L’article porte sur les rapports entre le théâtre de François Billetdoux et le monde du son et de la radio. Trois problèmes fondamentaux s’y trouvent abordés : 1 : les voix intérieures et métaphysiques (appels) qui se font entendre dans l’univers des pièces examinées ; 2 : les dispositifs interlocutoires dans lesquels les personnages parlent comme s’ils étaient des stations émettrices (communication asymétrique) ; 3 : les effets constituant le paysage sonore des pièces étudiées et les éléments liés à la technique radiophonique. L’article propose également une grille d’analyse des formes monologales du discours, typiques de l’œuvre de Billetdoux.
The article concerns the relationship between the theatrical works of François Billetdoux and the world of sound and the radio. It addresses three main issues: 1: voices of inner and metaphysical nature which can be heard in the studied works; 2: speech situations where characters speak as though they were the radio broadcasting stations (asymmetrical communication); 3: effects that make up the “soundscape” of the works and items related to the radio technology. The article also proposes a useful criteria grid for analyzing the monologue forms of discourse characteristic of the dramaturgy of François Billetdoux.
Plan
Texte intégral
1. Remarques préalables
« Aussi un texte de théâtre ne s’écrit-il pas seulement pour l’œil et l’imaginaire d’un lecteur. Il doit pouvoir être dit, en passant par la voix qui ne se limite pas à la bouche. Il doit pouvoir être entendu, en passant par l’ouïe qui ne se limite pas à l’oreille. » C’est François Billetdoux qui s’exprime ainsi dans la préface de Réveille-toi, Philadelphie ! en août 1988 [1], en nous donnant une certaine indication ‒ sinon l’indication essentielle ‒ pour comprendre avec quelle largeur de vue il considère les problèmes du son et de la voix dans une œuvre théâtrale. Cette conception très profonde, quasi métaphysique, de la perception sensorielle n’étonne point chez cet auteur qui, dès ses premiers textes, n’a eu de cesse d’explorer les possibilités et les limites de la théâtralité.
Les qualités d’expérimentateur qui caractérisent Billetdoux sont d’ailleurs toujours mises en avant par tous ceux qui s’intéressaient à son œuvre. Pierre Marcabru appelle Billetdoux un « expérimentateur-né [2] ». Geneviève Latour le présente comme un « homme d’innovations [3] ». « De la scène, de l’écran, du micro, il connaît toutes les techniques dont il se sert avec bonheur au service de son théâtre [4] », écrit-elle, pour conclure : « Plus le temps passe et plus il se consacre au travail de laboratoire [5] ». Bertrand Poirot-Delpech affirme que Billetdoux a opéré des « progrès irreversibles dans l’approche des personnages et la technique dramatique [6] ». Mathilde La Bardonnie, pour finir, voit en Billetdoux un « expérimentateur radiophonique [7] ». En effet, très sensible au potentiel artistique des différents codes sémiotiques, Billetdoux ne pouvait pas passer à côté de cet ingrédient fondamental de la mise en scène qu’est la phonosphère du spectacle. Dans le corpus théâtral de l’auteur, celle-ci s’avère d’une richesse exceptionnelle, et mériterait un examen approfondi et ordonné. La tâche dépassant, bien entendu, les limites d’un article, je vais me concentrer [8] sur les trois principales catégories de phénomènes à travers lesquelles on perçoit le singulier travail du son dans le théâtre de Billetdoux, ainsi que certains éléments radiophoniques et qualités radiogéniques de ses pièces, à savoir les appels, les effets sonores [9] et la communication asymétrique.
2. «Dans la mer immense des ondes »
Avant d’effectuer le relevé des éléments sonores et « radioactifs » chez Billetdoux, ouvrons une brève parenthèse et relisons une de ses dernières chansons. Jamais ne sont là ceux qu’on aime, chantée en finale de la dernière pièce de Billetdoux Appel de personne à personne, reflète, en miniature, tout ce dont il sera question ci-après. Texte très révélateur en ce qui concerne les grands thèmes de la dramaturgie billetdulcienne, il a aussi fourni, comme on le verra, la citation-phare qui figure dans le titre du présent article.
Jamais ne sont là ceux qu’on aime
quand on pleure entre quatre murs.
Ceux qu’on aime s’en vont si vite
sans qu’on sache après quoi ils courent.
Mais aujourd’hui, si je m’égare
dans la montagne ou dans les rues
il suffit que j’ose un murmure
pour qu’un inconnu me retrouve
Ref.
Je ne serai plus seule au monde.
Quelqu’un me parle dans le vent.
Je peux m’en aller n’importe où.
Le vent, le vent me suit partout.
Je ne connais pas son visage.
Je ne connais pas son pays.
Pourquoi risquer d’être déçue ?
Je ne connais que sa voix chaude.
Il me dit : nous sommes tout deux
sur une même longueur d’ondes.
Je lui dis : je ne vous crois pas.
Mais quel bonheur qu’il me réponde.
[Ref.]
Il me suit jusque dans ma chambre.
Je n’ai plus peur quand je m’endors.
Il me dit de faire attention
partout à la moindre des choses.
Nous ne parlons plus que d’amour,
du moins de ce qui lui ressemble.
Je ne dirai pas ce que c’est
mais tout est beau et tout m’enchante,
[Ref.]
La nuit le jour n’importe l’heure
j’entends qu’on me parle d’ailleurs.
Alors je quitte mon journal.
Je n’ai plus peur du temps qui passe.
Il m’a dénichée dans le ciel
par la trace d’une colombe.
Pourvu qu’il ne me perde pas
Dans la mer immense des ondes.
Je ne serai plus seule au monde.
Quelqu’un me parle dans le vent.
Je m’en vais trouver ma voilure.
Alors bon vent bon vent bon vent [10] !
Tout est là, donc, en filigrane : un personnage dédoublé qui monologue, un appel mystérieux qui transite par les ondes ; un émetteur que l’on n’entend pas et que l’on entend quand même d’une certaine manière ; un récepteur-décodeur qui croit entendre une voix, mais ne sait pas qui c’est, une situation initiale de solitude qui finit par être surmontée en quelque sorte. Il y a aussi et surtout l’éther, cet espace de diffusion de la voix où les ondes se propagent, électromagnétiques, télépathiques, métaphysiques. Voici les éléments-clés qu’il était important de présenter succinctement au début du parcours, pour opérer une certaine mise en perspective.
La parenthèse fermée, passons en revue tout ce qui, chez Billetdoux, a trait au son, à la radio, aux effets acoustiques.
3. Appel(s)
La première notion qu’il faut absolument mettre en relief quand on parle des structures sonores dans le théâtre de Billetdoux est celle d’appel ou des appels, puisqu’il s’agit là de toute une famille de phénomènes. Tantôt matériels (purement acoustiques), tantôt psychologiques ou métaphysiques, les appels se retrouvent dans presque toutes les pièces de Billetdoux, même dans certains textes appartenant à la veine néoboulevardière que j’exclus ici de mon propos. Tous ces nombreux appels qui retentissent dans les pièces de Billetdoux peuvent se regrouper en quelques catégories générales :
- des appels qui font revenir le protagoniste à un endroit auquel il était attaché à une époque donnée, et qu’il avait ensuite quitté pour des raisons plus ou moins obscures (on les ignore pour la plupart du temps). Ce genre d’appel a lieu dans six pièces : Bien amicalement, Comment va le monde ?, Silence, l’arbre remue encore, Rintru pa trou tar hin ! et La Nostalgie, camarade.
- des appels lancés par des personnages solitaires qui ont rencontré quelqu’un sans lui parler, qui croient avoir rendez-vous avec un inconnu, ou qui s’adressent à une personne absente de leur univers. Ceci est le cas ans Femmes Parallèles, Ne m’attendez pas ce soir, Ai-je dit que je suis bossu ? et Appel de personne à personne.
- des appels prenant la forme de souvenirs lointains soudainement ranimés, ou de souvenirs transformés en appels pressants, quasi vocaux ; c’est ce que l’on voit se produire dans Il faut passer par les nuages et dans À la nuit la nuit dans une moindre proportion.
- une catégorie open où se regroupent des appels d’autres types : les invocations de Has been bird, les ululements du loup dans Réveille-toi, Philadelphie ! ou encore les recherches-enquêtes où le protagoniste poursuit un objectif qui devient une vocation, comme par exemple Mathieu dans Pitchi Poi.
Que veut dire tout cela ? Cela veut dire tout d’abord que les structures profondes du théâtre de Billetdoux ont souvent un caractère sonore ou para-sonore, dans la mesure où il s’agit là assez souvent d’une entente télépathique, métaphysique entre les personnages qui captent des messages immatériaux purement intentionnels. Ensuite apparaît le problème technique du rendu scénique de toutes ces instances (ré)clamantes. En fait, qu’il s’agisse d’une voix perçue intérieurement par un personnage ou d’une voix qu’il entend réellement, le spectateur, lui, va devoir en être informé par un stimulus sensoriel concret, parce qu’il faut bien donner à toutes ces étranges voix une forme sensible. Il serait logique qu’au niveau de la mise en scène ce soit le plus souvent, pour tous les cas de figure, un stimulus sonore. Le tableau ci-dessous reprend la question des appels pièce par pièce :
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4. Communication asymétrique
Le deuxième problème dont il est impossible de faire abstraction quand on parle des pièces de Billetdoux est la communication qui n’en est pas une et qui pourtant, parfois, s’accomplit quand même dans une certaine mesure et dans un certain sens. Paul-Louis Mignon écrivait ceci à propos des pièces de Billetdoux : « […] la société humaine s’y représente de façon sordide ; les êtres se cherchent, se rencontrent, mais demeurent étrangers, solitaires [11] ». Sordide n’est sans doute pas le bon mot, mais à part cela, l’observation est tout à fait juste : les personnages de Billetdoux se cherchent, mais demeurent étrangers les uns aux autres. Très juste me paraît également une autre remarque, de Jean-Luc Dejean, relevant que dans toutes les œuvres de Billetdoux « l’humour et la douleur se confondent dans ce carrefour des solitudes, le langage [12] ». Jean-Luc Dejean a raison d’insister sur le langage, car la solitude chez Billetdoux est une solitude très expressive, très langagière ; elle se dit, elle n’en finit pas de se dire, comme chez Beckett et d’autres maîtres de la parole solitaire ou solitude parlante.
Ici un dossier volumineux pourrait se (r)ouvir concernant les techniques adialectiques, adialogiques et paradialogiques à l’œuvre dans le théâtre de Billetdoux, lesquelles j’ai recensées en 2005 [13]. Au lieu de refaire le parcours déjà fait, je me limiterai à une récapitulation tabulaire, très succincte, qui insiste surtout sur la manière dont se trouve construite la plateforme interlocutoire dans les pièces ici sélectionnées :
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En regardant sous un angle radiophonique tous les personnages que Billetdoux fait soliloquer ou monologuer dans ses pièces, on peut affirmer qu’ils font comme s’ils étaient autant de stations de radio individuelles : ils émettent leurs messages et attendent que leurs interlocuteurs passent un beau jour un coup de fil interactif au studio duquel le message était parti. Cela est peut-être une vision un peu simplificatrice, mais la formule n’est pas tout à fait fausse. Dans le théâtre de Billetdoux, la communication interpersonnelle s’effectue à peu près de cette manière-là, dans bon nombre de pièces.
On pourrait enfin, dans un dessein plus pédagogique ‒ et aussi pour introduire un élément neuf et concret dans cette séquence ‒ proposer une grille d’analyse permettant d’examiner toutes les formes monodiscursives (mono-formes et/ou mono-séquences) qui abondent dans la dramaturgie de Billetdoux et qui en font l’une des caractéristiques essentielles [14].
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5. Personnages, phénomènes et objets liés à l’univers du son
En lisant les textes de Billetdoux, on remarque un certain nombre de phénomènes, de faits, de personnages et d’objets qui ont trait à l’acoustique et plus particulièrement au monde de la radio. On distinguera tout d’abord des pièces que l’on pourrait appeler stéréophoniques (avec, bien évidemment, toutes les réserves que l’on peut émettre vis-à-vis de cette étiquette). En effet, dans quelques-unes des pièces de Billetdoux, on détecte des tentatives pour obtenir, par différents moyens, des effets de stéréophonie (il s’agit surtout de Silence, l’arbre remue encore ! Ne m’attendez pas ce soir, Ai-je dit que je suis bossu ?, Réveille-toi, Philadelphie ! et Appel de personne à personne). La stéréophonie s’obtient là par deux stratégies du dédoublement du personnage : dédoublement diachronique et synchronique.
La première pièce basée sur la stéréophonie diachronique est Silence, l’arbre remue encore ! où l’on a affaire à la juxtaposition des répliques prononcées à des moments temporels différents. En effet, l’histoire du protagoniste, Octobre, est racontée deux fois, et ceci presque simultanément, puisque les événements montrés en direct alternent avec les récits faits a posteriori des mêmes événements. À part ce téléscopage temporel, Silence… pose encore un autre problème sonore : celui de la Voix d’Aurélie, la femme du protagoniste, qui parle à celui-ci dans le vent, ou dans son esprit, et qui opère un téléguidage de son mari.
Différent et à la fois semblable est le cas de Ne m’attendez pas ce soir où le personnage de Bonaventure est montré à la fois comme enfant et adulte. Cette pièce, qualifiée par Jean-Pierre Miquel de « petit bijou de spectacle [15] », est d’ailleurs conçue comme une Instrumentation. À la place de la liste habituelle de dramatis personae, on y trouve en fait une liste d’instruments dans laquelle figurent entre autres : Le Vroum (« objet sonore »), des voix enregistrées et « une suite de bruitages en stéréophonie », comme le précise la didascalie (p. 8). Ces bruitages sont nombreux et variés : ce sont des échos, des cris musicaux, des cris d’enfants, des bruits de train, de grille, de scie mécanique, de marteau de porte, de voiles en plastique, de pas de danse exécutés au ralenti, de vol de mouettes, de voiture qui démarre, de dynamitage… La didascalie signale même une « maison sonore » (p. 22) et une « poursuite sonore » (p. 46). Tout cela forme donc un soundscape très riche. Un autre procédé intéressant à relever ici est celui du duo flute-violoncelle [16] qui fait pendant au dialogue d’Évangéline et Bonaventure à un moment donné de la pièce et qui peut être qualifié de blanding [17]. La musique va d’ailleurs assumer, tout au long de la pièce, des tâches mimétiques très concrètes, puisqu’on trouve dans le texte des « blessures musicales » (p. 11, 15), des « appels musicaux » (p. 14), des « cris musicaux » (p. 16), des « menaces musicales » (p. 18), etc. Dans Ne m’attendez pas ce soir on notera même des moments où les personnages utilisent le micro (p. 20).
Même chose, enfin, pour Réveille-toi, Philadelphie ! où le personnage principal subit lui aussi une sorte de dédoublement qui fait que nous entendons parler en même temps Philadelphie jeune fille et Philadelphie vieille femme. Mais cette fois-ci, le procédé est beaucoup plus discret, si bien qu’il risque de passer inaperçu, si on ne lit pas la pièce de façon attentive. Le technicien du son devrait bien entendu s’interroger ici sur les moyens les plus adéquats pour donner une existence scénique au « loup » que l’on ne voit jamais et qui doit pourtant faire sentir sa présence dans la sonosphère : comment rendre ses hurlements qui apparaissent dès les premières scènes, comment rendre le « grincement lupin » que l’on entend vers la fin du texte (p. 107) ?
Pour la catégorie de la stéréophonie synchronique, deux textes sont à prendre en compte. Le premier – Ai-je dit que je suis bossu ? – est explicitement conçu pour être « vu en stéréophonie » (p. 70). Au point de vue énonciatif, la pièce est faite du monologue d’un vieil homme, Emmanuel, qui parle/pense à deux voix (réelle et intérieure) et qui s’adresse à sa voisine séparée de lui par une cloison, si bien qu’Emmanuel n’a qu’une vision auditive (ou écoute aveugle [18]) de ce qui se passe de l’autre côfté du mur [19]. La didascalie suggère ici ouvertement qu’on pourrait utiliser deux haut-parleurs pour difuser les deux voix du personnage (p. 70).
La deuxième pièce à dédoublement synchronique, Appel de personne à personne, est une mini-opérette. Elle a même, selon le mot de l’auteur, une version radiophonique en bonne et due forme. Dans Appel…, nous voyons donc un autre personnage se scinder en deux : Rachel. Comme Philadelphie ou encore Marybird (dans Has been bird), elle est secondée par son Double, mais cette dualité ne s’accentue pourtant que vers la fin de l’histoire où la femme subit une sorte de transfiguration psychologique et spirituelle que nous apprenons par la voix de ce Double, justement. Cependant, ce qui paraît plus important ici, c’est tout une série d’effets sonores et musicaux qui font de cette œuvre un véritable conte musical : chansons, comptines, danses, ballades, berceuses, cris d’oiseaux, équivalences métriques, vocaliques, consonantiques, bruits de pas, de gouttes d’eau tombant du robinet, onomatopées, etc. Dans la version discographique (très jolie, soit dit en passant), on peut noter en particulier des effets de fade-in et fade-out très classiques (apparition / disparition progressive des sons, des chants, des musiques).
Étant donné l’inventivité de Billetdoux dans le domaine dramaturgique, les autres pièces du corpus présentent chacune un cas particulier de la structuration du paysage sonore, si bien qu’il est nécessaire de les décrire un à un, séparément, sans recours aux critères généraux et subsumants. C’est l’ordre chronologique de la composition qui va déterminer le cours de l’exposé.
La première pièce importante de Billetdoux, À la nuit la nuit, ne contient pas beaucoup de phénomènes acoustiques qui se démarquent comme tels, l’auteur exploitant ici d’autres effets et/ou contraintes formelles. Ce qu’on peut relever, c’est juste le fait que Marthe chante une chanson en s’accompagnant de la guitare et qu’elle met en marche pendant quelques minutes « un vieux phono » (p. 47) ; à part cela, il n’y a pas vraiment ici de choses à retenir sur le plan auditif.
Il en est de même, à mon avis, de Bien amicalement, même si Billetdoux lui-même semble contester cet état de choses. En effet, il écrit à son propos ceci : « Il y a bien des silences dans ce texte qui appartiennent strictement pour moi à l’espace sonore, ainsi qu’un mouvement dramatique à inscrire dans la durée propre aux œuvres pour l’oreille seule. Tout n’est pas dit dans les mots [20]. » La déclaration, à mon humble opinion, peut prêter à controverse. Il faudrait, en fait, entendre la pièce à la radio, mise en ondes par l’auteur lui-même de préférence, pour voir comment il entendait utiliser les silences dont il parle. Ceux-ci en tout cas ne sont même pas signalés dans le dialogue par des didascalies adéquates. Le soin de les repérer et d’en mesurer la longueur a été laissé à l’équipe réalisatrice [21].
Dans Pitchi Poï…, qui se présente comme un mélange de documents visuels et sonores s’organisant en un film-reportage, c’est surtout la présence de langues étrangères et d’accents étrangers qui paraît auditivement saillante. Tout cela vient du grand rêve de Billetdoux qui sous-tend ce télé-film, à savoir celui de créer une œuvre vraiment européenne. Étant donné la forme scénaristique de l’œuvre (scénarisation [22] psychologique et technique), l’adaptation radiophonique serait assez facile à réaliser. Rien qu’en supprimant la vision et en compactant la durée, on obtiendrait une émission de radio tout à fait intéressante.
Ritru pa trou tar hin ! n’affiche pas non plus beaucoup d’effets sonores spécifiques sauf l’usage des enregistrements sur bande magnétique effectués lors de l’enquête policière qui constitue l’armature de l’intrigue. Ce que l’on doit signaler en outre dans Ritru pas…, c’est le curieux personnage de Ouaoua définit comme « parleur audio-visuel » (p. 10). Il est clair, dans ces conditions que le dispositif scénique de cette pièce doit nécessairement comporter un certain nombre d’appareils éléctroacoustiques permettant non seulement la reproduction des voix, mais surtout la figuration des personnages (comme Ouaoua) dont le fonctionnement repose sur une association entre le corps humain et l’objet inanimé.
Comment va le monde… est une œuvre où l’on remarque une organisation assez spéciale de l’espace sonore. En effet, grâce à une série de couplets qui ponctuent la pièce, on entend cet espace se diviser en deux dans le sens de la profondeur. Il y a l’espace de l’action et « la marge de l’action » (p. 52), comme le dit Billetdoux. Dans cette marge, on voit évoluer tout un groupe de personnages secondaires, qui chantent et qui ne vivent que par ce chant. Billetdoux emploie à propos de Comment va le monde… le terme de contrepoint (p. 51), qui serait selon lui une sorte de principe organisateur de cette pièce. Mais du point de vue de la mise en scène du son, plutôt que de parler de contrepoint, il faudrait peut être s’exprimer en termes de plans sonores, puisqu’on a ici affaire à un jeu classique entre le plan proche et le plan moyen, ou plutôt entre le plan moyen et éloigné, le plan proche étant réservé, dans la technique radiophonique, à produire d’autres types d’effets (voix intérieure, proximité spatiale par rapport à l’auditeur, etc).
Pour ce qui est de Il faut passer par les nuages, il importe de signaler tout d’abord l’agencement musical des parties (allegretto ma non troppo / andantino / scherzo grave / allegro pathétique / aubade). À l’intérieur de cette macro-structure dynamico-rythmique, Billetdoux s’ingénie à exploiter divers types de nuances vocales : nous avons ainsi la mezza voce, les voix transformées par le téléphone, les lectures de lettres, les conférences, etc. Parmi tous ces effets sonores, il y en a un qui constitue un certain défi pour la mise en scène de la pièce : les interventions du personnage fantomatique de Clos-Martin, ce revenant qui « jaillit par petites bulles de la conscience de Claire », comme le dit avec justesse Sheila Louinet [23]. Idem pour la fin de la pièce où, avec le cauchemar de Claire (une séquence polylogale très complexe), un autre vaste champ de manœuvres acoustiques s’ouvre au metteur en scène.
Has been bird est une pièce-reportage où, encore une fois, tout repose sur une orchestration de discours plutôt que sur un véritable dialogue. Ce qui saute aux yeux ici, c’est le rôle fondamental de deux personnages, reporter et speaker, qui prononcent la grande majorité des répliques. Ces deux personnages-là, avec une foule d’autres voix, chorales ou individuelles, constituent ce que j’appelle un macro-actant narratif s’opposant spatialement aux protagonistes. On doit noter aussi, dans Has been bird, un emploi fréquent de la voix basse et du silence, ainsi que le fait, fondamental pour notre optique, que le discours du reporter ressemble parfois à celui d’un journaliste qui effectue une relation en direct pour la radio. En fait, le reporter de Has been bird se comporte comme si le public ne voyait pas la scène.
Dans les monologues des Femmes parallèles, les personnages, selon la prescription explicite de l’auteur, doivent être traités comme des instruments (p. 9). Ce postulat, tant qu’il reste théorique, paraît anodin, mais dans la pratique il risque de s’avérer difficile à réaliser. Il est certes vrai que chacun des sept monologueurs adopte une autre diction, une autre prosodie et que chacun parle un autre langage. Il n’en reste pas moins que cette instrumentation-là repose essentiellement sur les contrastes de tonalités très généraux. En tout cas, les monologues réunis sous le titre générique de Femmes parallèles pourraient donner lieu à des analyses acoustiques plus minutieuses.
La Nostalgie, camarade est par contre une pièce à nombreux effets sonores proprement dits, et c’est sans doute l’une des pièces les mieux travaillées de ce côté-là. Elle rappelle de ce point de vue Ne m’attendez pas ce soir, avec l’usage des échos (fig. 2), du jeu du violon (fig. 5), des voix off (fig. 8), du téléphone (tout au long de la pièce). On y repère en outre des bruits de démolition (martèlements, stridences, coups métalliques) et un effet strictement radiophonique de cross-fade dans la séquence 7 où les stridences se transforment en cris d’oiseaux, les cris d’oiseaux en sonneries de téléphone, les sonneries de téléphone en sifflets de train, d’ambulance etc.
Enfin, Les Veuves, sorte d’intermedial performance, conjuguant théâtre, marionnettes, musique (et ponctuellement télévision), tout en étant surtout basé sur les éléments visuels, recèle pourtant pourtant une curiosité importante : le curieux dispositif de « la croix sonore qui répercute aux quatre vents » (p. 24) – un véritable appareil émetteur grâce auquel les filles appellent l’Oncle Rouge-et-or.
On pourrait conclure en une phrase: la dramatugie de Billetdoux ne sonne pas creux.
Notes
[1] Les références bibliographiques complètes des pièces mentionnées ou examinées se trouvent dans la bibliographie de fin d’article.
[3] « François Billetdoux ou Le Magicien du Théâtre », en ligne ici.
[5] « François Billetdoux ou Le Magicien du Théâtre », op. cit.
[6] Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 24 octobre 1964.
[7] « Le monde tourne, Billetdoux est mort », Libération, 27 novembre 1991.
[8] Cette intervention a un caractère expiatoire. J’essaie par là de réparer une sorte de faute originelle que j’avais commise il y a 15 ans, et que j’ai perpétrée ensuite, inconciemment, pendant un certain nombre d’années. En effet, lorsque je commençais à écrire sur le théâtre de François Billetdoux, à la fin des des années 1990, ainsi que dans quelques-unes de mes publications postérieures, je n’ai pas assez insisté sur l’impact que les activités radiophoniques et médiatiques de l’auteur avaient pu avoir sur sa dramaturgie. La journée d’études sur Billetdoux (et la radio) organisée à Montpellier par Pierre-Marie Héron en avril 2015 a été une excellente occasion pour revenir en arrière et réviser les choses sous cet aspect-là.
[9] Il importe cependant de remarquer que le théâtre de Billetdoux ne saurait être interprété seulement sous cet angle-là. Certes, Billetdoux a travaillé à la Radio pendant de longues années, mais il s’est également frotté, et fortement, à la télévision, au cinéma, à la musique, de sorte que ses textes dramatiques portent de fait différentes marques et empreintes : radiophoniques, télévisuelles, cinématographiques, musicales. La télévision est présente dans Rintru pas…, le cinéma et la télé dans Pitchi poï.., le happenning dans Les Veuves, la musique dans Appel de personne à personne ; nous assistons en outre à une sorte d’opéra funèbre avec Has been bird et à une espèce de one-person-show avec Femmes Parallèles. Dans le répertoire de Billetdoux on trouvera même une interrogation sur le téléphone dans le spectacle d’HiFi. Ce n’est donc pas seulement la radio qui a informé l’œuvre théâtrale de cet auteur et il serait un peu partial, dans ces conditions-là, de faire de la piste radiophonique l’unique perspective d’analyse.
[10] Appel de personne à personne, Arles, Actes Sud-Papiers, 1992, p. 47-48.
[11] L’Avant-scène, no 193, p. 6.
[12] Le Théâtre français d’aujourd’hui, Paris, Nathan, 1971, p. 119.
[13] Witold Wołowski, L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, TN KUL, 2005.
[14] Le présent tableau s’inspire d’un certain nombre de travaux portant sur les différentes formes monodiscursives, en particulier des études conversationnistes (C. Kerbrat-Orecchioni), de l’ouvrage collectif dirigé par F. Fix et F. Toudoire-Surlapierre, Le Monologue au théâtre (1950-2000). La Parole solitaire (Dijon, E.U.D., 2006), et surtout de mes propres travaux : « Absence de personnage de théâtre dans Les Chaises d’Eugène Ionesco et dans Comment va le monde de François Billetdoux », Roczniki Humanistyczne, t. XLVIII, z. 5, 2000, p. 25-72 ; « Aux origines de l’adialogisme théâtral : Le Cantique des Cantiques », Roczniki Humanistyczne, t. LII, z. 5, 2004, p. 87-97 ; « Soliloque, quasi-monologue, monologue », Roczniki Humanistyczne, LIII, z. 5, 2005, p. 81-104 ; L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, op. cit. ; « Qu’est-ce qu’une réplique théâtrale ? », Romanica Cracoviensia, 5 / 2005, p. 147-159 ; Du texte dramatique au texte narratif. Procédés interférentiels et formes hybrides dans le théâtre français du xxe siècle, Lublin, Wydawnictwo KUL, 2007.
[15] L’Avant-scène, 571, septembre 1975, p. 20.
[16] Comme le soulignent J. Bachura et A. Pawlik, la musique (rarement autonome au point de vue sémiotique dans le théâtre radiophonique) doit toujours être considérée comme co-créatrice des significations dans les pièces conçues pour la radio. V. « Znaczeniowa funkcja muzyki w słuchowisku », Folia Litteraria Polonica, 3, (17), 2012, p. 162.
[17] Pour une brève description des techniques de base utilisées dans les pièces radiophoniques, v. Richard James Gray, French radio drama from the interwar to the Postwar period (1922-1973), dissertation disponible ici.
[18] Le terme est de Rudolf Arnheim, Radio, trad. Lambert Barthélémy en collab. avec Gilles Moutot, Paris, Van Dieren, 2005 (éd. originale 1936), p. 219.
[19] On a ici affaire à une situation acousmatique au sens schaefferien du terme. V. Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966 ; ainsi que les remarques intéressantes de Philippe Baudoin, « Le transistor et le philosophe. Pour une esthétique de l’écoute radiophonique », Klesis. Revue Philosophique, juin 2007, p. 1-18.
[20] L’Avant-scène, n°193, 15 mars 1959, p. 25.
[21] Dans le cas des œuvres théâtrales écrites exprès pour la radio, il est d’ailleurs intéressant d’examiner en détail leur pouvoir de visualisation. Un spécialiste du théâtre radiophonique, Józef Mayen, soutenait naguère que le facteur essentiel déterminant la spécificité de ce genre de théâtre réside bien dans sa capacité d’engendrer des images visuelles dans l’esprit des auditeurs. Lorsqu’un drame destiné à la radio semble acoustiquement déficitaire, il faut peut-être examiner plus en profondeur ses qualités picturales qui activent l’imagination du public, sans quoi on ne saurait vraiment juger de son adaptabilité radiophonique (J. Mayen, Radio a literatura, Warszawa, Wiedza Powszechna, 1965, p. 208).
[22] Au sens où l’entend Gérard Leblanc dans Scénarios du réel, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 9. V. aussi Julie Roué, La question du « je ». Traité de l’intime dans le documentaire radiophonique, en ligne ici.
[23] Sheila Louinet, compte rendu du spectacle de Jean-Claude Penchennat au Théâtre de l’Épée-de-Bois à Paris, en ligne ici.
Bibliographie
Corpus d’étude
Bien amicalement, L’Avant-scène, n°193, mars 1959.
Comment va le monde, môssieu? Il tourne, môssieu!, in Théâtre 2, Paris, La table Ronde, 1964.
Il faut passer par les nuages, in Théâtre 2, Paris, La Table Ronde, 1964.
Has been bird, pièce inédite, achevée en octobre 1966, coll. part..
Rintru pa trou tar hin! pièce inédite, publiée en brochure à l’occasion de la première représentation au Théâtre de la Ville (Paris), en avril 1970.
Les Veuves, L’Avant-scène, n°571, septembre 1975.
Silence! L’Arbre remue encore…, Arles, Actes Sud-Papiers, 1986.
À la nuit la nuit, in Petits drames comiques, Arles, Actes Sud-Papiers, 1987.
Réveille-toi, Philadelphie!, Arles, Actes Sud-Papiers, 1988.
Appel de personne à parsonne, Arles, Actes Sud-Papiers, 1992.
Pitchi-Poï ou la parole donnée, Arles, Actes Sud-Papiers, 1992.
Ne m’attendez pas ce soir!, Arles, Actes Sud-Papiers, 1994.
Femmes parallèles, in Monologues, Arles, Actes Sud-Papiers, 1996.
Ai-je dit que je suis bossu?, in Monologues, Arles, Actes Sud-Papiers, 1996.
La nostalgie, camarade, Arles, Actes Sud-Papiers, 1997.
Ouvrages
ARNHEIM Rudolf, Radio [1936], Paris, Van Dieren éditeur, 2005.
DEJEAN Jean-Luc, Le Théâtre français d’aujourd’hui, Paris, Nathan, 1971.
FIX Florence & TOUDOIRE-SURLAPIERRE Frédérique, Le Monologue au théâtre (1950-2000). La Parole solitaire, Dijon, E.U.D., 2006.
GRAY Richard James, French radio drama from the interwar to the Postwar period (1922-1973), en ligne ici.
LEBLANC Gérard, Scénarios du réel, Paris, L’Harmattan, 1997.
MAYEN Józef, Radio a literatura. Szkice, Warszawa, Wiedza Powszechna, 1965.
ROUÉ Julie, La question du « je ». Traité de l’intime dans le documentaire radiophonique, www.acsr.be/wp-content/uploads/la_question_du_je.pdf
SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966.
WOŁOWSKI Witold, L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, TN KUL, 2005.
– Du texte dramatique au texte narratif. Procédés interférentiels et formes hybrides dans le théâtre français du xxe siècle, Lublin, Wydawnictwo KUL, 2007.
Articles
BACHURA Joanna, pawlik Aleksandra, « Znaczeniowa funkcja muzyki w słuchowisku », Folia Litteraria Polonica, 3, (17), 2012, p. 162-170.
BAUDOUIN Philippe, « Le transistor et le philosophe. Pour une esthétique de l’écoute radiophonique », Klesis. Revue Philosophique, Juin 2007, p. 1-18.
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MIQUEL Jean-Pierre, « Le grand auteur français de sa génération », L’Avant-scène, n°571, septembre 1975, p. 20-21.
WOŁOWSKI Witold, « Absence de personnage de théâtre dans Les Chaises d’Eugène Ionesco et dans Comment va le monde de François Billetdoux », Roczniki Humanistyczne, XLVIII, z. 5, 2000, p. 25-72.
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Auteur
Witold Wołowski est professeur de lettres à l’Université Catholique de Lublin Jean Paul II (Pologne). Spécialiste du théâtre francophone du XXe siècle, théoricien de la littérature et du spectacle théâtral. Domaines de recherche privilégiés : hybridité générique en littérature, didascalies, interactions entre le théâtre et d’autres média. Principaux ouvrages monographiques : 2005 : L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, TN KUL ; 2007 : Du texte dramatique au texte narratif. Procédés interférentiels et formes hybrides dans le théâtre français du XXe siècle, Lublin, Wydawnictwo KUL ; 2015 : Didascalies et didascalité au théâtre et non seulement, Lublin, Wydawnictwo KUL (sous presse).
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