Présentation
Nuits magnétiques, programme emblématique de France Culture diffusé entre 1978 et 1999, est souvent décrit comme une émission en rupture avec la programmation de la chaîne culturelle. Le contenu des propos diffusés (une parole plus déliée, un ton proche de la confession, des interviewés et des thématiques qu’on n’entendait pas ailleurs) tranche alors avec le reste de la grille. Une recontextualisation de la création du programme nuance cependant cette première impression. Nuits magnétiques est davantage la cristallisation de multiples expériences passées que le surgissement d’une émission-ovni comme elle est parfois décrite.
Parmi les influences revendiquées, il y a au premier chef l’ACR, Atelier de création radiophonique, créé en 1969, dont Jean Daive, producteur aux Nuits magnétiques, admet, dans ce numéro, avoir été « jaloux ». Mais il sera assez facile pour les Nuits de se démarquer de ce grand frère encombrant, figure totémique, et qui cherche avant tout à mener des recherches esthétiques sur le son (voir le numéro de Komodo 21 qui lui a été consacré en 2019). Nuits magnétiques sera davantage séducteur et vulgarisateur, et radio de récit. Souvent citées aussi par les écrivains, les émissions spéciales réalisées pendant le festival d’Avignon, comme par exemple, Avignon ultra-son (1977, 1978), émission hebdomadaire de plusieurs heures, et qui semble aussi avoir soudé le groupe de producteurs qui ne travaillaient pas ensemble en temps normal. On y entend déjà Olivier Kaeppelin, Jean Daive, et Franck Venaille qui depuis l’année précédente possède son propre espace, Magnetic (nom qui a inspiré celui de l’émission Nuits magnétiques), dans ce qui s’appelle alors Avignon 76. Le nom d’une autre émission revient aussi : Poésie ininterrompue, de Claude Royet-Journoud, qui a permis l’expression de poètes à la radio, ainsi que le croisement de plusieurs personnalités qui deviendront les écrivains des Nuits magnétiques (Jean Daive et Franck Venaille). L’émission Biographie est aussi citée par Alain Veinstein, notamment celle où Franck Venaille se raconte [1].
D’autres programmes apparaissent comme des « laboratoires » des Nuits magnétiques : La réalité le mystère, programme spécial conçu par Alain Veinstein et diffusé par France Culture du 24 décembre 1976 au 1er janvier suivant, où interviennent aussi Jean Daive et Franck Venaille. Ce dernier y produit notamment une série intitulée « La réalité en ces lieux » qui préfigure les Nuits magnétiques : il y est question d’espionnage, de vie dans les hôtels, et de football (certains numéros seront même rediffusés dans les Nuits). Programme continué l’année suivante aux mêmes dates (24 décembre 1977 – 1er janvier 1978) sous le titre Les derniers jours heureux, dont la forme annonce elle aussi les Nuits magnétiques. On y retrouve Franck Venaille, et Jean Daive qui sillonne la France pour donner la parole aux « gens de la terre ». Pour ce programme, Veinstein avait aussi demandé à Michel Chaillou d’improviser au micro un récit-feuilleton évoquant un mystérieux archipel perdu, Perdus dans la mer de Weddel. L’écrivain, tétanisé, raconte avoir perdu trois kilos durant cette expérience [2].
Parmi les émissions voisines, non mentionnées par l’équipe des Nuits magnétiques, on peut citer De la nuit (1975-77), qui la précède dans la grille de France Culture [3]. Son créateur, Gilbert-Maurice Duprez, produit lui aussi quelques Nuits magnétiques avant de se consacrer à d’autres aventures. L’intervention de témoins ordinaires, la recherche d’une forme d’intimité et l’effacement du producteur à l’antenne se retrouvent déjà dans De la nuit [4]. La réécoute de toutes ces émissions permet de mieux saisir le contexte radiophonique des Nuits magnétiques.
Il faut aussi rappeler le contexte, plus général, du paysage radiophonique d’alors. En 1978 existe encore le monopole de radiodiffusion. Cependant, les radios pirates commencent à émettre en grand nombre, et le service public se retrouve concurrencé par ces nouvelles façons de faire de la radio et le combat pour la liberté d’expression. En cela, Nuits magnétiques a sans doute été marqué par l’émergence de ces nouvelles radios, ce qui se traduit notamment par l’ouverture du micro à des interviewés venant d’univers sociaux assez divers, qui apparaissent comme des minorités (ce qu’on retrouve déjà dans l’émission De la nuit).
Si l’on se réfère aux propos d’Alain Veinstein, la création de Nuits magnétiques ne va pas de soi. Bien que solidement installé dans l’équipe de direction de France Culture (il est responsable des programmes depuis 1975), celui-ci confie avoir été confronté, sinon à une forme d’opposition, du moins à une forme de défiance ou de « résistance », en dépit du soutien d’Yves Jaigu, alors directeur de France Culture (« Nous étions attendus au tournant [5] »). Ces querelles internes demeurent aujourd’hui mystérieuses. Si opposition aux Nuits magnétiques il y a eu, elle n’est en tout cas pas parvenue à empêcher l’émission de s’imposer dans la grille de France Culture. Alain Veinstein souhaite alors contrer une orientation « spiritualiste » de la chaîne, en proposant (avec « très peu de moyens ») une émission de nuit obéissant à une « maquette permanente », avec la volonté de toucher des auditeurs plus jeunes que ceux de France Culture, ayant plutôt l’âge de ceux qui feraient l’émission, à savoir une trentaine d’années [6].
S’intéresser comme nous le faisons ici à un programme de radio quotidien, dont la durée de diffusion s’est étalée de 1978 à 1999, ne va pas de soi. Même si les producteurs qui en ont été responsables ont été peu nombreux (Alain Veinstein, son créateur, et Laure Adler pour la première décennie, Colette Fellous pour la seconde), le nombre d’émissions conçues, la diversité des personnalités qui y ont contribué, l’évolution du paysage radiophonique, l’influence des différentes époques traversées aussi, font de cet objet de recherche une matière particulièrement complexe à appréhender. Un dernier élément ajoute à la difficulté : Nuits magnétiques est une émission protéiforme. Bien que la plupart de ses numéros relèvent d’un genre « documentaire » (terme à manier avec précaution en raison de son rejet par le créateur de l’émission), certains autres (en particulier durant la première époque de l’émission, entre 1978 et 1989) relèvent plutôt du genre « magazine », et font se succéder des chroniqueurs présents en studio. Cette diversité des formes mises en jeu n’empêche pas d’analyser aussi l’émission en termes de dispositifs d’écriture spécifiques, liés à des partis pris esthétiques plus ou moins saillants, comme nous le faisons dans notre contribution à ce numéro.
L’objet des textes publiés ici n’est pas de couvrir les multiples approches possibles d’un programme aussi riche et divers qu’étendu dans le temps, toujours bien présent dans la mémoire des auditeurs les plus âgés : comme nous l’avons fait il y a deux ans à propos de l’ACR, il s’agit d’interroger la part des écrivains dans la conception du programme. L’angle est pertinent, puisque dès les débuts la volonté de Veinstein est précisément d’associer les écrivains à la production des Nuits magnétiques. Si l’idée n’est pas complètement nouvelle (de nombreux écrivains ont participé au Club d’Essai de Jean Tardieu dans les années 1940 et 1950, de nombreux écrivains aussi ont créé des fictions pour la radio, ou animé des émissions de poésie), la forme que prend leur collaboration à Nuits magnétiques est plus inédite : cette fois en effet, c’est comme si les écrivains recrutés l’avaient été à « contre-emploi », puisqu’il ne leur était pas demandé d’écrire au sens le plus habituel du mot, mais au contraire de quitter leur atelier d’écriture, d’abandonner leur outil de prédilection (la machine à écrire ou le stylo), pour s’emparer du terrain et recueillir la parole de gens venus de tous les univers sociaux. Rétrospectivement, cette idée apparaît comme neuve puisqu’elle invite ces écrivains à se « déplacer », tant du point de vue des pratiques professionnelles que du point de vue géographique (mener des entretiens à l’extérieur des studios) [7]. Plusieurs écrivains « élus » vont répondre favorablement à cette mission qui n’a rien d’une sinécure, tant elle exige l’apprentissage de nouvelles pratiques professionnelles (l’interview, le montage, la construction d’une dramaturgie propre à la radio), et l’intégration à un collectif (le personnel de la radio, au premier chef les chargés de réalisation [8]) auquel un écrivain n’est pas a priori habitué. Précisons d’emblée, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, que d’une part ces écrivains n’ont jamais constitué un pool permanent, et que d’autre part tous les numéros de Nuits magnétiques n’ont pas été produits par des écrivains. L’émission a toujours été une structure ouverte. Par conséquent de nombreux producteurs, aux statuts divers, se sont succédé et ont joué leur part dans l’histoire du programme [9].
Si l’intention des coordinateurs de ce numéro est bien de s’emparer de l’histoire de Nuits magnétiques dans sa globalité temporelle (la contribution de Colette Fellous l’atteste, ainsi que l’article que lui consacre Clara Lacombe), une plus grande attention est portée aux toutes premières années de l’émission, période où la présence des écrivains-producteurs est la plus forte, ainsi qu’aux écrivains les plus réguliers. Au fil du temps, même si la notion d’écriture demeure primordiale dans la conception des programmes et que les écrivains continuent de figurer en bonne place parmi les interviewés, la présence d’écrivains-producteurs devient moins visible.
Les écrivains qui ont participé à la première décennie de cette expérience marquante dans l’histoire de la radio n’appartiennent pas à un même courant littéraire, et, amitiés mises à part, n’ont pas d’autre point commun que d’avoir été embarqués dans l’aventure par le grand artisan de ces Nuits. Il était de ce fait important de faire valoir leur diversité, en leur donnant la parole, à commencer par Alain Veinstein lui-même, qui nous avait fait le plaisir de répondre à l’invitation de Karine Le Bail et à ses questions lors du colloque organisé à Paris en décembre 2018, d’où est issu ce numéro. Étaient aussi présents au colloque Jean Daive, Olivier Kaeppelin et Jean-Pierre Milovanoff, qui figurent parmi les pionniers de l’émission, et y ont tous participé une dizaine d’années au moins. Leurs interventions nous font comprendre leur découverte de la radio et de la collaboration avec les gens de radio, leurs centres d’intérêt et territoires d’action, la manière dont ils concevaient leur rôle dans ce programme, à plus ou moins grande distance des livres mais toujours tout contre le langage. On sent, à les lire, la grande marge de manœuvre qui leur était laissée pour concevoir leurs émissions. C’est sans doute cette liberté, et cette confiance, qui ont permis au programme de se déployer et d’offrir à l’auditeur des moments marquants.
Parmi les contributeurs de ce numéro figure aussi Irène Omélianenko. Même si elle n’a pas eu d’activité d’écrivain à côté de son travail à la radio, elle nous est apparue comme un témoin privilégié des débuts de Nuits magnétiques. D’une part, elle y fut responsable de 1985 à 1987, avec Jean Couturier, de la rubrique Arts sons, à l’affût des innovations artistiques et des nouvelles écritures. D’autre part, elle a connu une riche carrière radiophonique à France Culture, comme productrice de nombreuses Nuits magnétiques et comme collaboratrice d’autres émissions comme Le vif du sujet ou Radio Libre. Toujours avec Jean Couturier, elle a aussi créé le magazine Clair de nuit. Elle a enfin été responsable de l’émission Sur les docks, et conseillère de programme à France Culture.
Il était aussi important de rappeler l’apport de producteurs qui ne sont plus parmi nous. Céline Pardo s’intéresse ainsi aux jeux d’influence mutuels entre écriture pour la radio et écriture pour le support livre qui caractérisent le travail de Franck Venaille, décédé en 2018 quelques mois avant le colloque. Annie Pibarot, quant à elle, fait revivre Nicole-Lise Bernheim qui apparaît comme une précurseuse dans l’exploration des relations hommes/femmes, et dans l’écriture d’un journal intime en résonance avec l’Histoire en marche.
Notes
Auteur
Christophe Deleu est professeur à l’université de Strasbourg, et directeur du Cuej (Centre Universitaire d’enseignement du Journalisme). Il a publié plusieurs ouvrages, dont Le documentaire radiophonique (Ina-L’Harmattan, 2013). Il est aussi auteur radio, notamment pour France Culture et la RTBF. Il a co-réalisé la série de podcasts Fins du monde avec Marine Angé. Il est président de la commission radio de la Société des Gens de Lettres.
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