Michel Butor et la radio

Le manège radiophonique de Michel Butor

Pierre-Marie Héron et Patrick Suter
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MICHEL BUTOR, lisant. « Il en fait trop : non seulement le théâtre, mais le roman, non seulement les invectives, mais les chansons, les petites épopées, mais le promontoire du songe ; non seulement la littérature, mais le dessin. Il finira par nous prendre toute la place ! […]

Il écrit trop : les volumes s’accumulent, les éditions prolifèrent, fourmillent de notes ; on ne peut plus suivre. »

DAVID COLLIN. Est-ce que Michel Butor se reconnaît […] dans ce portrait critique et caricatural, pourrait-on dire ?

MICHEL BUTOR. Oui, je me reconnais, bien sûr. Il y a beaucoup de choses qu’on a dites de moi là-dedans. Seulement, évidemment, j’ai beaucoup moins écrit que Hugo. J’ai énormément écrit, ça, je le reconnais [Rire de David Collin]. J’avoue, j’avoue. Mais ce n’est rien à côté de ce qu’il a écrit. Incroyable, la quantité de textes qu’il a produits, avec des tas de versions. Donc, je suis une petite nature à côté de lui [1].

 

Ainsi s’exprime Michel Butor lors de la toute dernière émission réalisée avec lui à la Radio Suisse Romande, consacrée à l’anthologie qu’il vient de publier sur Hugo, quatre mois environ avant son décès survenu le 24 août 2016 [2]. « L’écriture poulpe », qui sert d’exergue à cette anthologie, et dont il lit ici un extrait, est une sorte d’inventaire des propos vindicatifs tenus à l’égard de Hugo, dont Butor admet volontiers qu’ils le décrivent lui aussi – comme si la publication de son anthologie était une sorte d’écho envoyé à celui qui disait « Ego Hugo ». Ce qui est tout à fait surprenant, cependant, c’est la façon dont Butor se présente en écrivain beaucoup moins prolifique, et en « petite nature » par rapport à son aîné – cette modestie ne servant pas à dissimuler l’orgueil qu’il y aurait à s’y égaler. Butor affirme bien une différence entre l’auteur des Châtiments et lui-même, qu’attestent maintes autres attitudes – et en particulier son refus de devenir « le vers personnellement » (selon l’expression de Mallarmé [3]), pour n’adopter qu’une versification minimale et facilement attaquable par ses défauts apparents (au regard d’une tradition qui ne considère une suite de syllabes comme un vers que si elle a un aspect incantatoire et musical).

Mais tout de même : « petite nature » ! Certes, l’œuvre de Butor est « relativement courte » ! Les Œuvres complètes, coordonnées par Mireille Calle-Gruber, ne réunissent jamais que douze volumes ! – et qu’est-ce que c’est que cet auteur qui ne sait pas compter jusqu’à 20 ? pour paraphraser Prévert. Reste que les volumes comptent plus de mille pages chacun, que leur format est imposant, et qu’il vaut mieux les manipuler sur un lutrin. Par ailleurs, Butor avait lui-même indiqué que des œuvres dites « complètes » ne pouvaient au fond jamais véritablement l’être – parce qu’il manque toujours des textes oubliés, ou retrouvés par la suite, ou des variantes non données [4].

Or cette remarque générale était particulièrement pertinente dans son cas, puisque manquaient dans ses œuvres complètes non seulement les entretiens et la correspondance, mais bien d’autres éléments encore, dont l’immense domaine des livres d’artistes – avec ses centaines et ses centaines de titres réalisés avec des centaines de collaborateurs – ces livres adoptant les formats, les dispositions typographiques et les supports les plus divers. En voici quelques exemples parmi beaucoup d’autres, qui laissent apparaître au premier regard la difficulté à les intégrer dans des volumes papier – leur singularité ne leur permettant pas d’être ramenés à de simples pages uniformes.

Doc. 1 ‒ Quatre livres d’artistes auxquels a participé Michel Butor. De gauche à droite et de haut en bas : 1. Michel Butor & Jacques Clerc, Deux stèles, métal gravé, 2000, détail 2. Michel Butor & Georges Badin, Liens d’amitié, carton, bois, ficelle, rectangle de toile peinte, texte manuscrit de Butor, 2002 3. Michel Butor et Jean-Luc Parant, L’Échelle des yeux, feuilles de papier sur résine dans un boîtier en résine, textes manuscrits à l’encre noire de Butor et œuvres graphiques au crayon de couleur, 1998 4. Michel Butor, Cinq rouleaux de printemps, boîte de bois pourvue d’un fermoir et de deux charnières portant des inscriptions pyrogravées et contenant 5 rouleaux de papier couché imprimés dans 5 couleurs différentes numérotés de 1 à 5, Arches éditeur, 1993. Photographies et montage : Patrick Suter.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’après la publication des Œuvres complètes, Michel Butor ait plusieurs fois évoqué de futurs volumes d’Œuvres complémentaires. Et si ces volumes n’ont certes pas vu le jour, les Cahiers Butor, dirigés par Mireille Calle-Gruber, peuvent apparaître comme leur (première) réalisation – dont le volume initial a désormais paru, consacré aux « compagnonnages de Michel Butor » :

Doc. 2 ‒ Cahiers Butor. Vol. 1 : Compagnonnages de Michel Butor, sous la dir. de Mireille Calle-Gruber, Jean-Paul Morin & Adèle Godefroy, Paris, Hermann, 2019.

L’incomplétude des Œuvres complètes est par ailleurs d’autant plus frappante qu’il y manquait aussi tout le domaine sonore : les collaborations avec Henri Pousseur depuis Votre Faust dans les années 1960 jusqu’à Vues et voix planétaires en 2006, ainsi que les concerts-dialogues avec des musiciens : Dialoque avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli (avec Marcelle Mercenier ou Jean-François Heisser [5]), ou Stravinsky au piano (avec Jean-François Heisser et Georges Pludermacher) – dont seuls les textes de Butor sont repris dans le « Grand Œuvre ».

Et, dans ce domaine, il manquait aussi non les œuvres pensées spécialement en relation avec la radio – que l’on connaît généralement sous la forme des livres publiés chez Gallimard (Réseau aérien, sous-titré Texte radiophonique, et 6 810 000 litres d’eau par seconde, sous-titré étude stéréophonique, qui figurent bien dans les volumes centraux des Œuvres complètes intitulés Le Génie du lieu) – mais leurs différentes réalisations radiophoniques (parfois en d’autres langues que le français) qui en constituent elles aussi les versions originales, les premières proposant de multiples trajets à l’œil, alors que les secondes sont des œuvres à écouter les yeux fermés. De telles réalisations requéraient des recherches spécifiques sur le médium radiophonique et sur les expérimentations particulières qu’il rend possibles, qui ouvrent un autre domaine des œuvres de Butor, perceptible non par la vue, mais par l’ouïe.

Doc. 3 ‒ Michel Butor, Réseau aérien, texte radiophonique, Paris, Gallimard, 1962.

Doc. 4 ‒ Michel Butor, 6 810 000 litres d’eau par seconde, étude stéréophonique, Paris, Gallimard, 1965.

Le domaine sonore comprend d’ailleurs des centaines d’émissions radiophoniques, avec de très nombreux entretiens, mais aussi de très nombreuses expérimentations de natures diverses, cachées dans les archives de diverses radios, qu’il fallait explorer. « J’aime la musique parce que j’ai des oreilles, et j’aime la peinture parce que j’ai des yeux », affirmait Butor dans « Bonsoir », une émission télévisuelle grand public dont il était l’invité le 6 avril 1987 sur la TSR (Télévision suisse romande). Et il est clair qu’il n’a eu de cesse de pousser l’exercice de la littérature non seulement du côté du visible (livres d’artistes, typographie, etc.), mais aussi du côté de l’audible, selon une pratique qui explore sans cesse les propriétés proches à chaque médium, tout en développant des œuvres qui ne pourraient être véritablement complètes qu’en rendant compte de leur caractère intermédial.

Or si les œuvres écrites de Butor ont été largement explorées, si les livres d’artistes ont fait l’objet d’une attention de plus en plus grande depuis une trentaine d’années – avec l’organisation de nombreuses expositions qui ont permis à un public plus large d’être informés de leur existence –, si la relation de Butor à la musique a été étudiée – en particulier par Marion Coste [6] –, le vaste domaine de la radio est resté largement dans l’ombre. Et c’est pour le découvrir un peu mieux – et parfois pour lever le voile sur des pratiques cachées – que ce numéro a été pensé.

*

Réseau aérien, la première œuvre radiophonique de Butor, publiée en 1962 et diffusée le 16 juin de la même année, quelques mois après la sortie de Mobile, invitait ses auditeurs à faire le tour du globe terrestre en un jour ou deux. À vrai dire, il en faudrait bien plus pour arpenter la logosphère [7] que forment virtuellement les émissions de Butor envoyées dans l’espace depuis les années 1950. En France, Butor a été au rendez-vous de toutes les grandes émissions de poésie, de création, de musique et d’entretiens de la deuxième moitié du siècle, de Poésie ininterrompue à Poésie sur parole et Surpris par la poésie, de l’Atelier de création radiophonique à Nuits magnétiques, des grands entretiens des années 1960 et 1970 à Radioscopie et à la série À voix nue – qui accueille début 1990 une rediffusion de ses entretiens de 1976 avec Camille Bryen, et fin 2000 des entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet, conçus comme une suite de leur livre à deux voix, De la distance, publié dix ans plus tôt. Ainsi en va-t-il également en Suisse, où Michel Butor a été invité dans Empreintes, Dimanche littéraire, Silhouette, Livre à vous, Dossier : littérature, Espaces imaginaires, Mémoires de la musique, Carré d’arts, Plume en liberté, Entre les lignes, ou encore Musique en mémoire. L’inventaire que vient d’ajouter Henri Desoubeaux à son Dictionnaire Butor en ligne référence 529 émissions jusqu’à sa mort – un corpus dont on remarquera que les émissions de « théâtre radiophonique » ou « dramatiques » brillent par leur absence, absence révélatrice du refus d’en écrire qui a été celui de l’écrivain. C’est que, pour lui, la radio ne pouvait être le lieu d’accueil d’un art ancien : il s’agissait soit de l’utiliser avec ses propriétés habituelles (pour les entretiens, qui constituent les cas les plus fréquents), soit d’explorer les virtualités propres à ce médium nouveau (dans une perspective de création radiophonique).

Dans ce numéro, nous ne pourrons évoquer qu’une toute petite partie de ces productions, en compagnie d’une part de lecteurs et spécialistes bien connus de l’écrivain, d’autre part des compagnons de création que furent le compositeur et musicologue Jean-Yves Bosseur et la productrice franco-australienne Kaye Mortley. Voici cependant deux remarques générales qui peuvent amorcer notre voyage dans cette logosphère.

La première concerne l’attrait de Butor pour la radio : « Quand on écoute la radio, on écoute le monde », dit-il en 2002 à des étudiantes allemandes venues l’interroger [8]. Et, en effet, quand on écoute la radio, on écoute le proche mais aussi le lointain, avec la conscience des distances, des lieux, des espaces… La figure idéale de ce Butor-là, c’est le Roi-Lune d’Apollinaire, convoqué dans Centre d’écoute et déjà présent dans l’ombre de Réseau aérien – ce personnage qui, en actionnant des touches sur un clavier, entend les bruits, les musiques et les ambiances de lieux un peu partout sur la planète. Mais c’est aussi, bien sûr, le génie du lieu, qui n’a pas seulement des yeux pour voir mais aussi des oreilles pour entendre. Et, à cet égard, il est significatif que dans les Œuvres complètes, composées avec la collaboration de l’écrivain, Réseau aérien et 6 810 000 litres d’eau par seconde rejoignent la série des cinq volumes initialement regroupés sous cet archititre – série où figure Boomerang (1979), dont Kaye Mortley évoque dans ce numéro la sorte de version contractée et sonorisée qu’elle en a réalisée en 1985, avec la collaboration active de Butor, pour une émission de l’Atelier de création radiophonique sur France Culture. Or si la colonne vertébrale de l’œuvre de Butor est bien la série Le Génie du lieu (1958-1996), qui a donné son titre aux volumes centraux des œuvres complètes (V-VII), la radio a figuré au nombre des instruments utilisés pour représenter et mieux connaître les mondes étudiés.

À cet égard, on pourra s’interroger sur l’écart entre le volume considérable d’émissions de Butor (ou avec sa participation) diffusées sur des ondes françaises et suisses, et la quasi-absence des lieux français et suisses « représentés » dans ces émissions – à l’exception de l’arc lémanique ou de Genève, et de ce lieu particulier qu’est la maison de l’écrivain, qu’elle s’appelle « Aux antipodes » (à Nice) ou « À l’écart » (à Lucinges en Haute-Savoie, 1989-2016). La radio peut-elle être utilisée par Butor comme un instrument pour montrer ses lieux de vie et de travail, et son rapport particulier aux frontières ? Peut-être, et, dans cette perspective, il faudrait s’intéresser à certaines émissions-portraits de l’écrivain comme Le Bon plaisir de Michel Butor en 1985 (Genève, Venise, Nice) ou l’Atelier de création radiophonique de 1998 : Le tour du monde en quatre-vingts minutes (Lucinges). Mais, d’un autre côté, l’importance très relative, dans ces émissions, des lieux où a habité Butor cadre bien avec le projet du Génie du lieu, qui a pour particularité d’explorer littérairement des lieux autres, dans lesquels les ports d’attache ne jouent qu’un rôle secondaire – comme dans Transit A et Transit B (1992), qui débutent respectivement à Paris (la ville natale) et à Genève (la ville de l’activité professionnelle).

La deuxième remarque concerne ce qu’on peut appeler le défi créateur de la radio pour Butor. Le volet radiophonique est bel et bien un volet de ses recherches sur le livre, qu’il présente en 1967 comme le complément logique, du côté sonore, de ses expériences du côté visuel : « Si je suis venu à la radio c’est à cause d’une réflexion sur le livre. J’avais fait des livres où peu à peu les éléments visuels de la littérature devenaient de plus en plus importants […] Il était passionnant pour moi de trouver un endroit où on pouvait expérimenter des textes sans que cet élément visuel de la littérature intervînt du tout [9]. » Or le défi que Butor a rencontré dans le domaine du livre imprimé, le défi de « l’interdiction du retour en arrière [10] », dont il parle dans « Le livre comme objet » (1962) à propos du livre de consommation courante, donné à lire du début à la fin, la radio le lui présente avec encore plus de poids que l’obstacle ici est technique – du moins si l’on pense à la radio qu’a connue Butor jusque dans les années 1990, celle qu’on écoutait sans pouvoir mettre en pause, ni revenir en arrière, ni naviguer à sa guise comme aujourd’hui dans des fichiers audio numériques. Mais comment, dès lors, remplacer l’écoute linéaire par une écoute-promenade, comme il le propose pour la lecture dans ses livres imprimés après Mobile ? Ce défi est au cœur des deux livres radiophoniques des années 1960, dont les versions imprimées et diffusées ne peuvent concrètement pas avoir le même mode d’emploi.

Comment faire par ailleurs dans un domaine – celui des émissions parlées – où le « fil du discours », dialogué le plus souvent, est vital à l’intelligibilité du propos ? Il serait ici intéressant de voir si Butor, dont le premier livre-entretien est un livre issu d’entretiens radiophoniques [11], se laisse toujours aller ou non aux habitudes médiatiques de ses contemporains, au « conformisme » qu’il combat ailleurs, ou s’il ne cherche pas parfois à travailler ce « fil du discours » lui-même, qui est aussi en réalité, bien plus qu’un fil de pensée, un flux sonore, capable de bruit, de musique, de silence, un « objet » dont la physique est aussi intéressante à étudier que la physique des livres.

*

Quel est le rôle du domaine radiophonique dans l’entreprise de Butor ? De manière générale, ce serait une erreur que de considérer les éléments non intégrés dans les Œuvres complètes comme secondaires par rapport à ceux qui y figurent, même si les multiples volumes d’entretiens et la correspondance n’y ont pas été retenus et peuvent paraître périphériques. Un autre critère décisif a déterminé l’étendue du Grand Œuvre, qui ne pouvait intégrer que l’ensemble des éléments publiables dans le cadre de tomes en forme de codex – les livres d’artistes et les œuvres sonores étant au contraire non publiables dans ce contexte du fait de leur recours à d’autres médias ou à d’autres supports. Certes, la plupart des textes figurant dans les livres d’artistes ont été inclus dans les trois volumes consacrés à la poésie (t. IV, IX & XII) après l’avoir été dans des recueils et parfois même des recueils de recueils ; mais il est clair que ce sont les livres d’artistes en tant que tels – et non seulement les textes qu’ils contiennent – qui apparaissent comme un extraordinaire terrain d’expérimentation agissant au cœur de l’œuvre, et nullement seulement dans ses entours.

Or il en va de même du domaine radiophonique, qui offre comme une porte d’entrée dans la profondeur de l’œuvre. À l’intérieur de ce domaine, certes, on serait tenté de distinguer deux régions : celle des expérimentations radiophoniques à proprement parler, et le vaste ensemble des entretiens dont le statut équivaudrait à celui de leurs homologues écrits. Mais, malgré l’absence de ces derniers dans les Œuvres complètes, on sait quel cas Butor faisait de l’entretien, qu’il considérait comme un genre littéraire à part entière, en rappelant à l’occasion le rôle précurseur des Conversations avec Goethe d’Eckermann [12]. Par ailleurs, du fait de la prééminence de la voix, il est possible d’observer un Butor à l’œuvre à la radio, en plein work in progress, et ceci sur le plan aussi bien artistique que critique – les limites entre ces deux plans étant souvent imprécises et fréquemment franchies. En témoignent les contributions réunies dans ce numéro.

Dans une présentation synthétique des collaborations radiophoniques de Butor, Henri Desoubeaux suggère que la radio suscite ou révèle son extrême attention au domaine sonore en général – à la musique, bien sûr, mais aussi aux sonorités d’une ville comme Venise ou aux cris des animaux. En même temps, la radio met en évidence d’une part la remarquable capacité d’improvisation de Butor, que les livres imprimés ne peuvent présenter qu’en figeant leurs résultats [13], d’autre part sa capacité à comprendre les spécificités d’un medium particulier non lié à l’écriture (bien qu’enregistré). Or cette attention n’est pas seulement médiale et ne se limite pas à un seul média à la fois. Céline Pardo met justement en évidence l’acuité intermédiale de Butor, qui ne se limite pas à trouver des équivalents sonores d’un texte comme L’Œil des Sargasses. La compréhension intime d’un médium qui ne permet guère l’anticipation des paroles à venir, mais dans lequel le surgissement de cette parole est essentiel, est en effet de la plus haute importance pour manifester l’un des éléments fondamentaux de la musique : les répétitions, qui contribuent à leur tour à l’émergence de séries d’images mentales. Quant à Marion Coste, elle étudie la manière dont Butor, en compagnie du compositeur René Koering, souligne la complémentarité des différents médias en explorant dans Centre d’écoute ce que la page graphique ne peut faire apparaître : le timbre de la voix – d’une seule voix –, modifié tout au long d’une séquence radiophonique, surgissant dans l’espace et l’emplissant de façon continuellement nouvelle.

En étudiant les réalisations effectuées sur les ondes des chaînes allemandes de La Gare Saint-Lazare et de Description de San Marco dans les années 1960, Ludger Scherer observe comme il est difficile de saisir pleinement les spécificités du travail radiophonique de Butor dont il était question plus haut. En l’absence d’une collaboration avec l’auteur, des habitudes prennent vite le dessus dans le cadre des mises en onde, comme l’introduction de musiques non pertinentes – alors que certains choix avant-gardistes apparaissent avec le recul comme relevant de la mode plus que de la nécessité. La profondeur du travail de Butor sur la radio apparaît ici en creux, par son absence (relative) dans la réalisation – lorsque la « fête » est réalisée « en son absence », pour paraphraser une section de Boomerang.

Cette conscience singulière des propriétés du medium radiophonique, Pierre-Marie Héron la met à son tour en exergue dans les entretiens que mène Butor avec Camille Bryen – l’écrivain n’étant plus ici l’interviewé mais l’intervieweur. En portant son dévolu sur Camille Bryen, Butor choisit certes de s’entretenir avec un peintre, mais surtout avec une voix qui prend l’exact contre-pied des conventions radiophoniques, et qui devient ainsi remarquable – voix criarde et nasale que l’on pourrait aisément prendre pour celle d’une femme. Dans ces émissions, Butor montre qu’il maîtrise à merveille les codes de l’enquête et du reportage, qu’il s’amuse à parodier en explorant des modalités radiophoniques diverses. Cependant, au-delà de la parodie, c’est également le travail spéculaire de Butor qui impressionne, qui incite l’auditeur à prendre conscience du fait qu’il écoute un livre sonore.

Interrogeant une série d’émissions d’une durée totale de dix-huit heures environ, réalisées pour France Culture par Michel Butor en compagnie de René Koering, Jean-Yves Bosseur explore la façon dont Butor organise minutieusement l’alternance apparemment « naturelle » de plages musicales et de conversations, en s’appuyant sur une combinatoire permettant de relier les pièces musicales diffusées et les titres de ses propres œuvres. Ce faisant, il plonge en quelque sorte au cœur de l’improvisation butorienne, dont Butor a certes souvent indiqué qu’elle était soigneusement préparée, mais sans indiquer selon quelles procédures. Il en ressort que ces improvisations n’eussent pas été possibles sans ce centre combinatoire qui en était le garant, et qui laisse la parole s’étendre à partir et autour de lui.

En ayant d’emblée opté non pour la rédaction d’un article mais pour la réalisation d’un documentaire sonore dans lequel elle évoque quelques-unes des émissions qu’elle a réalisées avec Michel Butor pour France Culture et pour ABC (une radio australienne), Kaye Mortley cite tout d’abord deux émissions où elle a sollicité Butor pour évoquer des éléments dont il n’a jamais parlé (les manèges), ou qu’il ne connaît que très imparfaitement (la tonte des moutons australiens). Or ce qui est remarquable, c’est la manière dont Butor relie différentes sphères sémantiques et révèle derrière les éléments contingents leur contenu mythique latent : le manège cache en lui-même le voyage extraordinaire, tandis que la tonte des moutons équivaut à la quête de la toison d’or. Chaque élément appartenant à une série est ainsi relié à un correspondant allégorique ou mythique, non dans un système fermé, mais selon un processus de constante expansion. Kaye Mortley propose ensuite la réalisation radiophonique de Boomerang évoquée plus haut, qui déploie cette œuvre monumentale en faisant éclore les sons suggérés – mais tus – par ces pages. Et, alors que les aborigènes jouent un rôle essentiel dans ce volume australien, l’on se met à rêver au fait que les séries butoriennes – empruntées à la musique sérielle, mais pour distribuer des fragments de texte –, étaient peut-être le seul moyen pour inclure dans un livre quelque chose des classes totémiques aborigènes qu’évoque Philippe Descola [14], qui ont paru si incompréhensibles aux Européens.

À l’écoute de l’ensemble des émissions auxquelles a participé Michel Butor à la Radio Télévision Suisse, Patrick Suter montre pour sa part combien les différentes figures de Butor (le critique, l’écrivain, le collaborateur, etc.), sans êtres nullement confondues les unes avec les autres, permettent des passages de l’une à l’autre. Sans jamais se soustraire au rôle qu’il doit tenir dans telle ou telle émission particulière, Butor peut changer de registre, les différentes lignes qu’il conduit pouvant bifurquer comme lors de changements de tonalités ou de transpositions. La radio, qui permet de capter le direct, est le lieu même où peuvent être parfois saisis les vases communicants entre les différentes pièces du laboratoire de Michel Butor – et ce lieu où les différents genres qu’il pratique cessent d’être perçus contradictoirement.

Quant à Mireille Calle-Gruber, qui a connu Michel Butor comme peu de ceux qui l’ont côtoyé, elle décèle admirablement cela même qui est caché sous les masques par lesquels Butor tente de se préserver. Alors que Jean Roudaut avait pu louer Madeleine Santschi d’avoir su mener dans Voyage avec Michel Butor un livre d’entretiens où Butor ne se dérobait pas [15], la directrice des Œuvres complètes et des Cahiers Butor sait déceler les multiples niveaux de significations de ce qu’elle nomme à juste titre des figures de rhétorique, dont la fréquence à elle seule suffirait à constituer des indices de leur importance. Il arrive que dans une seule figure – fût-elle non verbale, comme le rire, que Jean Roudaut qualifiait jadis de « méphistophélique » –, de nombreuses attitudes de Butor se condensent, et qu’à travers elle les différents pièces du mobile-Butor communiquent.

Et peut-être le grain de la voix que donne à entendre la radio permet-il de saisir le gyroscope ou le manège de Michel Butor, avec leurs axes centraux et les mondes qui tournent autour et entrent en relation, réunissant la joie de l’enfant et celle de l’octogénaire, le proche et le lointain, le simple et le complexe, le concret et l’abstrait, le poète et l’artisan, l’intellectuel et l’artiste – et bien d’autres éléments éloignés. Dans ce qui est désormais une fête en son absence, mais que la radio continue de rendre présent.

Notes

[1] « Interview de Michel Butor, écrivain, à propos de son ouvrage Hugo (Éd. Buchet-Chastel, 2016) », Entre les lignes, Radio Suisse Romande, Espace 2, 04. 04. 2016, 55 min 39 sec. Participants : Michel Butor (interviewé), David Collin (intervieweur), Jean-Marie Félix (présentateur).

[2] Michel Butor, Hugo. Pages choisies, Paris, Buchet-Chastel, « Les auteurs de ma vie », 2016.

[3] Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, éd. établie par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2003, p. 205.

[4] Michel Butor, « Problématique des œuvres complètes », in Œuvres complètes de Michel Butor, sous la dir. de Mireille Calle-Gruber, Paris 2006-2010, vol. XII, p. 1069 sq.

[5] Voir la version avec Jean-François Heisser disponible sur le site du Collège de France : https://www.college-de-france.fr/site/carlo-ossola/course-2012-03-02-17h00.htm [consulté le 12 octobre 2021].

[6] Marion Coste, Une leçon de musique donnée aux mots. Les collaborations de Michel Butor avec Ludwig van Beethoven et Henri Pousseur, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2017.

[7] Néologisme proposé par Bachelard en 1949 dans « Rêverie et radio », une conférence donnée au Centre d’Études radiophoniques (Paris), pour qualifier la circulation permanente de paroles en suspension autour du globe, portées par les ondes de la radio. Texte de la conférence publié dans La Nef, février-mars 1951, p. 14-20, repris dans Le Droit de rêver, Paris, PUF, 1970, « À la pensée », p. 174-179.

[8] V. Angelika Baur et alii, « “Quand on écoute la radio, on écoute le monde”… Entretien avec Michel Butor », in Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, « Interférences », 2017, p. 71-76.

[9] Propos de Butor dans un débat radiophonique sur « L’univers sonore », in Dix ans de création dans les lettres et les arts, France Culture, 28 janvier 1967.

[10] Michel Butor, « Le livre comme objet », in Répertoire II, Paris, Gallimard, 1964, p. 108.

[11] Allusion aux entretiens avec Georges Charbonnier, diffusés sur France-Culture en 12 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn du 30 janvier au 26 février 1967, publiés chez Gallimard la même année dans une version fortement recomposée.

[12] « Problématique des œuvres complètes », in Œuvres complètes de Michel Butor, op. cit.

[13] Voir le vol. XI des Œuvres complètes : Improvisations.

[14] Voir Philippe Descola, Par-delà Nature et Culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005, p. 211 sq.

[15] « À propos de Michel Butor , écrivain. – 1. Portrait de Miche Butor, par Vahé Godel. – 2. L’œuvre aujourd’hui, par Jean Pache. – 3. Entretien avec Madeleine Santschi : À propos de son livre Voyage avec Michel Butor » (Éd. L’Âge d’Homme), Dimanche littéraire, Deuxième Programme, 20 février 1983, 1h 31 min 42 sec. Participant·e·s : Madeleine Santschi, Michel Butor (interviewé·e·s), Jean Roudaut, Vahé Godel, Jean Pache (commentateurs).

Auteurs

Pierre-Marie Héron, ancien membre de l’Institut universitaire de France, est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Il y mène depuis de nombreuses années des recherches sur les écrivains et la radio en France (XXe et XXIe siècles), au sein du Rirra21. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (PUR, 2017) ; Poésie sur les ondes (PUR, 2018) ; L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) (Komodo 21, 2018) ; Atelier de création radiophonique (1969-2001) : la part des écrivains (Komodo 21, 2019) ; Nuits magnétiques (1978-1999): la part des écrivains  (Komodo 21, 2021).

Patrick Suter est professeur de littératures de langue française contemporaines à l’Université de Berne et écrivain. Il a interrogé les relations entre presse et littérature de Mallarmé à Rolin (en passant par Butor) : Le journal et les Lettres, MētisPresses, 2 vol. Il a codirigé des ouvrages collectifs sur Robert Pinget, sur Georges-Arthur Goldschmidt, sur l’interculturalité et sur la poétique des frontières (Poétique des frontières. Une approche transversale des littératures de langue française, MētisPresses, 2021). Ses publications sur Butor tournent principalement autour de la frontière et des formes du livre, avec notamment : « Butor et le livre-installation » (2013) et « Par-delà les frontières du codex » (2017). Avec Mireille Calle-Gruber, il codirige le deuxième volume des Cahiers Michel ButorMichel Butor et les peintres, dans lequel il coordonne le dossier « Lire les livres d’artistes » (parution au printemps 2022).

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