« Nous n’avons plus besoin de vision sur le futur du livre, nous avons besoin d’historiciser notre relation au présent, dans son caractère imprédictible pour assumer notre responsabilité dans la transmission et l’exercice de la littérature. » (François Bon [1])
Les mutations actuelles de l’édition, technologiques comme économiques, bouleversent les normes d’un monde « littéraire » souvent taxé de technophobie et par nature fondé sur la continuité de sa propre tradition. Aussi bien au niveau de la production (traitements de texte spécifiques, facilité accrue de l’auto-édition sur des plateformes ad hoc) que de la réception (court-circuitage des instances de légitimation via la nébuleuse de l’internet et les blogs, émergence de nouveaux prestataires de tendance monopolistique), rien ne devrait longtemps subsister des apparences actuelles. Dans quelle mesure les écrivains, par-delà les protestations, se montrent-ils ouverts à ces mutations ? Si, dans Premier bilan après l’Apocalypse [2], la fin du livre papier signifiait pour Frédéric Beigbeder celle de la littérature, d’autres, François Bon en tête, sont prêts à tenter l’aventure en se confrontant au risque du numérique : les auteurs et les éditeurs doivent de toute urgence inventer les nouvelles formes de leur métier, oser « quitter le livre papier, cette beauté de matière, 300 ans d’histoire, parce que cet objet ne peut plus attraper le monde en face de lui [3]. »
Le symbole le plus brûlant de ce débat global c’est donc bien l’objet-livre lui-même, auquel la littérature a fini par s’identifier, rendant indissociables contenu et support. Avec l’apparition, annoncée irréversible, des tablettes et autres « machines à lire [4] », et malgré tous les efforts touchants de celles-ci pour simuler jusqu’au bruit de pages qui tournent, on craint qu’avec l’objet disparaisse tout un passé culturel qu’il symbolise, un monde d’habitudes, de pratiques, mais aussi de sensations qui font partie de l’imaginaire commun des auteurs et des lecteurs [5]. Et vacille aussi la certitude que le Savoir peut être enclos quelque part, dans des limites spatiales et matérielles, celles du livre, que « la pensée, produit spécifiquement immatériel, trouve demeure en un lieu qui la transforme en une matérialité que nos sens de la vue et du toucher peuvent appréhender » et qui « lui assure une permanence qui lui permet de défier le temps, donc la mort [6] ». Et pourtant le livre électronique pourrait bien n’être que l’ultime avatar du livre [7], au mieux une étape transitoire, au pire une régression eu égard aux promesses de l’électronique. Car l’heure est plutôt à la dissémination des textes sur internet, à leur circulation sur les réseaux. Le livre n’est plus « vécu comme un matériau de construction », solide pavé édifiant les murs de nos bibliothèques, ces demeures de la pensée, il se déforme, se décompose, se disperse, devient texte-flux. Qu’est-ce qu’un livre quand il n’a plus de support physique ? Le livre sera-t-il disloqué par le web [8], à l’heure où s’imposent de nouvelles manières de lire, fragmentaires et segmentées (l’interface de blog, de Twitter, de Facebook…), où apparaissent de nouveaux formats d’écriture qui privilégient la démultiplication des textes courts, le dispositif et le work in progress de l’œuvre ? Le concept d’hypertexte, comme l’explique Christian Vandendorpe, s’est construit contre la réalité du livre et du texte sur papier [9], contre sa linéarité, concept-repoussoir de la modernité, qui a partie liée avec la notion d’autorité :
On peut voir l’hypertexte comme un éparpillement de textes non hiérarchisés entre eux, notion qui, d’emblée, évoque une image de désordre et contraste avec le bel ordonnancement du livre et sa régularité mécanique. La nouvelle technologie du texte a ainsi toutes les apparences d’un chaos primordial appelé à balayer l’ordre ancien et d’où pourrait bien naître une nouvelle civilisation.
L’ombre de la fin du livre est donc tombée sur la galaxie Gutenberg. Une fois de plus ? Car s’il convient de penser ces mutations dans leurs spécificités actuelles et vraiment inédites, le thème n’est pas pour autant neuf. Implicitement, il est contenu dans le fait que le livre est lui-même le produit de mutations techniques et de concurrences médiatiques, et par là-même susceptible de déclin historique – le fameux « ceci tuera cela » : « sous la forme imprimerie », écrit Hugo (mais nous pourrions aujourd’hui lui substituer la formule « à l’heure du numérique »), « la pensée est plus impérissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l’air […] elle se fait troupe d’oiseaux, s’éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l’air et de l’espace ». Comment, en lisant cette phrase, ne pas songer à internet et à ses possibilités infinies en matière de diffusion des textes ? Comme l’indique Bertrand Gervais, « L’imaginaire de la fin se saisit d’une transition, que ce soit celle du roman ou du livre – quand ce n’est pas celle d’une société, d’une civilisation tout entière –, et l’exploite comme crise. Et puisque les fins frappent l’imagination, l’idée se répand comme une traînée de poudre et s’impose comme une vérité, sans cesse réitérée [10] ». Au XVIIIe siècle Mercier, dans L’An deux mille quatre cent quarante, imagine la quasi-disparition des livres ; à la fin du siècle suivant le même fantasme de finitude est réactivé [11], mais dans un contexte bien particulier, évoqué ici par Jean-Christophe Valtat et Evanghelia Stead : au cours du XIXe siècle, avec le développement industriel de l’édition, la masse de livres s’est accrue de manière phénoménale [12]. Le marché du livre est engorgé et l’on rend la presse et sa publicité responsables de cette inflation de volumes de mauvaise qualité. Les réactions sont de deux types : rejet du livre ou fétichisme bibliomaniaque. C’est la première qui est examinée par Jean-Christophe Valtat dans son article consacré aux spéculations d’Octave Uzanne et Edward Bellamy dans La Fin des livres et With the Eyes Shut. L’invention future du livre phonographique, commode, confortable, et, comme aujourd’hui l’œuvre numérique, capable de s’hybrider et de se passer de tout intermédiaire pour sa publication, est à la fois le meilleur moyen d’échapper à l’engloutissement matériel par les livres tout en garantissant l’accès du plus grand nombre à la littérature. D’autres plaident en faveur d’une singularisation du livre contre le livre industriel et bon marché. Évanghélia Stead examine dans les livres fin-de-siècle la concurrence de l’image et du texte [13]. Au cours du XIXe siècle les auteurs, désireux de retrouver une correspondance entre les arts, veulent unir les expressions verbales et graphiques : c’est le succès du livre illustré qui s’achète davantage pour ses vignettes que pour le texte. Mais ce produit industriel peut aussi devenir un creuset d’expérimentation, d’hybridation du texte et de l’image, qui conduira à la découverte de nouveaux langages. Dans les deux cas évoqués ci-dessus ce sont les frontières de la littérarité qui sont explorées (virage vers l’oralité, remise en question de l’ordre sémantique par l’ordre graphique) à l’heure où celle-ci est questionnée par de profondes mutations culturelles, dans une situation de « bascule », dirait François Bon. Et l’on y verra moins un éloge funèbre du livre qu’une preuve de vitalité de la littérature qui s’invente ici et qui par exemple s’épanouira, à partir des années cinquante, dans les œuvres de poésie concrète et spatiale (Pierre Garnier), ou dans celles des poètes sonores (Henri Chopin, Bernard Heidsieck). Catherine Soulier montre comment ces derniers oscillent entre d’une part le rejet de l’idéologie du texte et du carcan de l’objet-livre et d’autre part un certain fétichisme du livre, outil malgré tout nécessaire de légitimation de la poésie sonore.
Eux donc n’ont pas rêvé l’incendie des bibliothèques, mais à la même époque, le numéro 47 de mars 1974 de L’Art vivant intitulé « Biblioclastes… bibliophiles », et qui sert de point de départ à la réflexion de Benoît Tane, revient sur le fantasme de destruction des livres en évoquant non seulement le célèbre Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1955 et l’adaptation de Truffaut date de 1966), mais surtout le roman Die Blendung d’Elias Canetti bien antérieur (1935), mais republié en français en 1968 sous le titre Auto-da-fé. Dans ce dernier, la bibliophilie poussée jusqu’à l’obsession du collectionneur misanthrope Peter Kien s’inverse en biblio-folie. Le medium livre, loin de disparaître, semble pourtant se vider de toute substance, devenir un objet vulgaire totalement inadapté au monde nouveau qui se prépare. Martina Stemberger poursuit cette exploration du discours biblio-apocalyptique en envisageant le champ littéraire ultra contemporain et notamment le technopessimisme d’un Frédéric Beigbeder nostalgique de la chair du livre et menant une croisade acharnée contre le livre numérique, livre-fantôme, et contre les formes littéraires poursuivant le non-livre, notamment l’hypertexte qui ébranle le monument auctorial. On a compris que pour certains, et Beigbeder en fait partie, la « fin du livre » signifie la fin de la « culture littéraire » et d’une certaine conception, élitiste, de cette culture. Dans quelle mesure la littérature est-elle exclusivement liée au livre et peut-il en exister de nouvelles espèces, par exemple sous forme électronique ?
Et si, comme le propose Anne Coignard en s’appuyant sur le thème de « l’idée du livre » chez Jacques Derrida, l’on cessait d’envisager la fin du livre comme fin du livre-papier ou saut dans l’après-livre, mais comme tension ou problème travaillant depuis toujours le texte lui-même, tension non résolue entre l’idée du livre et le travail de l’écriture ? C’est l’image concurrençant le texte ou le contredisant dans les exemples évoqués par Évanghélia Stead, ce sont les notes de bas de page proliférant jusqu’à mimer l’impossible présentation linéaire de la pensée dans La Reprise de Robbe Grillet examiné par Anne Coignard, ou encore, dans l’article d’Anaïs Guilet, l’hybridation du roman de John Barth Coming Soon!!! A Narrative intégrant les caractéristiques propres à la cyberculture dans un dialogue entre livre et écran, entre récit traditionnel et hypertexte. Le numérique a certes transformé nos modalités de création et de réflexion, mais la culture issue du numérique est née bien avant la technologie de l’ordinateur. Le non-linéaire existait déjà dans des œuvres nécessitant une lecture tabulaire (celles de Laurence Sterne ou Italo Calvino par exemple). Les formes brèves, séquencées se trouvent déjà chez Balzac ou dans les cahiers ou paperoles proustiens et les cent vingt mots quotidiens que s’imposait Stevenson peuvent faire songer aux cent quarante signes impartis par Twitter dans lesquels certains écrivains voient l’occasion d’un nouvel exercice de style. Ce nouveau paradigme dans lequel nous avons parfois le sentiment d’entrer n’est peut-être que la continuation d’un processus engagé depuis déjà plusieurs siècles. Et François Bon d’émettre l’hypothèse suivante : « […] l’idée de rupture est peut-être inhérente au livre qui n’a jamais vraiment eu de forme “traditionnelle”, en tout cas aucune qui puisse participer de la définition même du livre […] [14] ». La littérature et l’idée du livre excèdent en effet le livre, à l’image de ces « blocs noirs de littérature qui se sont dispensés du livre pour se constituer comme tels [15] » : les notes prises par René Char dans Fureur et Mystère, la correspondance de Madame de Sévigné évoqués par François Bon, lui qui nous invite à vivre cette mutation des supports comme « insigne chance » d’ « éprouver à nouveau la littérature ». Un certain nombre de ses livres depuis Tumulte (2005-2006) a d’abord été écrit en ligne sur son site avant de faire l’objet d’une version imprimée, mais d’autres œuvres explorant diverses possibilités de l’écriture web (hyperliens, intégration d’images, de sons, de videos, programmation aléatoire…) donnent lieu à des éditions numériques adaptées de l’original, l’enjeu étant une certaine adéquation du texte et du monde. Et d’autres ne sont visibles que sur le site, à la fois bibliothèque et laboratoire de l’œuvre. François Bon cite Walter Benjamin :
Tout indique maintenant que le livre sous sa forme traditionnelle approche de sa fin […] L’écriture qui avait trouvé asile dans le livre imprimé est impitoyablement traînée dans la rue par les publicités et soumise aux hétéronomies brutales du chaos économique. Et avant que l’homme contemporain en vienne à ouvrir un livre, un tourbillon si épais de lettres instables, colorées, discordantes, lui est tombé sur les yeux que les probabilités pour qu’il pénètre dans le silence archaïque du livre sont devenues très faibles [16]. »
Et le créateur du site Tiers Livre d’ajouter : « comment installer, nous, dans le tourbillon instable et coloré du Web, ces espaces de l’intime, de l’imaginaire, de l’écart ? » L’enjeu en effet est de taille et seront à la hauteur de celui-ci ceux seulement qui auront su se rendre accessibles les contraintes techniques : « Approprions-nous le vocabulaire des flux et des formats comme les auteurs de la Renaissance se sont saisis de la page imprimée et de son vocabulaire et de ce qu’elle changeait à l’idée même du livre [17]. » L’histoire du livre est celle d’une incessante remise en question de l’œuvre comme clôture qui culmine avec le réseau et ses multiples usages d’écriture mi-collective, mi-individuelle. Une œuvre perpétuellement en train de s’écrire, de se construire et de se déconstruire. Pour François Bon le nouveau livre c’est le site, le site comme monde ou livre-monde : « nous serions alors chacun l’écrivain d’un seul livre. Ce livre grandirait en nous, il serait comme un arbre. Il serait fait de toutes nos traces, porterait à jamais toutes les cicatrices et les coupures. Nous grandirions notre livre […] nous saurions l’élaguer, le sculpter. Nous ne travaillerions pas à un livre. Nous travaillerions chacun à un arbre [18] ». Une œuvre-somme ouverte, unique, gargantuesque, « une sorte d’amplification emboîtée, en spirale, qui nierait toute idée du livre clos, voire même toute idée d’être rassemblée en livre [19] ».
Partons donc de l’hypothèse que cette fin du livre fait partie intégrante de l’imaginaire littéraire. C’est à une réflexion autour de l’histoire littéraire de cette notion (et de ses limites) que le RIRRA21 souhaite convier les lecteurs de ce dossier [20]. On envisagera bien sûr « la fin du livre » sous sa forme pessimiste et apocalyptique, qui tient, comme on l’a dit, à l’identification partielle de la littérature à l’objet-livre. Mais il faudra également se demander dans quelle mesure la fin du livre n’a pas aussi été, notamment pour une littérature d’avant-garde qui n’a cessé de jouer avec les limites spatiales ou typographiques, ou pour une littérature d’anticipation, un thème également positif, tout autant qu’une fatalité, la promesse d’un renouvellement formel plus en prise avec le contemporain et le futur. Et si la « fin du livre », loin d’être la « fin de l’écrit », n’était pas tant « la fin de la littérature » que le début d’une autre ?
Notes
[1] François Bon, « Dans ma bibliothèque | ma première liseuse numérique », Tiers Livre, article 4058.
[2] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’Apocalypse, Paris, Grasset, 2011.
[3] Propos de François Bon, conversation avec Frédéric Beigbeder, « Le livre numérique est-il une apocalypse », rubrique « Livres » de LEXPRESS.fr/Culture, publié par Laurent Martinet le 15/11/2011.
[4] Thierry Grillet, « L’Ère des machines à lire », Le Monde, 14 juin 2012.
[5] « Je me souviens des livres. Je me souviens d’un livre que j’ai lu. Je me souviens de la taille, du poids, de l’épaisseur, du toucher », François Bon, Après le livre, [épaisseur].
[6] Yvonne Johannot, « Qu’est-ce qu’un livre ? », Bulletin des Bibliothèques de France, avril 1978, nº4.
[7] On lira à ce sujet la conférence de Jean Clément à la Biennale du Savoir de Lyon en 2000 : « Le e-book est-il le futur du livre ? », dans Les Savoirs déroutés, Villeurbanne, Presses de l’enssib, 2000.
[8] « Comme l’album et le journal, le livre sera disloqué par le web », novövision [internet, information et société], par narvic, post du 1er février 2009.
[9] Christian Vandendorpe, RS/SI, vol. 17 (1997), nos 1-2-3, p. 271-286.
[10] Bertrand Gervais, « La mort du roman : d’un mélodrame et de ses avatars », Études littéraires, vol. 31, nº2, hiver 1999, p. 53-70.
[11] Dans la continuité de la journée d’étude « La Fin du livre : une histoire sans fin » dont est issu le présent dossier, Corinne Saminadayar-Perrin a organisé les 15 octobre et 28 novembre 2014 deux journées d’étude consacrées à une archéologie de la « Mort du livre » et intitulées « La Mort du livre, Acte I : l’âge du papier, 1800-1914 » (RIRRA21). Actes à paraître dans la revue Autour de Vallès, n°45, 2015.
[12] Voir à ce sujet l’article de Daniel Sangsue, « Démesures du livre », Romantisme, 1990, n°69, p. 43-60.
[13] Évanghélia Stead, La Chair du livre. Matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012.
[14] François Bon, « Tout indique maintenant que le livre sous sa forme traditionnelle approche de sa fin », Tiers Livre, article 2335.
[15] François Bon, « Écrivains sans livre : Sévigné », Tiers Livre, article 2345.
[16] Walter Benjamin, Sens unique, 1927. Cité par François Bon dans l’article 2335 de Tiers Livre.
[17] François Bon, Après le livre, Paris, Le Seuil, 2011.
[18] François Bon, « Nous serions alors l’écrivain d’un seul livre », Tiers Livre, article 2355.
[19] François Bon, « Portrait de moi en perdu, de l’écriture », dans Tumulte, fragment 110, Paris, Fayard, 2006, p. 231.
[20] Ce dossier rassemble les communications présentées lors de la journée d’étude « La Fin du livre : une histoire sans fin », organisée le 22 mars 2013 à Montpellier par Florence Thérond et Jean-Christophe Valtat / RIRRA21 (programme animé par Florence Thérond : « La littérature à l’heure du numérique : nouvelles pratiques, nouvelles postures »).