fbon est d’abord une identité numérique, un login du réseau, trop court pour un login même dans un site sous SPIP, qui demande 5 caractères ou plus, afin de garantir un minimum de sécurité, mais aussi un raccourci et le signe qu’on tourne le dos à l’identité administrative, qui est aussi celle de la signature de l’écrivain. La nouvelle identité d’écrivain – ou d’ « artiste transmédia » – est aussi FBon [1].
Écrivain 2.0, c’est le sobriquet dont on affuble les auteurs qui écrivent sur le web. Si cela se veut un concept, cela pourrait bien faire partie de ce qu’Éric Chauvier appelle une fiction théorique, « soit un modèle conceptuel surplombant plaqué sur le vécu de chacun au point de rendre celui-ci inexprimable [2] », une sorte de container vide incapable de préciser de quoi il pourrait être question, mais chargé suffisamment d’autorité pour faire taire les non-initiés. S’il peut faire autorité intimidante, il prive également le discours d’aller plus loin, c’est-à-dire de rassembler déjà tous les indices qui permettent de donner cette étiquette et sortir de la « panoplie de l’écrivain sans papier [3] ». Ce dernier « sans papier » très proche des « sans-papiers » soulève tout de suite d’autres interrogations sous sa forme d’innocent abécédaire. Si l’écrivain depuis son invention se légitime par son œuvre remplissant les rayons des bibliothèques publiques et personnelles, autrement dit possède une présence matérielle se mesurant en kilogrammes. Quelle est la légitimité de celui qui se prive de papier bien que cet aspect soit à nuancer en ce qui concerne l’écrivain François Bon [4] ?
Où est donc passée l’œuvre ? Et où est passé son espace ?
« Mon site, pour moi, c’est plus qu’un blog : c’est la possibilité de tout mettre ensemble », dit François Bon dans un entretien récent [5]. Le blog n’est donc pas suffisant, pas seulement par ce que François Bon vient d’évoquer des « blogueurs » dans le paragraphe précédent : le blogueur n’est-il pas écrivain, ou auteur d’un autre type ? Dans la liste, nous trouvons Joachim Séné, Pierre Ménard, Arnaud Maïsetti, Christine Jeanney, tous publiés par publie.net, la maison d’édition numérique que François Bon a fondée en 2008, mais ici convoqués en tant que blogueurs, interlocuteurs de François Bon. Nous sommes en plein dans le flou créé par le sigle écrivain 2.0.
En effet, avant de tenter de savoir ce qui pourrait définir un écrivain 2.0, ou tout bonnement circonscrire de nouvelles pratiques d’écritures et d’échanges, on trouve sous ce mot clé environ 1800 entrées dans notre moteur de recherche omniprésent, entre autres l’auteur auto-édité sur le web [6], la communauté d’auteurs-blogueurs qui se lisent mutuellement [7], la reprise de l’écriture automatique, façon web [8], une sorte de pendant pour la situation générale d’un(e) jeune auteur(e) [9] qui veut se faire éditer, la question du piratage et de la gratuité [10], ou encore de forums qui sous forme de jeux [11] vous le permettent de le devenir, et beaucoup de publicités et aussi de doublons et de fausses pistes – l’algorithme ne sait pas tout faire. Et cette abondance de propositions, qui n’en est pas vraiment une, finit par ensevelir l’enquête sur ce que François Bon voudrait promouvoir. Pour l’approcher, on est obligé de s’installer dans une « impression de familiarité rompue [12] », d’abandonner ce qu’on a considéré comme donné et évident, pour commenter les concepts d’écrivain et d’œuvre et d’accepter aussi que l’écrivain 2.0 n’est qu’une béquille insatisfaisante, qui n’arrivera pas à créer un pont entre ce qui déterminait encore récemment la position d’écrivain et ce qui commence à changer, ni à saisir les véritables enjeux d’une écriture ouverte et en réseau. Il faudra aussi composer avec les contradictions des acteurs eux-mêmes, et avec François Bon en premier lieu : autrement dit, déjouer les pièges qui sont tendus par les outils, l’imaginaire et les rêves numériques.
Si l’acteur François Bon avance en tâtonnant, l’enquête doit faire de même, mais sans mimétisme. Peut-être devrait-elle même s’exposer à un work in progress, à l’image du site tierslivre.net, qu’elle est censée explorer ?
Dans ce cadre fluctuant, la validité du concept « écrivain » n’est plus assurée, les instances habituelles (édition, critique, public) sont redistribuées dans l’espace public, dans lequel l’écrivain travaille à découvert. Nous faisons pour l’instant abstraction du fait que François Bon y occupe une place privilégiée et revenons à cette distinction que Bon semble faire entre blog et site, même s’ils sont investis par la même personne. Le blog peut faire partie d’un site, mais le blog, du moins sous sa forme introduite par ses pionniers, ne saura pas contenir un site, ou la diversité d’un site tel que le tierslivre.
Dès qu’on jette un coup d’œil sur la page d’accueil, qui se présente comme un sommaire ou un portail, mais un portail statique [13] et architectural proche d’un immeuble [14], on perçoit l’exigence de « tout contenir » et de « tout rassembler ». Le site pourrait donc représenter ce qui fait œuvre, dans le sens large du terme.
Cependant, une question importante, celle de la légitimation littéraire, n’y trouve pas sa réponse. Si François Bon n’a plus rien à prouver, ayant été édité par des éditeurs de renom et d’un classicisme au-delà du soupçon, c’est une tout autre histoire pour ceux qui arrivent et veulent se saisir de cet espace ouvert. Ces derniers n’ont pas la bénédiction de Minuit, Verdier, d’Albin Michel ou du Seuil ne sont pas passés par cette case qui les définit et légitime en tant qu’écrivains. Nous retournons par ce biais dans « l’impression de familiarité rompue ». C’est l’éditeur et pas n’importe lequel qui « fait » l’écrivain, qui est après lui-même son premier lecteur, et qui lui ouvre la voie vers son public. Cette légitimité se trouve interrompue, et nous nous approchons dangereusement de l’idée que se font certains de l’écrivain 2.0, aux premières loges les plates-formes de vente qui, en se revendiquant éditeurs, voudront éliminer tout intermédiaire entre eux et les auteurs souhaitant se faire publier. Si l’on ne peut pas espérer qu’Amazon fasse un travail d’édition digne de se nom, où pourraient se situer les instances éditrices, qui ne sont plus prises en charge par un éditeur classique comme dans le cas de François Bon, ou seulement dans une sorte de validation à posteriori, quand le livre déjà publié sort sous format classique chez les éditeurs mentionnés ci-dessus ?
Dans le cas de Bon, ce ne serait même pas à posteriori, on peut supposer
- qu’il a la confiance de ses éditeurs attitrés, il est introduit comme signature d’écrivain
- que les activités sur son site ne sont pas considérées comme une concurrence de la chaîne traditionnelle, dont se servent Minuit, Verdier, Albin Michel ou Le Seuil.
Loin d’être une solution du problème soulevé, le cas de François Bon ne fait que le renforcer. Dire que l’écrivain est une « constitution symbolique à travers l’économie marchande du livre [15] » dont on pourrait faire abstraction, car ni détermination du genre (roman, poésie), ni détermination du statut (écrivain) interviennent dans l’approche des textes, est ou bien une conclusion hâtive ou bien déplace le problème du statut de l’écrivain vers le statut du texte : comment dire qu’il est littéraire ou non, à moins que cela aussi n’ait aucune importance ?
Posons la question aux réseaux ?
Notes
[1] Dans le nom du fichier epub, remplace le « bon » tout court, qui marquait les fichiers epub chez publie.net, depuis que François Bon se fait éditer par Tierslivre éditeur, c’est-à-dire par soi-même.
[2] Éric Chauvier, Les mots sans les choses, Paris, Allia, 2014, p. 25.
[3] Grégoire Leménager, « Google, iPhone, tablette… la panoplie de l’écrivain sans papier », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015. Dans le sommaire, l’article est annoncé de la manière suivante : « Les outils de l’écrivain 2.0 : Twitter, Facebook, son site internet… », certainement pour compléter google, iPhone et tablette…
[4] Parmi ceux qu’il met en avant lui-même il est probablement le seul à être présent dans les deux mondes, à la fois écrivain traditionnel composant une œuvre – de mauvaises langues proclament qu’il nous raconte la fin du livre et du papier dans le livre et sur le papier – et « écrivain 2.0 », cherchant une nouvelle existence, plus diffuse, plus ouverte et plus incertaine.
[5] Grégoire Leménager, op. cit. Et de tout changer à tout moment, est-on tenté d’ajouter. Comme si cet ensemble devrait porter une peau de caméléon et se réadapter à tout moment.
[6] Yousra Khalis, « Phénomène. Écrivains 2.0 », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015.
[7] Clémentine Beauvais, « Littérature pour enfants, littérature pour adultes : Écrivain 2.0 : Comment se comparer sans déprimer », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015.
[8] « Romanesque 2.0. Un automate écrivain ? », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015.
[9] Léonel Houssam, « La vie de merde d’un écrivain moderne 2.0 : être publié dans une revue littéraire », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015.
[10] « Écrivain 2.0 : interview de Paulo Coelho sur le téléchargement et le futur du livre », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015.
[11] « [Jeu] Le meilleur écrivain 2.0 sur le forum Assassin’s Creed III », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015.
[12] Éric Chauvier, Anthropologie, Paris, Éd. Allia, 2006, p. 132-135.
[13] À tort ou à raison, il ne cède pas à la barre des menus déroulants qui s’est généralisée dans les portails ou sites d’une taille comparable, ni reproduit ce sommaire à l’intérieur des pages.
Il existe par ailleurs une revendication du site « vintage ». François Bon, « Digression | ce que serait le site d’une seule histoire », en ligne ici. Consulté le 5 juin 2015.
[14] C’est depuis quelques années la présentation privilégiée par François Bon dans une lente mutation depuis le « tableau noir » des débuts.
[15] François Bon, « Coupures, transitions, ouvertures (notes pour Shenzhen, màj 06) », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015.