Ce numéro est consacré à la radio de fiction aujourd’hui, celle qui s’invente, se crée, se produit et se diffuse depuis dix ans… et qui se porte bien, si on en croit la presse nationale des années 2010, qui va même jusqu’à parler, en 2019, d’un « âge d’or » de la fiction en France. Un prochain numéro évoquera le documentaire de création, autre facette de la belle radio, celle qui, sans négliger parfois les styles et finalités du journalisme (d’information, d’opinion, de reportage…), n’obéit globalement pas aux rythmes, impératifs et servitudes de l’actualité, mais propose aux auditeurs de savourer… quoi ? Des œuvres. On n’écoute pas souvent en boucle des émissions d’information disponibles en replay, mais des fictions et des documentaires élaborés avec soin, talent ou génie, oui, comme on relit des livres qu’on aime. La beauté dont il est question ici n’est pas affaire de contenus, ni nécessairement de « belles histoires », de « belles formes » ou de « beaux sons », mais d’adéquation entre ce que l’on veut faire entendre et les formes pour le faire. Le style n’est pas affaire de technique, mais de vision, disait Proust : même dans le cas d’œuvres en partie collectives comme celles du théâtre, de la radio, du cinéma, cela reste vrai. La fiction radio a ses « stylistes », ceux qui veulent travailler « dans le son » comme on travaille « dans la phrase », et elle a ses « romanciers », centrés sur l’histoire à faire entendre. Tous confrontés aux mêmes questions de construction de sens, de rythme et d’imaginaire, ils leur apportent des réponses différentes qui illustrent la variété des espèces possibles au sein de la belle radio de fiction.
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Dans ce vaste domaine de la fiction radio, quels changements depuis dix ans : on est aujourd’hui un peu sur une autre planète, tellement cela bouge ! Aujourd’hui, la radio de fiction se fait podcast (moins que le documentaire certes…) et la « fiction radio » se noie dans la « fiction audio », dont les plateformes de diffusion (SoundCloud, iTunes, Deezer, Spotify…) et quelques studios de production (Sybel, Bababam…), sans être encore très productifs, investissent le territoire. Comme le dit très bien Blandine Masson, directrice du service des fictions à France Culture depuis 2005, dans sa contribution liminaire, « la concurrence aujourd’hui n’est plus sur les ondes : elle est sur le web ». Mais on verra aussi, en la lisant, pourquoi cela ne lui fait pas peur.
Plus étonnant quand on connaît l’histoire compliquée des relations entre théâtre et radio au long du XXe siècle – bien différentes de ses relations avec le cinéma –, bien relatée par Blandine Masson dans Mettre en ondes, son essai sur la fiction radiophonique publié chez Actes Sud au printemps 2020, la radio de fiction semble désormais réconciliée avec la scène. En tout cas elle s’invite désormais durablement au théâtre et ne craint plus de faire venir à elle des metteurs en scène. Lucien Attoun, grand prospecteur du théâtre vivant dans son émission longue durée Nouveau Répertoire dramatique (1969-2002), dédiée à la diffusion de pièces inédites, avait ouvert la voie avec La radio sur un plateau (2012-2013), proposant la retransmission de travaux de plateau (mises en voix, version radiophonique de pièces). Radiodrama, à l’initiative d’Alexandre Plank, qui vient lui aussi du monde du théâtre, propose à des metteurs en scène de « mettre en ondes des pièces qu’ils ont mises en scène ». Mais on (re)crée aussi sur scène des fictions radio ou audio, comme Avance rapide de Tanguy Viel (2007), Piletta ReMix (2016) du Collectif Wow !, Les chemins de désir de Claire Richard (2020). On voit aussi des réalisateurs radio collaborer à des mises en scène et être invités en résidence dans des CDN, comme en témoignent Alexandre Plank et Christophe Rault au cours de la table ronde sur les « Aspects économiques et culturels de la production de fiction radio aujourd’hui ». Bref, sur ce front-là aussi, les lignes bougent.
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Incontestablement, Internet a été un formidable révélateur du goût des auditeurs contemporains pour la fiction radio. Il a sans doute toujours existé, mais on ne le savait pas, ou plus assez depuis le tournant des années 2000 où France Culture, après avoir définitivement tourné la page des 11 heures hebdomadaires de programmes dramatiques proposées dans les années 1980 et touché le fond en 1998 avec 6h40 hebdomadaires, essayait depuis 2013 de se maintenir autour de 7 heures – ce qui est en soi énorme ! On ne le savait plus assez non plus à France Inter, longtemps bastion de la fiction populaire [1]. Et on ne le savait pas assez à Arte Radio, qui durant ses premières années, tout en s’adonnant aux formats courts ou ultra-courts – comme le rappelle ici Christophe Rault – et en produisant en 2006 et 2008 deux saisons d’un feuilleton remarqué, Le Bocal de Mariannick Bellot, préférait globalement la « parole vraie » des documentaires et des audioblogs, où s’entendent les anonymes et les enjeux de société [2]. Avant 2009, l’heure était partout à la désaffection du genre, à la morosité, malgré des indicateurs positifs comme le phénomène des festivals de l’écoute, la bonne santé des partenariats avec des théâtres ou des festivals, l’existence depuis 2002 (jusqu’à 2012) d’un festival exclusivement consacré aux fictions radios francophones, « Les Radiophonies », lancé par l’auteur et acteur de théâtre Yves Gerbaulet.
À France Culture, tout a changé en 2009, avec l’ouverture au podcasting : la direction a découvert, éberluée, que le public était bien au rendez-vous de la fiction mais qu’on ne le voyait pas. Divers changements s’en sont suivis, dont le plus important est sans doute la superproduction de podcasts natifs, décidée en 2017, amorcée en 2018. L’Appel des abysses, L’Incroyable expédition de Corentin Tréguier au Congo, Projet Orloff, Hasta Dente, DreamStation… le choix assumé est celui de la fiction grand public, et le résultat est là, avec en août 2020 plus de 3 921 500 téléchargements tous podcasts confondus [3]. Ce séisme de 2009 à France Culture a coïncidé, chez Arte Radio, avec un changement de regard sur la fiction, accompagné d’un discours assez offensif de Silvain Gire sur les pratiques de production du genre à Radio France [4], et aussi de quelques prix Italia et autres (Comme un pied de Mariannick Bellot en 2012, De guerre en fils de François Pérache en 2017, etc.). Les radios associatives s’y sont mises aussi (formats courts de préférence) comme Radio Grenouille (Marseille) ou Jet FM (Nantes) [5]. Bref, on s’animait à nouveau dans le domaine de la fiction radio ! Pour un peu on retrouverait, toutes proportions gardées et compte tenu de la complète transformation du champ médiatique, les fabuleux scores d’écoute des feuilletons quotidiens de la grande époque comme Signé Furax, de Pierre Dac et Francis Blanche (1951-1952, 1956-1960) ou Noële aux quatre vents de Dominique Saint-Alban (1965-1969), ou de séries comme Les Maîtres du mystère (1957-1965), ou même, deux décennies plus tard, La Dramatique de minuit (1984-1990) [6].
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Les 20 et 21 mai derniers, un colloque en ligne sur “Le désir de belle radio aujourd’hui / la fiction” (programme ici), organisé par l’EA 1573 de l’université Paris 8 (Éliane Beaufils) et le laboratoire Rirra 21 de l’université Paul-Valéry Montpellier 3 (Pierre-Marie Héron, Florence Vinas-Thérond) en partenariat avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA), a permis d’associer à des interventions d’universitaires et de l’Ina, l’approche de producteurs, réalisateurs, auteurs de fictions radiophoniques aujourd’hui en France, Belgique, Suisse et au-delà, pour évoquer les aspects aussi bien économiques et médiatiques qu’esthétiques de leur pratique du genre, et découvrir quelques univers d’auteurs. Le public des passionnés fut au rendez-vous, avec une cinquantaine de connexions en moyenne durant les deux jours. Un prochain volume aux Presses universitaires de Rennes en donnera les actes. Dans ce numéro, nous avons choisi de mettre en avant les tables rondes et les interventions des producteurs, réalisateurs et auteurs. Leurs parcours, approches et préoccupations actuelles sont suffisamment divers pour que le lecteur ait un aperçu intéressant de ce qui se vit aujourd’hui dans le domaine de la fiction radio. À tous, bonnes lectures ou écoutes.
Notes
[1] Avec des personnalités motrices comme Patrice Galbeau, l’homme des Tréteaux de la nuit et de La Dramatique de minuit, Jacques Santamaria, le grand promoteur du retour des longs feuilletons à épisodes comme Le Perroquet des Batignolles (Jacques Tardi et Michel Boujut, 1997), et Patrick Liégibel, l’homme des Nuits noires, programme réduit comme peau de chagrin et arrêté en 2015 avec le départ de son producteur. Depuis le départ de Patrick Liégibel, le « Monsieur Dramatiques » de France Inter pendant des décennies, formé à l’école de Patrice Galbeau à partir de 1980, deux émissions de flux seulement proposent de la fiction à France Inter : Affaires sensibles le vendredi (fictions policières), Autant en emporte l’histoire le dimanche soir (fictions historiques). Soit un total de 40 fictions par an… jusqu’en 2019, date à laquelle la direction a décidé de réduire la production de moitié, en contrepartie d’un investissement dans le podcast natif, avec de nouvelles signatures mais aussi des conditions de réalisation moins soignées (v. Caroline Constant, « La fiction se réduit comme peau de chagrin » [à France Inter], L’Humanité, 22 octobre 2019).
[2] V. Christophe Deleu « Arte Radio : dix ans d’intimité radiophonique », Syntone, 21 septembre 2012, en ligne ici.
[3] Source : Médiamétrie-eStat, données cumulées septembre 2019 – août 2020.
[4] « Nous souhaitons déringardiser le genre. Dans On connaît la chanson, d’Alain Resnais, le personnage d’André Dussollier est auteur pour la radio : tout le monde prétend que c’est chouette, mais personne n’écoute ce qu’il fait. C’est exactement le cas des fictions actuelles. Elles sont réalisées artificiellement, on y perçoit le son du studio !… Nous ne voulons pas d’œuvres patrimoniales ni d’adaptations littéraires. Il nous faut oublier le modèle du théâtre et s’inspirer de celui du cinéma, plus vivant et naturel » (propos cités par Laurence Le Saux dans « La radio raconte de nouveau des histoires », Télérama, 5 décembre 2009).
[5] Syntone proposait en mars 2015, dans son « Chantier fiction », un tour d’horizon rapide des radios associatives produisant ou diffusant de la fiction sonore (voir ici). Il serait intéressant de voir ce qu’il en est aujourd’hui.
[6] Aujourd’hui à France Culture, les cases « fiction » des émissions de flux se présentent ainsi (la fiction radio native n’en occupe qu’une petite partie) :
‒ Fictions / Le Feuilleton (depuis 2008), du lundi au vendredi de 20h30 à 20h55, « espace de création radiophonique, de grandes adaptations d’œuvres du patrimoine classique et contemporain pour mêler tous les métiers et les talents de la radio » : Millenium de Stieg Larson (troisième émission la plus téléchargée en 2012), Sans moi de Marie Desplechin, Jeu de société de David Lodge, Bonjour tristesse de Françoise Sagan, Le Chat du rabbin de Joann Sfar, L’Amérique m’inquiète de Jean-Paul Dubois…
‒ L’Atelier fiction (depuis 2011), vendredi de 23h à minuit, qui veut « donner à entendre les écritures d’aujourd’hui à travers des textes, le plus souvent inédits, d’écrivains issus de la littérature, de la poésie ou du théâtre », incluant depuis 2012 diverses collections comme La radio sur un plateau, Radiodrama (depuis 2013), Fictions Pop (2015-2018 ; traversées musicales contemporaines d’œuvres littéraires du patrimoine lues par des comédiens) ;
‒ Fictions / Samedi noir (depuis 2014), samedi de 21h à 22h, « rendez-vous destiné au grand public » : on y raconte des histoires à suspense, de toutes époques et de formes variées, « dramatiques radiophoniques, lectures, scénarios, adaptations, pages arrachées » ;
‒ Fictions / Théâtre et Cie, dimanche de 21h à 23h, qui veut « redonner toute leur place aux grandes œuvres du patrimoine, d’Eschyle à Koltès en passant par Shakespeare », en proposant « des cycles consacrés à des auteurs et en associant des metteurs en scènes et des dramaturges ».
Auteur
Pierre-Marie Héron, ancien membre de l’Institut universitaire de France, est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Il y mène depuis de nombreuses années des recherches sur les écrivains et la radio en France (XXe et XXIe siècles), au sein du Rirra21. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (PUR, 2017) ; Poésie sur les ondes (PUR, 2018) ; L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) (Komodo 21, 2018) ; Atelier de création radiophonique (1969-2001) : la part des écrivains (Komodo 21, 2019) ; Nuits magnétiques (1978-1999) : la part des écrivains (Komodo 21, 2021) ; Michel Butor et la radio (Komodo 21, 2021).