Présentation

Nuits magnétiques, programme emblématique de France Culture diffusé entre 1978 et 1999, est souvent décrit comme une émission en rupture avec la programmation de la chaîne culturelle. Le contenu des propos diffusés (une parole plus déliée, un ton proche de la confession, des interviewés et des thématiques qu’on n’entendait pas ailleurs) tranche alors avec le reste de la grille. Une recontextualisation de la création du programme nuance cependant cette première impression. Nuits magnétiques est davantage la cristallisation de multiples expériences passées que le surgissement d’une émission-ovni comme elle est parfois décrite.

Parmi les influences revendiquées, il y a au premier chef l’ACR, Atelier de création radiophonique, créé en 1969,  dont Jean Daive, producteur aux Nuits magnétiques, admet, dans ce numéro, avoir été « jaloux ». Mais il sera assez facile pour les Nuits de se démarquer de ce grand frère encombrant, figure totémique, et qui cherche avant tout à mener des recherches esthétiques sur le son (voir le numéro de Komodo 21 qui lui a été consacré en 2019). Nuits magnétiques sera davantage séducteur et vulgarisateur, et radio de récit. Souvent citées aussi par les écrivains, les émissions spéciales réalisées pendant le festival d’Avignon, comme par exemple, Avignon ultra-son (1977, 1978), émission hebdomadaire de plusieurs heures, et qui semble aussi avoir soudé le groupe de producteurs qui ne travaillaient pas ensemble en temps normal. On y entend déjà Olivier Kaeppelin, Jean Daive, et Franck Venaille qui depuis l’année précédente possède son propre espace, Magnetic (nom qui a inspiré celui de l’émission Nuits magnétiques), dans ce qui s’appelle alors Avignon 76. Le nom d’une autre émission revient aussi : Poésie ininterrompue, de Claude Royet-Journoud, qui a permis l’expression de poètes à la radio, ainsi que le croisement de plusieurs personnalités qui deviendront les écrivains des Nuits magnétiques (Jean Daive et Franck Venaille). L’émission Biographie est aussi citée par Alain Veinstein, notamment celle où Franck Venaille se raconte [1].

D’autres programmes apparaissent comme des « laboratoires » des Nuits magnétiques : La réalité le mystère, programme spécial conçu par Alain Veinstein et diffusé par France Culture du 24 décembre 1976 au 1er janvier suivant, où interviennent aussi Jean Daive et Franck Venaille. Ce dernier y produit notamment une série intitulée « La réalité en ces lieux » qui préfigure les Nuits magnétiques : il y est question d’espionnage, de vie dans les hôtels, et de football (certains numéros seront même rediffusés dans les Nuits). Programme continué l’année suivante aux mêmes dates (24 décembre 1977 – 1er janvier 1978) sous le titre Les derniers jours heureux, dont la forme annonce elle aussi les Nuits magnétiques. On y retrouve Franck Venaille, et Jean Daive qui sillonne la France pour donner la parole aux « gens de la terre ». Pour ce programme, Veinstein avait aussi demandé à Michel Chaillou d’improviser au micro un récit-feuilleton évoquant un mystérieux archipel perdu, Perdus dans la mer de Weddel. L’écrivain, tétanisé, raconte avoir perdu trois kilos durant cette expérience [2].

Parmi les émissions voisines, non mentionnées par l’équipe des Nuits magnétiques, on peut citer De la nuit (1975-77), qui la précède dans la grille de France Culture [3]. Son créateur, Gilbert-Maurice Duprez, produit lui aussi quelques Nuits magnétiques avant de se consacrer à d’autres aventures. L’intervention de témoins ordinaires, la recherche d’une forme d’intimité et l’effacement du producteur à l’antenne se retrouvent déjà dans De la nuit [4]. La réécoute de toutes ces émissions permet de mieux saisir le contexte radiophonique des Nuits magnétiques.

Il faut aussi rappeler le contexte, plus général, du paysage radiophonique d’alors. En 1978 existe encore le monopole de radiodiffusion. Cependant, les radios pirates commencent à émettre en grand nombre, et le service public se retrouve concurrencé par ces nouvelles façons de faire de la radio et le combat pour la liberté d’expression. En cela, Nuits magnétiques a sans doute été marqué par l’émergence de ces nouvelles radios, ce qui se traduit notamment par l’ouverture du micro à des interviewés venant d’univers sociaux assez divers, qui apparaissent comme des minorités (ce qu’on retrouve déjà dans l’émission De la nuit).

Si l’on se réfère aux propos d’Alain Veinstein, la création de Nuits magnétiques ne va pas de soi. Bien que solidement installé dans l’équipe de direction de France Culture (il est responsable des programmes depuis 1975), celui-ci confie avoir été confronté, sinon à une forme d’opposition, du moins à une forme de défiance ou de « résistance », en dépit du soutien d’Yves Jaigu, alors directeur de France Culture (« Nous étions attendus au tournant [5] »). Ces querelles internes demeurent aujourd’hui mystérieuses. Si opposition aux Nuits magnétiques il y a eu, elle n’est en tout cas pas parvenue à empêcher l’émission de s’imposer dans la grille de France Culture. Alain Veinstein souhaite alors contrer une orientation « spiritualiste » de la chaîne, en proposant (avec « très peu de moyens ») une émission de nuit obéissant à une « maquette permanente », avec la volonté de toucher des auditeurs plus jeunes que ceux de France Culture, ayant plutôt l’âge de ceux qui feraient l’émission, à savoir une trentaine d’années [6].

S’intéresser comme nous le faisons ici à un programme de radio quotidien, dont la durée de diffusion s’est étalée de 1978 à 1999, ne va pas de soi. Même si les producteurs qui en ont été responsables ont été peu nombreux (Alain Veinstein, son créateur, et Laure Adler pour la première décennie, Colette Fellous pour la seconde), le nombre d’émissions conçues, la diversité des personnalités qui y ont contribué, l’évolution du paysage radiophonique, l’influence des différentes époques traversées aussi, font de cet objet de recherche une matière particulièrement complexe à appréhender. Un dernier élément ajoute à la difficulté : Nuits magnétiques est une émission protéiforme. Bien que la plupart de ses numéros relèvent d’un genre « documentaire » (terme à manier avec précaution en raison de son rejet par le créateur de l’émission), certains autres (en particulier durant la première époque de l’émission, entre 1978 et 1989) relèvent plutôt du genre « magazine », et font se succéder des chroniqueurs présents en studio. Cette diversité des formes mises en jeu n’empêche pas d’analyser aussi l’émission en termes de dispositifs d’écriture spécifiques, liés à des partis pris esthétiques plus ou moins saillants, comme nous le faisons dans notre contribution à ce numéro.

L’objet des textes publiés ici n’est pas de couvrir les multiples approches possibles d’un programme aussi riche et divers qu’étendu dans le temps, toujours bien présent dans la mémoire des auditeurs les plus âgés : comme nous l’avons fait il y a deux ans à propos de l’ACR, il s’agit d’interroger la part des écrivains dans la conception du programme. L’angle est pertinent, puisque dès les débuts la volonté de Veinstein est précisément d’associer les écrivains à la production des Nuits magnétiques. Si l’idée n’est pas complètement nouvelle (de nombreux écrivains ont participé au Club d’Essai de Jean Tardieu dans les années 1940 et 1950, de nombreux écrivains aussi ont créé des fictions pour la radio, ou animé des émissions de poésie), la forme que prend leur collaboration à Nuits magnétiques est plus inédite : cette fois en effet, c’est comme si les écrivains recrutés l’avaient été à « contre-emploi », puisqu’il ne leur était pas demandé d’écrire au sens le plus habituel du mot, mais au contraire de quitter leur atelier d’écriture, d’abandonner leur outil de prédilection (la machine à écrire ou le stylo), pour s’emparer du terrain et recueillir la parole de gens venus de tous les univers sociaux. Rétrospectivement, cette idée apparaît comme neuve puisqu’elle invite ces écrivains à se « déplacer », tant du point de vue des pratiques professionnelles que du point de vue géographique (mener des entretiens à l’extérieur des studios) [7]. Plusieurs écrivains « élus » vont répondre favorablement à cette mission qui n’a rien d’une sinécure, tant elle exige l’apprentissage de nouvelles pratiques professionnelles (l’interview, le montage, la construction d’une dramaturgie propre à la radio), et l’intégration à un collectif (le personnel de la radio, au premier chef les chargés de réalisation [8]) auquel un écrivain n’est pas a priori habitué. Précisons d’emblée, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, que d’une part ces écrivains n’ont jamais constitué un pool permanent, et que d’autre part tous les numéros de Nuits magnétiques n’ont pas été produits par des écrivains. L’émission a toujours été une structure ouverte. Par conséquent de nombreux producteurs, aux statuts divers, se sont succédé et ont joué leur part dans l’histoire du programme [9].

Si l’intention des coordinateurs de ce numéro est bien de s’emparer de l’histoire de Nuits magnétiques dans sa globalité temporelle (la contribution de Colette Fellous l’atteste, ainsi que l’article que lui consacre Clara Lacombe), une plus grande attention est portée aux toutes premières années de l’émission, période où la présence des écrivains-producteurs est la plus forte, ainsi qu’aux écrivains les plus réguliers. Au fil du temps, même si la notion d’écriture demeure primordiale dans la conception des programmes et que les écrivains continuent de figurer en bonne place parmi les interviewés, la présence d’écrivains-producteurs devient moins visible.

Les écrivains qui ont participé à la première décennie de cette expérience marquante dans l’histoire de la radio n’appartiennent pas à un même courant littéraire, et, amitiés mises à part, n’ont pas d’autre point commun que d’avoir été embarqués dans l’aventure par le grand artisan de ces Nuits. Il était de ce fait important de faire valoir leur diversité, en leur donnant la parole, à commencer par Alain Veinstein lui-même, qui nous avait fait le plaisir de répondre à l’invitation de Karine Le Bail et à ses questions lors du colloque organisé à Paris en décembre 2018, d’où est issu ce numéro. Étaient aussi présents au colloque Jean Daive, Olivier Kaeppelin et Jean-Pierre Milovanoff, qui figurent parmi les pionniers de l’émission, et y ont tous participé une dizaine d’années au moins. Leurs interventions nous font comprendre leur découverte de la radio et de la collaboration avec les gens de radio, leurs centres d’intérêt et territoires d’action, la manière dont ils concevaient leur rôle dans ce programme, à plus ou moins grande distance des livres mais toujours tout contre le langage. On sent, à les lire, la grande marge de manœuvre qui leur était laissée pour concevoir leurs émissions. C’est sans doute cette liberté, et cette confiance, qui ont permis au programme de se déployer et d’offrir à l’auditeur des moments marquants.

Parmi les contributeurs de ce numéro figure aussi Irène Omélianenko. Même si elle n’a pas eu d’activité d’écrivain à côté de son travail à la radio, elle nous est apparue comme un témoin privilégié des débuts de Nuits magnétiques. D’une part, elle y fut responsable de 1985 à 1987, avec Jean Couturier, de la rubrique Arts sons, à l’affût des innovations artistiques et des nouvelles écritures. D’autre part, elle a connu une riche carrière radiophonique à France Culture, comme productrice de nombreuses Nuits magnétiques et comme collaboratrice d’autres émissions comme Le vif du sujet ou Radio Libre. Toujours avec Jean Couturier, elle a aussi créé le magazine Clair de nuit. Elle a enfin été responsable de l’émission Sur les docks, et conseillère de programme à France Culture.

Il était aussi important de rappeler l’apport de producteurs qui ne sont plus parmi nous. Céline Pardo s’intéresse ainsi aux jeux d’influence mutuels entre écriture pour la radio et écriture pour le support livre qui caractérisent le travail de Franck Venaille, décédé en 2018 quelques mois avant le colloque. Annie Pibarot, quant à elle, fait revivre Nicole-Lise Bernheim qui apparaît comme une précurseuse dans l’exploration des relations hommes/femmes, et dans l’écriture d’un journal intime en résonance avec l’Histoire en marche.

Notes

1 Biographie du 21 avril 1976. Notice Ina : PHD99247893.
2 Souvenir de Michel Chaillou dans Du jour au lendemain, France Culture, mardi 10 juillet 2007. Cependant, d’après la notice Ina, le récit a été réalisé en studio par Jean Couturier début avril 1977 et non en direct. Résumé de l’histoire : « Neuf hommes en perdition sur une banquise de l’Antarctique tentent, par le truchement d’un poste émetteur, de gagner la terre ferme. Le navire L’Aventure est encerclé par la banquise, le capitaine Prieur cherche à se faire entendre des secours… Le capitaine et l’équipage décident d’abandonner le navire et de rejoindre l’Ile de l’Eléphant… ne reste plus que neuf survivants » (notice Ina).
3 Dans son entretien pour le documentaire « Nuits magnétiques, bonsoir… » (France Culture, 3 septembre 2013), Alain Veinstein dit avoir voulu quant à lui se démarquer de De la nuit et de son aspect « littéraire » et « poétisant ».  V. notre article
4 V. notre article « De la nuit. De l’écrivain anonyme », Komodo 21, 8 | 2018.
5 Entretien avec Alain Veinstein pour le documentaire « Nuits magnétiques, bonsoir… », ém. citée.
6  Ibid.
7  Juste après la fin de Nuits magnétiques, alors coordonné par Colette Fellous, Alain Veinstein décide de créer une nouvelle émission, Surpris par la nuit, en souhaitant s’appuyer à nouveau sur des écrivains. Mais il ne parviendra pas à refidéliser une équipe d’écrivains. On peut citer Tanguy Viel parmi les écrivains producteurs les plus réguliers.
8  Citons, pour la première période : Pamela Doussaud, Yvette Tuchband, Josette Colin, Mehdi El Hadj, Bruno Sourcis.
9  Citons, pour les débuts de l’émission, la présence récurrente du journaliste Pascal Dupont, entre 1978 et 1980.

 

Auteur

Christophe Deleu est professeur à l’université de Strasbourg, et directeur du Cuej (Centre Universitaire d’enseignement du Journalisme). Il a publié plusieurs ouvrages, dont Le documentaire radiophonique (Ina-L’Harmattan, 2013). Il est aussi auteur radio, notamment pour France Culture et la RTBF. Il a co-réalisé la série de podcasts Fins du monde avec Marine Angé.  Il est président de la commission radio de la Société des Gens de Lettres.

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« La radiophonie devrait nous empêcher de dormir »

Cette phrase d’Alain Veinstein au début d’un « Radiotopsie » de 1981 [1] incarne parfaitement ce que j’ai pu ressentir lors de mes premiers pas dans les Nuits magnétiques. À l’époque, en 1983, il n’y avait bien sûr pas de podcast, pas vraiment de rediffusion. La radio était impérativement sous le signe du maintenant, du moment de la diffusion, et ces Nuits magnétiques ont empêché de dormir beaucoup de gens.

En 1983, je revenais avec Jean Couturier de Guéret où nous avions lancé, sous la houlette de Martin Even mandaté par Michèle Cotta, la radio décentralisée Radio La Creuse – comme elle se nommait alors [2]. Yves Jaigu était le directeur de France Culture et Alain Veinstein, sans m’impressionner autant que Claude Mettra – qui me fascinait, et à qui je n’ai que tardivement adressé la parole tant je lui accordais statut de totem –, incarnait alors une urgence à inventer et créer qui pour moi, débarquant littéralement dans cette France Culture de légende, m’allait droit au cœur. Il va sans dire que je subissais l’influence de Jean Couturier qui allait devenir mon mari, et nourrissait estime et enthousiasme pour celui qui avait été son élève avant de devenir un formidable allié. Jeune réalisateur, Jean Couturier avait écrit une lettre féroce à René Jentet ; il estimait que ce dernier « régnait en despote », et Alain lui offrait sans limite, comme à tant d’autres, le pouvoir de créer. Bref, dans ce contexte, j’ai osé me lancer dans l’aventure des Nuits magnétiques, sans trop réfléchir, alors que c’était en fait un territoire extrêmement impressionnant, quasi sacré. Évidemment il y avait en 1983, déjà, un goût d’après. La période fondatrice était passée. Il s’agissait d’intégrer un club déjà formé, fermé. Je me souviens d’Olivier Kaeppelin, Mehdi El Hadj, Bruno Sourcis, Marie-Ange Garrandeau, Franck Venaille, Marie-France Thivot, Andrew Orr [3], Nicole-Lise Bernheim, Michel Creïs, Pamela Doussaud, Marie-Christine Clauzet qui assurait l’intendance de tout ce petit monde, Jean-Loup Trassard, Gilbert Maurice Duprez, Pascal Quignard et tant d’autres…

Il y avait le bureau des Nuits magnétiques où nous allions très peu, car Alain Veinstein fonctionnait sur un désir, une suggestion… puis feu vert inconditionnel. Rien à voir avec la culture du projet écrit telle qu’elle se pratique aujourd’hui. Notre vie à la radio se passait dans les cellules de montage dédiées, où s’empilaient les bandes magnétiques dans un désordre apparent amplifié par les visiteurs de la nuit. Le matin, la cellule ne présentait jamais le même désordre que la veille. Il faut aussi évoquer l’inénarrable trac du mixage – voire montage – en direct dans la tour centrale, où s’alignaient magnétophones et tourne-disques devant des techniciens de mixage – oui essentiellement des hommes, qui avaient la fièvre dans le sang.

Me demandant quel avait été mon premier pas, j’ai eu recours à Inamediapro [4]. J’ai découvert que mon premier contact avec les Nuits magnétiques s’était fait le 21 octobre 1982, à l’occasion d’une Nuit magnétique diffusé depuis Radio La Creuse, où j’ai fait mes premières armes durant un an et demi [5]. À ce moment, Alain avait décidé d’adjoindre des magazines aux séries documentaires, qui vivaient une forme d’épuisement, et l’un de ces magazines le conduisait à Guéret avec Laure Adler, tous deux très jeunes, beaux et amoureux. Laure faisait des micro-trottoirs au contenu pas très gentil pour notre ego puisque les Creusois rencontrés, soit n’avaient pas de poste en FM, soit n’écoutaient pas cette radio décentralisée, soit n’y croyaient pas – « ce truc envoyé de Paris ! non merci ». Une année plus tard Radio La Creuse caracolait en tête des audiences parmi les radios décentralisées.

Quant à mes vrais débuts dans les Nuits magnétiques, ils ont eu lieu le 5 septembre 1983 avec une série intitulée « T’as vu mon look [6] ! » Nous étions vêtus de noir et dans la rue cela se voyait. C’était le temps du punk, du no future et aussi de la new wave. Cette musique imprégnait à sa façon les créations sonores.

L’année suivante, le 14 mars 1984, nous avons avec Jean Couturier emprunté les titres de notre série à la poésie d’Alain Veinstein [7]. Dans l’émission de ce jour, intitulée « Un drame enserre ma main, qui se débat avec tout ce qui n’arrivera pas », on pouvait entendre un concert de musiques limites à Bordeaux, dans le cadre du Festival « Divergences/Divisions » organisé par André Lombardo.

Et puis il y eut un cadeau : vendredi 6 avril 1984 naissait le numéro zéro d’Art sons, « fanzine radiophonique, gratuit sur France Culture » comme annoncé alors. Pour ce off mensuel des Nuits magnétiques ensuite sous-titré « radio alternative sur courant continu », nous avions carte blanche avec Jean Couturier pour écrire les mondes qui nous passionnaient. À l’image des fanzines de l’époque en noir et blanc, extrêmement morcelés, nous proposions un agencement de séquences courtes dans un ensemble très éclectique. Se croisaient Ghislain Mollet-Viéville, marchand d’art, fervent défenseur de l’art minimaliste [8], Christophe Bourseiller pour une Revue de presse des réseaux [9], Roberto Gutierrez et les artistes de la revue Plages [10], ou encore Sophie Calle racontant son voyage en transsibérien [11]. Il s’agissait de compter sur les muses de la radio pour faire entendre ce qui se tramait dans les interstices. Le dernier Arts sons, celui avec Sophie Calle, a été diffusé le 1er octobre 1987.

Il faut citer aussi les Nuits magnétiques en Avignon sous des titres divers, de Festival d’Avignon (été 1980) à Avignon Ultra Son (été 1986) [12] Une étude serait sans doute à mener sur ce que ces territoires de l’été ont apporté aux documentaires et à la création. C’est dans cette configuration que j’ai le plus ressenti la famille des Nuits magnétiques. Dans cette ville chère, la solution était de louer de grandes maisons. Dans l’une d’elles il y avait une piscine de l’époque romaine autour de laquelle toute l’équipe, preneurs de sons, producteurs, réalisateurs, se retrouvait. La radio se tramait autrement. La rencontre avec Bartabas y était aussi naturelle que le chant des cigales ou l’évocation de Michel Journiac.

L’occasion était belle de nouer des liens particuliers avec certains auteurs. Je pense à Robert Marteau, Michel Jauberty, Jean Parvulesco, Daniel Zimmermann, Marcelle Delpastre.

Robert Marteau a été la rencontre forte et essentielle. Celui qui avait pratiqué l’alchimie avec Eugène Canseliet, était passionné de tauromachie, écrivait ses sonnets chaque jour en marchant, m’a honoré de son amitié jusqu’à ses derniers jours.

Michel Jauberty, d’origine creusoise, vivait à Istanbul sa passion pour des corps turcs, écrivant dans L’homme refusé aux Éditions Manya : « C’est vrai, je suis malade. Malade d’identité. Et cela ne se soigne pas. Je suis inguérissable. »

Jean Parvulesco puisait à des sources mystérieuses de troublantes prophéties. On pouvait croiser dans son sillage F. J. Ossang comme son ami Eric Rohmer.

Daniel Zimmermann, lui, était un des premiers à avoir écrit sur la guerre d’Algérie (Robert Morel avait publié en 1961 80 exercices en zone interdite, vite censuré). Il n’avait pas épuisé sa révolte convulsive et non loin du Marché du Livre à Paris, dans le quinzième arrondissement, vouait sa vie à l’écriture.

Marcelle Delpastre, elle, menait en Creuse une vie où la poésie sans cesse la faisait circuler dans les replis d’une mémoire têtue et magnifique. Sa poésie érotique, répondant à de minutieux romans sur la vie paysanne, lui valut d’être invitée par Bernard Pivot. Peu dupe des simagrées parisiennes elle était cependant venue.

J’allais oublier Pierre Drachline, ami croisé plusieurs fois avec Ingrid Naour dans les Nuits magnétiques puis dans Clair de nuit, où il nous donna son Cœur à l’horizontale [13]. Car il faut dire que Jean-Marie Borzeix nous confia, avec Jean Couturier, Clair de nuit en 1985, deux heures le samedi et le dimanche, de minuit à une heure du matin, pour écrire la radio à notre façon. Notre goût des écrivains trouva matière à se développer et nous eûmes la chance d’accueillir à l’année des auteurs qui écrivaient chaque semaine un texte inédit qui à la fin devenait un livre. En parallèle, Alain Veinstein gardait la porte ouverte à nos propositions. Les écrivains étaient toujours là en veilleurs de ces nuits passionnées. Certains auteurs sont entrés dans l’histoire, comme Marcelle Delpastre ou Christian Bobin. D’autres plus discrets, comme Rodolphe Clauteaux [14] ou Anne-Marie Bauer, mise au secret par Barbie, sont entrés dans mon cœur.

Et puis un beau jour Alain Veinstein a passé le relais à Colette Fellous. L’équipe était ébranlée ; déjà certains producteurs des débuts s’étaient évaporés. Nous avons essuyé les plâtres avec Jean Couturier et partagé l’émotion de sa première prise d’antenne. Au début étaient organisées au domicile de Colette des rencontres où toute personne extérieure au cercle des Nuits magnétiques devait se sentir bien isolée, tant nous étions obnubilés par la radio et plus précisément la radio la nuit. Très vite Colette a donné son impulsion aux néo-Nuits magnétiques.

Il me semble qu’il est difficile d’évoquer après-coup l’existence des Nuits magnétiques alors que le démantèlement a eu lieu, nous condamnant à une nostalgie de mauvais aloi. Demeure un mystère. Vous l’aurez compris, les Nuits magnétiques auront été pour moi un berceau, une forme d’exigence, au contact des écrivains qui la fabriquaient autant que de ceux que nous rencontrions, un tremplin aussi, puisque la suite de ma vie radiophonique s’est inscrite à Radio France. Je salue le poète Alain Veinstein d’avoir permis l’existence de ces territoires magiques où une véritable initiation était possible sans exclusion.

Notes

1 Radiotopsie, cinq émissions, Jean Couturier prod., Nuits magnétiques, France Culture, du lundi 12 au vendredi 16 octobre 1981.

2 Radio décentralisée de Radio France, née le 5 septembre 1982, renommée Radio France Creuse en 1986, France Bleu Creuse en 2000. Ses débuts sont difficiles, comme en garde trace un article de Llibert Tarrago dans Le Monde du 13 juin 1983, « La valse de Radio-la-Creuse ».

3 Grande figure de l’ACR, qui produit six documentaires pour Nuits magnétiques en 1990-1991.

4 Il est possible aux auteurs de passage à Paris d’avoir un accès à ce service et ces archives dans la Maison des auteurs de la SCAM (http://scam.fr/La-Scam/maison-des-auteurs).

5 « Carte blanche à Radio La Creuse », Nuits magnétiques, France Culture, jeudi 21 octobre 1982.

6 Série en cinq émissions, du lundi 5 au vendredi 9 septembre 1983.

7 Alain Veinstein, L’introduction de la pelle. Poèmes 1967-1989, Paris, Éditions du Seuil, 2014.

8 Arts sons, émission du 21 novembre 1985.

9 Arts sons, émission du 2 octobre 1986.

10 Art sons, émission du 2 juillet 1987.

11 Art sons, « numéro illisible » (sic), émission du 1er octobre 1987.

12 21-25 juillet 1986. En clin d’oeil aux origines de Nuits magnétiques, Laure Adler reprend ce titre qu’Alain Veinstein avait adopté en 1977 et 1978 en succédant lui-même à Avignon 76.

13 Pierre Drachline, Le coeur à l’horizontale, éditions l’instant/ table rase, 1988.

14 Rodolphe Clauteaux, Sous le pont des corbeaux, Éditions Gallimard, 1996.

Auteur

Entrée à Radio France en 1982, Irène Omélianenko rejoint les Nuits magnétiques en 1983 et y reste fidèle jusqu’en 1998. Co-productrice avec Jean Couturier de Clair de nuit sur France Culture (1986-1997 ; 1999-2001), puis productrice de L’Atelier de la création (2011-2015) et de Sur les docks (2011-2016), elle est nommée en 2011 conseillère de programmes au documentaire et à la création radiophonique. Elle est conduite à prendre sa retraite en 2018. Membre de nombreux jurys (Italia, Europa, Creadoc, Scam, Phonurgia Nova, Longueur d’ondes…), elle a co-fondé en 2009 l’Association pour le développement du documentaire radiophonique (Addor).

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