Michel Butor et la radio

Une semaine d’escales musicales et radiophoniques

Jean-Yves Bosseur
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Dans Une semaine d’escales ou les sept oreilles des virages de la nuit, une série de sept épisodes tout à la fois musicaux et poétiques conçue pour France Musique (5-11 novembre 1977), Michel Butor réalise un vaste brassage de quelques-unes de ses musiques de prédilection. Il retranscrira quelques années plus tard ces émissions dans un texte publié en 1982 et intégré à Répertoire V.

In Une semaine d’escales ou les sept oreilles des virages de la nuit, a set of seven episodes, both poetical and musical, imagined for France Musique (1977, november 5-11), Michel Butor realizes a very large melting-pot of some of his favourite musics. A few years later, he will transform these radio programs in a text incorporated into Repertoire V (1982).

Texte intégral

Les intérêts musicaux de Michel Butor étaient extrêmement variés, intimement liés à ses modes d’écriture. C’est ce je souhaiterais vous faire partager en évoquant la série d’émissions « Une semaine d’escales, ou les sept oreilles des virages de la nuit » conçue pour France Musique en 1977 [1], ou plus exactement le texte que Butor en a tiré dans le cinquième volume de Répertoire [2]. Michel Butor y concilie ses qualités analytiques et ses singulières facultés créatrices. La contrainte était particulièrement lourde : un ensemble d’émissions sur une semaine entière représentant une durée globale d’environ 18 heures. Michel Butor tient à jouer le jeu du médium radiophonique. Il était aidé par René Koering qui devient en quelque sorte un maître des cérémonies. Certes, il ne s’agit pas d’une création radiophonique au même titre que Réseau aérien, mais les options qu’il avance n’en sont pas moins surprenantes et originales. En effet, j’ai été frappé à de nombreuses reprises par la manière dont il parvenait à répondre avec la plus grande pertinence aux propositions qui lui étaient adressées. Il s’agissait ici d’élaborer tout un cheminement permettant de témoigner de ses affinités et de ses aspirations dans le domaine de la musique et, plus globalement, du son, et d’évoquer en parallèle ses collaborations avec des compositeurs. À la différence des émissions au cours desquelles un écrivain relate ses goûts en la matière, Michel Butor construit une structure dynamique qui rejoint conjointement certaines de ses préoccupations littéraires. Ses interventions apparaissent tout à fait spontanées, car la radio, c’est avant tout la présence de la parole vivante, le poids de l’oralité. Les seuls textes lus sont liés à des citations d’auteurs ou à des extraits de ses œuvres en collaboration avec des compositeurs.

Ce qui est vraiment très intéressant, c’est l’intervalle (titre d’ailleurs d’un de ses livres) entre les émissions proprement dites et la version transcrite qu’il en propose dans le cinquième volume de Répertoire. On y retrouve quelque chose du principe qu’il applique dans les différents volumes des Illustrations. Dans les Illustrations, il s’agissait pour lui de remodeler les textes poétiques initialement destinés à des livres d’artistes généralement réalisés en collaboration avec des plasticiens, dont les tirages étaient la plupart du temps très limités. Ainsi donnait-il à ses textes une nouvelle vie, dans la mesure où ils s’adressaient à un nombre moins restreint de lecteurs. Pour la « Semaine d’escales », le problème était quelque peu différent, mais néanmoins pas totalement étranger. Les émissions radiophoniques sont fugitives, éphémères, même si l’on peut espérer d’hypothétiques rediffusions. Comment les traduire selon un autre mode d’expression, en l’occurrence en les inscrivant dans un livre, tel était l’enjeu qu’a certainement dû affronter Butor. En discutant de ses livres en collaboration avec des plasticiens, je me souviens qu’il m’avait dit que, dans un premier temps, il cherchait à réaliser un texte qui soit indissociable du projet conçu communément. Cela ne pouvait que créer une tension d’autant plus forte au moment où il décidait de retravailler le texte en l’extrayant de son contexte d’origine. Et c’est aussi ce qui s’est passé avec la version écrite de la « Semaine d’escales », par rapport à la version orale qui la précédait.

Dès l’introduction de la version écrite (dédiée à René Koering), librement retranscrite et aménagée, Butor fait entrer le lecteur dans la complicité du jeu de pistes qu’il a imaginé, de l’émission en train de se faire. Il lui fait part de ses questionnements et déviations par rapport aux options de départ, de ce que les choix opérés peuvent comporter de nécessairement limitatif afin que le projet demeure ouvert, ne se restreigne pas aux seules œuvres sélectionnées. Un point demeure néanmoins tout à fait mystérieux pour moi, lorsqu’il écrit : « Ce qui m’étonne particulièrement, c’est l’absence de Schubert, un des musiciens que j’écoute depuis mon enfance, et puis aussi de la musique française du tournant du siècle qui, surtout depuis quelque temps, me fait revenir en mémoire toute l’avant-guerre [3]. » Or, s’il est vrai que ni Debussy, ni Ravel, ni Satie ne sont inclus dans sa programmation, il n’en va pas de même pour Schubert, présent dans la dernière émission, avec une Ouverture en ut mineur (mais peut-être était-ce un choix de René Koering, de même qu’une des Sonates et interludes de Cage, qui n’est pas mentionnée non plus dans son texte, ainsi qu’une Chaconne de Bach transcrite par Busoni).

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Pour que les épisodes ne consistent pas en une simple et plate succession d’œuvres, aussi riches soient-elles, il propose une architecture, un jeu de construction capable d’en regrouper certaines, afin de les « mettre en scène » (ou plutôt, dans ce cas, « en ondes »). À cet effet, il reprend des titres de ses livres :

L’Emploi du temps : pour les musiques anciennes à modernes qu’il préférera ultérieurement appeler Répertoire [4] ;

Illustrations (au départ, Musique imaginaire) pour des citations de grands écrivains [5] ;

Matière de rêves, pour les musiques récentes [6] ;

Portrait de l’artiste en jeune singe, pour ses collaborations ou des œuvres musicales reprenant des poèmes de lui ;

Le Génie du lieu, musiques d’ailleurs ainsi que certains environnements naturels ou urbains ;

Histoire extraordinaire que, dans son texte écrit, il dit avoir détaché de la précédente rubrique afin de faire entrer une de ses musiques de prédilection, le jazz. Il associe d’ailleurs volontiers le jazz, à plusieurs reprises au cours des émissions, à un processus de libération ;

Passage du sable (sous-titre qui rappelle Passage de Milan [7]) : musiques anciennes, redécouvertes pour beaucoup au cours du XXe siècle [8].

Cela donne en tout sept rubriques, plus une qui nous projette vers des écoutes et/ou lectures en devenir : Envois. Généralement placés à la fin de chaque épisode, les Envois sont en effet des incitations à prolonger ce qui a été proposé, une fois l’émission terminée. Dans la version radiophonique, chaque émission, du samedi au vendredi suivant, propose les sept rubriques. Dans la version écrite en revanche, Butor rassemble dans une même entrée journalière (samedi, dimanche, etc.) les contenus proposés dans une rubrique tout au long de la semaine.

On retrouve dans une telle organisation l’attrait de Butor pour la combinatoire et pour les nombres. Il dit d’ailleurs dans une des émissions que c’est la musique qui lui a enseigné cela, notamment à travers les personnalités de Schoenberg et de Webern, sans oublier ses amis du Domaine Musical créé par Pierre Boulez. Mais plus que le nombre douze, c’est le sept qui occupe très précisément un rôle pivot (les sept jours de la semaine, qui constituent le cadre global des émissions et, pour entrer plus en détail dans le contenu de chacune, les sept planètes, les sept merveilles du monde ancien, les sept métaux de l’ancienne chimie, les sept couleurs de l’arc-en-ciel, les sept arts libéraux, les six directions de l’espace + le centre, les sept éléments complétés par Max Ernst pour sa Semaine de bonté[9]). Tenant compte du fait que les émissions étaient prévues pour être diffusées la nuit, Michel Butor met fréquemment l’accent sur des musiques nocturnes. Un autre thème prépondérant est celui du voyage, ce qui n’est pas étonnant quand on connaît sa vie et sa soif de découvertes. À chaque jour de la semaine était attribué ce qu’il appelle une « enseigne évocatrice ».

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On observe un effet de rotation dans les sous-titres reliés à chacune des sept catégories. Ils interviennent peu après le début de chaque épisode du texte écrit :

I Samedi, ou les souvenirs d’un astronome (les 7 planètes)

Nomenclature de Répertoire :

Les souvenirs d’un astronome

Les échos des trésors

Les Temples d’autrefois

L’armorial des ères

Le musée des humeurs

Le Royaume des entrailles

Le Retour de Vénus

On constate que le sous-titre apparaît en premier dans la liste.

II Dimanche, ou l’appel du matin (les 7 métaux)

Nomenclature des Illustrations :

Gambara de Balzac (l’Opéra de Mahomet)

L’appel du matin dans À la recherche du temps perdu de Proust

L’Écoute du survivant dans Le Roi-lune d’Apollinaire,

Le prélude à l’exécution dans Michel Strogoff de Jules Verne,

L’épisode des « Tarots-musiciens » dans Locus solus de Raymond Roussel
L’Orgue des statues dans Erewhon de Samuel Butler

Les Noces d’Aladin dans les Mille et Une Nuits.

On constate que le sous-titre apparaît en deuxième dans la liste.

III Lundi, ou la liberté des rives (les 7 couleurs de l’arc-en-ciel)

Nomenclature de Matière de rêves :

Saturne prophète

Le Voyage vers l’ouest

La Liberté des rives

L’Exploration du feu

L’École des météores

Le Carnaval des Oracles

Les Sens futurs

Le sous-titre apparaît en troisième.

IV Mardi ou l’alambic de la foudre (les 7 arts libéraux)

Nomenclature du Portrait de l’artiste en jeune singe :

L’Atelier des Secrets

La Grammaire des anges

La distillerie des soupirs

L’Alambic de la foudre

La Pépinière des phares

Le Théâtre des opérations

La Serre des amours

V Mercredi, ou l’univers du sang (les 7 merveilles)

Nomenclature du Génie du lieu :

L’Observatoire des pistes

L’Écran des rencontres

Le Paysage indigo

Le Carrefour des rouilles

L’Univers du sang

L’Atlas des orages

Le Parcours des aubaines

VI Le jeudi ou L’œil du cyclone (les 6 directions + le centre)

Nomenclature d’Histoire extraordinaire :

L’Abîme tremblant

L’Apparition de l’or

Le miroir de l’encre

Mars en suspens

L’Adolescence du sommeil

L’œil du cyclone

La Fente en larmes

VII Le vendredi, ou la Région des aveux (la Semaine de bonté)

Nomenclature de Passage de sable :

Le Prince des ténèbres

Le Veilleur solitaire

Les Veines du vent

La Revanche des aveugles

L’Envers de l’étendue

La Douceur des Enfers

La Région des aveux

À partir de la combinatoire mise en place, on assiste dès lors à la juxtaposition et au brassage, voire à une interpénétration de phénomènes éloignés géographiquement et culturellement. Butor fait ainsi ressortir certains de leurs aspects, un de ses propos étant de marier différentes régions en un vaste tour du monde.

Tout au long de ces émissions, Butor met l’accent sur le plaisir de l’écoute, une forme d’hédonisme musical, plus que sur des aspects analytiques ou musicologiques, qu’il aurait été beaucoup plus difficile de faire passer à la radio. N’oublions pas qu’il a toujours été quelqu’un de réaliste (un de ses articles a d’ailleurs pour titre « La musique, art réaliste [10] »), de concret. Il sait parfaitement évaluer les conditions propres aux moyens d’expression qui lui sont proposés. L’analyse la plus pointue, il la réserve pour des ouvrages comme son Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli [11]. S’il ne s’adonne pas à une démarche de musicologue, ses propos sont pourtant ceux de quelqu’un qui cherche à « interpréter » par le biais de son écriture les œuvres invoquées. La musique devient un précieux outil de réflexion pour cerner non seulement l’histoire des arts, mais également celle de la société, avec les incidences politiques que cela suppose.

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Revenons sur le contenu de chacune de ces sept rubriques organisées en journées (il vaudrait mieux dire en nuits) :

L’emploi du temps (ou Répertoire) : Sonate pour deux pianos de Mozart, Deuxième Cantate de Webern, Deuxième Quatuor de Schoenberg, une ouverture de Schubert.

Illustrations : Gambara de Balzac ainsi que des passages des œuvres suivantes : le Roi-lune d’Apollinaire, À la recherche du temps perdu de Proust, Michel Strogoff de Jules Verne, Impressions d’Afrique et Locus solus de Raymond Roussel, le voyage en orient de Gérard de Nerval, Erewhon de Samuel Butler, les Mille et Une Nuits.

Matière de rêves : Korwar de François-Bernard Mâche, Variations sur le thème El pueblo unido nadie sera vencido de Frédéric Rzewski, Pli selon pli de Pierre Boulez, Canticum sacrum de Stravinsky, Hymnopsis de Gérard Masson, Zeitmasse de Karlheinz Stockhausen.

Portrait de l’artiste en jeune singe : Henri Pousseur (Liège à Paris, Le portrait du jeune Chien, Votre Faust), Janine Charbonnier (Conditionnement à partir d’extraits d’Illustrations IV), Jacques Guyonnet (Zornagor), René Koering (Centre d’écoute, Manhattan Invention) et moi-même (musique pour carillon du film Proust et les sens, Don Juan dans l’orchestre)

Le génie du lieu : un gamelan balinais, les aborigènes d’Australie, le nô et la musique traditionnelle du Japon, les Indiens Hopi du Nouveau Mexique, le chant du muezzin, les moines tibétains du Sikkim, les oiseaux d’Australie, le son des carillons, les hurlements des loups.

Histoire extraordinaire : Charlie Parker, Duke Ellington, Count Basie, Louis Armstrong, Thelonious Monk, Miles Davis.

Passage du sable : In Guilty Night de Purcell, Le ballet des Nations de Lully, Les goûts réunis et L’Apothéose de Lully de François Couperin, la Cantate 140 de Bach, Wachet auf ! que Butor projetait d’analyser, ainsi que la Deuxième Cantate de Webern dans un ouvrage qui aurait eu pour titre Minuit, In hora ultima de Roland de Lassus, Sonata sopra santa Maria ora pro nobis de Monteverdi, les Indes galantes de Rameau, les Variations Diabelli de Beethoven.

Envois : un compte rendu des tables tournantes de Jersey rédigé par Charles Hugo, un des fils de Victor, Spirite de Théophile Gautier, Le neveu de Rameau de Diderot, La mare au diable de George Sand, un extrait du Docteur Faustus de Thomas Mann.

Cette énumération peut paraître fastidieuse, mais elle était nécessaire pour faire comprendre les combinaisons que Butor a été amené à réaliser dans la version écrite. Elle serait d’ailleurs à confronter aux contenus de la série radiophonique : là aussi, on peut s’attendre à des remaniements ou changements.

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Dans la version éditée, Butor procède à des couplages de rubriques, provoquant ainsi un entrecroisement des références.

Samedi : entre deux extraits de Gambara, il place des allusions couplées à Korwar et à Liège à Paris, œuvres correspondant à deux rubriques distinctes. Le procédé se reproduit pour un nouveau couple de références à Duke Ellington et à Purcell par rapport à Charles Hugo.

Dimanche : entre deux extraits de citations de Proust sur la sonate de Vinteuil, il glisse des allusions à la pièce de F. Rzewski et au Procès du jeune Chien de Pousseur, puis à Count Basie et à Lully, par rapport à Spirite.

Lundi : L’écoute du survivant d’Apollinaire est coupée par une double allusion à Metastasis de Xenakis et à Votre Faust.

Mardi : l’extrait de Michel Strogoff est traversé par Pli selon pli et Centre d’écoute ; une double citation de La mare au diable de George Sand avec un insert d’allusions à Miles Davis et à Roland de Lassus intervient selon le même principe. Entre deux citations de l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam viennent s’inscrire des références à des musiques qui, selon Butor, auraient pu intervenir dans l’émission, à savoir un morceau de Lester Young (pour la rubrique Histoire extraordinaire) et le hoquet David de Guillaume de Machaut pour Passage de sable).

Mercredi : un extrait des tarots-musiciens de Roussel est sectionné par Hypnopsis de G. Masson et Conditionnement de J. Charbonnier. 

Jeudi : la citation de Samuel Butler est coupée par les références à des œuvres de Stockhausen et de Guyonnet, puis un extrait du Docteur Faustus de Thomas Mann, dans lequel il est question du musicien Adrian Leverkuhn, est entrecoupé par une double référence à Monk et à Monteverdi.

Vendredi : une citation en deux parties des Noces d’Aladin laisse apparaître une allusion à la Winter Music de Cage et à mes Triptyques pour Don Juan (Don Juan dans l’orchestre).

Le dernier envoi consiste en un extrait de Peter Ibbetson de Daphné Du Maurier, lui aussi en deux parties, séparées par des allusions, une fois de plus couplées, à Charlie Parker et aux Indes galantes de Rameau. Cela donne une idée de la complexité d’une telle architecture.

Ce type de procédure, clairement identifiable dans le texte écrit, est moins apparent dans la version radiophonique. Formellement, celle-ci est certainement moins sophistiquée. Elle joue avant tout sur la présence des musiques et des voix (celles de Butor, Pousseur, Koering, Jacqueline Charbonnier, Jacques Guyonnet, Claude Lenoble). Mais on retrouve épisodiquement et très partiellement énoncés les intitulés des rubriques qu’il a imaginées. Le texte publié joue pour sa part sur la confrontation entre des blocs qui se différencient par la mise en page, la grosseur des polices de caractère et l’espace des interlignes (plus étroits pour les citations).

Certaines émissions étant plus courtes, par exemple celle du mardi 8 novembre (1h58), Butor a complété les rubriques manquantes dans la version écrite. Dans cette émission aurait apparemment dû figurer aussi Metastasis de Xenakis, le Poème électronique de Varèse, avec de nombreuses références au rôle de l’espace pour la perception auditive. Il avait largement commenté cet aspect à propos de la Sonate pour deux pianos K. 448 de Mozart. Le texte correspondant à cette émission s’achève par deux citations de l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam. Notons que les verbes de plusieurs phrases sont au conditionnel, soulignant ainsi que d’autres choix et cheminements auraient été envisageables, ce qui confirme l’idée d’une œuvre en expansion, qui s’ouvre sur des perspectives à inventer.

Le texte écrit se fait malgré tout l’écho des propos initiaux qu’il a tenus dans les émissions successives (« Je disais à peu près », « Je continuais à peu près »)[12].

*

Parmi les thématiques qu’il développe, Michel Butor en profite pour faire le point sur une méthode d’écriture qui a beaucoup compté pour lui et qui a également été déterminante dans la musique du XXe siècle : le sérialisme. Il le fait justement en mentionnant deux compositeurs, Pousseur et Stravinsky. Un de leurs points communs est, selon lui, d’avoir vécu trois périodes créatrices successives. Il évoque également la transgression désormais nécessaire du principe devenu tabou de non répétition qui a si longtemps pesé sur la pensée musicale contemporaine, notamment au cours des années 1950. Or la répétition favorise l’action de la mémoire, donnée fondamentale pour ce qui touche au plaisir de l’écoute.

Au cours d’un entretien en 1973, Michel Butor me confiait :

Le sérialisme d’hier était un sérialisme fermé dans lequel on s’imaginait pouvoir explorer toutes les possibilités des éléments ; aujourd’hui, sont recherchées des structures qui soient toujours en expansion, des éléments dont on puisse sans cesse éclairer de nouveaux aspects [13].

Ce constat permet immédiatement d’envisager tout à la fois les limites et les chances du sérialisme, en en esquissant par là même un devenir, par-delà le contexte historiquement défini dans lequel il est trop fréquemment cantonné.

Cette conception du sérialisme n’est pas amnésique, comme cela a été maintes fois reproché aux premières œuvres musicales qui en ont avancé une application par trop littérale. Bien au contraire, le sérialisme met pleinement en jeu le travail de la mémoire, ce qu’a fort bien compris Michel Butor lors de notre entretien :

Qui dit sérialisme dit mémoire, parce qu’il faut bien qu’il y ait mémoire pour isoler les éléments du vocabulaire ; c’est parce qu’il y a déjà eu variation que ce qui est varié apparaît, que l’on prend conscience de ce qui est en train de varier. Il ne peut y avoir de sérialisme que s’il y a mémoire, mais il peut exister un sérialisme élémentaire, puéril, qui est celui de l’amnésie ; au contraire, le sérialisme qui nous concerne aujourd’hui est celui qui accomplit la mémoire.

Il faut insister sur le fait que, dans son parcours, Michel Butor vise un univers musical (et, plus globalement, sonore) au pluriel, aussi bien historiquement que géographiquement.

Son choix d’œuvres comme Les goûts réunis de François Couperin, contrepoint stylistique des styles français et italien, apothéoses de Lully et de Corelli, ou le Ballet des nations de Lully, souligne son intention de mettre en valeur des œuvres qui s’efforcent de concilier des esthétiques en apparence divergentes. Par ailleurs, il remet en question toute discrimination entre les sons considérés comme musicaux et ceux qui relèvent de notre environnement (chants d’oiseaux, sons de la nature ou de la ville). Il faut aussi ajouter ses hommages à des musiciens opprimés par la civilisation occidentale, en particulier les Indiens d’Amérique et les Aborigènes d’Australie.

Un autre thème, abondamment développé à travers plusieurs cas de figure particulièrement représentatifs (Roland de Lassus, Monteverdi, Purcell, Bach, Webern, Mâche) est le rapport d’échange que la musique n’a cessé d’entretenir avec le langage. À cette polyphonie d’éléments qui donnent lieu à toutes sortes de confrontations se mêlent de nombreux témoignages de son passé de mélomane, depuis son enfance. Cette série d’émissions reflète donc très fidèlement son profond attachement vis-à-vis du domaine de la musique, dans son acception la plus large.

Notes

[1] « Une semaine d’escales, ou les sept oreilles des virages de la nuit », France Musique, du samedi 5 novembre au vendredi 11 novembre 1977, à partir de 22h30. Les émissions sont de durée variable (entre 1h50 et 2h30), avec interruption au moment des informations de minuit. Six d’entre elles seulement sont répertoriées dans la base de données de l’Ina : manque celle du lundi soir, qui devrait venir en numéro 3 (les émissions indiquées 3 à 6 dans la base de l’Ina devraient donc être indiquées 4 à 7).

[2] Michel Butor, « Une semaine d’escales », Répertoire V, Paris, Minuit, 1982 p. 245-273.

[3] Michel Butor, « Une semaine d’escales », op. cit., p. 245.

[4] Rubrique en troisième position dans chaque émission de la série sur France Musique.

[5] Même position dans les émissions de la série radiophonique.

[6] Rubrique en première position dans les émissions de la série radiophonique.

[7] Lors de la discussion qui a suivi mon intervention, Henri Desoubeaux a fait remarquer que cette allusion voilée à Passage de Milan, dans sa relation avec des musiques anciennes, est d’autant plus significative que le roman de Butor, daté de 1954, est son tout premier publié.

[8] Rubrique en quatrième position dans les émissions de la série radiophonique.

[9] Henri Desoubeaux a également noté que le mot « sept » du titre global « Une semaine d’escales, ou les sept oreilles des virages de la nuit » vient lui-même se placer en septième position. On pourrait aussi mentionner que le titre est constitué de douze unités verbales, ce nombre occupant une place de choix dans l’écriture de Butor.

[10] Michel Butor, « La musique, art réaliste », Répertoire II, Paris, Minuit, 1964.

[11] Michel Butor, Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, Paris, Gallimard, 1971.

[12] Un écho permettant beaucoup de libertés : ce que Butor dit sur Mozart par exemple, dans la rubrique « L’Emploi du temps. Souvenirs d’un astronome » de l’émission 1, n’a pas de rapport avec le « résumé » donné dans Répertoire V, p. 246-247.

[13] Entretien avec Michel Butor en 1971 pour le dossier « Michel Butor et la musique », Musique en jeu, n°4, 1971.

Auteur

Jean-Yves Bosseur a consacré sa thèse de doctorat en musicologie (Paris 8) à Votre Faust de Michel Butor et Henri Pousseur, avec qui il a étudié à la Rheinische Musikschule de Cologne. Comme compositeur, il a collaboré à plusieurs reprises avec Michel Butor, jusqu’à La voix entre les lignes, dont l’écrivain lui a envoyé le texte quelques jours avant sa disparition. Site de l’auteur ici.

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