Présentation

Nuits magnétiques, programme emblématique de France Culture diffusé entre 1978 et 1999, est souvent décrit comme une émission en rupture avec la programmation de la chaîne culturelle. Le contenu des propos diffusés (une parole plus déliée, un ton proche de la confession, des interviewés et des thématiques qu’on n’entendait pas ailleurs) tranche alors avec le reste de la grille. Une recontextualisation de la création du programme nuance cependant cette première impression. Nuits magnétiques est davantage la cristallisation de multiples expériences passées que le surgissement d’une émission-ovni comme elle est parfois décrite.

Parmi les influences revendiquées, il y a au premier chef l’ACR, Atelier de création radiophonique, créé en 1969,  dont Jean Daive, producteur aux Nuits magnétiques, admet, dans ce numéro, avoir été « jaloux ». Mais il sera assez facile pour les Nuits de se démarquer de ce grand frère encombrant, figure totémique, et qui cherche avant tout à mener des recherches esthétiques sur le son (voir le numéro de Komodo 21 qui lui a été consacré en 2019). Nuits magnétiques sera davantage séducteur et vulgarisateur, et radio de récit. Souvent citées aussi par les écrivains, les émissions spéciales réalisées pendant le festival d’Avignon, comme par exemple, Avignon ultra-son (1977, 1978), émission hebdomadaire de plusieurs heures, et qui semble aussi avoir soudé le groupe de producteurs qui ne travaillaient pas ensemble en temps normal. On y entend déjà Olivier Kaeppelin, Jean Daive, et Franck Venaille qui depuis l’année précédente possède son propre espace, Magnetic (nom qui a inspiré celui de l’émission Nuits magnétiques), dans ce qui s’appelle alors Avignon 76. Le nom d’une autre émission revient aussi : Poésie ininterrompue, de Claude Royet-Journoud, qui a permis l’expression de poètes à la radio, ainsi que le croisement de plusieurs personnalités qui deviendront les écrivains des Nuits magnétiques (Jean Daive et Franck Venaille). L’émission Biographie est aussi citée par Alain Veinstein, notamment celle où Franck Venaille se raconte [1].

D’autres programmes apparaissent comme des « laboratoires » des Nuits magnétiques : La réalité le mystère, programme spécial conçu par Alain Veinstein et diffusé par France Culture du 24 décembre 1976 au 1er janvier suivant, où interviennent aussi Jean Daive et Franck Venaille. Ce dernier y produit notamment une série intitulée « La réalité en ces lieux » qui préfigure les Nuits magnétiques : il y est question d’espionnage, de vie dans les hôtels, et de football (certains numéros seront même rediffusés dans les Nuits). Programme continué l’année suivante aux mêmes dates (24 décembre 1977 – 1er janvier 1978) sous le titre Les derniers jours heureux, dont la forme annonce elle aussi les Nuits magnétiques. On y retrouve Franck Venaille, et Jean Daive qui sillonne la France pour donner la parole aux « gens de la terre ». Pour ce programme, Veinstein avait aussi demandé à Michel Chaillou d’improviser au micro un récit-feuilleton évoquant un mystérieux archipel perdu, Perdus dans la mer de Weddel. L’écrivain, tétanisé, raconte avoir perdu trois kilos durant cette expérience [2].

Parmi les émissions voisines, non mentionnées par l’équipe des Nuits magnétiques, on peut citer De la nuit (1975-77), qui la précède dans la grille de France Culture [3]. Son créateur, Gilbert-Maurice Duprez, produit lui aussi quelques Nuits magnétiques avant de se consacrer à d’autres aventures. L’intervention de témoins ordinaires, la recherche d’une forme d’intimité et l’effacement du producteur à l’antenne se retrouvent déjà dans De la nuit [4]. La réécoute de toutes ces émissions permet de mieux saisir le contexte radiophonique des Nuits magnétiques.

Il faut aussi rappeler le contexte, plus général, du paysage radiophonique d’alors. En 1978 existe encore le monopole de radiodiffusion. Cependant, les radios pirates commencent à émettre en grand nombre, et le service public se retrouve concurrencé par ces nouvelles façons de faire de la radio et le combat pour la liberté d’expression. En cela, Nuits magnétiques a sans doute été marqué par l’émergence de ces nouvelles radios, ce qui se traduit notamment par l’ouverture du micro à des interviewés venant d’univers sociaux assez divers, qui apparaissent comme des minorités (ce qu’on retrouve déjà dans l’émission De la nuit).

Si l’on se réfère aux propos d’Alain Veinstein, la création de Nuits magnétiques ne va pas de soi. Bien que solidement installé dans l’équipe de direction de France Culture (il est responsable des programmes depuis 1975), celui-ci confie avoir été confronté, sinon à une forme d’opposition, du moins à une forme de défiance ou de « résistance », en dépit du soutien d’Yves Jaigu, alors directeur de France Culture (« Nous étions attendus au tournant [5] »). Ces querelles internes demeurent aujourd’hui mystérieuses. Si opposition aux Nuits magnétiques il y a eu, elle n’est en tout cas pas parvenue à empêcher l’émission de s’imposer dans la grille de France Culture. Alain Veinstein souhaite alors contrer une orientation « spiritualiste » de la chaîne, en proposant (avec « très peu de moyens ») une émission de nuit obéissant à une « maquette permanente », avec la volonté de toucher des auditeurs plus jeunes que ceux de France Culture, ayant plutôt l’âge de ceux qui feraient l’émission, à savoir une trentaine d’années [6].

S’intéresser comme nous le faisons ici à un programme de radio quotidien, dont la durée de diffusion s’est étalée de 1978 à 1999, ne va pas de soi. Même si les producteurs qui en ont été responsables ont été peu nombreux (Alain Veinstein, son créateur, et Laure Adler pour la première décennie, Colette Fellous pour la seconde), le nombre d’émissions conçues, la diversité des personnalités qui y ont contribué, l’évolution du paysage radiophonique, l’influence des différentes époques traversées aussi, font de cet objet de recherche une matière particulièrement complexe à appréhender. Un dernier élément ajoute à la difficulté : Nuits magnétiques est une émission protéiforme. Bien que la plupart de ses numéros relèvent d’un genre « documentaire » (terme à manier avec précaution en raison de son rejet par le créateur de l’émission), certains autres (en particulier durant la première époque de l’émission, entre 1978 et 1989) relèvent plutôt du genre « magazine », et font se succéder des chroniqueurs présents en studio. Cette diversité des formes mises en jeu n’empêche pas d’analyser aussi l’émission en termes de dispositifs d’écriture spécifiques, liés à des partis pris esthétiques plus ou moins saillants, comme nous le faisons dans notre contribution à ce numéro.

L’objet des textes publiés ici n’est pas de couvrir les multiples approches possibles d’un programme aussi riche et divers qu’étendu dans le temps, toujours bien présent dans la mémoire des auditeurs les plus âgés : comme nous l’avons fait il y a deux ans à propos de l’ACR, il s’agit d’interroger la part des écrivains dans la conception du programme. L’angle est pertinent, puisque dès les débuts la volonté de Veinstein est précisément d’associer les écrivains à la production des Nuits magnétiques. Si l’idée n’est pas complètement nouvelle (de nombreux écrivains ont participé au Club d’Essai de Jean Tardieu dans les années 1940 et 1950, de nombreux écrivains aussi ont créé des fictions pour la radio, ou animé des émissions de poésie), la forme que prend leur collaboration à Nuits magnétiques est plus inédite : cette fois en effet, c’est comme si les écrivains recrutés l’avaient été à « contre-emploi », puisqu’il ne leur était pas demandé d’écrire au sens le plus habituel du mot, mais au contraire de quitter leur atelier d’écriture, d’abandonner leur outil de prédilection (la machine à écrire ou le stylo), pour s’emparer du terrain et recueillir la parole de gens venus de tous les univers sociaux. Rétrospectivement, cette idée apparaît comme neuve puisqu’elle invite ces écrivains à se « déplacer », tant du point de vue des pratiques professionnelles que du point de vue géographique (mener des entretiens à l’extérieur des studios) [7]. Plusieurs écrivains « élus » vont répondre favorablement à cette mission qui n’a rien d’une sinécure, tant elle exige l’apprentissage de nouvelles pratiques professionnelles (l’interview, le montage, la construction d’une dramaturgie propre à la radio), et l’intégration à un collectif (le personnel de la radio, au premier chef les chargés de réalisation [8]) auquel un écrivain n’est pas a priori habitué. Précisons d’emblée, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, que d’une part ces écrivains n’ont jamais constitué un pool permanent, et que d’autre part tous les numéros de Nuits magnétiques n’ont pas été produits par des écrivains. L’émission a toujours été une structure ouverte. Par conséquent de nombreux producteurs, aux statuts divers, se sont succédé et ont joué leur part dans l’histoire du programme [9].

Si l’intention des coordinateurs de ce numéro est bien de s’emparer de l’histoire de Nuits magnétiques dans sa globalité temporelle (la contribution de Colette Fellous l’atteste, ainsi que l’article que lui consacre Clara Lacombe), une plus grande attention est portée aux toutes premières années de l’émission, période où la présence des écrivains-producteurs est la plus forte, ainsi qu’aux écrivains les plus réguliers. Au fil du temps, même si la notion d’écriture demeure primordiale dans la conception des programmes et que les écrivains continuent de figurer en bonne place parmi les interviewés, la présence d’écrivains-producteurs devient moins visible.

Les écrivains qui ont participé à la première décennie de cette expérience marquante dans l’histoire de la radio n’appartiennent pas à un même courant littéraire, et, amitiés mises à part, n’ont pas d’autre point commun que d’avoir été embarqués dans l’aventure par le grand artisan de ces Nuits. Il était de ce fait important de faire valoir leur diversité, en leur donnant la parole, à commencer par Alain Veinstein lui-même, qui nous avait fait le plaisir de répondre à l’invitation de Karine Le Bail et à ses questions lors du colloque organisé à Paris en décembre 2018, d’où est issu ce numéro. Étaient aussi présents au colloque Jean Daive, Olivier Kaeppelin et Jean-Pierre Milovanoff, qui figurent parmi les pionniers de l’émission, et y ont tous participé une dizaine d’années au moins. Leurs interventions nous font comprendre leur découverte de la radio et de la collaboration avec les gens de radio, leurs centres d’intérêt et territoires d’action, la manière dont ils concevaient leur rôle dans ce programme, à plus ou moins grande distance des livres mais toujours tout contre le langage. On sent, à les lire, la grande marge de manœuvre qui leur était laissée pour concevoir leurs émissions. C’est sans doute cette liberté, et cette confiance, qui ont permis au programme de se déployer et d’offrir à l’auditeur des moments marquants.

Parmi les contributeurs de ce numéro figure aussi Irène Omélianenko. Même si elle n’a pas eu d’activité d’écrivain à côté de son travail à la radio, elle nous est apparue comme un témoin privilégié des débuts de Nuits magnétiques. D’une part, elle y fut responsable de 1985 à 1987, avec Jean Couturier, de la rubrique Arts sons, à l’affût des innovations artistiques et des nouvelles écritures. D’autre part, elle a connu une riche carrière radiophonique à France Culture, comme productrice de nombreuses Nuits magnétiques et comme collaboratrice d’autres émissions comme Le vif du sujet ou Radio Libre. Toujours avec Jean Couturier, elle a aussi créé le magazine Clair de nuit. Elle a enfin été responsable de l’émission Sur les docks, et conseillère de programme à France Culture.

Il était aussi important de rappeler l’apport de producteurs qui ne sont plus parmi nous. Céline Pardo s’intéresse ainsi aux jeux d’influence mutuels entre écriture pour la radio et écriture pour le support livre qui caractérisent le travail de Franck Venaille, décédé en 2018 quelques mois avant le colloque. Annie Pibarot, quant à elle, fait revivre Nicole-Lise Bernheim qui apparaît comme une précurseuse dans l’exploration des relations hommes/femmes, et dans l’écriture d’un journal intime en résonance avec l’Histoire en marche.

Notes

1 Biographie du 21 avril 1976. Notice Ina : PHD99247893.
2 Souvenir de Michel Chaillou dans Du jour au lendemain, France Culture, mardi 10 juillet 2007. Cependant, d’après la notice Ina, le récit a été réalisé en studio par Jean Couturier début avril 1977 et non en direct. Résumé de l’histoire : « Neuf hommes en perdition sur une banquise de l’Antarctique tentent, par le truchement d’un poste émetteur, de gagner la terre ferme. Le navire L’Aventure est encerclé par la banquise, le capitaine Prieur cherche à se faire entendre des secours… Le capitaine et l’équipage décident d’abandonner le navire et de rejoindre l’Ile de l’Eléphant… ne reste plus que neuf survivants » (notice Ina).
3 Dans son entretien pour le documentaire « Nuits magnétiques, bonsoir… » (France Culture, 3 septembre 2013), Alain Veinstein dit avoir voulu quant à lui se démarquer de De la nuit et de son aspect « littéraire » et « poétisant ».  V. notre article
4 V. notre article « De la nuit. De l’écrivain anonyme », Komodo 21, 8 | 2018.
5 Entretien avec Alain Veinstein pour le documentaire « Nuits magnétiques, bonsoir… », ém. citée.
6  Ibid.
7  Juste après la fin de Nuits magnétiques, alors coordonné par Colette Fellous, Alain Veinstein décide de créer une nouvelle émission, Surpris par la nuit, en souhaitant s’appuyer à nouveau sur des écrivains. Mais il ne parviendra pas à refidéliser une équipe d’écrivains. On peut citer Tanguy Viel parmi les écrivains producteurs les plus réguliers.
8  Citons, pour la première période : Pamela Doussaud, Yvette Tuchband, Josette Colin, Mehdi El Hadj, Bruno Sourcis.
9  Citons, pour les débuts de l’émission, la présence récurrente du journaliste Pascal Dupont, entre 1978 et 1980.

 

Auteur

Christophe Deleu est professeur à l’université de Strasbourg, et directeur du Cuej (Centre Universitaire d’enseignement du Journalisme). Il a publié plusieurs ouvrages, dont Le documentaire radiophonique (Ina-L’Harmattan, 2013). Il est aussi auteur radio, notamment pour France Culture et la RTBF. Il a co-réalisé la série de podcasts Fins du monde avec Marine Angé.  Il est président de la commission radio de la Société des Gens de Lettres.

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Nuits magnétiques, c’était mon bébé. Entretien avec Karine Le Bail

Karine Le Bail ‒ Lorsqu’on s’est retrouvés, Alain, pour préparer cet entretien [1], vous m’avez dit sans détour : « Nuits magnétiques, c’était mon bébé. » Avec toute l’affection d’un père, vous m’avez parlé de vos nuits à dormir dans votre bureau, du temps « fou » passé au début à construire cette radio pirate dans la radio, et puis de votre désir de « produire de la beauté » – ce sont vos mots. Il faut dire que chez ce bébé, pour filer la métaphore, il y a eu d’emblée beaucoup du père, poète, mais un poète « les pieds sur terre ». D’ailleurs votre « métier pour vivre », à cette époque-là, c’était d’administrer, à l’ORTF tout d’abord, puis à France Culture.

Mais le poète, donc. Il n’a guère tardé que vous imprimiez votre marque sur la radio en réussissant à introduire en 1975 dans la grille de France Culture l’émission Poésie ininterrompue, déjà avec l’ami Claude Royet-Journoud [2]. L’idée était de « quadriller » la chaîne par des éclairs de poésie… Avec l’idée de saisir de la poésie là où elle se niche sans forcément y prendre garde, dans les interstices. C’était déjà là le choix de ne pas restreindre la poésie à un genre mais de retrouver dans « tout ce qui a une densité de langue » (Claude Royet-Journoud) et donc pas seulement chez un poète mais aussi bien un philosophe, un essayiste, un romancier ; chez Nathalie Sarraute ou Georges Perec par exemple, invités dans Poésie ininterrompue. Crime de lèse-majesté pour les Grands poètes ?

Alain Veinstein ‒ C’est ça, je confie à Claude Royet-Journoud cette émission, qui voulait quadriller la grille de la chaîne, c’est-à-dire qu’on ne pouvait pas y échapper. Il y avait chaque jour quatre séquences de quatre à cinq minutes et en fin de semaine, un entretien avec le poète de la semaine, le poète invité. La grande différence avec beaucoup d’émissions de poésie qui se sont faites et qui se font à la radio, était que le poète lui-même lisait ses textes, et aussi les textes qu’il choisissait, représentatifs un peu de ses références d’écrivain dans le domaine français ou étranger. Et d’autre part, le poète tel que nous l’entendions était un écrivain soucieux de la densité de la parole et de son intensité, c’est ce souci que nous appelions poésie. Mais il pouvait très bien se trouver chez un prosateur. Par exemple, il y a eu une semaine avec Nathalie Sarraute en effet [3], et à ma connaissance Nathalie Sarraute n’a jamais écrit de poème au sens strict du terme, mais pour nous son écriture était une écriture poétique.

Karine Le Bail ‒ Était-ce la conception que vous aviez vous aussi de la poésie, en tant que poète ?

Alain Veinstein ‒ Complètement. Je pense que la poésie ne démissionne jamais, c’est-à-dire qu’elle prend le dessus quoi qu’il arrive. Quoi qu’il arrive. Même si on veut la cacher, l’étouffer, elle prend le dessus, elle finit par prendre le dessus. Si on la chasse, elle revient au galop. Pour moi, c’est clair que la poésie est au commencement. Je ne l’ai pas oubliée dans tous les métiers que j’ai faits et quand je suis arrivé à la radio, que je le veuille ou non c’est en poète que j’ai conçu les choses, à la recherche de cette densité et de cette intensité dont je vous parlais.

Karine Le Bail ‒ L’expérience de Poésie ininterrompue s’est mal terminée…

Alain Veinstein ‒ L’émission s’est mal terminée c’est vrai, au bout de trois ans je crois, parce que la poésie… dérange toujours. Elle perturbe toujours. Et nous avions, parmi nos plus grands ennemis, surtout des poètes ! Des poètes qui n’étaient pas invités, mais qui avaient eux aussi les pieds sur terre, et se répandaient dans les cabinets ministériels, à l’Assemblée nationale, etc., de telle sorte que, au bout d’un moment, la présidente de Radio France de l’époque, Jacqueline Baudrier, en a eu assez et nous a demandé d’arrêter l’expérience. Il faut dire que certains poèmes un peu… osés, avaient été lus à des heures de grande écoute et notamment le mercredi qui est le jour des enfants, ce qui fait que nous n’avions plus d’arguments à opposer à cette décision. Elle m’a paru quand même extrêmement fâcheuse, parce que c’était tout l’esprit de France Culture qui pour moi devait se révéler à travers cette présence quotidienne de la poésie.

Karine Le Bail ‒ Vous êtes revenu par une autre porte avec Nuits magnétiques,  véritable programme d’émissions dans lequel vous avez d’emblée mis en place, en collaboration avec des journalistes et des écrivains, d’une part des séries de reportages en prise avec le réel, avec le monde, de l’autre tout un ensemble de magazines où la poésie et la parole sur la poésie, au sens où vous l’entendiez, avaient leur place…

Alain Veinstein ‒ C’est vrai que, ne fréquentant que des écrivains depuis longtemps, malgré mes premiers pas administratifs à l’ORTF, j’ai aussitôt voulu travailler avec eux, parce que, tout simplement, nous parlions la même langue, et que… on se comprenait à mi-mot. Donc j’ai fait appel, même dans les quelques programmes réalisés avant Nuits magnétiques, à des gens plus connus comme écrivains que comme producteurs de radio et qui pour la plupart d’entre eux n’en n’avaient jamais fait. Je pense ici à Franck Venaille, qui était dans le programme que je réalisais chaque année à Avignon pendant le Festival ‒ nous faisions des samedis qui commençaient à 14h et qui se terminaient à minuit. Dans ce programme Franck Venaille faisait une séquence d’une demi-heure appelée Magnetic [4], et c’est vrai qu’en 1978, quand on a créé Nuits magnétiques, je m’en suis souvenu. Il y a eu au moins une quinzaine de titres qu’on a tournés dans tous les sens, avec Bruno Sourcis, le tout premier chargé de réalisation du programme, dans la cellule de montage 213 qui nous était affectée. On s’était arrêtés d’abord sur Les nuits magnétiques, pour ensuite raccourcir légèrement et arriver à Nuits magnétiques. Le titre s’est en quelque sorte imposé à nous, parce qu’il permettait de renvoyer non seulement à la bande magnétique et au travail qui se faisait à l’époque sur la bande magnétique, mais aussi à cette espèce de surprise, de fascination, d’attrait, que nous cherchions à donner à l’auditeur. Nous ne cherchions peut-être pas à le « scotcher » (le pauvre !), mais au moins à l’étonner, en lui donnant à écouter quelque chose qu’il n’avait pas l’impression d’avoir déjà entendu… des milliers de fois.

Et donc la famille des écrivains s’est agrandie parce que dans Magnetic de Franck Venaille, j’ai écouté un jour une voix et je me suis dit : « C’est exactement ça qu’il nous faut ». C’était la voix d’Olivier Kaeppelin, lui aussi poète, écrivain, collaborateur d’une revue de l’époque qui s’appelait Exit, une revue de littérature et de peinture. Dès que je l’ai pu j’ai appelé Olivier Kaeppelin pour lui proposer de nous rejoindre, ce qu’il a fait. Il y a eu aussi, Jean Daive, plutôt poète on va dire, et surtout quelqu’un qui a un regard comme peu de gens en ont, qui sait voir immédiatement la chose que vous n’avez pas vue. Ce pourquoi je lui ai proposé de faire dans Nuits magnétiques une émission consacrée à l’actualité de la peinture, des arts visuels en général, qui s’est appelée Peinture fraîche… Dans sa relation avec la parole, cette histoire du regard jouait aussi beaucoup. Il y a eu aussi Jean-Pierre Milovanoff. Cela a commencé par un entretien que j’ai fait avec lui dans une émission de Nuits magnétiques consacrée aux livres qui s’appelait Bruits de pages, « le magazine des livres qui ne font pas de bruit » [5]. J’ai un jour lu son deuxième roman, Rempart mobile, paru aux Éditions de Minuit. Je l’ai invité et là encore j’ai pensé que je ne pouvais pas ne pas lui demander de réfléchir à des projets de radio, ce qu’il a fait.

Karine Le Bail ‒ On va écouter ce moment de radio avec Milovanoff [extrait] [6]. Vous aviez le souvenir, Alain, que c’était une longue interview. Elle est en fait très courte, mais Milovanoff vous a « tapé » dans l’oreille : un mois après je crois ‒ cette interview date de mars ‒ Milovanoff va produire une Nuit magnétique.

Alain Veinstein ‒ Oui. Je me souviens l’avoir reçu dans mon bureau, au 6e étage, pour qu’il me parle de ses idées de radio, du projet qu’il avait, et… il a commencé à me raconter le projet comme si c’était une histoire. Il était complètement pris dedans. Il ne me regardait plus. Le téléphone sonnait, quelquefois j’étais obligé de répondre, la porte s’ouvrait, des gens montraient la tête et certains racontaient aussi ce qu’ils avaient à raconter, et Milovanoff continuait à me raconter son projet. Et ça c’est Milovanoff, quelqu’un qui est complètement possédé par ce qu’il raconte. Et évidemment pour la radio j’ai trouvé que c’était pas mal venu. Il faudrait citer aussi Mathieu Bénézet bien sûr, Jean-Pierre Ceton, qui a fait des entretiens magnifiques avec Marguerite Duras [7], d’autres encore.

Tous ces écrivains qui ont travaillé avec nous n’étaient pas ceux qui occupent la tête des listes de best-sellers, des meilleures ventes dans les journaux. C’était tous des gens pour qui la littérature était moins un faire-valoir qu’un « métier d’ignorance », pour reprendre une expression de Claude Royet-Journoud. C’était des poètes, et les poètes à chaque page écrivent la première page, forcément. Ils faisaient une série de temps en temps, ils ne pouvaient pas en faire très souvent. La radio demande un engagement à corps perdu, un engagement total, de mon point de vue en tout cas, et ils avaient besoin de payer leur loyer à la fin du mois aussi, de vivre tout simplement, et la radio ne le leur permettait pas. Ce qui fait que progressivement certains ont pris d’autres boulots, qui les ont éloignés de la radio, et est venu un moment où le manque d’écrivains s’est fait cruellement sentir. Il y a eu quelques exceptions tout de même. Dont une dans Surpris par la nuit, la seule émission vraiment comparable à celles de Nuits magnétiques, puisque au fond Surpris par la nuit a été, même plus ou moins chaotique, la poursuite de Nuits magnétiques.: je veux parler de Tanguy Viel, un écrivain qui a fait plusieurs séries, très intéressantes de mon point de vue.

Karine Le Bail ‒ Il faut parler aussi de Du jour au lendemain [8]…

Alain Veinstein ‒ Ah ! Du jour au lendemain n’en parlons pas, parce que si Nuits magnétiques c’était mon bébé, Du jour au lendemain c’était mon amoureuse [9] ! J’ai beaucoup aimé Du jour au lendemain pour sa légèreté: vous êtes seul avec un auteur et dans la cabine technique il y a un technicien et un réalisateur, c’est tout. Il n’y avait pas tout cet appareil de la radio derrière moi, si lourd quand vous faites une émission comme les Nuits magnétiques, avec ses contraintes administratives, techniques, etc. C’est très lourd et on passe beaucoup de temps à régler des problèmes qui n’ont absolument rien à voir avec le programme que vous voudriez faire. Avec Du jour au lendemain c’était une autre histoire.

Karine Le Bail ‒ On va peut-être terminer notre entretien sur ce propos nostalgique…

Alain Veinstein ‒ Vous savez ce que me disaient mes invités de Du jour au lendemain, en sortant du studio ? La plupart du temps ils me disaient : « J’ai l’impression de n’avoir rien dit ! » (silence) Quelquefois c’est quand on finit que tout commence…

Notes

1 Cet entretien a eu lieu à la SCAM (Paris) le 4 octobre 2018, en ouverture d’un colloque consacré à l’Atelier de création radiophonique et à Nuits magnétiques.
2 Sur cette émission diffusée du 7 avril 1975 au 1er avril 1979, on lira avec profit l’article d’Abigail Lang, « “Bien ou mal lire, telle n’est pas la question” : Poésie ininterrompue, archives sonores de la poésie », dans Poésie sur les ondes. La voix des poètes-producteurs à la radio, Pierre-Marie Héron, Marie Joqueviel-Bourjea, Céline Pardo (dir.), Rennes, PUR, « Interférences », 2018, p. 51-62.
3 Du 2 au 8 février 1976.
4 10 émissions en 1976 (du 17 juillet au 7 août), autant en 1977 (du 16 juillet au 6 août), le samedi, réalisation Bruno Sourcis.
5 V. Galia Yanoshevsky, « L’entretien littéraire dans Bruits de pages. Veinstein avant Veinstein », Komodo 21, 8 | 2018 : « L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) ».
6 Bruits de pages du 1er mars 1978.
7 5 émissions quotidiennes, du lundi 27 au vendredi 31 octobre 1980, 22h35-23h. Entretiens publiés en 2012 (Paris, François Bourin éditeur), dans une version revue.
8 Émission associée au programme de Nuits magnétiques à partir de 1985, qu’elle prolonge jusqu’à une heure du matin; arrêtée en 2014 malgré son auteur, lequel, empêché de faire ses adieux au micro, les a publiés dans Du jour sans lendemain (Paris, Seuil, 2014).
9 Alain Veinstein raconte son périple radiophonique dans Radio sauvage (2010). L’intervieweur (2002) propose une version « roman » de l’activité mûrie dans Du jour au lendemain.

Auteur

Poète, dans les parages amicaux d’Yves Bonnefoy, André du Bouchet et Jacques Dupin d’abord, puis de « nouveaux venus” en poésie comme lui : Anne-Marie Albiach, Claude Royet-Journoud, Pascal Quignard, Jean Daive, Emmanuel Hocquard (animateur de la maison d’édition Orange Export Ltd.), Alain Veinstein est bien connu aujourd’hui comme créateur, à la radio, des Nuits magnétiques (1978-1998) et de l’émission d’entretiens Du jour au lendemain (1985-2014), deux grands mondes sonores de France Culture longuement évoqués par lui dans Radio sauvage (Seuil, 2010). C’est en 1975 qu’il passe du côté du micro, après un début de carrière dans l’administration de l’ORTF (bureau de lecture, direction du personnel, cabinet du président), qui de 1972 à 1974 le fait surtout s’occuper de télévision. A la dissolution de l’ORTF en 1974, Alain Veinstein demande à rejoindre Radio France puis France Culture et contribue avec Alain Trutat, dans l’équipe d’Yves Jaigu, à mettre en place la réforme des programmes de janvier 1975, dont l’indicatif, en quelque sorte, est… une émission de poésie diffusée quatre fois par jour, Poésie ininterrompue. En janvier 1978, désireux de « jouer la carte du programme et non pas de l’émission”, comme de renouveler « toute une conception figée du programme et de la parole radiophoniques, de ce qui est audible et de ce qui ne l’est pas” (Radio sauvage), il crée Nuits magnétiques, dont le style, la sensibilité à l’époque et la couleur sonore doivent beaucoup à l’équipe de réalisateurs, techniciens et producteurs de la première décennie, parmi lesquels Bruno Sourcis, Pamela Doussaud, Josette Colin, Mehdi El Hadj, et les quatre écrivains intervenant dans ce numéro : Franck Venaille, Olivier Kaeppelin, Jean Daive et Jean-Pierre Milovanoff. La coordination du programme est assurée par le poète de 1978 à avril 1984 et d’octobre 1987 à août 1990 ; par Laure Adler d’avril 1984 à octobre 1987 ; par Colette Fellous de septembre 1990 à juillet 1999. Dans Radio sauvage, Nuits magnétiques est présenté comme l’épicentre de toutes les émissions produites par Veinstein à côté ou après, qui en sont des déclinaisons directes ou indirectes : la matinale Le Goût du jour en 1984, Du jour au lendemain, La Nuit sur un plateau (1985-1987), Accès direct (1994-1996),Toit ouvrant (1996-1997) et surtout Surpris par la nuit (1999-2009), conçu comme la “nouvelle version de Nuits magnétiques” (Radio sauvage).

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Retrouver la parole

Mon entrée à la radio, comment y penser aujourd’hui, mettre des mots, lesquels ? Je sors d’un tunnel de dix-huit années où je travaille comme rédacteur pour le Dictionnaire des œuvres de Laffont-Bompiani [1]. Je passe mes journées enfermé à la Bibliothèque nationale, à lire tous les livres et mes soirées enfermé chez moi à faire l’analyse et le résumé des ouvrages lus. Immergé dans la concentration et le silence, je vis ma voix comme une sorte de fantôme. La toute première fois où Claude Royet-Journoud me demande de parler de Décimale blanche paru au Mercure de France en 1967 dans son émission de radio, Poésie ininterrompue [2], je réagis vivement et je dis : non. Comment retrouver la parole, alors que je ne parle plus depuis l’âge de 7 ans ? Grande peur. Nous sommes en mai 1975. Devant son insistance qui met en jeu notre amitié, je me rends au studio quelques semaines plus tard [3] à l’heure dite. Je vis dans un véritable état second l’entretien de quarante minutes qui dans Poésie ininterrompue achève la semaine de lectures de poèmes et, en travaillant avec le réalisateur, je découvre à la fois ma voix et le génie du montage ; comment une voix est enregistrée et comment je peux la modifier et lui faire dire autre chose, sinon parfois le contraire.

À la même époque, Alain Veinstein se trouve en charge des grands entretiens à France Culture [4] et me confie le soin de les moderniser. Fini le salon, les fauteuils profonds, les entretiens lus par André Breton ou Pierre Jean Jouve : il faut inventer une autre forme, celle des conditions du direct [5]. Évidemment c’est ignorer ou mésestimer l’influence d’un conseiller redoutable auprès de la direction en la personne d’Alain Trutat : celui-ci continue à imposer sa conception de la radio, donc des conditions du montage. Deux visions s’affrontent – l’une est dispendieuse et formelle, l’autre économe et plus vraie. Aujourd’hui l’époque est à l’apaisement et mise en principe sur les conditions du direct. Je propose trois noms : Georges Perros [6], à l’époque peu connu, il publie un poème saisissant dans un numéro de la NRF, « Kenavo », premier des Poèmes bleus – Franck Venaille [7], dont je découvre peu auparavant Caballero Hôtel aux éditions de Minuit [8], et fais circuler, qui réinvente le récit au moyen de l’écriture parlée et du cinéma, comme l’avait pensé Pierre Jean Jouve avec Aventure de Catherine Crachat – Bernard Noël, avec qui j’enregistre dix entretiens, dont les cinq derniers sont programmés dans les Nuits magnétiques [9].

Je suis donc entré à la radio par le biais de Poésie ininterrompue et des grands entretiens, en me passionnant pour les expériences du son, du bruit, du ton, de l’accent, de la voix, du questionnement (pas de l’écoute ou de l’attention parce que je suis né en même temps) et du montage. Je pense entre autres à une émission consacrée en 1976 à Roger Giroux, grand poète contemporain mort deux ans plus tôt, commande d’Alain Trutat. L’idée est celle-ci : initier une table ronde, de la démanteler ou plus précisément la déstructurer et de la reconstruire. Enfin dans les cuts introduire quelques secondes d’un même passage de Bach [10]. L’émission étonne les professionnels de la Maison. Elle est rediffusée deux fois, et inspire au directeur de l’époque, Yves Jaigu, cette parole presque utopique : « Pour vous, Jean, il y aura toujours du travail. » Ma passion est communicative.

Il y a deux ou trois viviers qui annoncent les Nuits magnétiques, où Alain Veinstein a puisé.

Le premier s’appelle Poésie ininterrompue, émission de poésie au sens très large et de pensée. Pour Claude Royet-Journoud est poème tout ce qui a une densité de langue. Cette densité se trouve dans l’écriture même d’un historien ou d’un sociologue ou d’un philosophe. Il est à remarquer que cette langue est celle des mots et celle des images. Poésie ininterrompue accueille sur un même plan Jean-François Bory (poète, photographe, performeur) [11], Jean Le Gac (écrivain, peintre, photographe) [12], Alain Robbe-Grillet (romancier, cinéaste) [13]. Claude Royet-Journoud s’appuie sur l’exemple d’un prédécesseur, Cid Corman, poète américain, fondateur d’une revue essentielle, Origin ‒ nous sommes nés de cette revue créée dans les années 1950 [14], elle publie alors Ezra Pound, Louis Zukofsky, George Oppen, Robert Creeley, Lorine Niedecker, William Carlos Williams. Il vit à Kyoto, vend des glaces à l’entrée des temples. Cid Corman, auparavant, anime aux USA une émission de radio à Boston, il invite les poètes à lire leurs textes, soit en studio, soit au téléphone quand ils n’ont pas la possibilité de se déplacer ‒ c’est ainsi que nous avons des lectures au téléphone de Allen Ginsberg et Jack Kerouac [15] ! Poésie ininterrompue a ouvert largement notre conception de la poésie, et pour Alain Veinstein, cette ouverture a été d’une grande force.

Le deuxième vivier s’appelle Avignon ultra-son, un programme spécial de France Culture produit par Alain Veinstein deux étés de suite, en 1977 et 1978, sur une enveloppe d’heures qu’il avait eu la bonne idée de proposer à Yves Jaigu et qu’il avait obtenue. Parmi les producteurs d’Avignon ultra-son, nous retrouvons les principales voix des débuts de Nuits magnétiques, Franck Venaille, Olivier Kaeppelin, Jean-Pierre Milovanoff et moi-même [16]. Quelle est l’originalité d’Avignon ultra-son ? Certainement de reprendre l’un des mots d’ordre de Louis Althusser : Il n’y a pas de sujet. Il n’y a pas de sujet donné. Il n’y a pas de sujet formaté. Le sujet est ici et maintenant, ce que je crois profondément. Alain Veinstein nous offre comme scène le Festival sans sujet : il y a le cadre du Festival, les auteurs, les pièces, les comédiens, les spectateurs, la ville et ses différents lieux prestigieux et pas de sujet prédéterminé, de sorte qu’au début, nous faisons nos reportages avec rien, nous apprenons chacun à travailler à notre façon, sans autre appui que les réalisateurs qui nous accompagnent, dont l’attention et les critiques sont extrêmement bienvenues. C’est là vraiment que l’alchimie de l’esprit d’équipe oblige chacun à s’identifier. Je me souviens d’un moment de crise au cours d’une réunion en fin d’après-midi. Alain Veinstein constate un abattement général. Il nous dit : « N’oubliez pas que je suis votre mère à tous et à toutes. » Formule magique, elle fait office de pacte. Il faut insister, travailler avec rien permet a la narration de commencer, puisque la narration, à la radio, est ce qui fait parler la parole. Et la parole se communique en ouvrant la bouche. Cette évidence aux yeux d’un être mutique n’est pas toujours aussi simple.

Le troisième vivier, il faut bien l’admettre même s’il y a beaucoup de déni de notre part, s’appelle l’Atelier de création radiophonique d’Alain Trutat, qui existe depuis 1969. Si un jour quelqu’un a l’idée de publier la première année de programmation de l’ACR, il constatera combien elle est incroyable ! Les USA avec New-York, Los Angeles, San Francisco et Londres, Rome, Düsseldorf, Bruxelles, Amsterdam… L’ACR nous entraîne partout. Imaginez : Alain Trutat réussit à transformer un artiste solitaire que j’aime, Marcel Broodthaers, en reporter ‒ je pense à une performance de James Lee Byars commentée par Marcel Broodthaers, d’une précision et d’une intensité inouïes [17]… Sans doute sommes-nous contrariés par l’ACR aux Nuits magnétiques, et le dépit nous a poussés à choisir un ailleurs, afin de nous démarquer ostensiblement, d’explorer des voies vraiment différentes, c’est-à-dire l’inconnu (sans sujet). L’ACR est ce qu’il ne faut pas faire.

Qu’ai-je fait aux Nuits magnétiques ? Alain Veinstein est vraiment un frère humain. Nous sommes proches et partageons les idées comme des affinités toutes beckettiennes, et dès la première année il me confie un magazine de l’image, Peinture fraîche (le titre venait de lui), tandis qu’il prend la direction d’un magazine littéraire, Bruits de pages. C’est un magazine d’une heure et demie, diffusé une fois par mois le jeudi, qui a duré deux ans [18]. Vu le succès des Nuits magnétiques, Alain Veinstein a par la suite l’idée, à l’automne 1980, de regrouper tous les magazines en une seule série hebdomadaire du lundi au vendredi, Risques de turbulence, où tous les thèmes sont abordés, du sport aux arts, de la poésie à la photographie, de la cuisine à la philosophie [19]. Grand moment d’effervescence et d’échange, car chacun est en direct à 22h30 dans le studio. Très forte proximité de pensée. Après Peinture fraîche et Risques de turbulence, j’ai participé à plusieurs autres magazines parlés comme Sans image, Futur antérieur, Bonsoir la compagnie, et quelques autres, jusque vers 1983.

J’aime informer, construire, réaliser Peinture fraîche et transmettre la vitesse de reportage, puis Risques de turbulence, l’émission « verticale » d’une heure et demie. En même temps je mène toute une série d’activités dans le domaine du documentaire, du récit et dans l’expérimentation du reportage. Nuits magnétiques, selon moi correspond au réel et je bascule plus tard dans Le Pays d’ici, parce qu’il est en un sens le contraire des Nuits magnétiques, et que je veux vivre la mesure de la réalité [20]. Le réel, est essentiellement celui du langage et c’est là qu’un écrivain a un rôle à jouer. Pour la série sur Belleville en 1978 par exemple, un de mes premiers reportages [21], ou celle sur la Goutte d’Or en 1979 [22], l’oeuvre de Nathalie Sarraute m’a beaucoup servi. Faire parler les inconnus [23] à partir d’un mot, arrive à la même sensation de remontée de la parole, presque chorale, que celle obtenue par Sarraute écrivant sur les tropismes suscités par des mots ou les suscitant [24]. Cela ne va pas de soi de penser à Sarraute dans les années 1970 : mal vue, mal perçue, mal lue aussi ‒ ou lue à côté de Duras qui a une aura considérable. Aujourd’hui les choses sont plus claires. Je suis alors désireux de produire une parole concertante [25] ‒ hors de toute lutte de classes. Personnellement la lutte des classes n’existe pas au niveau de la parole. Dans la série sur Belleville, le mot qui a permis d’avoir ce concert, le mot « Christ ». Il s’adresse à toutes les confessions, et provoque un succès considérable, y compris auprès des enfants, qui ont vu à l’école Ben-Hur par exemple. Je vis tout un mois à Belleville, en repérage, avant les premiers reportages. Je passe mes journées et mes nuits à enregistrer les riens, les sons, comme le bruit des semelles qui traînent la nuit (beaucoup d’hommes, à Belleville, marchent en pantoufles). J’ai beaucoup travaillé dans l’infra, en interrogeant les glissements, comme dans le monde de Nathalie Sarraute.

Autre remarque. Enfant, j’apprends le piano. J’apprends à en jouer en écoutant Walter Gieseking  : il m’apprend comment ne pas frapper la note impérativement, mais négativement en jouant l’attente et même son hésitation. L’attente de la note à jouer. L’attente de la note est la note elle-même. Walter Gieseking joue Robert Schumann à la manière d’une conversation concertante et déconcertée. Car les silences annoncent la note à frapper. Entendez la note. Attendez la note. Entendez l’attente. C’est aussi l’art de Marguerite Duras qui mène en même temps l’entretien et le non entretien. Le silence, le blanc, l’attente ne cessent de ponctuer, pointer le sens. Dire un mot est d’abord en énoncer son absence.

Il y a à ce propos un autre aspect de la parole qui m’intéresse, ce que je veux appeler le latéral. Dès la série sur la Goutte d’Or, j’aime provoquer des entretiens dans des voitures à l’arrêt ou lancées à grande vitesse pour mesurer l’allure de la parole plus libre, plus rêveuse sans grammaire ou sans contrainte mais aussi plus confidente. Sensation de mouvement analysé dans une voiture, même immobile, ou rêve de mouvement en quelque sorte, qui facilite la parole, les aveux. La voiture permet aussi de biaiser, de se parler latéralement, oreille contre oreille si je puis dire, de pratiquer l’art de la parole perdue mais malgré tout légèrement dirigée. Et latéralement, par rapport à la parole, est mieux que frontalement. Les femmes le savent très bien : un micro placé frontalement les met mal à l’aise, elles vous font comprendre que le micro doit s’éloigner du corps, qu’il y a une zone à ne pas franchir. Je le comprends très bien. J’aime faire ce travail d’arpenteur du sens secret ou caché, que j’aide à advenir au-dehors, à se formuler par l’écoute bienveillante et l’attention.

Parler, c’est d’abord ouvrir la bouche. Rien n’est un droit. J’insiste. Car Bruno Sourcis ou Pamela Doussaud réalisateurs – assermentés – de Nuits magnétiques avec lesquels je travaille souvent, m’apprennent tous les deux à être un corps devant le micro, et à en approcher des lèvres : comment pincer les mots, comment ouvrir les mots, comment articuler, comment énoncer, comment écarter les lèvres. Comment être devant le micro. Je travaille beaucoup avec Pamela Doussaud, et je veux lui rendre hommage ici de son travail exceptionnel. Elle est l’exception avec quelques autres dont François Bréhinier dans la maîtrise du temps, comme je le vérifie à chaque fois que j’arrive avec mes bobineaux de reportages, qu’elle doit monter a la dernière minute. J’ai vu Pamela Doussaud, lors de la diffusion d’émissions d’une heure et demie, confier la moitié de l’émission pendant qu’elle finit l’autre moitié ! Je suis témoin et j’apprends ce qu’est l’accélération, la répétition toujours juste des gestes, répétés à un niveau d’énergie lui aussi toujours efficace.

Écrire, travailler pour soi, essayer de se rencontrer et de connaître « qui je suis ». Beaucoup de retard à la naissance, et je me suis servi tout d’abord de l’Encyclopédie puis de la radio pour avancer à mon rythme. La réalité est la suivante : entrer dans les Nuits magnétiques, et être en phase avec l’époque, rendre accessibles les sons d’une rue plutôt que les mots d’une rue ou d’un trottoir, ou d’une ville. Quelles conversations ! Celles de l’époque, celles d’un pont à traverser, celles d’un terrain vague ou des friches que fréquentent délinquants, amoureux en mal d’identité, laissés pour compte, clochards, blessés à vie. Conversations faites de tous ces riens qui se disent dans la foule, dans la ville, dans un café. Je me suis enfermé dix-huit ans dans la lecture et j’ai voulu en sortir par le monde, celui du son, de la conversation, de la vie qui ne cesse d’improviser. Cela m’a déporté du livre. La passion a gagné l’écriture en écho de la parole.

Notes

Notes ajoutées par les éditeurs.

1 Dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous les pays, Laffont- Bompiani. De 1958 à 1975, Jean Daive est employé par la S.E.D.E. (Société d’éditions de dictionnaires et d’encyclopédies), domiciliée 5 rue Sébastien-Bottin, siège des éditions Gallimard, comme rédacteur puis rédacteur en chef, à la rédaction de ce Dictionnaire.

2 Sur cette émission diffusée du 7 avril 1975 au 1er avril 1979, v. Abigail Lang, « “Bien ou mal lire, telle n’est pas la question” : Poésie ininterrompue, archives sonores de la poésie », dans Poésie sur les ondes. La voix des poètes-producteurs à la radio, Pierre-Marie Héron, Marie Joqueviel-Bourjea, Céline Pardo (dir.), Rennes, PUR, « Interférences », 2018, p. 51-62.

3 Semaine du lundi 2 au dimanche 8 juin 1975. Lectures de poèmes pris dans Décimale blanche (1967), Fût bâti (1973), Le Jeu des séries scéniques (1976). Entretien du dimanche avec Claude Royet-Journoud et Anne-Marie Albiach. La semaine précédente, du 26 mai au 1er juin 1975, était consacrée à Bernard Noël ; la semaine suivante à Jean Laude.

4 Dans le cadre de la réforme des programmes de France Culture mise en œuvre à partir du lundi 7 avril 1975, consécutive à la dissolution de l’ORTF (1974). De la naissance de la chaîne à la réforme de 1984, on dénombre plus de 200 séries de « grands entretiens », ou entretiens-feuilletons, genre né sous l’impulsion de Jean Amrouche à la fin des années 1940. S’il a donné lieu dans les années cinquante à des séries allant jusqu’à 40 épisodes, le format le plus courant est, jusqu’en décembre 1972, de six émissions de 15 à 20 minutes, hebdomadaires ou pluri-hebdomadaires jusqu’en 1969, quotidiennes ensuite (lundi-samedi). À partir de janvier 1973, on passe à 5 émissions quotidiennes de 15 mn en journée (lundi-vendredi). La réforme d’avril 1975 maintient les 5 émissions quotidiennes du lundi au vendredi, mais les allonge à 25-30 mn et les fait passer en soirée.

5 Notons que la réforme du style des grands entretiens en 1975 et après n’est pas toujours allée dans le sens de plus de direct, mais souvent de plus de montage, jusqu’au démembrement de la conversation d’origine, comme on le voit dans les séries Georges Perros/Jean Daive (1975) et Jean Tortel / Joseph Guglielmi assisté de Liliane Giraudon (1976) étudiées par Céline Pardo et Catherine Soulier dans « L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) », Pierre-Marie Héron, David Martens (dir.), Komodo 21, 8 | 2018.

6 Entretiens diffusés du lundi 16 au vendredi 20 février 1976 dans la collection Entretiens avec, France-Culture, 22h35-23h. 5 émissions quotidiennes de 25 mn, avec la participation de Jean-Marie Gibbal et de Michèle Cohen pour les lectures.

7 Entretiens du lundi 3 au vendredi 7 mai 1976 dans la collection Entretiens avec, France-Culture, 22h35-23h. 5 émissions quotidiennes de 25 mn, avec la participation de Michael Lonsdale (lectures). La série vient après deux autres émissions d’entretiens de Jean Daive avec le poète : la première le 4 juillet 1975 pour Poésie ininterrompue, après une semaine consacrée au poète du 23 au 29 juin ; la seconde le 21 avril 1976, pour la collection Biographie (environ 1h30).

8 Paris, Éditions de Minuit, 1974.

9 Première série diffusée dans la collection Entretiens avec, France-Culture, 22h35-23h, du 8 au 12 mai 1978, deuxième série dans Nuits magnétiques du 10 au 14 juillet 1978.

10 « Lecture de Roger Giroux », France Culture, mercredi 3 mars 1976. Jean Daive est aussi le producteur de la semaine de Poésie ininterrompue consacrée au poète du 26 février au 4 mars 1979 (entretien du dimanche avec Jean Laude et Jacques Roubaud).

11 Semaine du 20 au 26 juin 1977.

12  Semaine du 1er au 7 mai 1978.

13 Semaine du 6 au 12 octobre 1975.

14 Revue publiée de 1951 à 1986, avec des interruptions. Sur le poète, v. Gregory Dunne, « On Cid Corman », Kyoto Journal, novembre 2011 (en ligne ici).

15 Émission hebdomadaire intitulée This Is Poetry, diffusée par WMEX, une station de Boston, et proposant le samedi soir à 19h30 15 minutes de lecture de poésie contemporaine. Cid Corman évoque cette émission dans un article accessible en ligne ici, publié dans Poetry magazine en october 1952.

16 Jean Daive propose des émissions sur Claudel en 1977, Brecht, Beckett et Molière en 1978.

17 ACR du dimanche 27 mai 1979, intitulé : « L’Angélus de Degas, Marcel Broodthaers : hétéroclite II », 25:40 à 30:40 (« […] Je suis chargé de vous présenter une exposition de James Lee Byars. La première exposition sonore sur les ondes de l’ORTF. Dans quelques instants, Monique François prêtera sa voix à James Lee Byars. Cette exposition durera un très court instant. […] »). L’émission reprend un bout de l’ACR du 28 juin 1970, « Sont-ce sons sensés ? Sont-ce sons sans Sens ? », première occasion pour Broodthaers de proposer un reportage, autour d’une exposition présentée alors à Bruxelles, Galerie MTL, du 13 mars au 10 avril 1970. Ce « reportage » consistait en lectures de notices du catalogue et surtout en l’interview, dans la galerie, d’une femme restant anonyme, questionnée sur des pièces exposées et des textes du catalogue.

18 Du 4 octobre 1979 au 31 juillet 1980.

19 Avec une exception : Devine qui vient dîner ce soir, un magazine de poésie remplaçant Bruits de pages, diffusé le mardi une fois par mois à partir du 21 octobre 1980 et présenté ainsi : « Alain Veinstein et Claude Royet-Journoud s’invitent chez un poète et s’entretiennent avec lui. Celui-ci lit ses textes et parle avec des lecteurs familiers de son œuvre. »

20 Émission produite de 1984 à 1997, à l’initiative de Jean-Marie Borzeix dès son arrivée à la direction de la chaîne et sous la direction de Laurence Bloch, visant à faire découvrir un « pays » de France par semaine, à raison de quatre émissions hebdomadaires de 50 mn diffusées en fin d’après-midi. Jean Daive a fait partie de l’équipe tournante des producteurs.

21 Série « Le Christ à Belleville », 5 émissions, France Culture, du 20 au 24 mars 1978.

22 « La Goutte d’Or », 4 émissions, France Culture, 22, 23, 24 et 26 février 1979.

23 Nathalie Sarraute a publié en 1948 Portrait d’un inconnu.

24 Tropismes, titre du premier livre publié par Nathalie Sarraute, en 1939. Le mot est adopté par elle pour désigner des « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence » (préface à L’Ère du soupçon, 1956). Les capter, les décrire, les montrer en action, est au cœur de sa démarche littéraire.

25 Comme fait très bien Sarraute dans son roman Les Fruits d’or (1963), Prix international de littérature en 1964.

Auteur

Proche d’Alain Veinstein, cet autre grand silencieux de la radio, qu’il rejoint dans ses expériences de programmes spéciaux précédant Nuits magnétiques en 1976, 1977 et 1978 (La réalité le mystère, Avignon ultra-sonLes derniers jours heureux), Jean Daive est de ces poètes qui n’appartiennent à aucune école, mais se reconnaissent des affinités fraternelles, comme celles formées autour d’un « carré » dont les angles se sont longtemps appelés Claude Royet-Journoud, Anne-Marie Albiach, Alain Veinstein et Jean Daive, autour d’une maison d’édition (Orange Export Ltd, Éric Pesty Éditeur…) ou autour de revues, depuis L’Ephémère (1967-1972) qui accueille ses premiers poèmes et traductions jusqu’aux nombreuses revues qu’il a dirigées : fragment (1970-1972),  fig. (1989-1992), fin (1999-2006) et, depuis 2012, K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. Hanté par le blanc et la parole, simultanément, autant que par l’infini souci de la forme et de « la signification complexe des choses »,  Jean Daive est l’auteur de textes, recueils, récits… (Décimale blancheJeu des séries scéniques… Le Grand Incendie de l’Homme…), dont certains se sont organisés en « partitions » (Narration d’équilibre, 1982-1990 ; La Condition d’infini, 1995-1997 ; Trilogie du temps, 1999-2001). Anne-Marie Albiach l’exact réel (Éric Pesty Éditeur), premier livre d’entretiens auquel il se risque, en 2006,  inscrit dans le travail de l’écrit une très longue aventure de la parole parlée et conversante menée à la radio, tant au sein de Nuits magnétiques qu’à côté, sous des formes variées: grands entretiens, magazines, reportages, documentaires… et des formats tout aussi variés, allant jusqu’à cinq heures (sur Herman Melville, William Faulkner, Arthur Rimbaud, Anton Tchekhov…) voire dix heures d’émission (sur le « rêve américain », Franz Kafka, les avant-gardes du XXe siècle, Gilles Deleuze…).  Parmi les derniers titres publiés : La Troisième (2019), Les journées en Arlequin (2020).

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« Georges Perros, Jean Daive », au miroir de la radio


La série de cinq émissions qui résulte de l’entretien mené avec Georges Perros par Jean Daive en 1975, profondément originale, contribue à renouveler le genre de l’entretien-feuilleton tel qu’il se déploie depuis les années 1940 à la radio. S’affichant comme un montage, l’ensemble de l’entretien rompt avec l’illusion pour l’auditeur d’assister à une conversation directe entre un écrivain et son interviewer : on n’y entend pas un auteur répondant à des questions, mais une parole se déployant librement dans l’espace abstrait des ondes. Une forme d’autant plus étrange que l’œuvre de Perros repose tout entière sur un désir de conversation, ici frustré. C’est pourtant par ce dispositif que Daive parvient à élaborer une image sonore convaincante de Perros, homme et œuvre, tout en faisant apparaître la radio comme le meilleur moyen de donner écho à sa parole.

The series of five broadcasts made from the interview that Jean Daive conducted in 1975 with George Perros is so deeply original that it helps renew the genre of the “entretien-feuilleton” which dates back to the 1940s. Ostentatiously a montage, the interview breaks with the illusion of attending a direct conversation between a writer and an interviewer: we do not hear an author answering questions, but a speech unfolding freely in the abstract space of the airwaves. A form all the more bizarre as Perros’ work rests entirely on a desire for conversation, here frustrated. And yet this device enables Daive to create a convincing audio image of Perros, the man and his work, while foregrounding the radio as the best means to echo his word.


Texte intégral

« Papiers collés, Poèmes bleus, Une vie ordinaire, Papiers collés 2, Georges Perros, Jean Daive ». Telle est la singulière phrase de générique d’entrée adoptée par Jean Daive pour la diffusion de son entretien avec Georges Perros en 1976. Déjà la forme d’une simple liste d’œuvres citées dans leur ordre de parution constitue en soi un choix original pour un générique ; mais ce qui est plus surprenant encore, c’est la juxtaposition des deux noms à la fin, sans qu’il soit explicitement dit, comme c’est d’ordinaire le cas dans les entretiens radiophoniques, qui « s’entretient avec » qui. L’auditeur avertit sait, naturellement, que l’écrivain invité est Georges Perros, auteur des livres cités. Ce détail, frappant à l’audition, car le mot attendu d’« entretien » n’est même pas prononcé, n’indique pas seulement une volonté de modernisation, par une sorte d’épurement de la forme, du genre de l’entretien ; il invite aussi à réfléchir sur la relation entre interviewer et interviewé que construit Jean Daive dans son émission. L’enregistrement de l’entretien avec Perros eut lieu le 17 décembre 1975 ; il fut ensuite distribué en cinq épisodes de 25 minutes environ, diffusés à 22 h 35 entre le 16 et le 20 février 1976 dans la série Entretiens avec. Il s’agit du premier entretien mené par Jean Daive, qui en 1975 vient de prendre ses fonctions de producteur à France Culture. C’est également l’année où Yves Jaigu, tout juste nommé directeur de l’antenne, entreprend de rénover une nouvelle fois la grille des programmes. Il s’entoure pour cela de jeunes écrivains et poètes, comme Alain Veinstein, qui relate cette expérience dans Radio sauvage [1], Claude Royet-Journoud, qui produit dès 1975 la très novatrice série Poésie ininterrompue, laquelle, quatre fois par jour pendant une semaine (« le matin, le midi, le soir et la nuit [2] »), fait entendre un poète lisant ses propres textes au micro et le dimanche dialoguant avec un poète de son choix. Jean Daive, pour sa part, qui avait été le poète invité de Poésie ininterrompue dès les débuts de la série [3], semble avoir eu à cœur de participer au renouvellement de la radio littéraire et culturelle. En matière d’entretien, le modèle honni était alors, d’après ses souvenirs, celui où l’invité comme l’invitant, « assis dans des fauteuils chacun devant son micro […] lisaient les réponses comme les questions [4] » (il donne en exemple les entretiens avec André Breton et Pierre Jean Jouve). Avec Georges Perros, dont il a lu et aimé Papiers collés dès sa parution, puis le poème « Ken avo » découvert dans un numéro de La NRF, Jean Daive met en place un autre dispositif : laisser l’auteur parler, librement, sans autre fil conducteur que l’ordre de parution de ses livres (« un livre par entretien, chacun de trente minutes », mais Perros « était tout à fait libre d’aller où il voulait » [5]). Cette liberté de parole, qui déborde sans cesse le mince cadre fixé, se fait sentir de bout en bout, non seulement à l’intérieur de chaque entretien, mais aussi à l’échelle de l’ensemble des émissions. En effet, si l’on considère que la phrase de générique, avec sa liste de quatre livres, fixe le programme de chacune des parties de l’entretien, on se demande sur quoi portera la dernière. « Georges Perros, Jean Daive » : la formulation annonce une rencontre, ou plutôt un face à face. Notre thèse ici est que c’est la relation même entre les deux hommes en présence, mise en abyme dans le dernier entretien, qui contribue à renouveler en profondeur le genre et à lui donner une valeur nouvelle. Que devient en effet la parole de Perros une fois enregistrée et montée ? Quel rôle se donne Jean Daive ? Et au fond que peut apporter la radio de spécifique dans la connaissance d’un auteur et de son œuvre ? Quelle est la valeur d’un entretien de ce type ? À première vue, l’ensemble des cinq entretiens pourrait apparaître comme une forme de détournement radiophonique de l’œuvre et de la parole de Perros, pris au piège du montage. Mais il faut entendre ce qui proprement naît de la situation de parole singulière que propose Jean Daive pour cet entretien, ce que la voix parlante de Perros révèle. Je montrerai au bout du compte que l’entretien, conçu ici comme une œuvre radiophonique à part entière, constitue tout à la fois une authentique proposition de lecture de l’œuvre et un portrait tout subjectif de Georges Perros par Jean Daive.

1. Perros pris au piège de la radio ?

 1.1. Un montage

L’auditeur habitué à entendre un écrivain se livrer au jeu de l’entretien radiophonique croit assister, du moins lorsque l’auteur ne lit pas ses réponses, à une conversation réelle. De là son plaisir, car il a le sentiment, l’espace de l’émission, d’approcher l’auteur, d’entrer dans la confidence [6]. Généralement, il sait pourtant que cette apparente retransmission de conversation a été filtrée, retravaillée au montage ; mais la plupart du temps, il l’oublie, car tout est fait pour cela. Or dans le cas des entretiens de Georges Perros avec Jean Daive, l’illusion du direct ne joue pas, car le montage est d’emblée hautement perceptible [7]. Le début du 1er entretien est en effet particulièrement élaboré sur le plan sonore : il s’ouvre sur vingt secondes d’une musique superposée à des bruitages (violon gémissant sur ambiance de bistrot), sur quoi se détache alors la voix de Daive qui, d’une façon grave, lente et plate, déclame des phrases tirées de l’œuvre de Perros :

« Tout commence, # tout finit par le langage. » [Un nouvel élément sonore surgit sur le fond musical déjà en place, puis disparaît.]

« Mais vivre # reste à faire », # qui « a quelque chose d’impossible. » [Un chœur de femmes et d’hommes s’ajoute, provenant de l’extrait musical choisi, puis s’estompe.]

« Être des hommes avec des hommes. # Parler. » [Extrait musical seul : violon + chœur + réverbération très forte.]

« Comme un léger décollement # du discours perpétuel. » [La réverbération s’amplifie.]

« J’essaie # d’établir un rapport de conversation # à distance, # conversation # impossible, qui exige # l’intervention # du hasard. » [La musique reprend, retour du violon, suraigu, qui se mêle aux voix de femmes et à la réverbération ; puis retour, en superposition, des bruits de bistrot.] [8]

Cette série de citations extraites du texte « en guise de préface » de Papiers collés 2 procède en elle-même d’un montage : Daive a non seulement sélectionné ces phrases, mais les a réordonnées, collées (citations 2 et 3), et même tronquées (la dernière [9]). Ce n’est qu’au bout de deux minutes de cette étonnante entrée en matière, qui joue le rôle à la fois de décor sonore et d’atmosphère mentale dans laquelle s’installe l’auditeur, que s’élève la voix de Perros, introduite par la comédienne Michèle Cohen. Le contraste avec ce qui précède est saisissant : Daive lisait, d’une voix trouée de silences ; Perros improvise, parle vite, cherche ses mots, ses images. Mais cette parole vive est elle-même rapidement interrompue par la voix de la comédienne lisant un bref passage de Papiers collés 2 : « Je peux jouer correctement en coulisses. J’étais voué à la littérature, chose solitaire. Dès qu’on me regarde, je suis foutu. » Or voilà l’écrivain au micro : on ne le « regarde » pas, mais on l’écoute, il n’est pas sous les projecteurs, mais dans les haut-parleurs. Serait-il donc pris au piège, lui qui au début de la préface de Papiers collés 2 s’accusait d’un « perpétuel délit de fuite [10] », ici impossible ?

L’entretien commence donc à brûle-pourpoint, à partir des citations, sans question explicitement posée. Perros parle du « décollement » cité par Daive : ce n’est pas une « réponse » comme dans les entretiens traditionnels, mais plutôt le déploiement d’un écho. De plus, l’auditeur sent bien qu’il n’a pas affaire au début de l’échange réel, celui qui a été enregistré, mais qu’il s’agit d’un moment prélevé dans cet enregistrement. Le montage utilise donc la voix de Perros comme matériau, au même titre que les lectures d’extraits de l’œuvre, les musiques, les bruitages. Le générique intervient quant à lui un peu avant la 5ème minute, ce qui permet d’entendre rétrospectivement ces cinq premières minutes comme une séquence introductive pré-générique, un procédé utilisé d’ordinaire au cinéma et dans les feuilletons télévisés, mais rarement à la radio. On s’attendrait à ce que, passé le générique, l’entretien se poursuive sur un mode plus habituel, c’est-à-dire sous la forme d’un dialogue entre Perros et Daive. Mais il n’en est rien.

Les cinq entretiens donnent à entendre le tressage de trois voix, celles de l’auteur, de l’interviewer et de l’interprète, sans qu’il reste rien, ou presque [11], des interactions réelles qu’on ne peut qu’imaginer avoir eu lieu lors de la séance d’enregistrement. Les interventions de Daive, rares, semblent avoir été enregistrées après coup, puis montées : on ne peut en effet imaginer qu’il ait pu s’adresser à Perros sur ce ton, un ton qui n’est pas de conversation, mais de lecture ou bien de parole à soi-même. D’ailleurs ces interventions ne sont souvent pas des questions ou, si elles le sont, elles ne sont que rarement adressées directement à Perros (seules deux d’entre elles comportent un « vous » d’adresse). La plupart du temps, ses interventions, souvent courtes, apparaissent comme une manière d’intituler les propos qui suivent : « Une fiction », « Les notes, mobile d’un corps en perpétuel éclatement », « Le corps de la note » [12]. Ce laconisme abstrait renvoie certes à la poétique de Daive-auteur, mais dans le cadre de l’entretien, il contraste surtout violemment avec la profusion verbale de Perros et frustre en permanence le désir fondamental de « conversation » que ce dernier ne cesse d’exprimer. Le montage met ainsi en avant une distance semble-t-il radicale entre les deux hommes – qui contraste avec l’effet de familiarité auquel le genre de l’entretien radiophonique a jusque-là habitué l’auditeur. La fin du premier entretien pourrait de ce point de vue paraître tristement comique (avec l’impression d’un dialogue de sourds), mais il faut plutôt l’entendre comme la mise en lumière criante, au moment du montage, de deux langues – deux états de la langue – la langue écrite et la langue parlée :

Jean Daive : Le mystère : vouloir tout dire et s’apercevoir que la marge est tout aussi grande qui nous sépare de, qui nous sépare du.

Georges Perros : Alors moi je suis pour la conversation. Pourquoi ? Parce que je me parle tout seul toute la journée, tu vois. J’ai un discours ininterrompu, ce n’est pas la poésie, c’est le discours qui est complètement ininterrompu : pfuit ! comme ça. Ça n’arrête pas de se trimbaler dans le crâne. Et je ne peux pas le livrer [13].

Il faut donc se rendre à l’évidence : l’entretien avec l’écrivain, en tant qu’objet radiophonique, émission montée, n’est pas ici conçu comme dialogue, ni même comme conversation. Les codes de l’entretien sont défaits : il n’y a ni question, ni réponse, une présence ambiguë et lointaine de l’interviewer (une forme de présence-absence), une gêne sensible de l’interviewé par rapport au fait même de devoir parler de lui dans un studio de radio… Si Perros, depuis son entrée au micro, suscite une forme de pitié chez l’auditeur, c’est moins parce qu’il serait soumis à la question comme dans d’autres entretiens (puisqu’ici il n’y a pas de questions) que parce qu’il semble parler dans un espace vide, sans répondant autre que son propre écho.

1.2. La radio, espace de parole complexe

On sait que Perros n’a pas aimé le moment de l’entretien, et qu’il n’a pas écouté le résultat final : « Je ne me suis pas écouté à la radio, horrifié à l’avance. En fait d’entretiens, la chose s’est faite en trois heures trente, entre deux trains. Et Daive n’inspire que le silence. J’imagine comme il a fabriqué l’émission. Sans importance[14] ! » De cette épreuve de parole, il se plaint dans le moment même de l’entretien. Dans la version montée en sont gardées au moins quatre traces explicites. À chaque fois, Perros pointe le danger que courent sa parole aussi bien que lui-même dans l’espace radiophonique, qu’il oppose à la « vie » :

Je pourrais vous dire ce temps-là dans ma vie, mais pas par l’entretien. Je ne peux pas, ça. On ne peut pas poser une question à quelqu’un sur sa vie. C’est la vie qui répond, ce n’est pas… Autrement dit, on ne peut pas couper la vie en morceaux et on ne peut pas la faire mourir de temps en temps pour la décrire, pour l’expliquer, parce que c’est un peu la faire mourir [15].

Et dans le cinquième entretien, en écho au premier :

Je ne peux pas prélever mon réel pour le distribuer dans un micro. Je ne peux pas. En ce moment, je suis dans mon réel. Mais c’est un réel de manifestation. C’est un réel d’oral. Enfin, je passe un oral. Mais quand je suis tout seul, dans la rue à Douarnenez, voilà mon réel. Il est là mon réel [16].

Ce que Perros exprime à plusieurs reprises, c’est la peur d’être extrait, isolé de son milieu, lui comme sa parole. C’est au fond la peur de l’abstraction :

Alors évidemment, écrire, c’est donner des renseignements. C’est un peu… On peut faire de l’ethnologie avec un livre. Même quand il est… il donne des renseignements. Des renseignements sur le monde dans lequel elle existe. Ça n’a rien à voir. C’est pourquoi les entretiens et l’individualisation de l’écrivain sont extrêmement périlleux. On devrait s’y refuser [17].

C’est la peur d’être pris pour un autre, pour ce qu’il n’est pas, pour un « grand écrivain », d’être « naturalisé en poésie ou en pensée [18] », c’est-à-dire empaillé, figé, tué : « [le fragment] est comme ça, comme son auteur et comme sa victime : il est dans le vent et il vaudrait mieux le laisser tranquille. Vous voyez ce que je veux dire [19] ? »

Aujourd’hui encore, Jean Daive se souvient de l’inconfort dans lequel s’est déroulé l’entretien :

[Perros] installe une distance qui est à peine fraternelle. Je crois qu’il ne comprend pas mon intérêt pour son « œuvre ». Il se pose la question. Souvent. Trop souvent. Et parfois je cède à contre cœur. Pourquoi lui Jean Daive qui n’existe pas s’intéresse-t-il tant à mon travail qui n’existe pas. Ce n’est pas dit mais je l’entends se l’avouer et même se le répéter. Il est susceptible à mourir. Plaintif de sa vie, pas heureux en somme, dur ou injuste à l’égard du monde humain. Il est pitoyable sur lui-même et sans pitié pour les autres [20].

Georges Perros était très conscient de l’existence de différents espaces de parole, il était sensible à ce qu’un lieu, un contexte, suscite comme type de conversations. Dans Une vie ordinaire par exemple, il rapporte avec une ironie féroce la conversation des salons mondains auquel il s’est trouvé assister : coincé à table « entre deux cuisses féminines [21] », il voudrait échapper à cette fausse parole par le silence. Le « bistrot » lui plaît davantage, avec ses « gens de café » qui se livrent quand ils sont ivres, lieu où il ne fait que passer, « en toute clandestinité » [22]. C’est là d’ailleurs qu’il a donné rendez-vous à Michel Kerninon, avant de le conduire dans « sa piaule », soit au cœur même de l’espace d’écriture, pour l’entretien écrit qu’il réalise en mai 1973 [23]. Dans le 4ème entretien avec Daive, il revient assez longuement sur ce lieu pour lui confortable qu’est le bistrot :

Il y a une espèce d’intonation du bistrot qui est théâtrale, qui donne une liberté, une tranquillité peut-être, oui, parce qu’on est là entre choses aussi. Le bistrot, on ne pas y rester et c’est liquide aussi, c’est la boisson. On boit un coup. On est utile à quelque chose. On paye. Ça n’est pas gratuit. Il y a tout ça dans un bistrot, et puis il y a le bruit alentour, il y a toutes ces espèces de bruits de la vie… C’est la vie qui vient se réchauffer, disons. C’est le bruit de la vie qui vient se réchauffer là. […] C’est comme l’oasis parce que c’est comme dans un désert, et on trouve tout à coup à boire un coup avec des gens qui vous connaissent, mais qui vous connaissent comme ça, qui vous connaissent par le bistrot, qui ne vous demandent pas autre chose. C’est bien. J’aime bien ça. J’aime assez ça. Cet incognito [24][…]

Lieu de passage, lieu de vent, le bistrot apparaît comme le lieu même de l’échappée. Ce désir d’« incognito », Perros le satisfait aussi avec le livre, puisqu’il n’y rencontre pas son lecteur :

Ruisseau plus ou moins tourmenté

par les méandres de son lit

[…]

ainsi me font l’effet d’aller

tous ces mots que je te destine

ami que par définition

je ne rencontrerai jamais

puis je souffre mal qu’on me parle

de ce que j’écris dans le vent

son auteur ni vu ni connu [25].

Avec la radio, évidemment, c’est autre chose puisqu’il y vient précisément pour parler, en tant qu’« auteur », de lui et de son œuvre… Espace inconfortable donc. Mais la radio ouvre en fait un double espace de parole : il y a l’enregistrement, où l’auteur invité fait face à un interlocuteur ; et il y a l’entretien monté et diffusé, qui s’adresse aux auditeurs, avec qui, comme pour les lecteurs, il n’y a pas de rencontre directe. Cette seconde dimension, il est possible que Perros n’en ait pas eu conscience, aveuglé par la réalité désagréable du premier échange, qui pourtant au montage disparaît.

L’exhibition du montage affirme en soi l’existence de ce lieu de parole spécifique que constitue l’espace radiophonique. Ces cinq entretiens, conçus comme un tout (effet renforcé par la reprise à la fin des citations du début), forment un objet radiophonique qui échappe à l’auteur venu parler. « Ainsi j’ai souvent remarqué / que la photographie dépend / bien plus de celui qui la prend / que de celui qui pose [26] », écrit Perros dans Une vie ordinaire. Il en va bien de même à la radio…

2. L’émergence d’une voix, « intime extérieur »

La radio, comme l’appareil photo et la caméra, enregistre un réel qu’elle transforme. À la radio, cette capture du réel passe par le son seul. Un entretien radiophonique avec un écrivain consiste à faire surgir une présence sonore. La voix de l’écrivain est évidemment centrale. Elle n’est pas un pur contenant, un simple canal pour dire des choses : elle est en soi un vecteur d’émotions et surtout une fenêtre ouverte sur la subjectivité. Une voix, ce n’est pas seulement un timbre, mais aussi une diction, un rythme, une allure, une syntaxe. Elle est l’« intime extérieur [27] », pour reprendre une belle formule d’Henri Meschonnic.

Georges Perros est donc venu parler dans ce lieu abstrait qu’est un studio radiophonique. Il s’est trouvé face à Jean Daive, qu’il ne connaît pas, et qui en tant qu’auteur développe de tout autres voies esthétiques que lui. Ce dernier ne lui pose guère de questions, mais lui ouvre un vaste espace de parole avec pour seul fil conducteur la chronologie des œuvres publiées au moment de l’entretien. Certes, il y a la présence amie de Jean-Marie Gibbal qui aide sans doute Perros à se sentir plus à l’aise. Mais cette séance d’enregistrement, aux dires de Perros comme de Daive, fut difficile, voire pénible. Pourtant, en écoutant l’ensemble de ces cinq entretiens, on a l’impression qu’il se passe quelque chose, que le dispositif radiophonique est parvenu à faire surgir de l’inattendu, de l’imprévu, quelque chose qui échappe à Perros lui-même. Jean Daive se souvient :

Nous avançons titre après titre. Il ne parle pas, il chante, il gazouille, le terme est de lui au micro ou hors micro. […] Il y a une vitesse de la pensée et donc de la parole. Il en a conscience et se demande pourquoi il s’entend chanter de cette façon. Pourquoi cette précipitation [28].

Sur le fond, Perros se redit par rapport à ses écrits. L’auditeur familier de l’œuvre n’apprend presque rien de nouveau. Il y a bien quelques aveux personnels (il n’a pas d’autorité sur ses enfants, il est superstitieux, etc.), car l’espace de l’entretien appelle la confidence, mais là n’est pas l’essentiel bien sûr. Ce qui est proprement inouï, c’est sa voix : manière de parler, mais aussi de penser et de ressentir. On y entend un homme en quête, qui cherche le mot juste, la précision des images, qui se confirme à lui-même qu’il a trouvé la bonne expression, comme dans ce passage du 3e entretien à propos de Une vie ordinaire :

C’est quelque chose de vertical. Voilà c’est ça. C’est quelque chose qui coule. Quelque chose qui coule verticalement, plutôt comme un robinet. Plutôt comme un robinet que comme un ruisseau en fait. C’est plutôt quelque chose qui descend [29].

Perros procède par reprises successives, sortes d’esquisses verbales. Tout au long des entretiens, l’auditeur assiste ainsi au surgissement de la pensée et de l’expression, lancées sans frein dans l’espace des ondes, contrairement à ce qui se passe dans l’écriture :

Oui il y a quelque chose en moi qui ne tient pas en place, c’est certain. Et que, évidemment, je ne peux pas suivre, parce que ça va beaucoup plus vite que moi. […] Les mots que je trace sur une feuille, ce sont peut-être des mots de freinage. De freinage et de dérapage [30].

L’écriture donne un cadre : le papier accroche et ralentit la pensée, donne une forme, une longueur visibles aux mots que l’on y dépose. On pèse ses mots, et la contrainte du vers, d’autant plus quand il est compté comme dans Une vie ordinaire, accentue le ralentissement inhérent au fait d’écrire. Mais quand Perros parle, sans être interrompu, pensée et paroles suivent leur pente naturelle, à toute allure, dérivent d’image en image, par enchaînements pseudo-logiques. Les exemples de cette dérive foisonnent dans les cinq entretiens. En voici un, particulièrement frappant, qui intervient au moment même où Perros évoque l’état physique et mental dans lequel il se trouve lorsqu’il écrit :

Pour moi, le langage, c’est quelque chose – le mien – c’est quelque chose qui a de temps en temps, la chair de poule c’est tout, c’est comme la mer quand on la regarde, la mer est très frileuse (de temps en temps, en fait). [brève respiration] Eh bien… ou comme quand on touche le la la peau d’un cheval, quand on le le caresse et tout à coup, sloup ! ça fait ça fait une espèce de mouvement comme ça, comme la comme la chair de poule.

[respiration] Eh bien, c’est c’est comme ça que j’écris, c’est comme ça que je peux écrire, c’est quand ma langue, mon mon chant de de mots a la chair de poule. Y a un petit vent qui passe là, comme les blés de temps en temps, comme… [brève respiration] Et alors c’est là, là, j’écris avec ça. Seulement, c’est c’est écrire heu même pas sur le sable, c’est écrire sur le vent.

[Brève interruption] Il faut tout d’même être dans un certain état, je ne peux pas… toujours heu… être heu… susceptible de cette liberté. Parce qu’en fait, c’est un mouvement de liberté, c’est un mouvement de… comme quelqu’un qui tour qui tourne la tête doucement, c’est comme un mouvement de nuque en fait, c’est comme un mouvement d’épaules, [inspiration] qui peut être heu… un signe. Un signe pour personne, enfin, un léger signe amoureux, disons… Qui renouvelle le bail, [inspiration] d’une vie qui voudrait bien heu… se fondre en… en eau et en… [inspiration] Enfin, oui, c’est la mort, le la la la l’horreur. Alors il vaudrait mieux pouvoir mourir avant d’être pris comme ça. C’est un peu le rêve heu que fait ma… ma langue : piéger la mort. Pour me laisser sur le carreau, mais au moins comme ça j’aurai… battu heu… l’œuf. C’est la mayonnaise, en fait c’est ça ce que je veux dire. Il faut pouvoir faire la mayonnaise avant de… de tomber en ruines [31].

Perros est ici dans un effort de définition. Il cherche vraiment, par une succession rapide d’images, de sensations, par le recours à l’onomatopée, aux déictiques, à faire comprendre, ou mieux, à faire sentir à ses interlocuteurs, Daive et Gibbal, ce qui chez lui déclenche l’écriture : ce qu’il appelle la « chair de poule », qu’il décrit d’abord comme un « mouvement », à la fois comme une soudaine agitation de surface (sur la mer, sur la peau du cheval, sur les blés), et comme une sorte de dégagement, de sursaut, tendu vers autrui (« signe » corporel), comme pour échapper à une certaine tendance à la dissolution, à la disparition. L’idée de « mort » arrive ici de manière abrupte et inattendue, au creux d’une hésitation, avec pourtant une force d’affirmation sans précédent (« Enfin, oui, c’est »). Cette pensée de la mort vient remotiver l’image de départ, celle de la « chair de poule », qui devient, par effet de connotation, l’expression toute simple de la peur. Les trois dernières phrases de cet extrait, qui amènent l’image insolite et triviale de la « mayonnaise », sonnent à la fois comme un pied de nez goguenard à la mort, une sorte de revanche absurde, dérisoire (« au moins comme ça j’aurai… »), mais aussi comme un défi au langage (et aux interlocuteurs présents), car que veut dire « battre l’œuf », « faire la mayonnaise » dans ce contexte ? On comprend que cette course effrénée d’explications, cette voix qui se précipite d’image en image en ne respirant qu’à peine, se débat dans la langue : Perros bat le langage, pour le faire monter et lui donner consistance, face au néant qui vient. On entend le poète tisser un échafaudage au-dessus du vide.

La voix de Perros, dans cet entretien où la parole s’écoule sans entrave, fait ainsi entendre, en même temps qu’elle la réalise, une véritable poétique, qui puise à l’angoisse de la conscience de la mort. À la fin du dernier entretien, Perros oppose les « beaux vers » et « l’intelligence de la trouvaille » (chez Claudel, Saint-John Perse, Valéry par exemple) au poème comme ensemble organique, animal (comme chez Verlaine) :

Un beau vers chez Verlaine, vous ne le trouvez pas. C’est le poème qui est… hein. « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant… ». Mais y a pas… c’est pas de beaux vers ça. Une espèce d’enroulement [32] tout à coup du langage qui se fait animal, qui se fait chat, qui se fait… Et en fait un poème, c’est un animal, ce sont les animaux du langage les poèmes, ce sont les animaux ! Moi quand je regarde un chat – et maintenant je vis avec des chats, parce qu’ils viennent sur le paillasson alors on les prend – eh bien c’est un animal très poétique effectivement. Et un poème pour moi maintenant, c’est un chat [33].

La définition lapidaire et insolite à laquelle aboutit Perros (« un poème, c’est un chat ») procède de rebonds définitionnels successifs, de répétitions s’inscrivant dans un déroulement en apparence logique (« en fait ») et authentifiés par l’expérience quotidienne (« eh bien c’est un animal très poétique effectivement »). Il y a dans ce passage plein d’un humour touchant à la grâce du nonsense [34], une légèreté d’invention, une fantaisie, une gaieté qui font sourire l’auditeur et le surprennent. « Il y a donc des poèmes chats, des poèmes vaches… Tout ce que vous voudrez », poursuit Perros… Nulle « trouvaille » ici, mais un enchaînement verbal nécessaire, animé de l’intérieur par une poussée à la fois imaginative et rythmique.

Faire parler Perros de cette façon, c’est un peu le mettre en état d’écriture, mais sans qu’il puisse vraiment écrire, sans qu’il puisse « freiner », sans qu’il puisse maîtriser ce qui sort de sa bouche. D’où un certain plaisir à parler, qui s’entend dans ces moments d’humour, de provocation joyeuse de l’interlocuteur, mais aussi une certaine angoisse devant ce qui échappe, qui sera gravé, diffusé, sans qu’il puisse y redire… Suivre la voix de Perros, c’est d’ailleurs aussi entendre ses silences, lesquels, autant que ses constructions de langage « dans le vent », disent le « désarroi » qui « mijote » « dans la casserole » [35]. C’est là aussi l’une des grandes valeurs de l’entretien que de faire entendre ces silences, ces non-dits, qui ne sont nullement des équivalents des blancs sur la page. Une forme de silence, d’ellipse, est aussi perceptible dans certaines répétitions, qui s’entendent comme l’écho d’un véritable abîme intérieur. Ainsi dans le premier entretien, ce passage sur le mystère de l’origine, mystère de la nécessité d’écrire :

Et c’était déjà peut-être le décollement, cette espèce d’accent parisien, déjà peut-être… puisque j’étais à Paris et qu’il y avait ce côté-là. Peut-être, je ne sais pas. Mais ça ne justifie pas l’écriture ça. D’ailleurs, rien. Rien [36]

Le dernier « rien » s’entend à peine : en se perdant ainsi dans les limbes d’un lointain radiophonique, il ouvre un espace d’indicible qui auréole Perros d’une sorte de profondeur sonore et existentielle. De même, dans un autre passage, la répétition finale, tout en faisant apparaître un désarroi, une souffrance profonde, coupe l’élan métaphorique dans lequel il s’était engagé :

[…] je défends l’intellect. Oui, je le promène. Je le fais voyager. Je lui montre des choses. Beaucoup plus dans ma vie quotidienne que dans mon écriture qui est une écriture à la mesure de mes moyens et, alors évidemment, pour moi ce n’est pas suffisant. Ce n’est pas suffisant [37].

D’emblée, l’auditeur avait été prévenu : Perros se présente sans masque, non pas tant parce qu’il a quitté le métier d’acteur, nous dit-il, que par le simple fait qu’il parle au micro en son nom, c’est-à-dire à découvert. Mais ce qui est découvert au fond, c’est sans doute moins Perros, qui demeure insaisissable, que la résonance de cette parole, vive aussi bien qu’écrite, sur celui qui la reçoit, Jean Daive.

3. Un portrait radiophonique

La dernière partie de l’entretien est la seule qui ne prenne pas comme point de départ un livre de Perros. Il y est question de la lecture, de Perros lecteur, des admirations littéraires de ce dernier ; il est y aussi question de la meilleure manière de parler des auteurs aimés. C’est la partie la plus implicitement réflexive par rapport à ce que Daive, en tant que médiateur de Perros et de son œuvre auprès des auditeurs, entreprend de faire à la radio. L’entretien monté ne cherche pas ici à faire assister l’auditeur à une conversation entre l’auteur et son interviewer : il s’assume plutôt comme une forme élaborée de ressaisie sonore d’une œuvre et d’une figure d’écrivain, procédant par prélèvements (extraits de l’œuvre imprimée, extraits de l’entretien enregistré, musiques et bruitages), collages, superpositions de pistes sonores. Si l’artifice du montage est assumé comme tel, c’est qu’il garantit paradoxalement l’élaboration d’un portrait radiophonique fidèle à l’esprit (plus qu’à la lettre) de l’œuvre et de son auteur.

Tout d’abord, comment présenter un auteur ? Jean Daive, à l’écoute de Perros, montre ici qu’il suit l’une de ses leçons. En effet, à travers les exemples de Paulhan puis de Valéry, tous deux côtoyés et éperdument admirés par Perros, ce dernier invite à désacraliser la figure de l’écrivain, à le faire descendre de son piédestal mondain pour le rendre à son humanité. Selon lui, c’est en ce sens que Paulhan faisait passer des épreuves à ceux qui voulaient l’approcher :

Il fallait l’oublier, n’est-ce pas ? Il fallait faire en sorte que… ne pas le traiter lui comme il était traité d’habitude, c’est-à-dire très mal, comme un monsieur. Il ne voulait pas être traité comme ça non plus ; il voulait être traité comme un homme d’amitié justement. Et il faisait donc passer des épreuves à ce degré-là [38].

Cela fait bien sûr écho au désir d’incognito, tout comme à la relation d’amitié avec le lecteur, que Perros n’a de cesse de revendiquer pour lui-même. Or l’entretien fait entendre, juste à la suite de ce passage sur Paulhan, quelques vers d’Une vie ordinaire relatant avec humour une rencontre des plus intimes avec Valéry (« Moi je l’ai rencontré un jour / Valéry, dans les vespasiennes / et fait pipi tout près de lui / écoutant la chanson bien douce / qui s’écoulait de sa vessie ») ; puis Perros raconte les cours auxquels il assistait au Collège de France, ému moins par la parole du maître que par le simple fait d’être là, en sa présence, et de découvrir en Valéry un mortel plutôt qu’un dieu :

Pour moi, c’était vraiment l’homme total. Pour moi, Valéry était ce que Léonard de Vinci était pour lui, une espèce de… Moi j’étais tout à fait à genoux. Mais je ne l’ai pas connu. J’allais au Collège de France à tous ses cours. C’était pendant la guerre. Je ne peux pas dire que c’était passionnant. D’ailleurs, il n’y avait grand monde. Il n’était pas tellement aidé, parce qu’il y avait trois duchesses de La Rochefoucauld qui étaient au premier rang. Ce n’était vraiment pas très passionnant. Et ça ne l’amusait pas tellement non plus. Il faisait froid […] Et il était âgé ; enfin, il en avait marre. Et il ne faisait aucun effort pour nous aider. Il ouvrait ses papiers, ses cahiers, et puis il nous lisait des trucs. On ne comprenait rien. […] Enfin, ce n’était pas extraordinaire. Mais c’était extraordinaire d’être là. Naturellement. Et de le voir. Sa femme dormait. Il la regardait de temps en temps. Son œil bleu, magnifique, et il regardait sa femme qui dormait. C’était émouvant, disons. C’était émouvant [39].

Par le fait même d’assembler au montage ces anecdotes et cet extrait de poème, Jean Daive non seulement signale à l’auditeur la manière dont Perros conçoit la relation à l’écrivain aimé, mais encore met en évidence sa propre tentative, avec l’entretien radiophonique ainsi conçu, de faire entendre l’auteur dans sa vérité humaine plutôt que littéraire, l’œuvre écrite comme l’écho ou la poursuite du discours spontané. Non seulement la radio fait entendre la pensée de Perros, mais elle cherche à la réfléchir : le dispositif de l’entretien tel que Daive le met en place fonctionne comme un miroir, renvoyant aux auditeurs une image (sonore) correspondant à l’idéal formulé par Perros. À plusieurs reprises d’ailleurs au cours de l’entretien, Perros exprime des « rêves », que précisément la radio semble pouvoir réaliser. Ainsi de ce passage du premier entretien où il déclare : « Le rêve pour moi, ç’aurait été ça : ç’aurait été de graver sur le mur du vent, quelque chose qui se serait ajouté aux choses de la nature [40] » Les ondes hertziennes rendent possible ce rêve. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’expression « graver sur le mur du vent » a été choisie comme titre pour publier la transcription des entretiens avec Jean Daive, transcription qui n’a pourtant pas d’équivalent, elle, avec l’écoute des entretiens eux-mêmes : il y manque justement la voix, son mouvement, sa vie propre, ce qui fait que la parole enregistrée devient bien « quelque chose […] ajouté aux choses de la nature ». L’entretien, tel que le met en œuvre Jean Daive, est bien une manière de « graver sur le mur du vent », c’est-à-dire de fixer une parole sans lui ôter son mouvement, de la faire entendre plutôt que lire, de la dégager d’un support, la page, qui lui fait courir le risque d’être figée en chose littéraire. Un autre « rêve » auquel la radio donne une chance de prendre corps, c’est celui d’être entendu, et même chanté plutôt que lu, comme un « air » que l’on retiendrait par cœur au fond de soi, plus ou moins exact, et qui pourrait servir de signe de reconnaissance. Georges Perros évoque ainsi sa rencontre, à la fois réelle et fantasmée, avec Francis Poulenc :

Un jour, j’ai rencontré Francis Poulenc dans la rue. Rue de Médicis. Il habitait là d’ailleurs. Je n’ai pas osé, mais c’est ce que je voulais dire un peu à propos de la note, je n’ai pas osé l’arrêter, mais je voulais absolument lui chanter une partie de son concerto pour piano et lui demander s’il n’y avait pas une note dans ma mémoire qui clochait un peu. […] Et quand on me dit qu’on lit mes notes, j’aimerais que ce soit comme ça : j’aimerais qu’on me chante l’air. Et qu’on me dise, tiens ! on va se retrouver ensemble sur la Terre grâce à un petit air que j’ai retenu en lisant la note. Autrement dit, je voudrais que ça fasse chanter plutôt que lire, parce que ce n’est pas à lire une note. Ça se chante. C’est un petit air. Et alors on pourrait se reconnaître comme ça : une société secrète de la note. Il y aurait un air qui nous rassemblerait. Oui, ce serait une société presque clandestine. Naturellement ! Mais ce serait exactement comme ça, comme quand je voulais arrêter Francis Poulenc. Je voulais lui prouver que je le connaissais et que j’avais rien à lui dire, et que ce n’était pas du tout pour lui demander de le connaître ou… Il n’y a rien à connaître. J’avais envie de me mettre à côté de lui et de lui chanter un petit air. Évidemment, il se serait retourné, il m’aurait regardé et il m’aurait peut-être pris l’épaule, je ne sais pas, dans une espèce… C’est ça le rêve que je fais d’une amitié possible grâce à la note [41].

Comme dans cette rencontre manquée avec Poulenc, dont l’entretien monté cherche d’ailleurs à créer un simulacre (en faisant entendre, sous la voix de Perros qui non seulement en parle mais encore en chante quelques mesures, le concerto en question), Daive semble avoir manqué le rendez-vous fraternel. Celui-ci n’a pas lieu au moment de l’enregistrement ; mais il a lieu en différé, par cette tentative d’élaborer avec la radio une sorte d’« équivalent [42] » de la parole et du projet perrossiens, ou au moins un écho fraternel. Cette fraternité, Perros ne la reconnaît pas, puisqu’il n’a pas écouté le résultat final de l’entretien, qu’il s’en détourne (il ne s’est pas « retourné » !) comme si cela ne le concernait plus. Cette rencontre manquée que figure ici l’entretien explique sans doute l’importance que Daive donne à une formule de Perros, celle de « conversation à distance ». Tirée de la préface de Papiers collés 2 et caractérisant pour l’auteur la relation désirée avec le lecteur, elle s’accorde bien elle aussi (comme « graver sur le mur du vent ») avec le medium radiophonique. Jean Daive l’utilise pour ouvrir et fermer la série des entretiens : « J’essaie d’établir un rapport de conversation à distance, conversation impossible, qui exige l’intervention du hasard ». Jean Daive modifie la phrase originelle de Perros en la tronquant : ce faisant, il se la réapproprie, se la dit pour lui-même (se la chante ?), fait coïncider le « je » de Perros avec le sien propre. L’inexactitude de la citation ici n’est pas trahison : elle figure l’opération même de réception intime d’une parole lue ou entendue, qui revient en mémoire. Elle doit au fond s’entendre comme un signe de fraternité. Cette pratique de la citation modifiée apparaît plusieurs fois au cours des entretiens. Dans le 3ème, celle-ci est clairement perceptible (y compris dans le temps de la diffusion pour un auditeur attentif) puisque la citation originale est d’abord dite par Michelle Cohen au début de l’émission (« À qui n’est-ce pas arrivé / d’avoir à dire la parole / celle de toute éternité / à l’homme que vous avez là / devant vous présent mais précaire [43] »), puis reprise par Jean Daive à la fin (« Dire la parole, celle de toute éternité, à l’homme que vous avez là, devant vous, présent mais précaire [44]») : une fois encore, le « je » de Perros a fait place à celui de Daive, si bien que « l’homme […] présent mais précaire » en vient à s’identifier, dans la bouche de l’interviewer, pour l’auditeur, à Perros lui-même.

La relation entre Perros et Daive est donc particulièrement ambivalente. Daive n’est pas un ami élu pour la conversation, comme ont pu l’être tous ceux, nombreux, avec qui Perros a tenu correspondance, autre forme de « conversation à distance » (Jean Grenier, Jean Roudaut, Jean Paulhan, Michel Butor, Bernard Noël, Carl-Gustav Bjurström, Lorand Gaspar, Henri Thomas, etc.). C’est lui qui l’a fait venir, parce qu’il aimait son œuvre ; et visiblement il n’a pas réussi à le lui montrer. Il n’est pas allé à lui, dans son lieu, comme l’avait fait Roger Pillaudin pour la radio en 1969, enregistrant son entretien dans la Baie des Trépassés [45], ou comme Pierre-Jakez Hélias pour l’entretien télévisé réalisé par Paul-André Picton en 1971 [46]. L’entretien avec Daive, une fois monté, assume donc cette distance et épouse l’idée que Perros formule à propos de la relation au lecteur. Jean Daive y joue finalement le rôle d’un médiateur en retrait, distant, laissant la plus grande place audible à son invité, tout en ouvrant la voie pour que l’auditeur, destinataire final de l’entretien, entende à son tour Perros et puisse laisser sa parole faire son miel en lui. Jean Daive est en effet celui qui entend et redit à part soi, reformule ce qu’il a compris – d’où ce ton, si étrange à première audition, qui est en fait celui-là même de la « conversation à distance » et non celui de la conversation directe. Ainsi à la fin du premier entretien, Daive ressaisit la pensée de Perros, en se coulant dans les mots mêmes de ce dernier : « La parole écrite voudrait bien passer inaperçue. Elle voudrait bien être égale au vent, à la pluie, aux personnages et aux choses du quotidien qu’elle vise pour s’y fondre [47] » L’auditeur, quant à lui, est appelé à jouer le même rôle que l’ami-lecteur anonyme, que Perros ne choisit pas mais auquel il se livre pourtant, même par-delà la mort : auditeur chez qui se produira peut-être, réponse muette et intime à la parole délivrée, un tressaillement intime, un mouvement de « chair de poule », une émotion enfin, seul « signe » désiré par Perros en ce qu’il fait triompher de la mort. « Voilà ! La mort ne prend pas ça, c’est ce que je voulais dire. La mort ne peut pas… la mort est battue, là [48]. »

Ce premier entretien que mène Jean Daive à la radio assume pleinement le fait d’être un objet sonore construit plutôt que l’apparente retransmission d’une conversation à laquelle on ferait mine de convier muettement l’auditeur. La radio s’y affirme non seulement comme moyen d’expression, mais encore comme moyen spécifique de représentation du réel. Il s’agit de capter, sur le plan sonore, non seulement ce que dit Georges Perros, mais ce qu’il est, non seulement sa parole, mais aussi toute son épaisseur humaine. Captif, Perros l’est indéniablement dans ce studio impersonnel ; et il s’en défend puisqu’il rejette, dans le même temps qu’il s’y prête, l’exercice de l’entretien. Mais ce que réussit à capter Jean Daive, secondé par le réalisateur Alain Pollet, c’est une parole suffisamment libérée des questions et, plus généralement, des contraintes de la conversation courante, pour qu’on puisse y entendre tout un prisme d’émotions, une sensibilité à nue, un accès sonore direct à cette « nuit » que Perros disait rechercher chez les autres [49]. En même temps, si l’auteur est bien sans masque, il est cependant en partie revêtu de la sensibilité propre de son interviewer, Jean Daive, qui, dans le tissu des textes et des paroles de Perros, découpe, prélève ce qui lui parle et qui fait signe, aussi bien à lui-même qu’à l’espace radiophonique où pour l’auditeur se déploie l’entretien. De même, le choix de monter des extraits musicaux et des bruitages pare la parole de Perros d’un tissu affectif qui oriente l’écoute et qui contribue à faire de l’entretien un portrait tout subjectif de l’écrivain. L’entretien monté constitue ainsi dans son ensemble une forme de réponse différée à Georges Perros. Mais le son qui revient à l’auditeur, comme un écho, n’est ni tout à fait un autre ni tout à fait le même (par rapport à ce qu’il fut au moment de sa prise), augmenté qu’il est de la présence de Jean Daive, lequel s’affirme non seulement comme médiateur mais aussi pleinement, quoique discrètement, comme auteur de l’entretien. « Georges Perros, Jean Daive » : l’entretien apparaît ici au fond comme la mise en tension de deux espaces-temps, à l’origine disjoints mais superposés au montage, de la parole auctoriale. Par ce dispositif de relais, Jean Daive contribue bien à faire « passer la douane [50] » à son invité, s’effaçant lui-même au maximum, pour laisser parvenir jusqu’à nos propres rives intérieures, la « petite musique » si émouvante, si inoubliable, de Georges Perros.

Notes

[1] Alain Veinstein, Radio sauvage, Paris, Seuil, 2010, p. 40 suiv.

[2] « Le temps qu’on la cherche, elle est déjà commencée, on la trouve, elle est finie. Mais elle surgit parfois sans qu’on l’attende. C’est la poésie sur France-Culture, le matin, le midi, le soir et la nuit, “Poésie ininterrompue” » (Le Monde, lundi 14 mars 1977), cité par Abigail Lang, « “Bien ou mal lire, telle n’est pas la question”. Poésie ininterrompue, archives sonores de la poésie », dans Pierre-Marie Héron, Marie Joqueviel-Bourjea et Céline Pardo (dir.), Poésie sur les ondes. La voix des poètes-producteurs à la radio, Presses universitaires de Rennes, 2018.

[3] Émission diffusée du 2 au 8 juin 1975.

[4] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017. Je remercie ici Jean Daive d’avoir bien voulu répondre à mes questions.

[5] Propos recueilli de Jean Daive recueilli par mail le 16 mai 2017.

[6] Voir Céline Pardo, « Avec un écrivain, les yeux fermés. L’art du portrait d’écrivain à la radio », dans Ivanne Rialland (dir.), Critique et médium, Paris, CNRS éditions, 2017, p. 271-285.

[7] Jean Daive affirme qu’il n’est pas responsable du montage. Il faut donc sans doute l’attribuer à Alain Pollet qui réalise l’émission.

[8] Le signe # marque une pause dans la diction. Entre crochets sont indiqués les sons ajoutés au montage.

[9] La transcription de l’entretien, qu’on peut lire dans Graver sur le mur du vent, Thierry Gillybœuf (éd.), Illiers-Combray, éditions Marcel le Poney, 2010, restitue entre crochets la phrase originale de Perros : « conversation impossible [à l’état brut], qui exige l’intervention [d’un heureux] hasard ». Mais pour d’autres citations modifiées par Daive, il n’y a pas de restitution de l’original.

[10] Georges Perros, Papiers collés 2, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1973, p. 9.

[11] On entend seulement, à de rares moments, plutôt dans les derniers entretiens, de brefs acquiescements de Jean-Marie Gibbal, un ami proche de Perros, qui était présent lors de l’enregistrement.

[12] 1er entretien.

[13] Pour plus de lisibilité, j’ai repris ici la transcription éditée (p. 22), bien qu’elle ne rende qu’imparfaitement compte de la diction et du parler réels de Perros.

[14] Lettre à Jean Roudaut, 24 février 1976, citée dans Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 12.

[15] Premier entretien, transcription éditée, op. cit., p. 16.

[16] Cinquième entretien, ibid., p. 64.

[17] Quatrième entretien, ibid., p. 59.

[18] Premier entretien, ibid., p. 21.

[19] Ibid.

[20] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017.

[21] Georges Perros, Une vie ordinaire [1967], Paris, Gallimard, 1988, p. 104-105.

[22] Ibid., p. 159-160.

[23] Georges Perros, Je suis toujours ce que je vais devenir, Brest, éditions Dialogues, 2016. Le texte de cet entretien paraît pour la première fois de façon posthume en 1983 (coédition Calligrammes/Bretagnes), scandé par des « illustrations » de Perros et clos par une signature manuscrite. L’auteur de l’entretien, Michel Kerninon, s’efface complètement devant la parole auctoriale de Perros.

[24] Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 54.

[25] Une vie ordinaire, op. cit., p. 121.

[26] Ibid., p. 94.

[27] Une expression qu’on retrouve dans plusieurs textes de Meschonnic, par exemple dans Le Rythme et la lumière. Avec Pierre Soulages, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 173.

[28] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017.

[29] Il s’agit ici de ma propre transcription qui restitue ce que Graver sur le mur du vent a effacé (op. cit., p. 44), l’expression « Voilà c’est ça ».

[30] Deuxième entretien, Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 30.

[31] Je transcris ici les paroles de Perros réellement prononcées. Les points de suspension indiquent un silence (le reste du temps, tout est dit en un souffle, très vite). Le silence est particulièrement long avant « l’œuf », signe d’un bref scrupule peut-être devant l’incongruité de cette image, scrupule qu’il dépasse cependant avec la métaphore filée et assumée (« en fait c’est ça ce que je veux dire ») de la « mayonnaise ».

[32] Ce terme d’« enroulement », il l’avait employé déjà en 1963, dans une lettre à Butor, suite à une émission sur la Bretagne qu’il avait réalisée pour la radio en décembre 1962 et dont il avait repris le poème « Amour d’Armor » devenu « Marines » dans les Poèmes bleus. Voici ce qu’il écrit à propos de « Marines » : « Je t’envoie ce que j’ai tiré du truc radiophonique. En fait, j’ai simplement retiré les citations et les nœuds musicaux. […] Ce qui m’a intéressé, ce sont les enroulements, quand le langage s’ouvre comme une fleur, et se déplie, dans la mesure de son inspiration. Ça s’arrête malheureusement toujours un peu vite », lettre citée par Estelle Ferrux, « “Mesure de ce que je suis”. La poésie de Georges Perros », thèse de doctorat de l’université Paris-Sorbonne, 19 octobre 2007, p. 53. Je remercie ici Estelle Ferrux de m’avoir communiqué son beau travail.

[33] Cinquième entretien, transcription personnelle.

[34] Voir la très éclairante mise au point de Nicolas Cremona, « Le nonsense », séminaire ENS Paris 2005-2006, [en ligne], http://www.fabula.org/atelier.php?Nonsense, dernière consultation le 11 octobre 2017.

[35] Une vie ordinaire, op. cit., p. 163.

[36] Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 15.

[37] Deuxième entretien, ibid., p. 31.

[38] Cinquième entretien, ibid., p. 62.

[39] Ibid., p. 63.

[40] Premier entretien, p. 17.

[41] Ibid., p. 42-43.

[42] Georges Perros dit quant à lui que certains « lieux », en Bretagne, sont « l’équivalent naturel » de ses écrits (Troisième entretien, ibid., p. 39).

[43] Une vie ordinaire, op. cit., p. 71.

[44] Troisième entretien, transcription de Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 47.

[45] Des hommes et la mer : Georges Perros, émission produite par Roger Pillaudin, France Inter, 29 août 1969, 23h, 30 min.

[46] « Une vie ordinaire », dans Lu et approuvé (collection « Atlantique »), réalisation de Paul-André Picton, ORTF, 1ère chaîne, 27 novembre 1971.

[47] Premier entretien, transcription de Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 22.

[48] Troisième entretien, ibid., p. 43.

[49] « Quand je disais la sensibilité d’autre, c’est quoi ? C’est leur nuit. C’est la nuit de l’autre que je sollicite et que je recherche. Ce n’est pas le fait de se dire bonjour. Je veux dire que ce n’est pas si simple le réel et le quotidien. On dit toujours : vous êtes un type du réel, du quotidien. Ce n’est pas si simple, parce que c’est très difficile à prélever justement. » (Cinquième entretien, ibid., p. 65).

[50] Dans le 3e entretien, Perros s’écrie : « Parce que je crois que, tout de même, il vaut mieux avoir du génie. Je crois… quand on écrit. Mais quand on n’en a pas, il faut s’arranger avec cette espèce de son, de bruit que fait la langue en nous, et… pour s’en débarrasser tout simplement. Parce que je voudrais bien passer la douane, moi. C’est-à-dire basculer de l’autre côté, et alors là je me dirais : tiens ! tu écris et ça a un sens » (op. cit., p. 39).

Auteur

Céline Pardo est membre du Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (Cellf) de Paris-Sorbonne. Elle est l’auteure de La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS, 2015) et a codirigé plusieurs ouvrages dont Poésie et médias (Nouveau Monde, 2012) et Poésie sur les ondes (PUR, 2018). Elle poursuit des recherches sur la part sonore de la littérature (radio, enregistrements, lectures publiques) et sur la poésie des XXe et XXIe siècles.

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