Email Trouble, texte hybride publié en 1999, est le témoignage de l’addiction à la correspondance électronique de son auteur mais également une réflexion sur les dangers de la désincarnation des rapports humains à l’ère du numérique. Malgré la vitesse de la communication, le contact électronique fait abstraction de la présence et contribue au contraire au maintien de ce que Baty appelle une « société d’isolés ». La promesse double et un peu contradictoire de la technoculture, plus d’autonomie et plus d’intimité, ne résiste pas à la distance et à l’anonymat. La rencontre électronique ne se fait pas. Le texte sera examiné à la lumière des théories féministes du corps, du sujet situé (embedded) et incarné (embodied) et il sera également fait appel au concept de grammatisation appliqué au numérique (Stiegler) pour encadrer à la fois la déception et l’espoir portés par les technologies de l’information.
A hybrid text published in 1999, Email Trouble documents the author’s addiction to electronic correspondence but also warns against the dangers of disincarnated human relationships in the digital age. In spite of the speed with which it is conducted, electronic contact abstracts presence and maintains instead what Baty calls “a society of isolates”. The double, somewhat contradictory promise of technoculture, of more empowerment and more intimacy, falls short of fulfillment in the face of distance and anonymity. The electronic encounter does not take place. The text will be examined in the light of feminist theories of the body, defining subjectivity and agency as embedded and embodied. Bernard Stiegler’s use of the concept of grammatisation applied to the digital revolution will also be used to account for and frame the setbacks and the hopes placed in information technology.
Plan
Texte intégral
Si l’identité est un processus au croisement de l’individu et du groupe, car elle passe par l’identification, les médias numériques mettent en exergue la contingence de ce processus, son caractère fluide et provisoire. Dès la fin des années cinquante, bien avant Judith Butler, le sociologue Erving Goffman avait mis en avant la théâtralité de l’identité sociale en montrant que la dramaturgie en était différente selon qu’on était sur scène ou dans les coulisses. Dans une situation d’interaction avec les autres, le sujet contrôle les informations qu’il/elle donne, notamment par son comportement, et l’interprétation de ces informations, ne pouvant être immédiatement vérifiées, doit se fonder sur la simple inférence. L’interaction sociale est centrée sur le désir de contrôler la réception qui est faite de la situation ou de favoriser l’interprétation qu’il/elle souhaite projeter, cette manipulation n’étant pas nécessairement consciente, car elle peut dépendre des normes sociales. Dans la réalité du rapport social, peu de place est laissée à l’improvisation, toute performance est ritualisée pour que s’établisse un modus vivendi adapté à la situation, et la dramaturgie de la rencontre se déploie en fonction des contraintes de la présence physique.
Désormais non tributaire d’un lieu physique, l’existence virtuelle, pourrait-on penser, permet de se libérer du code social et d’accroitre l’éventail des possibles, offrant au sujet digital virtuellement toute latitude pour se construire et s’inventer, et générer l’impression souhaitée chez l’interlocuteur/ice indépendamment de tout contexte et de toute visibilité. Libérées des scripts de la mascarade du genre, en particulier, les femmes pourraient se saisir des médias sociaux pour construire une identité par la participation et nourrir une appartenance collective sur le mode de l’empowerment (« autonomie ») et de la solidarité. L’essai de Donna Haraway « A Cyborg Manifesto : Science, Technology and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century [1] », publié d’abord en 1985 dans la Socialist Review, puis repris en 1991 pour former un chapitre de son ouvrage Simians, Cyborgs and Women, revêt une importance capitale pour établir ou pour ré-établir la proximité entre les femmes et la technologie, notamment la technologie de l’information. Cependant, bien que Haraway invite les femmes et toutes les minorités à se saisir joyeusement des outils technologiques pour créer et maintenir leurs propres réseaux, son essai, s’inscrivant dans la pensée de Michel Foucault qui systématise le lien entre information et pouvoir, contient aussi une mise en garde contre ce qu’elle appelle « L’informatique de la domination » ou les « nouveaux réseaux inquiétants [2] » qui permettent d’asseoir un contrôle sur les individus par le biais du traitement de l’information.
Écrit en 1999, Email Trouble de Paige Baty doit être lu dans le cadre du « mythe politique » de Donna Haraway mais aussi à la lumière du concept de cyborg appliqué à la forme du roman :
A cyborg is a cybernetic organism, a hybrid of machine and organism, a creature of social reality as well as a creature of fiction. Social reality is lived social relations, our most important political construction, a world-changing fiction [3].
Roman épistolaire réflexif, étude pratique de la correspondance électronique, Email Trouble est un texte hybride qui mélange l’autobiographie et la théorie, et affiche son double statut dès le paratexte, le titre étant suivi d’un sous-titre, « Love and Addiction @the Matrix », à la manière d’un ouvrage critique. Alternant les échanges de messages électroniques avec des textes critiques et de longs extraits littéraires, le texte manifeste la transgression des frontières qui fonde la puissance émancipatrice du cyborg. En procédant à la transformation a posteriori du matériau brut fourni par Paige, au nom prédestiné, Email Trouble travaille à la mise en place de son propre avatar théorique. Au niveau intradiégétique, cependant, le texte interroge la puissance des reconfigurations du sujet, en particulier dans leur articulation au système codé du genre, rendues possibles par la virtualité de la communication électronique. En partant de la forme du témoignage ou de la confession, Email Trouble contribue au débat qui porte sur la capacité d’empowerment porté par les nouvelles technologies.
Dans Zeros and Ones [4], un des ouvrages les plus importants du cyberféminisme [5], Sadie Plant décrit les nouvelles technologies comme des outils dont les femmes se sont saisies à leur profit au point qu’il existe un lien particulier entre les femmes et les machines. Les données sociologiques dont on dispose actuellement semblent lui donner raison : les facteurs qui jouent dans l’accès à internet sont la classe sociale plutôt que le sexe (ou même la race [6]) ; nombreuses sont les études qui mettent en évidence l’efficacité des nouvelles technologies pour créer des réseaux dans un espace désormais « glocal [7]» ou qui décrivent le cyberespace comme un espace de sécurité propice à l’expression et au développement de soi, notamment en matière d’identité ou d’orientation sexuelle, sur le modèle de Room of One’s Own. Email Trouble invite cependant à plus de méfiance : Paige Baty problématise la question de l’identité et du libre arbitre du sujet dans son interaction avec les médias numériques et affirme la nécessité de se resituer, rappelant le rôle du corps dans le rapport à l’autre et au monde.
1. Qu’est-ce qu’un auteur digital ?
L’identité est un terme ambigu qui renvoie au même (idem) en tant qu’il se détache des autres ; l’identité du sujet postule une certaine cohérence dans le temps et l’espace, d’une part, et d’autre part une dimension unique et irremplaçable. Cependant l’identité passe aussi par l’identification, qui suppose l’appartenance à un groupe. Le roman à partir du xixe siècle s’intéresse à l’identité en déployant son récit à partir de la tension entre ces deux définitions de l’identité, décrivant la trajectoire née de la dynamique entre la quête de soi et la reconnaissance sociale. À l’époque postmoderne ces considérations restent d’actualité ou même deviennent plus aigues. Le sociologue Zygmunt Bauman, auteur de la théorie de l’identité liquide, fait remarquer que cette question de l’identité est d’autant plus cruciale qu’elle est devenue problématique, et il associe cette identité à la question de l’espace. Il remarque ainsi que la condition humaine est désormais soumise à une nouvelle configuration, celle de la « compression spatio-temporelle [8] » ; l’espace-temps dans lequel s’inscrivent les relations humaines est en train de disparaitre et on a « cherché à s’arracher méthodiquement et sans état d’âme à toute forme de contraintes territoriales – aux contraintes de la localité [9] ». Ceux qui réussissent à s’en affranchir sont les privilégiés. Or le rôle joué par l’espace-temps est crucial dans la constitution des espaces de communauté, la vitesse de communication étant le gage de son maintien : s’il n’y a plus d’avantage à la communication locale, si une autre forme de communication est tout aussi rapide et efficace, alors celle-ci n’a plus lieu d’être. Bauman note que la facilité d’oubli et la rapidité de transmission vont de pair avec la médiocrité de la communication [10]. Paige Baty déplore ainsi le fait que les messages qu’elle a envoyés soient immédiatement effacés par ses correspondants :
La solitude et l’information ont avancé main dans la main. Elles ont toutes deux suivi la même largeur de fréquence, s’étirant d’un bout de l’Amérique à l’autre, en ligne et hors des sentiers battus, sans s’occuper des gens qui regardent en arrière. J’écris et je surfe. J’écris et je souffre [11].
La relégation de Paige est ironiquement adoptée par le protocole de communication de Email Trouble, où elle n’apparait dans le texte écrit que comme destinataire des messages, soit comme objet digital plutôt que sujet digital, ou bien à l’état de trace matérialisée par le demi-guillemet, lorsque ses correspondants répondent à son message dans le texte. La signature choisie par Paige, « Dr Rocket », inscrit certes l’auteur dans une communauté, celle des aficionados de la bande dessinée culte Love and Rockets des frères Hernandez, chronique d’un groupe de chicanas en Californie, mais le choix d’un pseudonyme en forme d’emprunt ne peut manquer d’accentuer la dissémination et la dissolution de l’auteur diagnostiquée par Foucault à la suite de Barthes. De fait, en un geste à la fois réflexif et contradictoire, Email Trouble cite une page entière [12] du texte de Michel Foucault « Qu’est-ce qu’un auteur [13] ? » (1969). Dans ce texte, Foucault clarifie l’emploi de ce concept d’auteur utilisé par Les Mots et les Choses (1966) dans « lequel il a tenté d’analyser des masses verbales, des sortes de nappes discursives, qui n’étaient pas scandées par les unités habituelles du livre, de l’œuvre et de l’auteur [14] » ; il y a parenté de l’écriture avec la mort dans la notion de sacrifice : l’auteur est celui qui sacrifie sa vie pour son œuvre. Du point de vue du héros, il y a immortalité, mais elle se paie par la mort de l’auteur – qui s’efface à son profit. Cette logique des vases communicants peut rappeler la « negative capability » de Keats, ou encore le jugement de T. S. Eliot selon lequel la poésie est « non l’expression d’une personnalité, mais une évasion de la personnalité [15] ». Pour Foucault s’il y a survie dans l’œuvre, l’existence de l’œuvre est elle-même problématique : « Parmi les millions de traces laissées par quelqu’un après sa mort, comment peut-on définir une œuvre [16] ? » Comment en définir les contours ? Quelle est la part de l’arbitraire dans la sélection des traces et de l’organisation qui leur est imposée ? Ainsi selon Foucault la fonction « auteur » recoupe les deux fonctions de l’identité vues plus haut, à savoir la singularité et le statut de la parole devenue texte : « Le nom d’auteur fonctionne pour caractériser un certain mode d’être du discours [17]. » Le nom signale une sorte d’état d’exception, de fictionnalité ou d’un mode d’être particulier du savoir, ce qui ne relève pas de la communication ordinaire : « Il s’agit d’une parole qui doit être reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture donnée, recevoir un certain statut [18]. » D’autre part cette fonction a valeur d’appartenance ou fonction de classification : l’auteur permet de relier plusieurs textes en les attribuant à une origine commune : « Que plusieurs textes aient été placés sous un même nom indique qu’on établissait entre eux un rapport d’homogénéité, ou d’authentification des uns par les autres, ou d’explication réciproque, ou d’utilisation concomitante [19]. » Du coup, Foucault fait sa propre révolution copernicienne sur la question du sujet : le sujet non pas comme origine, mais comme produit des discours :
Comment, selon quelles conditions et sous quelles formes quelque chose comme un sujet peut-il apparaître dans l’ordre du discours ? […] Bref, il s’agit d’ôter au sujet (ou à son substitut) son rôle de fondement originaire, et de l’analyser comme une fonction variable et complexe du discours [20].
Email Trouble est une autobiographie paradoxale puisque le sujet digital, partagé entre Paige Baty et Dr Rocket, les deux adresses de Paige, émerge peu à peu en tant que correspondant muet de ses interlocuteurs électroniques, par opposition à l’auteur qui s’adresse à la lectrice ou au lecteur, lorsque, comme par inadvertance, son texte est gardé en mémoire et apparaît enchâssé dans les messages qu’elle a reçus en réponse.
Le récit de Email Trouble imite le roman épistolaire dont l’intrigue est nourrie de la divergence de la séparation et de la convergence ou de la rencontre, avec ici avec la présence physique comme aboutissement et interruption de la communication électronique, l’actualisation comme fin de la virtualité. Invitée par un de ses correspondants, « the Good Man », à rejoindre un groupe d’amis qu’il héberge à la Nouvelle Orléans, Paige découvre une communauté « réelle » déjà formée dans laquelle elle ne parvient pas à s’intégrer. Le texte met à nu l’irrémédiable distance entretenue par le cyberespace. En ce sens le caractère numérique de la correspondance a à voir avec sa désincarnation ; le dialogue entre les sujets numériques a lieu « nulle part » et ne mène donc nulle part. Le roman assigne à l’identité la nécessité de se déployer dans un lieu particulier, même si ce savoir est situé à partir de l’expérience de la désorientation :
Il a fallu que je me souvienne que je vivais dans un corps, et que ce même corps allait mourir un jour, et qu’aucun récit ne pouvait stopper ce processus. Il a fallu que je passe à travers la mort pour revenir à la vie. Et cela ne s’est pas produit qu’une fois, mais encore et encore. Retenez ceci pendant que vous lisez : cette histoire parle de compulsion de répétition [21].
2. Addiction et pathologie du contact : le blues du net
La première page de Email Trouble commence ainsi : « Hi. I’m Paige and I’m an addict. » Paige raconte son besoin compulsif de contacts électroniques, lorsque isolée en Nouvelle Angleterre où elle avait obtenu son premier poste, elle entretenait une correspondance avec une trentaine de personnes inconnues [22]. L’addiction n’est pas limitée à la dépendance envers des substances narcotiques. William Burroughs dans Naked Lunch avance l’idée que l’addiction procède aussi de la communication. Il s’agit d’un échange, d’un système, et non de la pathologie d’un individu :
Tu t’intoxiques bien plus à la vendre qu’à te piquer avec, dit Lupita. Les fourgueurs végétariens,ceux qui ne consomment pas leur marchandise attrapent l’obsession de leur petit commerce, et cette sorte d’intoxe est bien pire que la vraie parce qu’il n’existe pas de cure pour. Ça contamine les flicards eux-mêmes. Exemple : Bradley l’Acheteur, un des poulaillons de la Stupéfiante. Le meilleur agent double de la Brigade. À le voir, tu jurerais qu’il est camé tout comme toi. C’est au point qu’il lui suffit de s’approcher d’un fourgueur pour que l’autre le serve recta et sans pet. Il est si anonyme, si gris et irréel qu’on ne se souvient même pas de lui après coup et c’est ainsi qu’il les arnaque l’un après l’autre… Eh bien, figure-toi que Bradley l’Acheteur ressemble de plus en plus à un camé pur sang. Il ne peut pas boire. Il ne peut plus bander. Ses dents se font la valise : comme les femmes enceintes qui perdent leurs dents en nourrissant l’étranger, les camés perdent leurs chicots jaunâtres à force de nourrir le singe [23].
Le passage par Burroughs permet de rendre compte de la dépossession du sujet que suppose l’addiction mais aussi de son inscription dans une communauté et dans un système d’échange. Le contact est une drogue. Épure d’addiction, la routine électronique reprend en un étrange écho la métaphore de la grossesse stérile de Burroughs lorsque Paige se vante de « s’être reproduite sans aucune de ces grossesses brouillonnes, en clonant des simulations d’elle-même et en jouant les rôles prévus par le script qu’elle s’était écrit [24] ». Dans la société postmoderne et avec l’aide des nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’identité devient le résultat d’une série de choix effectués sur le modèle du consommateur, la somme de multiples appartenances à telle ou telle communauté susceptible de contribuer à une forme de reconnaissance. L’autonomie apparente procurée par internet se paie d’un contrôle accru : dans le système de l’identité clignotante, pour adapter l’expression de Katherine Hayles [25], il y a obligation de permanence ou ce que Baty appelle « un nouveau système d’extension [26] ». La structure immobile et docile dont les points sont illuminés tour à tour se donne l’illusion de la multiplicité et du mouvement dans ce qui n’est qu’un clignotement. En tant qu’enseignante, Paige Baty voit sa boîte envahie par des messages professionnels à toute heure du jour et de la nuit. Cette exigence d’une disponibilité totale ressemble à l’intériorisation du pouvoir que Foucault appelle discipline : le dehors est en dedans, le sujet est envahi par la contrainte, la sphère du privé se réduit. L’existence électronique se soumet au contrôle, l’autonomie promise est dès lors donc sérieusement relativisée, et l’auto-écriture du sujet digital dictée par des considérations qui ne lui appartiennent plus. Le collage, comme chez Burroughs, témoigne de la dimension machinique du désir, simplement relayé par le sujet :
Oui, il s’agit de désir, et d’appartenance, et d’autres formes de copié-collé. Il s’agit de messages de St Valentin virtuels. J’ai envoyé les lignes qui m’ont happée dans la nasse du net, où j’ai été harponnée, accrochée aux mailles de cet empire en filet de pêcheur qui s’appelle le World Wide Web [27].
La correspondance électronique s’apparente au shopping, lorsqu’on lèche les vitrines au hasard dans des centres commerciaux anonymes [28]. Se connecter, c’est tenter de se compléter, de répondre à un manque, celui de la consommation. Le texte écrit et publié sur du papier que tient en main la lectrice s’oppose à l’euphorie frénétique des échanges électroniques [29]. Il n’est pas anodin que Paige enseigne les sciences humaines, qui fonctionnent sur un autre mode d’attention, comme l’explique Katherine Hayles :
L’attention soutenue, le style cognitif traditionnellement associé aux sciences humaines, se caractérise par la concentration sur un seul objet pendant de longues périodes (par exemple un roman de Dickens), en ignorant les stimuli extérieurs pendant toute la durée de l’attention, la préférence pour un seul flux d’information, et une grande tolérance pour de longues durées d’étude. L’hyper-attention se caractérise par un changement rapide de focus divisé sur plusieurs tâches, la préférence pour des flots d’information multiples, la recherche d’un degré élevé de stimulation, et la faible tolérance pour l’ennui [30].
Le passage de l’attention soutenue qu’exige le livre à l’hyper-attention que suppose l’utilisation des nouveaux médias reproduit les dangers du passage de la parole à l’écriture soulevés par Platon [31] : il y a atrophie de la mémoire, ou détournement d’attention, court-circuit de la transindividuation [32] et donc du sens. Au niveau collectif, il est tentant de voir les nouveaux médias comme des vecteurs de changement sur le modèle de McLuhan. Il y a une sorte d’intelligence collective qui participe à la création d’une culture participative, ou du moins « contributive » selon l’adjectif plus prudent employé par le philosophe Bernard Stiegler. Reprenant la démonstration de Derrida à propos du Phèdre de Platon, où l’écriture est à la fois poison (elle fige la pensée et détruit la mémoire) et remède (elle fonde la rationalité et permet la transmission dans le temps), Stiegler propose de lire le numérique selon la même grille, la communication virtuelle étant à la fois poison et remède, ou pharmakos. Stiegler développe son concept de transindividuation à partir de l’individuation de Gilbert Simondon : il fait remarquer que le « je » et le « nous » sont tous deux engagés dans un processus d’individuation l’un par rapport à l’autre. Stiegler à la suite de Simondon met en évidence la nécessité d’un milieu technique qui rende possible cette rencontre entre le « je » et le « nous » [33]. C’est dans ce contexte qu’il décrit internet comme pharmacologique, à la fois remède et poison. L’ère du numérique procède de la grammatisation [34] c’est-à-dire de la transformation de la continuité de la vie et de la nature en unité discrètes ; elle permet la traçabilité et le profilage, et donc contribue à l’avènement d’une société de contrôle. Ainsi, pour Stiegler, un des aspects extrêmement dangereux d’internet est la disparition du secret ; la traçabilité des données crée ce qu’il appelle une « nudité numérique » qui met à mal la dignité de l’homme en détruisant l’intimité [35]. Paige Baty évoque cette réalité de « l’accès sans intrusion [36] » dans son récit d’une addiction et sa trajectoire d’une matrice à l’autre et retour.
3. D’une matrice à l’autre et retour
Au-delà de ce qu’on appelle le « tourisme de l’identité », ou capacité d’adopter une identité liée à un autre genre ou une autre appartenance ethnique, il s’agit de réfléchir ici à la potentielle toxicité d’une forme de communication hors de l’espace et du temps.
Dans le champ des études de genre, on a assisté à une inflexion du tournant linguistique qui continue à dominer les autres disciplines des sciences humaines ; pour les études de genre, si le corps est certes un site d’inscription, s’il est certes parcouru de textes qui le construisent de l’extérieur, il n’est plus désormais considéré comme une page blanche : la performance ne se réduit pas à un texte et le corps n’est pas seulement le site d’où partent et où arrivent les discours. Le « féminisme corporel » de Elizabeth Grosz fait le pari que la subjectivité peut se penser autrement qu’en termes de dualisme entre corps et esprit, et affirme que les fonctions cognitives, éthiques, esthétiques, procèdent d’un corps sexué [37] ; seule la subjectivité incarnée ou l’encorporation (« embodiment ») des pratiques immédiates et quotidiennes (la danse, la marche, etc.) inscrit le sujet dans le présent en tant qu’elle est à la fois embedded (« située ») et embodied (« incarnée ») : de façon relationnelle et non binaire, elle existe dans un environnement dont elle contribue à la constitution, par les pratiques, qui passent par le corps, et les expériences corporelles particulières aux femmes (menstruation, grossesse, accouchement, lactation, ménopause, etc.). Ainsi il faut compléter l’analyse de position du spectateur comme dictée par la caméra proposée par les études filmiques dont s’inspirent les modèles d’analyse de la réalité virtuelle, conception qui réduit le spectateur à un œil et fait abstraction du corps qui occupe la place de cinéma, corps qui a renoncé à la perception au profit de la représentation, car, comme dans l’allégorie de la caverne de Platon, « la preuve de la réalité est dépendante de la motricité [38]». L’immobilité et la désincarnation ne sont pas un destin [39]. La métaphore de la matrice est ainsi riche de résonance dans le texte de Baty, qui s’ouvre sur plusieurs pages de définitions tirées du dictionnaire qui en explorent la richesse sémantique. Le texte réaffirme la réalité de l’encorporation dès le début en mettant l’accent sur la maladie dont souffre la protagoniste, l’endométriose, un trouble gynécologique dont les principales manifestations sont des règles abondantes et douloureuses et l’infertilité. Le email trouble est un female trouble, une pathologie située et incarnée ; la féminité est abordée à partir d’une position épistémologique plutôt qu’ontologique comme le suggère le jeu de mot sur « concevoir » : « [L’endométriose] modifie la façon dont je vis dans le monde. Elle me marque comme femme à intervalles réguliers. Elle s’impose à moi. Elle rend également difficile ou impossible la capacité de “concevoir” [40] ». Le texte de Baty revient sur sa désorientation ; autobiographie postmoderne et féministe, le texte tente de diagnostiquer une autre pathologie, le email trouble ou trouble de la communication déjà exploré par The Crying of Lot 49 de Thomas Pynchon, une des références de Baty :
Ces connections exigent l’absence. Ces connections parlent de ne pas être là. […] Il s’agit d’une société d’être isolés qui communiquent tous les uns avec les autres à partir d’un terminal. Cette histoire parle de comment on devient désincarné, distancé, distinct, et de toutes ces formes de frontières. Elle ne parle pas de présence. Elle ne parle pas d’histoire partagée, de repas partagé, de récit partagé, ou de toute autre forme de réciprocité. Il s’agit de contact avec des étrangers virtualisés. Il n’y a pas d’échange de fluides corporels sur internet. […] Cette forme d’échange vous laisse froid et mort à l’intérieur, car elle manque d’histoire et de langage d’appartenance [41].
Le geste autobiographique a pour but de comprendre comment Paige s’est retrouvée bloquée dans un ailleurs, dans la matrice, cet utérus électronique, cette caverne platonicienne (Baty, 7) fabriquée par l’homme où naît une vie artificielle : « La matrice m’effaçait en même temps que je revenais à moi, dans la simulation de l’expérience de ma vie. […] Où étais-je ? Téléportation, Scottie. Qui a écrit le script de cet épisode [42] ? ». Dans cette matrice elle est saisie du vertige de la désincarnation :
Dans la matrice je n’avais pas besoin d’aimer mon corps. Dans la matrice je pouvais être qui je voulais. Dans la matrice je pouvais voyager à travers le temps et n’être que quelques mots sur une page. Je suis cette Paige blanche qui s’est écrite elle-même dans la matrice et qui, comme Madame Bovary, s’est étourdie d’illusions et a valsé jusqu’au désastre [43].
Le roman est dès lors emphatiquement situé, et Paige cesse d’être invisible à elle-même. Elle profite de son privilège épistémologique, né de sa douleur, pour créer la distance critique que lui refusait l’addiction ; si comme le remarque Stiegler la grammatisation, sous-système de la technique, permet au pouvoir de produire les métadonnées qui nourrissent son savoir et lui permettent d’exercer son contrôle sur les esprits, il est toujours possible, grâce à cette même grammatisation, de contribuer soi-même à la production de ces métadonnées [44]. Pour Paige Baty, cela passe par un livre, publié sur du papier, qui inclut des commentaires réflexifs et des citations théoriques, en un dispositif, celui de la « méta-histoire [45]» qui introduit de la complexité pour lutter contre l’appauvrissement du numérique. Il reste que cette stratégie critique peut sembler purement réactive et non créative, un retrait devant le caractère invasif de la technoculture au lieu d’être un geste affirmatif d’appropriation de la réalité virtuelle.
Bibliographie
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Notes
[1] Donna Haraway, « A Cyborg Manifesto » [1985], Simians, Cyborgs and Women, The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991, p. 149-181.
[2] Id., p. 161.
[3] Id., p. 149.
[4] Sadie Plant, Zeroes and Ones [1995], London, Fourth Estate, 1998.
[5] Le terme, d’ailleurs contesté, toute définition étant perçue comme réductrice, renvoie à plusieurs acceptions : la théorie féministe de la technologie, les pratiques artistiques de certaines plasticiennes féministes, et les interventions de réseaux d’activistes féministes dans le cyberespace. Toutes ces manifestations remontent aux années 1990.
[6] Voir Pippa Norris, Digital Divide : Civic Engagement, Information Poverty, and the Internet Worldwide, New York, Cambridge University Press, 2001.
[7] Jessie Daniels propose un état des lieux très détaillé de cette question dans « Rethinking Cyberfeminism(s) : Race, Gender, and Embodiment», Women’s Studies Quaterly, Vol. 37, numbers 1& 2, Spring and Summer 2009.
[8] Zygmunt Bauman, Le Coût humain de la mondialisation [1998], Paris, Hachette, 1999, p. 8.
[9] Id., p. 18.
[10] Id., p. 29.
[11] Paige Baty, Email Trouble: Love and Addiction @the matrix, Austin, University of Texas Press, 1999, p. 107. (“Solitude and information went hand in hand. They both followed the width of a band, stretching across America on line and off track, lots of people looking back. I write as I hack. I write as I lack.”) Je traduis.
[12] Id., p. 40.
[13] Michel Foucault, «Qu’est-ce qu’un auteur ? », 1969, Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001.
[14] Id., p. 820.
[15] “[Poetry] is not the expression of a personality, but an escape from personality” (je traduis), T. S. Eliot, « Tradition and the Individual Talent » [1919], Selected Essays, New York, Harcourt, Brace, 1950, p. 10.
[16] Michel Foucault, op. cit., p. 822.
[17] Id., p. 826.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Id., p. 838-839.
[21] Paige Baty, op. cit., p. 5 (“I had to be reminded that I lived in a body, and that the same body would one day die, and that no amount of storytelling would stop the process. I had to experience death to get back to life. This did not happen once, but again and again. Remember this while you read: this story is about repetition compulsions.”) Je traduis.
[22] Id., p. 5.
[23] William Burroughs, Le Festin nu, trad. Eric Kahane, Paris, Gallimard, Folio SF, 2002, p. 39. Éd. originale : Naked Lunch, New York, Grove, 1959 (“Selling is more of a habit than using, » Lupita says. « Nonusing pushers have a contact habit, and that’s one you can’t kick. Agents get it too. Take Bradley the Buyer. Best narcotics agent in the industry. Anyone would make him for junk. […] I mean he can walk up to a pusher and score direct. He is so anonymous, grey and spectral the pusher don’t remember him afterwards. So he twists one after the other… Well the Buyer comes to look more and more like a junky. He can’t drink. He can’t get it up. His teeth fall out. Like pregnant women lose their teeth feeding the stranger, junkies lose their yellow fangs feeding the monkey.”).
[24] Paige Batty, op. cit. p. 8 (“I reproduced without any messy pregnancies: I simply cloned simulations of myself and then played the roles I had scripted for awhile.”) Je traduis.
[25] Katherine Hayles, parle de « signifiants clignotants » (“flickering signifiers”) à propos du support de l’information à l’ère numérique : entièrement dématérialisée, l’information se transmet par une série de bits, par le jeu entre l’ordre et le désordre, la forme et le hasard (“pattern and randomness”) qui transcende toute présence, ce qui, pour Hayles, annonce un paradigme culturel qui dévalue systématiquement le corps. Par ailleurs le clignotement du signifiant, par exemple celui d’un texte ou d’une image sur un moniteur, trahit son caractère instable, sa grande sensibilité à la mutation : taper sur une seule touche peut en changer radicalement l’aspect. V. « Virtual Bodies and Flickering Signifiers », How we Became Posthuman, Chicago, The University of Chicago Press, 1999, p. 25-49.
[26] Paige Baty, op. cit., p. 96.
[27] Id., p. 20 (“Yes, this is about longing, and belonging, and other kinds of cutting and pasting. This is about virtual valentines. I sent the lines that got me snagged by the net, the kind that got me hooked on the wire of the fishnet empire we call the World Wide Web.” Je traduis.
[28] Id., p. 43 et p. 45.
[29] Pour une critique vigoureuse de l’hégémonie de l’hypertexte et de la culture digitale par opposition au livre-objet, voir Roland Reuss, Sortir de l’hypnose numérique (2012), trad. Brigitte Vergne & Gérard Rudent, Paris, Îlots de résistance, 2013.
[30] Katherine Hayles, « Hyper and Deep Attention: the Generational Divide in Cognitive Modes », Profession, n°13, 2007, p. 187 (“Deep attention, the cognitive style traditionally associated with the humanities, is characterized by concentrating on a single object for long periods (say, a novel by Dickens), ignoring outside stimuli while so engaged, preferring a single information stream, and having a high tolerance for long focus times. Hyper attention is characterized by switching focus rapidly among different tasks, preferring multiple information streams, seeking a high level of stimulation, and having a low tolerance for boredom.”) Je traduis.
[31] Dans Phèdre, Platon oppose Thamus le roi d’Egypte, champion du verbe, à Thoth, le dieu de la mathématique et de l’écriture. Bernard Stiegler se penche sur ce texte à la lumière du célèbre essai de Jacques Derrida « La Pharmacie de Platon », La Dissémination, Paris, Seuil, 1972.
[32] La transindividuation est un concept proposé par Bernard Stiegler qui met en évidence la dynamique entre le « je » et le « nous » contribuant à la création et la transformation de milieux techno-symboliques où s’élaborent les significations. Pour plus de détails sur le rapport entre le transindividuel de Gilbert Simondon et la transindividuation de Stiegler, voir en ligne ici (consulté le 09/09/2016).
[33] Bernard Stiegler, De la misère symbolique, Paris, Flammarion, collection « Champs essais », 2013, p. 106.
[34]. La grammatisation est l’organisation en unités discrètes : l’alphabet, l’imprimerie, la révolution numérique sont les trois grands moments de grammatisation en Occident. Bernard Stiegler élargit le concept introduit par Sylvain Auroux dans La Révolution technologique de la grammatisation, Liège, Mardaga, 1994. Voir en ligne ici l’entrée correspondante dans le vocabulaire du site de l’association fondée par Stiegler, Ars Industrialis.
[35] Voir Bernard Stiegler, « Le Blues du net », entretien publié sur le blog « Lois des réseaux ». En ligne ici (consulté le 09/09/2016).
[36] Paige Baty, op. cit., p. 96.
[37] Elizabeth Grosz, Volatile Bodies : Towards a Corporeal Feminism, Bloomington, Indiana University Press, 1994, p. vii.
[38] Jean-Louis Baudry, « Le Dispositif », Communications, année 1975, volume 23, numéro 1, p. 65.
[39] L’art digital, en particulier, peut contribuer à démonter la façon dont fonctionne ce dispositif, en montrant que le corps du spectateur/ice ne peut jamais correspondre parfaitement à la position prévue par l’œuvre. V. Michele White, The Body and the Screen : Theories of Internet Spectatorship, Cambridge, MIT Press, 2006, p. 151.
[40] Paige Baty, op. cit., p. 6.
[41] Id., p. 151-152 (“This is about being disembodied, distanced, distinct, and that sort of boundary-thing. It is not about being present. It is not about being there. It is not about a shared history, or a shared meal, or a shared story, or any kind of mutuality. It is about contact with virtual strangers. There is no exchange of bodily fluids on the internet. […] This kind of connection leaves you cold and dead inside, because it lacks history and a language of belonging.”) Je traduis.
[42] Id., p. 41 (“The matrix was erasing me even as I came to, in a simulated experience of my life. […] Where was I ? Beam me up, Scottie. Who is scripting this show ?”) Je traduis.
[43] Id., p. 7 (“In the matrix I did not have to love in my body. In the matrix I could be whoever I wanted to be. In the matrix I could travel across time and space and just be some words on a page. I am that plank Paige who wrote herself in the matrix and danced ‒ like the dazzled Madame Bovary ‒ into disaster.”) Je traduis.
[44] V. le chapitre 3 de Bernard Stiegler, De la misère symbolique, op. cit.
[45] Paige Baty, op. cit., p. 51.
Auteur
Isabelle Boof-Vermesse est MCF à l’université de Lille. Ancienne élève de l’ENS de Fontenay-St Cloud, agrégée d’anglais, elle est spécialiste de littérature de genre, en particulier du roman policier californien, et a publié de nombreux articles sur Raymond Chandler, Dashiell Hammett, James Ellroy… Ses travaux de recherche actuels portent sur le genre cyberpunk, en particulier sur la question de l’espace virtuel et des pratiques artistiques chez William Gibson, sur lequel elle a publié plusieurs articles. Elle a dirigé un recueil d’articles sur le thème de l’Imaginaire machinique, à paraître aux Presses universitaires de Sofia, Bulgarie, courant 2017.
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