Nuits magnétiques (1978-1999) : la part des écrivains

Nuits magnétiques, c’était mon bébé. Entretien avec Karine Le Bail

Alain Veinstein
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Karine Le Bail ‒ Lorsqu’on s’est retrouvés, Alain, pour préparer cet entretien [1], vous m’avez dit sans détour : « Nuits magnétiques, c’était mon bébé. » Avec toute l’affection d’un père, vous m’avez parlé de vos nuits à dormir dans votre bureau, du temps « fou » passé au début à construire cette radio pirate dans la radio, et puis de votre désir de « produire de la beauté » – ce sont vos mots. Il faut dire que chez ce bébé, pour filer la métaphore, il y a eu d’emblée beaucoup du père, poète, mais un poète « les pieds sur terre ». D’ailleurs votre « métier pour vivre », à cette époque-là, c’était d’administrer, à l’ORTF tout d’abord, puis à France Culture.

Mais le poète, donc. Il n’a guère tardé que vous imprimiez votre marque sur la radio en réussissant à introduire en 1975 dans la grille de France Culture l’émission Poésie ininterrompue, déjà avec l’ami Claude Royet-Journoud [2]. L’idée était de « quadriller » la chaîne par des éclairs de poésie… Avec l’idée de saisir de la poésie là où elle se niche sans forcément y prendre garde, dans les interstices. C’était déjà là le choix de ne pas restreindre la poésie à un genre mais de retrouver dans « tout ce qui a une densité de langue » (Claude Royet-Journoud) et donc pas seulement chez un poète mais aussi bien un philosophe, un essayiste, un romancier ; chez Nathalie Sarraute ou Georges Perec par exemple, invités dans Poésie ininterrompue. Crime de lèse-majesté pour les Grands poètes ?

Alain Veinstein ‒ C’est ça, je confie à Claude Royet-Journoud cette émission, qui voulait quadriller la grille de la chaîne, c’est-à-dire qu’on ne pouvait pas y échapper. Il y avait chaque jour quatre séquences de quatre à cinq minutes et en fin de semaine, un entretien avec le poète de la semaine, le poète invité. La grande différence avec beaucoup d’émissions de poésie qui se sont faites et qui se font à la radio, était que le poète lui-même lisait ses textes, et aussi les textes qu’il choisissait, représentatifs un peu de ses références d’écrivain dans le domaine français ou étranger. Et d’autre part, le poète tel que nous l’entendions était un écrivain soucieux de la densité de la parole et de son intensité, c’est ce souci que nous appelions poésie. Mais il pouvait très bien se trouver chez un prosateur. Par exemple, il y a eu une semaine avec Nathalie Sarraute en effet [3], et à ma connaissance Nathalie Sarraute n’a jamais écrit de poème au sens strict du terme, mais pour nous son écriture était une écriture poétique.

Karine Le Bail ‒ Était-ce la conception que vous aviez vous aussi de la poésie, en tant que poète ?

Alain Veinstein ‒ Complètement. Je pense que la poésie ne démissionne jamais, c’est-à-dire qu’elle prend le dessus quoi qu’il arrive. Quoi qu’il arrive. Même si on veut la cacher, l’étouffer, elle prend le dessus, elle finit par prendre le dessus. Si on la chasse, elle revient au galop. Pour moi, c’est clair que la poésie est au commencement. Je ne l’ai pas oubliée dans tous les métiers que j’ai faits et quand je suis arrivé à la radio, que je le veuille ou non c’est en poète que j’ai conçu les choses, à la recherche de cette densité et de cette intensité dont je vous parlais.

Karine Le Bail ‒ L’expérience de Poésie ininterrompue s’est mal terminée…

Alain Veinstein ‒ L’émission s’est mal terminée c’est vrai, au bout de trois ans je crois, parce que la poésie… dérange toujours. Elle perturbe toujours. Et nous avions, parmi nos plus grands ennemis, surtout des poètes ! Des poètes qui n’étaient pas invités, mais qui avaient eux aussi les pieds sur terre, et se répandaient dans les cabinets ministériels, à l’Assemblée nationale, etc., de telle sorte que, au bout d’un moment, la présidente de Radio France de l’époque, Jacqueline Baudrier, en a eu assez et nous a demandé d’arrêter l’expérience. Il faut dire que certains poèmes un peu… osés, avaient été lus à des heures de grande écoute et notamment le mercredi qui est le jour des enfants, ce qui fait que nous n’avions plus d’arguments à opposer à cette décision. Elle m’a paru quand même extrêmement fâcheuse, parce que c’était tout l’esprit de France Culture qui pour moi devait se révéler à travers cette présence quotidienne de la poésie.

Karine Le Bail ‒ Vous êtes revenu par une autre porte avec Nuits magnétiques,  véritable programme d’émissions dans lequel vous avez d’emblée mis en place, en collaboration avec des journalistes et des écrivains, d’une part des séries de reportages en prise avec le réel, avec le monde, de l’autre tout un ensemble de magazines où la poésie et la parole sur la poésie, au sens où vous l’entendiez, avaient leur place…

Alain Veinstein ‒ C’est vrai que, ne fréquentant que des écrivains depuis longtemps, malgré mes premiers pas administratifs à l’ORTF, j’ai aussitôt voulu travailler avec eux, parce que, tout simplement, nous parlions la même langue, et que… on se comprenait à mi-mot. Donc j’ai fait appel, même dans les quelques programmes réalisés avant Nuits magnétiques, à des gens plus connus comme écrivains que comme producteurs de radio et qui pour la plupart d’entre eux n’en n’avaient jamais fait. Je pense ici à Franck Venaille, qui était dans le programme que je réalisais chaque année à Avignon pendant le Festival ‒ nous faisions des samedis qui commençaient à 14h et qui se terminaient à minuit. Dans ce programme Franck Venaille faisait une séquence d’une demi-heure appelée Magnetic [4], et c’est vrai qu’en 1978, quand on a créé Nuits magnétiques, je m’en suis souvenu. Il y a eu au moins une quinzaine de titres qu’on a tournés dans tous les sens, avec Bruno Sourcis, le tout premier chargé de réalisation du programme, dans la cellule de montage 213 qui nous était affectée. On s’était arrêtés d’abord sur Les nuits magnétiques, pour ensuite raccourcir légèrement et arriver à Nuits magnétiques. Le titre s’est en quelque sorte imposé à nous, parce qu’il permettait de renvoyer non seulement à la bande magnétique et au travail qui se faisait à l’époque sur la bande magnétique, mais aussi à cette espèce de surprise, de fascination, d’attrait, que nous cherchions à donner à l’auditeur. Nous ne cherchions peut-être pas à le « scotcher » (le pauvre !), mais au moins à l’étonner, en lui donnant à écouter quelque chose qu’il n’avait pas l’impression d’avoir déjà entendu… des milliers de fois.

Et donc la famille des écrivains s’est agrandie parce que dans Magnetic de Franck Venaille, j’ai écouté un jour une voix et je me suis dit : « C’est exactement ça qu’il nous faut ». C’était la voix d’Olivier Kaeppelin, lui aussi poète, écrivain, collaborateur d’une revue de l’époque qui s’appelait Exit, une revue de littérature et de peinture. Dès que je l’ai pu j’ai appelé Olivier Kaeppelin pour lui proposer de nous rejoindre, ce qu’il a fait. Il y a eu aussi, Jean Daive, plutôt poète on va dire, et surtout quelqu’un qui a un regard comme peu de gens en ont, qui sait voir immédiatement la chose que vous n’avez pas vue. Ce pourquoi je lui ai proposé de faire dans Nuits magnétiques une émission consacrée à l’actualité de la peinture, des arts visuels en général, qui s’est appelée Peinture fraîche… Dans sa relation avec la parole, cette histoire du regard jouait aussi beaucoup. Il y a eu aussi Jean-Pierre Milovanoff. Cela a commencé par un entretien que j’ai fait avec lui dans une émission de Nuits magnétiques consacrée aux livres qui s’appelait Bruits de pages, « le magazine des livres qui ne font pas de bruit » [5]. J’ai un jour lu son deuxième roman, Rempart mobile, paru aux Éditions de Minuit. Je l’ai invité et là encore j’ai pensé que je ne pouvais pas ne pas lui demander de réfléchir à des projets de radio, ce qu’il a fait.

Karine Le Bail ‒ On va écouter ce moment de radio avec Milovanoff [extrait] [6]. Vous aviez le souvenir, Alain, que c’était une longue interview. Elle est en fait très courte, mais Milovanoff vous a « tapé » dans l’oreille : un mois après je crois ‒ cette interview date de mars ‒ Milovanoff va produire une Nuit magnétique.

Alain Veinstein ‒ Oui. Je me souviens l’avoir reçu dans mon bureau, au 6e étage, pour qu’il me parle de ses idées de radio, du projet qu’il avait, et… il a commencé à me raconter le projet comme si c’était une histoire. Il était complètement pris dedans. Il ne me regardait plus. Le téléphone sonnait, quelquefois j’étais obligé de répondre, la porte s’ouvrait, des gens montraient la tête et certains racontaient aussi ce qu’ils avaient à raconter, et Milovanoff continuait à me raconter son projet. Et ça c’est Milovanoff, quelqu’un qui est complètement possédé par ce qu’il raconte. Et évidemment pour la radio j’ai trouvé que c’était pas mal venu. Il faudrait citer aussi Mathieu Bénézet bien sûr, Jean-Pierre Ceton, qui a fait des entretiens magnifiques avec Marguerite Duras [7], d’autres encore.

Tous ces écrivains qui ont travaillé avec nous n’étaient pas ceux qui occupent la tête des listes de best-sellers, des meilleures ventes dans les journaux. C’était tous des gens pour qui la littérature était moins un faire-valoir qu’un « métier d’ignorance », pour reprendre une expression de Claude Royet-Journoud. C’était des poètes, et les poètes à chaque page écrivent la première page, forcément. Ils faisaient une série de temps en temps, ils ne pouvaient pas en faire très souvent. La radio demande un engagement à corps perdu, un engagement total, de mon point de vue en tout cas, et ils avaient besoin de payer leur loyer à la fin du mois aussi, de vivre tout simplement, et la radio ne le leur permettait pas. Ce qui fait que progressivement certains ont pris d’autres boulots, qui les ont éloignés de la radio, et est venu un moment où le manque d’écrivains s’est fait cruellement sentir. Il y a eu quelques exceptions tout de même. Dont une dans Surpris par la nuit, la seule émission vraiment comparable à celles de Nuits magnétiques, puisque au fond Surpris par la nuit a été, même plus ou moins chaotique, la poursuite de Nuits magnétiques.: je veux parler de Tanguy Viel, un écrivain qui a fait plusieurs séries, très intéressantes de mon point de vue.

Karine Le Bail ‒ Il faut parler aussi de Du jour au lendemain [8]…

Alain Veinstein ‒ Ah ! Du jour au lendemain n’en parlons pas, parce que si Nuits magnétiques c’était mon bébé, Du jour au lendemain c’était mon amoureuse [9] ! J’ai beaucoup aimé Du jour au lendemain pour sa légèreté: vous êtes seul avec un auteur et dans la cabine technique il y a un technicien et un réalisateur, c’est tout. Il n’y avait pas tout cet appareil de la radio derrière moi, si lourd quand vous faites une émission comme les Nuits magnétiques, avec ses contraintes administratives, techniques, etc. C’est très lourd et on passe beaucoup de temps à régler des problèmes qui n’ont absolument rien à voir avec le programme que vous voudriez faire. Avec Du jour au lendemain c’était une autre histoire.

Karine Le Bail ‒ On va peut-être terminer notre entretien sur ce propos nostalgique…

Alain Veinstein ‒ Vous savez ce que me disaient mes invités de Du jour au lendemain, en sortant du studio ? La plupart du temps ils me disaient : « J’ai l’impression de n’avoir rien dit ! » (silence) Quelquefois c’est quand on finit que tout commence…

Notes

1 Cet entretien a eu lieu à la SCAM (Paris) le 4 octobre 2018, en ouverture d’un colloque consacré à l’Atelier de création radiophonique et à Nuits magnétiques.
2 Sur cette émission diffusée du 7 avril 1975 au 1er avril 1979, on lira avec profit l’article d’Abigail Lang, « “Bien ou mal lire, telle n’est pas la question” : Poésie ininterrompue, archives sonores de la poésie », dans Poésie sur les ondes. La voix des poètes-producteurs à la radio, Pierre-Marie Héron, Marie Joqueviel-Bourjea, Céline Pardo (dir.), Rennes, PUR, « Interférences », 2018, p. 51-62.
3 Du 2 au 8 février 1976.
4 10 émissions en 1976 (du 17 juillet au 7 août), autant en 1977 (du 16 juillet au 6 août), le samedi, réalisation Bruno Sourcis.
5 V. Galia Yanoshevsky, « L’entretien littéraire dans Bruits de pages. Veinstein avant Veinstein », Komodo 21, 8 | 2018 : « L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) ».
6 Bruits de pages du 1er mars 1978.
7 5 émissions quotidiennes, du lundi 27 au vendredi 31 octobre 1980, 22h35-23h. Entretiens publiés en 2012 (Paris, François Bourin éditeur), dans une version revue.
8 Émission associée au programme de Nuits magnétiques à partir de 1985, qu’elle prolonge jusqu’à une heure du matin; arrêtée en 2014 malgré son auteur, lequel, empêché de faire ses adieux au micro, les a publiés dans Du jour sans lendemain (Paris, Seuil, 2014).
9 Alain Veinstein raconte son périple radiophonique dans Radio sauvage (2010). L’intervieweur (2002) propose une version « roman » de l’activité mûrie dans Du jour au lendemain.

Auteur

Poète, dans les parages amicaux d’Yves Bonnefoy, André du Bouchet et Jacques Dupin d’abord, puis de « nouveaux venus” en poésie comme lui : Anne-Marie Albiach, Claude Royet-Journoud, Pascal Quignard, Jean Daive, Emmanuel Hocquard (animateur de la maison d’édition Orange Export Ltd.), Alain Veinstein est bien connu aujourd’hui comme créateur, à la radio, des Nuits magnétiques (1978-1998) et de l’émission d’entretiens Du jour au lendemain (1985-2014), deux grands mondes sonores de France Culture longuement évoqués par lui dans Radio sauvage (Seuil, 2010). C’est en 1975 qu’il passe du côté du micro, après un début de carrière dans l’administration de l’ORTF (bureau de lecture, direction du personnel, cabinet du président), qui de 1972 à 1974 le fait surtout s’occuper de télévision. A la dissolution de l’ORTF en 1974, Alain Veinstein demande à rejoindre Radio France puis France Culture et contribue avec Alain Trutat, dans l’équipe d’Yves Jaigu, à mettre en place la réforme des programmes de janvier 1975, dont l’indicatif, en quelque sorte, est… une émission de poésie diffusée quatre fois par jour, Poésie ininterrompue. En janvier 1978, désireux de « jouer la carte du programme et non pas de l’émission”, comme de renouveler « toute une conception figée du programme et de la parole radiophoniques, de ce qui est audible et de ce qui ne l’est pas” (Radio sauvage), il crée Nuits magnétiques, dont le style, la sensibilité à l’époque et la couleur sonore doivent beaucoup à l’équipe de réalisateurs, techniciens et producteurs de la première décennie, parmi lesquels Bruno Sourcis, Pamela Doussaud, Josette Colin, Mehdi El Hadj, et les quatre écrivains intervenant dans ce numéro : Franck Venaille, Olivier Kaeppelin, Jean Daive et Jean-Pierre Milovanoff. La coordination du programme est assurée par le poète de 1978 à avril 1984 et d’octobre 1987 à août 1990 ; par Laure Adler d’avril 1984 à octobre 1987 ; par Colette Fellous de septembre 1990 à juillet 1999. Dans Radio sauvage, Nuits magnétiques est présenté comme l’épicentre de toutes les émissions produites par Veinstein à côté ou après, qui en sont des déclinaisons directes ou indirectes : la matinale Le Goût du jour en 1984, Du jour au lendemain, La Nuit sur un plateau (1985-1987), Accès direct (1994-1996),Toit ouvrant (1996-1997) et surtout Surpris par la nuit (1999-2009), conçu comme la “nouvelle version de Nuits magnétiques” (Radio sauvage).

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