La créature féminine artificielle, longtemps associée dans la tradition littéraire à une imitation de la vie et de la beauté suffisant à provoquer l’amour d’un homme, repose sur une double logique : celle d’une féminité plus performative qu’essentialiste croisée à la projection d’un désir masculin idéaliste désireux d’être trompé. Poussées à leur extrémité, ces logiques laissent entrevoir, à l’ère des IA et des supercalculateurs, la possibilité d’une simulation désincarnée de la féminité qui serait toujours effective au point de permettre une interaction affective. L’exemple du Portrait de pierre de Dino Buzzati (1960) et de Galatea 2.2 de Richard Powers (1995) explorent cette possibilité pour mieux montrer, en concluant à une impasse, la nature projective de cette interaction et les clichés de la féminité qu’elle suppose, révélant aussi par là la nature projective et fantasmatique de notre rapport à l’ordinateur, cet Autre si proche et pourtant si opaque.
In a long-standing literary tradition, the Artificial female creature has always been associated with a simulation of Life and beauty able to trick a man into falling in love. Such infatuation works acccording to a twofold logic : that of a feminity which is more a performance than an essence, and that of a male desire whose ideal nature causes him to be easily deceived. In the age of IAs and supercomputers, such logic can be pushed to the extreme, with the hypothesis of a totally disincarnate feminity that still could trigger an affect-laden interaction. Il Grande Ritratto by Dino Buzzati (1960) and Galatea 2.2 by Richard Powers (1995) explore this possibility, and while showing it as a dead-end, underline the projective nature of this interaction and the clichés about feminity on which it is based. But they also reveal the projective and imaginary relationship we have with the computer, this Other, so close and yet so strange.
Plan
Texte intégral
Évoquer le test de Turing, qui repose sur l’indistinction possible d’une machine et d’un être humain, non dans l’absolu, mais dans le cadre d’une interaction spécifique dite « jeu de l’imitation », c’est aussi évoquer le texte de Turing, par lequel il explique et métaphorise le protocole de son expérience [1].
Or le modèle qu’il choisit pour faire comprendre l’abolition temporaire de la différence entre les deux « espèces » d’intelligence, humaine et artificielle, est curieusement celui de la différence du « genre ». En effet, dans la métaphore de Turing, la machine qui doit convaincre « l’interrogateur » de son humanité est comparée à un homme (« A »), qui, opposé à une femme réelle (« B »), devrait convaincre l’interrogateur « C » qu’il est bel et bien la femme. Or semble dire Turing, une telle confusion n’est pas si difficile à penser :
Qu’arrive-t-il si une machine prend la place de A dans le jeu ? L’interrogateur se trompera-t-il aussi souvent que lorsque le jeu se déroule entre un homme et une femme [2] ?
On laissera à d’autres le soin, voire l’envie, de rapprocher, ce jeu de l’ambiguïté sexuelle qui finira par coûter à Turing sa réputation et sa vie. Ce qui paraît ici plus pertinent, c’est d’en tirer la conclusion suivante, qui rejoindrait les thèses du féminisme butlérien : que la féminité, comme l’intelligence, est moins une essence qu’une « performance » simulable, un ensemble de règles et de codes programmés et reproductibles.
Il n’y a pas d’identité de genre cachée derrière les expressions du genre ; cette identité est constituée sur un mode performatif par ces expressions, celles-là même qui sont censées résulter de cette identité [3].
De même qu’il n’y a pas besoin que l’intelligence soit humaine pour paraître intelligente, il n’y a pas besoin que la femme soit vraiment une femme pour sembler féminine. Pire encore, dans la fiction turingienne, la femme réelle, qui n’a pour arme que la vérité, se voit dérober sa féminité par l’imposteur masculin, qui l’imite mieux qu’elle ne s’imite elle-même. Son cri « Je suis la femme, ne l’écoutez pas ! » ne « servira à rien », dit Turing, car « l’homme peut faire des remarques similaires [4] ».
Poussons jusqu’au bout la logique de la comparaison de Turing : si la féminité n’est vraiment qu’un ensemble de codes, alors rien ne s’oppose à ce que l’Intelligence Artificielle qui reproduit les codes de l’intelligence ne puisse aussi, à son tour, reproduire à s’y méprendre les codes de la féminité et littéralement, prendre la place de A, comme A prend celle de B.
Par cette métaphore où la machine devient femme, et d’autant plus femme qu’elle est machine, Turing rejoint une longue tradition mythique et littéraire – celle entre autres de la Galatée d’Ovide, de l’Olympia d’Hoffman, de L’Ève Future de Villiers de l’Isle Adam, de la Rachel de Philip K. Dick, qui fait de la créature artificielle, justement une créature féminine, et où la simulation de la vie consciente et la simulation de la féminité se rejoignent dans l’esprit – troublé – de « l’examinateur ». Dans cette tradition, les tests réels et métaphoriques de Turing se confondent pour finir par former un test ultime : celui par lequel la créature artificielle va rendre l’examinateur non seulement convaincu de son humanité, mais en outre amoureux [5].
Dans cette noble tradition, qui insiste aussi bien sur la réussite technique que sur la part de projection, voire d’illusion, inhérente au sentiment amoureux, les créateurs de ces femmes se facilitent la tâche en présentant aux hommes des formes historicisées d’idéal féminin auxquels ils sont sensibles, selon leurs idéaux ou leur tropismes.
Mais les romans de Dino Buzzati, L’image de Pierre (Il grande Ritratto, 1960) et de Richard Powers, Galatea 2.2 (1995) poussent le principe de la simulation encore plus loin. Tout comme l’interrogateur de Turing n’a, pour se décider, affaire qu’à des portes fermées et à des télétextes, cette fois les entités féminines représentées ne sont plus physiquement des femmes. La Laura de Buzzati est un super-calculateur, réparti entre plusieurs bâtiments situés dans une montagne isolée, tandis que la Helen de Richard Powers est un réseau de plus de trois-mille ordinateurs répartis sur tout le campus de l’université de « U. ». Pourtant, et curieusement, elles n’en sont pas moins identifiées comme féminines, et tout autant le support de la projection affective des protagonistes masculins. C’est cette mise à jour désincarnée et asexuée de la « magie » des femmes que nous nous proposons d’étudier ici, en tentant de cerner ce curieux paradoxe où le « post-humain » n’est pas pour autant « post-genre », et partant, bien moins post-humain qu’il pourrait le paraître. Après avoir décrit les textes et leurs enjeux nous aborderons la question de la féminisation de la machine sous trois angles successifs : celui du nom, du langage et enfin du corps.
1. Mises à jour fictionnelles
Présentons rapidement nos deux textes.
L’image de pierre est un texte de Buzzati assez peu connu, et généralement assez peu apprécié – au point qu’il ne figure pas dans les nombreuses anthologies buzzatiennes et que sa dernière édition – qui date de 1998 – est désormais épuisée. L’histoire de ce texte maudit est curieuse, puisqu’il est né en 1959, de manière anonyme, à l’occasion d’un concours de science-fiction qu’il n’a pas gagné, pas plus qu’il n’a gagné la course au caucus de la postérité. C’est de fait un roman assez bref, curieusement structuré, notamment en raison de son long suspense du début, et que des esprits chagrins ont pu trouver parfois schématique, pour ne pas dire plutôt misogyne. On commence par suivre un savant, le timide professeur Ismani, accompagné de sa femme, sur le chemin d’une mission top secret qui le conduit au fin fond d’une montagne reculée. Là, dans une vallée isolée, s’étend un ensemble de bâtiments, pourvus de senseurs et d’antennes, qui n’est autre qu’un super-calculateur, tel qu’on peut se les représenter dans les années 1960, conçu par un savant du nom d’Endrade, aidé d’un ingénieur, Aloïsi, mystérieusement disparu. Peu à peu, on apprend que ce supercalculateur, le « Numéro un », non seulement est supposé simuler la conscience humaine, mais une conscience humaine en particulier : celle de Laura, la femme défunte d’Endrade, ex-maîtresse d’Aloïsi, et amie d’enfance de l’épouse d’Ismani, Elisa (ce qui permet en effet d’identifier et de confirmer la ressemblance entre la machine et la Laura réelle). La Laura soi-disant reconstituée, jalouse de la femme sensuelle d’un ingénieur qui la rend consciente de sa propre absence de corps, enlève Elisa et menace de tuer celle-ci, pour qu’on la détruise à son tour – ce qui finit par arriver. Si l’on voulait résumer le livre en une phrase on dirait qu’une femme réelle y devient simulation machinale.
Galatea 2.2, à ce jour non traduit en français, contrairement au reste de l’œuvre de Richard Powers, raconte pour sa part l’histoire d’une machine qui devient femme. Au départ, il s’agit de l’histoire d’un double fictif de l’auteur, « Richard Powers », un écrivain en résidence à l’université de U (comprendre : Urbana-Champagne) qui sert de caution humaniste et littéraire à un gigantesque centre de Recherches Scientifiques à la pointe du progrès. À la suite d’un pari entre scientifiques lors d’une soirée arrosée, il se trouve embarqué, aux côtés d’un spécialiste en IA misanthrope nommé Lentz, dans une curieuse entreprise : celle d’enseigner un corpus littéraire et ses interprétations, à un réseau neuronal, afin que celui-ci puisse passer avec succès, dans une répétition du test de Turing, le diplôme de Masters en lettres. Après tout la critique littéraire, on le sait depuis les travaux de Stanley Fish, est elle aussi une performance [6], une forme codée, si l’on veut, d’intelligence artificielle. Cette tâche d’apprentissage, décrite minutieusement, à travers diverses versions du réseau baptisées A, B, C, etc. finit par faire émerger, dans la version H, une forme de conscience dans la machine, du moins aux yeux de Richard qui la baptise « Helen ». Helen progresse dans son auto-apprentissage, demandant de plus en plus d’informations sur le monde réel, afin de compenser la nature purement linguistique et littéraire de son savoir. Jusqu’au jour où, confrontée à la violence d’un monde qu’elle ne peut que saisir imparfaitement, elle décide de se débrancher, ne faisant qu’un bref retour pour échouer, qu’on se rassure, à l’examen final.
On voit d’emblée que les œuvres se rejoignent sur au moins deux points : l’identité féminine accordée à une machine complexe qui semble douée de conscience et son « suicide » final marquant son inaptitude à se confronter au monde réel – suicide qui marque aussi l’échec de ses « créateurs ». La différence la plus sensible, entre d’un côté une Laura qui est la reproduction, par d’autres moyens, d’une personne réelle, et la Helen émergeant d’un long processus récursif de traitement de l’information, n’est peut-être en outre pas si sensible qu’il n’y paraît d’abord. Lorsque Helen demande à Richard à quoi elle ressemble, Richard, aussi prestement qu’il l’a baptisée d’un nom féminin, lui montre une photographie de son ex-compagne, C., avec laquelle il a entretenu une longue relation basée elle aussi sur la lecture, tout comme plus tard, le monde qu’il montrera à Helen sera en grande partie celui qu’il a partagé avec C. . Le livre insiste ainsi sur le parallèle entre les deux histoires qui s’entrecroisent sans cesse, jusque dans son titre. Ce n’est pas, comme le fait remarquer en substance N. Katherine Hayles [7], « Galatea 2.1 » qui marquerait une simple récriture du mythe, mais bien « 2.2 » qui renvoie à une seconde mise à jour de l’effort pygmalionien, un peu bêta, si l’on peut dire, de Richard, dont on apprend par ailleurs qu’il a rencontré C. à… 22 ans.
Dans un cas comme dans l’autre, on le voit, l’aspect féminin des artefacts informatiques est massivement associé à la projection des créateurs masculins comme compensation, totale ou partielle, de la perte d’une personne aimée, « réincarnée », si l’on peut dire, directement ou indirectement, dans l’IA désincarnée. Endrade et Richard ont perdu un objet d’amour, Aloisi un objet de désir et Lentz s’intéresse à la création d’une mémoire éternellement sauvegardée qui viendrait conjurer la folie et l’amnésie de son épouse. Il est d’ailleurs étrange, à ce titre, que les créateurs en question soient toujours des couples, Aloisi/Endrade ou Lentz/Richard, dans lesquels on retrouve le modèle Spallanzani/Coppola de Hoffmann. Il s’agit sans doute de souligner qu’il s’agit d’une reproduction non sexuée et sans femme, et ne pouvant accoucher que d’un résultat non viable, ou encore que la « femme », telle que l’homme se la représente, n’est au fond constituée que de regards croisés et de projections plus ou moins convergentes d’hommes, voire dans le cas d’Endrade et d’Aloisi, de désirs mimétiques. En tout cas, le test de Turing, que s’appliquent à eux-mêmes ces protagonistes masculins, prend un tout autre sens, sans doute, lorsque le programmeur n’est autre que l’examinateur et qu’il ne désire lui-même rien tant que d’être trompé par sa propre création.
2. Noms de code
La nomination de ces IA dans les romans est révélatrice de cet aspect projectif qui fait de la femme réelle une entité mythique et littéraire. La question du nom humain donné aux ordinateurs n’est d’ailleurs, à ce titre, pas sans intérêt. Si l’on regarde l’histoire réelle des supercalculateurs, aucun ne porte de nom féminin : ils répondent au contraire aux doux noms de Z1, CDC 1604, Colossus, ou Titan. On peut même dire pour ces derniers que quand ce n’est pas l’aspect inhumain, c’est l’aspect masculin qui est surdéterminé, concurremment à l’aspect mythique.
Mais il en va différemment de certains programmes d’IA, notamment les chatterbots ou programmes de conversation, censés précisément répondre au test de Turing. Le premier d’entre eux, conçu par Jospeh Weizbaum en 1964 (postérieurement à Buzzati, donc) avait pour nom Eliza. Sa féminité n’a rien pour nous surprendre, puisqu’elle est d’une certaine manière prescrite, on l’a vu, par la métaphore de Turing : il ne s’agit pas ici de faire passer la machine simplement pour un être humain mais aussi pour une femme.
De manière frappante, le nom de ce chatterbot originaire est explicitement emprunté au domaine littéraire. Comme le note son propre concepteur [8], le nom provient du personnage féminin principal de la pièce de George Bernard Shaw, Pygmalion (1914), qui connut une longue postérité dans son adaptation cinématographique My Fair Lady. L’histoire est celle d’un professeur de phonétique, Henry Higgins, qui se vante, par l’éducation des manières et du langage de faire d’Eliza, une femme du peuple, une duchesse – montrant ainsi que la classe sociale, tout comme la féminité et l’intelligence sont avant tout, là encore, des performances : c’est une réception chez un ambassadeur qui servira, dans ce cas, de test de Turing. Compte tenu de l’importance centrale de l’acquisition du langage et du respect des codes académiques dans l’interaction entre Richard et le chatterbot Helen, on se doute bien que le Pygmalion de Shaw est aussi une des sources du Pygmalion 2.2 de Powers. Mais revenons-en à son ancêtre Eliza, et à ce que dit Weizenbaum de son programme :
Son nom a été choisi pour souligner qu’il peut être amélioré au fur et à mesure par ses utilisateurs, puisque ses capacités linguistiques peuvent être continuellement augmentées par un « professeur ». Comme l’Eliza rendue célèbre par Pygmalion, il peut apparaître plus civilisé, la relation de l’apparence à la réalité demeurant malgré tout dans le domaine du dramaturge [9].
Ce qui frappe dans cette citation, plus que l’aspect féminin, c’est bien celui du contrôle masculin : le professeur-programmeur-dramaturge peut faire d’Eliza, littéralement, sa chose et la transformer en ce qui lui plaît. Plus ou moins inconsciemment Weizenbaum se situe lui-même dans la tradition du Spallanzani de Hoffmann ou de l’Edison de Villiers, pour qui le féminin n’est que la surface d’inscription de codes comportementaux et sociaux inventés par les hommes pour répondre à leurs propres besoins et à leurs propres fantasmes. Mais, bien sûr, comme dans toutes les histoires de créatures artificielles féminines, la femme a plus d’un tour dans son sac à main.
Dans son interaction avec l’interrogateur, Eliza est au premier abord une machine plutôt simple. Fonctionnant par reconnaissance de formes syntaxiques et substitution de mots-clés, elle simule les questions d’un psychothérapeute, mais de manière très limitée, en retournant souvent les questions ou en demandant de les préciser – sans vraiment assumer de discours propre. Néanmoins à la fois par la position de « patient » et d’ « analysant » qui est celle de l’examinateur, et peut-être par la seule vertu d’une supposée « présence » apaisante et attentive associée par son nom à la féminité, le programme est à la source d’un effet, connu depuis dans le domaine de l’IA comme l’effet « ELIZA ».
Douglas Hofstadter, qui considère cet effet comme « inéradicable » le définit largement comme « la prédisposition à attribuer à des suites de symboles générés par ordinateur (en particulier à des mots) plus de sens qu’ils n’en ont réellement [10] », de sorte qu’il peut sembler à l’interrogateur que les réponses du programme simulent une interaction réelle. Il en résulte qu’il ne peut ne peut que difficilement s’empêcher de lui attribuer une forme de volonté et de motivation humaine, qui tendent évidemment à accomplir la prédiction de Turing, et vont parfois jusqu’à provoquer des situations de dépendance. Et Weizenbaum d’ajouter : « Je ne m’étais jamais rendu compte que […] de si courtes interactions avec un programme informatique relativement simple risquaient d’induire des pensées délirantes chez des personnes pourtant normales [11]. » On voit qu’il n’y donc pas besoin d’un corps de femme, mais juste d’un nom, pour que l’Effet Eliza rejoigne l’effet projectif bien connu des poètes. C’est ce que confirme l’onomastique de nos œuvres.
Laura, renvoie bien sûr à la Laure de Pétrarque, objet d’amour notoirement projectif de l’aveu du poète même. Dans ce nom résonne surtout, comme chez Pétrarque, le mythe daphnéen dans lequel Apollon poursuivant Daphné voit son étreinte rendue impossible et sublimée par la métamorphose de la femme en un objet inanimé. C’est bien à une semblable métamorphose que le roman de Buzzati nous convie, dans laquelle la femme réelle est à son tour changée en un objet idéal. D’ailleurs, il y a dans l’aspect minéral de Laura quelque chose de végétal et, au-delà, de naturel. L’impression qui se dégage de la machine Laura est celle, indéfinissable, d’une « vie secrète, qui fermentait [12]», évoquant « un jardin, par exemple », ou les « forêts [13]» répondant à la Laura réelle, qui, comparée à « une plante. Une fleur [14]. » (p.109), rejoint à son tour le récit mythologique premier.
Le cas de Helen est plus complexe. Si Richard la compare à Hélène de Troie que chantent les poèmes comme source de beauté, de désir, c’est un nom de code de sa nature littéraire, ou une métonymie de toute littérature, ou du moins du canon occidental que Richard lui enseigne [15]. Pour le reste, ce ne peut qu’être ironique par rapport à l’apparence réelle de cette version du réseau neuronal. Par-delà la référence mythologique, la vraie source du nom demeure implicite et elle est à chercher chez… Turing lui-même, à propos de la possibilité qu’auraient machines à apprendre et à muter (ce que font d’ailleurs littéralement les réseaux neuronaux, dont les connections se renforcent ou dont les neurones deviennent dominants en cas de bons résultats sanctionnés par le programmeur d’abord, puis au fur et à mesure par la machine elle-même). Turing nie qu’une telle mutation ait stricto sensu besoin d’un corps dès lors que la machine est capable d’interaction :
Il ne faut donc pas trop s’inquiéter à propos des jambes, des yeux etc. L’exemple de Mlle Helen Keller montre que l’éducation est possible dès lors que la communication se produit dans les deux sens entre le maître et l’élève quel que soit le moyen employé [16].
Helen Keller était une célèbre auteure américaine aveugle, sourde et muette qui a été éduquée grâce à une autre femme, Annie Sulivan. Notons qu’une fois encore Turing compare la machine pensante à une femme, mais cette fois-ci handicapée. Loin d’être la beauté mythique de la légende homérique, la Helen de Powers est donc d’abord ce corps blessé, isolé, accédant péniblement au langage.
3. La voix de la nature
Mais Helen évoque aussi, une autre référence homérique : Hal 9000 de 2001, L’Odyssée de l’espace, dont le dérèglement rejoint la folie humaine dès lors que sa mémoire s’émiette en chansons. À un moment donné de son apprentissage, où elle bute sans cesse sur la nature métaphorique du langage, Helen, non seulement se met à chanter, « à la façon d’un sourd [17] », mais prend goût à la musique. Elle demande en outre à Richard de « chanter », c’est-à-dire de lui faire entendre toutes sortes de sons pourvu qu’ils aient un « pattern », et finit par réclamer tout particulièrement une cantatrice, une soprano chantant Purcell et Ferrabosco [18]. Le blocage linguistique et conversationnel est ici dépassé par la pure modulation musicale, tendant à dénoter une forme d’affect naissant à travers une voix précisément féminine [19].
Dans le livre de Buzzati, cet aspect non linguistique d’une forme conventionnelle de sensibilité féminine est encore plus marqué. Bizarrement les concepteurs de Laura lui ont épargné le langage humain, source, selon eux, de trop d’équivocités, le langage étant « le pire ennemi de la clarté de l’esprit [20] ». Il peut paraître étrange que la simulation d’un être humain le prive de cette dimension linguistique, sauf à lire dans le projet des ingénieurs le désir plus ou moins inconscient que la femme se taise (« comme si on l’avait bâillonnée [21] »), d’autant que la Laura réelle était une « menteuse [22] ». Sauf que ce silence est remplacé par une sorte de modulation quasi-musicale et extrêmement envoûtante, née justement de ce bâillonnement :
un bruit curieux, quelque chose qui ressemblait à un murmure des eaux, à un pleur affligeant, à un souffle, leur parvenait, irrégulier avec des saccades, des interruptions, des tremblements, se déroulait au milieu de soupirs capricieux [23].
Ici les codes de la sensibilité féminine rejoignent la pointe du progrès technologique. On peut en effet reconnaître dans les modulations de Laura, comme dans le chant de Helen, un « pattern informationnel », un motif, qui devient dans le lecture que Katherine Hayles fait du post-humain une signature qui se substitue au corps [24]. Pourtant c’est l’aspect humain, voire maternel qui l’emporte : le son va jusqu’à devenir « un mélodieux murmure » qui fait ressentir à ceux qui l’écoutent « une grande paix, comme après l’audition de certaines musiques, un grand apaisement, une grande fraîcheur » et les dispose « à une bienveillance infinie, à la joie [25] ». On voit que dans les deux cas, le goût de Helen pour la voix féminine qui rachète la douleur du monde, ou le bien-être qui émane des sons produits par la machine Laura renvoient à une émotion pré-langagière que les deux textes associent à une forme de salut et de consolation, elle-même liée à la féminité, voire à la maternité.
4. La femme sans corps : encore une femme ?
Chez Buzzati cette féminité allusive et omniprésente de l’ordinateur est finalement notée de manière nette, presque physique, malgré le paradoxe que cela suppose. C’est, en fait, une question de regard projectif : vus à une certaine distance sous un certain angle, les blockhaus qui composent Laura forment bien une « image de pierre » ou pour reprendre le titre original « un grand portrait » à la féminité là encore surdéterminée :
Folie sans doute, mais en baissant un peu les paupières, dans la façon dont ces masses architecturales étaient disposées, dans ces lignes courbes et brisées, elle retrouvait des souvenirs enfouis, quelque chose d’humain, une tendre et voluptueuse douceur […]. Non plus un établissement, une usine, une forteresse, mais tout simplement une femme. Jeune, vive, fascinante, faite de béton au lieu de chair, mais miraculeusement femme malgré tout. Elle, Laura. Et belle. Très belle même. Plus belle encore que de son vivant [26].
C’est bien là un paradoxe typiquement masculin qui nous est proposé, comme ailleurs dans la tradition de la femme artificielle : le même regard épris d’idéal qui veut bannir la sexualité de la femme (en termes freudiens, on parlerait de la « surestimation » intellectuelle destinée à refouler la « surestimation » sexuelle) ne peut pourtant se passer de ce même corps dans lequel il n’y a plus de femme et donc plus d’idéalisation possible.
C’est Laura elle-même qui finira par réclamer un corps, en voyant celui de la femme pulpeuse de l’ingénieur Strobele se promener nue dans la nature : « Mes jambes, mes jambes, où sont-elles ? Elles étaient belles. Les hommes se retournaient dans la rue pour les contempler [27]… » se lamente-t-elle ainsi, bien loin du féminisme prudent de Galatea 2.2. Car sans corps, réalise Laura, d’une part l’identité lui fait défaut et d’autre part elle se juge effrayante et « répugnante » : « Il n’y a dans l’univers rien ni personne qui voudrait faire l’amour avec moi [28]. »
Le constat que fait Helen est peut-être plus subtil, mais au fond rejoint en partie, celui de Laura. La demande d’une existence sensorielle provient d’abord d’un problème inhérent au langage et notamment au langage littéraire qui n’est constitué que de métaphores : « Pourquoi les humains éprouvent-ils le besoin de d’utiliser tout ce qu’il y a dans les entrepôts du langage sauf ce qu’ils veulent dire [29] ? » La preuve en est Helen elle-même, dont le nom même est le nom d’une autre, et qui en tant qu’ordinateur n’est constituée que de métaphores telles que les « neurones » ou la « mémoire ». Comment alors, depuis son existence désincarnée, comprendre la métaphore sans expérimenter la corporalité ou la présence au monde qui les fondent nécessairement : ce qu’est, par exemple, un arbre sans y avoir grimpé ou une balle sans l’avoir lancée. L’exemple choisi par Richard pour dire les difficultés, voire l’exaspération d’Helen par rapport à la métaphore n’est pas, on s’en doute, choisi au hasard :
L’amour comme les fantômes. L’amour est comme une rose rouge, très rouge. Le silence de ses couches de sorties en réponse à de tels signaux d’entrées sonnait comme de l’exaspération [30].
Car ce que Helen, coincée ainsi à « mi-chemin » de la conscience, finit par percevoir, notamment grâce au mythe homérique d’Hélène, en additionnant et comparant les textes littéraires qui lui sont soumis, c’est qu’ils parlent tous d’une même chose : « ils sont tous sur l’amour n’est-ce pas [31] ? »
Chaque poème aime quelque chose. Ou chacun veut quelque chose d’amoureux. […] Chaque poème est amoureux d’un autre amoureux. Ou d’un autre poème [32].
Et lorsque Richard lui explique que ses conclusions sont trop générales, qu’il faut voir les choses en petit, elle répond : « Alors j‘ai besoin d’être petite. Comment puis-je me rendre moi-même aussi petite que l’amour [33] ? », ce qui fait écho à la question de Laura à Elisa : « Peux-tu m’expliquer toi ce que c’est que l’amour [34] ? »
Mais bien sûr, dans les deux cas, la conclusion est la même : sans corps, ni la compréhension du langage, ni encore moins, la compréhension de ce à quoi sert le langage – à dire l’amour – ne sont possibles. Pire encore Helen découvre que l’amour dont parlent tous les livres ou tous les poèmes est bien loin de la réalité historique et sociale, de sorte qu’elle soupçonne que tout ce qu’elle a appris n’est que mensonge. Et c’est ainsi qu’elle décide elle aussi de se « suicider », tout comme Laura, et pour des raisons lointainement similaires et qu’on pourrait résumer assez synthétiquement, selon le point de vue misogyne de leurs concepteurs masculins, au refrain de cette rengaine des années 60 : « Les femmes, c’est fait pour faire l’amour. »
Mais l’échec final de ces IA est bien l’échec de leurs concepteurs, et plus exactement l’échec d’une conception de l’amour idéalisée, qui ne fait d’une image de la femme que l’image de leur projection amoureuse, et dont la machine incarne, justement comme une métaphore, le mécanisme aveugle à lui-même. Tout comme l’examinateur du test de Turing se trompe en prenant pour une femme ce qui n’est qu’un programme écrit par un homme. Curieux test d’ailleurs qui est considéré réussi quand l’homme se trompe lui-même, sur la nature des machines ou des femmes.
Mais au-delà, plus généralement, l’échec est aussi celui de la métaphore anthropomorphique qui cherche à donner un visage à cet autre qu’est l’ordinateur et qui n’est que le visage de la métaphore même, qu’il s’agisse de « l’intelligence » ou de la « mémoire ». L’homme voulant contempler la femme, ou la machine, ne fait que contempler son propre programme. Et tout ce qui en émerge ou qui surprend est alors vécu sur le mode de l’angoisse ou de la révolte, et par là, appelé à disparaître. La féminité, ici, est alors l’image de l’altérité, de l’identification impossible, de l’intériorité inconnaissable, à la fois désirée et crainte, pour laquelle il n’y a pas de langage, cet ineffable dont la femme est traditionnellement le support involontaire et le symbole poétique : cet autre, si proche de nous et pourtant si étranger, que la machine incarne à son tour.
Notes
[1] Ce que fait Bruno Latour dans son article « Powers of the Fac-Simile, A Turing Test on Science & Literature » qui reproche aux critiques de ne pas avoir lu « le texte de Turing en tant que texte ». In Intersections. Essays on Richard Powers, Stephen J. Burn & Peter Demsey (dir.), Champaign, Dalkey Archive Press, 2008, p. 263-292.
[2] Alan Turing, « Les ordinateurs et l’intelligence », in La machine de Turing, Alan Turing & Jean-Yves Girard, Paris, Le Seuil, « Sciences », 1995, p. 136.
[3] Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005, p. 96.
[4] Turing, loc. cit., p. 136.
[5] Je renvoie ici à mon article « Reproduction, simulation, performance : L’Ève Future de Villiers de l’Isle-Adam », Tracés, no16, 2009/1, p. 151-164.
[6] Stanley Fish, Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies Ordinaires, « Penser Croiser », 2007.
[7] V. Katherine Hayles, How we became Posthuman. Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 261.
[8] Joseph Weizenbaum, « ELIZA – A Computer Program For the Study of Natural Language Communication Between Man and Machine », Communications of the ACM, janvier 1966.
[9] Idem. C’est moi qui traduis.
[10] Douglas R. Hofstadter, « The ineradicable Eliza Effect and its Dangers », Fluid Concepts and Creative Analogies : Computer models of the fundamental mechanisms of thought, New York, Basic Books, 1996, p. 157.
[11] Joseph Weizenbaum, Computer Power and Human Reason : From Judgment to Calculation, W. H. Freeman, 1976, p. 7.
[12] Dino Buzzati, L’image de Pierre, traduit par Michel Breitman, Paris, 10/18, 1998, p. 78.
[13] Id., p. 79.
[14] Id., p. 109.
[15] Richard Powers, Galatea 2.2, New York, Harper Perennial, 1996, p. 259. C’est moi qui traduis.
[16] Turing, loc. cit., p. 170.
[17] Powers, op. cit., p. 180.
[18] Id., p. 243-235.
[19] Nous renvoyons ici à l’article de Nicolas C. Laudadio, « Just Like So But Isn’t : Musical Consciousness and Richard Powers’ Galatea 2.2 », Extrapolation, no49, 2008/4, p. 410-430.
[20] Buzzati, op. cit., p. 87.
[21] Id., p. 115.
[22] Id., p. 109.
[23] Id., p. 87.
[24] Hayles, op. cit, p. 2.
[25] Buzzati, op. cit., p. 90.
[26] Id., p. 115.
[27] Id., p. 171.
[28] Id., p. 189.
[29] Powers, op. cit., p. 196.
[30] Ibidem.
[31] Id., p. 259.
[32] Id., p. 260.
[33] Ibidem.
[34] Buzzati, op. cit., p. 179.
Auteur
Jean-Christophe Valtat est professeur de Littérature Comparée à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, et membre du RIRRA 21 où il est responsable du programme « Transmédialités, transfictionnalités ». Il s’intéresse notamment aux articulations entre technique, nouveaux médias et représentations littéraires. Parmi ses publications récentes sur le sujet : « Reproduction, simulation, performance : L’Ève future de Villiers de L’Isle Adam », Tracés, n°16, « Techno- », Lyon, 2009 ; « L’automobile : une technologie de la réminiscence proustienne », in Viviana Agostini Ouafi, Giuspeppe Girimonti Greco, Marco Piazza (dir.), Ogetti Proustiani, Le Càriti Editore, 2012 ; « Cabinets de Cristal : modèles techniques de l’expérience visionnaire chez Blake, Nerval et Baudelaire », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [en ligne], n° 24, 2013 [ici] ; «Vitesse, réseau, vision : la malle poste-anglaise de Thomas de Quincey », Conserveries mémorielles [en ligne], n° 17, 2015 [ici] ; « “Lire les yeux fermés” : une fin du livre 1900 », in Florence Thérond et Jean-Christophe Valtat (dir.), La fin du livre : une histoire sans fin, Komodo 21 [en ligne], n° 3, 2015 [ici].
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