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Immeuble | monument | Œuvre

B&R
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Pour mon premier site, j’avais pour métaphore la vitrine de mon ami luthier. Il y met un moule, un fragment de bois brut, un vieil instrument racheté avant restauration. On sait qu’on a affaire au luthier, rien ne trouble la discrétion de ce qui se passe dans l’atelier.

Mais vite on a franchi la vitrine, maintenant on entre directement dans l’atelier.

Le travail au jour le jour, les esquisses, les chantiers, les outils.

Par exemple, on peut visiter ma bibliothèque, on peut assister à mes lectures, suivre mes ateliers d’écriture [1].

Le site est à la fois archive (« vieil instrument racheté avant restauration ») et atelier ouvert, où s’opère et peut s’observer le travail « au jour le jour », les chantiers et les matérialités. Quel degré de fixité, de figement des expérimentations, que reste-t-il de la « pulsion d’œuvre », quelle place pour le moviment ? Cela passera dans cette entrée par des métaphores : la « vitrine de l’ami Luthier », la « discrète fenêtre sur rue » sont les premières, rappelant le toit soulevé dans Le Diable boiteux, image qu’emploie Perec dans Espèces d’espaces dans la section « l’immeuble » :

J’imagine un immeuble parisien dont la façade a été enlevée — une sorte d’équivalent du toit soulevé dans « Le Diable boiteux » ou de la scène de jeu de go représentée dans le Gengimonogatoriemaki — de telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles [2].

Car, pour François Bon, le site est (entre autres métaphores : l’arbre, la ville [3], etc.) un « immeuble [4] ». Comme dans cet immeuble au toit soulevé, ou cette façade ouverte, le lecteur découvre le site par le haut (le bandeau) et redescend. Mais le mouvement de lecture s’ouvre grâce à cette visibilité instantanée et simultanée : cette recherche de la visibilité est essentielle pour François Bon. Et le site a d’abord été cet espace permettant de rendre visible des pratiques d’écriture, la sienne et celles des autres, tant l’écriture est toujours liée à la lecture chez lui.

En novembre 2013, lors du colloque consacré au tiers livre, la photographie de la page d’accueil du site est un « immeuble » : mais un immeuble à la Perec [5], un immeuble à la façade enlevée, où on peut passer à travers les murs, ou qui a de multiples entrées et sorties, des portes de secours, dérobées, des fenêtres plus ou moins isolées…

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Doc. 1 ‒ Montage de : Saül Steinberg, No Vacancy, in The Art of Living, Londres, Hamish Hamilton, 1952 et de la page d’accueil de Tiers Livre le 13/11/2013, source ici.

La structure d’empilement vertical de lignes horizontales est à la fois la structure du blog et d’un immeuble et de ses étages, d’où l’analogie visuelle entre le site et l’immeuble. Tiers Livre toutefois n’est pas qu’un blog, qu’une « fosse à bitume » : par les hyperliens, voire par un certain nombre d’astérisques qui forment une cartographie, des points d’accès, comme l’auteur le précise au début de sa page « bio » qui file la métaphore spatiale :

les liens marqués* vous conduiront un peu partout dans l’histoire de ce site, cette page en est donc une des cartes d’accès [6].

Ces liens rapprochent davantage le(s) parcours dans le site de la polygraphie proposée par Perec pour La Vie mode d’emploi, et dont rend compte le dessin de Saül Sternberg cité dans Espèces d’espaces comme une des sources initiales de La vie mode d’emploi, que reprend François Bon sur « tierslivre » dans « Georges Perec | Kafka remix [7] » :

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Doc. 2 ‒ Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Plan de l’immeuble, 30 x 21 cm, BNF, Arsenal, dépôt G. Perec, 110, 1, d.

On voit bien ce qui plaît dans cet immeuble : les liens, les mouvements possibles (la polygraphie du cavalier qu’évoque G. Perec lorsqu’il commente les déplacements de ses personnages). Un site est un espace ou plutôt la réunion de différents espaces par des hyperliens et selon une arborescence. Comme un immeuble. Gardons ainsi de l’immeuble cette pluralité d’espaces reliés, ou encore un réseau – on y revient plus bas.

Cette représentation de l’immeuble en page d’accueil, qui semble aujourd’hui stabilisée – il n’y a plus que les hiérarchies dans l’immeuble (qui a droit au penthouse ?) et la bannière avec le descriptif du site qui changent – a mis pourtant du temps à venir.

Après son déménagement vers le tierslivre.net, François Bon avait d’abord repris le toilettage que Philippe de Jonckheere avait imposé à remue.net avant que Julien Kirch réécrive tout le site pour SPIP, une phase intermédiaire, qui essayait de se libérer du tableau noir de François Bon, sans sortir du site statique. La question du volume insuffisant jouait certainement aussi un rôle. On peut y reconnaitre une sorte d’étagère, la verticalité du site n’a jamais été une interrogation graphique [8]. Il est sorti des cases pour faire des strates — comme sur remue à ce même moment [9]. Puis l’expérience SPIP s’est généralisée dans son entourage, et reste jusqu’à aujourd’hui le CMS préféré des remueurs [10].

Il y a une arborescence centrale, très mince, et sur chaque nœud de l’arborescence on revient, on complète. Et pour organiser son propre retour à ce centre arborescent, où sont les grandes forces, on dresse des ateliers, on expérimente en laboratoire [11].

Avec cette « arborescence » apparaît une nouvelle métaphore pour le site, qui n’est pas sans rappeler de nouveau Claude Simon [12] : l’arbre

Nous serions alors l’écrivain d’un seul livre.

Ce livre grandirait avec nous, il serait comme un arbre. Il serait fait de toutes nos traces, porterait à jamais toutes les cicatrices et les coupures. De cet arbre, nous saurions définir ce qui est tronc, par lequel nous grandissons, et ce qui est branche, nos chantiers, nos recherches, nos mises en attente, et jusqu’à ce qui est feuillage, où nous frôlons et nous mêlons aux arbres voisins, ce qui serait, par commentaires et réseaux, la limite bruissante de l’arbre personnel. […]

Ce n’est qu’une métaphore : mais le Web est notre livre – une construction [13].

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Doc. 3 ‒ L’arbre de l’enfance : François Bon.

Ces liens finissent par former un tout, un « monument », une « œuvre » : Le site comme œuvre (au même titre que les autres textes, livres) ou le site comme « Œuvre » : un travail de récupération au sein du site comme il le décrit dans Après le livre [14], ou dans ses « bios » déjà citées en ouverture : en novembre 2013, il projetait pour 2013-2018 :

/achève quelques projets de livres amorcés de longtemps (St Kilda*, Balzac*) et préparation d’un verre sphérique incluant la totalité de ce site***.

En février 2014, la métaphore demeure, mais repoussée – à 2018-2023 – et précisée :

Évolution progressive et définitive du site Tiers Livre en arborescence d’œuvre transmedia et préparation d’un verre sphérique inaltérable et indestructible incluant la totalité de cette œuvre unique * * *.

« Œuvre unique », « verre sphérique inaltérable et indestructible » : s’il n’y a pas d’ironie ou de référence cachée, c’est la postérité qui se prépare là, d’où l’insistance sur la reprise des textes antérieurs dans l’espace du site :

reprendre progressivement en version web, sans passage par le « livre numérique », mon travail passé –[…]dans cet objet en constitution progressive, dont l’arborescence rejoindra mon travail global [15]  ?

« Travail global » relaie ici « l’œuvre unique » : le site est espace d’expérimentations, mais cet ensemble finit par former « œuvre » : une « Œuvre » qui se construit après coup, par récupération du déjà écrit, de manière rétrospective comme F. Bon l’évoque dans l’entretien avec Th. Hesse où il indique aussi : « Tout faire pour brûler, tout faire pour résister, pour détruire dans l’œuf sa propre pulsion d’œuvre [16] ». Mais la pulsion (ou l’œuvre) résiste, fait retour, volontairement ou malgré lui :

Je me souviens en décembre 2004 d’un passage hôpital, et que cette idée du nom Tiers Livre me venait avec force pour dire, tout simplement : ceci, ce site Web, est un livre, une œuvre en développement par elle-même, et non pas la médiation du travail de Bon François, auteur [17].

Que l’œuvre se fasse malgré l’auteur, en dehors de sa volonté et même « médiation » n’implique pas un « désœuvrement » comme le suggère Arnaud Maïsetti, dans « Sites et espaces littéraires [18] », article qui propose, en référence à Blanchot, de parler du site comme « espace littéraire », où apparaîtrait un « centre fuyant sans cesse à mesure qu’il se construit, se conçoit [19] ». Il est bien question de « l’attraction d’un centre introuvable » et ceci serait le livre, mais « désœuvré » : si l’œuvre est cette aimantation, cette condensation – voir le parallèle proposé avec « l’espace du poème » de Bernard Noël –, réalisée par l’auteur, le sujet de l’écriture ou par le lecteur, l’œuvre se construit dans cette réunion, ne serait-ce qu’en listant parmi ses œuvres sur publie.net le site lui-même, mais aussi en les republiant toutes, avec commentaires, préfaces comme récemment pour Tumulte [20] :

Et bien sûr tout cela en mouvement, ce site se remodèle en permanence, c’est peut-être le seul point où le mot œuvre aurait pertinence : comment d’un côté intégrer les travaux passés, créés en fonction de certaine ergonomie du livre et de sa diffusion, et interroger des formes narratives dont les conditions mêmes de lecture se déplacent à mesure des nouveaux supports et des nouveaux usages [21]  ?

Construire une œuvre, un immeuble, un monument, mais lui garder une dimension dynamique, de flux, de tension, de questionnement, cela implique de ne pas se contenter du site comme blog et « fosse à bitume ». Cela implique aussi d’envisager cette œuvre globale comme récit, mais aussi d’envisager le site comme « espace transactionnel [22] », donc le site comme ouvert en permanence au réseau. La reprise des textes passés comme l’ancrage de l’écriture dans le contemporain implique une attention permanente aux autres œuvres écrites ou qui s’écrivent « depuis maintenant » (Leslie Kaplan).

Le site comme réseau implique ainsi de rappeler qu’un site n’est pas un immeuble : car l’immeuble a un nombre d’entrées limitées, alors que pour le site, chaque page représente un lieu d’accès possible, un espace en soi, a une adresse propre, à la fois indépendant (on peut accéder à telle page directement) et dépendant du reste du site. Mais aussi parce qu’un site évolue plus vite qu’un immeuble, pas les mêmes durées :

Un site est un immeuble, me coupe l’ami juriste, un immeuble est souvent voué à évoluer. Mais le site internet n’a pas de fixation réelle et tangible sur une durée comparable. Il peut être modifié à n’importe quel instant [23].

Or le site est bien un immeuble, car il associe permanence et évolution : il est un espace d’expérimentation, créant de nouveaux espaces au fur et à mesure que se créent, s’expérimentent de nouveaux projets, des nouveaux dispositifs ; et en même temps une grande permanence justifie notamment la date sur la page d’accueil du site [24] : 1997, donc la date non pas de « Tiers Livre », mais du premier site de François Bon. On le constate dans la permanence des rubriques. Le site est un immeuble, un monument, certes, mais n’est-il pas aussi la réalisation de ce nouveau genre littéraire que Francis Ponge appelait de ses vœux et souhaitait pratiquer : le moviment ?

Notes

[1] François Bon, « L’écran et le livre : Internet : péril ou chance pour les auteurs ? » Revue des ressources, 2007, repris le 17 mai 2011. En ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

[2] Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Éd. Galilée, 1974/2000, p. 81.

[3] Id., « Dévastée l’enfance », en ligne ici. Consulté le 6 juin 2015. Également : Id., Après le livre, Paris, Seuil, 2011, « arbre », p. 199-201, « ville », p. 217.

[4] Id., op. cit., p. 214. Ou : Id., « Et si mon site est un immeuble », en ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

[5] Immeuble dessiné par G. Perec pour La Vie mode d’emploi (à gauche) et page d’accueil de Tiers Livre en novembre 2013.

[6] François Bon, « François Bon | CV bio [màj permanente] », dernière modification le 28 février 2014, en ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

[7] Id., « Georges Perec | Kafka remix », article 3415. Consulté le 6 juin 2015.

[8] Id., « Tierslivre.net – page d’accueil du 12 novembre 2004 », en ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

[9] « Remue.net – page d’accueil du 8 décembre 2004 », en ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

[10] Nom que le collectif d’auteurs de remue.net a donné à ses membres.

[11] Entretien avec Thierry Hesse, L’Animal, n° 16, 2003, p. 4. En ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

[12] On se souvient de la fin de L’Acacia (Minuit, 1989) qui réécrit le début d’Histoire (Minuit, 1967) et la mise en écriture en lien avec l’arbre. Voir aussi les éléments généalogiques évoqués notamment dans le chapitre « Les arbres de Claude Simon », de l’ouvrage de Mireille Calle-Gruber, Claude Simon. Une vie à écrire, Seuil, 2011.

[13] François Bon, Après le livre, Seuil, 2011, p. 199-201.

[14] Ouvrage cité, p. 62-66.

[15] François Bon, « Digression : … » op. cit. L’œuvre est lié au travail, en allemand (Werk) et anglais (work) encore plus visible.

[16] François Bon, « Pas besoin de la notion d’œuvre », entretien avec Thierry Hesse, L’Animal, art. cit., p. 3.

[17] Id., « 12 ans de web à chaque seconde », article 2050. Consulté le 6 juin 2015.

[18] Repris dans Sites et écritures, publie.net, 2011.

[19] Et « le site est à la fois un espace donné, une construction de langue, un processus toujours déjà là du à venir, d’un livre ou d’un espace en train de se construire ».

[20] V. L’article de Gilles Bonnet dans ce dossier.

[21] François Bon, « Tiers Livre dépouille & création – le site web comme objet d’étude universitaire ? », 15 novembre 2013, revu le 27 novembre 2013, en ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

[22] C’est un des points sur lesquels insistent R. Audet et S. Brousseau, art. cit., 2011.

[23] François Bon, « Et si mon site est un immeuble », 2010, article 2361. Consulté le 25 mai 2015.

[24] Dans le bandeau du haut jusqu’en 2013, donc très visible, dans les précisions techniques du bas de la page d’accueil depuis fin 2013 : « site composé, rédigé et publié depuis 1997 par François Bon ». En ligne ici. Consulté le 2 juin 2015.

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