Formes contemporaines de l’imaginaire informatique

Présentation

Cédric Chauvin
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Aux études actuelles sur les façons dont certains auteurs et artistes contemporains investissent les technologies numériques et voient leur création et leur écriture autant que leur réception investies en retour et transformées par elles, il semble utile d’associer, de façon complémentaire, une réflexion sur les statuts et les fonctions des représentations et des modes de présence de l’informatique dans la fiction et au-delà, depuis la fin des années 1970. Ce moment est celui du développement des personal computers et, ainsi, d’une première démocratisation de l’informatique, entendue comme science et pratique du traitement et de la représentation de l’information par les outils numériques. Dans ce dossier, nous en envisagerons aussi bien les supports et manifestations matériels (l’ordinateur, ses langages et ses logiciels) que les acteurs et les usages tels que les formes de la création contemporaine les redessinent : l’objet des contributions ici réunies est de se demander dans quelle mesure les œuvres des trois dernières décennies élaborent, de l’informatique, un ensemble de caractérisations autant que d’extrapolations dont l’éventuelle cohérence n’annule ni les tensions, ni la valeur critique – en somme, un imaginaire. Issu d’un colloque tenu à l’université Paul-Valéry de Montpellier en octobre 2015, ce dossier sera suivi d’un second ensemble de textes, dans la revue en ligne Res Futurae.

Une des origines de la réflexion est le texte fondateur de Fredric Jameson intitulé, dans sa traduction française, « Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif », article de 1984 repris et développé dans un ouvrage éponyme de 1991. Dans ce texte, Jameson tâche de décrire la « dominante culturelle » postmoderniste selon au moins quatre aspects principaux – « nouvelle superficialité [1] », « affaiblissement de l’historicité [2] », « déclin de l’affect [3] » et « relations profondes et constitutives avec les nouvelles technologies ». Sur ce dernier point, après avoir rappelé combien la machine avait pu constituer un emblème au moment moderniste (de Marinetti à Léger), et « l’excitation de l’énergie machinique » un objet d’« idolâtrie », Jameson écrit : « Il saute aux yeux que la technologie de notre propre moment [l’ordinateur au premier chef] ne possède plus cette même aptitude à la représentation [4]. » Comme il apparaît dans l’ouvrage d’Isabelle Krzywkowski publié en 2010, Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle, les objets techniques ont toujours davantage placé la littérature (ce dossier interroge en l’occurrence ce qu’il en est aussi dans d’autres médias) face à un dilemme : ou bien risquer l’illisibilité dans le cas de la « posture d’écriture » purement descriptive qu’Yves Jeanneret nomme « technologie » (où « la matérialité de l’objet est projetée sur un discours raisonné et arrimée aux principes physiques [5] »), ou bien anthropiser ou naturaliser, par divers jeux de métaphores, la représentation d’une machine dès lors décrite par la bande, ou finalement privilégier l’écriture de ses effets sur l’homme et son milieu, faute de pouvoir la dire de face. De fait, souvent, les œuvres contemporaines balancent entre le constat de l’apparente banalité de l’objet informatique, les différentes formes de désignation de sa complexité réelle, et les infinies conséquences de sa connexion avec la conscience humaine.

Cette question de la représentabilité de l’informatique, et l’examen des raccourcis qui en déterminent peut-être l’irreprésentation, sont au cœur de plusieurs articles de ce dossier : que disent ainsi de l’ordinateur la représentation d’une intelligence artificielle amoureuse, dans l’analyse que propose Jean-Christophe Valtat de deux textes de Dino Buzzatti et de Richard Powers, ou le recours aux topoi de la magie pour parler de l’informatique, comme Anne Besson l’analyse dans divers discours et images contemporains ? Comment comprendre les difficultés, mises au jour par Natacha Levet, que rencontre souvent le roman policier francophone contemporain à donner à l’informatique une fonction narrative qui soit davantage qu’un discret expédient ?

Pour Jameson toujours, au moment où il écrit son texte sur le postmodernisme, « notre capacité à agir et à lutter se trouve à présent neutralisée par notre confusion tant spatiale que sociale [6] », confusion de l’individu face à « la réalité immense et menaçante des institutions économiques et sociales » qui rejoint celle du lecteur autant que du personnage cyberpunk placés tous deux face aux « réseaux d’une hypothétique interconnexion informatique globale ». Ces remarques nous signalent combien une étude des formes que prend l’informatique dans la fiction engage une réflexion sur les relations (éventuellement critiques) entre imaginaire informatique et espace social. À ce titre, le théoricien dit à la fin de son article la nécessité, pour les créateurs de son époque, de s’emparer à nouveau d’une fonction pédagogique et didactique longtemps boudée par les arts. Mais dans quelle mesure les œuvres contemporaines aux prises avec la représentation de l’informatique, et les œuvres nativement informatiques elles-mêmes, peuvent-elles participer d’un tel projet, alors que le réseau informatique semble constituer la figure même d’une réalité contemporaine labyrinthique et aliénante ? De fait, pour tout un courant de la science-fiction, du cyberpunk à nos jours, les représentations d’une informatique dominante, perturbante, non-objectivable, contaminante et invisible, en font une des figures de l’imaginaire les plus négatives de nos fictions contemporaines. En réalité, lorsque dans la postmodernité dont il décrit les formes, Jameson affirme ainsi l’urgence d’un « nouvel art politique [7] », il défend précisément le projet de formes artistiques fondées sur une « esthétique de la cartographie cognitive », capable de « doter le sujet individuel d’un sens nouveau et plus acéré de sa place dans le système mondial » : il n’est pas impossible que cette proposition, proche de l’idée d’une réticularisation de la réalité par les objets esthétiques défendue par Gilbert Simondon, nous aide à ne pas seulement concevoir le réseau et l’informatique selon une forme de doxa dystopique, mais aussi comme possibles instruments d’émancipation.

Dans la troisième partie du Mode d’existence des objets techniques (1958), Simondon décrit en effet de façon spéculative et assez hégélienne un état magique de l’être humain au monde, prétechnique et préreligieux, où la relation de l’homme à son milieu se fonderait sur l’identification de points saillants dans la réalité, spatiale ou temporelle, réalité qui prend alors l’allure d’un réseau – c’est l’idée de réticularisation. Or une fois que la technique et le religieux ont placé l’homme à distance de la réalité, « la pensée esthétique se présente comme un effort pour reconstituer un univers réticulaire [8] ». L’acte, artistique ou autre, qui suscite l’impression esthétique « devient un point remarquable de la réalité vécue, un nœud de la réalité éprouvée […], un point remarquable du réseau de la vie humaine insérée dans le monde ; et de ce point remarquable aux autres une parenté supérieure se crée qui reconstitue un analogue de réseau magique de l’univers ». Si leurs approches respectives sont profondément diverses, la magie de Simondon semblant bien lointaine du marxisme de Jameson, il semble tout de même remarquable que tous deux partagent à quelques décennies d’intervalle l’idée selon laquelle les formes artistiques peuvent marquer et tracer, sur l’espace de la réalité physique et sociale, des points et des lignes permettant à l’homme de s’y orienter. D’un côté, une telle perspective n’est pas sans évoquer le principe même, permis par l’informatique, des jeux en réalité alternée, les technologies de réalité augmentée ou encore la mode du geocaching. Corollairement, sur les maps de nombreux jeux vidéo récents, dits open world, de certains MMORPG ou des différents Far Cry à la dernière mouture de la série des Witcher, la carte du monde est ponctuée d’icônes désignant des points d’intérêt divers pour le joueur, et à la fois ce dernier peut y créer ses propres indicateurs de saillances, et les partager parfois en mode multijoueur. La « réticularisation » de Simondon et la « cartographie psychique » de Jameson peuvent ainsi aider à concevoir une dimension au minimum créative de certaines pratiques contemporaines fondées dans l’usage de l’informatique, et à ne pas seulement penser le réseau comme espace d’égarement, mais comme instrument possible de réinsertion de l’humain, voire de l’individu, dans l’espace, et dans le monde. Labyrinthe oppressif mais aussi occasion, pour l’individu, de se ressaisir de son environnement : cette tension, ou plutôt cette dialectique, est au demeurant sensible dans de nombreuses œuvres contemporaines lorsqu’elles prennent pour objets les utilisateurs de l’informatique dans notre société, comme plusieurs contributions du présent dossier en attestent.

Trois d’entre elles s’attachent ainsi aux modes de représentation de ceux que l’on pourrait appeler les « spécialistes » de l’informatique et qui y trouvent, de façon valorisée ou, au contraire, inquiétante, l’occasion d’élaborer et d’adopter une identité sociale marquée et, en l’occurrence, vue et vécue comme subversive. Certains jeux vidéo, comme le montre ici Estelle Dalleu, élaborent à travers la figure du pirate informatique une forme de réflexivité, qui passe par la construction d’un héritage historique autant que légendaire, celui du hacking. Ainsi encore du geek, nouvelle figure atypique du héros, sorte de revanche des intellectuels sur la puissance musculaire du héros guerrier (émancipation des premiers de la classe, émancipation de l’astuce et de la ruse), dont David Peyron dresse le portrait dans diverses fictions audiovisuelles – ou du terroriste, figure sombre, reflet inversé du geek, dont Sébastien Candelon examine les usages de l’ordinateur dans le cinéma hollywoodien.

Dans un registre moins communautaire mais plus communément partagé, nombre d’œuvres contemporaines s’interrogent aussi sur les nouvelles modalités d’existence individuelle et sociale dont tout un chacun fait l’expérience dans son usage des outils informatiques. Isabelle Boof-Vermesse lit ainsi dans Email Trouble de Paige Batty une théorisation fictionnalisée des fausses promesses émises par notre société de communication numérique. Croisant les figures, également étudiées par Jean-Christophe Valtat chez Buzzatti et Powers, d’un éros informatique, Florence Thérond examine quant à elle plusieurs romans contemporains où l’intimité se trouve, de façon souvent aliénante, modelée et conditionnée par les outils informatiques. Or l’une des façons pour le sujet contemporain de retourner une domination liée à l’informatique en une émancipation qui soit, paradoxalement, autorisée par cette dernière, se trouve peut-être, finalement, proposée par Isabelle Boof-Vermesse et Florence Thérond au terme de leurs parcours respectifs, lorsqu’elles envisagent le geste des auteurs et des créateurs qui s’emparent de la technologie informatique pour la travailler et être travaillés par elle – s’autorisant ainsi à transformer « un retrait devant le caractère invasif de la technoculture » en « un geste affirmatif d’appropriation de la réalité virtuelle [9] ».


Notes

[1] Fredric Jameson, Le postmodernisme ou La logique culturelle du capitalisme tardif (1991), Paris, Éditions des Beaux-Arts de Paris, 2007, p. 39.

[2] Ibid., p. 40.

[3] Ibid., p. 55.

[4] Ibid., p. 80. Jameson écrit aussi que « la coquille extérieure [de l’ordinateur] n’a de pouvoir ni emblématique ni visuel » (ibid., p. 81).

[5] Cité dans Isabelle Krzywkowski, Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle, Grenoble, ELLUG, 2010, p. 171. Ainsi, pour Gilbert Simondon et de façon toute moderniste, « la beauté du design “pauvre” » relève d’une « phanérotechnie », d’une mise en évidence des spécificités techniques de l’objet, plutôt que d’une dissimulation de ces dernières (Yves Michaud, « Sur Gilbert Simondon (1924-1989) », Libération [en ligne], 26 février 2012 [consulté le 8 novembre 2016], en ligne ici.

[6] Fredric Jameson, op. cit., p. 104.

[7] Ibid., p. 105.

[8] Yves Michaud, op. cit.

[9] Isabelle Boof-Vermesse, « Email Trouble de Paige Baty. D’une matrice, l’autre ou Comment resituer le sujet digital », infra.

Coordinateurs du dossier

Cédric Chauvin, docteur en littératures française et comparée, agrégé de lettres classiques,  enseigne à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Il a traduit l’Alexandra de Lycophron (L’Harmattan, « Études grecques », 2008) et publié plusieurs études sur la référence moderne puis contemporaine à l’épopée, dont l’ouvrage intitulé Référence épique et modernité (Éditions Honoré Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2012). Ses travaux récents portent sur le roman contemporain (« Possession et métamorphose : Les neuf consciences du Malfini de Patrick Chamoiseau », dans Anthony Mangeon (dir.), L’empire de la littérature, PUR, « Plurial », 2016) et les champs de la science-fiction et du jeu vidéo (« Le joueur sur le seuil : gameplay et pluralité des mondes dans Myst, Fez et From Dust », dans Anne Besson, Nathalie Prince et Laurent Bazin (dir.), Mondes fictionnels, mondes numériques, mondes possibles, PUR, « Essais », 2016).

Éric Villagordo, agrégé d’arts plastiques, est maître de conférences en arts plastiques à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Il est également sociologue de l’art spécialisé dans l’étude de la pratique artistique contemporaine dans le contexte de mondialisation. Dans ce cadre, il a notamment publié L’artiste en action. Vers une sociologie de la pratique artistique (L’Harmattan, 2012) et « Un sociologue en résidence artistique » (dans Culture & Musées n°19, Actes Sud, 2012), ainsi que « Jean-Loup Amselle et la sociologie de l’art », dans Anthropolitiques. Jean-Loup Amselle, une pensée sans concessions (Karthala-Maison des Sciences de l’Homme de Montpellier, 2015). Ses deux autres axes de recherche sont l’éducation culturelle (il a co-dirigé l’ouvrage La rencontre avec l’œuvre, L’Harmattan, 2012) et la sociologie de la bande dessinée (dernières publications : « Souviens-toi que tu vas mourir : Walking Dead ou comment vivre avec la mort », Socio-anthropologie, n° 31: « Mortels ! », 2015 ; « Comics et politique. Après le 11 septembre 2011 : la bande dessinée en temps de guerre », dans La création politique dans les arts. L’art, le politique dans les arts, L’Harmattan, 2016). Il est membre du RIRRA 21 et directeur adjoint du département arts plastiques de l’université Paul-Valéry Montpellier 3.

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