Le désir de belle radio aujourd’hui / le documentaire

Le soupçon de la fiction : le podcast S-Town, aux frontières du réel

Ella Waldmann
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Le podcast S-Town est un récit documentaire produit par Brian Reed et Julie Snyder qui a battu des records d’audience quelques jours seulement après la mise en ligne simultanée de ses sept épisodes, intitulés « chapitres », en mars 2017. Les critiques ont décrit d’une voix quasi-unanime cette production comme l’une des créations documentaires les plus abouties de la décennie. Mais en s’emparant ainsi des codes du roman, le podcast a aussi suscité une certaine méfiance de la part des auditeurs, pour qui cette histoire semblait trop belle pour être vraie. Afin de comprendre ce qui a pu instiller ce « soupçon de fiction », il faut replacer S-Town dans le contexte de la production documentaire pour la radio et le podcast aux États-Unis, en particulier sur son réseau public. Le podcast propose des stratégies innovantes pour répondre aux questions qui occupent la théorie du documentaire, quelle que soit sa forme, depuis de nombreuses années. Il convient aussi d’interroger la spécificité du médium podcast, et l’impact qu’il peut avoir sur la création documentaire.

S-Town is a narrative nonfiction podcast produced by Brian Reed and Julie Snyder whose seven episodes – or “chapters,” as they were called – were simultaneously released in March 2017. A few days later, it had broken downloading records and enthusiastic critics described it as one of the most accomplished documentary creations of the decade. Yet, because the podcast is so explicitly modeled after a novel, some listeners started questioning the authenticity of this story which seemed “too good to be true.” Can the literary ambitions of a work overshadow its documentary value? S-Town needs to be replaced in its context of production, a school of audio storytelling that is specific to American public radio. The podcast deploys innovative strategies to answer questions that can apply to any documentary form. Yet it is also worth taking a medium-specific approach, to look at the impact podcasting can have on documentary storytelling.

Texte intégral

En 2014, Brian Reed, producteur pour la radio publique américaine, reçoit un courrier électronique qui commence par ces mots : « My name is John B. McLemore and I live in Shit-Town [1], Alabama » (« Je m’appelle John B. McLemore et je vis dans un bled paumé de l’Alabama »). Dans son message, John B. McLemore cherche à alerter l’attention du producteur sur une prétendue affaire de meurtre et de corruption mettant en cause la police locale de la petite ville de Woodstock, dans le comté de Bibb en Alabama. Si ce prétexte s’avère rapidement être une fausse piste, Reed est davantage intrigué par son auteur : McLemore est un homme d’une cinquantaine d’années qui n’a jamais quitté son Alabama natal, malgré son antagonisme avec ce Sud dit profond. Il se définit lui-même comme marginal, expert en restauration d’horloges, vivant avec sa mère atteinte d’Alzheimer et une dizaine de chiens dans une maison qui semble ne pas avoir changé depuis la guerre de Sécession. Dans de longues tirades au vitriol, passant avec virtuosité du registre le plus soutenu au plus ordurier, il expose ses théories pessimistes sur l’état de nos sociétés occidentales et le futur incertain de la planète. Curieux d’en apprendre plus sur cet homme, Reed décide de se rendre à Woodstock pour le rencontrer. Au fil de leurs entretiens et de ses rencontres avec les habitants de la ville, Reed mesure l’inadéquation de McLemore avec son milieu, mais aussi l’ambivalence de son attachement à la ville et son entourage. Brutalement, quelques semaines seulement après leur première rencontre, le journaliste apprend que John B. McLemore a mis fin à ses jours. Reed choisit alors de consacrer son enquête à la vie de cet homme, aux raisons qui l’ont mené à se donner la mort et aux mystères qui l’entourent. Le podcast S-Town est le fruit de trois années d’enquête, et une véritable plongée dans la vie locale de cette petite ville de l’Alabama.

Dès sa sortie, S-Town fut accueilli par une critique dithyrambique. La presse anglo-saxonne a décrit d’une voix quasi-unanime cette production comme l’une des créations documentaires les plus abouties de la décennie. La plupart des critiques ont insisté sur la sophistication formelle, et plus précisément sur la dimension véritablement littéraire et romanesque de ce podcast qui s’écoute comme un roman. Parmi elles, quelques voix se sont aussi élevées pour exprimer leurs doutes sur ce qu’elles avaient entendu et interroger la véracité des faits rapportés. Dès lors, le cas S-Town pose la question de savoir ce qui se joue lorsqu’un documentaire sonore s’empare des codes du roman, genre traditionnellement associé au domaine de la fiction. Les ambitions littéraires peuvent-elle porter atteinte à la visée documentaire d’une œuvre ? La belle radio, le beau documentaire peuvent-ils être trop beaux pour être vrais ? Qu’en est-il de la notion de « beau documentaire » dans le paysage radiophonique nord-américain ? À travers l’étude de cas du podcast S-Town, produit par Brian Reed et Julie Snyder et mis en ligne en mars 2017, je propose d’interroger la notion de « beau documentaire » dans le contexte de la création contemporaine pour la radio et le podcast aux États-Unis.

Afin de comprendre ce qui, concrètement, a pu instiller ce « soupçon de fiction », penchons-nous d’abord sur les raisons d’une telle réception. En 2017, S-Town fut le premier podcast à gagner un prix Peabody, la plus prestigieuse des récompenses pour une production radiophonique aux États-Unis. Dans le discours qui a accompagné la remise de ce prix, le jury a affirmé que « S-Town représent[ait] un tournant pour le medium podcast, en créant le premier roman audio original, un essai biographique sous la forme et le style d’un roman en sept chapitres [2]. »  Sur le plan formel, S-Town a effectivement été construit suivant le modèle du roman, dont se réclament Brian Reed et Julie Snyder. C’est le premier podcast dans l’histoire du médium dont tous les épisodes ont été mis en ligne simultanément, non pas dans une logique sérielle [3], mais comme les morceaux d’une œuvre finie. Les sept parties d’une heure chacune sont d’ailleurs présentées comme des chapitres et non comme des épisodes. On y entend un récit-cadre, écrit et enregistré en studio par le journaliste après les faits, une narration a posteriori qui s’apparente à une voix-off, soigneusement composée et orchestrée. Si elle est entrecoupée d’extraits d’enregistrements de terrain menés sur place et par téléphone, la part de la narration reste prépondérante dans le podcast.

Sur le fond, les événements rapportés sont éminemment romanesques. Les individus qui peuplent le récit apparaissent tous comme des personnages atypiques, hors normes, parfois grotesques. Le Sud des États-Unis tel qu’il est donné à entendre dans le podcast évoque celui d’auteurs américains comme William Faulkner, Flannery O’Connor ou encore Carson McCullers, qui s’inscrivent dans le mouvement du Southern Gothic, le gothique sudiste. À travers des citations souvent explicites, la littérature – et notamment celle du Sud des États-Unis– occupe une place fondamentale dans le récit. Lorsque Brian Reed arrive pour la première fois à Woodstock, son hôte lui conseille de lire plusieurs nouvelles, dont celle de William Faulkner « A Rose For Emily ». Cette référence à une nouvelle écrite par le plus célèbre auteur du Sud des États-Unis reviendra régulièrement ponctuer le récit : de fait, le thème final par lequel se conclut chaque épisode est une chanson du même nom, « A Rose for Emily », composée et interprétée par le groupe britannique de pop-rock The Zombies. La littérature et les tropes qu’elle charrie servent ainsi de fil conducteur et de grille de lecture pour appréhender le réel, à la fois sur un plan formel et thématique.

Plus largement, le podcast s’organise autour de la notion de texte et d’écriture, à travers le motif récurrent de l’inscription, présent sous différentes formes – la gravure, le graffiti, le tatouage… – qui servent comme autant de signaux que l’on peut qualifier de métatextuels, en ce qu’ils attirent l’attention sur le caractère écrit, construit, du récit. Tout au long du podcast, le narrateur file la métaphore de l’horlogerie, comparant le travail du restaurateur d’horloges anciennes à la construction du récit documentaire. Le parallèle peut se comprendre à plusieurs niveaux : à la manière de McLemore l’horloger qui défait puis reconstruit avec patience et minutie des mécanismes complexes dont le fonctionnement a souvent été oublié, le journaliste dans son enquête travaille lui aussi à l’aveugle pour reconstituer les pièces d’un puzzle sans mode d’emploi [4]. Par ailleurs, on apprend que McLemore utilise pour ses travaux de restauration un procédé ancestral de dorure au mercure. En décrivant en détail l’art de McLemore et le procédé de transformation alchimique qu’il met en œuvre, le narrateur insiste indirectement sur la notion d’embellissement, de transmutation, mais aussi d’artifice, subterfuge qui entre aussi en jeu dans l’écriture documentaire, avec ce qu’elle peut comporter de construit, de fabriqué, et parfois de factice.

Si la critique a été particulièrement sensible à ces effets de construction, à la parenté littéraire et à la dimension autoréflexive du podcast, beaucoup d’auditeurs se sont posé la question de savoir si ce qui leur était proposé comme un objet documentaire n’était en fait pas purement et simplement mis en scène. Ces doutes ont aussi traversé les acteurs de cette histoire à différentes étapes de la production, à commencer par Brian Reed lui-même. Lors de leur première rencontre, McLemore fait visiter sa propriété au reporter venu de New York. Sur son terrain, il a conçu et fait pousser un gigantesque labyrinthe végétal avec soixante-quatre permutations possibles, dont l’une est sans issue. Alors qu’ils pensent être perdus au milieu de ce labyrinthe, le journaliste se demande si l’horloger n’aurait pas délibérément provoqué cette situation, afin de donner aux événements une tournure plus romanesque : « John semble si intelligent, et tellement bien maîtriser les événements. J’ai du mal à croire qu’il puisse être accidentellement pris au piège de son propre labyrinthe. Je l’imagine bien mettre en scène toute cette situation pour rendre les choses, disons plus littéraires, et convoquer cette métaphore du cheminement à laquelle il sait bien que je ne pourrais pas résister [5]. » À la sortie du podcast, certains des habitants de Woodstock ont eux aussi reçu S-Town comme une œuvre de pure fiction. Dans une interview, le maire de la ville s’est par exemple refusé à le désigner comme documentaire, préférant parler d’une « très bonne histoire », avant de poursuivre : « Je n’ai rien contre une bonne histoire, mais à mesure qu’elle passe d’une personne à l’autre, elle perd un peu de sa vérité [6] ».

Cette idée du bouche-à-oreille résume les problématiques inhérentes à tout récit rapporté, à savoir sa déformation à chaque étape. Elle résonne avec les questions qui occupent la théorie du documentaire depuis presque un siècle. Dans un essai de 1932 intitulé « First Principles of Documentary », le réalisateur et théoricien britannique John Grierson, considéré comme l’un des pionniers du documentaire au cinéma, s’interrogeait sur le rapport du documentaire au réel et à la vérité. Partant du principe que toute représentation, quelle qu’elle soit, implique une mise en forme du réel, il parlait alors de « mise en forme créative d’un matériau naturel [7] », qui rendent inatteignable l’objectivité et l’exactitude factuelle absolue. Ce phénomène de médiatisation du réel se trouve encore exacerbé dans le contexte américain, berceau et fief de ce que l’on appelle, parfois pour le dénigrer hâtivement, le storytelling. En effet, S-Town, comme ses prédécesseurs Serial et This American Life, s’inscrit dans une tradition spécifique d’écriture documentaire aux États-Unis. Celle-ci trouve ses sources, entre autres, dans un mouvement apparu à la fin des années 1950 et qui concernait alors en premier lieu la presse écrite et la littérature. Avec la parution de De Sang Froid de Truman Capote puis de l’anthologie The New Journalism de Tom Wolfe, on assiste au développement et à la théorisation de nouvelles formes d’écriture documentaire, le nonfiction novel et le journalisme littéraire ou Nouveau Journalisme, plus tard aussi appelés creative ou narrative nonfiction [8]. L’innovation portée par ces journalistes-auteurs consiste à appliquer au reportage des procédés formels typiquement associés au récit de fiction : l’accès à l’intériorité des personnages ; des scènes rapportées comme si l’auteur en avait été le témoin direct, à travers le discours direct, par exemple ; le rôle central du narrateur, et d’un récit cadre avec une narration à la première personne. Truman Capote, à la sortie de De Sang Froid, disait vouloir accéder à une « vérité plus vraie [9] ». Le choix de ce superlatif montre à quel point ces formes mettent en jeu un rapport particulier au réel et à la vérité, et impliquent des enjeux non seulement esthétiques mais aussi épistémologiques. Avec ces nouvelles formes d’écriture documentaire, l’idée est d’accéder à une certaine forme de vérité pour la transmettre de façon plus frappante, plus séduisante aussi.

La radio se prête particulièrement bien à ce mode de narration. Ces courants littéraires et journalistiques vont donner lieu à une école spécifique d’écriture documentaire radiophonique aux États-Unis. À partir des années 1990 on entend à la radio américaine, et surtout sur son réseau public, de nouvelles façons de raconter le réel, qu’Alexa Biewen et John Dilworth résument de la façon suivante : « to tell true stories artfully [10] » (« raconter des histoires vraies avec élégance ») – une formule qui recoupe parfaitement la notion de « beau documentaire ».  La figure de proue de ce mouvement aux États-Unis est Ira Glass, producteur depuis 1995 de l’émission phare This American Life, qui a inauguré ce style spécifique d’écriture documentaire. Le storytelling version Glass est marqué avant tout par le rôle central du narrateur à la première personne, qui se met régulièrement en scène en tant qu’acteur de son récit [11]. Reconnaissable entre toutes, elle peut néanmoins comme toute recette trop souvent reproduite, parfois susciter de la lassitude ou de la méfiance. Pour certains, elle serait synonyme d’une standardisation du récit, d’une narration trop guidée, mue par des principes d’efficacité, et laissant peu de place à l’interprétation individuelle. À l’opposé d’une tradition européenne que la chercheuse australienne Siobhan McHugh qualifie d’ « atmosphérique » et d’ « impressionniste » l’audio storytelling serait beaucoup plus – voire trop – didactique, lisible, prévisible [12]. Pourtant, il serait hâtif de conclure sur cette vision trop caricaturale d’une dichotomie entre deux styles documentaires, avec ce que cela comporte de raccourcis et de préjugés ; car ces deux écoles ont en commun d’être motivées par une véritable démarche d’auteur. À partir de This American Life et la pléthore de productions à laquelle cette émission a ouvert la voie, on entre véritablement dans l’ère de ce que McHugh appelle crafted audio storytelling [13] : une mise en récit, avec une attention toute particulière portée à la forme, et à des éléments qui ne relèvent pas seulement du texte mais aussi du montage et d’un véritable travail sur le son. Dans ces productions d’un genre nouveau, au lieu de chercher à dissimuler le processus de fabrication, ses créateurs font au contraire le choix d’en exhiber le caractère construit voire artificiel, faisant ainsi « entendre à l’auditeur le documentaire comme construction ou comme représentation [14] », selon les mots du chercheur Andrew Bottomley. En donnant à entendre les coulisses de la production documentaire, les créateurs de S-Town se positionnent dans cette tradition d’écriture documentaire, toujours à la frontière entre enregistrement et mise en forme des faits, présentation et représentation, création et re-création.

Si le podcast S-Town fait la part belle à la narration, il donne aussi à entendre des voix enregistrées, sur le terrain ou par téléphone. Il serait tentant d’en déduire que le podcast offre ainsi un accès direct au réel et que le médium sonore présente un moindre degré de médiatisation, notamment par rapport à l’écrit. Les parties enregistrées constitueraient ainsi une preuve d’authenticité suffisante. Or il s’avère que les formes documentaires usent, elles aussi, d’effets d’authentification. C’est ce que démontre Jillian DeMair dans son article « Sounds Authentic » à propos de la production qui a précédé S-Town, la première saison du podcast Serial, pour lequel elle isole et identifie les éléments sonores qui permettent de créer un « effet de réel ». Le terme, emprunté à Roland Barthes dans l’article du même nom, désigne un élément qui n’ajoute rien à la diégèse, à la compréhension ou au développement du récit, mais sert à l’ancrer dans le réel et à confirmer son authenticité [15]. Elle en conclut que les mêmes conventions sont utilisées pour établir la crédibilité dans les récits de fiction et de non-fiction. Dans S-Town, les exemples de ces « effets de réel » sont nombreux. On y entend des sons et des effets destinés à créer un sentiment d’authenticité, à rendre crédible le réel : avec par exemple des sons qui seraient d’ordinaire coupés au montage, comme la tonalité du téléphone avant que l’interlocuteur ne décroche, ou encore les questions et les réactions du journaliste, qu’on entend régulièrement préciser à son interlocuteur qu’il s’apprête à enregistrer leur conversation. De fait, ces effets visant à donner à entendre les coulisses de la construction documentaire sont à leur tour devenus des lieux communs de ce genre de productions. Dans un épisode du podcast du New York Times The Daily, on entend le journaliste sortir de sa voiture, faire claquer la portière, et dire : « Je sais que The Daily raffole de ce genre de sons de portières de voiture qui claquent », exhibant avec autodérision les tropes du documentaire.

S-Town, enfin, est un podcast « natif » : il convient donc de s’interroger sur l’impact que ce mode de diffusion peut avoir sur la narration, et en l’occurrence sur le récit documentaire.  Certains observateurs estiment qu’il n’y a pas lieu de distinguer le podcast de la radio. Ils y voient plutôt une remédiation, au sens où l’entendent Jay Bolter et Richard Grusin, à savoir l’incorporation par un médium nouveau de certaines propriétés des médias qui l’ont précédé dans le temps. Les formes qu’il engendre seraient donc essentiellement des reconfigurations de formes et de genres préexistants. Utilisé faute de mieux, « podcast » est en effet un terme très générique, finalement très peu parlant, parce qu’il recouvre une telle diversité de productions, par leur contenu, leur forme et leurs dispositifs. Ce mot-valise fut inventé pour les besoins d’un article du Guardian [16] à partir du verbe to broadcast (diffuser, en français) surtout utilisé dans le contexte de la radio et de la télévision, et du préfixe « pod » en référence à l’iPod, baladeur mp3 commercialisé par Apple et symbole d’une transformation radicale de nos paradigmes d’écoute. S’il a longtemps été question de trouver un autre terme pour éviter la référence à une marque déposée ou le recours à un anglicisme dans un contexte francophone, le nom podcast est aujourd’hui passé dans le langage courant. Il renvoie précisément à un type de fichiers audio numériques, généralement des épisodes d’un programme parlé, qui peuvent être téléchargés en ligne vers un ordinateur ou un appareil portable pour être écoutés à la demande. Plus largement, le podcast désigne un flux, une façon de distribuer du son, qui dans le cas du podcast dit « natif » ne repose à aucun moment sur les ondes radiophoniques. Plutôt que des réponses définitives, nous proposons ici quelques pistes et idées qui pourraient contribuer à déstabiliser les préjugés sur ce nouveau médium :

  1. Le podcast est un mode de diffusion qui permettait à l’origine de s’affranchir des grilles de programmation, et de s’émanciper de toute contrainte ou supervision éditoriale, que ce soit en termes de format ou de contenu. Le modèle concurrentiel et la logique industrielle qui prévalent aujourd’hui à l’économie du podcast ne doivent pas faire oublier qu’à ses débuts, le podcast était une pratique d’amateurs qui diffusaient depuis leur salon. Il se caractérisait alors par une esthétique du « fait-maison » et un potentiel démocratique finalement assez proche de celle des radios pirates. Bon nombre de productions actuelles suivent encore cette logique de l’autoproduction à moindre coût, et le médium podcast, même s’il est comme pour S-Town le fruit d’un travail de production très sophistiqué, conserve cette aura d’authenticité.
  2. Dans le cas de S-Town, le mode de diffusion est aussi crucial au niveau de la forme et de sa conception : le podcast est un des seuls médias qui permette cette distribution d’un tenant, simultanée, de sept heures de son. Il se distingue donc aussi par les pratiques d’écoute qu’il implique. Il est possible de l’écouter d’une traite, comme on lirait un roman du début jusqu’à la fin, soit, plus vraisemblablement, en une écoute segmentée, chapitre par chapitre.
  3. La temporalité d’écoute s’en trouve donc modifiée ; mais le podcast entraîne aussi une phénoménologie nouvelle, un autre rapport de l’auditeur à ce qu’il écoute. De fait, il s’agit dans la grande majorité des cas d’une écoute au casque ou avec des écouteurs, vecteurs d’une impression de grande intimité, avec la sensation de voix reçues directement au creux de l’oreille. Ces pratiques d’écoute favorisent aussi la dimension immersive, d’autant plus qu’elles proviennent généralement d’appareils portables qui permettent une écoute en mouvement, donnant lieu à une surimpression avec l’environnement de l’auditeur [17].
  4. Si le podcast a tendance à être écouté individuellement plutôt que de façon collective, on constate aussi le phénomène inverse, avec la multiplication de rendez-vous d’écoute. Cette dimension collective renvoie aussi au potentiel participatif du podcast, à travers le nombre de réactions que certains d’entre eux peuvent susciter. S-Town a ainsi donné lieu à véritable déluge de commentaires, d’analyses et de décryptages par les auditeurs sur les réseaux sociaux ou sur des forums comme Reddit. Dans ce qui s’apparente à une véritable exégèse, les auditeurs participent ainsi à la création d’un nouvel « hypertexte [18]».

Il a beaucoup été question ces dernières années du « tournant documentaire » pris par les arts au XXe siècle. Qu’en est-il alors du phénomène inverse, lorsque le documentaire prend un tournant romanesque ? À travers l’exemple de S-Town, nous avons voulu interroger les raisons de ce va-et-vient entre les deux, et les conséquences qu’il peut avoir en termes esthétiques mais aussi épistémologiques. Si le « beau documentaire » à l’américaine se situe peut-être moins du côté de l’expérimentation formelle que son cousin européen, il n’en reste pas moins caractérisé par une véritable démarche d’auteur.  Dans le cas précis de S-Town, cette démarche se traduit par une hyper-référentialité et un questionnement métatextuel permanent. Cette réflexivité peut être très, parfois trop explicite, avec une forme d’exhibition, mais aussi avec une certaine dose d’autodérision et de distance critique. Le tournant romanesque, dans le cas de S-Town, n’est pas uniquement une stratégie de légitimation pour un médium jeune comme le podcast, ni un retour à un format plus traditionnel et établi, mais plutôt une manière d’interroger la nature même du documentaire, à savoir toujours d’abord une construction, une mise en forme po(i)étique du réel.

Notes

[1] Le titre du podcast est une version expurgée de cette expression qui signifie littéralement « ville merdique », « bled paumé ».

[2] « The Peabody Awards – News, Radio/Podcast, & Public Service Winners Named »,  peabodyawards.com, 2017, en ligne ici

[3] Il se distingue ainsi de son prédécesseur, le podcast Serial, autre grand succès populaire et critique produit par plusieurs membres de la même équipe. Serial reposait justement sur cette logique de la sérialité dont elle tirait son nom : une histoire racontée semaine après semaine, au fil de l’enquête.

[4] À propos de la figure de l’écrivain-enquêteur, voir Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête : Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Éditions Corti, « Les Essais », 2019.

[5] Brian Reed et Julie Snyder, « Chapter I: “If you keep your mouth shut, you’ll be surprised what you can learn” », S-Town, 2017, https://stownpodcast.org/chapter/1 [je traduis].

[6] Connor Towne O’Neill, « Residents of So-Called ‘Shit Town’ Are Conflicted Over S-Town », Vulture, 25 avril 2017, https://www.vulture.com/2017/04/s-town-podcast-visiting-woodstock-alabama.html [je traduis].

[7] John Grierson, « First Principles of Documentary », dans Nonfiction film theory and criticism, éd. par Richard Meran Barsam, New York, E.P. Dutton & Co., 1976 [je traduis].

[8] Dans le contexte anglophone, le substantif documentary est moins courant qu’en français : on trouvera bien souvent le nom ou l’adjectif nonfiction (qui insiste plutôt sur la négation de la fiction…).

[9] Truman Capote, « Ghosts in Sunlight: The Filming of In Cold Blood », dans Portraits and Observations: The Essays of Truman Capote, New York, NY, Random House, 2007.

[10] John Biewen et Alexa Dilworth, Reality Radio: Telling True Stories in Sound, Second edition, Chapel Hill, University of North Carolina Press, CDS Books at the Center for Documentary Studies, « Documentary Arts and Culture », 2017. L’adverbe « artfully » est évocateur par sa polysémie, puisqu’il renvoie à la fois à des qualités esthétiques (qui le rapprochent d’une forme d’ « art ») mais aussi à l’habileté, à un certain savoir-faire (qui pencherait donc vers l’artisanat).

[11] Cette méthode a été documentée par Jessica Abel dans la bande dessinée qu’elle consacre à ces « nouveaux maîtres de la radio » : Out on the Wire: The Storytelling Secrets of the New Masters of Radio, New York: B/D/W/Y/Broadway Books, 2015.

[12] Siobhán McHugh, « How Podcasting Is Changing the Audio Storytelling Genre », Radio Journal: International Studies in Broadcast & Audio Media 14, no 1, 1er avril 2016, p. 65‑82.

[13] Ibid. Le terme « crafted » n’est pas sans rappeler la notion d’émission « élaborée » qui avait autrefois cours à la radio en France.

[14] Andrew Bottomley, Sound Streams: A Cultural History of Radio-Internet Convergence, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2020 [je traduis].

[15] Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications 11, no 1, 1968, p. 84‑89.

[16] Ben Hammersley, « Audible Revolution », The Guardian, 12 février 2004.

[17] À ce sujet, voir l’article de Michael Bull, « No Dead Air! The iPod and the Culture of Mobile Listening », Leisure Studies, 24, no 4, 1er janvier 2005, p. 343‑55, https://doi.org/10.1080/0261436052000330447.

[18] Le terme est proposé par Sonia Baelo-Allué dans son article « Transhumanism, transmedia and the serial podcast: Redefining storytelling in times of enhancement », International Journal of English Studies; University of Murcia 19, no1, 2019, p. 119‑31, https://doi.org/10.6018/ijes.335321.

Bibliographie

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REED, Brian & SNYDER, Julie, S-Town, WBEZ Chicago, 2017. Chapitres 1 – 7. www.stownpodcast.org, consulté le 16/02/22.

Auteur

Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Cachan et de Sciences Po Paris, agrégée d’anglais, Ella Waldmann est doctorante au Laboratoire de Recherche sur les Cultures Anglophones à l’Université de Paris. Dans sa thèse intitulée « Le podcast comme objet littéraire : S-Town, radio-graphie américaine », elle s’intéresse à la création documentaire pour la radio et le podcast aux États-Unis.

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