Radiogénie de Philippe Soupault

Résumé

Comme beaucoup d’écrivains de sa génération, Philippe Soupault s’est passionné pour le cinéma, le journalisme et enfin la radio. Elle est pour lui l’occasion de dire et de diffuser la poésie. Cet article montre que la voix radiophonique du poète est travaillée par les mêmes exigences que celles de sa poésie : simplicité, naturel, art des images et du rythme.


As many writers of his generation, Philippe Soupault was passionate about the cinema, the journalism et finally the radio. He considers the radio as an opportunity to say and broadcast the poetry. This article shows the radio voice of the poet is worked by the same requirements as those of his poetry: simplicity, nature, art of the images and sense or rhythm.


Texte intégral

Cocteau souhaitait que la « grande femme de silence au collier d’ondes [1] » devienne « une muse de plus. Une muse tout court [2] », Jean Tardieu était fasciné par les « voix sans personne » et Cendrars par les « mille oreilles » qui écoutent en même temps [3]. Soupault, pour sa part, aurait pu lancer la formule « Radio = poésie », car seule la poésie, croyait-il, peut donner à la radio « le pouvoir d’exprimer la vie [4] ». Il n’était pas le seul à le penser : la poésie est reine dans les années trente, où on l’entend et on la voit « partout », « non seulement dans les mots, mais aussi dans les bruits, les êtres, les habits, les objets, les rues, les vitrines des magasins, les fleuves », se souvient Jean Chouquet [5]. La radio, quant à elle, martèle Soupault, est l’« une des grandes apparitions de ce siècle » : « sa rapidité de transmission » est proprement merveilleuse, elle « fait faire des bonds prodigieux à la culture », elle rapproche les hommes les uns des autres et met « les foules en contact avec le créateur [6]. » On aura reconnu dans ce rêve de diffusion à grande échelle l’un des grands lieux communs de la modernité.

L’activité radiophonique de Soupault n’a rien, non plus, d’original en soi. Elle s’inscrit dans un parcours semblable à celui de nombreux écrivains entrés en littérature peu avant ou peu après la grande guerre qui, comme lui, se sont passionnés pour le cinéma – voire la publicité –, ont été tentés par le roman puis par le reportage, avant de se tourner vers l’activité radiophonique : on songe à Cendrars, bien sûr, mais aussi, avec quelques variantes, à André Beucler, à Pierre Mac Orlan ou à Léon-Paul Fargue. La singularité de Soupault tiendrait davantage dans le fait d’avoir combiné cette trajectoire, caractéristique des « modernes », avec celle, avant-gardiste, des dadaïstes et des surréalistes, plus défiants à l’égard de l’invention technique.

Original, Soupault le serait donc plutôt d’avoir investi avec une même ferveur deux « postures » qui, sur la scène littéraire et artistique de l’Entre-deux-guerres, ont coexisté sans nécessairement se rencontrer : l’une contestataire et révolutionnaire, armée d’une volonté de table rase et de destruction du passé, l’autre, moins radicale, mais plus sensible à la découverte et à l’exploration des « mondes nouveaux ». C’est comme tel, comme un « nouveau monde dont nous soupçonnons à peine l’existence, mais dont nous subissons à chaque seconde de notre vie la puissante influence », que Soupault envisage « le monde des sons »

1. La voix de Soupault

Certains qui n’écoutent pas plus loin que le bout de leur oreille, ne voudrons pas comprendre que le monde sonore est encore à découvrir. Ils se contentent (et pas toujours) de la musique. Mais il faudrait leur répondre que la musique est une petite région, même pas un département, un canton du pays des sons [7].

Ainsi s’exprimait Soupault en 1946, l’année même de la transition entre le Studio d’Essai et le Club d’Essai, dans un article des Lettres françaises où il rend hommage aux chercheurs qui travaillent dans le Radio-Laboratoire de la Radiodiffusion française (RDF). Les découvertes de ces explorateurs des ondes, qu’il nomme des « scaphandriers », ne bénéficient pas, déplore-t-il, de la publicité qu’elles méritent. Soupault est dans l’un de ses rôles préférés, celui de qui s’emploie à faire reconnaître les artistes ou les univers injustement méconnus.

Suit, sur la même page, signé du sociologue Roger Veillé, le récit de quelques-unes des expériences menées par ce dernier avec le réalisateur Albert Riéra dans le cadre de l’émission Radio-Laboratoire qu’ils animèrent ensemble sur le Poste parisien de janvier 1945 à la mi-mars 1946. Avec la collaboration du public, ils ont pu conduire diverses investigations sur le « mouvement » ou sur la « lumière des sons ». Cette dernière tend à démontrer que la radio disposerait de « trois gammes d’éclairage sonore » : les sons graves, assourdis, qui évoquent l’obscurité, les sons aigus la lumière, tandis que la voix « normale » suggère la demi-obscurité. La voix chaude, grave remontant parfois vers l’aigu, légèrement voilée de Philippe Soupault, serait donc plutôt une voix de nuit, traversée de crépuscules et d’aurores, en accord avec « la couleur d’insomnie » et le « ton du nocturne [8] »qui de Westwego aux Dernières Nuits de Paris, baigne son univers poétique.

S’interrogeant également sur les « caractérisations de la voix », les deux animateurs demandent aux auditeurs de dire quels traits physiques et moraux évoquent pour eux la voix anonyme dont on leur fait entendre un échantillon. Les résultats sont surprenants. Chez 80% des correspondants, on voit « un trait physique s’imposer. Tantôt la corpulence : il y a des voix maigres ; tantôt la taille : des voix petites ; tantôt l’âge. « Il semble que l’individualité physique évoquée par la voix se définisse avant tout par un seul trait précis : la blondeur, chez l’un, la vieillesse chez l’autre. La caractérisation morale paraît aussi sommaire et nette, c’est tantôt la brutalité, tantôt la distinction, la vulgarité, etc. qui dominent [9]. » Ces recherches ne sauraient manquer de retenir l’attention de qui s’intéresse à cette sœur cadette de la photogénie, qu’est la « radiogénie », ce « charisme des ondes », pourrait-on dire, qui fait d’une voix passant par le micro vous touchera tandis qu’une autre vous laissera indifférent.

Il me faut avouer ici la déception que m’a d’abord procurée l’écoute intensive, à l’Inathèque, de Philippe Soupault à la radio, principalement dans les entretiens, les portraits et quelques carnets de voyage. Non que ses propos et son style radiophonique manquent d’intérêt – j’y ai beaucoup appris –, mais parce qu’ils ne m’ont procuré aucune réelle surprise, pas de véritable révélation. Comme si l’image et la voix, la parole et l’écriture se faisaient écho, s’inscrivaient dans une parfaite continuité. Trop parfaite, justement. Fallait y voir l’effet d’une sorte d’accommodation, qui au fil du temps m’aurait conduite à fondre en une seule image, les représentations depuis longtemps familières du visage, de la voix – moins connue mais que j’avais déjà entendue – et de l’œuvre de Philippe Soupault ? Qu’aurais-je dès lors à dire de cette voix, que je n’aurais pu dire sans elle ? À moins qu’il ne faille accorder quelque crédit à cette impression d’harmonie – sachant qu’a contrario, je n’ai jamais pu m’habituer à la voix de Cendrars, que je continue de ressentir comme impossible ? Mais comment, en ce cas, faire la part de l’écoute « originale » et de la reconstitution ? D’autant que dans les années 1990, je me souviens que presque toutes les personnes que je sollicitais à propos de Soupault (qui venait de disparaître), se rappelaient immédiatement l’avoir « entendu à la radio ». N’était-ce pas lui, le poète surréaliste de Faites vous-même votre anthologie, et de Nos quatre cent coups ? Sans doute, mais le romancier, le journaliste, et même l’auteur des Champs magnétiques ? Il ne leur disait finalement pas grand-chose : entendu, Philippe Soupault l’a sans doute été bien davantage qu’il n’a été lu. Tel est l’étrange constat qui s’impose.

Constat d’autant plus troublant que nous ne connaîtrons jamais vraiment, malgré quelques précieux témoignages, ce portrait sonore de l’auteur des Chansons. Car si les paroles radiophoniques ne s’envolent pas, comme les écrits restent, elles n’en passent pas moins, comme passent les couleurs ou les parfums. Telles des « conserves sonores », selon une judicieuse formule de Cocteau, elles sont dotées d’une date de péremption, au-delà de laquelle elles perdent une partie de leur saveur d’origine. Le portrait radiophonique de Philippe Soupault serait-il à jamais celui d’un fantôme ?

Qu’à cela ne tienne ! Faisons-lui jouer un instant le rôle du revenant. Pour le faire revenir, j’ai choisi de mettre en œuvre le test de « caractérisations de la voix » de Radio-Laboratoire, auprès d’un groupe d’une quarantaine d’étudiants de Master 2. Ayant sélectionné des extraits de l’émission de Louis Mollion « Les rêves perdus de Philippe Soupault [10] », en faisant en sorte que le contenu soit le moins révélateur possible du caractère de la personne et de son identité, je les ai soumis à leur écoute. Une écoute innocente donc, littéralement en aveugle, c’est-à-dire à la manière de quelqu’un que sa cécité oblige à considère les sons à part entière et non comme de simples « trouble-vue [11] ». Toutes les réponses, sans exception, ont cru reconnaître la voix d’un homme âgé : « vieux » ou « plutôt vieux ». S’agissant des qualités morales, le calme vient en première position, suivi de la douceur, puis de la cordialité. L’image d’un homme paisible, affable et sympathique s’impose très majoritairement. Physiquement, on l’imagine petit, trapu, voire « replet », avec un visage « plutôt carré » mais néanmoins élégant ! Quelqu’un plaque sur sa voix le physique de Niels Arestrup, quelqu’un d’autre le visage d’André Dussolier. Un portrait paradoxal donc, d’où se dégage une impression de force et de délicatesse, de présence tranquille et d’affabilité. Ainsi se trouve confirmé le fait que l’image acoustique tend à ramener à quelques traits la représentation des personnes, à les « antonomaser », si l’on peut dire, en leur faisant incarner des essences. Elle est sans nuances, certes, mais non sans pertinence.

Ce petit sondage a été conduit, il faut en convenir, sans grands égards pour les règles du genre qui aurait voulu que l’échantillonnage des auditeurs soit beaucoup plus important et plus varié en âges, et bien sûr, que les morceaux choisis proviennent de différents types d’émissions, d’époques diverses. Tentons néanmoins de rebondir à partir de ces résultats.

2. Simplicité

La question de l’âge, tout d’abord, demande à être interprétée. Soupault a 58 ans au moment de l’émission, ce qui dans les représentations de jeunes auditeurs peut aisément passer pour « vieux ». Il faut également tenir compte du fait que l’enregistrement remontant à 1955 – la modulation de fréquence commence tout juste à s’imposer face à la modulation d’amplitude –, la perception de l’âge de la personne tend à se confondre avec celle de l’émission elle-même, dont les normes, très policées, tranchent avec les habitudes radiophoniques actuelles. Les liaisons appuyées – dont Soupault n’est pas avare (« qu’il ait été », « serait absolument ») – qui tendent aujourd’hui à disparaître ; l’emploi du passé simple (« Nous fréquentions beaucoup le cinéma »), un certains lexique qui, sans être soutenu à l’époque, apparaît quelque peu comme tel de nos jours (les « jeunes gens », « remarquable », « prodigieux » – un mot qu’il affectionne), une légère tendance à ouvrir les voyelles (« Reverdy », « adoration », « cauchemars ») suffiraient à communiquer cette impression d’ancienneté qui émane du décalage historique. Ce que certains étudiants ont perçu, au demeurant, lorsqu’ils disent se représenter quelqu’un de « désuet ».

Mais qu’en aurait-il été si on leur avait fait écouter le « Magazine des arts », animé par Jean Wahl, consacré à l’exposition William Blake de 1947 [12], artiste auquel Soupault a consacré en 1928 un essai et dont il a traduit avec son épouse Marie-Louise les Chants d’innocence et d’expérience [13] ? Sans doute, auraient-ils aussitôt compris combien « jeune » est, relativement du moins, l’élocution de Philippe Soupault lorsqu’on la compare à la voix compassée de Jean Wahl, ou à celle, caricaturale, de René Drouin, l’organisateur de l’exposition, qui ponctue chacune de ses phrases d’un « n’est-ce-pas ? » proféré d’une voix nasale, pontifiant sur les « aquârelles » de l’artiste, tandis que le plus sympathique Bachelard fait songer à un « paysan de Paris », lorsqu’il évoque, en roulant les « r », les « mythes de la création chez Blake ». « – Est-ce que Philippe Soupault aurait un petit mot à dire… », s’enquiert l’animateur. « – Rien du tout, rien du tout… c’est abominable… », répond Soupault que l’on pourrait être tenté de croire atteint de quelque excès de timide, si son expérience de la radio (il a déjà dirigé à cette époque Radio Tunis) ne donnait plutôt à penser qu’il se refuse à jouer le jeu de cet entretien hautement culturel, pour ne pas dire passablement snob. « – Rien à dire sur le mal ? », insiste Jean Wahl. Réponse de Soupault : « – C’est parce que je le connais ». Et son interlocuteur de revenir à la charge : « – Je vois que Philippe Soupault sourit, probablement va-t-il revenir sur sa décision… ». « – Blake, dit-il, est avant tout un graveur » et « un poète », et Drouin qui ne souffre visiblement pas l’ancien dadaïste, de pinailler : « – Qu’il ait gravé beaucoup, oui… » Soupault l’emporte finalement en une formule, qui a l’art de détendre l’atmosphère en suscitant quelques rires : « – Le surréalisme est éternel. »

Cet intermède pour dire que la manière radiophonique de Soupault est résolument hostile au style « émission culturelle entre lettrés », d’une simplicité sans surenchère, dépourvue de toute hystérisation. Une voix profonde qui monte du corps, bien posée, théâtrale mais sans théâtralité, sans emphase. Une voix naturelle, sans pour autant être « nature », qui ne fait pas chanter la Provence, comme celle de Giono, ni entendre la Champagne-Bourgogne de Colette ou de Gaston Bachelard. Une voix pour tout dire classique – de qui a fait ses classes –, mais de qui a aussi hérité de son milieu, celui de la grande bourgeoisie, une pureté syntaxique et un niveau de langue que Soupault, quoi qu’il en ait, ne semble pas avoir songé à contester. Une voix cultivée mais qui se refuse à connoter la culture. Soupault n’a pas le goût du mot rare pour le mot rare. Il parle une langue sobre, dépourvue de luxuriance, sans exotisme, qui laisse toute sa place à la force de l’image qui surgit à l’improviste, mine de rien, sans aucun effet de manche. Elle n’en est que plus frappante et plus juste : « je suis une fleur de macadam [14] » (pour exprimer son amour de la ville) ; Apollinaire avait un « sourire de soleil » ; le désert est une « mer dorée [15] » ; la poésie « une “vie exhaustive” [16] »… Ne seraient ces pépites distillées sans excès, que l’on pourrait presque conclure à une certaine monotonie de ce discours quelque peu hypnotique, qui berce l’auditeur mais sans l’endormir.

Car Soupault a le sens du rythme. « Je suis moins sensible à la beauté sonore qu’à la puissance rythmique » confie-t-il au micro des « rêves perdus [17] ». « Dada a eu cette vertu,/ merveilleuse / de supprimer tout/ et de dire zéro,/ zéro,/ nous ne croyons à rien,/ nous refusons le monde [18] » – voici, parmi tant d’autres, l’une de ces phrases toutes simples qui exercent cependant une grande force de séduction par sa cadence, son accentuation, sa construction binaire. L’éloquence, chez Soupault, sait rester discrète, préférant s’exercer sur le mode mineur qui lui était cher. Il aime aussi à ponctuer ses propos de rappels à l’ordre de la conversation : « voyez-vous », « figurez-vous », « vous savez », « je dois dire », « toujours est-il », « m’enfin tout de même »… sont quelques-unes de ces expressions, quasiment phatiques, qui maintiennent le contact avec l’interlocuteur et à travers lui, avec l’auditeur. Luc Bérimont cite-t-il Novalis – « La philosophie c’est l’hôpital de la poésie » – Soupault est enchanté : « C’est un beau mot que je ne connaissais pas ; c’est un mot merveilleux [19]. » Il vit la conversation, il est là, présent à sa parole.

3. Lenteur

Mais revenons à notre portrait en aveugle de Philippe Soupault. L’homme massif, rond ou carré, imaginé à l’audition par les étudiants, est en assez large désaccord, nonobstant la distinction qui lui est prêtée, avec « l’allure racée de grand lévrier » et le « visage aigu qui coupe le vent » que nous décrit Henri-Jacques Dupuy [20]. Si la gentillesse et l’urbanité du poète sont avérées par ceux qui l’ont connu, il faut néanmoins lui adjoindre, si l’on en croit Jean Chouquet, Soupault « l’ironique », « le moqueur, le persifleur, le cruel, le sadique, le diabolique [21] »… « doux comme un tigre », confie-t-il dans l’une de ses chansons [22]. Quant au flegme qui émane de sa voix, il est en totale contradiction avec l’homme qui passe en coup de vent, toujours sur le départ, donnant l’impression d’être perpétuellement en fuite qu’a volontiers laissée Philippe Soupault à ceux qui l’ont connu et que Jean Chouquet résume ainsi sur le ton de l’humour : « Bonjour… bonsoir… Et hop ! … je suis passé… Je suis pressé. Je fous le camp ! À demain… à bientôt… Au revoir… Adieu… Oubliez-moi [23] ! » Ne croirait-on pas reconnaître le Julien de En Joue [24]?

Une telle discordance peut assurément provenir du caractère trompeur de la voix, pour autant que l’on considère – à tort – celle-ci comme un reflet de l’image visuelle ou de l’image interne qu’une personne peut avoir d’elle-même. On sait le choc que Gide, par exemple, éprouva à l’audition de sa propre voix : elle n’était pas la sienne, il ne s’y reconnaissait pas. Dans le cas de Soupault, son objective lenteur d’élocution serait à mettre au compte de sa capacité d’adaptation au media. Il semble, en effet, qu’une certaine nervosité d’être disparaisse, chez lui, dans la situation radiophonique. Comme si celle-ci ouvrait une parenthèse dans le rythme de l’existence, et que, en le mettant face à autre chose que lui-même, face à la langue et face au public, son rapport au temps s’en trouvait changé. « Comme tout grand homme de radio, il sait respecter les silences entre les mots », se souvient Jean Chouquet [25]. Ces silences, il les fait pour ainsi dire parler, en les faisant entendre. De cette voix au ralenti, on serait tenté de dire ce que Soupault lui-même dit de celle de la Greta Garbo de l’époque du muet, lorsqu’il la qualifie de « voix silencieuse [26] ». Cet art du silence qui caractérise sa parole radiophonique est loin d’être partagée par tous les écrivains : que l’on songe, là encore, à la voix brouillonne de Cendrars qui démarre « en trombe égrenant les phrases à toute vitesse, sans égard pour les syllabes jugées secondaires, superflues [27] », qui coupe volontiers la parole à ses interlocuteurs. Le phrasé de Soupault est toujours clair, net : les mots se détachent les uns des autres comme les perles d’un collier. Et en se détachant, ils prennent consistance, revêtent un éclat singulier. Ce plaisir, perceptible à l’écoute, des mots en bouche, exprime mieux que tout discours une intimité physique avec la poésie.

Le tempo lent laisse également aux auditeurs le temps de se représenter l’image des choses. Un pouvoir évocatoire qui tient au fait que la voix de Soupault n’est pas narcissique, elle sait se faire oublier, ne s’interpose pas entre l’émetteur et son discours, comme si elle s’effaçait au profit de ce qu’elle suscite. Aucune recherche, aucun maniérisme, mais le rythme de qui « pèse ses mots » et pèse sur eux de tout le poids d’une parole habitée, vécue, qui se pense dans le temps même où elle se dit. On en subit le charme sans se l’expliquer. Mais quoi de plus fragile qu’un charme ?

4. Extinction de voix

Il suffit que Soupault se mette à « réciter » pour que sa voix cesse d’être vivante. Rien ne le dessert plus que quand il lit un texte écrit pour une émission – ainsi que cela est souvent le cas lorsqu’il se trouve, non dans la position de l’écrivain avec lequel on s’entretient, mais dans le rôle professionnel du présentateur d’une émission, comme par exemple « Tels qu’en eux-mêmes », dont il est également le producteur, avec Philippe Fayet [28]. C’est à peine si l’on reconnaît sa voix, tant elle semble emprisonnée. Elle se fait alors impersonnelle, « éteinte » et « mécanique », pareille à la Georgette des Dernières nuits de Paris qui, lorsqu’elle s’engouffre au petit matin dans une bouche de métro perd toutes ses qualités de « reine du mystère [29] ». Quelle différence entre cette parole « professionnelle », désaffectée, et l’élan qui émane de sa lecture des premières pages des Champs magnétiques (pages dont nous savons à présent qu’il est l’auteur) : une lecture qui impose l’évidence d’un texte que nul autre que lui ne saurait lire avec une telle justesse, en même temps qu’avec une si parfaite économie de moyens. La diction repose entièrement sur le rythme, tantôt syncopé, tantôt ralenti par un impeccable découpage syllabique, qui restitue d’une manière étonnante le souffle même de l’écriture : une lecture qui donne le sentiment que le texte s’écrit au moment même où il est proféré. Nous sommes en juin 1975, lors de l’un des entretiens avec Bernard Delvaille pour France Culture : Soupault a 78 ans. Sa voix paraît plus jeune que, trois ans plus tôt, dans la radioscopie de Jacques Chancel où elle semble plus lasse : le rythme de la phrase est plus uniforme, les propos sont plus lisses, le discours se fige, comme en proie à la lassitude de se redire – cent fois sur le métier « le dernier survivant du surréalisme [30] » aura remis son témoignage… Ce n’est pas tant l’âge qui fait la jeunesse, que le degré d’adhésion à sa propre parole.

La voix de Philippe Soupault est éternellement jeune lorsqu’elle ressemble, en somme, à sa poésie. Et si en sa voix vive il parle comme il écrit, c’est peut-être parce qu’il écrivait comme il parle. Mieux encore, parce qu’il s’écoutait écrire : « Ces chansons, je crois qu’avant de les écrire je les ai entendues au cours de mes rêveries, pendant mes rêveries et mes songes », confie-t-il au micro lors de la première émission de Chansons d’écrivains [31]. Philippe Soupault est en somme radiogénique dans la poésie. Tel pourrait bien être le secret de sa voix « sans rides ».

Notes

[1] Jean Cocteau, « Radio Luxembourg parle au monde » (1938), Jean Cocteau, unique et multiple, Pierre-Marie Héron (éd.), DVD-Rom et livre abécédaire, Montpellier, éditions L’entretemps, 2012, p. 44.

[2] Jean Cocteau, « Radio City » (1938), Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n° 8, Cocteau et la radio, Pierre-Marie Héron (dir.), 2010, p. 10-11.

[3] Jean Tardieu, Une voix sans personne, Paris, Gallimard, 1954 ; Cendrars cité par Christine Le Quellec Cottier, « “Au micro, tout doit être dit” », Entretiens avec Blaise Cendrars. Sous le signe du départ, deux CD audio et un livret, RTS-CEBC-éditions Zoé, 2013, p. 8.

[4] Cité par Jean Chouquet, « Mes belles années de Radio-Poésie, en compagnie de Philippe Soupault », Cahiers Philippe Soupault, n° 2, 1997, p. 210.

[5] Jean Chouquet, ibid.

[6] Philippe Soupault, « La radio », série Les dix clés du siècle, Chaîne nationale, 28 décembre 1949.

[7] Philippe Soupault, « Découverte du monde sonore », Les Lettres françaises, 12 avril 1946, p. 3.

[8] Henri-Jacques Dupuy, Philippe Soupault, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui »,1957, p. 90-91.

[9] Philippe Soupault, « Découverte du monde sonore », op. cit., p. 3.

[10] « Les rêves perdus de Philippe Soupault », série Le Bureau des rêves perdus, Chaîne parisienne, 27 janvier 1955, 22h15.

[11] V. Philippe Soupault, « Un monde nouveau », Cahier d’études de Radio-Télévision, n° 16, 1957, p. 351-353. Dans cet article, l’auteur rapporte une conversation qu’il a eue avec un aveugle sur les sons et leur perception.

[12] 28 mars 1947, chaîne non déterminée, 13h11.

[13] Philippe Soupault, William Blake, Paris, Rieder, « Maîtres de l’art moderne », 1928 ; William Blake, Chants d’innocence et d’expérience, tr. Marie-Louise et Philippe Soupault (1927), Paris, Charlot, 1947.

[14] Louis Mollion, « Une heure 46, rue de l’université », série Soirées de Paris, 8 janvier 1956.

[15] « Les rêves perdus de Philippe Soupault », op. cit.

[16] Luc Bérimont, « Nos quatre cent coups : entretiens avec Philippe Soupault », France Inter, 31 mars 1963.

[17] « Les rêves perdus de Philippe Soupault », op. cit.

[18] « Le mouvement Dada », Archives littéraires : Philippe Soupault, Radio Télévision Française (RTF), 1er janvier 1952 (diffusion 17 avril 1957).

[19] Luc Bérimont, « Nos quatre cent coups », op. cit.

[20] Henri-Jacques Dupuy, Philippe Soupault, op. cit., p. 81.

[21] Jean Chouquet, « Soupault l’éléphant », Cahiers Philippe Soupault, n° 1, 1994, p. 24.

[22] Philippe Soupault, « Et vous », Chansons, Lausanne, Eynard, 1949.

[23] Jean Chouquet, « Soupault l’éléphant », op. cit. p. 27.

[24] Philippe Soupault, En joue !, Paris, Grasset, 1925. Le roman commence ainsi : « Julien dort. Que fait-il ? Il ronfle. Que fait-il ? Il rêve et il chasse une mouche. Julien s’éveille. Il bâille, il s’étire, il se dresse sur son séant. Julien se précipite dans sa baignoire, lit le journal et fume. Il a la manie de faire plusieurs choses à la fois. “Je suis vivant”, répond-il à chaque instant et, pour le prouver, il s’agite. Il avale son café au lait en écrivant des lettres et en jouant du piano sur la table. »

[25] Jean Chouquet, « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault, op. cit, p. 191.

[26] « Greta Garbo. Extrait d’une émission radiophonique non identifiée », reproduit dans la plaquette-programme « Ciné Soupault du 19 au 25 novembre 1997 », Cinéma L’Épée de bois, n. p.

[27] Voir Jean-Carlo Flückiger, « “Il pleut dans ma gorge” : la voix de Cendrars », BlaiseMédia. Blaise Cendrars et les médias, Birgit Wagner et Claude Leroy (dir.), Ritm, n° 36, Université Paris X, 2006, p. 11-28.

[28] Dans l’émission sur Jules Verne, par exemple, diffusée par France-Culture le 19 juin 1966 à 21 h, on constate en consultant les Cahiers littéraires de l’ORTF (Quatrième année, n° 17, 12-25 juin 1966), que la présentation de l’auteur de Michel Strogoff par Soupault est entièrement rédigée.

[29] Philippe Soupault, Les Dernières Nuits de Paris (1928), rééd. Seghers, 1975, p. 61.

[30] Monique Petillon, « La mort de Philippe Soupault », Le Monde, 13 mars 1990.

[31] Jean Chouquet, « Chansons d’écrivains : Philippe Soupault », Club d’Essai, 30 mars 1952, 13h25-13h45.

Auteur

Myriam Boucharenc est professeur de littérature à l’université Paris Ouest Nanterre, responsable, au sein du Centre des Sciences de la littérature française, de l’équipe « Interférences de la littérature ». Elle a consacré sa thèse de doctorat à Philippe Soupault (L’échec et son double, Champion, 1997) et co-dirigé avec Claude Leroy le colloque de Cerisy pour le centenaire de la naissance de l’auteur (Présence de Philippe Soupault, Presses universitaires de Caen, 1999). Depuis elle travaille sur les rapports entre Presse et littérature au XXe siècle et porte depuis janvier 2015 le projet ANR LittéPub (Littérature publicitaire et publicité littéraire de 1830 à nos jours).

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« Un véritable artiste est toujours en rumeur » (Cocteau)

Le disque, la radio, la télévision, le web : les inventions du XXe siècle ont amplifié et augmenté la présence sonore du monde. Elles ont aussi incité certains écrivains, environnés comme leurs contemporains de machines parlantes, à devenir des surauditifs. François Bon est de ceux-là, ce qui fait de la navigation « à l’oreille » dans son site Tiers Livre une aventure pleine de promesses et de richesses [1]. Cette navigation, on peut ici la commencer de différentes manières. On peut partir par exemple d’une page du 30 octobre 2010 (article 2307) qui évoque des « travaux de mise à jour des accès audio sur l’ensemble du site », et ce « projet (provisoirement) en rade » de radio web coopérative parti en mai 2009 d’un échange avec Xavier Cazin, d’Immateriel.fr : « une radio qui fonctionnerait 24h/24, avec un bouton d’accès sur chaque site participant ». On peut aussi partir d’une page plus ancienne, du 25 février 2006, « la valise audio : Rimbaud, Dupin et d’autres / chemins dans l’expérience audio, vieilles archives », qui compile des lectures de Michaux, Rimbaud, Perec, Kafka, Duras, Artaud en 2002 et 2005, avec un lien vers les « Rabelais à haute voix » ; page repassée en une le 22 mai 2012 avec en chapeau la réflexion : « Ces expérimentations audio sont ce qui me manquent le plus, physiquement et artistiquement. On va s’essayer, cet été, à corriger le tir » (article 280). Ou de ce fragment 1059 d’une « suite en construction », mis en ligne en décembre 2006 : « Impatience des possibilités d’indexation audio : lire un texte écran, bifurquer sur la voix, doubler ou alterner, revenir au silence, à mesure qu’on se déplace dans le texte. Écrire directement à la voix sur le site en streaming (je n’en suis pas si loin déjà) » (« de 1035 à 1051 sur 10 000 », article 621). On peut aussi piocher dans l’année 2013, avec par exemple l’entrée « Chant » de marabout bout de ficelle, l’abécédaire commencé en août de l’année [2] : « Composer de la littérature a plus à voir avec le chant qu’avec le théâtre. […] Je ne sais pas où est mon chant. Je ne suis pas sûr de disposer de la voix de mes textes. Quand je chante, seul en marchant ou en conduisant, ce n’est jamais avec des mots. » Autant de pages, autant de points de départ différents. Celle qui ouvrira notre analyse s’intitule « fiction | quoi faire de son chien mort ? » (article 321). Quoi faire de son chien mort ? est une fiction radiophonique de l’auteur diffusée en 2001, mise en ligne sur son site en 2006. C’est la seule page de Tiers Livre où figure, dans une note du 4 juin 2008, l’expression (en italiques) écriture audio. Fançois Bon l’emploie pour parler du travail du son à la radio,  auquel il a été associé au fil de quelques émissions. Mais il note aussi que, venue de la radio, ce « vecteur éminemment moderne, encore plus aujourd’hui avec la diffusion en ligne », « l’idée d’écriture audio se transfère peu à peu vers les blogs » : « […] c’est le web qui progressivement devient la mémoire audio de l’époque [3] ». Dans la logique de cette page, nous nous proposons d’aborder l’écriture audio dans Tiers Livre en repartant de l’expérience radiophonique de l’écrivain mais aussi de sa lecture de Rabelais, le parrain du site en quelque sorte. Il s’agira ensuite de déployer la variété des pages sonores que l’internaute peut rencontrer dans sa navigation… à condition de remonter à 2009 et avant, à l’époque où le « labo voix » du site était en pleine activité. Une dernière partie formulera quelques hypothèses sur les réticences de François Bon, grand adepte pourtant de l’improvisation, à faire passer ses billets et chroniques de blog en écriture audio.

1. Radio & Rabelais

1.1 La radio, écoute et création

François Bon a vécu, dans les années soixante de son enfance (décrites dans Autobiographie des objets) « l’écoute ritualisée [4] » des informations à la radio, en famille, sur un gros poste Telefunken surmonté d’un pick-up pour passer les trois seuls disques de la maison. Puis, à partir de 1964 surtout, la « présence quotidienne [5] » de la télévision (en noir et blanc d’abord), mêlée à celle de la radio allumée dans la cuisine à l’heure du déjeuner. Il a connu aussi, au moment de ses années collège (1964-1967), le bonheur des premiers disques à soi, du premier électrophone à soi (un Teppaz avec changeur pour les 45 tours), et « l’agenda des grandes sorties de disques [qui] devient [son] principal calendrier personnel : un Beatles, un Stones, un Who. Un Beatles, un Stones, un Cream. Un Beatles, un Stones, un Doors et ainsi de suite [6] ». Mais la révolution c’est surtout, à la fin de 1964 aussi ‒ année charnière ‒, l’apparition du transistor à piles, qui permet d’écouter « la nuit en cachette [7] » sous l’oreiller, comme beaucoup d’adolescents de sa génération, le Pop club, l’émission vite célèbre de José Artur lancée le 4 octobre 1965, et de « découvrir enfin combien le monde est vaste et qu’avec ces musiques il peut être nôtre [8] », celle des Rolling Stones ou des Beatles, peu après celle de Led Zeppelin, le groupe phare des années soixante-dix.

On comprend pourquoi, accompagnant ou précédant ses biographies de grandes figures du rock publiées en 2002, 2007 et 2008 [9], c’est ce monde-là, c’est ce moment-là de « l’arrivée du bruit », « le grand bruit, le bruit du monde. Un bouton de volume tout d’un coup poussé à fond sur la planète [10] » (pour lui 1964-1974, entre ses 11 et ses 21 ans), que François Bon s’est passionné à évoquer à la radio, sur France Culture, quand l’occasion lui en a été donnée :

– en septembre 2002, Les Rolling Stones racontés comme votre vie même, vingt épisodes de vingt minutes [11] ;

– en novembre 2004, Chiens noirs des seventies, Led Zeppelin, quinze épisodes de 20 mn [12] ;

– en février 2007, Comment pousser les bords du monde : Bob Dylan quinze épisodes de 20 mn aussi [13].

Avec à chaque fois le défi d’une formule feuilleton qui, tout en étant longue pour la radio, paraît en même temps si courte en comparaison des pavés biographiques publiés.

Mais François Bon est passé de l’autre côté du poste quinze ans plus tôt, en 1985, en réalisant un documentaire d’1h pour Les Nuits magnétiques d’Alain Veinstein sur France Culture : De l’autre côté de la Défense, « enquête sur l’univers de la banlieue : description de Bezons », avec Bruno Sourcis. Ce qui va suivre, c’est, toujours pour Les Nuits magnétiques, du 6 au 9 décembre 1988, « La passion Rabelais », une série de quatre émissions d’1h20 chacune (une par livre du cycle romanesque) [14], quelques années donc avant l’entreprise de réédition chez POL (1992-1993). Puis, dix ans plus tard, en 2001, une petite pièce radio dans une collection produite par Lucien Attoun : Quoi faire de son chien mort ? [15] et la diffusion de deux pièces d’origine scénique cette fois : Scène en 2000, pièce à jouer « dans les entrées d’immeubles des cités populaires, les parvis de supermarchés [16] » et Quatre avec le mort en avril 2002, créé en version radio avant la création en octobre suivant à la Comédie-Française, dans une distribution différente (seul un des trois acteurs est commun, Jean-Baptiste Malartre) [17]. Puis les trois grands feuilletons, à partir de septembre 2002, chroniqués avec photos de studio dans le « Journal images » de ces années. Et avec tout cela, pas mal d’émissions parlées autour de ses livres ou d’autres sujets, la première le 28 septembre 1988 avec Alain Veinstein pour Décor ciment [18]. À noter, sur France Culture en 1995 (durée : 2h30) [19], la belle émission de la série Le bon plaisir de… où Bon a eu carte blanche pour inviter qui il voulait et faire entendre ce qu’il voulait : Valère Novarina, Pierre Bergounioux, Jacques Séréna et quelques autres.

François Bon est donc un auteur qui a fait de la radio, par intermittence, dans différents genres et formats, et qui en parle aujourd’hui avec gratitude pour ses interlocuteurs du métier, Alain Veinstein, Laure Adler, Claude Guerre, Blandine Masson et d’autres, avec le regret que « les temps de cette porosité radio et écrivains semblent révolus [20] ». Au point qu’aujourd’hui, radio lui est devenu synonyme de création audio, quel que soit l’outil : « Je n’ai plus d’appareil pour écouter la radio. Mais chacun de mes appareils mobiles, le petit ordinateur à écrire, la tablette à lire, l’ordinateur à main qui sert aussi éventuellement de téléphone, sont capables de transmettre de la voix, et j’appelle radio, simplement – comme la littérature c’est le langage mis en réflexion – la voix quand elle est construite, faite récit et livrée à la nuit, où la cueille qui écoute [21]. »

Pour comprendre cette attraction de l’auteur pour la voix, il est utile de revenir quelques siècles avant l’arrivée de la radio, à l’écrivain qui donne son titre au site [22], mais aussi à une rubrique sonore importante du site, « Rabelais à haute voix », écho aux propos de François Bon dans ses préfaces à l’édition POL sur la « grande voix de théâtre » ou les « grandes marionnettes sorcièrement maniées à voix [23] » de ses livres.

1.2 Rabelais à haute voix

Par son titre, dès son titre, l’aventure de l’écriture web s’origine dans Rabelais, c’est-à-dire dans la langue des origines de François Bon, celle de son enfance vendéenne à Saint-Michel-en-l’Herm, celle aussi du « marais mouillé », de ce « pays pour moi maternel de Damvix » (pays des grands-parents maternels), qui fait que « lorsque j’ai ouvert Rabelais la première fois, c’est cette langue-là que je découvrais au travail, et je la savais d’avance, je la lisais sans peine [24] ». Or François Rabelais le tutélaire, le « bon françois » exemplaire d’un maniement littéraire prodigieux de sa propre langue familiale [25], est aussi l’auteur d’un Quart Livre, la dernière partie du cycle de Pantagruel, et c’est dans ce récit de navigation vers les confins du monde connu et « au cœur de la langue tout à la fois, au lieu précis où elle se forge, où elle vibre, où elle respire, s’invente [26]… » que François Bon trouve le fameux épisode des « paroles dégelées », sommet de toute l’œuvre et de « la littérature universelle [27] », qu’il verrait bien conclure tout le cycle, si grande est sa portée. Panurge et Pantagruel en quête de l’oracle de la dive Bacbuc ont passé de nombreuses îles plus fantastiques les unes que les autres, les voici en mer arctique « banquetant, grognotant, devisant et faisant de beaux discours » quand ils se mettent à entendre des voix et sons divers sans voir personne. C’est le tumulte d’une bataille survenue l’an passé, saisi dans la glace et libéré par le dégel (écouter ici l’épisode dit par Bon).

Cet épisode, découvert un jour à vingt ans, en 1973, « au terme de sept cents pages de lecture [28] », François Bon l’a plusieurs fois commenté et en quelque sorte adopté comme utopie de son propre projet d’écriture. Ici, retenons seulement ce que l’épisode nous dit, en abyme, de l’importance de la vibration sonore de la langue non seulement dans les livres de Rabelais mais dans l’œuvre de François Bon, avec des étapes, jusqu’au Tiers Livre actuel. L’importance de la matière sonore, du souffle, des rythmes et rumeurs du langage, du monde, du langage devenant un monde. Et ainsi, contre « le préjugé du gueuloir » consistant à tester un texte à voix haute après sa rédaction (pourquoi pas d’ailleurs), François Bon veut d’abord tendre l’oreille à cette rumeur sans mots, ce parler en langue élémentaire, « la scansion et le rauque qui précèdent la voix », dans des improvisations sans mots dont une page de 2007 donne une réalisation saisissante [29].

1.3. « Un bruit dessous de machine »

Cette filiation majeure à Rabelais est aussi racontée plus obliquement au début de Tumulte, le premier livre directement écrit en ligne, dans la première séquence autobiographique intitulée « Offshore, 01 » et dans la séquence qui suit, « Un bruit dessous de machine » (série « De l’écriture »). On est offshore, en mer du Nord, comme Pantagruel à peu près quelques siècles plus tôt. On est sur une plateforme pétrolière, « navire immobile », « dans ce temps arrêté et perpétuellement mouvant de la mer [30] ». François Bon y fait des missions courtes pour changer du matériel électronique dans les salles de contrôle. Or c’est aussi la période, écrit-il, de ses vrais débuts dans l’écriture, et Tumulte choisit de nouer ensemble l’entrée en écriture avec certaines sensations de ses séjours offshore, et surtout le bruit qu’on y entendait la nuit :

Des moteurs et le roulement des pompes, grave, mais avec cliquètement régulier. Puis cette sorte de bruit électrique, transformateurs, appareils, une fréquence paraît-il dominante de sol mineur qui diffuse dans la structure métallique, mais sans vous déranger pourtant, plutôt son absence qui fait bizarre quand on reprend terre [31].

Tout cela forme comme une rumeur sourde, « un bruit dessous de machine doux, continu », qui à distance lui paraît avoir favorisé ces plongées dans l’écriture au retour de ces missions, « dans les trains et avions qui [le] ramenaient à Paris [32] »

Sautant par-dessus les années, la séquence suivante fait en tout cas de ce « bruit dessous de machine » tel que décrit et localisé dans « Offshore, 01 », le bruit même qu’il veut donner à sa prose dans Tumulte. Une prose faite pour être dite, comme un long monologue, par un personnage parlant pour tous ceux qui ne parlent pas et qui sont « les silhouettes de la ville » : « un texte en prose, très long, ininterrompu et qui charrierait des bouts de monde, produirait simplement autour d’eux des couleurs, comme ces lumières clignotantes ou électriques, au milieu de la ville sur un espace vide […] pris dans les reflets gris bleu de hauts immeubles autour. Cela pris, le bruit, dans un battement [33]. » Ce passage riche de références possibles (à Novarina par exemple) nous renvoie aussi bien à l’épisode cité du Quart Livre où les paroles gelées sont dites « de diverses couleurs », selon ce qu’elles disent et comment elles le disent ; à cet épisode du Quart Livre où le connu et l’inconnu se touchent, comme dans la ville les immeubles bordant, au centre, un « espace vide ».

François Bon cultive l’idée d’une littérature à voix haute, d’une littérature portée par une rumeur que le langage doit capter et la voix haute restituer. Comme si tous ses livres papier, ses livres numériques, son site d’écriture lui-même, peut-être, n’étaient que des pis-aller, les médias imparfaits (car largement silencieux) d’une matière sonore du langage qu’il est vital d’entendre en écrivant et de faire entendre. On n’est donc pas étonné de trouver à la fin de Tumulte, dans la liste des articles à écrire qui inachève la liste des 226 articles formant le livre, cette « idée très sérieuse pour les lectures publiques » : « présence de bornes interactives, on peut me demander de lire à voix haute tel ou tel article, n’importe lequel, mais surtout on peut choisir un item dans cette liste des “articles à faire” et me demander sur le champ d’improviser ce qu’en serait le texte [34] ».

Ce qui change la donne depuis Rabelais, c’est l’invention de l’enregistrement à la fin du XIXe siècle : le mythe des paroles gelées / dégelées est devenu une réalité. C’est aussi que tous les médias de diffusion et d’écoute du son, avec ou sans image, ont considérablement amplifié et augmenté le volume sonore du monde lui-même, comme le note François Bon pour son compte dans le beau texte liminaire de l’album Vague de jazz (2012) intitulé « Longeville, de silence à silence ». Sans parler de tous les bruits domestiques, urbains, industriels, produits par la mécanisation du monde depuis le XIXe siècle, qui frappent de leur empreinte sonore tous ses livres depuis Sortie d’usine, mais aussi, on l’a vu, l’épisode qui dans Tumulte raconte sa naissance à l’écriture. Et il faudrait ici mettre ensemble, comme deux résonances d’une même ur-sonate, le « bruit dessous de machine » rythmant les nuits offshore de ses brèves missions sur des plateformes pétrolières et le bruit du « gros compresseur au halètement lent » présent dans le garage paternel et qui a « plus rythmé [son] enfance que n’importe quel autre bruit [35] ». Ces bruits, cette rumeur ambiante du monde, l’écriture audio peut les enregistrer et les intégrer, comme on l’entend dans la « poésie non traduite » improvisée par François Bon seul dans un wagon en bout de train entre Metz et Strasbourg, un matin d’octobre 2007. Un élément capital de cette création sonore, c’est le bruit du moteur, la rumeur de machine : « Il y avait le ronflement des moteurs, et du brouillard au dehors. C’est cela qui portait la scansion», écrit-il.

La question maintenant est de savoir ce que cela change d’embarquer ces moyens-là et ces attentes-là dans un site internet : où est la voix haute, où sont les paroles dégelées, où est le monde sonore dans Tiers Livre ?

2. L’écriture audio : un « projet (provisoirement) abandonné »

2.1. En retrait

Commençons par dire que l’écriture audio reste aujourd’hui (novembre 2013) en retrait [36] de la place que François Bon lui a donnée dans les années antérieures du site et de l’intérêt qu’il continue à y trouver. C’est un « projet (provisoirement) abandonné », comme il le disait de la web radio imaginée en 2009. Quand on arrive sur la page d’accueil de Tiers Livre [37], quand on parcourt les séries en cours, les billets des dernières semaines, quand on entre dans les rubriques affichées en page d’accueil et qu’on regarde les pages qui s’affichent d’abord, on voit des textes, des photos, on trouve quelques vidéos, mais rarement des fichiers audio, ce qui étonne là où il serait facile d’insérer des lectures à voix haute (par exemple dans la série Histoire de mes livres, dans la reprise numérique de Tous les mots sont adultes, sur les ateliers d’écriture), ou de proposer des exemples d’écriture sonore sans lecture de textes (par exemple dans « Cergy, le studio écriture », série sur ses cours d’écriture et de publication numérique à Cergy).

Certes, la passion est toujours là pour le monde lui-même écouté attentivement, de très près, saisi dans son volume sonore : ses bruits, ses voix, ses musiques – même si le bruit du monde semble par moments le fatiguer immensément (voir Tumulte) et qu’il semble alors aspirer au silence qui suit le dégel des paroles dans Le Quart Livre. On la constate, cette passion, en lisant son hommage aux micros pour les cinquante ans de France Culture, déjà cité : « Je ne sais pas le futur de la radio : je sais par contre sa source, et qu’elle est dans la voix, et dans le bruit du monde, un micro qu’on laisse en l’air dans le fond remuant de la ville, ou bien celui qu’on dirige vers la table vibrante d’un violoncelle [38]. » Ou en voyant son plaisir à découvrir le site Frémissements, « régal trop rare, un blog voué aux recherches sonores », avec des « paysages sonores » bruts à écouter de préférence au casque, comme aux tout débuts de la radio [39]. Ou en lisant une page comme « la ville à l’écoute (souffle de la Défense) », page qui évoque une longue balade en mai 2011 avec un preneur de son, pas loin de Bezons où il a enregistré son tout premier travail radio, en 1986 : « Bruits des talons quand 180 000 personnes en moins de 2 heures se répartissent entre le RER, les bus et les tours, ou bruit de la 4 voies express qui ceinture, ou ce sentiment de flottement dans la galerie commerciale où chaque boutique diffuse son propre contexte sonore. »

Mais ce qui a pris la première place dans toutes les parties du site, et pas seulement dans les six rubriques du journal [40], c’est le couple texte / photo, secondé par la combinaison texte/photo/vidéo [41]… Parallèlement, certains projets de fictions spécifiquement audio restent en suspens ou sont abandonnés en cours de route, comme une « Vieille tentative pour performance orale » [42] sur le bruit du monde à travers sa presse quotidienne en ligne, reliquat d’un projet d’écriture intitulé Chiffres. Le dossier du projet est mis en ligne le 31 décembre 2007 dans le « Tunnel des écritures étranges » de l’ex « face B : le labo perso »… sans performance sonore.

Ce retrait actuel ne manque pas de nous interroger : malgré l’attraction presque irrésistible des écrans d’ordinateur, de tablette, de téléphone même, à se remplir avec du visuel [43], malgré l’admiration de François Bon pour l’écriture photographique de certains sites [44], malgré d’autres bonnes raisons encore, l’écriture audio, même à un petit niveau, n’a-t-elle rien à nous dire en propre des univers sonores qui nourrissent aussi notre expérience du monde et de la littérature ? Notons dans cet esprit qu’une des formes d’écriture les plus vivantes aujourd’hui à la radio, c’est le documentaire sonore (docu-fiction inclus) [45] : à quand des « Paysages mondes » sonores ?

2.2. « Le son que je cherche »

Pour trouver des pages sonores, l’internaute est aidé par les titres de certaines rubriques, à commencer par « Rabelais à voix haute », dans laquelle François Bon regroupe pas mal d’enregistrements de ses lectures de l’œuvre. Dans « rock & musiques », on trouve, à côté de nombreuses vidéos (ou liens vers des vidéos), plusieurs émissions du feuilleton radio sur les Rolling Stones [46], et, pour la série sur Led Zeppelin, un lien vers le site d’un fan du groupe qui en propose une rediffusion sauvage, d’après un enregistrement sur cassettes audio [47] et deux versions audio d’un texte de la biographie (lecture et impro, mais archives non accessibles) [48]. On est là face à la question des droits producteurs des émissions, qui explique aussi des renvois au site de France Culture pour des entretiens récents (avec Alain Veinstein par exemple), mais qui pourtant ne semble pas jouer pour la fiction radio Quoi faire de son chien mort ? disponible en écoute intégrale. Même question de droits en tout cas pour le « Registre des écoutes singulières » dans la même rubrique « rock & musiques », inaugurée le 4 novembre 2009 qui renvoie à un « accès dans abonnement Spotify et Echopolite », avec précision « c’est pour moi, juste m’aider à m’y retrouver » (18 titres pour 2009, 73 pour 2010, 44 pour 2011, 31 pour 2012, 30 en novembre 2013).

Plus loin et plus profond (ancien), quand on arrive dans le territoire de l’ancienne face B, à ce qui s’est appelé « Carnets du dedans / inventions », on voit que l’invention porte aussi sur la voix : voix parlée, voix chantée, en mode lecture ou en improvisation sans texte, en audio ou en vidéo, avec ou sans musique. Ceci dans les rubriques « Observation de soi et du monde » ou « Guerres, louanges et deuils ». Elles s’originent dans Habakuk, formes d’une guerre, série de textes commencée sans horizon de livre sur un blog spécifique pour « travailler sur la profération, la voix haute, le lyrisme. S’embarquer dans la colère, l’intensité, l’excès », et continuée sur Tiers Livre en face B, « avec l’idée d’y explorer en même temps l’image et la voix [49] ». En voici quelques exemples :

‒ dans « Observation de soi et du monde » : « Tu n’écriras pas (tu crieras) », 6’59 : lecture + musique + vidéo qui montre la main droite improvisant à la guitare basse électrique [50]. Souvenir du « Poème à crier » d’Aragon ?

‒ Dans « Guerres, louanges et deuils » : « Image de l’île debout », lecture d’un texte sur un tableau montré en vidéo ; « aube des viaducs » / marche rapide sous les échangeurs, et chant qui en émerge : souffle + vocalisation (chant en langue), en mouvement et en vidéo ;  « Bernard Noël / boule pleine », chant sur une phrase de Bernard Noël, 3’30

Vocalisations aussi dans « Carnets du dedans / inventions » : « arrêt et chant sur intersection urbaine avec recommencement perpétuel » (2 novembre 2009), 2’52 [51].

Avec l’étonnement que certains textes de « Guerres, louanges et deuils » comme « du prix de parler [52] » et même que tous les textes de cette rubrique, ne soient pas repris en écriture audio.

Maintenant si, dans les mots-clés proposés par le site, on suit « audio & vidéo » (mot19), et qu’on consulte les 75 pages qui surgissent, ou les mots-clés « lectures, stages, performances » et leurs 28 articles, on voit que c’est au fond le phénomène de la lecture à voix haute qui sert de passeport à l’écriture audio pour pénétrer dans de nombreux billets de blog et articles critiques : si « Rabelais à voix haute » sert de balise ou de phare, avec son projet d’intégrale audio, c’est bien aussi comme poteau indicateur d’une certaine pratique sonore de l’écriture-lecture, notion approfondie par François Bon à propos de la navigation web mais qui vaut aussi pour la lecture en général.

Ici et là donc, au fil de sa navigation, l’internaute, moderne Pantagruel, peut entendre des « paroles dégelées » de François Bon lui-même, datées pour les premières de 2006 semble-t-il, et d’une trentaine d’écrivains qui comptent dans sa bibliothèque imaginaire, comme Rabelais, Balzac [53], Baudelaire, Duras, Perec, Rimbaud, Chamoiseau, Danielle Collobert. Bibliothèque vécue, enracinée dans des lieux de rencontre avec des publics d’une grande diversité, dans une carte sentimentale de l’hexagone et de quelques autres points du monde. Certaines ont été dites par François Bon pour le site, d’autres sont rapatriées sur Tiers Livre mais viennent d’autres horizons, notamment les très nombreuses séances de lecture publique. Certaines sont faites à plusieurs voix, avec parfois échange de rôles (Rabelais). D’autres accueillent des tiers lecteurs comme Novarina ou Jacques Darras proférant à Saint-Malo en 2008, au Festival « Étonnants voyageurs », le début de Howl de Ginsberg en anglais et en retraduction inédite : « Dans les quelques-uns qui ont enseigné à ceux de ma génération l’art de la voix, ou d’écrire pour la voix (où il y a notamment Valère Novarina, Christophe Tarkos, ou Jacques Bonnaffé), Jacques Darras a compté : il ne lit pas, il danse. Mais il écrit pour cette danse. Et le fait avec son pays, ses traces » (article 1275 [54]).

Les pages qui les accueillent évoquent en général succinctement ou plus longuement le pourquoi et le comment, les lieux et temps, les partenaires de la lecture, la préparation physique et mentale. Elles évoquent parfois des idées de « la voix qu’il faut » pour lire tel texte ou tel écrivain, et pourquoi la lecture est partie d’une autre façon ; et pourquoi la lecture à voix haute « ajoute une strate à [l]a compréhension du texte » (Duras en 2007 [55]). Elles notent aussi des impressions avant, pendant, ou après. Par exemple l’impression de ne pas reconnaître sa voix (Danielle Collobert), ou de croire entendre celle de son père (quand il s’écoute dire « Tu n’écriras pas (tu crieras) [56] ». Ou encore de constater que « la voix qui surgit n’est pas vôtre. Bien plus avant que la vôtre », dans un texte écrit pour d’autres voix que la sienne, dans le souvenir d’un homme, à un carrefour de Montréal hurla[nt] face à la ville, sous la hauteur démesurée des tours, dans le vent coupant de novembre [57]. Ceci à propos des exercices de profération à la manière des « vieux hurleurs bibliques, Habakuk, Amos, Osée, et bien sûr Jérémie » menés dans Habakuk, formes d’une guerre en 2009. Car ce que Bon cherche dans Habakuk, c’est « un son fait de blocs, d’aspérités, de mouvances », un son « âpre », qui « va par nappes, gronde en vous-même selon des lignes fortes que la basse même ne saurait engendrer, des mondes lourds en suspens qui résonnent outre grave, appellent des percussions amples, invisibles » ; un son « fait de ces grains qui s’assemblent et se désassemblent et sont l’architecture noire de nos espaces du dedans [58]. » De même que Tous les mots sont adultes propose des « instructions » aux animateurs d’ateliers, on pourrait dégager des notations réunies autour de ces moments audio de lecture et lecture-performance des « instructions » aux diseurs et improvisateurs de textes, dans le sillage (mais sous une forme très différente) des Instructions aux acteurs de Novarina.

Il y a une pulsation commune à la plupart des lectures de François Bon [59], quel que soit le texte et la ou les dictions qu’il appelle (chuchotée, voix forte) : un rythme heurté, parfois haletant, avec des cassures, accélérations, précipitations même ; une voix qui démarre en basse, puis s’échauffe, monte, s’ouvre, explose dans l’ouvert ou l’aigu (sonorités ouvertes) puis reprend d’en bas ; mimique, gestuelle et mouvements divers du corps, qui se courbe, se contorsionne… Même en lisant Balzac ou Rabelais en « voix de conteur », Bon cherche l’intensité, une prise sur l’auditeur, et elle passe chez lui par des variations de puissance rythmique et intonative parfois inconfortables, avec des explosions, dans un mouvement de bas en haut, du « bruit de dessous » de la basse (batterie, violoncelle, guitare basse) qui gronde vers l’aigu qui crie [60]. Il s’agit toujours de mettre l’auditeur sous un charme, de le subjuguer, pour l’entraîner dans le sillage sonore du texte lu. Mais il y a plusieurs façons d’y parvenir : par la violence, par la douceur, par le rire… La lecture spectaculaire, sur le mode « tambour » si l’on peut dire (tambour du rock, de Rimbaud…), avec voix forte et projetée, profération, montée à la limite du cri (diction à la Artaud), cherche ce résultat par la force et l’intensité vocale et musicale. Au contraire, la lecture calme, la lecture de nuit en particulier, à l’intensité rentrée, contenue, intériorisée, proche de la lecture silencieuse, cherche à l’obtenir par le consentement, en quelque sorte sans lutte.

2.3. En public…

Ce qui est frappant, c’est la diversité des « exercices » de lecture enregistrés. Pour ses lectures comme pour tout ce qu’il fait dans Tiers Livre, François Bon a quelque chose de Jean Tardieu ou de Raymond Queneau : c’est un expérimentateur de formes, qui aime tester des directions, des idées, faire des expériences. Et notamment quand elles sont liées à des contraintes, par exemple de temps, comme à la radio ou lors du pechakucha de 2010 à Québec.

Beaucoup de ces enregistrements viennent, on l’a dit, de séances en public : lectures en médiathèque, dans des cafés, des maisons d’écrivain (cave de La Devinière), en marge d’ateliers de lecture, dans le cadre de festivals. En scène, François Bon est seul lecteur ou non. Tantôt il lit à voix nue, tantôt avec un ou plusieurs musiciens (Kaplitz [61], Pifarély, etc.). Il ne s’impose rien, sinon d’accepter tout, sauf le choix de la posture et de l’outil : en lecture publique, toujours debout, et si possible toujours le même micro à câble Sennheiser MD-441 (micro-cravate pour la lecture de Balzac dans la maison de l’écrivain rue Raynouard, en février 2013… [62]). Certaines de ces lectures ou lectures-performances sont enregistrées en vidéo, d’autres en audio, comme si dans ce cas la composante image n’avait pas d’importance, ou moins ; ou simplement peut-être parce qu’il n’avait pas le bon outil sous la main.

On aime bien, par exemple, les premières lectures avec Pifarély à la mandoline électrique, à Lorient et Nantes, et François Corneloup au saxophone et baryton, chroniquées dans « Pifarély invente la mandoline » en mars 2008 : en ligne, une archive d’essais de musique, chant et voix et des lectures de Ponge, Paul Valet, Danielle Collobert (deux extraits de Meurtre), et de son propre travail Peur (nouvelle version), prises dans un ensemble où il y avait aussi Kafka, Rimbaud, Michaux, Artaud, Gracq, Perec, Beckett…

Il y a aussi des séances publiques avec musique et projection d’images (Philippe de Jonckheere) et dans ce cas on sort du cadre de l’écriture audio pour écrire une « partition numérique avec images, sons et corps ». Exemple, la soirée pechakucha [63] à Québec en mai 2010 , où François Bon dit pour la première fois des extraits de son travail en cours sur Buffalo. La règle du jeu est de projeter 20 images à la cadence d’une toutes les 20 secondes, total 6’40, en les accompagnant d’un texte. Bon propose en grand écran derrière lui, une image liée à son texte « et 2 autres images de la série en aléatoire sur les 2 autres écrans muraux [64]. »

Je parle de contrainte : la plus importante à ses yeux, dans ces lectures voix-musique ou voix-musique-image, est celle de l’improvisation [65]. François Bon n’aime pas les spectacles réglés d’avance, avec leur partition : il veut des événements au sens fort, où l’on avance sans savoir bien où, à l’instinct. De là la mise en ligne, ici et là, de plusieurs performances d’un même texte (par exemple deux lectures impros de Peur en duo avec Dominique Pifarély, en 2006 et 2009 [66]), mais aussi d’essais de voix, de « brouillons de rythme », d’impros avant l’impro en public, où quelque chose de fort peut déjà advenir. Ce qui est improvisé, c’est l’avancée à deux, la musique, mais aussi parfois, porté par les improvisations musicales, le texte lui-même, comme ce texte sur la peur « complètement réimprovisé une fois de plus une fois au micro » lors d’une performance à Cavaillon en 2007.

2.4. Sans public…

Tiers Livre fait aussi entendre des lectures sans public, des lectures pour soi si l’on veut [67], enregistrées au domicile de l’auteur, à l’hôtel, en résidence, dans un lieu public, vitré ou aveugle, en étage (bibliothèque, médiathèque) ou en souterrain (studio de l’Institut canadien de Québec, pour Miron), dans un train, à différents moments du jour et de la nuit, etc., avec ou sans présence audible de la rumeur alentour de la pièce ou du monde ; avec ou sans musique acoustique (guitare Gibson) ou électronique, avec ou sans collaboration de la machine, comme aurait dit Cocteau [68] (mixage, bouclage, sampling, stéréophonie, écho, etc.). Exemple ici, pris dans « Rabelais à voix haute » :  un enregistrement sur ordinateur via Ableton Livre de Gargantua, « De l’adolescence de Gargantua, chap X. ». Voix ronde, et forte de bonimenteur de foire, accentuée à la vendéenne, voix « de plateau » (projetée) : « Je sais lire Rabelais parce que je le lis avec les voix paysannes de l’enfance (c’est légitime, je suis d’un pays qui avait su garder cette langue jusqu’à l’arrivée de la télévision) [69]. »

Dans le cas de ces lectures pour soi, quel que soit le style de diction, la capacité d’immersion de l’internaute-auditeur me semble plus grande que dans les retransmissions de lectures publiques. On n’est pas à l’écoute d’un moment de lecture ou lecture-performance conçu pour d’autres et en quelque sorte archivé, mais d’une voix qui, même si elle est datée, échappe en partie à sa date parce qu’elle ne s’adresse à personne au fond, donc à tous, en avant de soi et de tous les publics concrets possibles. L’espace-temps de la lecture publique, toujours socialisé et ritualisé, nous arrive comme un passé-passé plus que comme un passé réactualisable à volonté, à la différence de ce qui opère dans le cas de la lecture faite pour soi.

Dans ces lectures sans public pour le micro, Bon est aussi amené à concentrer sa présence dans sa voix à un degré autre que lorsqu’il est en scène, puisqu’il ne peut pas jouer de la même manière qu’en scène sur le langage mimique et visuel et que, si l’auditeur peut sentir l’impact des mouvements du corps dans les lignes de la voix, tout doit passer par l’oreille. Ce qui compte au micro, disait Pierre Jean Jouve en réponse à une enquête sur la diction de la poésie à la radio, c’est « l’augmentation de “présence humaine” par une modification de substance dans la voix [70] ». En scène, le langage mimique et visuel s’ajoute au langage phonique spécifique de l’écriture audio, même quand le lecteur, comme François Bon, s’efforce à une certaine immobilité plus ou moins aidée par le choix d’un micro sur pied plutôt que cravate (par exemple). On retrouve là toute la ligne de partage existant, à la radio, entre les retransmissions de pièces de théâtre depuis un théâtre réel, donc mutilées de toute leur composante scénique et visuelle, et les diffusions d’œuvres conçues pour l’oreille.

2.5. La rumeur du monde

Ce qu’il y a aussi de prenant dans ces lectures pour soi disséminées dans Tiers Livre, c’est qu’elles captent une certaine présence audible d’un bout de monde, une certaine qualité du lieu et du moment où la lecture se fait, selon la forme que François Bon veut lui donner sans pouvoir cependant tout contrôler de ce qui s’enregistre (part d’aventure de l’enregistrement brut). On est avec lui dans une chambre d’hôtel à Metz le soir (Perec), sur une plage de Bretagne ou dans le cloître d’une abbaye, en marge d’un atelier d’écriture, au carrefour d’une grande ville du Québec le soir, ou en voiture sur une autoroute ; cela est dit dans le texte-cadre, cela se voit parfois, et cela s’entend. Et cette incarnation sensible à l’oreille, qui est aussi une particularisation, une appropriation, fait face à un texte qui, quel qu’il soit, a capté et charrie toujours lui aussi un bout de monde. Il y a par exemple dans le flux et reflux des vagues, comme ailleurs dans le roulement du train, un appel immédiat à l’imaginaire du voyage, de l’aventure, de l’ailleurs, une manière de toucher en nous sans mots les strates inconscientes de l’imagination, qui change tout de suite la donne de l’audition.

C’est un des raisons pour lesquelles, dans Tiers Livre, l’écriture audio a souvent plus de saveur que les lectures en studio fréquemment pratiquées à la radio aujourd’hui (même si la radio a été capable d’inventer sur ce plan-là) ou pour l’enregistrement des audio-livres. À côté du texte et de sa diction, de leur poids propre de matière et d’intensité, il y a une rumeur de vie qui leur donne un relief irremplaçable. Cela d’autant plus que le son sans image nous arrive avec plus de relief (et la nuit ajoute encore du relief à ce relief). Je pense ici à une remarque de Cocteau sur la platitude de la radio, dans un texte de 1947 saluant le travail du Club d’Essai de la radiodiffusion française à l’époque de Jean Tardieu. « D’où vient la platitude qui nous choque à la radio ? », se demande-t-il. Et il répond : du « vide » dans lequel se déroule l’émission de radio réalisée en studio. « L’appareil enregistre ce vide sans qu’on s’en doute, et les voix ne baignent plus dans le fluide vital où les gestes, l’étoffe, l’insecte et une rumeur confuse, qui est produite par mille qualités de silence, jouent un rôle de premier ordre [71] ». Et cette rumeur du monde que l’oreille perçoit dans l’écriture audio des lectures de Tiers Livre, c’est aussi en quelque sorte ce fameux « bruit de dessous » de machine à l’origine du déclic d’écriture de François Bon.

2.6. Audio, vidéo…

Une rumeur qui paradoxalement, pour être bien entendue, a parfois aussi besoin d’être vue, et c’est là que l’écriture audio peut parfois prendre le masque (le détour, l’apparence) de l’écriture audiovisuelle. Car plusieurs de ces lectures pour soi sont enregistrées en vidéo plutôt qu’en audio, de sorte que l’auditeur s’appuie sur l’image pour mieux entrer dans le cadre de la lecture. Mais il faut faire ici la différence entre deux types de vidéolectures : celles où l’image sert de bande-image à ce qu’on entend, et celles où, à l’inverse, c’est le son qui sert de bande-son à ce qu’on voit. Dans un cas, l’image est première, par exemple dans cette vidéo où François Bon lit un texte sur un tableau montré en plan fixe, puis dans certains de ses détails en gros plan, etc. Dans l’autre, elle est seconde, et l’écriture vidéo devient comme une extension ou annexe de l’écriture audio ; de l’écriture audio enrichie si l’on peut dire. Dans ce deuxième cas, la vidéo propose en général un plan fixe jusqu’à la fin de la lecture (parfois un plan fixe dans un véhicule en mouvement), puis ouvre le champ quelques secondes avant de s’arrêter. De sorte qu’on peut le plus souvent, une fois l’image captée en première audition, réécouter la lecture en fermant les yeux sans perdre grand-chose.

Exemple 1 : « le temps clignote /images et voix de la ville, suite », videolecture (« videoroute ») depuis la place passager d’une voiture roulant sur une autoroute [72] . Application des réflexions de l’auteur sur l’écriture cinétique depuis Balzac et ce qu’elle change à notre appréhension du monde, voir son essai En voiture.

Exemple 2 : « Une mer intérieure », texte de Danielle Collobert, tiré de Meurtre (1964) [73], août 2010, 4’44  [74] Une des plus belles lectures proposées sur le site. Devant la mer, à l’approche du couchant, vidéo en plan fixe. Il y a la rumeur de la mer, qui gronde là, tout près (comme ailleurs celle du train, de la voiture, de voix hors écran dans un cloître…). Il y a un sentiment géographique fait d’ouverture au lointain et de familiarité du proche. Il y a quelque chose comme une paix des morts.

2.7. Écouter les yeux fermés ?

Dans ces lectures pour soi, avec ou sans image, François Bon retrouve et renouvelle au fond toute une tradition très ancienne d’écoute en aveugle, ravivée en Europe au XXe siècle par la radio, théorisée en France par Paul Deharme, patron et collaborateur de Robert Desnos aux Studios Foniric dans les années Trente, mais aussi par Bachelard, grand philosophe de l’imagination, parlant de la radio comme d’une « maison onirique », d’un « vecteur de la rêverie intime » dans une causerie radiophonique de 1947, « Rêverie et radio », devenue fameuse. On pense aussi à ce que Gracq, plus musical que visuel comme il le confie à François Bon venu lui rendre visite un jour, attendait d’une radio « bouche d’ombre » (tout ayant de sérieuses réserves sur la lecture à haute voix, « presque toujours fausse ») : « Une voix ainsi jaillie de l’ombre, une espèce d’interruption très pure du néant vocal, la façon particulière qu’elle aurait de sortir du silence et de s’y replonger […] La radio, si elle voulait, pourrait redevenir quelquefois la bouche qu’il nous tarde trop souvent d’entendre dans le déluge moderne des bruits – la bouche d’ombre [75]. »

Au fond, quand il s’agit de lecture à voix haute, l’écriture audio semble par moments atteindre son but quand elle nous fait oublier le site, dans une écoute les yeux fermés, comme à la radio en somme. Comme fait Claude Guerre, le réalisateur de Chiens noirs des seventies, Led Zeppelin, au cours de l’enregistrement du feuilleton [76]. Même si, dans cette « valise audio », il faut faire place à quelques vidéolectures. Dans les lectures de nuit ou de clair-obscur notamment, mais aussi dans les lectures faites dans des lieux clos, il y a une force d’incitation à la rêverie extraordinaire, non seulement parce qu’elles incitent l’auditeur à fermer les yeux, voire à tourner le dos à l’écran, à ouvrir ses propres vannes intérieures et se rendre volontairement vulnérable, mais parce que la nuit, ou la clôture du lieu, incitent François Bon lecteur à descendre plus profondément en lui jusqu’à un point de calme d’où il va tirer son intensité (cette intensité de calme qu’il reconnaît nécessaire même pour dire le grondement ou la colère, dans un texte donné à La Quinzaine littéraire il y a quelques années [77].)

Certes, on peut se demander si l’écriture audio pure peut vraiment se suffire à elle-même dans Tiers Livre. Une objection toute simple est celle de l’accès aux fichiers audio, en général incrustés dans une page texte/image et qui implique donc de passer par du visuel. Ce qui est sans doute bien naturel, puisque l’écriture web est multimédia et qu’il n’y a pas a priori de raison pour se priver de ses atouts, encore moins dans Tiers Livre où le couple texte / image est si structurant… Sauf que n’importe quel écrivain ou artiste peut avoir ses raisons d’utiliser ses outils d’une manière inattendue, à contre-emploi de l’usage commun par exemple, en fonction du projet qu’il s’assigne. Marguerite Duras par exemple a bien réalisé en 1981 un film sans images ou presque, L’Homme atlantique, en mettant les spectateurs de cinéma devant un écran noir.

Une autre objection vient du constat que François Bon lui-même choisit souvent une autre option : au lieu du fichier audio brut, un fichier accompagné d’une version écrite du texte qu’on entend (ou proche, car parfois le texte lu diffère, notamment quand il s’agit de Rabelais). Sans doute pour permettre à l’auditeur d’écouter aussi avec les yeux. Ou peut-être pour le laisser libre, soit d’écouter la « version François Bon » du texte, soit de lire ou vocaliser sans intermédiaire, soit d’aller et venir de l’audio au visuel, comme bon lui semble. C’est le cas pour des textes de Rabelais (avec de légers écarts entre texte lu et texte dit…), et de beaucoup d’autres en réalité. Par exemple Antoine Emaz : le dernier soir de son séjour au Québec, le 24 juin 2010, François Bon lit à voix haute « Finir le jour », tiré de Poèmes communs, « pour ne pas perdre pied [78] ». « J’ajoute le texte lu sur la piste voix »  (mais l’archive audio ne marche pas). Et l’on touche là à un des points sensibles de l’audition de textes.

C’est en prenant en compte ces deux paramètres évoqués, à savoir la complète liberté du créateur dans l’emploi des outils à sa disposition, d’autre part la tendance (propension) de François Bon à combiner dans son site la lecture par l’oreille et la lecture par l’œil, qu’on pense au passionnant projet de webradio coopérative qu’il a porté à un moment au sein de son site, en lien avec quelques autres. Il en parle dans quelques billets, mais on en trouve aussi des traces formelles, des bouts de réalisation. La « valise audio » la plus visible est le « Rabelais à voix haute », qui capitalise, avec des commentaires exprès réduits, des lectures des années 2006-2007, performées et enregistrées dans des conditions variées. Mais il y a aussi des petites compilations de lectures à voix haute, des valisettes regroupant plusieurs pistes audio précédemment incrustées dans d’autres pages. Ces listes proposent en général un lien vers la page d’origine, et liberté pour le lecteur d’activer ou non le lien, de risquer le tête à tête audio avec François Bon lecteur seul ou d’aller d’abord, ou après, chercher quelques mots d’explication… De sorte que l’internaute est contraint pour écouter de revenir à la petite « valise audio », c’est-à-dire aussi à une page plus pauvre en texte-cadre.

3. Un défi : le ton de conversation

Ce qui précède tourne principalement autour de la diction, de la profération, de la performance de textes dont l’existence comme point de départ et d’appui n’est jamais perdue de vue, même quand il s’agit des siens. Cet appui sur le texte semble d’ailleurs toujours visuel : François Bon dit un texte qu’il tient en main, non un texte dit de mémoire, ce qui laisserait peut-être encore plus d’espace à sa ré-improvisation dans la performance. Les improvisations pures ne relèvent jamais semble-t-il de la parole, mais de sa matière mise en rumeur, par la vocalisation ou le chant. C’est sur cette question de l’improvisation que je voudrais terminer, en l’étendant à l’ensemble des parties de Tiers Livre relevant globalement, non plus de la diction, mais de la conversation. Car Tiers Livre, c’est aussi bien sûr, comme les Essais de Montaigne cette fois, un vaste exercice de conversation avec soi-même et avec autrui. Une conversation moins monologuée que les Essais, puisque la plupart des billets postés s’enrichissent d’une zone « forum » ouverte aux internautes, mais tout aussi ouverte à l’amitié.

La question est simple : pourquoi ne pas improviser à voix haute, éventuellement avec un vrai travail audio dessus [79], les articles écrits au jour le jour, les billets et chroniques des blogs, du « journal image », les articles ou interviews de presse, les pages critiques, les réflexions au fil de la plume, bref tout ce qui relève peu ou prou de la conversation au jour le jour avec les lecteurs ? Pourquoi, à défaut, ne pas accompagner le texte de sa lecture, comme François Bon le fait assez souvent des textes déjà donnés en audio ?

3.1. Écrire comme on parle ?

L’improvisation, qui peut avoir des quantités d’allures et se nourrit d’hésitations, coq-à-l’âne, bifurcations, arrêts, reprises, éclats, silences, bruits divers du corps, de trouvailles et de ratés, c’est le moteur et le mouvement naturel de la parole en conversation et c’est cette respiration organique de la parole que recherchent en général les journalistes de radio, sinon dans leur interviews rapides, trop pressées, du moins dans les entretiens plus longs, et là je pense bien sûr à Jean Amrouche, l’inventeur de l’entretien-feuilleton à la fin des années quarante, ou à Alain Veinstein, le taiseux, le nocturne, avec ses émissions Surpris par la nuit et Du jour au lendemain (depuis 1985, 23h-minuit), jouant de la nuit (même s’il enregistre de jour) et de ses propres silences, comme Pierre Dumayet avant lui à Lectures pour tous, pour laisser l’inconscient de l’interlocuteur travailler [80]. C’est aussi le mouvement de l’écriture dans beaucoup de formes dérivées de la conversation et qui sont comme de la conversation écrite : la lettre (Mme de Sévigné), les mémoires (Saint-Simon), l’autobiographie (Rousseau), le journal (Kafka), l’article de presse (Tiers Livre comme média de presse…), et même l’essai critique (Diderot, Péguy, Proust). L’improvisation, ce n’est pas seulement le mouvement de la vie, ce sont aussi les zigzags et bifurcations sensibles de la pensée, à l’écoute de ce que Diderot appelle son « ordre sourd ». L’improvisation, c’est le grand facteur d’intensité et d’aventure dans l’écriture pour François Bon, disciple en cela de Rabelais, de son Gargantua de 1534 dont il aime « l’épais flot brouillon du livre écrit trop vite », performance d’écriture prise « à la nuit, la fatigue, aux automatismes qui vous arrachent vos rêves, aux sons de derrière la tête, aux histoires de partout [81] » ; ou de son Tiers Livre de 1542, livre écrit « dans la grande foulée retrouvée d’un bonheur rapide, toutes bondes ouvertes, un appel à la vitesse pour outrepasser les bornes qu’on se met soi-même dans la tête [82]. »

Et l’on revient donc à la question : pourquoi François Bon n’improvise-t-il pas à voix haute les blogs du Tiers Livre ? Il peut y avoir à cela plusieurs raisons ; voici celles que j’imagine, en me faisant à moi-même de petites objections.

3.2. « Je suis mal à l’aise dans la conversation »

D’abord tout simplement, François Bon n’a pas à l’oral la même facilité de parole qu’à l’écrit : « Je suis mal à l’aise dans la conversation : je ne suis à l’aise qu’après, au retour, seul dans le train ou la voiture, c’est là que je trouve ce que j’aurais dû dire [83] ». On le voit sur l’essai de petit journal vidéo mis en ligne en août 2013 pour, « au lieu d’une newsletter, raconter en direct, et en montrant sur l’écran, ce qui s’est passé dans la semaine sur le site » ; impro assez tâtonnante et laborieuse, pour laquelle lui-même demande notre « indulgence [84] ». Il n’aime pas les interviews au téléphone (d’ailleurs l’emploi du téléphone en général l’insupporte, voir « Profération contre le téléphone »), qu’il refuse tout simplement : ce n’est jamais le bon moment, il ne sait pas comment dire, etc. Il est moins strict avec les interviews radio, qu’il n’aime pas non plus en général, mais dont certaines ont droit à un lien sur son site, par exemple la dernière avec Veinstein à l’occasion de la publication de Proust est une fiction. Elles restent rares cependant en comparaison des interviews écrites rapatriées dans les dossiers de ses livres.

C’est que l’auteur préfère de loin les interviews par mail, média qui laisse le choix du moment pour improviser ses réponses, et surtout pour se mettre à l’écoute intérieure d’une pensée en rumeur. Par exemple un « dialogue avec Olivier Malnuit de Technik’Art » en janvier 2007, à propos de Tumulte, daté « Sur Mac PowerBook, TGV Paris-Tours, le 16 janvier 2007, 18h10 – 19h20 » (article 704). Il va même jusqu’à faire l’éloge de l’échange mail instantané avec un intervieweur, la réponse de l’un entraînant une nouvelle question de l’autre, dans une dérive à deux. La zone Twitter de Tiers Livre permet bien sûr, avec sa contrainte propre des 140 signes, de compliquer au su et vu de tous ses followers cette dérive à distance de la conversation, en entrecroisant avec certains d’entre eux des fils de conversations simultanées. Sachant que twitter, c’est aussi pour « déconner », échanger des blagues, se détendre : l’écrivain ne cherche pas toujours l’intensité et la profondeur !

3.3. Pudeur…

Deuxième explication : François Bon est un pudique, qui a besoin de la distance de l’ordinateur pour s’ouvrir, se confier, entrer dans une proximité, voire une intimité, même avec des voisins de quartier à qui il parle régulièrement dans la rue ou de jardin à jardin, et même avec des amis proches. Une distance qui le protège aussi, un peu, du bavardage : « C’est l’usage faible de la conversation qui m’insupporte, ou m’éloigne. Mais il y a tant de livres qui sont cela aussi, ou tant de journaux et magazines [85] » – sans parler de « la radio tchatche [86] ». Cette pudeur est d’ailleurs, dans Tumulte déjà, une limite au travail de l’improvisation par laquelle il cherche à descendre dans la masse de noir en lui : lire à ce propos les pages du livre en question sur des dérives impubliables qu’il met en ligne la nuit, un peu clandestinement, pour les retirer quelques heures plus tard et les verser dans une zone privée du site. François Bon est à l’opposé des recherches de sincérité à tout prix d’un Michel Leiris dans l’espèce de journal qui suit L’Âge d’homme et va de Biffures à Fibrilles. C’est pourquoi il s’interdit de tout publier ; il garde au fond un droit de censure sur ses improvisations. C’est peut-être cette pudeur qui, en plus du premier motif, l’empêcherait d’improviser à voix haute une page de blog : la voix en effet apporte un degré de plus à la présence, elle la matérialise plus que l’écrit. Elle déplace donc l’équilibre d’absence et de présence qui lui convient pour parler de lui-même à des proches. « La conversation est belle lorsqu’elle est écrite : elle y conserve les taiseux et les bavards », et « cette reconstruction écrite de la langue échangée est probablement son usage le plus élevé ou le plus tendu, en ce qu’il est le travail même de la relation à l’autre par l’interférence de langue [87]. » Pourtant François Bon ne recule pas les conversations vidéos en skype… et l’improvisation écrite des blogs, des séries critiques et autobiographiques est déjà suffisamment sociable, amicale, pudique pour que le fait de les parler puisse vraiment le gêner.

3.4. Écrire : verbe intransitif

Troisième explication : l’écrivain attend de l’écriture audio plus que ce que le ton de conversation peut lui donner, du moins dans sa version ordinaire qui est la mise en ligne de plusieurs billets quotidiens, destinés à diverses zones du site. Dans ce contact permanent de l’auteur de blog avec ses lecteurs, il semble difficile de se hisser au même niveau épuisant de concentration intérieure que dans des textes écrits pour soi, même s’ils sont écrits avec la même régularité [88]. Car l’improvisation des billets de journal ou de critique littéraire, si elle fait œuvre en faisant masse (comme les lettres de Mme de Sévigné), ne ressemble pas au fond aux expériences d’improvisation des textes de création, elle ne conduit pas dans les mêmes endroits : c’est une écriture transitive, directe, adressée à un autre, alors que la création artistique est intransitive (Barthes, Blanchot, cités dans Tumulte), indirecte, non-adressée. « À qui je m’adresse quand j’écris sur le site ? Est-ce qu’il y a une adresse préalable quand on écrit tout court, quand on était à la machine à écrire ou qu’on ouvre devant soi, de toujours, un cahier ? [89] » Le ton de conversation peut parfaitement être mis au service d’une écriture intransitive, comme c’est le cas dans Tumulte, ou dans les Essais de Montaigne, ou dans À la recherche du temps perdu de Proust, ou dans le Journal de Kafka, mais alors « l’écart réflexif » n’est plus le même, parce que « la possibilité même d’écart et de loisir dans la turbulence des choses » qui fonde la littérature change [90]. « La littérature, c’est l’instinct religieusement écouté dans le silence [91] » : c’est ce qu’a bien compris François Bon en ouvrant des sites non accessibles au public pour écrire Tumulte, ou, dans un autre registre, les proférations d’Habakuk et quantité d’autres textes, avant de les rapatrier partiellement dans Tiers Livre. Et en pratiquant dans le site même des espaces réservés. L’expérience d’improvisation que valorise François Bon dans Tiers Livre, ce n’est pas celle de la conversation des blogs, mais celle qui permet des dérives dans le noir, des navigations dans l’inconnu. Et c’est peut-être elle et elle seulement qu’il a en tête quand il propose à la fin de Tumulte, dans l’article 225, d’improviser à voix haute, à la demande, sur un des 135 thèmes non traités dans les 224 articles précédents.

Mais on peut aussi penser que l’écrivain ne juge pas nécessaire de parler à voix haute ses billets de blog pour en baisser le « bruit de conversation » (la sienne) précisément, et les rapprocher ainsi d’une expérience de lecture dense de textes denses, à l’écoute de ce « bruit de dessous de machine » qu’on entend plus nettement dans les textes d’invention. Car il y a aussi dans pas mal de textes des blogs une pression délibérément exercée sur le lecteur dans ce sens, un jeu de quitte ou double sur la durée de lecture d’une page [92]. Un compteur permet de remercier en bas de page ceux qui ont passé plus d’une minute à la lire : or beaucoup de pages prennent plus d’une minute à lire et chaque lecteur pressé a pu faire l’expérience de cette boule qui se forme au niveau du sternum, cette pression physique qui monte à mesure que, avançant dans la lecture, on doit résister à la pulsion de la quitter et consentir à aller au bout.

Inversement, on peut aussi considérer que la combinaison du texte écrit et de sa version audio favoriserait la lecture d’une page de blog, la voix de l’auteur ajoutant alors à son texte une force de présence supplémentaire.

3.5. Du proche et du lointain

C’est donc ce ton de la conversation, de la voix simplement parlée, que François Bon n’a pas encore utilisé dans l’écriture audio. La question est celle du proche et du lointain, de l’étrangeté et de la familiarité. On entend dans Tiers Livre des lectures, des proférations, des performances, installées dans une distance, une absence de familiarité avec l’auditeur, un certain lointain, qui a quelque chose de ce lointain d’où arrivent les voix de la radio dont parle Robert Walser dans un texte repris dans Tiers Livre (« la première fois que Robert Walser a écouté la radio », 19 mai 2007, article 862  [93]). Cette voix qui vient du téléphone, de la radio, aujourd’hui d’internet, mais en tout cas d’un ailleurs (différence avec le disque), Cocteau lui trouvait tantôt l’air d’un perroquet perché à tous les étages des maisons, tantôt en effet un « style d’oracle », porteur d’énigme et de révélation, style qu’il a lui-même cherché à épouser dans ses lectures radio de poèmes de Clair-Obscur en 1954.

Mais si actuellement François Bon parlait ses billets, articles, chroniques, alors c’est une voix plus proche que l’on entendrait, du moins si elle voulait coller à ce ton de conversation dont on entend déjà la rumeur, le « bruit de dessous » dans les blogs. À moins que, un peu comme Marguerite Duras et d’autres, qui se sont fabriqué à un moment un style oral modelé sur celui de leurs œuvres écrites, il ne décide de régler sa voix parlée sur celle de certains de ses textes ou lectures audio.

Conclusion

Comparativement à de très nombreux sites d’auteur, Tiers Livre donne à l’écriture audio une place globalement importante. Elle reste cependant très en retrait de celle donnée à tout ce qui est visuel d’une part, de certains projets « voix » de l’auteur abandonnés (provisoirement ?) d’autre part. Pourtant il n’en faudrait peut-être pas beaucoup pour que Tiers Livre bascule vers plus d’écriture audio, en revenant naviguer dans les parages du « Rabelais à haute voix » : pensons aux enregistrements de lecture audio ou « audio enrichi » disséminés ici et là, à la pratique de la musique et du chant aussi par François Bon, au projet de webradio, aux traces encore perceptibles dans certains liens d’un « labo voix » inclus dans le « labo perso » du site, et tout simplement à la conception très forte qu’il a des liens entre la littérature et la voix haute. Dans marabout bout de ficelle [Fragments du dedans], l’abécédaire commencé en août 2013, à l’entrée « Chant », François Bon se souvient « d’un manuscrit envoyé en 1979 à Paul Otchakovsky-Laurens, uniquement des notes sur la voix, puis un mois plus tard je lui envoie un mot disant que ce n’était pas mûr, de ne pas lire ce texte, et qu’il me le renvoie (s’il l’a survolé ou pas, quelle importance) en m’écrivant qu’il est impératif d’obéir à ces intuitions-là – aucune archive de ce tapuscrit, une centaine de pages, le suivant sera mon premier livre. » Le moment de suivre à nouveau cette intuition des débuts est peut-être venu : on peut rêver d’une bascule de Tiers Livre à la conquête de l’écriture audio…

Notes

[1] Cet article est fondé sur des navigations dans Tiers Livre menées durant l’été et l’automne 2013. Il n’a pas été fondamentalement modifié pour cette publication, alors que Tiers Livre a de son côté beaucoup évolué. De là un décalage dans le détail de certaines analyses (pages modifiées, etc.) et l’accès à certaines d’entre elles, passées en « Ressources réservées » (espace WIP mis en place en janvier 2014) ou devenues inaccessibles. Nous prions les lecteurs de nous en excuser.

[2] Édité depuis sous le titre Fragments du dedans, Paris, Grasset, 2014.

[3] Écrire audio, c’est se livrer à un travail d’écriture exclusivement sonore, dans la suite d’une histoire artistique bientôt séculaire de la radio et de ses outils d’écriture et de diffusion du son. Sera donc considéré ici comme écriture audio dans Tiers Livre tout ce qui s’inscrit ou circule dans le site sur un fichier son, en excluant les textes conçus par l’auteur pour être lus à haute voix mais qu’on ne peut pas concrètement entendre en activant un player. La bande-son d’une vidéo n’est pas non plus assimilable à de l’écriture audio, même si, nous le verrons, il y a des cas où le mariage du sonore et de l’image tourne très nettement à l’avantage du sonore.

[4] Autobiographie des objets, Seuil (2012), « Points », 2013, p. 15.

[5] Ibid.

[6] « 1964-1974, l’arrivée du bruit », Epok, n°50, numéro spécial « 1954-2004, 50 ans de culture et de technologie », 2004, en ligne ici.

[7] Autobiographie des objets, op. cit., p. 16.

[8] Ibid.

[9] Rolling Stones, une biographie, Fayard, [août] 2002 ; Bob Dylan, une biographie, Fayard, 2007 ; Rock’n roll, un portrait de Led Zeppelin, Albin Michel, [octobre] 2008.

[10] « 1964-1974, l’arrivée du bruit », op. cit. Fin de l’article : « Il y eut un monde de silence, et ce qui le brisa soudain, de couleurs, d’images et de voyages, et puis la grande normalisation : le bruit était partout, mais partout le même. Un jour, bientôt, je recommencerais à lire. »

[11] « Les Rolling Stones racontés comme votre vie même », France Culture, du 2 au 27 septembre 2002, Jacques Taroni (réal.). Rediffusion en juillet 2003. Trois matinées de travail. Voir « Journal images du 20 août 2002 » : « mixage du feuilleton Rolling Stones à France-Culture ».

[12] « Chiens noirs des seventies, Led Zeppelin », France Culture, du 1er au 19 novembre 2004, à 11h du matin. Claude Guerre et Jean-François Néollier (réal.). Chronique de l’enregistrement en octobre 2004 sous le titre « Radiodays, fabrique d’un feuilleton radiophonique » : « Quand on enregistre, on éteint toutes les lumières, et Claude Guerre est à quelques dizaines de centimètres, des fois danse dans la musique, ou me guide comme un chef d’orchestre. Il veut que ça aille plus vite, que je dise fort : tout le contraire de France Culture, quoi. »

[13]  « Comment pousser les bords du monde : Bob Dylan », France Culture, du 5 au 23 février 2007, Claude Guerre (réal.). Rediffusion en décembre 2011.

[14]  Quatre émissions d’1h20, avec le concours notamment de Valère Novarina. Montage d’entretiens et d’extraits des romans de Rabelais adaptés, lus et joués en direct par des comédiens.

[15]  Fiction 30. Radiodrames, France Culture, mercredi 10 octobre 2001, 20h30-21h. Durée : 30 mn. « Une collection proposée par Lucien Attoun » entre 8 février 2000 et 16 juin 2002 (62 émissions).

[16]  « Nouveau répertoire dramatique : Scène de François Bon », France Culture, 26 novembre 2000, 14h35. Durée : 25 mn. Christine Bernard Sugy (réal.). Avec Patrick Catafilo (Nicolas), Garance Clavel (la femme), Daniel Delabesse (L’ami).

[17]  « Perspectives contemporaines : Comédie-Française : Quatre avec le mort », France Culture, 23 avril 2002, 20h35. Durée : 1h23. Avec Catherine Ferran, Claude Mathieu, Jean-Baptiste Malartre. Pièce éditée en février 2002 aux éditions Verdier. Voir dans le « Journal images » du 8 mars 2002, « Enregistrement à la Maison de la radio de Quatre avec le mort ».

[18] Du jour au lendemain, France Culture, Alain Veinstein (prod.), 28 septembre 1988, 5h du matin, durée 45′.

[19] « Le Bon plaisir de… François Bon », France Culture, 8 avril 1995, 15h30-18h.

[20] « 50 ans  de la Maison de la Radio : hommage aux micros », ici.

[21] « source et futur de la radio, le micro », ici  et (mis en ligne le 12 novembre 2013).

[22] Même si ce titre, aujourd’hui, François Bon ne le juge plus aussi pertinent qu’avant, à cause de sa référence à l’objet livre.

[23] « Bâtisseur d’énigme », préface au Tiers Livre [1552], POL, 1993, page VII.

[24] « Longeville, de silence à silence », dans Caroline Pottier, François Bon, Vague de jazz, Grâne, Créaphis Éditions, 2012, p. 9.

[25] Capable en effet de faire naviguer un monde de paroles dans la nuit des mondes connus et inconnus de l’homme à son époque.

[26]  Comment Pantagruel monta sur mer, 4e de couverture.

[27]  Id.

[28] V. « Sans retour », Quart livre [1552], POL, 1993, p. XVIII : « Combien avons-nous été, à découvrir un jour, au terme de sept cents pages de lecture ce que nous n’aurions jamais supposé de réalisé dans la langue Lors nous iecta sus le tillac plènes mains de parolles gelées, & sembloient dragée perlée de diverses couleurs et savoir de ce moment que plus rien ne serait pour nous exactement comme avant (je me souviens, embauché en 1973 aux usines de roulements à billes S.K.F. de Fontenay-le-Comte, avoir pris la voiture et marché deux heures à l’aube dans le village désert de Maillevais et ses ruines). »

[29] « Poésie non traduite », impro voix dans un train, article 1068. Son repris dans l’article 2307.

[30] Tumulte, Paris, Fayard, 2006, p. 13.

[31] Id., p.14.

[32] Id., p. 15.

[33] Ce projet d’écriture, directement applicable à Tumulte, reformule avec quelques différences de texte un autre projet de fiction, « Fresque » dont l’article 1125 nous donne le début en annexe 3 (« Le monde vrai »), et qui aboutit à un texte « construit pour une performance orale » d’une heure à partir du même matériau, intitulée Chiffres dans son édition publie.net de 2007. 28 pages pour la performance orale d’1 heure, + 20 pages d’annexes. Le texte complet n’est plus disponible sur Publie.net. « De fin 1999 à fin 2005, je commence chaque journée en relevant dans la presse quotidienne en ligne des faits, événements ou curiosités qui me semblent constituer une fresque de l’état du monde, un bruit du monde. »

[34] Tumulte, op. cit., p. 519.

[35] Autobiographie des objets, op. cit., p. 225.

[36] Elle est inexistante dans les dérivations Youtube et Facebook du site, qui multiplient les captations vidéo de lectures et spectacles mais ne proposent rien pour l’oreille seule.

[37] Tiers Livre, certes, a l’ambition d’être sans porte d’entrée ni parcours uniques, dans laquelle on pourrait entrer par n’importe où parce que chaque page se suffirait à elle-même.

[38] « source et futur de la radio, le micro », article 3579.

[39] Ibid. Le site s’appelle Frémissements, « notes sur quelques sons et leurs échos », fremissements.wordpress.com

[40] « Paysages mondes », « Le petit journal », « Carrés urbains », « Écrans mémoire », « Routes, métiers », « Bibliothèques & librairies ». Le couple photo/texte est plus spécialement travaillé, réfléchi, interrogé dans certaines.

[41] Dont les images webcam de la série « mes webcams du dimanche » (voir ici).

[42] Article 1125 : « De fin 1999 à fin 2005, je commence chaque journée en relevant dans la presse quotidienne en ligne des faits, événements ou curiosités qui me semblent constituer une fresque de l’état du monde, un bruit du monde.

[43] V. Gilles Bonnet, François Bon, d’un monde en bascule, Chêne-Bourg, La Baconnière, 2012, p. 249 sur la forme spatiale, visuelle de l’écran.

[44] Désordre de son ami Philippe de Jonckeere ou, découvert durant l’été 2013, la rubrique photo du site américain Beautiful Decay TheOneShotMi, / « Photographie & Chantiers », site de la plasticienne Candice Nguyen…

[45] V. l’ouvrage de Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan, 2013.

[46] L’article « les Rolling Stones en 20 fois 20 minutes » permet d’entendre des extraits de 12 émissions du feuilleton diffusé sur France Culture. Voix anglaise de Judith Allison.

[47] Voir ici et « pour accompagner le feuilleton France Culture, le texte de l’épisode 3, consacré à l’enfance de John Bonham, batteur de Led Zeppelin » en ligne .

[48] Voir des vidéos ici avec lecture par l’auteur de deux versions d’un de ses textes.

[49] Présentation de l’auteur. Textes écrits sur habakuk.fr, en partie rapatriés sur la plateforme alors principale de Tiers Livre. François Bon en a tiré ensuite un livre édité chez publie.net sous le pseudonyme d’Habakuk et sous le titre Profération contre l’état du monde et de soi-même, aujourd’hui retiré. « L’atelier principal de Formes d’une guerre a été ce blog commencé de façon anonyme, habakuk.fr, vers avril-mai 2009, dans le trouble de savoir le départ imminent pour un an d’Amérique. À l’arrivée à Québec, quelques mois plus tard, dès la première semaine, j’en reprenais les textes ici dans le site principal. »

[50] Rubrique : « Plus d’étonnement à la voix, impression de l’avoir lu avec la voix de mon père. »

[51] Ici.

[52] Ici.

[53] Lecture de La Grande Bretèche en février 2013, avec micro cravate) : « C’est une version speed, dans mon enregistrement elle fait 54’, et la lecture je l’ai faite en 45’ » (article 2890).

[54] « Howl : Ginsberg traduit et dit par Darras ». V. aussi « Duras sans religion » (article 933)  : Cathie Barreau, Sophie Merceron, François Bon. Cependant la dérivation Youtube du site semble préférée pour déposer ces lectures par des tiers. On a aussi dans Tiers Livre une rubrique [tiers livre sur You tube], 10 articles, avec des « captures maison » vidéo de lectures : Pierre Ménard lisant un de ses textes sur iPad, dans une salle banale de BDP d’Indre-et-Loire mai 2013, Pierre Martot lisant l’Odyssée d’Homère, festival Terre de Paroles en Normandie (24 mai -2 juin 2013), sur lutrin d’église.

[55] « À l’écoute : François Bon lit La Mort du jeune aviateur anglais, un extrait d’Écrire, © éditions Gallimard, 63’ » V. ses commentaires sur sa lecture dans « La Baule, écrivains en bord de mer, samedi 21 juillet : hommage à Marguerite Duras » (dans l’article « Duras sans religion » ?) : « Je crois que j’avais une idée préalable de la voix (blanche, avec silences et coupes nettes), qu’il fallait à Duras. C’est très certainement cette musique-là que Sophie Merceron a utilisé pour “le coupeur d’eau”. Probablement que, si sa lecture n’avait pas précédé directement la mienne, je me serais embarqué de tout autre façon. »« C’est parce que ce soir je lis le texte à voix haute que j’ajoute une strate à ma compréhension du texte. »

[56] « Carnets du dedans / Observation de soi et du monde »,  ici.

[57] « formes d’une guerre | 40 fois crier », article 3105.

[58] « François Bon | le son que je cherche », ici. Texte écrit en 2010 à Montréal, à l’occasion des premières lectures-performances de Kabakuk, Note de l’auteur en rubrique 101 : « Formes d’une guerre est un ensemble de textes rédigés initialement dans le bus retour Montréal-Québec, de nuit, lors de trajets hebdomadaires, au printemps 2010. Ces textes ont servi de support à un travail commun avec Dominique Pifarély (violon, violon électrique, traitements électroniques), Philippe De Jonckheere (images, vidéo-projections) et Michele Rabbia (percussions) créé à Montbéliard en décembre 2010 puis repris en 2011/2012 à Poitiers, Lyon, Louvain. »

[59]  V. Dominique Viart, François Bon, Paris, Bordas, «Écrivains au présent », 2008, p. 138 : lecture en arpèges, montée en tension, accélérations et heurts, explosion.

[60] Cependant François Bon écarte l’idée d’une « écriture rock » par exemple : ce n’est pas un modèle. Bruit, silence…

[61] Lectures de Baudelaire sur musique de Kasper Toeplitz. Disque HC avec lui : Horizon noir.

[62] V. « lire en public, astuces & matériels / recommandations pour lire à haute voix», page de juin 2008 modifiée en janvier 2010 qui précise : « On m’a parfois proposé de lire avec micro cravate : le son est très bon, mais pas possible de moduler – d’autre part, très perturbé par l’absence de repère spatial immédiat » (article 1211).

[63] En japonais, « le bruit de la conversation ».

[64] « Au début sur un fond de batterie de John Bonham, puis relais par texte off perso avec delays et traitement, puis un son de basse aussi enregistré préalablement (Amérique 17 – première fois que j’utilisais en public mes propres pérégrinations à la guitare basse, ai dit à personne qu’avais fait la bande-son !) » (ici). V. aussi « Québec, 318 jours | l’usine à papier / mon premier Pecha Kucha : 6’40 texte & son, sur 20 images à 40″ chaque (et que ça se prépare) », où il fait l’éloge de la contrainte de temps, comme à la radio (article 2131).

[65] V. « littérature et violon au Rex à Cavaillon » (13 avril 2007) : « à la fin ce texte sur la peur complètement réimprovisé une fois de plus une fois au micro. »

[66]  Précédées de l’interprétation par Emmanuel Tugny, Olivier Mellano avec Dominique A. pour le CD Ralbum aux éditions Leo Scheer. Album présenté ainsi sur MySpace : « À l’occasion de l’anniversaire de mai 68 des écrivains rencontrent des musiciens pour exprimer leur ras le bol face à l’époque, sociale et politique. Un pamphlet musical, un manifeste. »

[67] Exemple « tu marchais dans la maison des morts (avec Philippe Rahmy) », une vidéo de juin 2007, « diaporama de photographies numériques extraites via le mot-clé tombes de mes archives images, d’un texte réalisé séparément, puis lu directement pour le petit micro inséré dans l’écran de l’ordinateur portable, en même temps que défilent les images » (article 121).

[68] On arrive ici en droite ligne des excitations d’idées des années vingt sur le « phonographe créateur », de Cocteau enregistrant des disques pour Columbia avec le désir de collaborer avec la machine, comme il le dit dans Opium (1930) : « Ne plus adorer les machines ou les employer comme main d’œuvre. Collaborer avec. »

[69] marabout bout de ficelle, article3621#chant.

[70] Réponse à l’enquête sur la diction de la poésie à la radio (1953-1954), dans Les écrivains hommes de radio (1940-1970), Pierre-Marie Héron (dir.), Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2001, p. 171.

[71]  « Le Club d’Essai », La Chambre d’écho, n°1, [avril] 1947, repris dans Pierre-Marie Héron, Jean Cocteau et la radio, Paris, Éditions Non Lieu, Cahiers Jean Cocteau 8, 2010, p. 15. Sans parler des voix doucereuses, quasi hypnotiquement imposées par l’existence du micro (le fameux « ton confidentiel » recommandé en 1942 par Jacques Copeau) et les conditions « hors du temps » du studio. Là contre, Artaud, à la radio : Pour en finir avec le jugement de dieu. C’est ce vide sans rumeur de l’enregistrement initial, très difficile à compenser après coup par des bruitages ou mixages de sons d’ambiance avec la lecture, qui frappe aussi à l’écoute de Quoi faire de son chien mort ? et de beaucoup de fictions radio enregistrées aujourd’hui à France Culture.

[72] « videoroute | le temps clignote /images et voix de la ville, suite »

[73] « D’Henri Michaux (1899-1984), à Danielle Collobert (1940-1978), certains ont suivi pourtant cette ligne de crête, l’exploration intérieure à sa limite. »

[74] « Ma première lecture de Rabelais avait eu lieu sur cette cale, au couchant, face à la baie de Lampaul. J’y suis revenu la deuxième semaine, à la même heure, comme un rendez-vous personnel – juste pour expérimenter à haute voix ce récit, dans ce contexte, cette heure, cette présence. Bizarre de constater après coup comme la voix qui surgit n’était pas mienne. »

[75] Les écrivains hommes de radio (1940-1970), op. cit., p. 153.

[76] « On est ordi contre ordi, et quand on boucle un brouillon de rythmes radio, il écoute les yeux fermés. »

[77]  « Le calme dans la colère, pour la colère. Question d’improviser dans la colère. Expérience de Cocteau en cure de désintoxication que ses meilleurs dessins ne sont pas ceux faits dans la douleur. Rapport à Artaud : longue mise au point de Pour en finir avec le jugement de dieu ».

[78] « Dernier soir au Québec. Replier le matériel, ce qu’on a gardé sur la table. L’ordinateur, la carte-son, le micro. Vérifier si ça marche comme il faut, comme ça, juste. Enregistrer une voix. Il reste peu de papiers. Il y a cette page d’Antoine Emaz, tirée des Poèmes communs. Je m’en suis servi pour un atelier d’écriture, à la fac. C’est très court (c’est même ça, l’exercice, sentir les forces, les tensions, le blanc, l’aigu, entrer dans l’énorme violence du bref). J’ajoute le texte lu sur la piste voix. Dans les prochaines semaines, nous serons à nouveau voisin, avec Emaz. »

[79] Yann Paranthoën, preneur de son de l’émission Du jour au lendemain et célèbre auteur radio de Lulu, d’Enquête à Lesconil, regrettait qu’il soit inexistant dans la série de Veinstein (v. Alain Veinstein, Radio sauvage, Seuil, « Fiction & Cie », 2010, p. 212-215).

[80]  Radio sauvage, op. cit, p. 213.

[81]  « Et les abysmes eriger au dessus des nues », préface à Gargantua [1534], POL, 1992, page VI.

[82]  « Bâtisseur d’énigme », préface au Tiers Livre [1552], POL, 1993, page I.

[83]  marabout bout de ficelle, op. cit.

[84]  « visite guidée | l’actu du site en vidéo, 01 ».

[85] marabout bout de ficelle, op. cit.

[86] « 50 ans de la Maison de la Radio : hommage aux micros », art. cit.

[87] marabout bout de ficelle, op. cit.

[88] V. Tumulte.

[89]  « de 1035 à 1051 sur 10 000 / segments séparés d’une suite en construction », article 621, fragment 1068.

[90] V. François Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011, p. 7.

[91] Proust, Le Temps retrouvé (1927).

[92]  Cocteau, La Difficulté d’être (1947) : casser la phrase pour obliger à lire.

[93]  « Quelque chose de lointain vient à vous, et ceux qui produisent ce que l’on entend parlent à tout le monde à la fois, c’est-à-dire qu’ils sont dans une totale ignorance du nombre et des qualités de leurs auditeurs. »

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur en Littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier et membre de l’Institut universitaire de France. Il dirige à Montpellier le programme de recherche « Les écrivains et la radio en France (XXe-XXIe siècles) », dans le cadre duquel il organise colloques et journées d’étude et coordonne la publication d’ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante aux PUR (2010) ; Jean Cocteau. Pratiques du média radiophonique chez Minard (2013); Les radios de Philippe Soupault (Komodo 21, 2015). Il a aussi piloté en 2012 la réalisation du DVD-ROM et du site internet Jean Cocteau unique et multiple.

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Tiers Livre : « le théâtre c’est dedans »


Scène de voix diffusées, de commencements toujours repris, de corps dont l’absence même témoigne d’une présence plus urgente, monologues successifs qui cherchent les intersections entre soi et le dehors, là où le dedans vibre de tout ce qui s’y affronte, site en tant qu’espace parcouru par le temps de le dire : tout cela fait de Tiers Livre un théâtre, non pas réel ou métaphorique, mais en puissance. C’est l’hypothèse, ou, pour mieux dire, le rêve de ce propos.



Texte intégral

Donc Tiers Livre est un théâtre,

le contraire d’un théâtre, évidemment, et c’est en cela peut-être que, plus sûrement, il l’est, radicalement : qu’il rejoint intérieurement le rêve et le désir et la possibilité d’un théâtre total, d’un théâtre qui se passerait d’en être un, enfin, qui pourtant incessamment lèverait cela, la présence réelle du théâtre, son rêve, son désir, sa possibilité :

théâtre de nos villes : toujours situés en bordure de nos villes, ces théâtres aujourd’hui, et pour y aller, ce n’est pas rien : ce n’est jamais rien, non, et c’est d’avoir traversé le dehors qu’on le rejoint, le froid souvent, et l’attente, le temps vide entre la vie et ; et on ne sait pas — vite, ensuite, ça commence ;

déjà on sait que c’est manqué, le théâtre dans nos villes : l’interruption de la vie qui fait semblant de ne rien interrompre ; les corps bien sûr sont là qui disent les mots, prennent la parole mais on ne sait pas à qui, à quoi, et nous dans le silence et le noir (pourquoi ?), on garde le silence et le noir, mais on ne nous a rien donné, on le garde quand même,

et sur ce quand même on pourrait en faire une vie, parce qu’il faudra bien le rendre, on n’en veut pas cependant, tout ce silence et ce noir, les théâtres vraiment dans nos villes, c’est incompréhensible et c’est ; en sortant toujours, cette impression que non, rien n’a eu lieu (à peine le lieu), et on pourrait bien cracher par terre en disant plus jamais,

plus jamais et pourtant, le vendredi soir prochain, on sera assis dans un autre théâtre, en se disant : ça commence encore, la présence réelle des corps levés devant nous pour dire les mots, et l’impossibilité de les toucher, juste là et pourtant si loin, insituable, le surgissement du proche inapprochable, comme un miracle.

le théâtre ou la levée des corps, et des voix qui n’appartiennent à personne, sur laquelle la ville soudain branchée, liée à elle comme des feuilles sur le point de tomber, le théâtre comme ce qui circonscrit un espace ouvert, un espace qui tiendrait d’un dedans — cavité, crâne, tombeau, berceau  —, et d’un dehors manifeste — puissance qui engouffre, et rien au-delà —, le théâtre comme cela, et comme ce qui ne saurait jamais l’être, le contraire de la vie (et le détester tant pour cela), et le seul lieu où l’on pourrait dire qu’ici se dit le contraire de la vie [1] (et l’aimer tant pour cela, oui, et y revenir, le vendredi soir prochain) : mais comment faire ? Et où approcher l’insituable de nos corps, du monde, et de l’autre ? Dans quel site pourrait se désigner l’insituable de nos expériences ?

sur l’écran est un cadre, le plateau, une fenêtre ; mille plutôt, mille qui s’entrecroisent, se chevauchent et se répondent, des voix mille et davantage, et l’écran, comme on s’y perd, des récits plus de mille et un, le carré dans lequel s’engouffre tout, le bruit du monde et soi-même, l’endroit de la bibliothèque et là où nous parvient la brutalité du réel, celui qui est l’actualité brute du temps, et sa part la plus secrète, le mystère qu’on confie à ces endroits publics,

oui, l’écran comme une table d’écriture, de lecture, du mouvement qui organise les flux de l’écriture à la lecture pour les confondre, l’écran est là où ça surgit, mais quoi, on ne sait pas c’est pour quoi on laisse surgir, et on appelle ça surgir,

l’écran, un grand plateau de théâtre où viennent des corps sans qu’ils aient besoin de corps vraiment, et des voix, et des morceaux épars de ciel et de ville, et comme on raconterait à un sourd le bruit, mais comment il l’entendrait, le sourd, tout ce bruit, en lui : voilà, c’est un théâtre, là vient se déposer ce geste ; à la fois : un enfouissement et un arbre, c’est l’écran, et

partout autour de l’écran, et auprès de nous, que l’on veille, c’est le silence, et le noir plus grand encore, que l’on porte : qui est l’accueil, mais intempestif ; le privilège de l’écran est là, quand le livre a encore besoin de lumière artificielle pour exister, non l’écran produit sa propre lumière parce que la fenêtre est sa propre lumière, et on ne se rend même pas compte que la lumière que l’écran diffuse n’est pas un éclat, seulement sa manière à lui de surgir pour être visible : un corps plongé dans un corps accroît son propre volume, on ne sait plus de quel corps on parle ; un corps est visible dès lors qu’il intercepte de la lumière : le site est à la fois de la lumière visible et ce qui le rend visible ; en arrière de la lumière, des signes, comme des mains négatives sur la paroi des roches noires, lointaines et sacrés, en fait des morceaux de réalités qui font écran à la lumière, on se penche ce sont des lettres, et mentalement soudain des mots, des voix qui sortent sans besoin de corps, qui passent,

le rideau déchiré était le plateau lui-même, on est enveloppé du silence et du noir parce que soudain, et on ne le savait pas, c’était la condition de ce théâtre, du site insituable enfin qu’est l’écran, un théâtre, vraiment, de pied en cape ;

d’un côté, la vie, de l’autre, nous-même, et pour que cela ait lieu (la présence), il faut bien qu’il y ait un tiers, quelque chose qui serait en dehors de soi où, non pas se voir, ou se lire, mais qui du dehors peuplerait tout un dedans, une sauvagerie de mots, et la tendresse de les déposer là ; un mur transparent, second, troisième, quatrième, de l’autre côté duquel on se tiendrait, et on dirait : c’est là : le tiers, ce ne sera pas un livre, évidemment, cet objet clos qui est déjà tout constitué de mots avant qu’on l’ouvre, comme fait pour du passé, l’avoir lieu du temps, non, c’est fini, le temps passé est une idée ancienne, le tiers, c’est aussi le tiers du livre, c’est le tiers d’un temps entre le passé et ce qui est sur le point de, quelque chose comme de la présence confondu avec son imminence et un désir : en chaque instant c’est là qu’on est, qu’on pourrait être, l’écran tendu pour qu’on le traverse, mais on ne franchira pas, et devant quoi l’on se tient : ceci à cause de quoi un jour de grand désœuvrement, on a commis le théâtre, la présence, soudain là sur l’écran, qui passe —

que la parole n’est pas l’attribut de l’homme, mais la preuve, on le sait : sur l’écran, donc, ce qui passe ne prouve rien que cela : le passage du temps, et sur la même surface de temps que soi, les textes qui s’écrivent écrivent aussi le temps, ce n’est pas un journal du temps, mais bien le levée des voix : oui, leur présence réelle ;

sur l’écran, c’est écrit (dans les archives, sans que je comprenne vraiment ce qu’est une archive dans Tiers Livre, puisque je le découvre en ma présence, hier soir, hôtel des Arts de Montpellier, dix-neuf heure neuf, je lis ce texte écrit je ne sais pas quand, dans le passé sans doute, un passé contemporain de ma lecture d’hier soir, les phrases anciennes mais qui disent maintenant pour nommer) maintenant, ce miracle :

Axiome, un : que le théâtre lui-même soit toujours présent dans ce qu’on avance. Que chaque phrase dite ait sens dans le miroir du théâtre se disant lui-même [2].

car miracle de cette phrase qui accomplit son propre miracle, le programme de sa présence, qu’elle exécute dans l’instant, son arrêt de mort, force vitale quand elle ajoute, via Fellini :

« Il suffirait de se poster à un coin de rue et regarder ». Lui rêve de ça, d’une pièce qui le mettrait en position d’assister au spectacle du monde et de le refaire [3].

théâtre, donc : coin de rue à l’angle duquel tourner (et quand même oser, même s’il pleut), si le site est ce théâtre, alors selon l’axiome deux :

le dehors est contenu dans la phrase, mais suggéré par l’écart de la phrase avec le dehors qu’elle nomme, quand le roman le contient pour s’y appuyer. Ici le dehors est l’ouverture noire du plateau sur rien, mais un rien qui réfère tout, le rien évidemment peuplé [4].

théâtre, oui : « séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain [5]» Un site comme ce théâtre même, non pas le théâtre de nos villes, mais son rêve, c’est-à-dire théâtre conçu comme un labyrinthe,

un espèce d’espaces où chaque texte est une nouvelle anti-chambre qui trompe le chercheur et repousse le lieu où se situe l’insituable du tombeau (il n’y a pas de salle de tombeau dans un site, pas même de tas de cendre qui dirait : « c’est fini », « c’est là qu’est le terme ») — un site multipliant les portes, un théâtre avec des scènes juxtaposées dans chaque acte, et le vieil art de Racine qui nous a appris que chaque scène rejoue en totalité l’ensemble de la pièce en monade : ici chaque texte est l’ensemble du site lui-même, et en chacun de ses points : toile ; toile qu’en agitant une des extrémités, je fais vibrer dans son ensemble, et parcours [6] : parcours en ligne d’erre.

théâtre du Tiers Livre, sa radicalité, l’épars d’un corps désorganisé à mesure qu’il se donne naissance, texte à texte, c’est-à-dire un jour après l’autre : la réplique de l’un qu’on endosse, et la réplique d’un autre que soi, le lendemain :

Axiome, quatre : […] que chaque réplique vaut comme totalité, et non pas comme lien rhétorique à ce à quoi elle répond, ou ce vers quoi elle ouvre. Et combien ici chutent [7].

théâtre : non pas lieu coupé où se raconter des histoires pour de faux, tromper l’attente, l’ennui, le froid, mais au contraire, théâtre là où seul peut-être l’invention de la présence prouve la présence, là où le monde s’engouffre et se trouve nommé, visible : dignité du geste, de la parole —

tant de routes, tant d’enjeux / Tant d’impasses, je me trouve au bord de l’abîme / Parfois je me demande ce qu’il faudra / Pour trouver la dignité [8]

dignité comme quête, comme chemin, dignité de la langue, cette anfractuosité de langue où vient surgir Tiers Livre comme arme de reconquête, tel qu’il se lève, tel qu’il avance au-devant de lui-même dans le noir et le silence des villes quand elle reflux le soir : reconquérir des territoires de fiction, reprendre possession des lieux (intérieurs, politiques, symboliques) que le pouvoir, ou la vie dans son organisation policière, nous a pris ;

Tiers Livre est l’autre nom du théâtre à cause de cela : qu’il est cette reconquête de nos territoires de fiction ;

vieux rêves du théâtre, « qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli / tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli [9] » : le lieu, c’est le site et le dehors tout entier là ; le jour, c’est aussi une part de la nuit, toujours le temps où je viens ouvrir l’écran pour m’y rendre, c’est le nuit qu’on vient lire, n’importe quel jour, tant qu’il demeure au présent [10] ; le fait accompli est la propre expérience du réel, sa traversée qui met sur le même plan les lectures et les rêves qui naissent d’elles, et les images de la ville, les terreurs, les libres pensées lâchées sur le monde pour mieux l’inventer, s’y affronter — et jusqu’à la fin, on ne sait pas, on rêve de temps à temps à cette fin qu’on a mis en arrière de soi, que le temps ne viendra jamais arrêter, maintenant qu’on est vivant, présent à cette vie de nouveau donnée : alors le théâtre rempli, on comprend que c’est nous-même, plein de ces rêves,

un rêve de théâtre, si le théâtre est le rêve qu’on en fait, qu’il est l’espace du déploiement, le lieu d’un long dépli : corps via l’absence de corps, et voix, possible par cette absence même, silencieuse, écrite :

lente cérémonie du temps propre à celui qu’on s’accorde pour lire (et auquel on s’accorde), des lumières sur l’écran, des présences désirées qui s’échappent ;

lieux fantastiques, là où celui qui parle, dedans Tiers Livre, déplie en lui les colères — « je parle dans la colère [11] », axiome zéro, non-écrit, implicite préalable à la prise de parole, tandis qu’on nomme lyrisme cet espace où vient naître la parole du « Tiers Livre » : colère comme force vitale, joyeuse, terrible, inquiète, croisement politique et éthique :

oui, le lyrisme comme espace où naît la colère, espace intérieur qui devient site — lieux fantastiques et intimes qu’ouvre « Tiers Livre » à chacune de ses pages et qu’on vient intercepter : théâtre du regard :

car au théâtre, j’aime (mais j’ai compris peu à peu que je ne peux pas faire autrement, que c’est un compromis que j’ai négocié avec le théâtre lui-même) me placer sur le côté, au bord, dernier fauteuil auprès de l’allée, pour intercepter la technique de l’acteur, ne pas la voir frontalement (d’où vient cette peur d’être dévisagé ?) ; ici, sur l’écran, c’est un même dispositif immédiatement qu’on endosse : celui qui dit je à la surface de l’écran vient intercepter les expériences du monde, et à même échelle, la vie, les essais libres de la pensée, les colères, les notes brèves arrachées au monde et à la volée les images que le réel pose sur lui qu’ensuite le site arrache pour les déplacer, nous les rendre de nouveau visibles, interception première qu’on intercepte à notre tour, de biais toujours :

le théâtre, un lointain insituable que seul le site peut désigner, comme présence et comme ailleurs

(phrase de Michaux sur le théâtre, ou sur le web :

Au théâtre s’accuse leur goût pour le lointain. La salle est longue, la scène profonde. / Les images, les formes des personnages y apparaissent, grâce à un jeu de glaces (les acteurs jouent dans une autre salle), y apparaissent plus réels que s’ils étaient présents, plus concentrés, épurés, définitifs, défaits de ce halo que donne toujours la présence réelle face à face. / Des paroles, venues du plafond, sont prononcées en leur nom. / L’impression de fatalité, sans l’ombre de pathos, est extraordinaire [12].

alors les violences du réel ainsi prises, découpées, nous sont rendues en propre et jamais dès lors le site est sa propre clôture : joie de ce théâtre qu’il appelle — joie en cela que sans cesse il cherche à sortir du théâtre : puissance du Tiers Livre quand on se retrouve dehors à sortir l’appareil photo pour saisir un type avec une violoncelle dans le dos, et parfois on ne l’enverra même pas, cette photo, à celui à qui pourtant on la destine, on la gardera pour soi parce qu’elle est trop floue, elle est toujours floue, cette image qu’on destine à celui qui l’a produite secrètement en nous, ou sur twitter on la déposera comme un salut, discret, à la cantonade, le monde qu’on aura ainsi partagé, parce que soudain il est de nouveau le nôtre, qu’il a été nommé, qu’il a pu faire de nouveau l’objet d’une conquête : site comme dépôt de ces récits qui forment le théâtre levé : un type flou avec son violoncelle dans le dos [13], ou les carrés de cimetières [14] qu’on longe en train [15], les caddies de supermarché abandonnés la nuit [16], ces rectangles d’immeubles [17], les grandes dalles dans les abords des villes [18], les mots obscènes qu’on nous inflige en immense sur les panneaux publicitaires [19], les novlangues du pouvoir [20], les regards des morts [21], les retards des trains à cause des sangliers follement libres [22], les chambres d’hôtels dans les villes de passage [23], les objets qui sont notre mémoire [24], et la mémoire comme appartenance au monde que l’on choisit, et les mots des autres, aussi, surtout, en partage [25], parce que le présent se donne, que c’est en cela qu’il est profondément présent, don absolu d’une langue rompue en deux pour que l’autre y vienne mordre, le site dans l’accueil de tout cela, cette pâture de villes et de ciel, comme au jusant des marées, laissés, ces corps de villes éventrées que l’écriture vient recueillir, en détourner l’usage, quelque chose comme matière vivante du monde, là, levé, en présence —

Marcher dans un décor, salle vide : les fantômes de voix s’accumulent, linéaments dans l’air, comme des reliefs matériels de parole. Quand je me déplace dans l’ossature ouverte du décor, je les sens me frôler au visage, je les sens réellement, je n’ai qu’à mettre la voix sur eux. Alors écrire devenant possible, par le relief et puis ce vide, mais un vide acoustique. Je suis redevable au théâtre de cette magie minimum, plateau devant salle vide, et c’est par ce lien et cette dette que j’accepte la responsabilité de parole [26].

le site comme ossature et vide premier, que chaque page accroit et remplace, le frôlement de visage, je pense à cette jeune Noire qui tout en haut du World Trade Center, tous les onze septembre de chaque année, tombe [27], avec en arrière, le visage de Michel Piccoli, pourquoi ces superpositions de sens deviennent le sceau du temps : théâtre cela aussi :

Ce qu’au-dedans on hurle, et ce qui est tellement trop lourd ou fort pour qu’on le hurle. Et qu’ici on aurait choisi. Comme plutôt ramper, se cacher, venir par les côtés, et que ce qu’on recevrait de paroles on n’aurait de cesse d’à nouveau s’en départir.

Étrangeté du théâtre : ne pas pouvoir s’immobiliser, avoir envie de marcher, chercher sur le plateau les points d’appui, où résister au vide, et par quoi la parole peut prendre énergie de sourdre. Beckett a introduit qu’on reste fixe : se soumettre assez l’énergie pour la canaliser depuis ce point fixe. Il me suffit de penser cela pour être effrayé [28].

car le théâtre arpenté est son propre désir : la seule géométrie possible du site est une circulation : le site comme les cartes de Gracq [29], devant quoi on rêve longtemps parce que c’est du temps et de l’espace à la fois [30], c’est le lieu et la formule d’un roman qui aurait trouvé en lui son épuisement et son recommencement ailleurs, car le théâtre, c’est aller,

et dans le site, cet en-allée horizontale d’un jour à l’autre pour déjouer la fosse à bitume du web : la souveraine en-allée qui disperse, l’archive quand elle remonte et qui devient l’actualité même du présent.

Le théâtre, c’est dedans, tu avais dit. Un jardin sauvage, tu avais continué… C’est la ville qui en toi crée géométrie intérieure, et la condition pour que dans cette géométrie tu disposes non pas les mots, mais probablement toi-même et toi au dedans, mais probablement la pensée même, et ton désir de ces musiques obsessives, récurrentes, qui sont musiques des seules brillances dans la nuit. Il suffit, très loin dans la ville, la géométrie grise d’une vitre encore éclairée, il suffit du mystère gris de ce qui t’en sépare, il suffit – à un rouge frotté – de l’impression évidemment fausse que la ville te regarde et t’attend [31].

donc, Tiers Livre est ce théâtre, théâtre du dedans qui en retour rend le dehors désirable et possible, un dehors qui n’attendra pas longtemps pour qu’on vienne s’y affronter : le site est une planche d’appel —

alors, et enfin, le site comme théâtre de rues, qu’on vient approcher à main nues et « Quand une ville résulte d’une idée architecturale globale, chaque rue est dessinée pour un usage, mais l’usage réinvente ses coutumes, ses traverses [32]. » — là où il a lieu, Tiers Livre, c’est au point d’usage qui vient où la ville est abandonnée à elle-même, c’est-à-dire à celui qui vient le recueillir pour l’écrire, et le donne à celui qui le lit, passage des rues abandonnés du Pays de France jusqu’au Saint-Laurent, la rue large du fleuve si large qu’on ne voit pas l’autre rive, circule  et fait circuler les énergies qui voudrait s’en réapproprier les forces : « On peut brûler la bibliothèque d’Alexandrie, rêvait tendrement Artaud. Au-dessus et en dehors des papyrus, il y a des forces : on nous enlèvera pour quelques temps la faculté de retrouver ces forces, on ne supprimera pas leur énergie [33]. » Il ajoutait, ailleurs : « La vie est de brûler des questions [34] » — dans tout ce feu, reste encore la brûlure ;

au moment où le théâtre cesse commence le dehors, au moment où l’interruption du théâtre s’interrompt s’ouvre ce qu’au dehors le monde nous refusait et qui devient possible : c’est ce moment qu’élabore infiniment Tiers Livre : de la présence, radicale, celle qui désigne les territoires qu’en partage on reconnaît nôtres, et qu’ainsi nommé, on va rejoindre,

Notes

[1] De Bernard-Marie Koltès, la dette inestimable en partage.

[2] François Bon, « Théâtre » ; texte d’abord paru dans le nº 61 de la revue Alternatives théâtrales, Bruxelles. Repris dans Tiers Livre ici.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Samuel Beckett, Le Dépeupleur, Paris, Minuit, 1970, p.   7 (premiers mots du texte).

[6] Voir ce que dit Gilles Deleuze dans les dernières lignes de son ouvrage sur Marcel Proust, Proust et les signes, Paris, PUF,  « Quadrige », 1970.

[7] François Bon, « Théâtre », op. cit.

[8] Bob Dylan, Dignity, chanson enregistrée pour la réalisation de l’album Oh Mercy, en 1989 — non retenu dans la version finale de l’album, elle ne parut que dans la compilation Bob Dylan’s Greatest Hits Volume 3 en 1994. « So many roads, so much at stake / So many dead ends, I’m at the edge of the lake / Sometimes I wonder what it’s gonna take / To find dignity » (Traduction personnelle).

[9] Nicolas Boileau, Art poétique, 1674 (Chant III,  vers 45-46).

[10] « Né le plus souvent avec la tragédie même (qui est une journée), le Soleil devient meurtrier en même temps qu’elle : incendie, éblouissement, blessure oculaire, c’est l’éclat (des Rois, des Empereurs). Sans doute si le soleil parvient à s’égaliser, à se tempérer, à se retenir, en quelque sorte, il peut retrouver une tenue paradoxale, la splendeur. Mais la splendeur n’est pas une qualité propre à la lumière, c’est un état de la matière : il y a une splendeur de la nuit. » (Roland Barthes, Sur Racine, “L’Homme racinien”, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1979, p. 25.

[11] « Elle dit : Et c’est se dresser face à l’ordre du monde, se tendre la main, un instant s’ériger contre l’ordre et le remplacer par un autre, éphémère et provisoire, né de l’excès même où collectivement on s’est mis et qui ne lui survivra pas. Elle répète : Impatience. Je parle dans la colère. » (François Bon, Impatience, Minuit, 2004, repris dans Tiers Livre ici.

[12] Henri Michaux, Ailleurs, « Voyage en Grande Garabagne », Paris, Gallimard, « Poésie/NRF », p.  19.

[13] « violoncelle rouge à jambes », en ligne ici (sauf indication contraire, les pages citées ici sont issus du site de François Bon, Tiers Livre ; on se borne à indiquer le titre dans lequel on peut les lire, ce 29 septembre 2014).

[14] « [31] un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés », en ligne ici.

[15] « tombes », en ligne ici, ou « Paysage Fer | passer du livre au film »,  (et échos au Désordre : « commandes, livraisons, alignement… », ).

[16] « La ville, quand elle ne se regarde pas elle-même », en ligne ici (et la série des publicités sur caddies de supermarché : « caca dans l’eau », ou « mangez du chat »).

[17] « zone urbaine | Microsoft est (aussi) un immeuble », en ligne ici.

[18] « roman-photo | les ascenseurs aussi sont une fiction », en ligne ici.

[19] « l’homme en pub », en ligne ici.

[20]  « lots pour nos Enfants », en ligne ici.

[21] « Rimbaud regard bouche », en ligne ici.

[22] « zone urbaine | vidéo du train qui pleure », en ligne ici,  ou « à celle dont je ne saurai rien »,  .

[23] « nature morte hôtel Cergy », en ligne ici, ou « Roubaix, chambre d’hôtel offerte », .

[24] « Autobiographie des objets | compléments, extensions (41) », en ligne ici.

[25] Le sommaire des « Vases communicants » en ligne ici.

[26] François Bon, « Théâtre », op. cit.

[27] « cette jeune Noire tout en haut du World Trade Center », en ligne ici.

[28] François Bon, « Théâtre », op. cit.

[29] « de Gracq considéré comme un site web », en ligne ici et dans ce dossier.

[30]  « voyage de Savenay à Brevenay », en ligne ici.

[31] « théâtre dedans » (texte paru d’abord sur le site Ana2B à l’occasion des vases communicants, en septembre 2011).

[32] « Cergy, la ville | rue abandonnée du pays de France », en ligne ici (texte issu du projet numérique CergyLand, autre espace sur le net de François Bon depuis septembre 2013, autour de son travail à l’école d’Art de Cergy).

[33] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, in Œuvres, IV, Paris, Gallimard, p. 14.

[34] Antonin Artaud, « Correspondance avec Jacques Rivière », dans LOmbilic des Limbes et autres textes, Paris, Gallimard, « Poésie », 2003 [1968], p. 51.

Auteur

Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille. Maître de Conférences à l’université Aix-Marseille, il enseigne la théorie et la pratique du théâtre. Il est l’auteur de récit (« Où que je sois encore…, Seuil, 2008 ; La Mancha, La Nuit Mytride, 2009) et de fictions numériques (Anticipations, 2011 ; Affrontements, 2012) aux éditions publie.net. Dramaturge de la compagnie La Controverse, il écrit également pour le théâtre (Les Tombeaux sont appelés des solitudes, 2013 ; Les Filles perdues, 2014). Il prépare actuellement une biographie de Bernard-Marie Koltès. Depuis 2006, il tient ses Carnets d’écriture en ligne : www.arnaudmaisetti.net.

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« Georges Perros, Jean Daive », au miroir de la radio


La série de cinq émissions qui résulte de l’entretien mené avec Georges Perros par Jean Daive en 1975, profondément originale, contribue à renouveler le genre de l’entretien-feuilleton tel qu’il se déploie depuis les années 1940 à la radio. S’affichant comme un montage, l’ensemble de l’entretien rompt avec l’illusion pour l’auditeur d’assister à une conversation directe entre un écrivain et son interviewer : on n’y entend pas un auteur répondant à des questions, mais une parole se déployant librement dans l’espace abstrait des ondes. Une forme d’autant plus étrange que l’œuvre de Perros repose tout entière sur un désir de conversation, ici frustré. C’est pourtant par ce dispositif que Daive parvient à élaborer une image sonore convaincante de Perros, homme et œuvre, tout en faisant apparaître la radio comme le meilleur moyen de donner écho à sa parole.

The series of five broadcasts made from the interview that Jean Daive conducted in 1975 with George Perros is so deeply original that it helps renew the genre of the “entretien-feuilleton” which dates back to the 1940s. Ostentatiously a montage, the interview breaks with the illusion of attending a direct conversation between a writer and an interviewer: we do not hear an author answering questions, but a speech unfolding freely in the abstract space of the airwaves. A form all the more bizarre as Perros’ work rests entirely on a desire for conversation, here frustrated. And yet this device enables Daive to create a convincing audio image of Perros, the man and his work, while foregrounding the radio as the best means to echo his word.


Texte intégral

« Papiers collés, Poèmes bleus, Une vie ordinaire, Papiers collés 2, Georges Perros, Jean Daive ». Telle est la singulière phrase de générique d’entrée adoptée par Jean Daive pour la diffusion de son entretien avec Georges Perros en 1976. Déjà la forme d’une simple liste d’œuvres citées dans leur ordre de parution constitue en soi un choix original pour un générique ; mais ce qui est plus surprenant encore, c’est la juxtaposition des deux noms à la fin, sans qu’il soit explicitement dit, comme c’est d’ordinaire le cas dans les entretiens radiophoniques, qui « s’entretient avec » qui. L’auditeur avertit sait, naturellement, que l’écrivain invité est Georges Perros, auteur des livres cités. Ce détail, frappant à l’audition, car le mot attendu d’« entretien » n’est même pas prononcé, n’indique pas seulement une volonté de modernisation, par une sorte d’épurement de la forme, du genre de l’entretien ; il invite aussi à réfléchir sur la relation entre interviewer et interviewé que construit Jean Daive dans son émission. L’enregistrement de l’entretien avec Perros eut lieu le 17 décembre 1975 ; il fut ensuite distribué en cinq épisodes de 25 minutes environ, diffusés à 22 h 35 entre le 16 et le 20 février 1976 dans la série Entretiens avec. Il s’agit du premier entretien mené par Jean Daive, qui en 1975 vient de prendre ses fonctions de producteur à France Culture. C’est également l’année où Yves Jaigu, tout juste nommé directeur de l’antenne, entreprend de rénover une nouvelle fois la grille des programmes. Il s’entoure pour cela de jeunes écrivains et poètes, comme Alain Veinstein, qui relate cette expérience dans Radio sauvage [1], Claude Royet-Journoud, qui produit dès 1975 la très novatrice série Poésie ininterrompue, laquelle, quatre fois par jour pendant une semaine (« le matin, le midi, le soir et la nuit [2] »), fait entendre un poète lisant ses propres textes au micro et le dimanche dialoguant avec un poète de son choix. Jean Daive, pour sa part, qui avait été le poète invité de Poésie ininterrompue dès les débuts de la série [3], semble avoir eu à cœur de participer au renouvellement de la radio littéraire et culturelle. En matière d’entretien, le modèle honni était alors, d’après ses souvenirs, celui où l’invité comme l’invitant, « assis dans des fauteuils chacun devant son micro […] lisaient les réponses comme les questions [4] » (il donne en exemple les entretiens avec André Breton et Pierre Jean Jouve). Avec Georges Perros, dont il a lu et aimé Papiers collés dès sa parution, puis le poème « Ken avo » découvert dans un numéro de La NRF, Jean Daive met en place un autre dispositif : laisser l’auteur parler, librement, sans autre fil conducteur que l’ordre de parution de ses livres (« un livre par entretien, chacun de trente minutes », mais Perros « était tout à fait libre d’aller où il voulait » [5]). Cette liberté de parole, qui déborde sans cesse le mince cadre fixé, se fait sentir de bout en bout, non seulement à l’intérieur de chaque entretien, mais aussi à l’échelle de l’ensemble des émissions. En effet, si l’on considère que la phrase de générique, avec sa liste de quatre livres, fixe le programme de chacune des parties de l’entretien, on se demande sur quoi portera la dernière. « Georges Perros, Jean Daive » : la formulation annonce une rencontre, ou plutôt un face à face. Notre thèse ici est que c’est la relation même entre les deux hommes en présence, mise en abyme dans le dernier entretien, qui contribue à renouveler en profondeur le genre et à lui donner une valeur nouvelle. Que devient en effet la parole de Perros une fois enregistrée et montée ? Quel rôle se donne Jean Daive ? Et au fond que peut apporter la radio de spécifique dans la connaissance d’un auteur et de son œuvre ? Quelle est la valeur d’un entretien de ce type ? À première vue, l’ensemble des cinq entretiens pourrait apparaître comme une forme de détournement radiophonique de l’œuvre et de la parole de Perros, pris au piège du montage. Mais il faut entendre ce qui proprement naît de la situation de parole singulière que propose Jean Daive pour cet entretien, ce que la voix parlante de Perros révèle. Je montrerai au bout du compte que l’entretien, conçu ici comme une œuvre radiophonique à part entière, constitue tout à la fois une authentique proposition de lecture de l’œuvre et un portrait tout subjectif de Georges Perros par Jean Daive.

1. Perros pris au piège de la radio ?

 1.1. Un montage

L’auditeur habitué à entendre un écrivain se livrer au jeu de l’entretien radiophonique croit assister, du moins lorsque l’auteur ne lit pas ses réponses, à une conversation réelle. De là son plaisir, car il a le sentiment, l’espace de l’émission, d’approcher l’auteur, d’entrer dans la confidence [6]. Généralement, il sait pourtant que cette apparente retransmission de conversation a été filtrée, retravaillée au montage ; mais la plupart du temps, il l’oublie, car tout est fait pour cela. Or dans le cas des entretiens de Georges Perros avec Jean Daive, l’illusion du direct ne joue pas, car le montage est d’emblée hautement perceptible [7]. Le début du 1er entretien est en effet particulièrement élaboré sur le plan sonore : il s’ouvre sur vingt secondes d’une musique superposée à des bruitages (violon gémissant sur ambiance de bistrot), sur quoi se détache alors la voix de Daive qui, d’une façon grave, lente et plate, déclame des phrases tirées de l’œuvre de Perros :

« Tout commence, # tout finit par le langage. » [Un nouvel élément sonore surgit sur le fond musical déjà en place, puis disparaît.]

« Mais vivre # reste à faire », # qui « a quelque chose d’impossible. » [Un chœur de femmes et d’hommes s’ajoute, provenant de l’extrait musical choisi, puis s’estompe.]

« Être des hommes avec des hommes. # Parler. » [Extrait musical seul : violon + chœur + réverbération très forte.]

« Comme un léger décollement # du discours perpétuel. » [La réverbération s’amplifie.]

« J’essaie # d’établir un rapport de conversation # à distance, # conversation # impossible, qui exige # l’intervention # du hasard. » [La musique reprend, retour du violon, suraigu, qui se mêle aux voix de femmes et à la réverbération ; puis retour, en superposition, des bruits de bistrot.] [8]

Cette série de citations extraites du texte « en guise de préface » de Papiers collés 2 procède en elle-même d’un montage : Daive a non seulement sélectionné ces phrases, mais les a réordonnées, collées (citations 2 et 3), et même tronquées (la dernière [9]). Ce n’est qu’au bout de deux minutes de cette étonnante entrée en matière, qui joue le rôle à la fois de décor sonore et d’atmosphère mentale dans laquelle s’installe l’auditeur, que s’élève la voix de Perros, introduite par la comédienne Michèle Cohen. Le contraste avec ce qui précède est saisissant : Daive lisait, d’une voix trouée de silences ; Perros improvise, parle vite, cherche ses mots, ses images. Mais cette parole vive est elle-même rapidement interrompue par la voix de la comédienne lisant un bref passage de Papiers collés 2 : « Je peux jouer correctement en coulisses. J’étais voué à la littérature, chose solitaire. Dès qu’on me regarde, je suis foutu. » Or voilà l’écrivain au micro : on ne le « regarde » pas, mais on l’écoute, il n’est pas sous les projecteurs, mais dans les haut-parleurs. Serait-il donc pris au piège, lui qui au début de la préface de Papiers collés 2 s’accusait d’un « perpétuel délit de fuite [10] », ici impossible ?

L’entretien commence donc à brûle-pourpoint, à partir des citations, sans question explicitement posée. Perros parle du « décollement » cité par Daive : ce n’est pas une « réponse » comme dans les entretiens traditionnels, mais plutôt le déploiement d’un écho. De plus, l’auditeur sent bien qu’il n’a pas affaire au début de l’échange réel, celui qui a été enregistré, mais qu’il s’agit d’un moment prélevé dans cet enregistrement. Le montage utilise donc la voix de Perros comme matériau, au même titre que les lectures d’extraits de l’œuvre, les musiques, les bruitages. Le générique intervient quant à lui un peu avant la 5ème minute, ce qui permet d’entendre rétrospectivement ces cinq premières minutes comme une séquence introductive pré-générique, un procédé utilisé d’ordinaire au cinéma et dans les feuilletons télévisés, mais rarement à la radio. On s’attendrait à ce que, passé le générique, l’entretien se poursuive sur un mode plus habituel, c’est-à-dire sous la forme d’un dialogue entre Perros et Daive. Mais il n’en est rien.

Les cinq entretiens donnent à entendre le tressage de trois voix, celles de l’auteur, de l’interviewer et de l’interprète, sans qu’il reste rien, ou presque [11], des interactions réelles qu’on ne peut qu’imaginer avoir eu lieu lors de la séance d’enregistrement. Les interventions de Daive, rares, semblent avoir été enregistrées après coup, puis montées : on ne peut en effet imaginer qu’il ait pu s’adresser à Perros sur ce ton, un ton qui n’est pas de conversation, mais de lecture ou bien de parole à soi-même. D’ailleurs ces interventions ne sont souvent pas des questions ou, si elles le sont, elles ne sont que rarement adressées directement à Perros (seules deux d’entre elles comportent un « vous » d’adresse). La plupart du temps, ses interventions, souvent courtes, apparaissent comme une manière d’intituler les propos qui suivent : « Une fiction », « Les notes, mobile d’un corps en perpétuel éclatement », « Le corps de la note » [12]. Ce laconisme abstrait renvoie certes à la poétique de Daive-auteur, mais dans le cadre de l’entretien, il contraste surtout violemment avec la profusion verbale de Perros et frustre en permanence le désir fondamental de « conversation » que ce dernier ne cesse d’exprimer. Le montage met ainsi en avant une distance semble-t-il radicale entre les deux hommes – qui contraste avec l’effet de familiarité auquel le genre de l’entretien radiophonique a jusque-là habitué l’auditeur. La fin du premier entretien pourrait de ce point de vue paraître tristement comique (avec l’impression d’un dialogue de sourds), mais il faut plutôt l’entendre comme la mise en lumière criante, au moment du montage, de deux langues – deux états de la langue – la langue écrite et la langue parlée :

Jean Daive : Le mystère : vouloir tout dire et s’apercevoir que la marge est tout aussi grande qui nous sépare de, qui nous sépare du.

Georges Perros : Alors moi je suis pour la conversation. Pourquoi ? Parce que je me parle tout seul toute la journée, tu vois. J’ai un discours ininterrompu, ce n’est pas la poésie, c’est le discours qui est complètement ininterrompu : pfuit ! comme ça. Ça n’arrête pas de se trimbaler dans le crâne. Et je ne peux pas le livrer [13].

Il faut donc se rendre à l’évidence : l’entretien avec l’écrivain, en tant qu’objet radiophonique, émission montée, n’est pas ici conçu comme dialogue, ni même comme conversation. Les codes de l’entretien sont défaits : il n’y a ni question, ni réponse, une présence ambiguë et lointaine de l’interviewer (une forme de présence-absence), une gêne sensible de l’interviewé par rapport au fait même de devoir parler de lui dans un studio de radio… Si Perros, depuis son entrée au micro, suscite une forme de pitié chez l’auditeur, c’est moins parce qu’il serait soumis à la question comme dans d’autres entretiens (puisqu’ici il n’y a pas de questions) que parce qu’il semble parler dans un espace vide, sans répondant autre que son propre écho.

1.2. La radio, espace de parole complexe

On sait que Perros n’a pas aimé le moment de l’entretien, et qu’il n’a pas écouté le résultat final : « Je ne me suis pas écouté à la radio, horrifié à l’avance. En fait d’entretiens, la chose s’est faite en trois heures trente, entre deux trains. Et Daive n’inspire que le silence. J’imagine comme il a fabriqué l’émission. Sans importance[14] ! » De cette épreuve de parole, il se plaint dans le moment même de l’entretien. Dans la version montée en sont gardées au moins quatre traces explicites. À chaque fois, Perros pointe le danger que courent sa parole aussi bien que lui-même dans l’espace radiophonique, qu’il oppose à la « vie » :

Je pourrais vous dire ce temps-là dans ma vie, mais pas par l’entretien. Je ne peux pas, ça. On ne peut pas poser une question à quelqu’un sur sa vie. C’est la vie qui répond, ce n’est pas… Autrement dit, on ne peut pas couper la vie en morceaux et on ne peut pas la faire mourir de temps en temps pour la décrire, pour l’expliquer, parce que c’est un peu la faire mourir [15].

Et dans le cinquième entretien, en écho au premier :

Je ne peux pas prélever mon réel pour le distribuer dans un micro. Je ne peux pas. En ce moment, je suis dans mon réel. Mais c’est un réel de manifestation. C’est un réel d’oral. Enfin, je passe un oral. Mais quand je suis tout seul, dans la rue à Douarnenez, voilà mon réel. Il est là mon réel [16].

Ce que Perros exprime à plusieurs reprises, c’est la peur d’être extrait, isolé de son milieu, lui comme sa parole. C’est au fond la peur de l’abstraction :

Alors évidemment, écrire, c’est donner des renseignements. C’est un peu… On peut faire de l’ethnologie avec un livre. Même quand il est… il donne des renseignements. Des renseignements sur le monde dans lequel elle existe. Ça n’a rien à voir. C’est pourquoi les entretiens et l’individualisation de l’écrivain sont extrêmement périlleux. On devrait s’y refuser [17].

C’est la peur d’être pris pour un autre, pour ce qu’il n’est pas, pour un « grand écrivain », d’être « naturalisé en poésie ou en pensée [18] », c’est-à-dire empaillé, figé, tué : « [le fragment] est comme ça, comme son auteur et comme sa victime : il est dans le vent et il vaudrait mieux le laisser tranquille. Vous voyez ce que je veux dire [19] ? »

Aujourd’hui encore, Jean Daive se souvient de l’inconfort dans lequel s’est déroulé l’entretien :

[Perros] installe une distance qui est à peine fraternelle. Je crois qu’il ne comprend pas mon intérêt pour son « œuvre ». Il se pose la question. Souvent. Trop souvent. Et parfois je cède à contre cœur. Pourquoi lui Jean Daive qui n’existe pas s’intéresse-t-il tant à mon travail qui n’existe pas. Ce n’est pas dit mais je l’entends se l’avouer et même se le répéter. Il est susceptible à mourir. Plaintif de sa vie, pas heureux en somme, dur ou injuste à l’égard du monde humain. Il est pitoyable sur lui-même et sans pitié pour les autres [20].

Georges Perros était très conscient de l’existence de différents espaces de parole, il était sensible à ce qu’un lieu, un contexte, suscite comme type de conversations. Dans Une vie ordinaire par exemple, il rapporte avec une ironie féroce la conversation des salons mondains auquel il s’est trouvé assister : coincé à table « entre deux cuisses féminines [21] », il voudrait échapper à cette fausse parole par le silence. Le « bistrot » lui plaît davantage, avec ses « gens de café » qui se livrent quand ils sont ivres, lieu où il ne fait que passer, « en toute clandestinité » [22]. C’est là d’ailleurs qu’il a donné rendez-vous à Michel Kerninon, avant de le conduire dans « sa piaule », soit au cœur même de l’espace d’écriture, pour l’entretien écrit qu’il réalise en mai 1973 [23]. Dans le 4ème entretien avec Daive, il revient assez longuement sur ce lieu pour lui confortable qu’est le bistrot :

Il y a une espèce d’intonation du bistrot qui est théâtrale, qui donne une liberté, une tranquillité peut-être, oui, parce qu’on est là entre choses aussi. Le bistrot, on ne pas y rester et c’est liquide aussi, c’est la boisson. On boit un coup. On est utile à quelque chose. On paye. Ça n’est pas gratuit. Il y a tout ça dans un bistrot, et puis il y a le bruit alentour, il y a toutes ces espèces de bruits de la vie… C’est la vie qui vient se réchauffer, disons. C’est le bruit de la vie qui vient se réchauffer là. […] C’est comme l’oasis parce que c’est comme dans un désert, et on trouve tout à coup à boire un coup avec des gens qui vous connaissent, mais qui vous connaissent comme ça, qui vous connaissent par le bistrot, qui ne vous demandent pas autre chose. C’est bien. J’aime bien ça. J’aime assez ça. Cet incognito [24][…]

Lieu de passage, lieu de vent, le bistrot apparaît comme le lieu même de l’échappée. Ce désir d’« incognito », Perros le satisfait aussi avec le livre, puisqu’il n’y rencontre pas son lecteur :

Ruisseau plus ou moins tourmenté

par les méandres de son lit

[…]

ainsi me font l’effet d’aller

tous ces mots que je te destine

ami que par définition

je ne rencontrerai jamais

puis je souffre mal qu’on me parle

de ce que j’écris dans le vent

son auteur ni vu ni connu [25].

Avec la radio, évidemment, c’est autre chose puisqu’il y vient précisément pour parler, en tant qu’« auteur », de lui et de son œuvre… Espace inconfortable donc. Mais la radio ouvre en fait un double espace de parole : il y a l’enregistrement, où l’auteur invité fait face à un interlocuteur ; et il y a l’entretien monté et diffusé, qui s’adresse aux auditeurs, avec qui, comme pour les lecteurs, il n’y a pas de rencontre directe. Cette seconde dimension, il est possible que Perros n’en ait pas eu conscience, aveuglé par la réalité désagréable du premier échange, qui pourtant au montage disparaît.

L’exhibition du montage affirme en soi l’existence de ce lieu de parole spécifique que constitue l’espace radiophonique. Ces cinq entretiens, conçus comme un tout (effet renforcé par la reprise à la fin des citations du début), forment un objet radiophonique qui échappe à l’auteur venu parler. « Ainsi j’ai souvent remarqué / que la photographie dépend / bien plus de celui qui la prend / que de celui qui pose [26] », écrit Perros dans Une vie ordinaire. Il en va bien de même à la radio…

2. L’émergence d’une voix, « intime extérieur »

La radio, comme l’appareil photo et la caméra, enregistre un réel qu’elle transforme. À la radio, cette capture du réel passe par le son seul. Un entretien radiophonique avec un écrivain consiste à faire surgir une présence sonore. La voix de l’écrivain est évidemment centrale. Elle n’est pas un pur contenant, un simple canal pour dire des choses : elle est en soi un vecteur d’émotions et surtout une fenêtre ouverte sur la subjectivité. Une voix, ce n’est pas seulement un timbre, mais aussi une diction, un rythme, une allure, une syntaxe. Elle est l’« intime extérieur [27] », pour reprendre une belle formule d’Henri Meschonnic.

Georges Perros est donc venu parler dans ce lieu abstrait qu’est un studio radiophonique. Il s’est trouvé face à Jean Daive, qu’il ne connaît pas, et qui en tant qu’auteur développe de tout autres voies esthétiques que lui. Ce dernier ne lui pose guère de questions, mais lui ouvre un vaste espace de parole avec pour seul fil conducteur la chronologie des œuvres publiées au moment de l’entretien. Certes, il y a la présence amie de Jean-Marie Gibbal qui aide sans doute Perros à se sentir plus à l’aise. Mais cette séance d’enregistrement, aux dires de Perros comme de Daive, fut difficile, voire pénible. Pourtant, en écoutant l’ensemble de ces cinq entretiens, on a l’impression qu’il se passe quelque chose, que le dispositif radiophonique est parvenu à faire surgir de l’inattendu, de l’imprévu, quelque chose qui échappe à Perros lui-même. Jean Daive se souvient :

Nous avançons titre après titre. Il ne parle pas, il chante, il gazouille, le terme est de lui au micro ou hors micro. […] Il y a une vitesse de la pensée et donc de la parole. Il en a conscience et se demande pourquoi il s’entend chanter de cette façon. Pourquoi cette précipitation [28].

Sur le fond, Perros se redit par rapport à ses écrits. L’auditeur familier de l’œuvre n’apprend presque rien de nouveau. Il y a bien quelques aveux personnels (il n’a pas d’autorité sur ses enfants, il est superstitieux, etc.), car l’espace de l’entretien appelle la confidence, mais là n’est pas l’essentiel bien sûr. Ce qui est proprement inouï, c’est sa voix : manière de parler, mais aussi de penser et de ressentir. On y entend un homme en quête, qui cherche le mot juste, la précision des images, qui se confirme à lui-même qu’il a trouvé la bonne expression, comme dans ce passage du 3e entretien à propos de Une vie ordinaire :

C’est quelque chose de vertical. Voilà c’est ça. C’est quelque chose qui coule. Quelque chose qui coule verticalement, plutôt comme un robinet. Plutôt comme un robinet que comme un ruisseau en fait. C’est plutôt quelque chose qui descend [29].

Perros procède par reprises successives, sortes d’esquisses verbales. Tout au long des entretiens, l’auditeur assiste ainsi au surgissement de la pensée et de l’expression, lancées sans frein dans l’espace des ondes, contrairement à ce qui se passe dans l’écriture :

Oui il y a quelque chose en moi qui ne tient pas en place, c’est certain. Et que, évidemment, je ne peux pas suivre, parce que ça va beaucoup plus vite que moi. […] Les mots que je trace sur une feuille, ce sont peut-être des mots de freinage. De freinage et de dérapage [30].

L’écriture donne un cadre : le papier accroche et ralentit la pensée, donne une forme, une longueur visibles aux mots que l’on y dépose. On pèse ses mots, et la contrainte du vers, d’autant plus quand il est compté comme dans Une vie ordinaire, accentue le ralentissement inhérent au fait d’écrire. Mais quand Perros parle, sans être interrompu, pensée et paroles suivent leur pente naturelle, à toute allure, dérivent d’image en image, par enchaînements pseudo-logiques. Les exemples de cette dérive foisonnent dans les cinq entretiens. En voici un, particulièrement frappant, qui intervient au moment même où Perros évoque l’état physique et mental dans lequel il se trouve lorsqu’il écrit :

Pour moi, le langage, c’est quelque chose – le mien – c’est quelque chose qui a de temps en temps, la chair de poule c’est tout, c’est comme la mer quand on la regarde, la mer est très frileuse (de temps en temps, en fait). [brève respiration] Eh bien… ou comme quand on touche le la la peau d’un cheval, quand on le le caresse et tout à coup, sloup ! ça fait ça fait une espèce de mouvement comme ça, comme la comme la chair de poule.

[respiration] Eh bien, c’est c’est comme ça que j’écris, c’est comme ça que je peux écrire, c’est quand ma langue, mon mon chant de de mots a la chair de poule. Y a un petit vent qui passe là, comme les blés de temps en temps, comme… [brève respiration] Et alors c’est là, là, j’écris avec ça. Seulement, c’est c’est écrire heu même pas sur le sable, c’est écrire sur le vent.

[Brève interruption] Il faut tout d’même être dans un certain état, je ne peux pas… toujours heu… être heu… susceptible de cette liberté. Parce qu’en fait, c’est un mouvement de liberté, c’est un mouvement de… comme quelqu’un qui tour qui tourne la tête doucement, c’est comme un mouvement de nuque en fait, c’est comme un mouvement d’épaules, [inspiration] qui peut être heu… un signe. Un signe pour personne, enfin, un léger signe amoureux, disons… Qui renouvelle le bail, [inspiration] d’une vie qui voudrait bien heu… se fondre en… en eau et en… [inspiration] Enfin, oui, c’est la mort, le la la la l’horreur. Alors il vaudrait mieux pouvoir mourir avant d’être pris comme ça. C’est un peu le rêve heu que fait ma… ma langue : piéger la mort. Pour me laisser sur le carreau, mais au moins comme ça j’aurai… battu heu… l’œuf. C’est la mayonnaise, en fait c’est ça ce que je veux dire. Il faut pouvoir faire la mayonnaise avant de… de tomber en ruines [31].

Perros est ici dans un effort de définition. Il cherche vraiment, par une succession rapide d’images, de sensations, par le recours à l’onomatopée, aux déictiques, à faire comprendre, ou mieux, à faire sentir à ses interlocuteurs, Daive et Gibbal, ce qui chez lui déclenche l’écriture : ce qu’il appelle la « chair de poule », qu’il décrit d’abord comme un « mouvement », à la fois comme une soudaine agitation de surface (sur la mer, sur la peau du cheval, sur les blés), et comme une sorte de dégagement, de sursaut, tendu vers autrui (« signe » corporel), comme pour échapper à une certaine tendance à la dissolution, à la disparition. L’idée de « mort » arrive ici de manière abrupte et inattendue, au creux d’une hésitation, avec pourtant une force d’affirmation sans précédent (« Enfin, oui, c’est »). Cette pensée de la mort vient remotiver l’image de départ, celle de la « chair de poule », qui devient, par effet de connotation, l’expression toute simple de la peur. Les trois dernières phrases de cet extrait, qui amènent l’image insolite et triviale de la « mayonnaise », sonnent à la fois comme un pied de nez goguenard à la mort, une sorte de revanche absurde, dérisoire (« au moins comme ça j’aurai… »), mais aussi comme un défi au langage (et aux interlocuteurs présents), car que veut dire « battre l’œuf », « faire la mayonnaise » dans ce contexte ? On comprend que cette course effrénée d’explications, cette voix qui se précipite d’image en image en ne respirant qu’à peine, se débat dans la langue : Perros bat le langage, pour le faire monter et lui donner consistance, face au néant qui vient. On entend le poète tisser un échafaudage au-dessus du vide.

La voix de Perros, dans cet entretien où la parole s’écoule sans entrave, fait ainsi entendre, en même temps qu’elle la réalise, une véritable poétique, qui puise à l’angoisse de la conscience de la mort. À la fin du dernier entretien, Perros oppose les « beaux vers » et « l’intelligence de la trouvaille » (chez Claudel, Saint-John Perse, Valéry par exemple) au poème comme ensemble organique, animal (comme chez Verlaine) :

Un beau vers chez Verlaine, vous ne le trouvez pas. C’est le poème qui est… hein. « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant… ». Mais y a pas… c’est pas de beaux vers ça. Une espèce d’enroulement [32] tout à coup du langage qui se fait animal, qui se fait chat, qui se fait… Et en fait un poème, c’est un animal, ce sont les animaux du langage les poèmes, ce sont les animaux ! Moi quand je regarde un chat – et maintenant je vis avec des chats, parce qu’ils viennent sur le paillasson alors on les prend – eh bien c’est un animal très poétique effectivement. Et un poème pour moi maintenant, c’est un chat [33].

La définition lapidaire et insolite à laquelle aboutit Perros (« un poème, c’est un chat ») procède de rebonds définitionnels successifs, de répétitions s’inscrivant dans un déroulement en apparence logique (« en fait ») et authentifiés par l’expérience quotidienne (« eh bien c’est un animal très poétique effectivement »). Il y a dans ce passage plein d’un humour touchant à la grâce du nonsense [34], une légèreté d’invention, une fantaisie, une gaieté qui font sourire l’auditeur et le surprennent. « Il y a donc des poèmes chats, des poèmes vaches… Tout ce que vous voudrez », poursuit Perros… Nulle « trouvaille » ici, mais un enchaînement verbal nécessaire, animé de l’intérieur par une poussée à la fois imaginative et rythmique.

Faire parler Perros de cette façon, c’est un peu le mettre en état d’écriture, mais sans qu’il puisse vraiment écrire, sans qu’il puisse « freiner », sans qu’il puisse maîtriser ce qui sort de sa bouche. D’où un certain plaisir à parler, qui s’entend dans ces moments d’humour, de provocation joyeuse de l’interlocuteur, mais aussi une certaine angoisse devant ce qui échappe, qui sera gravé, diffusé, sans qu’il puisse y redire… Suivre la voix de Perros, c’est d’ailleurs aussi entendre ses silences, lesquels, autant que ses constructions de langage « dans le vent », disent le « désarroi » qui « mijote » « dans la casserole » [35]. C’est là aussi l’une des grandes valeurs de l’entretien que de faire entendre ces silences, ces non-dits, qui ne sont nullement des équivalents des blancs sur la page. Une forme de silence, d’ellipse, est aussi perceptible dans certaines répétitions, qui s’entendent comme l’écho d’un véritable abîme intérieur. Ainsi dans le premier entretien, ce passage sur le mystère de l’origine, mystère de la nécessité d’écrire :

Et c’était déjà peut-être le décollement, cette espèce d’accent parisien, déjà peut-être… puisque j’étais à Paris et qu’il y avait ce côté-là. Peut-être, je ne sais pas. Mais ça ne justifie pas l’écriture ça. D’ailleurs, rien. Rien [36]

Le dernier « rien » s’entend à peine : en se perdant ainsi dans les limbes d’un lointain radiophonique, il ouvre un espace d’indicible qui auréole Perros d’une sorte de profondeur sonore et existentielle. De même, dans un autre passage, la répétition finale, tout en faisant apparaître un désarroi, une souffrance profonde, coupe l’élan métaphorique dans lequel il s’était engagé :

[…] je défends l’intellect. Oui, je le promène. Je le fais voyager. Je lui montre des choses. Beaucoup plus dans ma vie quotidienne que dans mon écriture qui est une écriture à la mesure de mes moyens et, alors évidemment, pour moi ce n’est pas suffisant. Ce n’est pas suffisant [37].

D’emblée, l’auditeur avait été prévenu : Perros se présente sans masque, non pas tant parce qu’il a quitté le métier d’acteur, nous dit-il, que par le simple fait qu’il parle au micro en son nom, c’est-à-dire à découvert. Mais ce qui est découvert au fond, c’est sans doute moins Perros, qui demeure insaisissable, que la résonance de cette parole, vive aussi bien qu’écrite, sur celui qui la reçoit, Jean Daive.

3. Un portrait radiophonique

La dernière partie de l’entretien est la seule qui ne prenne pas comme point de départ un livre de Perros. Il y est question de la lecture, de Perros lecteur, des admirations littéraires de ce dernier ; il est y aussi question de la meilleure manière de parler des auteurs aimés. C’est la partie la plus implicitement réflexive par rapport à ce que Daive, en tant que médiateur de Perros et de son œuvre auprès des auditeurs, entreprend de faire à la radio. L’entretien monté ne cherche pas ici à faire assister l’auditeur à une conversation entre l’auteur et son interviewer : il s’assume plutôt comme une forme élaborée de ressaisie sonore d’une œuvre et d’une figure d’écrivain, procédant par prélèvements (extraits de l’œuvre imprimée, extraits de l’entretien enregistré, musiques et bruitages), collages, superpositions de pistes sonores. Si l’artifice du montage est assumé comme tel, c’est qu’il garantit paradoxalement l’élaboration d’un portrait radiophonique fidèle à l’esprit (plus qu’à la lettre) de l’œuvre et de son auteur.

Tout d’abord, comment présenter un auteur ? Jean Daive, à l’écoute de Perros, montre ici qu’il suit l’une de ses leçons. En effet, à travers les exemples de Paulhan puis de Valéry, tous deux côtoyés et éperdument admirés par Perros, ce dernier invite à désacraliser la figure de l’écrivain, à le faire descendre de son piédestal mondain pour le rendre à son humanité. Selon lui, c’est en ce sens que Paulhan faisait passer des épreuves à ceux qui voulaient l’approcher :

Il fallait l’oublier, n’est-ce pas ? Il fallait faire en sorte que… ne pas le traiter lui comme il était traité d’habitude, c’est-à-dire très mal, comme un monsieur. Il ne voulait pas être traité comme ça non plus ; il voulait être traité comme un homme d’amitié justement. Et il faisait donc passer des épreuves à ce degré-là [38].

Cela fait bien sûr écho au désir d’incognito, tout comme à la relation d’amitié avec le lecteur, que Perros n’a de cesse de revendiquer pour lui-même. Or l’entretien fait entendre, juste à la suite de ce passage sur Paulhan, quelques vers d’Une vie ordinaire relatant avec humour une rencontre des plus intimes avec Valéry (« Moi je l’ai rencontré un jour / Valéry, dans les vespasiennes / et fait pipi tout près de lui / écoutant la chanson bien douce / qui s’écoulait de sa vessie ») ; puis Perros raconte les cours auxquels il assistait au Collège de France, ému moins par la parole du maître que par le simple fait d’être là, en sa présence, et de découvrir en Valéry un mortel plutôt qu’un dieu :

Pour moi, c’était vraiment l’homme total. Pour moi, Valéry était ce que Léonard de Vinci était pour lui, une espèce de… Moi j’étais tout à fait à genoux. Mais je ne l’ai pas connu. J’allais au Collège de France à tous ses cours. C’était pendant la guerre. Je ne peux pas dire que c’était passionnant. D’ailleurs, il n’y avait grand monde. Il n’était pas tellement aidé, parce qu’il y avait trois duchesses de La Rochefoucauld qui étaient au premier rang. Ce n’était vraiment pas très passionnant. Et ça ne l’amusait pas tellement non plus. Il faisait froid […] Et il était âgé ; enfin, il en avait marre. Et il ne faisait aucun effort pour nous aider. Il ouvrait ses papiers, ses cahiers, et puis il nous lisait des trucs. On ne comprenait rien. […] Enfin, ce n’était pas extraordinaire. Mais c’était extraordinaire d’être là. Naturellement. Et de le voir. Sa femme dormait. Il la regardait de temps en temps. Son œil bleu, magnifique, et il regardait sa femme qui dormait. C’était émouvant, disons. C’était émouvant [39].

Par le fait même d’assembler au montage ces anecdotes et cet extrait de poème, Jean Daive non seulement signale à l’auditeur la manière dont Perros conçoit la relation à l’écrivain aimé, mais encore met en évidence sa propre tentative, avec l’entretien radiophonique ainsi conçu, de faire entendre l’auteur dans sa vérité humaine plutôt que littéraire, l’œuvre écrite comme l’écho ou la poursuite du discours spontané. Non seulement la radio fait entendre la pensée de Perros, mais elle cherche à la réfléchir : le dispositif de l’entretien tel que Daive le met en place fonctionne comme un miroir, renvoyant aux auditeurs une image (sonore) correspondant à l’idéal formulé par Perros. À plusieurs reprises d’ailleurs au cours de l’entretien, Perros exprime des « rêves », que précisément la radio semble pouvoir réaliser. Ainsi de ce passage du premier entretien où il déclare : « Le rêve pour moi, ç’aurait été ça : ç’aurait été de graver sur le mur du vent, quelque chose qui se serait ajouté aux choses de la nature [40] » Les ondes hertziennes rendent possible ce rêve. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’expression « graver sur le mur du vent » a été choisie comme titre pour publier la transcription des entretiens avec Jean Daive, transcription qui n’a pourtant pas d’équivalent, elle, avec l’écoute des entretiens eux-mêmes : il y manque justement la voix, son mouvement, sa vie propre, ce qui fait que la parole enregistrée devient bien « quelque chose […] ajouté aux choses de la nature ». L’entretien, tel que le met en œuvre Jean Daive, est bien une manière de « graver sur le mur du vent », c’est-à-dire de fixer une parole sans lui ôter son mouvement, de la faire entendre plutôt que lire, de la dégager d’un support, la page, qui lui fait courir le risque d’être figée en chose littéraire. Un autre « rêve » auquel la radio donne une chance de prendre corps, c’est celui d’être entendu, et même chanté plutôt que lu, comme un « air » que l’on retiendrait par cœur au fond de soi, plus ou moins exact, et qui pourrait servir de signe de reconnaissance. Georges Perros évoque ainsi sa rencontre, à la fois réelle et fantasmée, avec Francis Poulenc :

Un jour, j’ai rencontré Francis Poulenc dans la rue. Rue de Médicis. Il habitait là d’ailleurs. Je n’ai pas osé, mais c’est ce que je voulais dire un peu à propos de la note, je n’ai pas osé l’arrêter, mais je voulais absolument lui chanter une partie de son concerto pour piano et lui demander s’il n’y avait pas une note dans ma mémoire qui clochait un peu. […] Et quand on me dit qu’on lit mes notes, j’aimerais que ce soit comme ça : j’aimerais qu’on me chante l’air. Et qu’on me dise, tiens ! on va se retrouver ensemble sur la Terre grâce à un petit air que j’ai retenu en lisant la note. Autrement dit, je voudrais que ça fasse chanter plutôt que lire, parce que ce n’est pas à lire une note. Ça se chante. C’est un petit air. Et alors on pourrait se reconnaître comme ça : une société secrète de la note. Il y aurait un air qui nous rassemblerait. Oui, ce serait une société presque clandestine. Naturellement ! Mais ce serait exactement comme ça, comme quand je voulais arrêter Francis Poulenc. Je voulais lui prouver que je le connaissais et que j’avais rien à lui dire, et que ce n’était pas du tout pour lui demander de le connaître ou… Il n’y a rien à connaître. J’avais envie de me mettre à côté de lui et de lui chanter un petit air. Évidemment, il se serait retourné, il m’aurait regardé et il m’aurait peut-être pris l’épaule, je ne sais pas, dans une espèce… C’est ça le rêve que je fais d’une amitié possible grâce à la note [41].

Comme dans cette rencontre manquée avec Poulenc, dont l’entretien monté cherche d’ailleurs à créer un simulacre (en faisant entendre, sous la voix de Perros qui non seulement en parle mais encore en chante quelques mesures, le concerto en question), Daive semble avoir manqué le rendez-vous fraternel. Celui-ci n’a pas lieu au moment de l’enregistrement ; mais il a lieu en différé, par cette tentative d’élaborer avec la radio une sorte d’« équivalent [42] » de la parole et du projet perrossiens, ou au moins un écho fraternel. Cette fraternité, Perros ne la reconnaît pas, puisqu’il n’a pas écouté le résultat final de l’entretien, qu’il s’en détourne (il ne s’est pas « retourné » !) comme si cela ne le concernait plus. Cette rencontre manquée que figure ici l’entretien explique sans doute l’importance que Daive donne à une formule de Perros, celle de « conversation à distance ». Tirée de la préface de Papiers collés 2 et caractérisant pour l’auteur la relation désirée avec le lecteur, elle s’accorde bien elle aussi (comme « graver sur le mur du vent ») avec le medium radiophonique. Jean Daive l’utilise pour ouvrir et fermer la série des entretiens : « J’essaie d’établir un rapport de conversation à distance, conversation impossible, qui exige l’intervention du hasard ». Jean Daive modifie la phrase originelle de Perros en la tronquant : ce faisant, il se la réapproprie, se la dit pour lui-même (se la chante ?), fait coïncider le « je » de Perros avec le sien propre. L’inexactitude de la citation ici n’est pas trahison : elle figure l’opération même de réception intime d’une parole lue ou entendue, qui revient en mémoire. Elle doit au fond s’entendre comme un signe de fraternité. Cette pratique de la citation modifiée apparaît plusieurs fois au cours des entretiens. Dans le 3ème, celle-ci est clairement perceptible (y compris dans le temps de la diffusion pour un auditeur attentif) puisque la citation originale est d’abord dite par Michelle Cohen au début de l’émission (« À qui n’est-ce pas arrivé / d’avoir à dire la parole / celle de toute éternité / à l’homme que vous avez là / devant vous présent mais précaire [43] »), puis reprise par Jean Daive à la fin (« Dire la parole, celle de toute éternité, à l’homme que vous avez là, devant vous, présent mais précaire [44]») : une fois encore, le « je » de Perros a fait place à celui de Daive, si bien que « l’homme […] présent mais précaire » en vient à s’identifier, dans la bouche de l’interviewer, pour l’auditeur, à Perros lui-même.

La relation entre Perros et Daive est donc particulièrement ambivalente. Daive n’est pas un ami élu pour la conversation, comme ont pu l’être tous ceux, nombreux, avec qui Perros a tenu correspondance, autre forme de « conversation à distance » (Jean Grenier, Jean Roudaut, Jean Paulhan, Michel Butor, Bernard Noël, Carl-Gustav Bjurström, Lorand Gaspar, Henri Thomas, etc.). C’est lui qui l’a fait venir, parce qu’il aimait son œuvre ; et visiblement il n’a pas réussi à le lui montrer. Il n’est pas allé à lui, dans son lieu, comme l’avait fait Roger Pillaudin pour la radio en 1969, enregistrant son entretien dans la Baie des Trépassés [45], ou comme Pierre-Jakez Hélias pour l’entretien télévisé réalisé par Paul-André Picton en 1971 [46]. L’entretien avec Daive, une fois monté, assume donc cette distance et épouse l’idée que Perros formule à propos de la relation au lecteur. Jean Daive y joue finalement le rôle d’un médiateur en retrait, distant, laissant la plus grande place audible à son invité, tout en ouvrant la voie pour que l’auditeur, destinataire final de l’entretien, entende à son tour Perros et puisse laisser sa parole faire son miel en lui. Jean Daive est en effet celui qui entend et redit à part soi, reformule ce qu’il a compris – d’où ce ton, si étrange à première audition, qui est en fait celui-là même de la « conversation à distance » et non celui de la conversation directe. Ainsi à la fin du premier entretien, Daive ressaisit la pensée de Perros, en se coulant dans les mots mêmes de ce dernier : « La parole écrite voudrait bien passer inaperçue. Elle voudrait bien être égale au vent, à la pluie, aux personnages et aux choses du quotidien qu’elle vise pour s’y fondre [47] » L’auditeur, quant à lui, est appelé à jouer le même rôle que l’ami-lecteur anonyme, que Perros ne choisit pas mais auquel il se livre pourtant, même par-delà la mort : auditeur chez qui se produira peut-être, réponse muette et intime à la parole délivrée, un tressaillement intime, un mouvement de « chair de poule », une émotion enfin, seul « signe » désiré par Perros en ce qu’il fait triompher de la mort. « Voilà ! La mort ne prend pas ça, c’est ce que je voulais dire. La mort ne peut pas… la mort est battue, là [48]. »

Ce premier entretien que mène Jean Daive à la radio assume pleinement le fait d’être un objet sonore construit plutôt que l’apparente retransmission d’une conversation à laquelle on ferait mine de convier muettement l’auditeur. La radio s’y affirme non seulement comme moyen d’expression, mais encore comme moyen spécifique de représentation du réel. Il s’agit de capter, sur le plan sonore, non seulement ce que dit Georges Perros, mais ce qu’il est, non seulement sa parole, mais aussi toute son épaisseur humaine. Captif, Perros l’est indéniablement dans ce studio impersonnel ; et il s’en défend puisqu’il rejette, dans le même temps qu’il s’y prête, l’exercice de l’entretien. Mais ce que réussit à capter Jean Daive, secondé par le réalisateur Alain Pollet, c’est une parole suffisamment libérée des questions et, plus généralement, des contraintes de la conversation courante, pour qu’on puisse y entendre tout un prisme d’émotions, une sensibilité à nue, un accès sonore direct à cette « nuit » que Perros disait rechercher chez les autres [49]. En même temps, si l’auteur est bien sans masque, il est cependant en partie revêtu de la sensibilité propre de son interviewer, Jean Daive, qui, dans le tissu des textes et des paroles de Perros, découpe, prélève ce qui lui parle et qui fait signe, aussi bien à lui-même qu’à l’espace radiophonique où pour l’auditeur se déploie l’entretien. De même, le choix de monter des extraits musicaux et des bruitages pare la parole de Perros d’un tissu affectif qui oriente l’écoute et qui contribue à faire de l’entretien un portrait tout subjectif de l’écrivain. L’entretien monté constitue ainsi dans son ensemble une forme de réponse différée à Georges Perros. Mais le son qui revient à l’auditeur, comme un écho, n’est ni tout à fait un autre ni tout à fait le même (par rapport à ce qu’il fut au moment de sa prise), augmenté qu’il est de la présence de Jean Daive, lequel s’affirme non seulement comme médiateur mais aussi pleinement, quoique discrètement, comme auteur de l’entretien. « Georges Perros, Jean Daive » : l’entretien apparaît ici au fond comme la mise en tension de deux espaces-temps, à l’origine disjoints mais superposés au montage, de la parole auctoriale. Par ce dispositif de relais, Jean Daive contribue bien à faire « passer la douane [50] » à son invité, s’effaçant lui-même au maximum, pour laisser parvenir jusqu’à nos propres rives intérieures, la « petite musique » si émouvante, si inoubliable, de Georges Perros.

Notes

[1] Alain Veinstein, Radio sauvage, Paris, Seuil, 2010, p. 40 suiv.

[2] « Le temps qu’on la cherche, elle est déjà commencée, on la trouve, elle est finie. Mais elle surgit parfois sans qu’on l’attende. C’est la poésie sur France-Culture, le matin, le midi, le soir et la nuit, “Poésie ininterrompue” » (Le Monde, lundi 14 mars 1977), cité par Abigail Lang, « “Bien ou mal lire, telle n’est pas la question”. Poésie ininterrompue, archives sonores de la poésie », dans Pierre-Marie Héron, Marie Joqueviel-Bourjea et Céline Pardo (dir.), Poésie sur les ondes. La voix des poètes-producteurs à la radio, Presses universitaires de Rennes, 2018.

[3] Émission diffusée du 2 au 8 juin 1975.

[4] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017. Je remercie ici Jean Daive d’avoir bien voulu répondre à mes questions.

[5] Propos recueilli de Jean Daive recueilli par mail le 16 mai 2017.

[6] Voir Céline Pardo, « Avec un écrivain, les yeux fermés. L’art du portrait d’écrivain à la radio », dans Ivanne Rialland (dir.), Critique et médium, Paris, CNRS éditions, 2017, p. 271-285.

[7] Jean Daive affirme qu’il n’est pas responsable du montage. Il faut donc sans doute l’attribuer à Alain Pollet qui réalise l’émission.

[8] Le signe # marque une pause dans la diction. Entre crochets sont indiqués les sons ajoutés au montage.

[9] La transcription de l’entretien, qu’on peut lire dans Graver sur le mur du vent, Thierry Gillybœuf (éd.), Illiers-Combray, éditions Marcel le Poney, 2010, restitue entre crochets la phrase originale de Perros : « conversation impossible [à l’état brut], qui exige l’intervention [d’un heureux] hasard ». Mais pour d’autres citations modifiées par Daive, il n’y a pas de restitution de l’original.

[10] Georges Perros, Papiers collés 2, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1973, p. 9.

[11] On entend seulement, à de rares moments, plutôt dans les derniers entretiens, de brefs acquiescements de Jean-Marie Gibbal, un ami proche de Perros, qui était présent lors de l’enregistrement.

[12] 1er entretien.

[13] Pour plus de lisibilité, j’ai repris ici la transcription éditée (p. 22), bien qu’elle ne rende qu’imparfaitement compte de la diction et du parler réels de Perros.

[14] Lettre à Jean Roudaut, 24 février 1976, citée dans Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 12.

[15] Premier entretien, transcription éditée, op. cit., p. 16.

[16] Cinquième entretien, ibid., p. 64.

[17] Quatrième entretien, ibid., p. 59.

[18] Premier entretien, ibid., p. 21.

[19] Ibid.

[20] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017.

[21] Georges Perros, Une vie ordinaire [1967], Paris, Gallimard, 1988, p. 104-105.

[22] Ibid., p. 159-160.

[23] Georges Perros, Je suis toujours ce que je vais devenir, Brest, éditions Dialogues, 2016. Le texte de cet entretien paraît pour la première fois de façon posthume en 1983 (coédition Calligrammes/Bretagnes), scandé par des « illustrations » de Perros et clos par une signature manuscrite. L’auteur de l’entretien, Michel Kerninon, s’efface complètement devant la parole auctoriale de Perros.

[24] Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 54.

[25] Une vie ordinaire, op. cit., p. 121.

[26] Ibid., p. 94.

[27] Une expression qu’on retrouve dans plusieurs textes de Meschonnic, par exemple dans Le Rythme et la lumière. Avec Pierre Soulages, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 173.

[28] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017.

[29] Il s’agit ici de ma propre transcription qui restitue ce que Graver sur le mur du vent a effacé (op. cit., p. 44), l’expression « Voilà c’est ça ».

[30] Deuxième entretien, Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 30.

[31] Je transcris ici les paroles de Perros réellement prononcées. Les points de suspension indiquent un silence (le reste du temps, tout est dit en un souffle, très vite). Le silence est particulièrement long avant « l’œuf », signe d’un bref scrupule peut-être devant l’incongruité de cette image, scrupule qu’il dépasse cependant avec la métaphore filée et assumée (« en fait c’est ça ce que je veux dire ») de la « mayonnaise ».

[32] Ce terme d’« enroulement », il l’avait employé déjà en 1963, dans une lettre à Butor, suite à une émission sur la Bretagne qu’il avait réalisée pour la radio en décembre 1962 et dont il avait repris le poème « Amour d’Armor » devenu « Marines » dans les Poèmes bleus. Voici ce qu’il écrit à propos de « Marines » : « Je t’envoie ce que j’ai tiré du truc radiophonique. En fait, j’ai simplement retiré les citations et les nœuds musicaux. […] Ce qui m’a intéressé, ce sont les enroulements, quand le langage s’ouvre comme une fleur, et se déplie, dans la mesure de son inspiration. Ça s’arrête malheureusement toujours un peu vite », lettre citée par Estelle Ferrux, « “Mesure de ce que je suis”. La poésie de Georges Perros », thèse de doctorat de l’université Paris-Sorbonne, 19 octobre 2007, p. 53. Je remercie ici Estelle Ferrux de m’avoir communiqué son beau travail.

[33] Cinquième entretien, transcription personnelle.

[34] Voir la très éclairante mise au point de Nicolas Cremona, « Le nonsense », séminaire ENS Paris 2005-2006, [en ligne], http://www.fabula.org/atelier.php?Nonsense, dernière consultation le 11 octobre 2017.

[35] Une vie ordinaire, op. cit., p. 163.

[36] Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 15.

[37] Deuxième entretien, ibid., p. 31.

[38] Cinquième entretien, ibid., p. 62.

[39] Ibid., p. 63.

[40] Premier entretien, p. 17.

[41] Ibid., p. 42-43.

[42] Georges Perros dit quant à lui que certains « lieux », en Bretagne, sont « l’équivalent naturel » de ses écrits (Troisième entretien, ibid., p. 39).

[43] Une vie ordinaire, op. cit., p. 71.

[44] Troisième entretien, transcription de Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 47.

[45] Des hommes et la mer : Georges Perros, émission produite par Roger Pillaudin, France Inter, 29 août 1969, 23h, 30 min.

[46] « Une vie ordinaire », dans Lu et approuvé (collection « Atlantique »), réalisation de Paul-André Picton, ORTF, 1ère chaîne, 27 novembre 1971.

[47] Premier entretien, transcription de Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 22.

[48] Troisième entretien, ibid., p. 43.

[49] « Quand je disais la sensibilité d’autre, c’est quoi ? C’est leur nuit. C’est la nuit de l’autre que je sollicite et que je recherche. Ce n’est pas le fait de se dire bonjour. Je veux dire que ce n’est pas si simple le réel et le quotidien. On dit toujours : vous êtes un type du réel, du quotidien. Ce n’est pas si simple, parce que c’est très difficile à prélever justement. » (Cinquième entretien, ibid., p. 65).

[50] Dans le 3e entretien, Perros s’écrie : « Parce que je crois que, tout de même, il vaut mieux avoir du génie. Je crois… quand on écrit. Mais quand on n’en a pas, il faut s’arranger avec cette espèce de son, de bruit que fait la langue en nous, et… pour s’en débarrasser tout simplement. Parce que je voudrais bien passer la douane, moi. C’est-à-dire basculer de l’autre côté, et alors là je me dirais : tiens ! tu écris et ça a un sens » (op. cit., p. 39).

Auteur

Céline Pardo est membre du Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (Cellf) de Paris-Sorbonne. Elle est l’auteure de La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS, 2015) et a codirigé plusieurs ouvrages dont Poésie et médias (Nouveau Monde, 2012) et Poésie sur les ondes (PUR, 2018). Elle poursuit des recherches sur la part sonore de la littérature (radio, enregistrements, lectures publiques) et sur la poésie des XXe et XXIe siècles.

Copyright

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Les entretiens « romanesques » de Roland Barthes à la radio (1976-1979)


Partant d’une enquête sur les entretiens radiophonique conservés dans les archives de l’Ina, l’article en repère deux grandes formes chez Roland Barthes : l’interview d’idées (livres et sujets intellectuels) et l’entretien personnel (qui concerne son ethos auctorial). La classification permet de retracer une évolution de la posture littéraire de Barthes, qui se lance à partir des années 1970-1974 dans une élaboration « romanesque » de soi, à savoir un mode discursif de l’imaginaire susceptible d’une représentation à la fois à l’écrit et à l’oral. Cette seconde forme témoigne d’une pratique ambivalente de l’interview radiophonique chez Barthes. L’analyse se concentre pour finir sur l’autoportrait radiophonique de 1976, quand la posture romanesque met en scène oralement un discours à la fois autobiographie et fictionnel. La posture d’amateur dans les entretiens sur la musique et sur Proust à France Culture en 1978 n’est qu’un redoublement de cette posture romanesque.

Based on an investigation of radio interviews at the Ina archives, the article outlines two forms in Roland Barthes: the notional interview (books and intellectual topics) and the personal conversation (which concerns his authorial ethos). The classification makes it possible to trace the evolution of the literary posture of Barthes, which develops in 1970-1974 into a “romanesque” (fictional) elaboration, namely a discursive mode of the imaginary prone to represent itself both in writing and orally. This second form reveals his ambivalent practice of the radio interview. Finally, the analysis focuses on the radio self-portrait in 1976, when the posture “romanesque” presents an oral speech that is both autobiographical and fictional. The amateur posture in the interviews on music and Proust at France Culture in 1978 is only a repetition of this kind of posture.


Texte intégral

L’enquête sur les entretiens radiophoniques de Roland Barthes commence seulement après la publication, en 1981, du Grain de la voix. Entretiens (1962-1980), recueil qui concerne 39 entretiens publiés dans la presse écrite [1]. L’année suivante, en 1982, Thierry Leguay établit une table des entretiens de Barthes diffusés lors d’émissions radiophoniques ou à la télévision. Leguay était parti du répertoire personnel de l’auteur et l’avait classé, vérifié et publié dans la revue Communications : 62 émissions radiophoniques comptant la participation de Barthes [2]. Plus tard, certaines transcriptions des entretiens de Barthes ont été reprises dans les Œuvres complètes publiées en 1995 par Éric Marty et rééditées dans une édition nouvelle et élargie en 2002 [3]. Et pourtant, le nombre réel d’interviews données par Barthes dépasse largement le nombre de celles recensées ou rééditées dans la revue Communications (124) ou dans les Œuvres complètes (72). L’enquête menée dans le cadre de nos recherches nous a permis de dénombrer à ce jour 170 interviews de Barthes, dont 81 à la radio (Leguay en comptait 62). La plupart datent des années 1970, qui s’avèrent dès lors la décennie la plus significative pour étudier la présence de Barthes à la radio, d’autant qu’elle correspond au moment de sa plus grande renommée littéraire. Durant cette période, Barthes accorde 101 interviews sur le total des 170 qu’il a accordés [4]. Ces chiffres nous montrent non seulement que Barthes a partagé sa pratique de l’entretien entre la radio et la presse écrite de façon à peu près égale, mais aussi qu’il s’est pleinement plié au jeu de la radio offert à l’écrivain contemporain, malgré une attitude parfois réticente devant ce média de masse.

Au cours de cet article, on verra comment l’attitude de Barthes envers la radio subit le contrepoint d’une réflexion qui s’unit, dans les années 1970, à une pratique bien particulière du média. On peut répartir brièvement les 81 entretiens à la radio selon une ventilation, même schématique, entre deux types [5]. À partir de l’année 1975, deux usages très différents de l’interview se distinguent dans notre corpus : d’un côté l’interview d’idées, critiquable en soi du fait qu’elle ne permet pas une réélaboration ou restitution suffisante de la pensée, mais admissible comme pis-aller et même obligatoire comme moyen donné à l’intellectuel de faire son devoir de participer au débat public  ; de l’autre l’entretien subjectif en première personne, qui permet à l’auteur de dire « je » et que – comme l’on verra – Barthes déclare être « le seul genre d’entretien que l’on pourrait à la rigueur défendre ».

En ce qui concerne l’interview d’idée, 45 occurrences pourraient y être associées, en prenant en compte à la foi le sujet de ces interviews – données à l’occasion de la sortie d’un livre de Barthes ou questionnant son activité de critique littéraire, de sociologue, etc. – et la « posture » intellectuelle de l’auteur, manifestant par ses réponses sa participation au monde actuel, son intégration dans le champ socio-littéraire préconstitué de son temps :

– 15 interviews sur ses livres : trois pour Michelet par lui-même (2 en 1954, 1 en 1964), deux pour Mythologies (en 1957), une pour Essais critiques (1964), deux pour Système de la mode (1967) – j’y ajouterais une partie non diffusée de la série À voix nue de Georges Charbonnier –, une pour S/Z (1970), trois pour Sade, Fourier, Loyola (1 en 1971, 2 en 1972), une pour la réédition du Degré zéro de l’écriture (1972) et deux pour Plaisir du texte (1973)  ;

– Barthes apparaît comme « mythologue » à la mode dans 6 interviews sur le rapport entre sociologie et littérature (La crise de la sociologie, 1956, avec Edgard Morin), sur la photo touristique (Les loisirs, 1962), sur la fonction et l’esthétique de l’« objet » (L’homme et l’objet : l’usage et la possession des objets, 1964), sur la photographie de presse pour deux émissions (L’ère des communications de masse, 1968 et 1969) et sur l’Utopie (1970)  ;

– Barthes joue le rôle du « linguiste » et « sémiologue » de la culture dans : les 5 émissions de Sciences et techniques consacrées au numéro « zéro » et à la rhétorique du silence et du blanc sur la page (1967), Du bon usage de la lecture sur l’usage du texte (1967), la série des entretiens À voix nue de Georges Charbonnier pour France Culture (1967), Le français, langue vivante (1968) et enfin Les chemins de la connaissance sur l’écriture picturale (1978)  ;

– Barthes commente les « classiques » dans 13 interviews : La leçon de Proust (1963), Dante en son temps (1965), l’encyclopédie (1966), De Nietzsche à Beckett (1967), Fourier (Reflets de l’âge d’or, 1971), Valéry (1971), Péguy (1973), Racine (1974), Michelet (1974), Benveniste (1976), Jakobson (1977), Calvino (1978), Valéry (1978) ;

– Barthes est interrogé sur la littérature contemporaine en tant que « nouveau critique », dans 6 interviews : deux en 1964, en 1965 avec Georges Charbonnier (Magazine des sciences), en 1967 avec François Nourissier (Pour une critique créatrice), en 1968 sur le Nouveau roman avec Roger Vrigny et en 1975, quand il lit un texte sur Roger Laporte au cours d’un entretien collectif.

L’entretien subjectif et personnel, conduit en première personne, est la forme qui permet à Barthes d’explorer, à différents niveaux, le rôle de son « imaginaire » et de proposer par la mise en parole d’une posture « romanesque » un entretien tout différent à la radio, qui est le pendant de l’évolution autobiographique de son écriture. On peut inclure 18 entretiens dans ce second type de performance, qui va de 1975 à la mort de Barthes en 1979 :

– la Radioscopie avec Jacques Chancel (1975) ;

– les deux entretiens en 1975 à propos de Roland Barthes par Roland Barthes (où il est clair qu’après ce livre l’entretien sans le « moi » n’est plus possible) ;

– l’autoportrait radiophonique pour L’Invité du lundi (1976) ;

Le chant romantique (1976) ;

– les cinq entretiens avec Jean-Marie Benoist et Bernard-Henri Lévy consacrés à la fois à sa renommée publique et à sa personne privée (1977) ;

– deux entretiens réalisés pour la sortie de Fragments d’un discours amoureux, particulièrement « romanesque » étant celui intitulé La dernière des solitudes (1977) ;

– un autre entretien sur l’Empire des signes réalisé pour l’émission Les chemins de la connaissance et consacré au plaisir de l’écriture (1977) ;

Pourquoi Schubert aujourd’hui ? sur la catégorie d’amateur à propos de la musique de Schubert (1978) ;

– l’entretien avec Alain Veinstein pour Nuits magnétiques (1978) ;

– les deux entretiens sur la musique réalisés avec Claude Maupomé (1978-1979) ;

– la série des trois entretiens « proustiens » avec Jean Montalbetti (1978).

Dans la présente étude, nous utiliserons l’autoportrait de 1976 et les entretiens avec Claude Maupomé et Jean Montalbetti (1978-1979) comme exemples d’entretien « romanesque » pour cerner les aspects de la posture « romanesque » adoptée par Barthes à la fin des années 1970. Il s’agira d’abord d’esquisser les passages qui permettent à Barthes, entre 1970 et 1974, de se donner cette posture romanesque, de manière à mieux différencier le type d’entretien qui en procède de l’interview d’idée. Un groupe de cinq interviews définit cette sorte de « passage » entre les deux séries. Dans ce groupe, il y a aussi des entretiens menés par Barthes avec d’autres écrivains : deux avec Jean Ristat, L’inconnu n’est pas le n’importe quoi (1971), un avec Renaud Camus (1975). C’est peut-être à la suite de la pratique directe du rôle de l’intervieweur, notamment dans l’entretien avec Camus [6], que Barthes prend conscience qu’il y a désormais pour lui deux types d’entretiens radiophoniques : d’un côté, l’entretien qui, sur l’auteur, ne va pas au-delà de ce que le public connaît de lui ; de l’autre, l’entretien qui descend dans une interrogation secrète de l’auteur, qu’on peut dévoiler par l’exploration et la consommation publique de son imaginaire d’écrivain[7].

1. Naissance de la posture romanesque : 1970-1974

Dans ce petit ensemble d’entretiens « entre-les-deux », Barthes ne sort de la forme de l’interview intellectuelle ; quelques éléments plus personnels esquissent cependant la forme que pourrait prendre avec lui un entretien personnel. Ces interviews de passage nous intéressent, par conséquent, pour préciser la valeur du « romanesque » que Barthes met en œuvre dans les entretiens du corpus.

En 1970, à l’occasion d’une interview sur S/Z, non seulement Barthes confesse que « la véritable origine de ce travail, Dieu sait où elle est, peut-être dans mon inconscient », mais, interrompant l’éloge que Luc Estang est en train de faire de son livre, il en évoque le plaisir « romanesque » qu’il y a trouvé : « Je ne voulais pas vous interrompre avec, disons, le mouvement de l’émotion […] dans le plaisir que j’ai eu à faire ce travail, j’ai eu une sorte de jubilation que j’estime être de type romanesque » [8]. Quoique cette jubilation « romanesque » ne donne pas lieu à une orientation personnelle du propos dans l’interview en cours, Barthes introduit bien ici l’opportunité de donner parole à un autre « moi », plus personnel que celui de l’intellectuel poussé à s’exprimer sur des sujets extérieurs à lui.

L’année suivante, en 1971, on trouve dans l’entretien de Barthes avec Jean Thibaudeau, partiellement publié dans la revue Tel Quel [9], une première élaboration de la réflexion qui le conduit à inventer sa posture romanesque pour la fin des années 1970. Dans une note explicative insérée en fronton, la transformation du je qui parle en je imaginaire est orienté dans la direction du romanesque :

Les réponses ont été réécrites – ce qui ne veut pas dire qu’il s’agisse d’écriture, puisque, vu le propos biographique, le je (et sa kyrielle de verbes au passé) doit être ici assumé comme si celui qui parle était le même (à la même place) que celui qui a vécu. On voudra bien en conséquence se rappeler que la personne qui est née en même temps que moi le 12 novembre 1915 va devenir continûment sous le simple effet de l’énonciation une première personne entièrement « imaginaire » [10].

Barthes a trouvé l’angle de vue qui lui permet de se voir et de se donner à voir comme un nouveau personnage romanesque – comme un personnage autofictionnel avant la lettre [11] – tout en considérant que, dans ce cas, l’opération est possible grâce au travail de transcription, à la « réécriture » des réponses de l’entretien originel. Ce faisant, il ne se donne pas encore une posture personnelle, puisque c’est le phénomène même de la réécriture qui produit un je imaginaire. Il reste encore dans une réflexion « classique » sur l’écriture, appliquée au je autobiographique. Toutefois, dans son avant-dernière réponse à Jean Thibaudeau, Barthes fait écho au propos liminaire et se charge de donner une fonction au genre de l’entretien, à l’intérieur du nouveau projet du je romanesque. Par cette insertion, le romanesque évolue en un mode de discours qui semble pouvoir dépasser les limites de l’écriture pour questionner la « parole » tout court et entreprendre, finalement, une transformation discursive praticable dans la forme de l’entretien en général, à la fois oral et écrit :

Le seul genre d’entretien que l’on pourrait à la rigueur défendre, serait celui où l’auteur serait sollicité d’énoncer ce qu’il ne peut pas écrire. […] Ce que l’écriture n’écrit jamais, c’est Je  ; ce que la parole dit toujours, c’est Je  ; c’est donc l’imaginaire de l’auteur, la collection de ses fantasmes […] en ce qui me concerne : la musique, la nourriture, le voyage, la sexualité, les habitudes de travail [12].

La « parole » devrait permettre la communication au public de l’imaginaire de l’interviewé, au fur et à mesure qu’on l’interroge sur ses habitudes, ses plaisirs, ses loisirs. Le but du genre de l’entretien serait de ce point de vue, sinon opposé, du moins complémentaire du travail de l’écriture : à celle-ci le travail de la pensée, à celui-là l’expression de l’imaginaire privé. Si l’entretien offre une voie privilégiée au moi privé, l’écriture vient à comprendre l’expression de l’intellectuel, même dans les formes d’interview plus classiques (comme celles de la première catégorie). Le problème que pose Barthes est, en clair, que l’entretien est un moyen adapté non au travail de la pensée, mais au travail de la subjectivité. Mais quel serait l’entretien qui se chargerait de véritablement donner forme à cette parole privée, à l’écart du travail de l’écriture ? L’entretien radiophonique. Il représente bel et bien une étape dans le passage de Barthes de la posture de l’intellectuel – qui utilise non seulement l’écriture, mais aussi l’interview d’idée – à celle de l’auteur « romanesque », qui investit à la fin des années 1970 des formes multiples, écrites et orales, de performance de la parole (textes et entretiens, cours, séminaires, autres formes d’apparition publique, etc.).

En 1972, dans une interview ici répertoriée dans la catégorie de l’interview d’idée et consacrée à Sade, Fourier, Loyola, Roger Vrigny fait référence au numéro de Tel Quel et à ce que Barthes y dit [13]. Dépassant la réflexion générale sur la forme de l’entretien, il pose à son invité une question directe sur le cas de l’entretien à la radio, qui l’amène à se prononcer directement sur le sujet, tout en restant dans le cadre du passage au romanesque envisagé avec Thibaudeau. L’opposition entre « écriture » et « parole » revient avec plus de clarté dans cet échange. Barthes dit ne pas aimer l’entretien radiophonique qui commence « en parole » et se termine par une forme d’écriture : il y voit une forme de « mauvaise foi ». Si cela constitue une approbation de l’entretien parlé, avec les limites que l’on connaît du contrôle à avoir sur son discours oral, Barthes se trouve néanmoins devant le défi de donner une forme romanesque à un entretien, tout en refusant le secours de la réécriture, qui lui avait permis l’année précédente de maîtriser son je imaginaire grâce au passage de l’entretien filmé à la transcription.

Cela ne semble cependant un problème urgent ou dont la résolution devrait être immédiate. Sans aimer l’interview réécrite, Barthes l’a pratiquée régulièrement toute sa vie, et continue l’année suivante. En 1973, au moment où la publication du Plaisir de texte opère un changement complet et irréversible de son image publique, l’entretien Où va la littérature  ?, avec Pillaudin et Nadeau, est animé justement par l’« utopie » déclarée dans le livre de « faire du lecteur un écrivain » [14]. Même si l’interview ne lui permet pas encore d’adopter une posture romanesque, Barthes ajoute dans sa transcription une notation que nous n’entendons pas dans l’interview radiophonique :

Quand on a commencé à écrire, quand on est dans l’écriture, quoi qu’elle vaille d’ailleurs, il y a un moment, en un sens, où on n’a plus le temps de lire […] personnellement j’ai très peu de temps de lecture en soi, de lecture gratuite. J’en ai un peu le soir quand je rentre chez moi, mais, à ce moment-là, je lis plutôt des textes classiques ; ou pendant les vacances [15]

Le contraste exprimé entre lecture privée et écriture publique redouble celui déjà posé entre réécriture et parole. La fuite hors de la lecture professionnelle vaut mort de l’auteur-intellectuel et naissance de l’auteur-écrivain. Les idiosyncrasies de lecture de Barthes, qui abandonne les textes modernes, préparent l’émergence d’autres idiosyncrasies autobiographiques et transforment le moment de la lecture privée en une confrontation directe avec à la fois les textes classiques et les auteurs qui les ont écrits. C’est qui introduit une solution au problème de la parole : l’imitation de quelque chose, qui n’est pas de l’écriture, mais relève d’une posture, d’une manière de s’en tenir comme écrivain classique.

Cette sortie hors de l’écriture, au sein de l’entretien oral, est discutée en 1974 dans un texte, « De la parole à l’écriture », conçu comme préface à la publication de Quelle crise ? Quelle société ?, premier volume de la série « Dialogues de France Culture » aux Presses universitaires de Grenoble [16]. Barthes semble y régler ses comptes avec le problème de la transcription de l’entretien, c’est-à-dire du rapport entre parole et écriture. Il reconnaît dans ce texte que, dans un entretien radiophonique, la parole est « théâtrale » et « tactique », qu’elle y suit ses propres codes culturels et oratoires. Or, dans la « scription » (transcription d’un entretien enregistré à l’oral), on perd le grain de la voix, la présence du corps, la dimension phatique de la communication, sans que cette perte se solde par l’accession à une véritable écriture [17]. Le point de vue est donc critique : on perd sur les deux tableaux finalement.

Curieusement, quelques années plus tard, en 1977, dans « Une sorte de travail manuel », réponse à une enquête écrite des Nouvelles littéraires sur l’écriture au magnétophone, Barthes propose une réflexion quasiment opposée, du moins plus fine, du phénomène de la scription : elle pourrait bien elle aussi inscrire l’entretien dans le champ de l’écriture, dès le moment que, en donnant parfois à un écrivain la possibilité de retravailler sa parole, elle lui permet d’y réintroduire son propre style [18].

En tout cas, la double position de Barthes devant l’entretien à la radio s’accompagne d’une pratique ambivalente, tantôt purement orale et « romanesque », tantôt mixte, avec un départ oral suivi d’une réécriture. Une pratique qui, comme la chronologie le montre, continue au fil des ans et permet à Barthes de jouer sur les deux tableaux. S’il est question dans la suite de cet article de l’entretien romanesque de forme orale, il reste néanmoins évident pour Barthes que tout auteur ne peut pas renoncer au rôle social de l’interview comme moyen donné à l’écrivain (« quelqu’un qui a écrit des livres ») de participer au débat public :

L’écrivain – quelqu’un qui a écrit des livres – doit se prêter aux interviews, comme celui-ci, ou à des prestations à la radio ou à la télévision. Bien. Je dirai tout simplement – je dis les choses franchement – il doit le faire et ce n’est pas du tout pour des raisons narcissiques. Ce n’est pas parce qu’il lui fait plaisir qu’on parle de lui, qu’il soit entendu ; ou si ce plaisir existe on peut dire qu’il dure très peu de temps. En réalité, si on fait ça c’est parce que l’écrivain sent très bien que, quand il écrit, quand il publie, il s’articule sur le travail d’autres personnes : les personnes qui l’interrogent, les personnes qui l’enregistrent. Il fait partie d’une économie et par conséquent je dirai qu’il n’a pas – en principe – le droit de se refuser à ce type d’échange [19].

Ce passage permet finalement de mieux distinguer les rôles : dans le cas de l’intellectuel et/ou de l’écrivant, l’interview est un pis-aller, nécessaire à son intervention dans le débat public ; dans le cas de l’écrivain (l’auteur véritable et/ou classique), l’entretien est légitime comme écriture de l’imaginaire, via non seulement la parole, mais la voix et le langage du corps. Cela signifie finalement que, dans le cadre de l’entretien radiophonique, il faut trouver pour Barthes une manière de « travailler » physiquement la parole radiophonique, pour lui donner une forme, littéraire si l’on veut, élaborée du moins, sans le truchement de la transcription.

2. L’autoportrait radiophonique de 1976 : une « voix » romanesque

En 1976, Barthes se prête à un autoportrait radiophonique pour l’émission « L’Invité du lundi ». Préparé avec Michel Gonzales et André Mathieu, l’autoportrait est enregistré quatre jours auparavant et dure après montage 33 minutes (pour une heure dix d’enregistrement). Dans l’autoportrait ne sont conservées que les réponses de Barthes touchant sa biographie, sa formation littéraire, ses intérêts culturels, son travail actuel, etc.. Mais quand Montalbetti demande – une fois l’autoportrait terminé – s’il a été hypocrite dans ses réponses, Barthes nie avoir été gêné et s’explique en soulignant le caractère non-référentiel de l’autoportrait réalisé :

Non, je n’ai pas du tout été hypocrite dans la mesure où pour être hypocrite il faudrait qu’il y ait une vérité qu’on masque et j’ai pris soin au début de l’autoportrait de dire que la difficulté de l’autoportrait c’est que, en tant qu’une sorte de grand épisode du langage, il s’établissait en dehors de toute référence possible [20].

L’autoportrait mobilise bien Barthes comme personne privée dans ses réponses, par l’écoute de sa voix et d’un je. L’image d’auteur que Barthes donne de lui-même déplace celle qu’il donnait jusqu’à présent : émerge celle d’un intellectuel heureux de travailler, qui y prend un plaisir physique et concret, presque sensuel :

Dans le présent, je dois beaucoup lutter pour préserver ces zones de travail personnel et c’est là un des problèmes importants de ma vie, comme de la vie de la plupart des intellectuels et des écrivains d’aujourd’hui… de résister à la dispersion […] À ce moment-là je n’ai pas, en ce qui me concerne, de plus grand plaisir, en dehors des plaisirs de la fête, ou des plaisirs de la volupté… je n’ai pas de plus grand que de me lever le matin en me disant que j’ai toute une matinée tranquille devant moi pour travailler [21].

Barthes parle de l’activité intellectuelle comme d’un plaisir, une jouissance, liée à l’activité elle-même mais aussi à son espace, son organisation, la défense de cet espace contre la dispersion des multiples sollicitations autres. L’expérience du travail intellectuel est celle d’un bien-être physique, qui le renvoie non tant au domaine des idées qu’au domaine du corps et d’un moi sensible :

C’est une jouissance qui s’accompagne – je dirai – d’une jouissance supplémentaire, d’organisation du travail, de toute une structure de l’espace de travail, ce que j’appelle la papeterie du travail, qui est une chose qui donne énormément de plaisir et il me semble que dans ma vie c’est toujours ce qui reste à travers des évolutions, des difficultés, des tentations de toute sorte… à travers des leurres, des pannes, des paresses, il reste toujours ça… je sais que si je veux je peux travailler d’une façon – je le répète – jouissive [22].

La relation directe entre le corps et l’écriture passe par le plaisir du psychisme, des sens, de la manipulation de toute une « papeterie » qui accompagne la mise au travail et la production des idées.

Dans l’autoportrait de 1976 réalisé pour la radio, il n’y a pas d’écriture au sens propre, et la « papeterie » du micro et des moyens d’enregistrement échappent en partie au contrôle de l’auteur. Le plaisir de travailler (de créer) doit trouver d’autres biais. Avançons que l’équivalent de la main pour l’écriture, c’est la voix pour la « parole » orale : c’est elle qui permet de lier la construction d’un je imaginaire ou romanesque au corps de l’auteur, sans passer par l’écrit. La voix de Barthes est l’instrument qui lui permet de développer une posture romanesque à la radio : là, il dévoile publiquement son corps – par une référence auditive directe de son corps envers les auditeurs – tout en envahissant sa voix par un discours autofictionnel second – élaboré certes, en 1976, à partir de ses textes et livres, et soutenu par un autocommentaire.

L’autoportrait proprement dit se donne à saisir dans des fragments de discours, entre lesquels Barthes fait des pauses, s’arrête pour relire les questions et propositions de sujets de ses interlocuteurs et y réfléchir. Il ne structure plus ses phrases en un discours continu, mais accepte de découper son propre discours autobiographique, qui par conséquent se présente en fragments vocaux séparés les uns des autres [23]. Comme ses étudiant(e)s les plus fidèles le remarquent [24], cet « art » vocal de la parole orale dans l’autoportrait est très différent du phrasé parlé pratiqué dans son séminaire et son cours (mais aussi dans les autres interviews), qui garde une construction syntaxique très logique. Il tranche du reste aussi sur son style d’écriture, parfois très moderniste dans l’usage, par exemple, de la ponctuation (deux points et parenthèses placés en manière anti-scolaire). Ce qui ne plaît pas à tous ses interlocuteurs, puisque, après qu’Antoine Compagnon a relevé cet écart entre la phrase orale et la phrase écrite de Barthes, Romaric Sulger-Büel et Roland Havas réagissent en jugeant l’autoportrait radiophonique « décevant » par rapport à l’autoportrait écrit que constitue un an plus tôt Roland Barthes par Roland Barthes.

Barthes leur explique que l’autoportrait radiophonique est un genre « faux » : c’est « une parole sans véritable interlocuteur » – comme l’écriture –, tandis que la parole adressée aux auditeurs de son séminaire est portée par « une interlocution très forte ». Mais précisément, il représente – comme l’écriture – une forme indirecte de parole, puisqu’il est enregistré. Il faut l’entendre, précise-t-il, comme « une sorte d’écriture à l’état second, c’est-à-dire avec toute l’ambiguïté d’un texte qui ne se donne pas exactement pour ce qu’il est et donc réinterpréter le ton qui a été employé comme un procédé d’écriture, c’est-à-dire […] mettre des guillemets autour de ce que j’ai dit [25] ». Ainsi, dans l’autoportrait radiophonique, parole et scription semblent s’intégrer mutuellement ; la distinction entre je romanesque orale et je romanesque écrit semble annulée. Plus précisément, l’autoportrait radiophonique devient un discours dans lequel la voix même de Barthes est mise « entre guillemets », afin de donner naissance à un personnage romanesque de la même nature que celui du Roland Barthes par Roland Barthes. Il est d’ailleurs précédé d’un avertissement équivalent à celui du livre : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman [26] ».

Dans l’autoportrait, les modalités de pauses à l’oral, certaines dûment enregistrées (quand il prend et allume une cigarette) finissent par correspondre à une fragmentation du discours oral du Barthes « professeur » par la voix et le corps du Barthes « romanesque ». Tout comme son l’écriture romanesque fragmente, dans Roland Barthes par Roland Barthes, le discours continu de la dissertation, de l’essai monographique, du récit autobiographique. En outre, ces fragments oraux correspondent formellement à des citations, qui peuvent activer les souvenirs romanesques, et qui ont la même fonction que les « anamnèses » introduites dans l’autoportrait écrit Roland Barthes par Roland Barthes.

En somme, dans cet autoportrait de 1976, la parole radiophonique n’est pas de l’« écriture parlée », comme celle que Barthes dit produire dans ses séminaires et cours. La parole vive et improvisée de l’autoportrait domine le travail de montage, qui ne change pas la voix et le ton. Elle est aussi revue et interprétée, dans un commentaire placé à la fin, en guise de « postface », sous un angle romanesque. Encore une fois, Barthes dirige son auditeur vers l’auteur qu’il a entendu, mais en faisant de sa voix le lieu d’une parole autofictionnelle.

3. Entretiens avec Claude Maupomé et avec Jean Montalbetti (1978) : la posture de l’amateur

Dans son premier entretien avec Claude Maupomé pour l’émission « Le Concert égoïste », diffusé en janvier 1978 – et contrairement à ce qu’il a écrit dans « La Chronique » six mois auparavant [27] –, Barthes dit aimer écouter de la musique en travaillant :

Barthes – […] je n’ai pas un très bon rapport au disque. La musique, pour moi, ne passe pas bien par le disque. La musique passe par deux choses : le piano, le chant quand j’en ai fait – c’est-à-dire la musique que je fais ou que j’ai faite avec mon corps – et alors la radio, oui, la radio. Là, bon… au risque de choquer beaucoup de producteurs et de réalisateurs de radio, je… j’aime bien mettre France Musique quand je travaille. Je sais que ça a été très reproché à Claude Lévi-Strauss, mais je dois dire que je partage absolument cette pratique avec lui […].

Maupomé – Vous n’êtes pas aussi strict que lui pour la parole à France Musique [28].

– Non, il y a des parties parlées à France Musique qui ne me déplaisent pas du tout. D’abord parce que très souvent j’aime bien la voix de qui parle. Je m’intéresse aux voix.

– C’est toujours de la musique ?

– Oui, c’est toujours de la musique, surtout pour moi qui m’intéresse beaucoup à la voix [29].

Barthes indique ici qu’il reçoit certaines voix parlées comme de la musique. Voix et musique entrent dans le travail intellectuel ; elles sont déjà dans l’écriture sérieuse et agissent comme stimulant et plaisir auxiliaire de la pensée. Leur essence s’oppose aussi à la musique professionnelle, aux enregistrements des interprètes célèbres que l’on écoute au concert ou sur les disques. Cette association du travail intellectuel à l’écoute de la musique, voire à sa pratique (chant et piano), mais aussi à l’écoute de ce qui devrait encore plus déranger ce travail, à savoir les « parties parlées » d’émissions musicales, fait bouger là aussi l’image de l’intellectuel que Barthes peut avoir dans le public. On peut dire que, au personnage du travailleur, elle ajoute celui de l’amateur [30]. Le parallèle avec Lévi-Strauss suggère qu’il s’agit d’une posture anti-puriste. Dans le second entretien avec Maupomé, pour « Comment l’entendez-vous ? » [31], cette posture de l’amateur va jusqu’à inclure une pratique musicale marginale chez l’amateur de musique courant, qui est la composition :

Maupomé – Une question que je voulais vous poser depuis longtemps : la composition musicale, vous l’avez abandonnée ?

Barthes – Ah, abandonnée ! Je ne l’ai jamais abordée.

– Si, si, dans Barthes par lui-même il y a une photographie d’un poème de Charles d’Orléans [32]

– … que j’avais mis en musique [33].

La visée de Barthes dans cet entretien est de dévoiler la dimension de plaisir du travail intellectuel, de réformer l’image qu’on peut se faire de lui comme intellectuel de métier au profit de l’amateur, qui écoute de la musique en travaillant, et peut même à l’occasion en composer pour son plaisir personnel.

À cette posture de l’amateur, l’entretien de 1978 avec Jean Montalbetti ajoute le modèle proustien qui anime en sous-main, depuis le début des années 1970 au moins, l’imaginaire de Barthes à la recherche de son identité non plus d’intellectuel, mais d’écrivain. L’émission, diffusée en trois parties, les 20 et 27 octobre et le 3 novembre 1978, fait partie de la série Un homme, une ville, produite par Montalbetti pour France Culture. Le journaliste se promène en compagnie de Barthes dans les lieux marqués par la mémoire proustienne : le quadrilatère du Faubourg St Honoré, de la Madeleine jusqu’à l’hôtel Ritz (1) ; Illiers-Combray – avec en fin d’émission une longue étape à la BnF pour examiner les carnets de Proust (2) ; les Champs-Élysées et le Bois de Boulogne, sur les traces de la duchesse de Guermantes et d’Odette Swann (3). Les titres choisis pour les trois rendez-vous de cette émission sont autant de pastiches de l’œuvre proustienne : À la recherche du Faubourg, Du côté de Combray, À l’ombre des jardins et des bois. Comme le rappelle Barthes, les deux promeneurs parcourent un chemin « narratif » qui suit les lieux de la vie de Proust.

Claude Coste constate très bien qu’ici, « bien loin des illusions du transistor, la radio propose enfin une autre forme d’écriture indirecte [34] ». Le ton est beaucoup plus filé et pareil à la voix que l’on écoute dans les cours de Barthes : une sorte d’écriture « parlée » dans l’interlocution avec les autres. Comme il le confesse à Montalbetti dans la troisième émission – qui sera le dernier entretien de Barthes diffusé à la radio – la promenade radiophonique est l’occasion de régler « un vieux compte » avec Proust, avec l’œuvre qui accompagne sa vie : « Quand nous arrivent des choses personnelles, à tout instant nous retrouvons une espèce de déjà-vu dans Proust […] dans une extrême fraternité [35]. » Proust est bien du côté de l’amateur, non du travailleur : Barthes critique, on le sait, n’a consacré que trois petits articles à Proust [36].

Parler de Proust signifie de surcroît un engagement particulier pour Barthes amateur. Dans ce dernier entretien, un désir ultime apparaît : écrire comme Proust, et non sur lui. Pour cela, il faut s’identifier à Proust :

Barthes – Je crois qu’il y a un moment où on n’a plus envie d’écrire sur Proust, mais on a envie d’écrire… comme Proust. Non pas pour se comparer à lui – ce serait bien prétentieux. Voyez-vous Proust c’est un écrivain… pour moi il n’est pas question de se comparer à lui si on écrit, mais… il est parfaitement question, il est parfaitement légitime de s’identifier à lui. Je crois qu’il faut faire la différence. On ne se compara pas à lui mais on s’identifie à lui. Il a un pouvoir d’identification très grand. Par conséquent, on pourrait très bien concevoir… d’accepter, par exemple, de réécrire quelque chose qui ressemblerait à La Recherche du temps perdu […].

Montalbetti – Et vous proposez de… d’en donner une nouvelle version ?

– Non, disons que c’est un rêve, mais c’est un rêve très nourrissant, vous savez, qui fait très plaisir et qui… peut justement alimenter une sorte d’énergie de travail, comme ça. Peu importe l’échec au fond [37].

Le rêve de l’identification, c’est un trait classique plus que romantique. Là où, tout en endossant des rôles sociaux en nombre limité (comme l’a montré José-Luis Diaz), l’écrivain romantique veut être original [38], Barthes rend à l’imitation son importance non seulement comme processus de création, mais aussi comme processus de construction de son image publique. La posture de Barthes écrivain, mais aussi de Barthes au micro dans son dernier entretien, ce serait la posture de Proust. Posture d’une importance personnelle essentielle dans les moments de doute sur sa capacité à écrire, et le changement de son style d’écriture durant les années 1970. L’identification publique à Proust à l’occasion de cette émission en trois volets, prépare Barthes au projet d’écrire un roman intitulé Vita Nova [39]. Si l’entretien radiophonique participe chez Barthes aux problématiques soulevées dans son œuvre écrite, on peut voir avec ce projet de roman le lieu où oral et écriture se montrent incompatibles. Tout se passe en effet comme si l’identification proustienne poussait Barthes trop loin de son imaginaire privé constitué ; comme si elle le poussait à orienter son expression littéraire dans une direction que l’entretien oral « romanesque » ne pouvait pas accueillir. La direction du roman proustien, c’est-à-dire aussi du genre romanesque.

4. Conclusion

Dans les années 1970, l’œuvre et la pensée de Barthes s’ouvrent à l’invention d’une posture romanesque qui, à la radio emprunte la voie de l’entretien subjectif opposée à l’interview d’idée, en même temps que son image d’intellectuel de métier, théoricien, professeur, etc., sérieux et savant, compose avec celle de l’amateur. L’interrogation de l’auteur sur les usages possibles de l’interview et de l’entretien émerge au début des années 1970. Elle concerne les ressources comme les limites des formes dialogiques à la radio, en relation surtout aux problèmes posés par la parole en direct et sa transcription (scription). Un peu plus tard, dans l’autoportrait de 1976, Barthes emploie sa voix comme moyen de créer une forme autofictionnelle d’entretien à la radio et comme illustration du processus de devenir de la parole « romanesque ». Dans ce genre d’entretien, la posture de l’amateur joue un rôle essentiel pour l’expression du je imaginaire, comme l’on a vu dans ses échanges sur la musique, car elle permet une sortie franche de la posture de l’intellectuel de métier, face à laquelle elle suscite celle de l’écrivain, qui écrit avec son imaginaire et son corps. Finalement, l’identification à Proust, d’abord cachée puis avouée, agit comme une déclaration d’un désir de roman. Elle n’apparaît cependant parfaitement lisible qu’après coup, posthumément si l’on peut dire, si on la considère comme l’annonce d’un Barthes romancier à venir. On peut avancer que ce Barthes romancier est en quelque sorte un « produit dérivé », non seulement du Roland Barthes par Roland Barthes, mais de sa conception et de sa pratique de l’entretien « romanesque ».

Notes

[1] Roland Barthes, Le Grain de la voix : entretiens, 1962-1980, Paris, Seuil, « Essais », 1981.

[2] Thierry Leguay, « Roland Barthes : Bibliographie générale (textes et voix), 1942-1981 », Communications, n° 36, 1982, p. 131-173.

[3] Roland Barthes, Œuvres complètes, sous la direction d’Éric Marty, 5 vol., Paris, Seuil, 2002.

[4] Pour les références complètes des entretiens cités ici, voir la liste mise à jour sur https ://sites.google.com/view/guidomattiagallerani/projects et, avec des tableaux explicatifs, dans Guido Mattia Gallerani, « The Faint Smiles of Postures : Roland Barthes’s Broadcast Interviews », Barthes Studies, n° 3, 2017, en ligne sur http ://sites.cardiff.ac.uk/barthes/

[5] Cette ventilation ne comprend pas 13 entretiens à la radio, que je n’ai pas pu écouter dans les archives de l’Ina ou dont une transcription n’est pas disponible : une émission sur les graffitis et « Tout dire et se comprendre » (1962), « Recherche de notre temps » (1964), « Les Idées et l’Histoire » et « Les Matinées de France Culture » (1970), « Proust et les écrivains d’aujourd’hui » (1971), « Les Après-midi de France Culture » (1974), « Journal inattendu » (1974), « L’antenne est à R. B. » (1974), « Voix de la langue : Charles Panzéra » (1977), « La musique et l’amour » (1977), « Hommage à Roman Jakobson » (1978), « Les mythes de l’écriture » (1978). Il reste des traces bibliographiques de ces entretiens dans d’autres archives ou des mentions dans des études. L’existence de quelques-uns reste ouverte à la discussion (il pourrait aussi s’agir de duplicatas erronés d’entretiens dont l’existence est certaine).

[6] Avec notamment cette réflexion : « Le rôle de la conversation – même radiophonique – est d’épuiser à la fois les possibilités et les impossibilités d’explication de l’auteur » (Roland Barthes, « R.B. interroge Renaud Camus sur Passage » (1975), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 407).

[7] Dans cet article, par commodité, « entretien » et « interview » seront employés indifféremment même si une différence de genre a pu être établie (Philippe Lejeune, « La voix de son maître : l’entretien radiophonique », dans Je est un autre, Paris, Seuil, « Poétique », 1980, p. 103-160 ; Gérard Genette, Seuils [1987], Paris, Seuil, « Essais », 2002, p. 361-367). Cependant, en plusieurs endroits et suite à ce propos introductif, « interview » désignera l’interview d’idée, « entretien » l’entretien personnel, dont Barthes défend la portée « romanesque ».

[8] Id., « Tribune des critiques », entretien avec Pierre Barbier, Luc Estang et Stanislas Fumet, France Culture, 20 avril 1970. Archives de l’Ina. La transcription adoptée ici pour les extraits d’entretien radiophonique n’est pas technique, mais répond au souci de lisibilité des contenus.

[9] Id., « Réponses » (1971), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 3, p. 1023-1044. Il s’agit à l’origine d’un entretien filmé, enregistré les 23 et 24 novembre 1970 et le 14 mai 1971.

[10] Ibid., p. 1023.

[11] Cette posture dans les entretiens correspondra donc à la figure autobiographique que Barthes dessine dans ses essais des années 1970, notamment dans Roland Barthes par Roland Barthes.

[12] Roland Barthes, « Réponses », op. cit., p. 1042-1043.

[13] Id., entretien avec Roger Vrigny, La Matinée littéraire, séquence « L’Invité de la semaine », France Culture, 13 janvier 1972. Archives de l’Ina.

[14] Id., « Où va la littérature ? », entretien avec Roger Pillaudin et Maurice Nadeau, France Culture, 13 mai 1973. Archives de l’Ina.

[15] Roland Barthes, « Où / ou va la littérature ? », transcription de l’entretien avec Roger Pillaudin et Maurice Nadeau, dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 560. Texte publié originairement dans Roger Pillaudin (dir.), Écrire pour quoi ? pour qui ?, Presses Universitaires de Grenoble, « Dialogues de France-Culture », 1974. Écrire… pour quoi  ? pour qui  ?

[16] Rober Pillaudin (dir.), Quelle crise ? Quelle société ?, Presses universitaires de Grenoble, « Dialogues de France-Culture », 1974.

[17] Roland Barthes, « De la parole à l’écriture » (1974), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 4, p. 537-541.

[18] Id., « Une sorte de travail manuel » (1977), dans Œuvres complètes, op. cit., t. 5, p. 392-393.

[19] Id., « Le Métier d’écrire », entretien avec Jean-Marie Benoist et Bernard-Henri Lévy, France Culture, 22 février 1977. Archives de l’Ina.

[20] Id., « L’Invité du lundi », entretien avec Michel Gonzales, André Mathieu, Martine Cadieu, Jacqueline Rousseau Dujardin, Jean Montalbetti et des étudiant(e)s de Barthes, France Culture, 8 mars 1976. Archives de l’Ina.

[21] Ibidem.

[22] Ibidem.

[23] Dans l’autoportrait, il y a plusieurs références à l’art vocale du baryton suisse Charles Panzéra, à la fois comme modèle de diction et pour le plaisir donné par sa voix : « Tout l’art de Panzéra […] était dans les lettres, non dans le soufflet (simple trait technique : on ne l’entendait pas respirer, mais seulement découper la phrase » (Id., « Le Grain de la voix » [1972], dans Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 151).

[24] Pour la troisième partie de l’émission, Jean Montalbetti a préparé un dossier, mais Barthes demande explicitement – rappelle Montalbetti lors de la directe – que cette partie se fasse avec ses étudiants du séminaire à l’EPHE (Evelyne Bachelier, Jean-Louis Bachelier, Jean-Louis Bouttes, Antoine Compagnon, Roland Havas, Romaric Sulger-Büel) et une « voix » extérieure (la psychanalyste Jacqueline Rousseau Dujardin).

[25] Id., « L’Invité du lundi », op. cit.

[26] Roland Barthes par Roland Barthes (1975), dans Œuvres complètes, t. 4, op. cit., p. 577.

[27] « Il faut qu’à France Musique on juge secrètement la « bonne musique » bien ennuyeuse pour qu’on s’ingénie tellement à morceler les œuvres, les programmes, à les agrémenter de plaisanteries et de familiarités (qui n’excluent pas les banalités), à limiter, semble-t-il, ce morceau de plaisir simple qu’on appelait autrefois le concert » (Id., « La Chronique » [1979], dans Œuvres complètes, t. 5, op. cit., p. 650-651).

[28] Maupomé se réfère aux critiques de Lévi-Strauss pendant la séance du « Concert égoïste » diffusée le 20 juin 1976, où la partie parlée, concentrée en deux phases de conversation de quelques minutes sur environ deux heures d’enregistrement, est pourtant très limitée.

[29] Roland Barthes, « Le Concert égoïste », entretien avec Claude Maupomé, France Musique, 15 janvier 1978. Archives de l’Ina.

[30] Sur l’amateur comme artiste contre-bourgeois, en lien à la notion de neutre chez Barthes, voir Adrien Chassain, « Roland Barthes : les pratiques et les valeurs de l’amateur », Fabula-LhT, n° 15, 2015, en ligne sur http ://www.fabula.org/lht/15/chassain.html

[31] Barthes est le premier invité de cette célèbre série créée par Claude Maupomé à France Musique, qui comptera 545 émissions à sa clôture en 1990. L’entretien explore le rapport de l’auteur à son musicien préféré, Robert Schumann.

[32] Voir Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 636.

[33] Roland Barthes, « Comment l’entendez-vous ? », France Musique, 21 octobre 1978. Archives de l’Ina.

[34] Claude Coste, « Le Proust radiophonique de Roland Barthes » [2002], dans Roland Barthes ou l’art du détour, Paris, Hermann Éditeurs, « Savoir lettres », 2017, p. 113-133.

[35] Roland Barthes, « À l’ombre des jardins et des bois », dans Sur les traces de Marcel Proust, entretiens avec Jean Montalbetti, France Culture, 3 novembre 1978. Archives de l’Ina.

[36] Id., « Proust et les noms » [1967], dans Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 66-77  ; « Une idée de recherche » [1971], dans Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 917-921  ; « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » [1978], dans Œuvres complètes, t. 5, op. cit., p. 459-470.

[37] Id., « À l’ombre des jardins et des bois », op. cit.

[38] José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, 2007.

[39] Roland Barthes, « Vita Nova » [1979], dans Œuvres complètes, t. 5, op. cit., p. 1007-1018. Voir Guido Mattia Gallerani, Roland Barthes e la tentazione del romanzo, Milano, Morellini, « Tracciati », 2013.

Auteur

Guido Mattia Gallerani est actuellement chercheur postdoctoral en littératures comparées à l’Université de Bologne, où il conduit un projet sur l’hybridation littéraire et l’interview fictionnelle. Il est aussi chargé de cours en langue, civilisation et littérature italiennes aux programmes américains en Italie. Comme chercheur postdoctoral de la Ville de Paris (2015), il a conduit un projet sur les entretiens de Roland Barthes à l’Institut de textes et manuscrits modernes (ENS/CNRS).

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