opère ici entre l’écrit et l’oral, entre l’inscrit et le proféré, qui déjoue les attentes du lecteur/spectateur. Cette disjonction est accentuée, jusqu’à l’excès, dans l’usage qui est parfois fait des sous-titres de YouTube, à leur tour détournés de leur fonction initiale. Ainsi dans « Marre [45] » le titre même enjoint à activer les sous-titres « (il y a des sous titres) », et le spectateur y découvre alors un tout autre texte. À l’expression brute du ras-le-bol exprimé dans la vidéo, se superpose un propos métapoétique, contre la poésie « savante » et philosophique, comme une « traduction » de la pensée inscrite dans ce cri, et un troisième texte, en vers, est placé en commentaire qui diffère à son tour de celui des sous-titres. Un jeu comparable est à l’œuvre dans plusieurs autres vidéos, par exemple dans « I want to break free », ou encore dans « On aime la poésie contemporaine [46] ». Dans cette dernière vidéo, les sous-titres automatiques sont convoqués pour, lorsqu’ils sont activés, recréer une sorte de poème ready-made de mots inconnus, l’algorithme peinant à reconnaître les mots prononcés par le performeur et proposant des solutions absurdes. Le vidéopoème joue ainsi alors des possibilités de la plateforme pour en investir poétiquement les espaces éditoriaux, en détourner les outils et élaborer un véritable dispositif, dans lequel la vidéo s’inscrit mais n’est pas autonome : c’est bien, alors, l’ensemble du dispositif qui fait œuvre, dans les relations et tensions qui s’instaurent entre les textes, la vidéo, et l’espace éditorial.
Sur Internet, l’espace éditorial n’est pas identique à celui du livre – ou du DVD : à l’édition se substitue ce que Marcello Vitali Rosati a théorisé sous le terme d’« éditorialisation », c’est-à-dire « l’interaction entre une dynamique individuelle ou collective » ‒ la publication d’un contenu dans une base de données, les commentaires qui y sont liés, le fait qu’il ait été partagé par d’autres… ‒ et un « environnement numérique particulier ». Ainsi « le sens du document est soumis à l’intentionnalité d’une entité le publiant […] mais doit toujours s’adapter à l’espace numérique dans lequel il se trouve, tenant compte de ses logiques et de sa structuration [47] ». Sur YouTube, cette logique passe par les recommandations déterminées par l’algorithme de la plateforme, qui croise la prise en considération des habitudes de l’usager à d’autres paramètres plus ou moins transparents. Elle est donc automatique. Dès lors, le processus d’éditorialisation échappe au contrôle de l’éditeur initial du contenu : la vidéo visualisée depuis la plateforme se retrouve dans un environnement incontrôlable par le producteur de la vidéo. Or, loin de subir cet état de fait comme par défaut, les auteurs publiant de manière privilégiée sur YouTube semblent rechercher pour ainsi dire cette perte de contrôle. Il n’est que d’observer la manière dont Charles Pennequin indexe les catégories de ses vidéos. Sur YouTube, la catégorie « vidéopoésie » ou « art vidéo » n’existe pas : l’indexation croise les genres et les contenus, et la plupart des créateurs indexent leurs travaux dans les catégories les plus proches du domaine artistique : « Films et animations », « Musique » (chez Pierre Guéry), voire « Education », ou encore « People et blog » lorsque l’aspect « vlog » est privilégié, par exemple chez François Bon. Laura Vazquez prend une tangente, désolidarisant ses vidéos du domaine artistique, fut-il voisin, en les indiquant dans la catégorie « Divertissement ». C’est précisément cette logique de désolidarisation qui est à l’œuvre chez Charles Pennequin qui choisit les catégories « Vie pratique et style », « Humour », voire « Auto moto », c’est-à-dire des catégories non artistiques, faisant potentiellement apparaître la vidéo dans des playlists hétérogènes par le jeu des suggestions de l’algorithme.
Cet usage du dispositif numérique entre ainsi en relation avec l’ambition de mettre la poésie en contexte, dans la vie, et de produire un poème qui soit « standard », sans propriété particulière qui le singularise comme œuvre d’art. YouTube est ici pensé comme espace non littéraire, où la poésie, la performance, se diffuse sur les mêmes réseaux que les autres vidéos communicationnelles, au sein du tout-venant, dans un espace non séparé, celui-là même que recherchent nombre de pratiques de poésie en performance depuis leurs manifestations historiques. Échapper au domaine de la poésie, ne pas être dans la poésie, c’est justement ce que revendique le poète dans le petit texte de présentation de sa chaîne YouTube :
charles pennequin n’est pas dans la poésie, le cercle des poètes charles pennequin n’y est pas, charles pennequin ne fait pas de poèmes, charles pennequin ne lit pas, il ne sait pas lire de poèmes, charles pennequin est dedans le poème même, charles pennequin aime vivre dans une bouche et il sort de temps à autre de lui-même et sa bouche pour crier ou dire ou lire un texte, charles pennequin perd les pédales dans sa langue et improvise depuis sa bagnole, charles pennequin s’improvise vivant.
Au filmage d’actions réalisées dans l’espace public ou privé, hors livre et hors institution, pratiqué par le performeur depuis le début des années 2000, correspond alors un contexte de diffusion, qui relève lui aussi de ce n’importe où de la vie dans son versant numérique : publiées sur YouTube, ces vidéos rejoignent l’immense flot des vidéos déversées par la plateforme. L’indifférenciation éditoriale des contenus sur YouTube a ainsi une autre conséquence majeure. YouTube n’est pas – pas plus que n’importe quel autre réseau social – un « monde de l’art » dans lequel un objet s’implémenterait comme œuvre, artistique ou littéraire. Seule l’identification d’un nom déjà connu comme nom d’auteur, d’une maison d’édition [48] ou d’une institution, c’est-à-dire le paratexte, inscrit, donne les informations nécessaires à l’identification des œuvres diffusées comme telles. Or les chaînes des poètes performeurs envisagés sont individuelles : leur identification comme appartenant à un champ poétique ne peut se faire que via le renvoi à un site ou la présence d’un texte de présentation dans la rubrique « À propos », soit par une notoriété antérieure. Dès lors, l’on pourrait envisager YouTube comme un espace où se prolonge le geste de sortie du livre et de performance dans l’espace public effectué par la poésie en action. YouTube n’est cependant pas un espace public, et, si le geste est comparable, il ne peut être pensé dans les mêmes termes. En effet, YouTube et son architexte numérique propre sont, comme le rappelle Marine Siguier, une « autorité formatante », dont la logique de palmarès (classement des vidéos en fonction de leur notoriété, affichage du nombre de vues et d’abonnés, etc.) entre bien davantage en écho avec celle qui anime le best-seller, d’ailleurs sujet très largement privilégié des vidéos littéraires (celles que tournent les « booktubers » notamment) sur la plateforme, qu’avec l’audience pour le moins limitée de la poésie expérimentale. « On n’écrit jamais que dans des formes, et ces formes, qui ne relèvent pas de l’interaction en situation des acteurs présents, sont précisément le lieu réel du pouvoir [49]. » L’usage détourné fait par certains poètes performeurs de la plateforme relève alors autant du court-circuitage des réseaux éditoriaux traditionnels que du détournement et du jeu avec le pouvoir et la logique dont il est le lieu, en ce qu’ils se situent précisément à son opposé. En cela, il rejoint certaines pratiques de littérature numérique à l’œuvre sur les réseaux sociaux [50], qui visent tant à poétiser le réseau social qu’à proposer un usage critique des plateformes, voire à développer une forme de parasitage.
Conclusion : une poésie en milieu numérique ?
Le corpus vidéopoétique, en particulier de vidéoperformance, en présence sur YouTube, reste limité : en matière de poésie, la plateforme compte davantage de captations de lectures et performances « IRL », jouant alors un rôle d’archive. Il n’en reste pas moins que ces pratiques, récentes et en devenir, témoignent d’une évolution des enjeux liés tant à la performance qu’à ce que nous nommons « poésie numérique », évolution liée pour cette dernière au changement de statut de l’objet numérique. Plutôt que de poésie numérique, qui laisserait entendre une filiation avec des pratiques de programmation esthétiquement très éloignées des pratiques ici présentées, peut-être faudrait-il parler pour cette troisième génération évoquée par Fernando Flores de poésie en milieu numérique. Pour Marcello Vitali-Rosati, un changement de statut théorique de l’objet numérique s’est en effet produit :
Il y a encore quelques années, la définition de la littérature électronique était axée sur les outils utilisés pour produire les œuvres littéraires et les analyses critiques se concentraient alors sur des objets produits avec de nouvelles technologies. Le passage à l’adjectif « numérique » détermine un changement de perception : désormais, on se réfère davantage à un phénomène culturel qu’aux outils technologiques et, dans cette perspective, l’enjeu n’est plus d’étudier les œuvres littéraires produites grâce à l’informatique, mais de comprendre le nouveau statut de la littérature à l’époque du numérique [51].
À la lumière de ce corpus qui certes rejoint par certaines propriétés la littérature numérique mais qu’on ne rangerait pas, compte tenu du fait que ces œuvres circulent aussi dans d’autres espaces, dans la poésie numérique stricto sensu, on pourrait ainsi envisager l’existence de pratiques poétiques « en milieu numérique », marquées par l’intermédialité et la relation avec des genres communicationnels non littéraires, en circulation sur des réseaux, qu’elles contribuent à détourner, critiquer, interroger, poursuivant et déplaçant de la sorte le projet de la poésie action, en l’ouvrant à des problématiques nouvelles.
Notes
[1] Philippe Bootz en retrace la généalogie dans Les Basiques : La Littérature numérique, Paris, Olats, 2007 [en ligne] (consulté le 11 mai 2019).
[2] Comme par exemple chez Jörg Piringer, Lucille Calmel, Annie Abrahams, Heike Fiedler, HP Process, Jacques Donguy, ou encore Philippe Castellin.
[3] Françoise Parfait consacre par exemple un chapitre à la performance dans son ouvrage Vidéo : un art contemporain, Paris, Editions du Regard, 2001.
[4] Philippe Bootz, op. cit.
[5] Serge Bouchardon, La Valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, 2014, p. 75.
[6] Leonardo Flores, « Third generation electronic literature », 2018, vidéo en ligne (consulté le 11 mai 2019).
[7] Voir par exemple la série « 365 preuves de l’existence de Je » publiée en 2018 par Anne-James Chaton sur Facebook.
[8] Voir par exemple “hashtag poetry” par Laure Limongi sur Twitter.
[9] Gilles Bonnet, « LittéraTube », Fabula – Atelier de théorie littéraire, avril 2018, en ligne (consulté le 11 mai 2019).
[10] Philippe Castellin, « FONDU_AU_NOIR », 2008, en ligne (consulté le 11 mai 2019).
[11] Gilles Bonnet, Pour une poétique numérique. Littérature et Internet, Paris, Hermann, coll. « Savoirs lettres », 2017, p. 8.
[12] Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2010.
[13] Des poètes créateurs de vidéopoésie comme Jérôme Game ou Pierre Alféri privilégient ainsi cette plateforme, pour ces raisons. On y retrouve de manière générale davantage de vidéos de qualité artistique que sur YouTube.
[14] Bastien Louessard, Joëlle Farchy, Scène de la vie culturelle. YouTube, une communauté de créateurs, Presses des Mines, « les cahiers de l’EMNS », 2018, p. 9.
[15] Ibid., p. 11.
[16] Ibid., p. 14.
[17] Patrick Vonderau et Pelle Snickars, “Home Dance : aesthetics of the self on YouTube”, dans Patrick Vonderau, Pelle Snickars (dir.), The YouTube reader, Wallflower press, 2010, p. 390 (notre traduction). “In fact, the obvious imperfection of the videos creates a kind of archive of poses and images, its range of elements played repeatedly and varied. This archive is accessible by means of a computer only, through YouTube to be specific. The computer is thus the center of events. As a consequence, there are hardly any home videos that negate or conceal the digital device to which they are addressed.”
[18] André Gunthert, « La consécration du selfie », Études photographiques, n°32, Printemps 2015, en ligne (consulté le 17 octobre 2018).
[19] Les enregistrements au dictaphone ont été numérisés et diffusés sur le site de l’auteur via Soundcloud avant d’être publiés pour certains en vinyle par le FRAC de Besançon [en ligne].
[20] Vincent Tholomé, « Mon épopée (chant 29) » (2019), en ligne.
[21] Sur les postures d’auteur, voir Sylvie Ducas, « Faire écouter la littérature avec les yeux », Itinéraires 2015-3 | 2016, en ligne (consulté le 11 mai 2019).
[22] Charles Pennequin, « Tous les jours j’ai ma tête rigolote » (2019), en ligne.
[23] Charles Pennequin, « Plié de rire » (2012), en ligne.
[24] Charles Pennequin, « Le vide qui pousse » (2019), en ligne.
[26] Laura Vazquez “Poèmes du mois”, 2013-2017, en ligne.
[27] Par exemple : « My talking heads #26 // réinsertion » ; « #27 // Œil pour œil » ; « #28 // Le Momot », « #29 // pas tout écrire » et « #30 Still life » alternent les filtres, respectivement « Éclat », «Rayon X », « Caméra thermique », « Crayon de couleur » et « Bande dessinée », en ligne.
[28] Charles Pennequin, « La vision finale » (2014), en ligne.
[29] Charles Pennequin, « Causer n’est pas poser (essai perchiste monté avec youtube) » (2015), en ligne.
[31] Antonio Dominguez Leiva, « YouTube, Univers Néobaroque (1): réitération, frénésie et excentricité », Pop en stock, « YouTube studies », avril 2016, en ligne (consulté le 11/05/2019).
[32] « Je jouis » (2011), en ligne.
[33] « Poésie pétarade » (2015), en ligne.
[34] André Gunthert, « La consécration du selfie », Études photographiques, n°32, Printemps 2015, en ligne (consulté le 17 octobre 2018).
[35] À voir sur la chaîne YouTube du poète.
[36] L’ouvrage n’est pas paru, mais des extraits sont lisibles ici sur le site remue.net.
[37] Charles Pennequin (avec Camille Escudero), « Tomber dans la danse » (2016), en ligne.
[38] Charles Pennequin, « I want to break free » (2017), en ligne.
[40] Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret, « L’énoncation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication & langages, n° 145, Septembre 2005, p. 6.
[41] Ibid., p. 7.
[42] Loc. cit.
[45] « Marre (charles pennequin) (il y a des sous-titres) » (2015), en ligne.
[46] « On aime la poésie contemporaine » (2013), en ligne.
[47] Marcello Vitali-Rosati. « Qu’est-ce que l’éditorialisation ? », Sens public, 18 mars 2016, en ligne.
[48] Voir notamment la chaîne de la maison P.O.L, et, associée, celle de son responsable communication Jean-Paul Hirsh (ici).
[49] Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, art. cit., p. 7.
[50] Voir les analyses d’Alexandra Saemmer à propos du projet « Un monde incertain », lui-même articulé à YouTube autant qu’à Facebook, « Poésies dans, et hors le numérique », dans Stéphane Hirschi, Corinne Legoy, Serge Linarès, Alexandra Saemmer, Alain Vaillant, La Poésie délivrée, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2017.
[51] Marcello Vitali-Rosati, « La littérature numérique, existe-t-elle? », Digital Studies/le Champ Numérique, 2015, en ligne (consulté le 10 janvier 2019)
Auteur
Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon-LSH, Gaëlle Théval est Professeure agrégée à l’université de Rouen (IUT). Chercheuse membre du laboratoire MARGE (Université Lyon 3) et Chercheuse associée au THALIM de l’université Paris 3 ‒ Sorbonne Nouvelle, ses travaux portent sur les poésies d’avant-garde, expérimentales et contemporaines, dans le livre (comme espace de création) et hors du livre (poésie sonore, performance, vidéopoésie, poésie numérique…). Elle a publié : Poésies ready-made, XXe-XXIe siècle (Paris, l’Harmattan, 2015, coll. « Arts & médias ») ; avec Hélène Campaignolle et Sophie Lesiewicz (dir.), Livre/Poésie : une histoire en pratique(s), Paris, Éditions des Cendres, 2017 ; avec Olivier Penot-Lacassagne (dir.), Poésie & performance, Nantes, Cécile Defaut, 2018. Elle travaille actuellement en collaboration avec Erika Fulop et Gilles Bonnet sur les formes de littérature sur YouTube.
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