L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985)

L’émission littéraire en Suisse romande (1960-1990) : médiatisation, formats, postures

Jérôme Meizoz et François Vallotton
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Cet article explore un corpus d’environ 160 sons et images sélectionnés dans les archives de la RTS (Radio-télévision suisse romande) à partir de six émissions entre 1960-1990, soit quatre émissions radiophoniques : Découverte de la littérature (1962-1972), La Semaine littéraire (1962-1975), La Librairie des ondes (1974-1982) et Empreintes (1982-1988), et deux émissions télévisuelles : La Voix au chapitre (1971-1980) et Hôtel (1989-1992). Voici donc un premier point de vue comparatif avec les travaux français, illustrant la manière spécifique dont le service public suisse envisage la médiatisation de la vie littéraire, en se référant à la fois à la scène médiatique parisienne (adaptation et démarcation à l’égard d’Apostrophes) et à sa propre tradition médiatique. S’en dégage un souci constant de proposer une médiation de la littérature pour un large public. Pour ce faire, les producteurs de la RTS misent sur l’extrême plasticité et diversité des formats d’émissions (entretien, débat, portrait), ainsi que sur la pluralité des rubriques. Les producteurs recourent à des genres discursifs qui préexistent (entretien, chronique, hommage, billet) et inventent aussi ses formes spécifiques (la création radiophonique, qui n’est pas abordée ici).

This article explores a corpus of about 160 sounds and images selected from the RTS (Radio-Television Suisse Romande) archives from six broadcasts between 1960-1990, four radio programs: Découverte de la littérature (1962-1972), La Semaine littéraire (1962-1975), La Librairie des ondes (1974-1982) and Empreintes (1982-1988) – and two television programs: La Voix au chapitre (1971-1980) and Hôtel (1989-1992). Here is a first comparative point of view with the French works, illustrating the specific way in which the Swiss public service envisages media coverage of literary life, by referring both to the Parisian media scene (adaptation and demarcation with respect to ‘Apostrophes) and his own media tradition. There is a constant concern to propose a mediation of literature for a wide audience. To do this, the producers of the RTS rely on the extreme plasticity and diversity of the formats of emissions (interview, debate, portrait), as well as on the plurality of headings. Producers use pre-existing discursive genres (interviews, chronicles, tributes, notes) and also invent their specific forms (radio creation, which is not discussed here).

Plan

Texte intégral

Depuis la fin du xxe siècle, l’histoire littéraire s’est dégagée d’une approche généalogique des grands courants et des œuvres canoniques. Sous l’influence de l’histoire culturelle et de la sociologie de la littérature, la prise en compte des institutions de la vie littéraire au sens large d’une part, les mécanismes de production de la valeur d’autre part, ont été progressivement intégrés au sein des chantiers les plus récents. Dans cet ordre d’idées, le littéraire ne se limite plus aux seuls textes mais est considéré comme un ensemble de pratiques, discursives et non discursives, dont l’analyse se doit de prendre en compte l’ensemble des acteurs associés, l’auteur et ses lecteurs, mais aussi les multiples médiateurs et autres intermédiaires culturels. On assiste depuis quelques années à un développement de travaux systématiques sur l’activité littéraire et sur les extensions de la littérature hors du livre : les lectures publiques, la présence des auteurs au sein des festivals littéraires seraient autant de terrains particulièrement féconds à arpenter [1]. On peut mentionner également dans cette perspective l’immense chantier que représente le traitement des sources audiovisuelles, photographiques d’abord [2], radiophoniques et télévisuelles ensuite.

En Suisse francophone, la volumineuse Histoire de la littérature en Suisse romande dirigée par Roger Francillon entre 1996 et 1999 (avec une réédition augmentée en 2015 [3]) s’inscrit dans ce contexte de renouvellement historiographique tout en adoptant dans sa construction une forme de compromis. Les grandes figures analysées sous l’angle traditionnel du dialogue entre vie et œuvre sont toujours présentes alors que certains chapitres, d’ordre thématique, viennent enrichir le tableau par des perspectives transversales présentant certains acteurs ou thématiques moins consacrés. Par ailleurs, la volonté de prendre en compte les institutions de la vie littéraire régionale est patente via l’attention portée au monde des revues et de l’édition et la présence d’une vaste enquête, en partie chiffrée, sur le champ littéraire romand entre 1970 et 1996 [4]. Pour notre propos, il est intéressant de signaler quelques courts chapitres évoquant le rôle de la radio puis de la télévision dans la création littéraire d’abord (via le théâtre radiophonique et les dramatiques notamment), comme caisse de résonance de l’actualité ou espace de médiatisation pour les écrivains. Ces réflexions restent toutefois très générales et, à l’exception de la mention de quelques figures et émissions de référence, assez superficielles.

Une autre démarche, dans un tout autre contexte, constitue une première approche, plus systématique, de la présence des écrivains suisses au micro. À la fin des années 1990, le projet « Vocs : voix de la culture suisse » [5], placé sous l’égide de l’association Memoriav –réseau de l’ensemble des institutions suisses intéressées à la préservation et la valorisation du patrimoine audiovisuel –, visait à repérer, puis numériser, 500 enregistrements sonores concernant des personnalités de la vie culturelle et littéraire nationale. Cette première initiative, élargie dans le cadre du projet IMVOCS aux documents filmiques et vidéo [6], a permis de sensibiliser certains chercheurs à l’intérêt de ce matériel, même s’il faudra encore un peu de temps pour qu’une première exploitation en soit faite [7]. Parallèlement, la Radio suisse romande a lancé la collection de CD « Une figure, une voix » consacrée à plusieurs auteurs majeurs de Suisse romande alors que la Radio télévision suisse (RTS) présente sur son site de très nombreuses ressources sonores et filmiques touchant au monde littéraire régional [8].

1. Un triple contexte

Un triple contexte nous a amené à nous pencher plus spécifiquement sur la forme et la nature de l’émission littéraire en Suisse romande en proposant un cours-séminaire en tandem sur ce thème au sein de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne : fruit d’une démarche clairement interdisciplinaire, cet enseignement était ouvert aussi bien à des littéraires qu’à des historiens. Cette initiative était d’abord autorisée par l’accessibilité toujours plus importante aux sources audiovisuelles elles-mêmes. Entamée au sein de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR), la numérisation des archives des différentes unités d’entreprise est très avancée. Même si l’accès direct et en ligne à ce matériel est encore limité, pour des questions de droits notamment, il est possible, en recourant aux bases de données internes des chaînes du service public, de naviguer de manière aisée au sein de corpus assez imposants.

Outre la disponibilité des sources, celle d’une littérature secondaire désormais consistante offre des clés méthodologiques et théoriques propres à nourrir les approches d’un tel enseignement. Plusieurs études récentes ont approché, sur un spectre pluridisciplinaire, les émissions littéraires, qu’il s’agisse des travaux en matière de programmation radiophonique et télévisuelle ou des perspectives ouvertes autour de la question de la médiatisation de l’écrivain. On signalera ici, sans souci d’exhaustivité, les recherches sur la notion de posture auctoriale [9], les réflexions sur le rôle des médias dans la fabrication de l’auteur [10] ou les travaux portant sur certaines formes médiatiques comme l’entretien [11] ou encore ceux sur le rapport entre intellectuels et médias [12].

Notre démarche résonne enfin avec une problématique d’une grande actualité. La question de l’envahissement des logiques médiatiques au sein du champ littéraire est en effet une thématique récurrente au sein du champ littéraire comme journalistique. Plusieurs écrivains ont intégré cette problématique au cœur même de leur production romanesque, que l’on se réfère à Michel Houellebecq sur le plan français ou à Noëlle Revaz – auteure de L’Infini livre chez Zoé – dans le champ suisse francophone. Par ailleurs, le landerneau médiatique a été agité en 2014 par l’initiative des éditions du Net organisant la première émission de téléréalité littéraire sur le web – « l’Académie Balzac » – qui a mis en scène une vingtaine d’écrivains enfermés dans un château afin de produire une œuvre collective : l’ouvrage, un roman policier, a été publié sous le titre Une tombe trop bien fleurie. Ce concept avait déjà été expérimenté en Italie l’automne précédent avec l’émission Masterpiece sur RAI 3 dont le vainqueur devait être édité par la prestigieuse maison d’édition milanaise Bompiani.

Notre objectif, qui a conduit la sélection des sources mobilisées dans le cadre de l’enseignement, visait à la fois à nous interroger sur les caractéristiques de l’émission littéraire aussi bien à la radio et à la télévision tout en développant une grille danalyse propre à dépasser la seule étude du contenu pour repérer et mettre en perspective les composantes formelles, tant sonores que visuelles, qui sont partie prenante du matériel audiovisuel. Nous avons ainsi délimité plusieurs bassins d’émission susceptibles de présenter à la fois une certaine représentativité quant à la diversité des formats concernés tout en reflétant une certaine évolution de ceux-ci dans la durée. Nous avons ainsi privilégié quatre émissions radiophoniques – Découverte de la littérature (1962-1972), La Semaine littéraire (1962-1975), La Librairie des ondes (1974-1982) et Empreintes (1982-1988) – et deux émissions télévisuelles – La Voix au chapitre (1971-1980) et Hôtel (1989-1992) –. L’analyse plus fine des descripteurs et des résumés de ces émissions nous a permis d’en sélectionner 160 susceptibles de servir de corpus commun pour les travaux de séminaire.

Ce choix devait pouvoir répondre à trois types d’approches que nous entendions soumettre aux étudiants. En premier lieu, une réflexion sur les formats permettant de construire une première typologie des émissions littéraires en fonction de leur dispositif médiatique (émission en studio ou en extérieur, enregistrée ou en direct, etc.) mais aussi de l’organisation et de la distribution de la prise de parole (entretien, table ronde, chronique, etc.). Un deuxième angle d’analyse devait prendre en compte la diversité des intervenants au sein de l’émission en prêtant une attention toute particulière aux interactions entre intervieweur et interviewé, journalistes-animateurs et écrivains, tout en soulignant la relative interchangeabilité des rôles, beaucoup d’auteurs étant hommes (ou femmes) de radio et de télévision. Enfin, nous avons identifié certains sujets récurrents, comme par exemple la médiatisation de genres littéraires spécifiques (la poésie notamment), la prise en compte de littératures étrangères, les débats sur la littérature féminine et enfin la situation de l’écrivain en Suisse romande.

Sur le plan des approches privilégiées, nous avons opté pour une réflexion croisée articulant étroitement l’analyse médiatique à une perspective de sociologie de la littérature, et cela à trois niveaux :

  1. En reprenant l’hypothèse d’Anne-Outram Mott qui veut que « l’entretien culturel radiophonique est un poste d’observation fécond de la construction de l’identité médiatique de l’artiste-écrivain et de ses variations dans le temps [13]», on analysera l’interaction croissante du champ littéraire et de l’espace médiatique en nous interrogeant sur les raisons de l’investissement de celui-ci par les écrivains, au-delà de stratégies promotionnelles conjoncturelles. Une attention particulière sera portée parallèlement aux relations entre intervieweur et interviewé qui induisent un rapport de force a priori moins favorable à l’auteur, souvent peu familiarisé avec le dispositif médiatique. Ce dernier représente toutefois une opportunité propre à construire une forme d’ethos auctorial qui peut prolonger, accentuer ou au contraire contraster délibérément la posture privilégiée dans le registre de l’écriture.
  1. Quelles ressources spécifiques (orales, gestuelles, etc.) à la performance radiophonique ou télévisuelle l’écrivain mobilise-t-il afin d’affirmer une certaine image de lui-même en public ? Comme le signifie de manière emblématique le gilet rouge porté jadis par Théophile Gautier lors de la première représentation d’Hernani, les écrivains ont pris l’habitude depuis longtemps d’intensifier leur visibilité par leur posture et leur apparence. La radio, qui s’adresse à un public d’aveugles, confère une présence toute particulière à l’élocution, au rythme de l’expression, à la marque de l’accent, enfin, qui a comme particularité d’être professionnellement interdit à l’intervieweur, là où il peut constituer une forme de signature pour l’homme de lettres ou de culture. À la télévision, l’habillement, la physionomie, la pose sont autant de marqueurs, tout en fonctionnant comme substituts au livre dont le contenu ne peut être rendu accessible au téléspectateur sans médiation.
  1. Quel rôle jouent les dispositifs médiatiques dans la construction des différentes postures auctoriales ? Chaque émission développe une scénographie de l’écrivain qui renvoie à certains stéréotypes ou passages obligés. L’enregistrement au domicile de l’auteur reconduit les topoï de la visite à l’écrivain, mettant notamment en exergue le lieu de travail du grand auteur. Dans le même temps, un accompagnement musical, une lecture en voix off, le montage et la présence intercalée d’archives sonores ou visuelles permettent de construire une forme de singularité qui, dans certains cas, relève du choix du (des) médiateurs et peut échapper, selon des modalités variables, à l’écrivain. En dérogeant quelque peu au principe de ce numéro thématique centré sur la radio d’abord et sur l’entretien ensuite, on s’interrogera sur les différences observables entre radio et télévision d’une part, entre des formats médiatiques aussi différents que l’interview, la chronique ou encore la table ronde, de l’autre ? Plus fondamentalement, le dispositif médiatique est-il lié à une forme de désacralisation de l’écrivain – via sa médiatisation dans son univers quotidien ou son assujettissement à un rythme médiatique en total porte-à-faux au travail de création – ou au contraire une nouvelle modalité de sa consécration ? Une interrogation qui peut être prolongée, au-delà des seuls écrivains en activité, à des auteurs décédés, via l’exercice de l’hommage ou de la commémoration.

2. L’émission littéraire et ce qu’elle est

La définition même des caractéristiques de l’émission littéraire ne va pas de soi. Au vu de la présence très précoce des écrivains au micro, documentée par les travaux de Pierre-Marie Héron [14], au vu encore de la multiplicité de leurs formes d’intervention, il convenait d’intégrer l’hétérogénéité des formes médiatiques qui peuvent être regroupées sous cette étiquette générique. Deux écueils nous semblaient en outre importants à contourner : résister au tropisme français selon lequel l’émission littéraire est une caractéristique hexagonale ainsi qu’au tropisme « pivotien » (voire « amrouchien ») qui associe étroitement l’émission littéraire au genre de l’entretien, qu’il s’agisse de dialogue ou de polylogue.

En Suisse, comme dans la plupart des pays européens, les relations entre écrivains et radio sont très anciennes. En effet, dès 1924 – soit deux ans après la mise en place des premiers studios – des contacts sont pris entre acteurs radiophoniques et plusieurs écrivains afin de déterminer la disponibilité de ces derniers à diffuser leurs œuvres par la radio et/ou à faire lire celles-ci par un tiers. Très vite, c’est la Société suisse des écrivains (SSE) qui va constituer le cadre de ces discussions. En 1928, une commission radio sera créée en Suisse alémanique au sein de l’association faîtière des écrivains, commission qui peut annoncer très rapidement la conclusion d’un accord avec le studio de Zurich selon lequel la SSE dispose de plages horaires fixes consacrées à la littérature suisse. Une demi-heure hebdomadaire l’après-midi est plus spécifiquement consacrée à des lectures alors qu’une plage vespérale est liée à des lectures d’œuvres plus longues, d’auteurs vivants ou décédés, ainsi qu’à des causeries littéraires.

Une commission romande apparaît pour sa part en septembre 1932 qui est à l’origine de l’instauration, deux ans plus tard, d’une fenêtre radiophonique hebdomadaire à Radio-Lausanne consacrée à la vie littéraire [15]. Il s’agit la plupart du temps de conférences (causeries) qui se déclinent selon trois cycles distincts : un cycle sur la littérature romande contemporain, un cycle alémanique (Paul Budry parle de Felix Moeschlin, Jean Moser évoque Jakob Schaffner, etc.), enfin un cycle français (des Suisses parlent d’auteurs français…).

Outre cette tribune fixe, il existe des causeries produites par Radio-Lausanne et Radio-Genève, des émissions sur l’actualité littéraire (Vient de paraître animé par Jean Nicollier puis Georges Verdène et Livres nouveaux) et théâtrale, ainsi que des lectures. Beaucoup d’émissions sont confiées à des professeurs d’université ou à des écrivains. Parallèlement, plusieurs auteurs militent pour le développement de formes littéraires spécifiquement destinées au support médiatique: des concours sont lancés pour encourager la production de théâtre radiophonique. Dans ce cadre, on observe une intense discussion sur la « radiogénie » qui insiste sur la nécessité de développer des règles propres au medium radiophonique et aptes à captiver l’auditeur.

L’après-guerre voit le passage de la lecture, de la critique et de la causerie (qui se maintiendra toutefois avec les émissions d’Henri Guillemin) à des émissions dont l’hybridité sera toujours davantage la norme, cumulant plusieurs rubriques : l’interview, l’entretien, l’hommage, la table ronde, la chronique, etc. Ces formats sont souvent pris en charge par des écrivains, et parmi ceux-ci de nombreuses femmes : la plus connue est la romancière Yvette Z’Graggen qui devient productrice d’émissions culturelles et éducatives [16]. Z’Graggen promeut l’écriture radiophonique avec l’émission Banc d’essai dès 1958 qui se veut un espace réservé à la lecture au micro de textes inédits mais aussi un espace présentant des œuvres spécialement écrites pour la radio. L’émission littéraire a ainsi traversé le temps même si elle a tendanciellement fait place au magazine culturel (représenté dans notre corpus par Empreintes), la littérature figurant comme l’un des sujets d’émissions traitant plus largement de l’actualité culturelle.

À la télévision, l’émission littéraire est quasi contemporaine des débuts du média : la télévision expérimentale genevoise débute sa programmation le 1er novembre 1954 et une première émission littéraire est présente dès novembre 1955, Lecture à vue. Elle s’institutionnalise dès 1961 (avec Préfaces, magazine réalisé en collaboration avec la Radio Télévision française, et, dès 1962, l’émission mensuelle À livre ouvert) pour s’inscrire désormais dans une continuité jusqu’en 1992.

Si l’entretien, empreint d’une tonalité professorale et d’une scénographie minimaliste, domine, on remarque toutefois une ouverture précoce à des reportages extérieurs et une ouverture aux auteurs suisses. La Voix au chapitre s’impose par sa longévité (9 ans) durant la décennie 1970. Diffusée originellement chaque vendredi soir à 21h50, elle changera de case quotidienne tout en restant programmée en deuxième partie de soirée. Dès 1977, le reportage privilégiant souvent une approche résolument sociale de la littérature (« La lecture dans les pénitenciers », « La femme dans la vie civique ») ou arpentant des territoires paralittéraires et/ou plus politiques (« Spécial policier », « Bande dessinée » ou encore « Angela Davis »), fait place à une table ronde sur l’actualité littéraire, suivi de l’accueil d’un grand invité. La médiatisation de l’écrivain « en personne » est désormais prédominante.

Plusieurs formats se succèderont par la suite sans véritablement trouver leur assise et surtout sans trouver une marque distinctive face au modèle dominant constitué par Apostrophes : Noir sur Blanc (1980-1982), Miroirs (1983) qui revient au format magazine, Dis-moi ce que tu lis (1984-1986), puis Livre à vous (1987-1988). La dernière émission littéraire à ce jour est Hôtel (1989-1992), produite et animée par un ancien présentateur vedette du journal télévisé et qui fait alterner reportages et entretiens. Sa suppression causera une grande polémique, l’émission littéraire traditionnelle faisant place à la forme du talk show.

Au vu de ce panorama rapide, peut-on parler de l’émission littéraire comme d’un genre médiatique ? L’hétérogénéité du format, sa redéfinition constante mais aussi le caractère non linéaire de cette évolution rendent toute caractérisation difficile. Dans le même temps, l’émission littéraire en tant qu’idéal-type constitue, jusque dans les années 1990 tout au moins pour le cas de la Suisse romande, une sorte de référence et de passage obligé de la programmation de service public. Elle est aussi un lieu d’observation privilégié de la mission culturelle de la radio et de la télévision. Durant toute la phase expérimentale qui accompagne les débuts de la télévision en Suisse, une période caractérisée par une grande méfiance envers un média qui ne reposerait selon certains que sur le sensationnalisme et le divertissement, l’émission littéraire fait office de caution pour un service public de qualité. Les choses vont toutefois évoluer au cours des années. Ainsi au début des années 1970, la visée éducative de la télévision mais aussi son rôle prospectif et innovant est réaffirmé par certains réalisateurs qui dénoncent la mise en avant par la direction du « goût du public ». Une tension qui va trouver son paroxysme en 1992 lorsque Raymond Vouillamoz, le chef des programmes, décide de supprimer l’émission littéraire télévisée Hôtel : à ses yeux, le format est inadéquat à relever les nouveaux défis d’une télévision soumise à la concurrence toujours plus vive des chaînes françaises d’abord, et plus largement à la démultiplication de l’offre. Le directeur de la Télévision suisse romande, Guillaume Chenevière, parle significativement d’Hôtel comme du « salon des Verdurin de la Suisse romande [17] » !

3. L’émission littéraire et ce qu’elle fait

Indépendamment de ces phénomènes qui sont largement liées à l’évolution de l’audiovisuel de service public, l’émission littéraire a des effets importants au sein d’un espace littéraire « périphérique » comme celui de la Suisse romande [18]. Outre la valorisation d’auteurs du cru, c’est l’ensemble du milieu littéraire régional qui trouve via un média couvrant l’ensemble du territoire suisse francophone une caisse de résonance privilégiée. Parallèlement aux écrivains, les émissions font la part belle aux éditeurs mais aussi aux libraires, aux critiques, à certains universitaires, ainsi qu’aux traducteurs. Enfin, les écrivains y interviennent sous plusieurs casquettes, aussi bien en tant qu’interviewé et intervieweur. Si rares sont les auteurs stipendiés par la radio et la télévision, cet aspect ne saurait être tenu comme de portée négligeable ; mais ce sont surtout les retombées sociales et symboliques de ces apparitions récurrentes qu’il s’agit de souligner, la période de plein épanouissement des émissions littéraires correspondant au moment de la prise de conscience d’une « nouvelle littérature romande » [19]. Le caractère distinctif de celle-ci passe par un rapport aux médias que certains voudront articuler en décalage vis-à-vis des usages parisiens, qu’il s’agisse de posture (ou de « parlure ») ou de scénographie, accentuant une forme de symbiose avec un certain environnement et un paysage. Au niveau des contenus, les émissions interrogent fréquemment la spécificité de la production littéraire régionale ou encore le rapport à Paris. Si elles tendent généralement à la célébration d’une création «authentique» prémunie des effets de mode et des coups éditoriaux, elles n’en soulignent pas moins également certains errements de la politique culturelle helvétique et la grande solitude des acteurs artistiques dans le pays.

Deux autres caractéristiques de ces productions médiatiques doivent encore être soulignées. La radio surtout contribue à mettre tout particulièrement en exergue certains genres dont la légitimité purement littéraire est moindre. Sans revenir ici sur le cas très particulier du théâtre, on mentionnera les très nombreuses émissions consacrées à la poésie. Mousse Boulanger, journaliste et poète, est productrice avec son mari, le comédien Pierre Boulanger, de plusieurs émissions consacrées à la poésie : les potentialités du média et cet investissement déterminé au service d’un genre plutôt confidentiel contribuent à conférer un autre statut à plusieurs poètes de la région. Sur un tout autre plan, l’ouverture des émissions à la littérature européenne et mondiale ne saurait être passée sous silence. En témoigne la présence non anecdotique de traducteurs mais également de nombreux auteurs francophones (français, belges, québecois, haïtiens) mais aussi non francophones : pour se limiter aux émissions radiophoniques de notre corpus, on peut mentionner Pier Maria Pasinetti (1963), Italo Calvino (1966), Carlo Cassola (1966), Natalia Ginzburg (1980) pour le domaine italien, le Hongrois Josef Silagi (1963), le Roumain Virgil Gheorghiu (1966), le Polonais Constantin Jelenski (1967), les Russes Zinoviev (dès 1977) et Vladimir Volkoff (1979), le Britannique Lawrence Durrell (1981), etc.

4. Ressources et originalités de tels corpus : trois exemples

Devant l’émergence de corpus documentant les œuvres et la vie littéraire, on peut se demander si les interventions en radio et télévision sont à considérer comme de simples commentaires joints à un ouvrage, ou s’ils constituent une extension du domaine de l’œuvre dont l’histoire littéraire gagnerait à prendre toute la mesure. Autrement dit, la question se pose de savoir ce que les sources radio-tv font à la documentation de l’histoire littéraire. Que se passe-t-il lorsque l’œuvre s’étend et se réfléchit, dans les formats audiovisuels, au-delà même du livre ? Et quelles sont les conséquences de cette nouvelle scène de discours sur les écrits ?

4.1. Jacques Chessex

Le premier exemple touche à un ensemble d’émissions auxquelles participe l’écrivain Jacques Chessex (1934-2009). À propos de cet auteur très médiatisé en Suisse comme en France, on s’interrogera sur la fonction de cette présence aussi constante que diversifiée : très souvent sollicité par la radio et la télévision, notamment au moment de sa consécration parisienne (prix Goncourt 1973 pour L’Ogre, chez Grasset), Chessex participe en effet aux émissions littéraires à divers titres : chroniqueur, écrivain interviewé, témoin. La pluralité des rôles que permettent les émissions littéraires (le même phénomène a déjà été remarqué à propos de la presse écrite) exigent des auteurs une adaptation de leur discours. Ainsi Chessex accorde-t-il nombre d’interviews. Dans La Librairie des ondes du 22 avril 1982, l’écrivain et journaliste Gérard Valbert,  producteur de l’émission, s’entretient avec lui de son roman Judas le transparent (Grasset) dans la rubrique « Le livre de la semaine » [20]. Dans La Semaine littéraire du 3 novembre 1971, le même Valbert présente Carabas (éd. Cahiers de la Renaissance vaudoise). Face à l’auteur, et sans quitter le registre de la complicité, il fait l’hypothèse d’un livre célinien, au ton nombriliste et narcissique. Chessex réagit à cette remarque en énonçant lui-même le propos critique qu’il aurait souhaité entendre. Le voilà qui se dédouble d’auteur en critique autorisé : « J’aimerais bien qu’on considère aussi ce livre comme un grand moment de style » [21].  Autre rôle, celui d’acteur et de témoin d’une époque de la littérature romande : le 19 septembre 1973, moins de deux mois avant le prix Goncourt, Chessex est interviewé, avec son ami François Nourissier, conseiller littéraire de Grasset, à propos « de la littérature romande et du roman L’Ogre » [22]. Les deux invités évoquent ensemble la vitalité nouvelle de la littérature romande, dans le sillage d’un intérêt médiatique pour la diversité de la francophonie. Dans une émission consacrée à « Vingt ans de littérature en Suisse romande », Chessex endosse le rôle de l’écrivain consacré évoquant ses débuts littéraires. Après deux séquences consacrées respectivement aux revues romandes de l’après-guerre, puis aux éditions Bertil Galland, l’écrivain s’exprime sur « la bibliothèque de mes vingt ans » [23]. À travers ses souvenirs de lecture, il ébauche une histoire de la formation des jeunes écrivains des années 1950. La poète et journaliste Mousse Boulanger, amie de Chessex, lui fait dire combien très tôt, vers 11-12 ans, il a commencé à lire de la poésie. L’écrivain ajoute : « Sans forfanterie, à vingt ans je savais Les Fleurs du mal à peu près par cœur ».

Jacques Chessex se trouve encore sollicité à titre d’écrivain pour tenir un « Carnet de l’écrivain » dans l’émission Empreintes. Il dispose d’une carte blanche pour s’exprimer, lire ses propres textes ou ses réflexions sur la vie culturelle. Au sein de notre corpus, Chessex assure à six reprises cette rubrique régulière tenue par plusieurs auteurs romands et commune à deux émissions, La Librairie des ondes (entre 1979-1981) et Empreintes (entre 1982-1987). Un « Carnet » dure six minutes environ. Chessex y lit ses propres textes récemment parus, il ne s’agit donc pas de création radiophonique. Il y présente aussi deux ouvrages récents d’auteurs français qu’il apprécie. De manière plus générale, si certains carnets s’inscrivent dans le registre du «morceau choisi», d’autres développent une réflexion métapoétique ou profitent de cet espace pour développer un propos plus polémique.

Dernier rôle attribué à l’écrivain, celui de critique et de commentateur de l’histoire littéraire. L’émission télévisée Hôtel consacre un hommage à Flaubert, le 9 mai 1991 [24], à l’occasion de deux essais récents que lui consacrent Jacques Chessex et Roger Kempf. Arborant à l’écran une moustache flaubertienne déjà remarquée par la presse, Chessex se place dans une filiation révérencieuse à l’égard du maître. L’évocation de l’esthétique flaubertienne permet de souligner la continuité entre celle-ci et celle du romanesque chessexien. Dans les termes de Max Weber, on dira que le médiateur-passeur récolte une bonne partie du bénéfice cérémoniel à son profit. À ce sujet, un point commun est à souligner dans la série d’émissions d’« hommages » que regroupe notre corpus : une nette persistance du religieux est perceptible dans le rituel de célébration littéraire. Le sacerdoce est certes devenu laïc, depuis le siècle précédent, mais la rhétorique demeure inspirée de la sphère religieuse. Ainsi dominent les formules courantes de l’éloge funèbre. Par exemple, C. F. Ramuz, est présentifié (« nous l’aimons », « il est parmi nous ») tel un ancêtre totémique. De même l’éditeur Bertil Galland parle de la nouvelliste Corinna Bille, peu après son décès, comme d’un « ange terrestre ». Enfin, nombre d’« hommages » sont accompagnés de musique classique : un lien de connotation ou d’affinité est ainsi postulé entre les publics de la littérature et ceux de la musique classique.

4.2.  Anne-Lise Grobéty

Le deuxième exemple des intérêts et ressources d’un tel corpus audiovisuel porte sur l’aspect genré de la représentation des écrivains, ici à partir d’une émission consacrée à Anne-Lise Grobéty (1949-2010). Le genre du portrait télévisuel fournit un bon exemple de l’impact ambivalent de la médiatisation : celle-ci assure à la fois une forme de consécration mais simultanément elle impose ses codes de représentation des femmes en littérature, sans échapper aux clichés du temps. L’émission télévisuelle La Voix au chapitre, produite par Catherine Charbon et réalisée par Philippe Grand, propose une formule de portrait, intitulée toujours « Trois jours avec… », même si une unique émission se déploie sur une plus longue durée, « Quatre jours avec Alexandre Voisard ». En 20 à 30 minutes, ce reportage recourt massivement au genre médiatique de l’entretien. L’émission est montée à partir d’images prises sur le vif, hors studio, durant les trois (ou quatre) jours où l’équipe de tournage a accompagné le quotidien d’un écrivain. Ainsi, suit-on Alexandre Voisard dans sa librairie-papeterie, Nicolas Bouvier dans son atelier d’iconographe, Anne-Lise Grobéty dans un bistro de Neuchâtel et Corinna Bille en forêt. Sous l’œil de la caméra, les écrivains préparent un repas, rencontrent des amis ou aident leurs enfants dans leurs devoirs scolaires. Ainsi s’élaborent aussi, plus ou moins consciemment, diverses postures publiques d’auteurs invités à dévoiler une partie de leur vie. En esquissant ainsi le portrait de l’écrivain en personne ordinaire, l’émission en fait aussi des êtres accessibles, figures d’identification possibles pour les téléspectateurs. Cette approche s’accorde avec l’aspiration de la télévision – médium de masse par excellence – à offrir des contenus propres à séduire une audience large et diversifiée.

« Trois jours avec Anne-Lise Grobéty » [25], présente une auteure découverte par le Prix Georges-Nicole en 1969 avec Pour mourir en février (monologue douloureux d’une adolescente). Âgée de 24 ans, elle a publié des nouvelles et un livre pour enfants. Elle travaille alors à un deuxième roman. Membre du Parti socialiste, elle est la plus jeune députée du Grand conseil neuchâtelois. Enjouée, elle répond de manière vive et précise à treize questions en quinze minutes d’entretien. Sachant que le droit de vote des femmes n’a été obtenu en Suisse qu’en 1971, comment représente-t-on les activités et les engagements de cette jeune femme ? La voilà en promenade, en ville, mais surtout à domicile, jouant avec un enfant et un chat, écoutant de la musique classique (Schubert, La Jeune fille et la mort), confectionnant un gâteau et écrivant le soir : alors qu’un écrivain de sexe masculin, à cette époque, aurait été filmé dans son bureau ou devant sa bibliothèque, la jeune auteure est mise en scène devant la table de cuisine qui lui sert d’écritoire. Grobéty apparaît aussi en pleine discussion avec son mari, de culture scientifique, qui parle sans complaisance des livres de son épouse : « J’excuse un livre dans la mesure où il est utile… 95% de la littérature c’est du gadget inutile. » lance-t-il. Selon lui, la meilleure réussite d’Anne-Lise Grobéty, c’est encore le livre pour enfants…

Mais la télévision ne présente pas qu’un contexte de vie quotidienne, elle documente aussi le processus même de l’écriture. La romancière neuchâteloise rédige un texte lu simultanément en voix off, qui évoque divers objets visibles à l’écran. Une caméra subjective filme l’écriture en cours, par-dessus l’épaule de Grobéty, permettant aux téléspectateurs d’assister à la naissance d’un récit. L’écran devient alors une surface où se matérialise une écriture et sa graphie singulière [26].

La télévision a partie liée avec la célébrité et la reconnaissance. En ce sens, elle exerce un effet sur l’image de l’écrivain. L’émission fait d’ailleurs place à cette question quand Grobéty raconte un cauchemar récent, à dimension clairement genrée : plusieurs hommes la poursuivent de nuit avec des appareils de photos, et, dans sa ville natale, on lui reproche, « il paraît que tu ne salues plus personne ! ». Malaise lié au succès public, avec pour corollaire la suspicion d’une forme d’orgueil. En effet, pour Grobéty, la caméra n’est pas sans poser problème, car elle constitue un dispositif qui privilégie le regard d’une machine à la parole partagée, au risque de remplacer l’échange par une spectacularisation artificielle : « … je suis pas regardable, je suis là pour m’exprimer aussi… j’étais angoissée par cette approche que vous aviez de moi uniquement par une machine [la caméra]. Alors il fallait que quelqu’un me dise quelque chose et que je lui dise quelque chose. » [27]

4.3. Nicolas Bouvier

Le troisième et dernier exemple porte sur les sources audiovisuelles comme documentation de l’œuvre et questionne la présence médiatique de Nicolas Bouvier (1929-1998). Nous avons évoqué la pluralité et l’interchangeabilité des fonctions occupées par les auteurs dans les émissions littéraires romandes. Ainsi, Nicolas Bouvier collabore-t-il de manière alimentaire à diverses formules télévisées : le 28 janvier 1975, il est cobaye dans une émission médicale, Dimensions, consacrée au sommeil [28] : on lui implante des électrodes pour étudier son sommeil et ses rêves. Le médecin lui demande si, en tant qu’écrivain, il utilise son matériel onirique… Le 9 octobre 1974, le voilà journaliste-présentateur à la télévision pour une émission jeunesse, 5 à 6 des jeunes [29]. Il y présente l’Inde, montrant des villes sur la carte avec une baguette, comme le ferait un enseignant. En mars 1983, Bouvier commente son propre reportage, « Pacifisme », pour l’émission de politique et société Temps présent, consacrée aux mouvements de Berlin. Enfin, l’écrivain genevois intervient évidemment dans diverses émissions à titre d’écrivain : à la radio, il donne un « Carnet de l’écrivain » (Empreintes, 5 octobre 1983) ainsi qu’un entretien [30].

Mais venons-en à un exemple précis et, croyons-nous, assez rare. Le portrait « Trois jours avec Nicolas Bouvier » de La Voix au chapitre [31] mobilise un format de reportage identique à celui de la rencontre avec Anne-Lise Grobéty, en 33 minutes. On y voit l’écrivain dans trois lieux significatifs : son atelier d’iconographe, la cuisine de sa maison de Cologny, en famille avec son épouse Éliane et son fils aîné, enfin son bureau d’écriture. Filmé dans son atelier, Bouvier se présente comme « photographe » et « documentaliste »-iconographe (« Je suis chercheur d’images »). Pour divers éditeurs, il a réalisé l’iconographie d’ouvrages sur l’électricité, sur l’histoire de la médecine, ainsi que douze volumes consacrés à l’espionnage. Interrogé sur L’Usage du monde, il déclare : « Je ne me considère pas comme un écrivain, plutôt un voyageur qui a écrit. Pour moi, écrire est ma manière de réfléchir. » Saisi dans son bureau d’écriture, cette fois, Bouvier présente le projet de son prochain récit, une angoissante expérience vécue à Ceylan lors de son périple asiatique. Il s’agit des travaux préparatoires à ce qui deviendra Le Poisson scorpion (1982, Prix des Critiques). Bouvier commente les supports sur lesquels il prend les premières notes avant rédaction : plans, notes, images, documents divers et insectes dessinés [32]. Sur l’une des planches murales de son bureau apparaît le titre du roman en préparation : « La Zone de silence ». Durant un long travelling rapproché, la caméra parcourt le mur et capte des inscriptions diverses parmi lesquelles des citations de Céline, Silesius ou Paracelse, aux côtés de notes personnelles. Celles-ci donnent matière à une critique génétique de nature transmédiale, puisque le document télévisuel livre un état intermédiaire de cette dernière. La différence entre la captation audiovisuelle de l’ébauche et sa conservation sous forme physique réside dans le fait que les brouillons et manuscrits restent généralement en possession privée ou confinés dans des archives où ils sont soumis à des restrictions de consultation, tandis que leur reproduction peut être diffusée en masse à la télévision, et cela avant même la publication du livre. Rien d’anodin ici, car l’émission produit littéralement sous les yeux du spectateur une œuvre qui n’a pas encore atteint son état publiable ou public. Assurément, il s’agit d’un document rare et instructif sur la genèse de l’écriture de Nicolas Bouvier. En plus de donner à lire publiquement un fragment d’écrit avant même son achèvement et de l’intégrer au portrait de l’auteur au travail, l’archive télévisuelle – qui ne saurait toutefois être réduite à cette seule dimension – complète ici avec profit la documentation écrite laissée par l’auteur (dont certaines pièces ne sont que rarement conservées dans leur contexte d’usage premier).

5. Conclusions

Après ce parcours d’un corpus d’environ 160 sons et images sélectionnés dans les archives de la RTS dans six émissions et sur une trentaine d’années, plusieurs éléments se dégagent quant à l’évolution des émissions littéraires durant cette période. Avec cet ensemble, adossé à une histoire plus longue des médias en Suisse, on dispose d’abord d’un premier point de vue comparatif avec les travaux français portant sur la même période. Ces éléments renseignent ensuite sur la manière spécifique dont le service public suisse envisage la médiatisation de la vie littéraire, en se référant à la fois à la scène médiatique parisienne (attention, adaptation et démarcation à l’égard d’Apostrophes) et à sa propre tradition radio et télévisuelle.

Soulignons le souci constant, entre 1960-1990, de proposer une forme de médiation de la littérature pour un large public. Pour ce faire, les producteurs de la radio-télévision romande misent sur l’extrême plasticité et diversité des formats d’émissions (entretien, débat, portrait), ainsi que sur la pluralité de rubriques. À ce titre, il est frappant de voir comment le dispositif médiatique recourt à des genres de discours qui lui préexistent (entretien, chronique, hommage, billet) et invente ses formes spécifiques (le vaste domaine de la création radiophonique).

Les émissions donnent la parole à des auteurs à divers titres (écrivain, témoin, critique, animateur-journaliste) et à la plupart des acteurs du champ littéraire (éditeurs, libraires, lecteurs, bibliothécaires, etc.). Les émissions de radio, ainsi, sont elles-mêmes souvent réalisées par des journalistes-écrivains, comme Yvette Z’Graggen, Gérard Valbert ou Mousse Boulanger, qui entretiennent des liens de sociabilité intenses dans le milieu littéraire.

Les sources audiovisuelles offrent un contrepoint documentaire important aux traditionnelles sources de l’histoire littéraire. Plus qu’un ensemble de données supplémentaires, elles constituent une extension de la littérature hors du livre. Dans le cas de la création radiophonique ou de formats spécifiques comme le « billet » ou « carnet », susceptibles d’être ensuite publiés en volume, elles ajoutent une modalité à l’œuvre imprimée et dans certains cas en documentent la genèse (Grobéty, Bouvier).

Croisant des données de l’histoire littéraire suisse et française mises en perspectives par l’analyse médiatique et la sociologie de la littérature, nous avons pu observer la construction de l’image de l’écrivain et ses postures publiques dans leur relation aux formats (comme le « carnet d’écrivain » pratiqué notamment par Jacques Chessex, Yves Velan ou Georges Haldas) et aux genres convoqués (comme le portrait filmé). Cette présence sonore et visuelle induit une nouvelle « identité médiatique » de l’écrivain [33] liée à sa manière d’apparaître en public. Un travail postural se joue ici, qui porte à la fois sur l’ethos et les conduites non verbales (vêtements, gestes, corps, accessoires, etc.) dans un contexte fortement précontraint, d’abord, par la scène spécifique que propose le média radio/tv : par ses contraintes techniques (formats, rubriques) ; par le dispositif-décor du studio ; enfin, par les statuts et rôles des divers intervenants. Mais aussi, ensuite et en amont, par les macro-contraintes du champ politique quant aux médias, comme l’exigence de neutralité politique de la radio-télévision de service public.

Nous sommes accoutumés, depuis les premières décennies du xxe siècle, à un écrivain audible puis visible. L’écrivain n’est plus représenté par le seul livre, mais bien par un complément de présence sonore et visuelle. Il ajoute désormais au texte une signature vocale et corporelle. Telles apparaissent ces retrouvailles tardives de la littérature avec la voix et le corps, comme dans la poésie antique et chez les troubadours, mais avec une médiation supplémentaire, celle, technique, des médias radio et télévisuels.

Notes

[1] Par exemple, Olivia Rosenthal & Lionel Ruffel (dir.), La Littérature exposée, numéro thématique de Littérature, n° 160, 2010 ; Jan Baetens, À voix haute, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2016 ; Vincent Laisney, En lisant en écoutant, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2017 ; Jérôme Meizoz, La littérature « en personne ». Scène médiatique et formes d’incarnation, Genève, Slatkine, 2016.

[2] Voir David Martens, Jean-Pierre Montier, Anne Reverseau (dir.), L’écrivain vu par la photographie. Formes, usages, enjeux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

[3] Roger Francillon (dir.), Histoire de la littérature en Suisse romande, édition augmentée, Genève, Zoé, 2015.

[4] Daniel Maggetti, Jérôme Meizoz, « Les institutions de la vie littéraire en Suisse romande de 1968 à 1996 », ibid., p. 1220-1285.

[5] http://memoriav.ch/projects/vocs-voix-de-la-culture-suisse/?lang=fr Site consulté en août 2017.

[6] http://memoriav.ch/projects/imvocs/?lang=fr Site consulté en août 2017.

[7] Par exemple Françoise Fornerod, Alice Rivaz, pêcheuse et bergère de mots, Genève, Zoé, 1998, ou plus récemment François Vallotton, « Voix et postures du poète : la présence de Gustave Roud à la radio et à la télévision suisse romande », dans Philippe Kaenel, Daniel Maggetti (dir.), Gustave Roud. La plume et le regard, Gollion, Infolio, 2015, p. 257-271.

[8] http://www.rts.ch/archives/ Site consulté en août 2017.

[9] Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, «Érudition», 2007 ; idem, La Fabrique des singularités. Postures littéraires II, Genève, Slatkine, «Érudition», 2011.

[10] Patrick Tudoret, L’Écrivain sacrifié. Vie et mort de l’émission littéraire, Paris, INA-Le Bord de l’eau, « Penser les médias », 2009 ; Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.

[11] Philippe Lejeune, « La Voix de son Maître. L’entretien radiophonique », dans Philippe Lejeune, Je est un autre. L’autobiographie, de la littérature aux médias, Paris, Seuil, « Poétique », 1980, p. 103-160 ; Odile Cornuz, D’une pratique médiatique à un geste littéraire. Le livre d’entretien au XXe siècle, Genève, Librairie Droz, 2016 ; Galia Yanoshevsky, « L’entretien littéraire. Un objet privilégié pour l’analyse du discours ? », Argumentation et Analyse du discours, n° 12, 2014, https://aad.revues.org/1622.

[12] David Buxton, James Francis (dir.), Les Intellectuels de médias en France, Paris, L’Harmattan, 2005 ; Claude Jaeglé, L’Interview. Artistes et intellectuels face aux journalistes, Paris, Puf, «  Perspectives critiques », 2007.

[13] Anne-Outram Mott, L’Ιdentité médiatique et ses scénographies dans l’entretien culturel à la radio. De la mise en discours de l’identité de l’artiste-écrivain aux variations de sa mise en scène dans le dialogue radiophonique, thèse de doctorat de l’Université de Genève, 1er juillet 2011, p. 14.

[14] Parmi ses nombreux ouvrages, voir Pierre-Marie Héron (dir.), Les Écrivains et la radio, Actes du colloque international de Montpellier (2002), Centre d’études du XXe siècle, Université de Montpellier 3 / Institut national de l’audiovisuel, 2003.

[15] Sur ce contexte, voir Antoine Guenot, Présence de l’écrivain romand sur les ondes de la Société suisse de radiodiffusion (1931-1940), Mémoire de licence en histoire de l’Université de Lausanne, janvier 2011.

[16] Yvette Z’Graggen, Une femme au volant de sa vie. Entretiens avec Yvette Z’Graggen suivi de Vieille maison à vendre, scénario inédit, Vevey, L’Aire, 2016.

[17] Jean-Louis Kuffer, « On cherche émission littéraire. Les œuvres écrites au ventilateur », 24 Heures, 20 juin 1992.

[18] Sur les particularités de l’espace éditorial romand, voir François Vallotton, Les Batailles du livre. L’édition romande de l’âge d’or à l’ère numérique, Lausanne, PPUR, 2014.

[19] Manfred Gsteiger, La Nouvelle littérature romande [1974], trad. fr., Vevey, Bertil Galland, 1978.

[20] La Librairie des ondes, « Le livre de la semaine : “Judas le transparent” de Jacques Chessex », Radio suisse romande : deuxième programme, 22 avril 1982.

[21] La Semaine littéraire, « Interview de Jacques Chessex: À propos de son dernier livre : “Carabas” », Radio suisse romande : premier programme, 3 novembre 1971.

[22] La Semaine littéraire, « Interview de François Nourissier et de Jacques Chessex : À propos de la littérature romande et du roman de Chessex “L’Ogre”, Radio suisse romande : deuxième programme, 19 septembre 1973.

[23] La Librairie des ondes, « Vingt ans de littérature en Suisse romande (2/2) », Radio suisse romande : deuxième programme, 27 octobre 1976.

[24] Hôtel, « Le printemps Flaubert », Télévision suisse romande, 9 mai 1981.

[25] La Voix au chapitre, « Trois jours avec Anne-Lise Grobéty », Télévision suisse romande, 21 juin 1973.

[26] Plusieurs éléments de cette partie ont bénéficié de la remarquable présentation d’une étudiante de notre séminaire : Selina Follonier, « “Trois jours avec…” ou la littérature au quotidien. Écrivains et écriture au prisme de l’entretien-reportage télévisé (1973-1976) », séminaire de Master, Université de Lausanne, automne 2017, 23 p.

[27] La Voix au chapitre, « Trois jours avec Anne-Lise Grobéty », op. cit.

[28] Dimensions, « Le sommeil », Télévision suisse romande, 28 janvier 1975.

[29] 5 à 6 des jeunes, « Bourlinguer en Inde », Télévision suisse romande, 9 octobre 1974.

[30] La Librairie des ondes, « L’Usage du monde. Interview de l’écrivain Nicolas Bouvier », Radio suisse romande : deuxième programme, 27 juillet 1982.

[31] La Voix au chapitre, « Trois jours avec Nicolas Bouvier », Télévision suisse romande, 22 septembre 1975.

[32] Ibid.

[33] Voir Anne-Outram Mott, op.cit.

Auteurs

Jérôme Meizoz est professeur associé de littérature française à l’Université de Lausanne. Parmi ses ouvrages critiques : L’Âge du roman parlant 1919-1939, Droz, 2001 ; Le Gueux philosophe. Jean-Jacques Rousseau, Antipodes, 2003 ; Confrontations 1994-2004 (Antipodes, 2005) ; Postures littéraires : mises en scène modernes de l’auteur, Slatkine, « Érudition», 2007 ; La Fabrique des singularités, 2011 ; La littérature “en personne”. Scène médiatique et formes d’incarnation, 2016. A participé à l’édition des romans de Ramuz dans la Bibliothèque de la Pléiade (2005) et aux Œuvres complètes de Ch.-A. Cingria (L’Âge d’Homme, 2012).

François Vallotton est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne où il enseigne plus spécialement l’histoire des médias. Auteur de nombreuses contributions sur l’histoire culturelle et intellectuelle de la Suisse, il a notamment consacré sa thèse à l’histoire de l’édition suisse francophone (L’édition romande et ses acteurs 1850-1920, Genève, Slatkine, 2001) et a participé de manière régulière aux réunions internationales (de Sherbrooke en 2000 à Jinan en 2015) qui ont contribué à développer une histoire comparative et transnationale du livre, de l’imprimé et de la lecture. Il a aussi développé de nombreux projets d’enseignement et de recherche portant sur l’histoire de la radio et de la télévision dans une perspective suisse mais également transnationale. Parmi ses publications, citons, en relation avec les objets du colloque, la direction de : Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les Amériques 1860-1940, (2006, avec J.-Y. Mollier et J.-F. Sirinelli) et La radio et la télévision en Suisse: histoire de la Société suisse de radiodiffusion et télévision SSR de 1983 à nos jours (2012, avec Theo Mäusli et Andreas Steigmeier).

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