Préambule : documentaire podcasté, usiné, compressé et pourtant !

Le beau documentaire existe, il a un pouvoir énigmatique, comme le chat dans Alice au Pays de merveilles il apparaît et disparaît, n’est pas toujours là où il devrait. Pourtant, tel le phœnix, il résiste aux turbulences et demeure désirable. Je laisse aux participantes et participants de ce numéro le soin de l’aborder frontalement.

Le documentaire, je l’ai découvert à France Culture. Il semble qu’en France il ait longtemps vécu en vase clos, cultivé et protégé par un service public qui a fécondé maintes expériences sonores en grande liberté. Quand la stéréo apparaît, José Pivin fait dire au directeur de France Culture, Yves Jaigu, que le son spectacle est né. Je cite : « La différence entre la stéréo et la mono est aussi grande qu’un poisson au marché et un poisson dans l’eau. » Aujourd’hui il dirait peut-être qu’avec le son spatialisé nous nageons avec les poissons.

Quand je suis arrivée à France Culture en 1983, le cinquième étage de la Maison de la Radio était le centre de la fabrique du documentaire. Nous recevions de l’argent en liquide quand nous partions en mission et tout pouvait se négocier, que ce soit une journée de plus, la location d’un hélicoptère ou (comme a fait René Jentet) la garde républicaine. Mais je ne vais pas retracer l’histoire de l’ACR ou des Nuits magnétiques en ces temps où Médiamétrie ne créait pas l’effervescence.

Quand je fus nommée conseillère de programmes, une forme d’industrialisation était déjà organisée : des dossiers de production prévoyaient une normalisation des moyens : pour une heure d’antenne, x jours d’enregistrement, x jours de montage, x heures de mixage. Pour des raisons financières sont arrivées ensuite des rediffusions obligatoires ; pour essayer de contourner cela je me suis appuyée sur l’offre d’échange avec la Belgique et la Suisse baptisée pink offer, concernant les radios de service public francophones ; le Canada était aussi associé mais très vite il n’a plus eu de documentaire à proposer. Comme dans nos radios de service public l’argent était de moins en moins fléché vers le documentaire, avec Pascale Tison (Par Ouïe dire / RTBF) et David Collin (le labo / RTS) nous avons mis en place des coproductions.

En parallèle la belle endormie du monde sonore se réveillait. Avec la diminution du coût des appareils d’enregistrement démarrait un fort engouement pour la prise de son et le sonore. Longueur d’ondes est créé en 2002, Addor en 2009, année où le festival de Mellionec dans les Côtes d’Armor inventait la yourte à sons. Les musées diffusaient des œuvres produites par France Culture, le design sonore prenait ses lettres de noblesse. Au même moment je recevais beaucoup de demandes d’écoutes en public ou d’extraits de documentaires pour la fabrication de DVD (car après la cassette et avant le podcast il y a eu la période DVD).

Puis en 2010, avec Prison Valley, le webdoc a fait son entrée. En 2011, À l’abri de rien, une enquête sur le mal-logement en France réalisée par Samuel Bollendorff et Mehdi Ahoudig, obtient le prix Europa dans la catégorie « documentaire radio ». Radio France ouvre un portail du web-documentaire.

La suite, vous la connaissez. À l’extérieur de la « maison ronde » aujourd’hui, la fabrique du documentaire se fait avec de nouvelles structures, de nouveaux acteurs. Un article récent de Mediapart indique que les conditions de travail ne sont peut-être pas celles qu’on espère pour un documentaire de création. Une forme de bêtise conduit à demander à des créateurs ou producteurs ou artisans sonores ou encore œuvriers du son – comme disent Les Sons Fédérés – le plan, le synopsis, le déroulé du documentaire à venir. Comme si les paroles pouvaient se prévoir, les émotions s’organiser, les paysages sonores s’anticiper, comme si nous devions renoncer à découvrir ce qui va surgir au cours d’une alchimie longue et exigeante.

La société du spectacle est vorace et demande sa pâture quotidienne. le talent s’estime au nombre de clicks. Les sociétés de droits d’auteur pourraient en tenir compte pour des répartitions concernant le délinéarisé qui ne tiendront plus compte du genre. Autant dire que le label beau documentaire n’y a pas sa place.

MAIS PEUT- ÊTRE FAUT IL NE PAS S’INQUIÉTER ?

Pour finir sur une touche plus heureuse en ce qui concerne le documentaire de création, j’ai pu observer comment la diffusion en multicanal a ouvert un nouveau champ. Sous le titre « Cinéma pour vos oreilles », c’est au studio 105 spécialement équipé à demeure qu’ont été diffusées des créations documentaires spécialement travaillées pour ce support. Le 24 octobre 2005, la Maison de la Radio proposait dans le cadre de la FIAC Hors les Murs, en son immersif, Douze millions d’années-lumière d’ici de Bernard Moninot, Blue blue electric blue de Romain Kronenberg, Drive in d’Olivier Cadiot et Madeleine d’entre les morts de Bertrand Bonnello. Ces expérimentations basées sur la technologie Sonic Emotion ont permis par la suite de nombreuses écoutes à la Maison de la Radio, jusqu’à la fermeture pour travaux du studio 105. Ce multicanal et ce qu’il permet en termes de création et de partage, nous l’avons expérimenté avec Benoit Bories et Stéphane Marin lors du colloque de Montpellier d’où a été tiré ce numéro.

Pour conclure, tout comme Rimbaud parlant du poète, je crois que le documentariste se doit d’être un voleur de feu. « Il est chargé de l’humanité, des animaux même, il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme il donne forme, si c’est informe il donne de l’informe. » Il doit trouver une langue.

Auteur

Entrée à Radio France en 1982, Irène Omélianenko rejoint les Nuits magnétiques en 1983 et y reste fidèle jusqu’en 1998. Co-productrice avec Jean Couturier de Clair de nuit sur France Culture (1986-1997 ; 1999-2001), puis productrice de L’Atelier de la création (2011-2015) et de Sur les docks (2011-2016), elle est nommée en 2011 conseillère de programmes au documentaire et à la création radiophonique. Elle est conduite à prendre sa retraite en 2018. Membre de nombreux jurys (Italia, Europa, Creadoc, Scam, Phonurgia Nova, Longueur d’ondes…), elle a co-fondé en 2009 l’Association pour le développement du documentaire radiophonique (Addor).

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Produire des documentaires de création à France Culture : la nécessité de la collaboration


Face à la difficulté de saisir des figures d’auteurs singuliers dans les programmations de documentaires de création au sein de France Culture, l’auteur de cet article a décidé de mener une enquête auprès de producteurs délégués, de réalisatrices et d’une coordinatrice pour cerner les modalités de fabrication en vigueur sur la chaîne de service public et chaîne historique de production de documentaires sonores de création. Cette enquête permet de mettre en lumière des modalités de collaboration ainsi que les effets des contextes de production sur les acteurs et les contenus.

Faced with the difficulty of identifying figures of singular authors in the programming of creative documentaries within France Culture, the author of this article decided to conduct a survey of executive producers, directors and a coordinator to identify the manufacturing methods in force on the public service chain and historical production chain of creative sound documentaries. This survey sheds light on the modalities of collaboration as well as the effects of production contexts on actors and content.


Texte intégral

Le documentaire sonore de création offre une hétérogénéité de formes qui rend difficile son analyse, comme l’a d’emblée relevé Christophe Deleu dans le chapitre qu’il consacre à l’essai de définition de cette forme de récit radiophonique dans son ouvrage Le documentaire radiophonique  [1], paru en 2013. Qui plus est, un auditeur en quête d’auteurs radiophoniques se trouve assez rapidement orienté vers les productions qui se situent après les débuts de l’Atelier de création radiophonique (ACR), créé en 1969 et dirigé par René Farabet jusqu’en 2001 comme l’a souligné l’appel du colloque d’où est issu ce numéro. La multiplicité des contenus pourrait-elle expliquer à elle seule la difficulté d’entendre émerger des écritures qui font œuvre et dépassent l’unicité de l’objet ? La chaîne France Culture a bien participé au fil de nombreuses années, dans le cas d’une de Kaye Mortley[2], à la construction patiente d’une écriture singulière que nul ne conteste, à l’élaboration d’une œuvre radiophonique au sens propre, donc. Mais le parcours de Kaye Mortley ne représente-t-il, pas dans le système de production des documentaires de création, une survivance d’un mode opératoire hérité des origines qui lui aura permis de construire une œuvre ?

Cela pose la question de la possibilité du « devenir auteur ». Quelles conditions permettent ce développement ? Pour quelles raisons est-ce devenu si difficile de repérer des auteurs dans les diffusions de documentaires de création sur France Culture ? En parcourant, sur le site internet de la chaîne, les émissions dédiées aux documentaires de création depuis L’Atelier de la création, quelques ACR maintenus avec parcimonie, Création on Air et maintenant L’Expérience, on relève une diversité qui semble témoigner d’une grande liberté accordée aux auteurs dès lors que le traitement narratif du projet s’annonce comme étranger à un fonctionnement communicationnel de l’objet radiophonique. Dans les espaces dédiés à la production de documentaire radiophonique de création, la radio n’est pas perçue comme un media de masse conditionné par les règles de la communication mais comme une brève hétérotopie sonore qui s’invite dans la programmation de la chaîne. Les diverses présentations des émissions annoncent cette volonté d’ouverture à des aventures hors normes, des jeux avec le genre documentaires :

L’Atelier de la création s’aventure sans autre boussole que le goût de l’intime et celui de l’extime, le plaisir des enregistrements bruts autant que les montages ciselés, le respect du recueillement et celui du vagabondage, le désir de donner à entendre les Ateliers timides autant que L’Atelier de création radiophonique (le premier jeudi de chaque mois), avec l’espoir de toucher parfois des terres inconnues…

 

Création On Air, un espace d’expérimentation sonore tous les mercredis et jeudis sur France Culture. S’aventurer sans autre boussole que le plaisir des enregistrements bruts autant que les montages ciselés, avec l’espoir de toucher parfois des terres inconnues…

 

Documentaire d’auteur et d’écriture sonore, L’Expérience est un espace libéré des genres radiophoniques (magazine, reportage, documentaire, fiction…), qui s’en affranchit ou qui les mêle. C’est un temps d’expression du singulier.

[…] Ce nouvel espace se décline également sous forme de collections en accueillant L’Atelier de création radiophonique (ACR), et des productions pour le Cinéma sonore.

Intense expérience de l’auteur, de l’équipe qui l’enregistre, de ceux qui vont l’écouter, L’Expérience promet d’être un voyage unique de vécus particuliers, de mises en situation originales, de moments de vie enregistrés en temps réel, de paysages sonores parcourus ou de moments performatifs en direct. Intimes ou rares, les limites de L’Expérience sont inconnues [3].

On perçoit dans cette volonté affichée par les coordinateurs un héritage des pairs fondateurs : « la fondation d’un Atelier de création radiophonique tend à réaffirmer par des œuvres nouvelles la vitalité de l’expression radiophonique originale et la primauté de l’invention permanente dans les arts [4] ». Mais si la liberté d’écriture semble réelle aux oreilles de l’auditeur, qu’en est-il au moment de la production ? Quelle différence entre la présentation d’une émission créant un horizon d’attente chez les auditeurs comme chez les porteurs de projets et la réalité de la production ? Peut-on valider l’hypothèse selon laquelle 

[l]e documentaire poétique s’appuie sur une écoute dite « réduite », et considère le son pour lui-même. C’est moins le sens des propos entendus qui est central, que la valeur esthétique des univers sonores. […] L’écoute figurative (qui s’intéresse à la provenance des sons) et l’écoute codale (qui se fixe sur le sens du message délivré) seront ici au second plan [5].

L’écoute d’une quantité significative de documentaires de création aura tendance à fragiliser cette définition, tant les auteurs semblent recourir à des modes narratifs variés, y compris des modes que l’on serait tenté de classer du côté des documentaires d’interaction à visée informative. Pourtant leurs productions se trouvent accueillies dans les espaces dédiés à la création. On pourrait se demander s’il n’y a pas un moment, dans la temporalité de la fabrication, susceptible de modifier la trajectoire d’une intention poétique en l’éloignant du périmètre de la création. Pour répondre à cette question, il nous apparaît important de saisir les modalités de production d’un geste documentaire qui entend ancrer son projet dans la dynamique du documentaire de création.

À France Culture, les modalités de production ont une particularité que l’on ne trouve nulle part ailleurs et qui placent l’auteur d’un projet dans un environnement de relations complexes. Après avoir défini cet écosystème singulier, nous en interrogerons les conséquences. Derrière les conditions de productions, c’est la question de l’auteur qui se dessine en creux, au point que l’on est conduit à s’interroger sur la façon dont les acteurs d’un processus de création s’accordent dans un ensemble de flux et d’impératifs. Pour esquisser une réponse à ces nombreuses interrogations liées, j’ai choisi de convoquer la méthode de l’enquête orale. Les témoins rencontrés sont au nombre de six et occupent des fonctions concernées par le champ de cette étude : coordination, réalisation, production déléguée et ont évolué ou évoluent au sein des émissions consacrées au documentaire poétique sur l’antenne de France Culture : Atelier de création radiophonique (ACR), L’Atelier de la création, Création on Air, L’Expérience. Au centre de mon enquête, je situe la trajectoire de Kaye Mortley, qui aura ici le rôle de modèle.

1. État des lieux des conditions de production

Lorsqu’on est auteur et que l’on a un projet de documentaire, on écrit son idée de projet que l’on adresse au coordonnateur de l’émission ciblée. Si le projet retient l’attention, il est alors proposé à un chargé de réalisation qui entrera en contact avec l’auteur pour les premiers échanges sur les intentions de ce dernier. Il arrive qu’auteur [6] et réalisateur aient déjà émis le désir de collaborer ensemble avant cette phase de sélection, alors le binôme est déjà formé et a souvent commencé à échanger sur le projet. Néanmoins, au stade où le projet est retenu par la production, l’équipe technique – composée des techniciens preneurs de son en studio et sur le terrain et de l’ingénieur du son responsable du mixage – n’est pas encore désignée et le sera en fonction des plannings, souvent tardivement au moment du tournage et du mixage.

Il convient de souligner que l’auteur, bien que n’étant pas un permanent de l’antenne, est responsable de son projet et qu’il lui revient de planifier et organiser le tournage : ce qu’il souhaite enregistrer et qui il souhaite interviewer. Il doit alors s’assurer que cette organisation correspond au temps alloué par la production. On soulignera d’emblée qu’il est ainsi question de composer une équipe dont producteur et réalisateur sont les acteurs constants pendant toute la durée de fabrication.

Or la création de cette équipe se fait dans un temps restreint et intense – de l’ordre de dix à douze jours – et elle doit aboutir à la réalisation d’un documentaire au format défini par la programmation qui est actuellement de 58 minutes. On peut alors s’interroger sur la façon dont l’auteur intègre cette logique de production et devra désormais développer son projet avec le réalisateur et non plus seul avec ses désirs d’écriture, lesquels peuvent être plus ou moins développés. De même que l’on peut s’interroger à propos des réalisateurs qui se trouvent associés tout aussi intensément au projet d’un auteur qu’ils ne connaissent pas le plus souvent et avec la nécessité de mener à bien la production selon les moyens techniques, financiers et temporels dont il dispose.

Il n’est pas encore question de se demander si la collaboration fonctionnera entre ces deux collaborateurs et si elle permettra un développement satisfaisant ; à ce stade, on se rend déjà compte que les rôles sont distribués par un cadre et que les agents doivent s’accommoder des moyens qui leurs sont alloués. Cela est vrai pour toute activité, y compris une activité de création, car la production est le premier cadre dans lequel s’inscrit tout acte soutenu financièrement. Malgré tout, la question des moyens et de leur compression, qui s’est accrue dans le temps, est trop souvent revenue dans les témoignages pour être ignorée. Il faudrait en effet définir un seuil minimal en deçà duquel il devient difficile voire impossible de prétendre à l’acte créateur. En effet ceux de nos témoins qui ont traversé plusieurs décennies d’émissions dédiées au documentaire de création radiophonique ont pu souligner l’érosion du temps mais aussi la modification du cadre de production dans le sens d’une moindre liberté donnée aux équipes en création. Les auteurs ont vu le temps dédié à la production d’un documentaire passer de plusieurs mois pour l’Atelier de création radiophonique dirigé par René Farabet, à dix ou douze jours avec 43 heures de montage pour une heure de programme, aujourd’hui. On assiste donc à une compression du temps d’une part, mais aussi un déplacement dans la conception de l’auteur qui était au centre de la production pendant les décennies Farabet. C’est précisément cette liberté qui a intéressé Kaye Mortley lorsqu’elle y a forgé ses premières pièces pour France Culture.

Dans cet état des lieux des conditions de production, il convient de préciser que le temps de préparation n’est pas compris dans le contrat conclu entre le producteur délégué et la chaîne, mais seulement le temps de la fabrication. La préparation est la phase essentielle au cours de laquelle l’auteur se nourrit, par exemple, des archives Ina qu’il écoute et sélectionne afin de les intégrer dans le montage, et commence à opérer un dialogue entre ces contenus sonores et les enregistrements qui seront réalisés en équipe. C’est aussi une phase de repérage du terrain et des témoins, de préparation approfondie de son projet qui comprend de nombreuses heures, les plus nombreuses sans doute. Or ce temps long de la préparation solitaire, qui est certainement un garant essentiel de la qualité du projet, entre en confrontation avec le temps court de la fabrication, qui exclut ou réduit très considérablement la possibilité du doute, des tentatives et des erreurs inhérents à l’acte créatif.

Ajoutons que la compression du temps et des moyens s’accompagne désormais d’une accélération de la production, qui voit s’enchaîner les étapes : tournage, dérushage, réalisation, mixage. On assiste ainsi au déploiement d’un écosystème de production en inadéquation avec ce pour quoi il existe : produire des œuvres de pensée et de création.

Or, auteurs et réalisateurs insistent sur le fait qu’il faut pouvoir respirer entre le tournage et le montage, revenir sur une séquence de montage, avoir une solitude d’auteur pendant la fabrication, « se nettoyer » les oreilles avant le mixage. Cet état des lieux résulte à la fois de mon expérience de productrice déléguée pour deux documentaires [7] réalisés à France Culture et de mon enquête auprès des témoins qu’il est désormais temps de présenter.

2. Choix des personnes interviewées.

L’enquête a été motivée par un désir de comprendre les impacts que les assignations de rôles peuvent avoir tant sur les professionnels impliqués que sur les documentaires. J’ai voulu atteindre une complémentarité dans les témoignages en choisissant d’une part des duos d’auteur-réalisateur ayant pu collaborer à plusieurs reprises, d’autre part des parcours variés dans la production sonore et radiophonique. Cette circulation dans la parole de chacun m’a permis d’entrapercevoir la singularité des cheminements et de voir émerger des lignes saillantes dans le paysage ainsi créé au fil des témoignages. Les six témoins que j’ai écoutés occupent ou ont occupé des fonctions de conseillère de programmes, coordination, réalisation, production déléguée.

Pour son rôle de conseillère de programmes, coordinatrice de plusieurs émissions dédiées au documentaire de création mais aussi pour son expérience de documentariste, j’ai désiré m’entretenir avec Irène Omélianenko. Aux fonctions de réalisation, j’ai entendu Nathalie Salles – œuvrant à la réalisation de documentaires aussi bien de création qu’informatifs – et Véronique Lamendour, également réalisatrice pour plusieurs émissions documentaires mais avec une spécialisation dans le documentaire de création depuis une dizaine d’années. J’avais également l’intention de recueillir le témoignage de Manoushak Fashahi pour analyser la relation singulière qu’elle développe depuis les années 2000 avec Kaye Mortley mais il nous fut impossible de nous rencontrer pour des raisons de disponibilité. Du côté des auteurs, j’ai rencontré Éric Cordier, Laure-Anne Bomati et Kaye Mortley. Éric Cordier est musicien, plasticien, performer et a produit une dizaine de documentaires de création avec Nathalie Salles. Laure-Anne Bomati s’est formée au CREADOC. Elle est engagée dans plusieurs collectifs de création dont « Étrange miroir » à Nantes et réalise des créations sonores pour des spectacles et des expositions. Elle a produit trois documentaires de création avec Véronique Lamendour. Enfin, Kaye Mortley est documentariste pour de nombreuses radios en France et à l’échelle internationale [8] ; elle a essentiellement collaboré avec Manoushak Fashahi depuis une vingtaine d’années dans ses productions pour France Culture.

3. Vu du côté de la réalisation

Lorsque j’interroge Nathalie Salles sur la manière dont elle vit son rôle de réalisatrice dans l’association avec un auteur, elle commence par me dire qu’elle a besoin de rencontrer l’auteur avant de commencer le travail, afin de sentir comment l’auteur porte son projet et s’il est plus ou moins conscient des enjeux liés à la production radiophonique. Elle procède donc à un diagnostic opérationnel pour vérifier si l’auteur est en capacité de saisir les éléments importants dans la phase de tournage afin que son travail de réalisation ne soit pas empêché par manque d’éléments. Elle a besoin d’assister aux enregistrements car le tournage, indépendamment des considérations techniques, est nécessaire pour lui permettre d’entrer dans le projet de l’auteur. Il lui est donc difficile de récupérer des enregistrements menés en amont de la production, bien que cela puisse se faire exceptionnellement.

Si sa fonction de réalisatrice veut qu’elle soit davantage en position d’observation immersive pendant le tournage et que ce moment soit celui de l’auteur, elle entre néanmoins en action dès lors qu’elle sent un auteur un peu en fragilité sur son projet. Elle est alors en capacité de forcer un peu en intervenant et en provoquant certaines prises ou en faisant reformuler des paroles car elle est déjà dans la projection du montage et elle sait déjà si elle aura la matière pour réaliser. Ainsi l’attitude prise par Nathalie Salles dans la production du documentaire la place dans un rôle de superviseur en capacité de garantir un résultat de production et une efficacité. Elle se considère comme facilitatrice : « J’accompagne l’auteur et j’y mets évidemment le savoir-faire du métier. »

Mais si le métier permet de produire dans un cadre donné il ne fait pas tout. Elle ajoute donc qu’elle doit se sentir stimulée et en relation avec l’auteur pour s’investir dans le projet car elle est animée par le désir et l’énergie de l’autre. Sans cette relation qui va jusqu’à la confiance et la capacité de l’auteur à collaborer avec elle, la production ne peut se faire dans de bonnes conditions. Dès lors qu’elle sent qu’une forme d’accord est trouvée entre les deux personnes elle se place là où elle sent qu’elle peut se placer, s’adaptant à la nature de la collaboration.

Lorsqu’on aborde la façon dont elle travaille avec les auteurs pour tenter de cerner la question de l’auctorialité comme garante d’une singularité, on obtient une réponse complexe : dans un documentaire de création, fond et forme se confondent, alors que dans un documentaire informatif la procédure diffère, que le plus souvent l’auteur y est en charge du contenu quand la réalisation se concentre sur les ambiances et les musiques. À partir du moment où le processus de création d’un documentaire de création ne permet pas de séparer clairement les rôles, il revient aux équipes éphémères de trouver les modalités de leur collaboration et de faire naître des aventures forcément singulières. Cependant, il arrive que la rencontre ne se fasse pas. Les raisons évoquées par les deux réalisatrices sont l’instrumentalisation de leur fonction par un auteur omniscient.

On perçoit d’emblée dans ce témoignage que la production d’un documentaire porté par un auteur fait appel à cet impalpable qui est la capacité des individus à s’entendre, à œuvrer ensemble alors qu’ils ne se sont pas choisis et qu’ils ont peu de temps pour se connaître. En plus des conditions matérielles s’ajoute donc l’adéquation des caractères qui ne peut être garantie. Je me souviens que c’est une des premières choses que m’avait dites Irène Omélianenko lorsque je l’avais rencontrée pour discuter de mon projet de documentaire sur Didier-Georges Gabily pour l’émission Une vie, une œuvre, ensuite réalisé par Nathalie Salles.

Certains des éléments soulevés par Nathalie Salles reviennent dans le témoignage de Véronique Lamendour. Elles se rejoignent notamment sur la question de l’investissement nécessaire sans quoi il n’y a pas de plaisir à faire ce métier. Pour toutes les deux, les premiers échanges avec l’auteur sont essentiels. Ils permettent de saisir ce qui anime le projet et sont considérés comme un premier temps essentiel à la collaboration qui a la vertu de préciser le projet voire parfois de « le faire accoucher », selon l’expression employée par Véronique Lamendour.

Pour ce qui concerne les conditions de production, celle-ci insiste beaucoup sur le temps qui lui manque, ce qu’elle vit mal, alors que Nathalie Salles ne soulève pas d’emblée ce problème comme pouvant générer un mal-être dans sa fonction. Les rapports que l’une et autre entretiennent avec cette question sont différents : là aussi la question du caractère entre en jeu dans la façon de vivre le métier et de s’adapter à la situation. Nathalie Salles semble pouvoir s’accommoder de la compression du temps et adopte l’attitude qu’il faut pour contrôler le bon déroulement du projet dans un rythme soutenu, même si elle reconnaît que la situation est inconfortable et qu’elle génère une tension nerveuse accusée par le corps. De son côté, Véronique Lamendour a une présence plus calme. Elle est observatrice et laisse travailler l’auteur au moment du tournage, laissant les choses se dérouler comme elles le doivent [9]. Mais précisément le resserrement des conditions de production entre en conflit avec cette façon d’habiter la fonction. Dans son témoignage, elle parle de la vitesse dans laquelle elle est prise dans les dernières émissions et des conséquences que cela peut avoir sur la possibilité de faire naître une forme dite « documentaire de création ». Cet argument fait écho à l’entretien mené avec Irène Omélianenko : pour faire un documentaire, il faut non seulement avoir un projet et être habité par lui mais aussi avoir du temps et de la solitude pendant la fabrication, pas seulement avant.

Véronique Lamendour parle elle aussi de projet et non de sujet : lorsqu’elle s’engage dans la réalisation, elle cherche un projet pour lequel elle trouve un intérêt. Revient encore une fois l’énergie dégagée par l’auteur comme élément vital à la possibilité de collaboration. Elle précise également ne pas aimer l’habitude et préférer explorer, faisant alors entendre combien ce métier a besoin d’être nourri par des auteurs habités par un désir de création et en capacité d’explorer des formes et des approches non-conventionnelles. On sent poindre la relation complexe qui se noue entre désir d’auteur, désir de réalisateur et conditions de production qui sont aussi des conditions de travail.

Du côté de la production, les arguments en faveur du projet sont forts et garantissent la sélection d’une proposition, mais coordinatrice comme réalisatrices reconnaissent aussi la situation de précarité dans laquelle se trouvent les auteurs. Elles ont parfaitement conscience qu’un documentaire peut être proposé non parce qu’il est mûri et rêvé mais parce qu’il permet d’avoir des heures pour l’intermittence, malgré la faible rémunération que perçoivent les producteurs délégués. Ceci est un fait qui pourrait également concourir à expliquer la difficulté à voir émerger des œuvres : l’insuffisance de la rémunération cumulée à l’insuffisance des moyens qui conditionnent les enregistrements et la réalisation, puis l’enchaînement des actions, aboutissent à un écosystème défavorable à l’émergence de documentaires sonores de création.

C’est notamment cette grande fragilité financière qui règle la question de l’auctorialité, cette fois-ci du point de vue contractuel et juridique. Il est clairement établi que seul l’auteur perçoit des droits d’auteurs redistribués par la SCAM [10] et que ce versement compense la faible rémunération allouée pour la production déléguée d’un documentaire. Ainsi, bien que les modalités de collaboration entre auteur et réalisateur fassent intervenir la dimension artistique de la réalisation, la reconnaissance de la production intellectuelle d’une œuvre de création et œuvre de l’esprit revient uniquement au producteur délégué. Cette répartition reconnaît l’origine du projet comme appartenant exclusivement à l’une des deux parties quand bien même elle serait associée à d’autres parties dans l’action de mettre en œuvre son idée. Voyons à présent les modalités de collaboration entre les deux réalisatrices rencontrées et deux auteurs avec lesquels elles ont pu collaborer à plusieurs reprises.

4. Deux expériences concrètes de collaboration : Éric Cordier et Nathalie Salles, Véronique Lamendour et Laure-Anne Bomati

Lorsque je demande à Éric Cordier et Nathalie Salles – dans des entretiens séparés – comment se passe leur collaboration, l’enthousiasme est partagé et le plaisir est réel pour chacun. Éric Cordier me dit qu’ils sont parfaitement compatibles parce que lui est musicien et que l’articulation dramaturgique ne l’intéresse pas au premier plan, ce pourquoi il suit sans difficulté les propositions narratives de Nathalie Salles lorsqu’il les trouve pertinentes. Dans cet espace laissé fluctuant par l’auteur musicien, la réalisatrice se voit offrir une place stimulante qui ne devient pas le lieu d’une négociation mais celui d’une liberté qui lui est offerte. D’autres auteurs, plus engagés dans la poétique du récit, ne délègueraient pas si facilement cet espace-là. Tous deux forment un duo de collaborateurs artistiques faisant bouger les lignes des fonctions.

Or, il est important de souligner que la qualité de cette collaboration a mûri dans le temps long de l’expérience partagée et s’est construite au fil de la dizaine de documentaires qu’ils ont construits ensemble. On en revient toujours à la notion de temps, qui d’une manière ou d’une autre permet à la création d’advenir. Chez Nathalie Salles et Éric Cordier, les aventures passées nourrissent les aventures en devenir et il se construit une forme de compagnonnage qui s’accommode des conditions de productions libérales. L’un et l’autre ont acquis la capacité à œuvrer ensemble là où des collaborations naissantes ne peuvent se reposer sur cet acquis de l’expérience commune. C’est grâce à leur connaissance mutuelle qu’il leur est possible d’atteindre rapidement la zone de création. Ce duo-là m’amène à questionner la circulation de l’auctorialité. Nathalie Salles se défend d’être considérée comme autrice mais accepte d’être considérée comme collaboratrice artistique. Éric Cordier y souscrit également de son côté.

Concernant la collaboration entre Véronique Lamendour et Laure-Anne Bomati, les entretiens ne permettent pas de mettre leur relation à un niveau de complicité et de complémentarité aussi développé, certainement pour les raisons évoquées précédemment. Néanmoins, Laure-Anne Bomati insiste sur le fait qu’un lien de confiance et un accord de travail a pu se construire au fil des trois collaborations. Il m’a cependant été difficile de détecter les indices pour avancer dans la question sur l’auctorialité.

C’est la raison pour laquelle j’ai précisé mon enquête sur la réalisation du documentaire Tôt ou tard… Quitter Tanger pour lequel l’autrice avait obtenu une bourse SCAM. La préparation de son terrain avait alors pu se faire in situ, à Tanger, où elle s’était rendue plusieurs fois. Elle avait ainsi pu choisir ses personnages et nourrir son projet de la singularité de leur parcours de vie. Le documentaire en question est précisément centré sur le désir de départ qui anime les personnes rencontrées. Au moment où la réalisation est financée par l’émission Création on air, une équipe composée de l’autrice, la réalisatrice et le technicien son se rend à Tanger pour enregistrer les voix et les sons d’ambiances pour la composition du paysage sonore qui parcourt la création. Laure-Anne Bomati était arrivée une semaine avant le tournage et avait pu constater que certains des témoins qu’elle souhaitait enregistrer avaient quitté Tanger. C’était là un risque inhérent au projet puisque tel était leur désir et que c’est précisément ce désir de départ qui l’intéressait. Grâce à son long travail de repérage, elle a pu trouver de nouveaux personnages pour assurer le tournage lorsque les collaborateurs techniques sont arrivés. L’équipe de production était alors présente pour trois jours à Tanger ce qui est une durée très courte qui ne peut supporter le contretemps. Or les aléas se sont imposés lorsque le matériel d’enregistrement a été confisqué à l’aéroport d’arrivée pour n’être restitué que la veille du départ. Heureusement, l’autrice avait apporté son enregistreur – ce qui a pu sauver des enregistrements – mais le matériel professionnel a été rendu bien tardivement et a obligé l’équipe à trouver des solutions pour effectuer les prises de son d’ambiance avant le départ.

L’entretien menée avec l’une et l’autre m’apprend par ailleurs que Véronique Lamendour a accompagné Laure-Anne Bomati dans la construction dramaturgique en la rassurant sur le fait qu’elle pouvait laisser le temps à la parole de se déployer longuement. Ici, la réalisatrice lui a donné confiance pour aller dans le sens de son écriture. Mais, en tant que réalisatrice, elle a aussi fait des propositions pour stimuler la narration et a invité l’autrice à faire entendre sa voix dans les interstices des témoignages car il lui importait d’entendre ce qui animait le projet. Il n’est encore une fois pas question de se revendiquer auteur, mais d’être dans une relation de collaboration avec l’auteur.

5. Autour de Kaye Mortley

Les sons sont comme des pensées qui se mélangent. Ce n’est jamais monochrome. Je ne cherche pas à restituer le réel comme il s’exprime. Je prends le réel et je le retourne dans tous les sens jusqu’à être un kaléidoscope. Je trouve qu’il y a trop de paroles, je voudrais qu’il y en ait de moins en moins [11].

Ces phrases prononcées par Kaye Mortley ont une densité poétique et lorsqu’on l’invite à parler de son travail, il y a ces échappées dans le langage qui ponctuent la conversation. Des paroles, il y en a mais c’est leur disposition, leur résonance qui les fait vivre plutôt qu’un sens organisé à la manière du discours. Le discours cadre le langage, il est une organisation établie dans la logique d’une transmission d’information. Et c’est cela que fuit Kaye Mortley, nous semble-t-il. Il n’est pas question d’enfermer un auditeur ni de s’enfermer soi-même. Comment alors concilier un esprit qui aime vagabonder dans le réel avec les logiques de production que nous venons d’énoncer ? Si les sons sont comme des pensées qui se mélangent, est-ce qu’on peut être libre de penser quand on est contraint ? Si le réel est un kaléidoscope à force d’être retourné, est-ce que l’exercice peut se combiner à deux ? Peut-on demander à deux esprits d’écrire en « kaléidoscopie » ? Ou l’énergie qui circule dans les jeux d’associations entre les sons n’est-elle pas si fragile qu’elle doive être seule avec elle-même ? Je me suis demandée comment Kaye Mortley faisait pour produire des documentaires avec un tel sens du fragment dans le montage qu’il en vient à ressembler à une composition musicale faites de motifs, d’éclats, de virgules et parfois aussi d’unités syntaxiques de discours organisé.

N’ayant pas eu accès au témoignage de Manoushak Fashahi, il m’est impossible de développer les modalités de leur collaboration. Néanmoins, il n’est pas incohérent d’avancer que pour être réellement auteur, il est nécessaire de créer ses espaces de liberté tant que cela est possible. Une question s’impose : est-ce que la logique de production à laquelle nous accordons notre attention est en accord – au sens musical du terme – avec la pratique de Kaye Mortley ? Convenons que pour écrire avec des fragments de réel, il est nécessaire d’enregistrer beaucoup de matière, ce qui implique une disponibilité de temps mais aussi une attitude à l’égard du terrain. Cette disponibilité est synonyme de liberté accordée à l’auteur, liberté qui se joue dès l’enregistrement, or la production de documentaires à France Culture repose sur une répartition des tâches. La technique n’est pas l’affaire de l’auteur, car la technique est un métier nécessitant un savoir-faire. Il est important de souligner que les métiers sont protégés. Le problème survient quand les plannings de l’organisation du travail restreignent les possibilités de récolter, cueillir les sons qui pour certaines œuvres, dont celles de Kaye Mortley, sont comme des notes de musiques dans une partition. Nombreux sont les auteurs qui se sentent dépossédés de leur écriture à partir du moment où ils ne peuvent assurer leurs enregistrements car c’est dans ces moments décisifs que la matière commence à vivre et il faut pouvoir l’écouter vivre, se laisser traverser par elle, se mettre en résonance avec elle, avec ces sons du monde, ces voix, ces rencontres qui se font au micro et qui parfois ne pourraient se faire autrement. La logique de l’interview programmée ne convient pas à toutes les écritures. Il faut parfois pouvoir mener de brèves conversations, circuler et enregistrer des instantanés de vie.

À France Culture, l’auteur est pris dans un réseau de relations, heureux pour certains, contraignant pour d’autres, habitués, comme Kaye Mortley, à glisser parmi les fonctions sans distinction et qui considèrent les phases de production non pas comme des phases techniques mais comme faisant partie du mouvement de l’écriture. Un auteur se construit au fil des années et, dans sa construction, les contextes de production éprouvés sont décisifs. Kaye Mortley, en produisant des émissions pour la radio australienne où elle a commencé sa carrière, puis en circulant dans les radios européennes, a été placée dans des situations d’écritures divergentes. Il n’y a qu’à France Culture que les fonctions sont ainsi compartimentées. Ailleurs, le producteur est responsable du fond comme de la forme et œuvre seul jusqu’au moment du mixage où il travaille avec un ingénieur du son. Alors ce moment du mixage est décisif. La majeure partie des témoins entendus considèrent les mixeurs comme des magiciens qui deviennent de plus en plus essentiels à mesure que le temps de la réalisation est compressé. Tous ont parlé de l’importance du mixage comme étant le moment ultime où la rencontre se fait avec un nouveau collaborateur découvrant le projet et le révélant par une nouvelle écoute. À de nombreuses reprises il aura été question du mixage comme d’une pratique mystérieuse et alchimique.

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Cette enquête m’amène à formuler une conclusion en demi-teinte quant à la capacité qu’aurait France Culture à faire émerger des voix singulières mais aussi à accompagner des auteurs pourtant reconnus dans le paysage du documentaire de création radiophonique, tant les contraintes pèsent sur tous les acteurs. Mais il n’en reste pas moins vrai que la diffusion d’un documentaire sur France Culture est symboliquement importante pour un auteur ; il s’y joue parfois une question de légitimité. De même que l’on ne niera pas l’importance des belles expériences de collaboration vécues tant par des auteurs que par des réalisateurs.

Notes

[1] Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan et Ina éditions, « Mémoires de radio » 2013.

[2] Nous employons ici le verbe « participer » pour souligner le fait que Kaye Mortley a construit son œuvre en circulant dans diverses radios à l’échelle internationale et que les modalités de productions éprouvées dans ces radios ont elles aussi façonné la fabrique de son œuvre.

[3] Présentation des émissions sur le site internet de France Culture.

[4] Christophe Deleu, op. cit., p.172. C. Deleu cite Jean Tardieu, « Pour un Atelier de création radiophonique – projet », texte daté du 24 avril 1968, publié dans Cahiers de la Radiodiffusion, n°62, octobre-décembre 1999, p.153.

[5] Ibid., p. 171.

[6] Dans le vocabulaire en cours à Radio France, l’auteur du projet investit la fonction de producteur délégué.

[7] Défaut d’ingérence : paroles de casques bleus en ex-Yougoslavie (production déléguée avec Anne Kropotkine), Véronique Lamendour (réalisation), Irène Omélianenko (production), France Culture, L’atelier de la création, 3 septembre 2014. Et Didier-Georges Gabily (1955-1996) : Revenir sur les lieux, Nathalie Salles (réalisation), Irène Omélianenko (production), France Culture, Une vie, une œuvre, 3 juin 2017.

[8] Radios finnoises, suisses, belges, allemandes et australienne.

[9] C’est ainsi que j’ai vécu la collaboration avec l’une et l’autre et je reconnais dans ces entretiens, l’énergie des deux réalisatrices avec lesquelles j’ai eu à collaborer.

[10] Société civile des auteurs multimédias.

[11] Kaye Mortley, entretien avec Séverine Leroy, octobre 2021.

Bibliographie

Anne-Marie Autissier et Emmanuel Laurentin, 50 ans de France Culture, Paris, Flammarion, 2013.

Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan et Ina éditions, « Mémoires de radio » 2013.

Kaye Mortley, La tentation du son, Arles, Phonurgia Nova, 2013.

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Laure-Anne Bomati (production déléguée), Véronique Lamendour (réalisation), Tôt ou tard… Quitter Tanger, dans Création on air, prod. Irène Omélianenko, France Culture, 28 septembre 2016.

Éric Cordier (production déléguée), Nathalie Salles (réalisation), XIE, Picabian night, dans Création on Air, prod. Irène Omélianenko, France Culture, 2 décembre 2018.

Kaye Mortley (production déléguée), Manoushak Fashahi (réalisation), Le voyage, dans L’Expérience, prod. Aurélie Charon, France Culture, 20 octobre 2019.

Auteur

Séverine Leroy est maîtresse de conférences en études théâtrales à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers et « apprentie documentariste » sonore. En fonction des productions, elle est autrice indépendante ou productrice déléguée pour France Culture (Défaut d’ingérence : paroles de casques bleus en ex-Yougoslavie, avec A. Kropotkine en 2014 et Didier-Georges Gabily 1955-1996 : Revenir sur les lieux, en 2017). Après avoir consacré sa thèse à la poétique de la mémoire dans l’œuvre théâtrale de Didier-Georges Gabily (2015), elle a essentiellement développé ses recherches en direction des processus de création en s’intéressant à l’archivage, la documentation et désormais le documentaire sur le geste créateur (La fabrique du spectacle : http://www.fabrique-du-spectacle.fr/ UOH, Univ.Rennes2, projet européen ARGOS). Elle est membre du consortium européen réuni dans le projet ARGOS : observatoire des processus de création (Europe Créative Culture 2018-2021). Elle mène des activités de recherche création en lien avec les pratiques sonores de la recherche et réalise des documentaires sonores à dimension artistique ou de recherche. Ses documentaires sonores liées aux processus de création sont : Variation Rothko : une immersion sonore, 30’16, 2021 ; À l’écoute du Purgatorio au TeatrO Bando, 31’06, 2021 ; Sonorités d’une partition scénique : La terra dei lombrichi, 34’22, 2021, tous trois issus des terrains européens du projet ARGOS. Le documentaire audiovisuel : C’est quoi être ensemble ? Dans le processus de création de Sauvage, réal : Séverine Leroy et Henri Huchon, 44’00, 2021, s’ajoute à cet ensemble. Ces productions sont accessibles via le lien suivant : https://www.lairedu.fr/recherche/?re=argos. Séverine Leroy a par ailleurs co-fondé le collectif Micro-sillons à Rennes en 2012 avec Anne Kropotkine et mené des réalisations sonores (avec Gwendal Ollivier) en s’intéressant particulièrement à la puissance poétique des matériaux archivistiques (Les sons de l’arrière, 2015 ; Sur les routes : petites et grande histoire de la décentralisation théâtrale, 2016 ; Sur écoute, 2016.) En 2019, elle signe un documentaire consacré à l’histoire de l’ADEC qu’elle réalise en compagnonnage avec Henry Puizillout (Histoires d’amateurs : les cinquante ans de l’ADEC, 2019). En avril 2022, elle sera en résidence de création avec le CNCA (Centre National pour la Création Adaptée) de Morlaix pour un documentaire sonore dans le service enfance de la fondation Ildys à Brest.

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Présentation

Nuits magnétiques, programme emblématique de France Culture diffusé entre 1978 et 1999, est souvent décrit comme une émission en rupture avec la programmation de la chaîne culturelle. Le contenu des propos diffusés (une parole plus déliée, un ton proche de la confession, des interviewés et des thématiques qu’on n’entendait pas ailleurs) tranche alors avec le reste de la grille. Une recontextualisation de la création du programme nuance cependant cette première impression. Nuits magnétiques est davantage la cristallisation de multiples expériences passées que le surgissement d’une émission-ovni comme elle est parfois décrite.

Parmi les influences revendiquées, il y a au premier chef l’ACR, Atelier de création radiophonique, créé en 1969,  dont Jean Daive, producteur aux Nuits magnétiques, admet, dans ce numéro, avoir été « jaloux ». Mais il sera assez facile pour les Nuits de se démarquer de ce grand frère encombrant, figure totémique, et qui cherche avant tout à mener des recherches esthétiques sur le son (voir le numéro de Komodo 21 qui lui a été consacré en 2019). Nuits magnétiques sera davantage séducteur et vulgarisateur, et radio de récit. Souvent citées aussi par les écrivains, les émissions spéciales réalisées pendant le festival d’Avignon, comme par exemple, Avignon ultra-son (1977, 1978), émission hebdomadaire de plusieurs heures, et qui semble aussi avoir soudé le groupe de producteurs qui ne travaillaient pas ensemble en temps normal. On y entend déjà Olivier Kaeppelin, Jean Daive, et Franck Venaille qui depuis l’année précédente possède son propre espace, Magnetic (nom qui a inspiré celui de l’émission Nuits magnétiques), dans ce qui s’appelle alors Avignon 76. Le nom d’une autre émission revient aussi : Poésie ininterrompue, de Claude Royet-Journoud, qui a permis l’expression de poètes à la radio, ainsi que le croisement de plusieurs personnalités qui deviendront les écrivains des Nuits magnétiques (Jean Daive et Franck Venaille). L’émission Biographie est aussi citée par Alain Veinstein, notamment celle où Franck Venaille se raconte [1].

D’autres programmes apparaissent comme des « laboratoires » des Nuits magnétiques : La réalité le mystère, programme spécial conçu par Alain Veinstein et diffusé par France Culture du 24 décembre 1976 au 1er janvier suivant, où interviennent aussi Jean Daive et Franck Venaille. Ce dernier y produit notamment une série intitulée « La réalité en ces lieux » qui préfigure les Nuits magnétiques : il y est question d’espionnage, de vie dans les hôtels, et de football (certains numéros seront même rediffusés dans les Nuits). Programme continué l’année suivante aux mêmes dates (24 décembre 1977 – 1er janvier 1978) sous le titre Les derniers jours heureux, dont la forme annonce elle aussi les Nuits magnétiques. On y retrouve Franck Venaille, et Jean Daive qui sillonne la France pour donner la parole aux « gens de la terre ». Pour ce programme, Veinstein avait aussi demandé à Michel Chaillou d’improviser au micro un récit-feuilleton évoquant un mystérieux archipel perdu, Perdus dans la mer de Weddel. L’écrivain, tétanisé, raconte avoir perdu trois kilos durant cette expérience [2].

Parmi les émissions voisines, non mentionnées par l’équipe des Nuits magnétiques, on peut citer De la nuit (1975-77), qui la précède dans la grille de France Culture [3]. Son créateur, Gilbert-Maurice Duprez, produit lui aussi quelques Nuits magnétiques avant de se consacrer à d’autres aventures. L’intervention de témoins ordinaires, la recherche d’une forme d’intimité et l’effacement du producteur à l’antenne se retrouvent déjà dans De la nuit [4]. La réécoute de toutes ces émissions permet de mieux saisir le contexte radiophonique des Nuits magnétiques.

Il faut aussi rappeler le contexte, plus général, du paysage radiophonique d’alors. En 1978 existe encore le monopole de radiodiffusion. Cependant, les radios pirates commencent à émettre en grand nombre, et le service public se retrouve concurrencé par ces nouvelles façons de faire de la radio et le combat pour la liberté d’expression. En cela, Nuits magnétiques a sans doute été marqué par l’émergence de ces nouvelles radios, ce qui se traduit notamment par l’ouverture du micro à des interviewés venant d’univers sociaux assez divers, qui apparaissent comme des minorités (ce qu’on retrouve déjà dans l’émission De la nuit).

Si l’on se réfère aux propos d’Alain Veinstein, la création de Nuits magnétiques ne va pas de soi. Bien que solidement installé dans l’équipe de direction de France Culture (il est responsable des programmes depuis 1975), celui-ci confie avoir été confronté, sinon à une forme d’opposition, du moins à une forme de défiance ou de « résistance », en dépit du soutien d’Yves Jaigu, alors directeur de France Culture (« Nous étions attendus au tournant [5] »). Ces querelles internes demeurent aujourd’hui mystérieuses. Si opposition aux Nuits magnétiques il y a eu, elle n’est en tout cas pas parvenue à empêcher l’émission de s’imposer dans la grille de France Culture. Alain Veinstein souhaite alors contrer une orientation « spiritualiste » de la chaîne, en proposant (avec « très peu de moyens ») une émission de nuit obéissant à une « maquette permanente », avec la volonté de toucher des auditeurs plus jeunes que ceux de France Culture, ayant plutôt l’âge de ceux qui feraient l’émission, à savoir une trentaine d’années [6].

S’intéresser comme nous le faisons ici à un programme de radio quotidien, dont la durée de diffusion s’est étalée de 1978 à 1999, ne va pas de soi. Même si les producteurs qui en ont été responsables ont été peu nombreux (Alain Veinstein, son créateur, et Laure Adler pour la première décennie, Colette Fellous pour la seconde), le nombre d’émissions conçues, la diversité des personnalités qui y ont contribué, l’évolution du paysage radiophonique, l’influence des différentes époques traversées aussi, font de cet objet de recherche une matière particulièrement complexe à appréhender. Un dernier élément ajoute à la difficulté : Nuits magnétiques est une émission protéiforme. Bien que la plupart de ses numéros relèvent d’un genre « documentaire » (terme à manier avec précaution en raison de son rejet par le créateur de l’émission), certains autres (en particulier durant la première époque de l’émission, entre 1978 et 1989) relèvent plutôt du genre « magazine », et font se succéder des chroniqueurs présents en studio. Cette diversité des formes mises en jeu n’empêche pas d’analyser aussi l’émission en termes de dispositifs d’écriture spécifiques, liés à des partis pris esthétiques plus ou moins saillants, comme nous le faisons dans notre contribution à ce numéro.

L’objet des textes publiés ici n’est pas de couvrir les multiples approches possibles d’un programme aussi riche et divers qu’étendu dans le temps, toujours bien présent dans la mémoire des auditeurs les plus âgés : comme nous l’avons fait il y a deux ans à propos de l’ACR, il s’agit d’interroger la part des écrivains dans la conception du programme. L’angle est pertinent, puisque dès les débuts la volonté de Veinstein est précisément d’associer les écrivains à la production des Nuits magnétiques. Si l’idée n’est pas complètement nouvelle (de nombreux écrivains ont participé au Club d’Essai de Jean Tardieu dans les années 1940 et 1950, de nombreux écrivains aussi ont créé des fictions pour la radio, ou animé des émissions de poésie), la forme que prend leur collaboration à Nuits magnétiques est plus inédite : cette fois en effet, c’est comme si les écrivains recrutés l’avaient été à « contre-emploi », puisqu’il ne leur était pas demandé d’écrire au sens le plus habituel du mot, mais au contraire de quitter leur atelier d’écriture, d’abandonner leur outil de prédilection (la machine à écrire ou le stylo), pour s’emparer du terrain et recueillir la parole de gens venus de tous les univers sociaux. Rétrospectivement, cette idée apparaît comme neuve puisqu’elle invite ces écrivains à se « déplacer », tant du point de vue des pratiques professionnelles que du point de vue géographique (mener des entretiens à l’extérieur des studios) [7]. Plusieurs écrivains « élus » vont répondre favorablement à cette mission qui n’a rien d’une sinécure, tant elle exige l’apprentissage de nouvelles pratiques professionnelles (l’interview, le montage, la construction d’une dramaturgie propre à la radio), et l’intégration à un collectif (le personnel de la radio, au premier chef les chargés de réalisation [8]) auquel un écrivain n’est pas a priori habitué. Précisons d’emblée, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, que d’une part ces écrivains n’ont jamais constitué un pool permanent, et que d’autre part tous les numéros de Nuits magnétiques n’ont pas été produits par des écrivains. L’émission a toujours été une structure ouverte. Par conséquent de nombreux producteurs, aux statuts divers, se sont succédé et ont joué leur part dans l’histoire du programme [9].

Si l’intention des coordinateurs de ce numéro est bien de s’emparer de l’histoire de Nuits magnétiques dans sa globalité temporelle (la contribution de Colette Fellous l’atteste, ainsi que l’article que lui consacre Clara Lacombe), une plus grande attention est portée aux toutes premières années de l’émission, période où la présence des écrivains-producteurs est la plus forte, ainsi qu’aux écrivains les plus réguliers. Au fil du temps, même si la notion d’écriture demeure primordiale dans la conception des programmes et que les écrivains continuent de figurer en bonne place parmi les interviewés, la présence d’écrivains-producteurs devient moins visible.

Les écrivains qui ont participé à la première décennie de cette expérience marquante dans l’histoire de la radio n’appartiennent pas à un même courant littéraire, et, amitiés mises à part, n’ont pas d’autre point commun que d’avoir été embarqués dans l’aventure par le grand artisan de ces Nuits. Il était de ce fait important de faire valoir leur diversité, en leur donnant la parole, à commencer par Alain Veinstein lui-même, qui nous avait fait le plaisir de répondre à l’invitation de Karine Le Bail et à ses questions lors du colloque organisé à Paris en décembre 2018, d’où est issu ce numéro. Étaient aussi présents au colloque Jean Daive, Olivier Kaeppelin et Jean-Pierre Milovanoff, qui figurent parmi les pionniers de l’émission, et y ont tous participé une dizaine d’années au moins. Leurs interventions nous font comprendre leur découverte de la radio et de la collaboration avec les gens de radio, leurs centres d’intérêt et territoires d’action, la manière dont ils concevaient leur rôle dans ce programme, à plus ou moins grande distance des livres mais toujours tout contre le langage. On sent, à les lire, la grande marge de manœuvre qui leur était laissée pour concevoir leurs émissions. C’est sans doute cette liberté, et cette confiance, qui ont permis au programme de se déployer et d’offrir à l’auditeur des moments marquants.

Parmi les contributeurs de ce numéro figure aussi Irène Omélianenko. Même si elle n’a pas eu d’activité d’écrivain à côté de son travail à la radio, elle nous est apparue comme un témoin privilégié des débuts de Nuits magnétiques. D’une part, elle y fut responsable de 1985 à 1987, avec Jean Couturier, de la rubrique Arts sons, à l’affût des innovations artistiques et des nouvelles écritures. D’autre part, elle a connu une riche carrière radiophonique à France Culture, comme productrice de nombreuses Nuits magnétiques et comme collaboratrice d’autres émissions comme Le vif du sujet ou Radio Libre. Toujours avec Jean Couturier, elle a aussi créé le magazine Clair de nuit. Elle a enfin été responsable de l’émission Sur les docks, et conseillère de programme à France Culture.

Il était aussi important de rappeler l’apport de producteurs qui ne sont plus parmi nous. Céline Pardo s’intéresse ainsi aux jeux d’influence mutuels entre écriture pour la radio et écriture pour le support livre qui caractérisent le travail de Franck Venaille, décédé en 2018 quelques mois avant le colloque. Annie Pibarot, quant à elle, fait revivre Nicole-Lise Bernheim qui apparaît comme une précurseuse dans l’exploration des relations hommes/femmes, et dans l’écriture d’un journal intime en résonance avec l’Histoire en marche.

Notes

1 Biographie du 21 avril 1976. Notice Ina : PHD99247893.
2 Souvenir de Michel Chaillou dans Du jour au lendemain, France Culture, mardi 10 juillet 2007. Cependant, d’après la notice Ina, le récit a été réalisé en studio par Jean Couturier début avril 1977 et non en direct. Résumé de l’histoire : « Neuf hommes en perdition sur une banquise de l’Antarctique tentent, par le truchement d’un poste émetteur, de gagner la terre ferme. Le navire L’Aventure est encerclé par la banquise, le capitaine Prieur cherche à se faire entendre des secours… Le capitaine et l’équipage décident d’abandonner le navire et de rejoindre l’Ile de l’Eléphant… ne reste plus que neuf survivants » (notice Ina).
3 Dans son entretien pour le documentaire « Nuits magnétiques, bonsoir… » (France Culture, 3 septembre 2013), Alain Veinstein dit avoir voulu quant à lui se démarquer de De la nuit et de son aspect « littéraire » et « poétisant ».  V. notre article
4 V. notre article « De la nuit. De l’écrivain anonyme », Komodo 21, 8 | 2018.
5 Entretien avec Alain Veinstein pour le documentaire « Nuits magnétiques, bonsoir… », ém. citée.
6  Ibid.
7  Juste après la fin de Nuits magnétiques, alors coordonné par Colette Fellous, Alain Veinstein décide de créer une nouvelle émission, Surpris par la nuit, en souhaitant s’appuyer à nouveau sur des écrivains. Mais il ne parviendra pas à refidéliser une équipe d’écrivains. On peut citer Tanguy Viel parmi les écrivains producteurs les plus réguliers.
8  Citons, pour la première période : Pamela Doussaud, Yvette Tuchband, Josette Colin, Mehdi El Hadj, Bruno Sourcis.
9  Citons, pour les débuts de l’émission, la présence récurrente du journaliste Pascal Dupont, entre 1978 et 1980.

 

Auteur

Christophe Deleu est professeur à l’université de Strasbourg, et directeur du Cuej (Centre Universitaire d’enseignement du Journalisme). Il a publié plusieurs ouvrages, dont Le documentaire radiophonique (Ina-L’Harmattan, 2013). Il est aussi auteur radio, notamment pour France Culture et la RTBF. Il a co-réalisé la série de podcasts Fins du monde avec Marine Angé.  Il est président de la commission radio de la Société des Gens de Lettres.

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« La radiophonie devrait nous empêcher de dormir »

Cette phrase d’Alain Veinstein au début d’un « Radiotopsie » de 1981 [1] incarne parfaitement ce que j’ai pu ressentir lors de mes premiers pas dans les Nuits magnétiques. À l’époque, en 1983, il n’y avait bien sûr pas de podcast, pas vraiment de rediffusion. La radio était impérativement sous le signe du maintenant, du moment de la diffusion, et ces Nuits magnétiques ont empêché de dormir beaucoup de gens.

En 1983, je revenais avec Jean Couturier de Guéret où nous avions lancé, sous la houlette de Martin Even mandaté par Michèle Cotta, la radio décentralisée Radio La Creuse – comme elle se nommait alors [2]. Yves Jaigu était le directeur de France Culture et Alain Veinstein, sans m’impressionner autant que Claude Mettra – qui me fascinait, et à qui je n’ai que tardivement adressé la parole tant je lui accordais statut de totem –, incarnait alors une urgence à inventer et créer qui pour moi, débarquant littéralement dans cette France Culture de légende, m’allait droit au cœur. Il va sans dire que je subissais l’influence de Jean Couturier qui allait devenir mon mari, et nourrissait estime et enthousiasme pour celui qui avait été son élève avant de devenir un formidable allié. Jeune réalisateur, Jean Couturier avait écrit une lettre féroce à René Jentet ; il estimait que ce dernier « régnait en despote », et Alain lui offrait sans limite, comme à tant d’autres, le pouvoir de créer. Bref, dans ce contexte, j’ai osé me lancer dans l’aventure des Nuits magnétiques, sans trop réfléchir, alors que c’était en fait un territoire extrêmement impressionnant, quasi sacré. Évidemment il y avait en 1983, déjà, un goût d’après. La période fondatrice était passée. Il s’agissait d’intégrer un club déjà formé, fermé. Je me souviens d’Olivier Kaeppelin, Mehdi El Hadj, Bruno Sourcis, Marie-Ange Garrandeau, Franck Venaille, Marie-France Thivot, Andrew Orr [3], Nicole-Lise Bernheim, Michel Creïs, Pamela Doussaud, Marie-Christine Clauzet qui assurait l’intendance de tout ce petit monde, Jean-Loup Trassard, Gilbert Maurice Duprez, Pascal Quignard et tant d’autres…

Il y avait le bureau des Nuits magnétiques où nous allions très peu, car Alain Veinstein fonctionnait sur un désir, une suggestion… puis feu vert inconditionnel. Rien à voir avec la culture du projet écrit telle qu’elle se pratique aujourd’hui. Notre vie à la radio se passait dans les cellules de montage dédiées, où s’empilaient les bandes magnétiques dans un désordre apparent amplifié par les visiteurs de la nuit. Le matin, la cellule ne présentait jamais le même désordre que la veille. Il faut aussi évoquer l’inénarrable trac du mixage – voire montage – en direct dans la tour centrale, où s’alignaient magnétophones et tourne-disques devant des techniciens de mixage – oui essentiellement des hommes, qui avaient la fièvre dans le sang.

Me demandant quel avait été mon premier pas, j’ai eu recours à Inamediapro [4]. J’ai découvert que mon premier contact avec les Nuits magnétiques s’était fait le 21 octobre 1982, à l’occasion d’une Nuit magnétique diffusé depuis Radio La Creuse, où j’ai fait mes premières armes durant un an et demi [5]. À ce moment, Alain avait décidé d’adjoindre des magazines aux séries documentaires, qui vivaient une forme d’épuisement, et l’un de ces magazines le conduisait à Guéret avec Laure Adler, tous deux très jeunes, beaux et amoureux. Laure faisait des micro-trottoirs au contenu pas très gentil pour notre ego puisque les Creusois rencontrés, soit n’avaient pas de poste en FM, soit n’écoutaient pas cette radio décentralisée, soit n’y croyaient pas – « ce truc envoyé de Paris ! non merci ». Une année plus tard Radio La Creuse caracolait en tête des audiences parmi les radios décentralisées.

Quant à mes vrais débuts dans les Nuits magnétiques, ils ont eu lieu le 5 septembre 1983 avec une série intitulée « T’as vu mon look [6] ! » Nous étions vêtus de noir et dans la rue cela se voyait. C’était le temps du punk, du no future et aussi de la new wave. Cette musique imprégnait à sa façon les créations sonores.

L’année suivante, le 14 mars 1984, nous avons avec Jean Couturier emprunté les titres de notre série à la poésie d’Alain Veinstein [7]. Dans l’émission de ce jour, intitulée « Un drame enserre ma main, qui se débat avec tout ce qui n’arrivera pas », on pouvait entendre un concert de musiques limites à Bordeaux, dans le cadre du Festival « Divergences/Divisions » organisé par André Lombardo.

Et puis il y eut un cadeau : vendredi 6 avril 1984 naissait le numéro zéro d’Art sons, « fanzine radiophonique, gratuit sur France Culture » comme annoncé alors. Pour ce off mensuel des Nuits magnétiques ensuite sous-titré « radio alternative sur courant continu », nous avions carte blanche avec Jean Couturier pour écrire les mondes qui nous passionnaient. À l’image des fanzines de l’époque en noir et blanc, extrêmement morcelés, nous proposions un agencement de séquences courtes dans un ensemble très éclectique. Se croisaient Ghislain Mollet-Viéville, marchand d’art, fervent défenseur de l’art minimaliste [8], Christophe Bourseiller pour une Revue de presse des réseaux [9], Roberto Gutierrez et les artistes de la revue Plages [10], ou encore Sophie Calle racontant son voyage en transsibérien [11]. Il s’agissait de compter sur les muses de la radio pour faire entendre ce qui se tramait dans les interstices. Le dernier Arts sons, celui avec Sophie Calle, a été diffusé le 1er octobre 1987.

Il faut citer aussi les Nuits magnétiques en Avignon sous des titres divers, de Festival d’Avignon (été 1980) à Avignon Ultra Son (été 1986) [12] Une étude serait sans doute à mener sur ce que ces territoires de l’été ont apporté aux documentaires et à la création. C’est dans cette configuration que j’ai le plus ressenti la famille des Nuits magnétiques. Dans cette ville chère, la solution était de louer de grandes maisons. Dans l’une d’elles il y avait une piscine de l’époque romaine autour de laquelle toute l’équipe, preneurs de sons, producteurs, réalisateurs, se retrouvait. La radio se tramait autrement. La rencontre avec Bartabas y était aussi naturelle que le chant des cigales ou l’évocation de Michel Journiac.

L’occasion était belle de nouer des liens particuliers avec certains auteurs. Je pense à Robert Marteau, Michel Jauberty, Jean Parvulesco, Daniel Zimmermann, Marcelle Delpastre.

Robert Marteau a été la rencontre forte et essentielle. Celui qui avait pratiqué l’alchimie avec Eugène Canseliet, était passionné de tauromachie, écrivait ses sonnets chaque jour en marchant, m’a honoré de son amitié jusqu’à ses derniers jours.

Michel Jauberty, d’origine creusoise, vivait à Istanbul sa passion pour des corps turcs, écrivant dans L’homme refusé aux Éditions Manya : « C’est vrai, je suis malade. Malade d’identité. Et cela ne se soigne pas. Je suis inguérissable. »

Jean Parvulesco puisait à des sources mystérieuses de troublantes prophéties. On pouvait croiser dans son sillage F. J. Ossang comme son ami Eric Rohmer.

Daniel Zimmermann, lui, était un des premiers à avoir écrit sur la guerre d’Algérie (Robert Morel avait publié en 1961 80 exercices en zone interdite, vite censuré). Il n’avait pas épuisé sa révolte convulsive et non loin du Marché du Livre à Paris, dans le quinzième arrondissement, vouait sa vie à l’écriture.

Marcelle Delpastre, elle, menait en Creuse une vie où la poésie sans cesse la faisait circuler dans les replis d’une mémoire têtue et magnifique. Sa poésie érotique, répondant à de minutieux romans sur la vie paysanne, lui valut d’être invitée par Bernard Pivot. Peu dupe des simagrées parisiennes elle était cependant venue.

J’allais oublier Pierre Drachline, ami croisé plusieurs fois avec Ingrid Naour dans les Nuits magnétiques puis dans Clair de nuit, où il nous donna son Cœur à l’horizontale [13]. Car il faut dire que Jean-Marie Borzeix nous confia, avec Jean Couturier, Clair de nuit en 1985, deux heures le samedi et le dimanche, de minuit à une heure du matin, pour écrire la radio à notre façon. Notre goût des écrivains trouva matière à se développer et nous eûmes la chance d’accueillir à l’année des auteurs qui écrivaient chaque semaine un texte inédit qui à la fin devenait un livre. En parallèle, Alain Veinstein gardait la porte ouverte à nos propositions. Les écrivains étaient toujours là en veilleurs de ces nuits passionnées. Certains auteurs sont entrés dans l’histoire, comme Marcelle Delpastre ou Christian Bobin. D’autres plus discrets, comme Rodolphe Clauteaux [14] ou Anne-Marie Bauer, mise au secret par Barbie, sont entrés dans mon cœur.

Et puis un beau jour Alain Veinstein a passé le relais à Colette Fellous. L’équipe était ébranlée ; déjà certains producteurs des débuts s’étaient évaporés. Nous avons essuyé les plâtres avec Jean Couturier et partagé l’émotion de sa première prise d’antenne. Au début étaient organisées au domicile de Colette des rencontres où toute personne extérieure au cercle des Nuits magnétiques devait se sentir bien isolée, tant nous étions obnubilés par la radio et plus précisément la radio la nuit. Très vite Colette a donné son impulsion aux néo-Nuits magnétiques.

Il me semble qu’il est difficile d’évoquer après-coup l’existence des Nuits magnétiques alors que le démantèlement a eu lieu, nous condamnant à une nostalgie de mauvais aloi. Demeure un mystère. Vous l’aurez compris, les Nuits magnétiques auront été pour moi un berceau, une forme d’exigence, au contact des écrivains qui la fabriquaient autant que de ceux que nous rencontrions, un tremplin aussi, puisque la suite de ma vie radiophonique s’est inscrite à Radio France. Je salue le poète Alain Veinstein d’avoir permis l’existence de ces territoires magiques où une véritable initiation était possible sans exclusion.

Notes

1 Radiotopsie, cinq émissions, Jean Couturier prod., Nuits magnétiques, France Culture, du lundi 12 au vendredi 16 octobre 1981.

2 Radio décentralisée de Radio France, née le 5 septembre 1982, renommée Radio France Creuse en 1986, France Bleu Creuse en 2000. Ses débuts sont difficiles, comme en garde trace un article de Llibert Tarrago dans Le Monde du 13 juin 1983, « La valse de Radio-la-Creuse ».

3 Grande figure de l’ACR, qui produit six documentaires pour Nuits magnétiques en 1990-1991.

4 Il est possible aux auteurs de passage à Paris d’avoir un accès à ce service et ces archives dans la Maison des auteurs de la SCAM (http://scam.fr/La-Scam/maison-des-auteurs).

5 « Carte blanche à Radio La Creuse », Nuits magnétiques, France Culture, jeudi 21 octobre 1982.

6 Série en cinq émissions, du lundi 5 au vendredi 9 septembre 1983.

7 Alain Veinstein, L’introduction de la pelle. Poèmes 1967-1989, Paris, Éditions du Seuil, 2014.

8 Arts sons, émission du 21 novembre 1985.

9 Arts sons, émission du 2 octobre 1986.

10 Art sons, émission du 2 juillet 1987.

11 Art sons, « numéro illisible » (sic), émission du 1er octobre 1987.

12 21-25 juillet 1986. En clin d’oeil aux origines de Nuits magnétiques, Laure Adler reprend ce titre qu’Alain Veinstein avait adopté en 1977 et 1978 en succédant lui-même à Avignon 76.

13 Pierre Drachline, Le coeur à l’horizontale, éditions l’instant/ table rase, 1988.

14 Rodolphe Clauteaux, Sous le pont des corbeaux, Éditions Gallimard, 1996.

Auteur

Entrée à Radio France en 1982, Irène Omélianenko rejoint les Nuits magnétiques en 1983 et y reste fidèle jusqu’en 1998. Co-productrice avec Jean Couturier de Clair de nuit sur France Culture (1986-1997 ; 1999-2001), puis productrice de L’Atelier de la création (2011-2015) et de Sur les docks (2011-2016), elle est nommée en 2011 conseillère de programmes au documentaire et à la création radiophonique. Elle est conduite à prendre sa retraite en 2018. Membre de nombreux jurys (Italia, Europa, Creadoc, Scam, Phonurgia Nova, Longueur d’ondes…), elle a co-fondé en 2009 l’Association pour le développement du documentaire radiophonique (Addor).

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