Pourquoi avons-nous écrit des textes brefs sur le Web ? Pourquoi la littérature s’est-elle jouée à la vitesse de la lumière propre à la publication numérique ? Pourquoi aujourd’hui est-ce moins vrai ? Pourquoi les textes s’allongent-ils à nouveau ? Est-ce pour marquer un refus du temps réel ? Ou est-ce une illusion qui cache un désir de saisir l’instant ?
Why did we write short texts on the web? Why did literature play at the speed of light in digital publishing? Why is this less true today? Why are texts lengthening again? Is it to mark a denial of real time? Or is it an illusion that hides a desire to seize the moment?
Texte intégral
- Aujourd’hui, 26 décembre 2016, et pour être précis à l’instant même de 10 : 15, la publication de textes brefs en ligne ne me stimule plus guère, non pas que cette forme soit morte, mais parce qu’elle ne fonctionne plus pour moi (entendre « fonctionne » dans son sens le plus mécanique).
- Cette déclaration demande explications et nuances. La mention de la date du 26 décembre à 10 :15 pour commencer, parce que demain je risque de penser autrement, et même de revenir à des pratiques délaissées, qu’une innovation technique pourrait renouveler. Je n’attends que l’occasion de me contredire.
- Pour marquer le provisoire et le subjectif de mes propos, leur instantanéité, je revendique le droit de dire « je » même dans mes textes les plus théoriques, et plus ils le sont plus le « je » doit s’imposer. Faire disparaître le « je », c’est laisser croire à une vérité qui n’existe pas. Tout texte qui cache son « je » me paraît dangereux.
- Le mot fragment sous-entend généralement quelque chose de plus grand, auquel le fragment aurait été arraché. Pour moi, les choses fonctionnent dans l’autre sens : la réunion des fragments peut éventuellement constituer une œuvre. Je n’arrache pas les fragments, je les assemble. Un fragment est tout simplement un texte écrit en un instant. Il est nécessairement bref.
- Je n’ai jamais considéré mes fragments comme indépendants. Par leur accumulation, j’espérais et j’espère toujours créer de la complexité : un roman à partir de tweets, un essai à partir de billets de blog, un journal à partir de statuts sociaux illustrés de photos, une réflexion sur le bref à partir de textshots. Je considère à ce titre mon blog comme l’œuvre qui réunit des milliers de fragments, un commonplace book.
- Comme le temps est une succession d’instants, l’œuvre devient une succession de fragments. On travaille en un instant pour fabriquer des fragments qui, réunis, reconstituent le temps long.
- En cette fin 2016, quelques auteurs numériques francophones avec lesquels je me sens proche se mettent à publier leur journal sur le Web ou à l’aide d’une newsletter : Philippe Castelneau, Neil Jomunsi, Pierre Ménard… Où plus précisément ils se ressaisissent de cette possibilité comme le fait depuis 2008 Guillaume Vissac. À une différence, Guillaume publie quotidiennement des fragments en différé de quelques semaines, qu’il fait mûrir peu à peu avant de les diffuser, son journal n’est qu’une sorte de journal comme dit Daniel Bourrion, un objet encore trop littéraire d’une certaine façon. Les autres veulent en revenir à quelque chose de plus brut, non publier au jour le jour, mais par salves plus ou moins espacées qui compilent les fragments sur une période. Il s’agit de donc de différencier les instants de production de ceux de diffusion.
- Ce passage de la publication continuelle des fragments, ce qui se faisait sur le Web des origines, à la mise en attente, à la compilation, puis à la diffusion retardée, en dit beaucoup sur l’évolution du Web littéraire : une sorte de refus du temps réel, de sa dictature, de la course à la recommandation sociale, au besoin de visibilité… ce qui implique de trouver le titre qui fait mouche, les phrases-chocs, et qui nous entraînent sur la pente du journalisme trash plutôt que vers la littérature. Alors, au contraire, assez soudainement, les fragments se cachent dans un ensemble. Tout au plus numérotés ou horodatés, ils se replient pour ne revendiquer que leur littérarité.
- Ce refus du temps réel, et même du référencement, est-il un aveu d’échec ? J’entends souvent cette accusation : « Vous rejetez les règles du Web social parce que vous n’y êtes pas des stars. » Déjà, rejeter, pervertir, subvertir a toujours été notre travail. Puis, que je sache, peu de stars de la littérature sont venues sur le Web durant les années 2000 et je ne vois toujours pas pointer leur nez. Cette affaire n’a rien à voir avec le succès, qui se gagne ailleurs, et se matérialise par un compte en banque. Nous nous sommes retrouvés sur le Web entre expérimentateurs parce que les possibilités techniques nous fascinaient et nous stimulaient. Si aujourd’hui nous sommes nombreux à effectuer un pas de côté, non pas en quittant le monde numérique, mais en le pliant à de nouvelles contraintes, ce n’est pas parce que nous ne sommes pas assez populaires, mais parce que certains des mécanismes qui nous passionnaient ne fonctionnent plus et que nous devons en inventer de nouveaux.
- Pourquoi le bref s’est-il imposé sur le Web littéraire ? On a souvent dit : parce qu’on ne peut pas lire long sur écran, ce qui est faux. Pour preuve, depuis bien des années, pour un auteur donné sur le Web, ses articles les plus longs sont souvent les plus lus. C’est notamment vrai pour moi, comme si le nombre de lecteurs était proportionnel au temps que je passais à écrire un texte. Nous n’avons donc pas adopté le bref par un souci d’ergonomie (idée reçue, très peu littéraire, d’ailleurs).
- Parenthèse technique : plus un texte est long, plus il offre de portes d’entrée pour Google, donc a plus de chance d’être lu dans la durée. Faire bref pour être lu est une très mauvaise stratégie (dans le flux du temps réel, seuls les titres attirent l’attention, et encore une fois peu importe d’être bref ou non).
- Nous aurions pu publier des chapitres de livres sur nos blogs. Certains l’ont fait, pour se débarrasser de lourds fardeaux, mais plus communément, par le passé, j’insiste, nous avons pris l’habitude de publier souvent, même très souvent, frappés de frénésie. Vu la quantité de textes que nous avons produits, on ne peut pas nous accuser de nous être adonnés au bref par manque de temps.
- Pourquoi donc écrire bref ? Était-ce une mode ? Non, la forme est restée intimiste bien qu’universelle. Était-ce une stratégie marketing ? Bien médiocre alors au regard du Tout-Puissant Google. Il faut chercher ailleurs l’origine du phénomène. J’en trouve la racine dans la possibilité technique du direct : savoir que le lecteur est toujours potentiellement là, que je peux le nourrir, qu’il peut me répondre… alors, ça rend fou. On écrit vite, on répond vite, on recommence, et ensemble auteur/lecteur on s’entrelace, on danse, on jouit ensemble. Plus j’entretiens d’interactions, plus j’écris bref, plus je laisse d’interstices pour que les lecteurs se glissent entre mes mots (c’est une des clés). À un moment donné le temps de l’auteur et le temps du lecteur fusionnent. L’écriture et la lecture se jouent dans le même instant, dans une hypothétique communion ou extase.
- Le bref en littérature numérique aura été une sorte de conversation. On parle, on écoute, et on évite les monologues qui s’éternisent. Le bref est apparu comme une nécessité au moment où le canal de communication s’est ouvert à double-sens. Si les stars ne nous ont pas rejoints, c’est parce que leur popularité interdit l’interaction à double sens. Pour ces grands écrivains, venir sur le Web se serait résumé à donner ce qu’ils vendent d’habitude. Pour nous, c’était vivre quelque chose de neuf en littérature, ou tout au moins quelque chose qui s’est joué à une vitesse nouvelle et de façon bien plus ouverte que par le passé. Nous étions à la fréquence de la pensée, mouvement poussé à l’extrême avec la twittérature.
- Pourquoi accorder moins d’importance au bref en cette fin 2016 ? Un indice : quand je publie un billet sur mon blog, mes lecteurs me répondent plus souvent par mail que par un commentaire visible par tous. La conversation ouverte s’est tarie. Parce qu’elle s’est déplacée sur les réseaux sociaux, devenus trop bruyants pour songer à y faire encore de la littérature, parce qu’elle s’est réduite aux remarques ou invectives, parce que les commentateurs ne s’écoutent plus. Je les vois désormais se répéter là où, dix ans plus tôt, ils finissaient par oublier mon texte et se lançaient dans des débats passionnants, alors que moi-même j’écrivais d’autres textes pour leur répondre. À cette époque, j’étais par urgente nécessité bref, et faute de cette effervescence je peux à nouveau m’étendre plus longuement. Je suis comme un fleuve fatigué par les montagnes et qui rejoint la plaine où il pourra méandrer le plus longtemps possible avant la mer.
- Nous écrivions par fragments avant le Web et nous ne cesserons pas après, mais, durant un temps, nous avons été accaparés par le bref, aspiré par lui, aspiré par les lecteurs, qui même s’ils n’étaient pas innombrables étaient assez nombreux pour nous aiguillonner. Ça s’est cassé. D’un rapport ouvert auteur-lecteur, somme toute encore assez archaïque, nous sommes passés à un rapport plus égalitaire, où chacun est auteur et lecteur en même temps. Ce phénomène s’est déplacé des blogs, de chez les auteurs, vers les centres commerciaux privés que sont les réseaux sociaux. Il devient impossible pour un auteur seul de lutter contre ce déplacement.
- Pourquoi donc encore pratiquer le bref en accumulant des fragments dans des carnets Web ? Il subsiste des raisons intimes ou de circonstance, que nous retrouvons dans les journaux ou commonplace book de quelques écrivains Web du moment : pensées, impressions, notes de travail, citations… saisies dans l’instant sans la nécessité de mettre tout cela en interaction, juste le besoin de le consigner, et puis, à un moment, de le partager, parce qu’un peu de beauté glanée çà et là ne fait pas de mal, surtout quand de gros nuages noirs s’accumulent à l’horizon. Le bref reste vivant, mais se publie désormais par empilements.
- La littérature a toujours à voir avec ce qui marche ou ne marche pas, avec la contrainte qui stimule avant de finir par stériliser. Le frequent blogging a eu son heure de gloire comme l’alexandrin. Nous cherchons désormais à découvrir d’autres contraintes, d’autres rythmes, tout n’est souvent qu’une question de rapport au temps.
- Mais le bref reste important, et plus important que jamais, pour une raison quasiment ontologique : la complexité du monde ne cesse de croître. Une complexité plus grande s’accompagne de problèmes globaux, tels que le réchauffement climatique, qui ne peuvent pas avoir de solution mécaniste et déterministe. Pour survivre à cette transition, nous devons abandonner l’approche cartésienne pour une approche holistique, passer du modèle hiérarchique au réseau. Je dis bien « nous devons » même si tout le contraire se produit dans le champ politique, avec un penchant vers plus de hiérarchie et d’autoritarisme. Il nous reste alors la littérature pour nous battre. Plutôt que des textes monolithiques, les grands romans du XIXe et du XXe, des œuvres d’une certaine manière cartésiennes, nous devons envisager des œuvres réticulaires, faites de fragments interconnectés, qui ne disent pas une vérité, mais laissent entrevoir des faisceaux de possibles. Le bref réticulaire me paraît la forme la plus en adéquation avec la crise de la complexité que traverse notre temps.
- Un exemple. Quand j’ai écrit One Minute, j’ai assemblé 365 fragments qui tous racontent la même minute selon des points de vue différents. Pas question que le même personnage revienne, que tout soit analysé selon son prisme, ressenti à travers sa psychologie univoque, mais au contraire multiplier les perspectives, en quelque sorte augmenter l’intelligence collective pour l’élever à la hauteur des problèmes du monde. Je ne vois pas comment parler des particularités de mon temps sans invoquer encore et encore le bref. Une infinité de personnages remplace le héros. Une infinité de pensées, de sensations… La narration ne peut être linéaire, elle est interconnectée comme le Net. Toute linéarisation ne peut être qu’une projection simplificatrice.
- Si, au début du Web, l’interactivité seule a impliqué le bref, il s’impose dorénavant de manière plus profonde, et sans doute plus durable, par son potentiel politique, ou plutôt physique, dans un monde aux infinies nuances et facettes. En l’absence d’une vérité transcendante, il n’existe plus que des esquifs à la surface de la mer des possibles. Il ne peut émerger un grand récit unificateur de notre temps, mais seulement des constellations d’histoires qui s’entrelacent.
- Au contraire d’un refus de la globalité, le bref réticulaire entend l’accepter comme un objet complexe. Il ne s’agit pas seulement de saisir des instants, mais de les relier en une narration polyphonique aux voix innombrables (terrain polyphonique où le roman classique est toujours resté parcimonieux). Textes brefs, photos, séquences vidéo sont des échantillons qui, mis bout à bout, donnent l’illusion d’une continuité (exactement comme les échantillons de son dans la musique numérisée). On est dans le pointillisme narratif, non par faute de temps, ou d’une impuissance quelconque, mais bel et bien parce que nous vivons les prémices d’une ère de pluralité.
- Cette pluralité propre à la complexité doit être digérée, admirée, saisie, célébrée, d’autant plus que les conservateurs invoquent sans cesse avec toujours plus de force l’ancienne unité quasi divine, nous rappelant le besoin d’une grande Histoire et de grandes histoires pour la célébrer. Pratiquer le fragment, c’est refuser ces appels, c’est rechercher ce qui est propre à notre temps, ce qui est si neuf que tout pourrait s’écrouler en un instant.
- Alors, nous avons pratiqué le bref sur le Web avec jubilation aussi parce qu’il était en phase avec un mouvement tectonique propre à notre époque. C’est aujourd’hui, un peu comme si la vague de fond s’était soudain retirée, nous laissant en suspension dans le vide. Nous retenons notre souffle. Nous voyons des fronts réactionnaires se dresser, et contre leurs grandes sagas héroïques, nous opposons des nuages de nanomachines littéraires. Une grande bataille se joue.
- Les nouveaux carnets publiés sur le Web, ces empilements de textes brefs, souvent hétéroclites, en s’arrachant au temps réel, n’en restent pas moins positionnés à l’avant de la ligne de front.
- Le bref n’est pas propre au numérique, mais, à l’époque numérique, il devient incontournable. Et s’il m’arrive encore d’écrire long, c’est pour mieux glisser entre les pans les plus archaïques de mes textes des brindilles de présent.
- J’ai intitulé cette liste « La saga des nanomachines littéraires » parce que ce titre m’est venu, et qu’il évoque un autre texte qui pourrait être écrit, et dont ces quelques mots suffisent à tout dire peut-être.
Auteur
Blogueur, essayiste et romancier, Thierry Crouzet est un auteur inclassable, situé au croisement de la science, de la philosophie et de la littérature. Il a notamment publié J’ai débranché, le récit d’un burn-out numérique, Ératosthène, un roman historique futuriste, La mécanique du texte, un essai sur l’influence de la technologie en littérature. Le geste qui sauve a été traduit en plus de dix-huit langues.
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