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En évoquant le rétrécissement de l’espace ressenti en 1997, nous avons distingué les réponses individuelles des réponses collectives, et avons constaté que François Bon se trouve dans cette deuxième configuration, lorsqu’il crée son premier site, qu’il conçoit déjà implicitement comme un laboratoire à plusieurs. Cette initiative se trouve réalisée dans le site remue.net, deuxième étape du web pour l’auteur.

Dès que la gestion collective prend de l’ampleur – sa véritable naissance date du conflit autour de la vente du fonds André Breton en 2003 – François, Bon se retire pour créer son propre site, le tierslivre.net – le nom est une double référence à Rabelais, mais aussi à une forme tierce du livre, une sorte de rencontre du quatrième type.

S’entourer, se retirer relève du même mouvement. En 2007, François Bon avait encore besoin de dire que le blog avec son organisation descendante n’était pas le moyen approprié pour écrire le web. S’il préfère le site au blog, il ne pense pas dans un premier que celui-ci est également préformaté – comme les formes fixes que Bernard Noël oppose à l’espace du poème –, surtout si sa base est un CMS.

Ce qu’on appelle blog, c’est une maquette préformatée, mais limitée, de ces outils. Aussi bien remue.net, site collectif, que mon site personnel, tierslivre.net, ont évolué vers cette idée de lieux d’écritures en constant renouvellement, carnet de liens et informations [1].

On peut suivre en direct et se laisser prendre par la main en cliquant sur les liens internes et externes. Dire que c’est aisé, c’est prendre ses désirs pour des réalités. Ce « renouvellement constant » demande un effort supplémentaire aux lecteurs [2] (qu’ils ne sont peut-être pas prêts à fournir. Cependant, il s’avère que la lecture d’un blog est dans sa linéarité descendante, même en permettant des sauts, bien plus épuisante que la saisie d’une page d’un livre. C’est pourquoi cette forme, préformatée ou non, ne peut pas être retenue par François Bon. On peut par ailleurs constater qu’en dehors des sites d’informations, les blogs comme outils d’écriture et surtout de dialogue sont délaissés pour d’autres outils, le microblogging, la page Facebook, bien que cette dernière reprenne la structure, mais en faisant profiter les auteurs d’une audience qu’ils n’atteignent que rarement ailleurs [3]. On peut dire que le blog, si son fonctionnement est entré dans tous les standards d’échange sur le web, sa forme pure semble désuète, le mot même ringard [4].

L’important, c’est la présence de notre littérature, des études qui la concernent, de sa vie créatrice, dans l’espace neuf de circulation de sens et de langage qu’est le réseau [5].

Si le blog proprement dit ne peut pas suffire à cette demande, est-ce que le site le peut ? Il faut de toute manière qu’il soit intégré dans un dispositif plus large permettant « la possibilité d’un dialogue au fil des jours [6] ».

Le moviment de Francis Ponge dessine une telle perspective : mettre en mouvement ce qui a tendance à se scléroser. Son point de départ, le monument nous renvoie aussi à une activité récente et importante de François Bon : « Lovecraft monument ». S’il est lié étymologiquement au tombeau, il ne s’agit pas d’enterrer Lovecraft, rituel réservé aux livres papier [7] et théorisé comme un changement d’époque [8], mais plutôt de lui ériger un Denkmal (terme allemand de monument : un endroit de mémoire et de pensée, ou de réflexion). Par sa synchronisation avec l’année en cours (2015), le journal de Lovecraft (1925), à la base des traductions et commentaires de François Bon, devient une plate-forme mouvante et réfléchissante, le passé dans le présent, le présent dans le passé. Le site constitue un point de départ, son contenu doit circuler, avec des réserves qui concerne toute production sur le web, à la fois soliloque et ouvert à qui veut s’en emparer :

J’envoie des bouts de phrases en sachant que je suis le plus souvent leur seul destinataire. C’est comme tenir un carnet, sauf que c’est ouvert. Et là encore, ça ne me dérange pas : ceux qui vont s’intéresser à tel message auront choisi de participer à telle communauté restreinte [9].

140 signes pour un tweet, relié à une publication automatisée sur Facebook, tous les deux renvoyant à une entrée sur le site tierslivre.net ou à celle d’un site ami, retour aux réseaux sociaux pour les commentaires (et/ou les likes, en partie attribués d’office) puis les partages des liens sur les comptes des visiteurs, passants, lecteurs, qui se confondent dans un ordre aléatoire du buzz créé par l’audience à un moment donné. Les plus réactifs sont très souvent d’autres auteurs, un site de statistique indique ainsi que la grande majorité des échanges mutuels sur le compte twitter fbon se font entre lui et Regis Jauffret, également très présent sur le web bien que publié d’une manière classique au Seuil [10]. Avec environ 14000 followers inscrits à fbon, la « communauté restreinte » vient du fait que les incursions des autres sont rares, il s’agit en grande partie d’une audience passive et aléatoire, ce qui ne veut pas dire que l’effet retour sur l’auteur est quasi nul. Chaque bouteille dans l’océan des réseaux est un appel à l’autre ou à soi-même et intégré dans le processus de création. Nous développons ailleurs ce que le passage de François Bon à Fr.Bon (1997), puis f.bon et fbon aujourd’hui signifie pour l’identité de l’écrivain même [11].

Ce qu’exprime François Bon d’une manière assez nonchalante : « J’envoie des bouts de phrases », ne l’est pas du tout. Je m’imagine en écrivant cet article (ou ma partie, puis qu’on est deux) que j’envoie des parties ou l’ensemble dans un espace ouvert et disponible à discussion. Dans un premier temps, il l’est déjà sur un dropbox partagé à deux, mais s’il devient « public » même dans le sens restreint qu’entend François Bon, il s’expose à une destinée hors des voies habituelles, d’autant plus que François Bon et sa pratique d’écriture sont l’objet de notre recherche et il pourrait lui-même intervenir dans le cours de son écriture. D’habitude, on expose oralement sa communication, puis dans un deuxième temps, on l’écrit ou la réécrit pas forcément d’une manière secrète, mais plus ou moins dans l’isolement de son bureau, l’envoie à l’organisateur chargé de la publication des actes du colloque. Lorsque cette publication est achevée ou publiquement disponible, elle est de nouveau exposée à la discussion, mais ne changera plus dans son contenu. En passant à une autre pratique, fragmentation et mise à disposition progressive de l’enquête en train de se faire, suppose un changement considérable de méthode. Nous aurions quitté la prose universitaire et ses étapes de fabrication et de validation pour une pratique qui s’apparente à la tenue d’un blog avec ses entrées mouvantes et mises à jour permanentes (si on éprouve le besoin), mais aussi avec ses chantiers ouverts, repris ou délaissés.

À la fin, il s’agit de réinvestir cette écriture-lecture fragmentée et dispersée dans plusieurs canaux, mais toujours interconnectée dans la création même. Si on peut suivre cette force créative, on peut se demander pourtant si cette façon de procéder, loin d’être une invention du web, fait depuis plusieurs siècles partie de l’ordre matériel du savoir et continue à exister avec le web, dans les usages manuels et ses hybridations [12].

Nous sommes quelques-uns à penser, et à explorer que la lecture écran est à travailler et apprendre de façon à ce que l’élément vraiment neuf, l’interrelation entre les textes et la façon dont ils s’associent devienne paramètre aussi actif que la lecture linéaire. Ou ce que j’explore ici avec contextes graphiques qui se spécifient et changent selon la navigation.

C’est ce à quoi nous essayons de nous obstiner : quels récits, quelles figures de parole, qui ne soient pas le ressassement de soi, peuvent naître dans cette liaison même, où l’espace de l’inscription est aussi celui de l’accueil mouvant du monde, dans ses forces abruptes comme de communication privée [13].

Notes

[1] François Bon, « [reprise] bruit de fond et création : blogs d’écrivains », en ligne ici. Consulté le 5 juin 2015.

[2] Ou faut-il dire visiteurs, car ils ne s’attardent jamais longtemps ?

[3] Ce n’est certainement pas un block-buster, mais avec 4000 contacts et 2000 abonnés, une moyenne de 30 partages par billets, sans parler des conversations engagées, c’est une véritable promotion pour un traducteur et auteur très discret par ailleurs. Au point qu’il refuse désormais des propositions de publications classiques. André Markovicz, « Page facebook d’André Markowicz : l’atelier ouvert », en ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

[4] Benoît Méli, « Vers la fin… du terme “Blog” ? : Les blogs ont-ils encore un avenir ? », en ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

[5] François Bon, op. cit.

[6] Ibid.

[7] François Bon, « Du protocole d’enterrer des livres dans les ronds-points », en ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

[8] Id., Après le livre, Paris, Seuil, 2011, 274 p.

[9] Grégoire Leménager, « Google, iPhone, tablette… la panoplie de l’écrivain sans papier », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015.

[10] Pour suivre l’évolution du compte twitter fbon en temps réel : stats.brandtweet, « Stats du compte twitter fbon », en ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

[11] Sans parler de l’identité numérique, fbon étant trop court pour pouvoir servir de login dans un site sous SPIP (ou un autre CMS).

[12] Françoise Waquet, L’ordre matériel du savoir : comment les savants travaillent : XVIe-XXIe siècles, Paris, CNRS, 2015.

[13] François Bon, « L’Internet comme fosse à bitume », en ligne ici. Consulté le 5 juin 2015.