Franck Venaille fut l’un des auteurs et producteurs phares des Nuits magnétiques entre 1978 et 1993. Il en fut aussi l’une des voix emblématiques. S’appuyant sur l’ensemble des émissions qu’il produisit pour ce programme radiophonique, cet article met en évidence l’originalité et la cohérence de son apport aux Nuits magnétiques. L’examen du corpus révèle deux phases distinctes : la première, jusqu’en 1981, où Franck Venaille, partant de l’expérience du direct radiophonique, questionne les frontières entre réel et fiction ; la seconde, à partir de 1984, où, recourant davantage au montage, il développe et tresse ensemble des thèmes, des lieux et des figures que l’on retrouve également au premier plan de son œuvre littéraire. Au terme de ce parcours d’écoute se dégage avec évidence l’idée que l’écriture radiophonique de Venaille s’inscrit, comme celle pour le livre, dans une même quête de connaissance de soi, de tension vers une vérité intime, mais aussi de guérison morale et physique. La radio forge en outre chez lui une sensibilité aux voix, aux moirures des timbres et des parler, laquelle, jointe à sa passion de l’opéra et du cinéma, l’amène peu à peu à concevoir ses émissions comme des polyphonies dramatiques dont il serait l’un des principaux personnages. Franck Venaille was one of the leading authors and producers of the Nuits magnétiques between 1978 and 1993. He was also one of its emblematic voices. Drawing on all the programmes he produced for this radio programme, this article highlights the originality and coherence of his contribution to Nuits magnétiques. An examination of the corpus reveals two distinct phases: the first, up to 1981, when Franck Venaille, starting from the experience of live radio, questioned the boundaries between reality and fiction; the second, from 1984 onwards, when, making greater use of editing, he developed and braided together themes, places and figures that are also to be found at the forefront of his literary work. At the end of this listening journey, the idea emerges clearly that Venaille’s radio writing, like that of the book, is part of the same quest for self-knowledge, for tension towards an intimate truth, but also for moral and physical healing. Radio also forged in him a sensitivity to voices, to the moiré sounds and speech, which, combined with his passion for opera and cinema, gradually led him to conceive his broadcasts as dramatic polyphonies in which he would be one of the main characters.
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Texte intégral
Si j’ai choisi ce titre, c’est pour au moins trois raisons. Je voudrais d’abord rendre hommage à ce poète qui depuis l’été 2018 est entré dans une autre nuit, plus mystérieuse et plus impénétrable que celle de la radio nocturne ; rendre hommage en particulier à cette voix inoubliable, qui aura marqué de son timbre profond et doux, pendant près de vingt ans, l’univers des Nuits magnétiques. Elle fut pour beaucoup une sorte de port d’attache sentimental, une voix que l’on guettait au transistor, une voix familière, rassurante, en même temps que tout emprunte de mystère – « une voix qui ne quitte jamais son secret », a pu dire Colette Fellous [1]. Venaille magnétique donc, pour la force d’attraction exceptionnelle de cette voix des ondes nocturnes. « Venaille magnétique » aussi en ce qu’il fit partie des fidèles entre les fidèles parmi les nombreux producteurs des Nuits magnétiques et que, avec Bruno Sourcis, il fut même à l’origine du titre retenu pour ce nouveau programme de 1978, ayant produit deux ans avant, au sein d’Avignon 76 continué en 1977 par Avignon ultra-son, une séquence intitulée « Magnetic ». Il y a dans cet adjectif la volonté de mettre en avant à la fois un effet de réception (la puissance d’attraction de l’écoute) et un support technique spécifique valant moyen d’expression à part entière, comme le revendiquaient alors la plupart des professionnels de la radio intéressés à développer un art radiophonique autonome. Enfin, dans cette expression « Venaille magnétique », j’invite à entendre ce nom lui-même de « Venaille » : un nom qui n’allait pas de soi pour l’écrivain et dont l’émergence progressive au sein de l’œuvre littéraire ne fut sans doute pas étrangère à son affirmation régulière – et publique – au micro. Si Veinstein disait (en une forme de reproche ?) que Venaille « faisait un petit peu des émissions autour de lui [2] » (un petit peu trop, semblons-nous entendre…), gageons ici que l’aventure des Nuits magnétiques fut d’abord et avant tout pour cet auteur celle d’une quête intérieure, liée indissociablement à celle de l’écriture.
Le cas de Venaille est particulièrement intéressant pour réfléchir aux rapports entre radiophonie et littérature. Nous avons là (une fois de plus) le cas d’un écrivain qui se trouve avoir énormément écrit pour la radio – puisque toutes ses interventions orales dans les séquences dont il fut le producteur, consistent en des lectures de textes (les siens comme ceux des autres) – sans que jamais pourtant dans les études critiques n’ait été envisagée comme apparentée à l’œuvre littéraire cette immense et très cohérente production radiophonique. Avec Venaille pourtant, on constate très vite que la radio n’est pas un dehors de la littérature : radio et littérature – et ce même hors des émissions de pure fiction – apparaissent comme des domaines contigus, ou adjacents. Pour Venaille, je retiens l’image de la « contre-allée », où il se plaît tant, dit-il, à cheminer [3]. La radio ne serait-elle pas l’une de ces « contre-allées » de la création littéraire ?
Le titre de ce numéro nous invite à réfléchir à « la part des écrivains » au sein des programmes de la radio d’art et d’essai ; mais l’envers de cette question n’est-elle pas de se demander ce que la radio a pu apporter aux écrivains-producteurs ? Or cette question se pose tout particulièrement pour quelqu’un qui, comme Venaille, a travaillé de si nombreuses années pour une même émission : son travail pour France Culture ne peut être réduit à un pur et simple gagne-pain ; on ne peut non plus y voir seulement le terrain génétique et matriciel de l’œuvre littéraire, laquelle seule compterait dans notre perception finale de l’auteur. La richesse des émissions produites par Venaille, et leurs liens évidents avec les livres publiés, troublent nos habitudes et ornières de « littéraires » : au fond, la question qui se profile à l’horizon de cette étude est celle de comprendre ce que représentèrent la radio et l’écriture radiophonique pour un écrivain comme lui. Ma démarche sera donc la suivante : je commencerai par réfléchir à ce qu’a apporté de spécifique l’écrivain Franck Venaille aux Nuits magnétiques, avant de me pencher sur la poétique de la bande (magnétique) qu’il développa au fil des années. Je terminerai enfin mon propos par un essai de synthèse pour comprendre la place profonde qu’occupa la radio dans son travail d’écrivain.
1. Franck Venaille à Nuits magnétiques
Comme chacun des écrivains-producteurs des Nuits magnétiques, Franck Venaille à la fois participe d’une aventure collective et marque le programme de sa propre personnalité. Qui est-il lorsqu’il commence à travailler en 1976 comme producteur à France Culture ?
1.1. Point de départ
Âgé de tout juste 40 ans, il s’est fait une place dans le milieu littéraire, notamment depuis la publication de Caballero hôtel en 1974 chez Minuit, un livre – « ni roman ni poème », dit-il – qui est « peut-être l’une des possibilités […] de faire une littérature qui ne doive absolument rien à la littérature, quelle qu’elle soit [4] ». On se doute qu’une telle déclaration ait pu plaire à Alain Veinstein qui recherchait alors, pour constituer son équipe de producteurs, des écrivains capables « d’oublier qu’ils étaient écrivains » pour « faire quelque chose qui […] éloigne de la littérature », ainsi qu’il l’explique à Christophe Deleu dans l’émission que ce dernier consacre à Nuits magnétiques en 2013 : « on oublie la page blanche », disait-il encore, « on pense radio, avec les possibilités qu’offre la radio de raconter des histoires [5] ». Venaille, qu’il recrute dès 1976 pour une séquence de Avignon ultra-son, apparaît bien comme l’homme de la situation.
Franck Venaille est aussi à cette époque un homme de réseau, notamment par la revue qu’il dirige de 1968 à 1974, Chorus, où se croisent écrivains, peintres et plasticiens soucieux de redonner une place au « concret », à la « réalité » telle qu’elle s’expérimente dans la rue, la ville, l’environnement le plus quotidien (en réaction à des revues comme Change et Tel Quel). Malgré la fin de Chorus, et la rupture franche avec certains de ses membres, Venaille arrive donc à la radio avec toute une équipe, puisque pour ses émissions il fait appel à certains des écrivains et des artistes qui ont participé à la revue (comme Claude Delmas, Christian Boltanski, Jean-Pierre Le Boul’ch, et surtout Jacques Monory, qu’il invite tout au long de sa carrière d’homme de radio) ; il reprend aussi pour la radio de nombreux thèmes de prédilection : le pop art et la figuration narrative, les films noirs et les polars américains, la ville et ses lieux interlopes, etc. Après Chorus, Venaille fréquente assidûment l’atelier de Raquel où ont lieu les fameuses soirées d’Orange Export Ltd. autour du poète Emmanuel Hocquard. C’est là qu’il côtoie ceux qui vont lui ouvrir les portes de la radio – Claude Royet-Journoud, Jean Daive, Alain Veinstein notamment ; c’est là aussi que se noue et s’alimente un nouveau rapport à l’écriture, plus réflexif, plus critique. En 1978, il fonde une nouvelle revue, Monsieur Bloom, à laquelle s’agrègent aussi bien les amis d’Orange Export Ltd. que plusieurs écrivains-producteurs de la radio, notamment ceux de Nuits magnétiques (on y retrouve ainsi, entre autres, Emmanuel Hocquard, Alain Veinstein, Mathieu Bénézet, Hubert Lucot, Olivier Kaeppelin, Jean-Pierre Milovanoff…). Définie par Venaille comme un « laboratoire du langage » ou encore un « lieu clos de création où des œuvres et des écrivains interrogent les formes du réel » [6], Monsieur Bloom apparaît dans une continuité parfaite avec cet autre laboratoire que représente le programme Nuits magnétiques. En témoignent par exemple ces « avis de recherche » et « rapports de police » à la fois publiés dans le premier numéro de la revue (juin 1978) et lus au micro tout au long de la semaine du 29 mai au 2 juin 1978, dans la séquence « Nuit, night, notte, nacht ». Jusqu’en 1981, année du dernier numéro de Monsieur Bloom, radio et revue se font ainsi écho, semblent se prolonger l’une l’autre. On remarque que 1981 constitue aussi un temps d’arrêt dans la production radiophonique de Venaille : il ne reprend en effet les séquences produites à Nuits magnétiques qu’en mars 1984, soit trois ans après, avec des thèmes d’inspiration globalement différents, mais toujours aussi personnels et en écho à ses préoccupations littéraires du moment : notamment l’opéra, le sport et les souvenirs d’enfance, le rapport des écrivains aux villes.
1.2. Bref panorama des Nuits Venaille
On peut repérer deux époques bien distinctes dans les productions de Venaille pour les Nuits magnétiques. La première, de 1978 à 1981, se caractérise par deux types d’émissions, d’ailleurs souvent entremêlés : les uns qui travaillent la matière du réel et interrogent son rapport au langage, avec des récits de vie quotidienne, des descriptions en direct de lieux urbains, des lectures de documents (avis de recherche, bottin, faits divers…) ; les autres qui, par une mise en abyme du moment d’enregistrement et de diffusion du programme, s’intéressent à la nuit pour elle-même, nuit réelle autant que fantasmée (il interroge ainsi des artistes noctambules, lit des romans noirs…).
Ce travail sur les rapports entre réalité/langage/fiction n’est pas propre à Venaille, quoiqu’il ait été déjà au cœur de ses deux revues : c’est là une préoccupation majeure de l’époque, commune aux milieux littéraires, artistiques, philosophiques, linguistiques – et que l’on retrouve d’ailleurs au cœur du projet même des Nuits magnétiques ; rappelons aussi qu’au même moment – est-ce une coïncidence ? – Perec prépare pour l’ACR sa fameuse Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 (diff. le 25 février 1979), qui n’est pas sans faire écho aux « interventions » de Venaille, la semaine du 6 au 10 novembre 1978, intitulées « Franck Venaille en direct dans Paris ». Voici une transcription d’extraits des première et deuxième « interventions » [7] :
Quelqu’un marche. Vous entendez ? Ses pas, sur le bitume. Quelqu’un marche. C’est moi. Je pourrais être un tueur perdu dans la ville. Je pourrais être une sorte de justicier. Il est 22h40. Tout est calme, devant le 4 avenue Émile Zola. Alors, c’est cela, je marche, je regarde, j’écoute, je suis votre oreille, 10 fois dans la semaine. Tout à l’heure, j’étais à l’intérieur de la voiture, avec beaucoup de problèmes techniques. J’imaginais les studios, de l’autre côté de la Seine, les longs couloirs vides, le vide, comme ici. Je vous demande d’imaginer. Je vous demande de croire que la réalité existe. […]
Maintenant, de l’autre côté de l’eau, là-bas, ce sont des voitures. Un, deux, trois, quatre. Les phares se reflètent dans l’eau et moi, hop, je lance des cailloux. Cette fois-ci je suis au bord de la Seine. Vous me voyez ? […] 23h21. J’espère que vous entendez le bourdonnement des voitures. Phares jaunes, petite lumière arrière rouge. Devant moi, l’île. Au bout, la Statue de la Liberté, modèle réduit. C’est là, devant moi, à quelques mètres, tout cela noyé dans le béton. Ici, autour de moi, cailloux, feuilles pourries, bouteilles vides c’est assez dégueulasse, de la terre de la boue, en pleine ville. Je vous parle en plein cœur de la ville – le cœur, quel mot ! […] Je pourrais vous dire que je traque l’événement, mais l’événement c’est cela : un homme dans la ville, des hommes des femmes qui écoutent. Il ne se passe rien. Je voulais vous faire entendre le bourdonnement de la ville, vous y êtes ? Et puis écouter le bruit que fait un caillou dans l’eau. C’est tout. […]
Le temps « réel » de la communication radiophonique n’est en fait qu’une porte ouverte sur l’imaginaire, ce que renforce bien sûr le fait que l’auditeur ne voit pas celui qui lui parle. Ce que Franck Venaille a à cœur de montrer, ici comme dans toutes les émissions de cette période, c’est la manière dont réel et fiction s’entremêlent : à la fois comment des documents, des éléments issus du réel, viennent frapper l’imagination pour créer des récits, des fictions, faire naître des personnages, et inversement comment le réel est traversé par un imaginaire, perçu au travers de représentations culturelles. Nombreux sont ses interlocuteurs qui viennent alimenter cette réflexion. Je pense en particulier à cet entretien avec le jeune Christian Boltanski parlant de ses photographies et déclarant par exemple : « […] quand on prend une photo, on recopie ces images apprises dès l’enfance, c’est-à-dire qu’on fait pas la photo de la plage qui est devant soi, mais la photo d’une plage apprise [8] ».
Pour l’auditeur, se dégage de cet ensemble d’émissions de la première période une double leçon, contradictoire : 1. le réel existe et demande à être perçu plus attentivement (dimension de l’infra-ordinaire) 2. le réel n’existe pas (puisque rien n’échappe aux représentations et aux projections imaginaires).
La seconde période va de 1984 à 1993, avec des productions de Venaille beaucoup plus espacées dans le temps, qui entrelacent cette fois un matériau fictionnel et quasi mythologique (celui des opéras notamment, mais aussi les villes présentées comme des lieux mentaux et culturels) à des méditations personnelles, voire des fragments autobiographiques : à partir de ce moment, Venaille-producteur s’affirme davantage comme auteur, se montrant hanté lui-même par un certain nombre d’écrivains (Jouve, Saba, Maeterlinck…), de lieux (les Flandres, Paris), d’histoires et de personnages (le prince Golaud de Pelléas et Mélisande, Don Juan le libertin, Wozzeck le soldat…) – obsessions revenant d’émissions en émissions… ainsi que de livre en livre. Ce qu’il cherche à cette époque à transmettre aux auditeurs ce n’est plus seulement, comme au début de Nuits magnétiques, une réflexion sur le réel ou une matière à des rêves éveillés, mais, au fond, un accès direct – en actes, par des effets de miroir entre lui-même, Venaille, et les artistes et écrivains qu’il évoque – un accès aux mécanismes mentaux, émotionnels, aux chemins intérieurs conduisant à la création artistique (d’où l’exploration des rapports d’un écrivain à une ville ; d’un écrivain à un autre écrivain ; la résonance des lieux avec les souvenirs d’enfance ; des lectures symboliques du réel, etc…). Je dirais que durant cette seconde période, Venaille apparaît sous les traits d’un poète-producteur très éluardien, inspiré… et inspirant.
En guise de synthèse de cette première partie, je voudrais revenir sur la déclaration d’Alain Veinstein disant que Venaille « faisait un peu des émissions autour de lui ». Qu’est-ce à dire ? J’ai envie de rapprocher la démarche de Venaille de celle de Baudelaire dans « Les fenêtres », Baudelaire pour qui la rencontre plus ou moins fantasmée avec autrui (depuis une fenêtre fermée !) n’a au fond d’autre utilité qu’un approfondissement de la conscience et de la connaissance intime de soi-même : « Peut-être me direz-vous : “Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ?” Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? », écrit Baudelaire. Il me semble que plus les années passent, plus c’est ce type de rapport tout subjectif à la réalité qui s’exprime dans les émissions produites par Venaille (bien loin de l’objectivisme américain alors en vogue en France et auquel il a pu parfois faire référence). Si l’on considère par exemple les personnes qu’il interroge, on se rend compte que contrairement à d’autres producteurs de Nuits magnétiques, il n’interroge pas des inconnus, il ne va pas au hasard des rencontres, mais il interroge de préférence des amis, en particulier des écrivains et des artistes de son entourage. Ou alors, pour les reportages sur des lieux (villes, quartiers, stades…), il va chercher des témoins-clefs, des mémoires locales beaucoup plus que des habitants lambda. Typique aussi est son entretien avec le cycliste Raymond Impanis, idole de sa jeunesse, qu’il entremêle à des récits de souvenirs d’enfance, des méditations sur les âges de la vie et à des archives radiophoniques. Dans cet extrait, qui précède la diffusion d’extraits de l’entretien à proprement parler, Venaille fait de cette rencontre une scène de son roman personnel, placée sous le signe d’une discrète désillusion :
Dites, Raymond Impanis, dites, comment c’était autrefois, la vie, la course, dites. Je vous ai vu arriver dans votre costume bleu, nous avions rendez-vous dans un hôtel de Bruxelles. C’était cela : un rendez-vous si longtemps après. Dites, j’ai attendu ces trente années-là pour vous voir, pour vous rencontrer. Je voulais être certain que les blessures soient « cicatrisées », c’est ce que l’on dit. Je ne voulais pas que l’enfant souffre encore, dites, Raymond Impanis, peut-être l’avez-vous senti. Un matin donc, dans le hall d’un hôtel, il le vit arriver. Il savait qu’il était là, mais de plus il le vit arriver. Il vint. Oh oui, mais si, dit-il. Et il lui dit merci. Ils parlèrent. Il y eut même des quiproquos dans la conversation. Par exemple : Je vous demande ce que cela vous faisait de porter le maillot noir rayé de jaune et de rouge. Et vous me répondez sur un tout autre sujet. Il portait un costume bleu. Ils ne se revirent plus jamais [9].
La séquence se termine par un magnifique « credo » des enfants, car ce qui compte pour Venaille, on le comprend ici, ce n’est pas tant la désacralisation que la préservation, teintée de nostalgie, du monde de l’enfance, avec ses idoles, ses mythes, ses croyances, comme autant de réserves d’énergie :
Les enfants disaient : « Et de qui parlez-vous, tous ? Nous les enfants, nous sommes au commencement de tout. C’est nous qui avons tout commencé, et nous croyons en tout. Oui, nous y croyons. Nous croyons au langage des fleurs et aux pierres porte-bonheur, nous croyons aux plumes de paon et nous croyons aussi aux étoiles. Nous croyons aux feuilles de thé, au cheval blanc et à la fille aux cheveux roux. Nous croyons à la lune, au rouge dans le ciel. Nous croyons aux aboiements d’un chien, en tout ce qui est mortel et immortel. Nous croyons même aux araignées, aux poissons-rouges et aux coucous. Nous croyons à tout ça, nous les nains, les enfants, tout et tout et tous et chacun on est pareils. Nous sommes, le monde entier est comme nous les enfants, le monde entier croit à tout, et nous aussi nous y croyons, et le monde entier croit en nous et en vous. » Tout le monde dans l’hôtel se taisait. Je regardais Raymond Impanis, et c’était tout.
On pourrait croire à première vue, avec tous ces artistes et célébrités interrogés, que Venaille détone par rapport au projet de Nuits magnétiques relatif à la « culture » savante ; Alain Veinstein n’affirme-t-il pas : « Ce que nous voulions, c’était faire entendre la parole des gens qui n’ont pas une position dans le monde de la culture, mais qui ont des choses à dire sur les sujets qui nous concernent tous [10] » ? Pourtant, Venaille à sa manière respecte ce projet de décentrement culturel et ce, au moins de deux manières : 1. les artistes interrogés sont au mieux nommés (parfois ils ne le sont même pas, simples voix rendues à leur anonymat), en tout cas jamais précédés d’un curriculum vitae imposant ; et surtout Venaille les fait parler autrement que dans la plupart des entretiens traditionnels de la station : il s’agit de les faire parler de leur vie et de leurs habitudes quotidiennes, de leurs sentiments et de leurs expériences affectives plutôt que leurs œuvres. Venaille ouvre le micro à la parole intime, à la confidence, dévoile les mondes intérieurs et mentaux des artistes – ce qui correspond aussi, on le sait, à une certaine tradition de la création radiophonique. 2. Venaille déhiérarchise culture savante (ou cultivée) et culture populaire, avec l’idée surtout que, dans l’esprit de l’artiste – et dans le sien au premier chef ! – tout se mêle (mais c’était déjà la leçon d’Apollinaire !) : en cela ses émissions forment un essai de représentation d’une « culture au pluriel », pour reprendre la notion contemporaine de Michel de Certeau, où littérature, cinéma, musique nourrissent et forment autant l’esprit que les cultures du stade, de la rue, des bars, etc.
C’est une lecture interprétée, c’est-à-dire que ce n’est pas le texte intégral de la nouvelle, c’est un texte que j’ai travaillé, que j’ai condensé, que j’ai repris et dans lequel je me glisse aussi en tant qu’homme de radio [11]
Typique de sa démarche est encore ce portrait subjectif de Baudelaire du 20 mars 1979, présenté ainsi la veille de la diffusion :
« Baudelaire à une voix », c’est-à-dire Baudelaire avec ma voix, et Baudelaire aussi ce qui apparaît dans son œuvre, dans sa vie, les sortes de moments forts qui se dégagent de son existence, tout au moins ceux que moi-même j’ai remarqués, qui m’intéressent. Baudelaire à une voix, c’est quelqu’un, moi en l’occurrence, qui parle d’un poète qu’il aime, sans artifice, c’est-à-dire en direct, sans le recours au mixage, tentative et tentation d’essayer de faire jouer une voix, nue, neutre, enfin nue, face à un texte, qui existe comme ça, que l’on connaît, que l’on connaît parfois mal, et d’essayer de lui redonner vie à travers justement des éléments aussi de biographie de la personne qui parle. En fait, ce Baudelaire-là, c’est surtout Baudelaire face à sa mère, c’est l’œuvre de Baudelaire éclairée, ou dans le noir justement, par rapport à la mère. Et peut-être que c’était ce qui m’intéressait moi de parler, de parler de la mère de Baudelaire, et peut-être à partir d’elle de toutes les mères.
La position de Venaille dans les séries qu’il produit n’est donc pas celle d’un « simple » producteur, mais bien celle d’un auteur, affirmant son « je » d’écrivain (ainsi que son nom de famille), lisant ses propres textes et travaillant à une mise en scène autobiographique de soi. Ce matériau autobiographique sert de fil rouge aux émissions ; et cela, même d’une séquence à l’autre : l’auditeur fidèle et attentif aura ainsi l’impression de connaître Venaille – du moins son propre personnage – au fil des Nuits et des années.
Cette unité autobiographique – ou pseudo-autobiographique – perceptible dans son travail radiophonique fait bien sûr écho à celle de l’œuvre imprimée. Mais que pouvons-nous dire de son écriture pour la bande magnétique ? Quelle poétique se dégage de ces quinze ans d’émissions pour Nuits magnétiques ?
2. Écrire avec la voix
Bizarrement (et malheureusement pour nous…), Venaille a peu parlé de son travail d’écriture pour la radio. Et souvent, il a plutôt mis en avant les convergences, voire les similitudes entre son travail de poète et son travail d’homme de radio. Mais s’il y a bien une chose qu’il découvre, dont il prend conscience avec force grâce à l’expérience de la radio, c’est le pouvoir expressif des voix, et en particulier de sa propre voix. Dans le dernier numéro de Monsieur Bloom en 1981, voici ce qu’il dit de l’écriture radiophonique :
L’écriture radiophonique, c’est la bande-son, la bande magnétique. C’est là que tout se passe. […] L’écriture de la radio, le corps et le lieu de la voix, c’est la bande magnétique, il n’y a pas à sortir de là. […] Je me suis aperçu que c’était en fait ma voix elle-même qui dans ce lieu était ma propre écriture [12].
Et dans la première émission de « Nuits confidentes », du 27 août 1979, on tombe sur un petit joyau de poème sonore dans lequel Venaille énumère différentes expressions et définitions autour du mot « voix », en un murmure lancinant, allant crescendo, sur une musique au piano :
… de vive voix, à demi-voix, en baissant la voix, à voix presque basse ; sons articulés qu’entendent les visionnaires, faculté de chanter ; une belle voix, une voix juste ; Jeanne d’Arc entendait des voix, la voix du clairon, les chiens donnèrent de la voix ; son, bruit, qui résulte des vibrations de l’air ou de certains corps sonores, voix, V, O, I, X, voix, mouvement intérieur qui nous porte à faire quelque chose, ou qui nous en détourne, la voix du sang, de la nature, etc., voix, aiguë, grave, nasale ; épithètes courantes : forte, faible, bonne, belle, haute, douce, claire, nette, criarde, tonitruante, aigre, suave, désagréable, musicale, harmonieuse, cassée, usée, éteinte, rude, gâtée, tue, discordante, enrouée, rauque ; voix, V, O, U, A ; famille de mots : voyelle, vocalise, convocation, évoquer, équivoque, vocalise, évocatoire ; la déesse aux cent voix ; de vive voix… [le texte se répète et s’efface progressivement, tandis que monte la voix de Tom Waits chantant « Muriel »]
Ce moment radiophonique est d’autant plus intéressant qu’il est le parfait pendant du passage consacré aux définitions du mot « mémoire » dans le texte qui paraît au même moment dans Haine de la poésie [13]. Pour Venaille, la voix serait donc à l’écriture pour la bande magnétique ce qu’est la mémoire à l’écriture pour le livre.
Et en effet, la voix, concrète, avec toutes ses caractéristiques sonores – naturelles ou travaillées (timbre, accent, débit…) – est un puissant tremplin pour l’imaginaire. Venaille en joue souvent, comme d’un masque, pour s’inventer un personnage aux oreilles de l’auditeur : masque de l’assassin, du criminel souvent, passant nocturne un peu effrayant. Pas besoin du masque-pseudonyme de Lou Bernardo ici, la voix suffit, comme dans cet extrait de la séquence des Nuits intitulée « Approche de la réalité [14] » :
On se sent drôle sans arme. Je l’ai laissée dans un tiroir de ma chambre. L’hôtel n’est pas loin d’ici, il me suffit de traverser la Tamise. En attendant, je vous dis Bonsoir. Cet après-midi, je marchai dans Hyde Park, j’y ramassai les premières feuilles. Je vous les offre. Une feuille, une cartouche, une feuille, une cartouche. C’est du neuf millimètres. Elle rentre aussi facilement que les autres et à la sortie, tenez, sous l’omoplate, le trou est… large, comme une feuille. Non, vous ne craignez rien, d’ailleurs je suis désarmé. Je vous parle. Je n’ai que ma voix, et puis c’est pour de rire, comme l’on disait.
À côté de ces masques vocaux, il y a aussi la diction si particulière qu’adopte Venaille dès les premières émissions. Lente, grave, plutôt monodique, elle se caractérise par un débit presque télégrammatique, avec des pauses non syntaxiques, étrangères à la grammaire de la langue. D’où immédiatement pour l’auditeur l’impression d’avoir affaire à une diction de nature poétique. L’effet est étrange et ambigu : à la fois se dégage une certaine froideur, le ton choisi correspondant à l’idée qu’on se ferait d’un certain objectivisme ; et en même temps se maintient un effet de lyrisme assumé, lequel prend d’ailleurs de plus en plus d’ampleur au fil des années. Et puis il y a cette voix dramatique, tragique, incarnation même du destin dans certaines émissions, comme dans la très belle séquence intitulée « Le roman de Pelléas et Mélisande » en janvier 1992, où Venaille martèle régulièrement, détachant chaque mot : « Un / crime / se / prépare » :
Une dernière fois, l’ampoule rouge vient de s’allumer et je suis seul dans ce studio nocturne, avec des personnages – mes personnages – qui peu à peu, je l’espère, deviennent les vôtres. Saisissez-vous de votre transistor, approchez-le de votre oreille. Voici l’instant des confidences ultimes. Il s’agit d’un crime, il s’agit d’un corps jeune et beau qui va tomber, tomber, tomber, emportant dans sa chute rêves de jeunesse, parfums du monde, sentiments de révolte et d’acceptation aussi. Un homme va en tuer un autre à cause d’une femme. […] [15]
Plusieurs modèles non littéraires influencent l’écriture de Venaille : dès 1975 dans l’entretien avec Jean Daive, il dit avoir emprunté au cinéma une certaine pratique du montage, avec plans et séquences, pour son livre Caballero hôtel ; or ce modèle cinématographique vaut aussi pour l’écriture radiophonique. Voici ce qu’il déclare par exemple dans l’émission commémorant les dix ans de Nuits magnétiques en 1988 :
L’expérience, c’est que j’ai découvert que la bande magnétique c’était exactement comme de la pellicule, que je faisais de la radio non pas parce que je ne pouvais pas faire de cinéma, mais parce que ça le remplaçait parfaitement bien [16].
Les hommes de radio d’alors auront peut-être bondi devant une assimilation aussi simple entre radio et cinéma, assimilation courante dans les années 1920-1930, mais devenue quasi tabou à partir des années 1950, à une époque où les moyens techniques de l’enregistrement sonore rendent davantage possible le projet d’un art radiophonique vraiment autonome. Pourtant, la suite de son propos vient nuancer un peu cette référence au cinéma :
J’ai jamais souffert de ne pas avoir de caméra, je me suis jamais senti lésé de ne pas avoir d’image, je me moque royalement des images ; dans ce que j’écris y a rarement d’histoire, pas d’intrigue, pas de psychologie, quelques personnages qui passent comme ça, et c’est plutôt un sentiment un peu d’angoisse qui perdure comme ça tout le long des livres, et à la radio j’essaie de faire la même chose, c’est-à-dire d’axer plutôt sur des témoignages, des confidences de gens en qui j’ai confiance…
Au fond, Venaille ne cherche pas à élaborer des « films radiophoniques » comme on peut en trouver dans d’autres types de programmes (à l’ACR notamment), cette « radio un peu trop sophistiquée [17] » qui ne l’intéresse pas, comme il le dit : ce qu’il recherche, c’est d’abord la transmission d’un « sentiment », par des moyens échappant en partie au langage verbal. L’histoire, le décor, les personnages éventuellement convoqués (évoqués) ne sont que des prétextes au surgissement du sentiment, d’une certaine atmosphère émotionnelle. Un exemple : lorsqu’il lit (et récrit) les nouvelles de Mary Flannery O’Connor, il présente ainsi son ambition :
J’ai l’impression qu’il faut qu’il y ait une voix qui se dénude et qui attrape comme ça des milliers de personnes qui sont chez elles, et essayer de les sortir un peu de leur état présent, et leur amener autre chose. Alors, cette autre chose, ce soir et toute la semaine, c’est le Sud, et j’aimerais beaucoup – enfin cela c’est un pari un peu insensé mais – j’aimerais beaucoup que pendant toute la semaine les gens ressentent vraiment la chaleur, le soleil, la poussière du Sud, la violence interne ou parfois la violence dans la rue [18]…
Ce concept de « voix nue », ici « dénudée », est bien sûr central dans la poétique que développe Venaille dans Nuits magnétiques. Il comporte l’idée de dépouillement, de simplicité, mais aussi de don de soi (à moins qu’il ne s’agisse d’une captation ? – Venaille ne parle-t-il pas d’« attraper » les auditeurs ?), presque d’un certain érotisme – d’un « magnétisme » à tout le moins. Comme le dit Viviane Forrester au cours d’un entretien avec Venaille : « La voix charrie des choses que la langue ne charrie pas [19]. » C’est cette puissance émotionnelle hors langage articulé qui fascine tant Venaille – ce qu’il trouve également dans le sport (les cris des supporters) ou le langage animal.
L’autre modèle artistique pour ses émissions de radio, qui s’affirme au fil des années et tend à supplanter le modèle cinématographique, c’est celui de l’opéra ; là encore, c’est une forme qu’il expérimente aussi hors radio, pour la scène comme pour le livre (Opéra buffa paraît en 1989, de même que K.L.A.S.E.N, opéra en 3 actes et 15 scènes). Cette forme opératique s’entend non seulement dans les émissions qu’il consacre à ses opéras fétiches (Wozzeck, Don Giovanni, Pelléas et Mélisande), mais également dans des émissions de cette époque portant sur de tout autres sujets (comme la très lyrique et très belle séquence intitulée « Souvenirs d’en Flandres », diffusée du 8 au 11 septembre 1987) : avec toujours cette technique de faire alterner des textes lus et écrits par lui-même, pour l’émission, et les voix vives de ses interlocuteurs, le tout entrecoupé ou accompagné de musique. L’impression sonore créée est celle d’un équivalent à la radio de l’alternance récitatifs/arias à l’opéra.
3. Place de la radio dans le travail du poète
Au-delà de cette poétique de la bande magnétique, il est clair que le travail radiophonique de Venaille occupa une place déterminante dans sa vie et son parcours d’écrivain. J’ouvrirai seulement ici quelques pistes, que je tâcherai de développer dans des travaux ultérieurs.
Tout d’abord, on l’aura compris, écriture pour la bande magnétique et écriture pour le livre ont marché de conserve : il est clair que les émissions de radio, avec leurs lots de voyages, de rencontres, de paroles échangées, de textes lus et récrits, ont directement nourri l’écriture des livres. Je renvoie à la liste des émissions donnée en annexe, en particulier à la quatrième colonne mentionnant ce que j’ai appelé les livres-échos.
La dernière émission dont il fut le producteur pour les Nuits magnétiques date de 1993 (diffusée en janvier 1994). Après cela il écrivit encore de temps à autre pour la bande magnétique, notamment la série Lettres d’Engadine (feuilleton de 10 épisodes mis en ondes par Marguerite Gateau en 2000). Il y aurait beaucoup à dire de cette belle œuvre, mais je réserve cela pour une autre étude. Toujours est-il que les émissions dont il n’est « que » l’auteur n’ont pas le même statut que celles dont il assume la production. Après 1993 donc, Venaille semble se retirer totalement dans l’écriture livresque, et revenir aussi de manière plus assumée au genre poétique, notamment avec La Descente de l’Escaut en 1995 (une idée soufflée par la descente du Mississippi de J. Roubaud, contée à Venaille dans un entretien de 1979 [20] ?). Mon hypothèse est que c’est le passage par la radio, et l’expérience de l’écriture pour la voix, qui auront permis ce retour plus apaisé à la forme poétique. Venaille ne cesse de rappeler, dans divers entretiens, que sa « haine de la poésie » ne fut qu’une autre forme de la haine de soi. Par exemple dans cet entretien de 1988 avec Mathieu Bénézet :
J’ai marché pendant 55 ans peut-être dans la vie un glaive à la main, j’avais l’impression que je tuais les gens, que je frappais les gens, mais c’était moi que je frappais. Alors maintenant… maintenant j’en ai assez. […] Et maintenant je commence à considérer que je suis peut-être essentiellement avant tout le poète Franck Venaille… par ailleurs écrivain […] parce qu’au fond, faire la guerre à la poésie, c’était encore une fois faire la guerre à soi-même [21].
La radio, avec son dispositif bien particulier de parole, qui plus est la radio nocturne (adresse dans le vide à des auditeurs inconnus et pourtant confidents, caractère éphémère des émissions, flux et fluidité du direct…), la radio revêt une fonction thérapeutique, ou du moins psychanalytique. Ne s’agit-il pas au fond pour Venaille, au cours de ces nuits radiophoniques, de parvenir à la conscience, à la connaissance, à l’acceptation de soi ? « J’étais à la recherche de l’impossible : me comprendre », dit Venaille dans la première lettre d’Engadine [22]. Il me semble que la radio, avec cette poétique du ressassement qu’il suit d’émissions en émissions, avec tout ce travail du souvenir livré aux auditeurs, avec aussi la traversée de différents modèles mythiques d’identification, a pu jouer ce rôle pour Venaille. Elle est ce « souterrain liquide » (belle expression des Lettres d’Engadine, employée également dans l’entretien avec Bénézet [23]), pareille à une source, pareille au fleuve, pareille au ventre maternel dont Venaille cherche à sortir et à renaître. Il faudrait analyser dans les textes écrits pour la radio – en écho aux livres – la thématique de la « remontée à la source », que Venaille fait jouer au sens propre comme au sens figuré ; et aussi cette figure du « marcheur », commune à l’écrivain et au producteur. Dans un entretien de 1984 où il parle de son double, l’écrivain Lou Bernardo, il présente justement celui-ci comme un « marcheur » :
En fait dans mon esprit, c’est vraiment un marcheur, c’est quelqu’un qui avance assez lentement, et qui ressasse énormément les choses, et j’aime bien cette idée d’une écriture qui soit l’équivalence d’une errance, d’une marche, et qui ressasse aussi constamment les mêmes thèmes, qui réapparaissent sous des lumières, un point de vue différent, avec des cadrages différents [24].
C’est exactement ce qu’il fait à la radio. Je citerai encore en écho cette phrase de La Descente de l’Escaut : « J’étais parti pour marcher, pour œuvrer, pour guérir aussi [25] » : trois actions complémentaires, infinies, nées d’un désir, maintenues ouvertes par l’espoir…
Si l’on peut dire que les Nuits magnétiques ont permis à l’écrivain-marcheur qu’était Franck Venaille un voyage initiatique au cœur de sa propre nuit, l’exploration la plus libre des formes d’écriture comme des jeux de masques et de dénudement, il n’est pas sûr pour autant qu’il soit jamais arrivé au jour. L’aube, c’est pour lui la mort, la fin du combat. « J’ai décidé de mourir avant de naître », écrivait-il au seuil de Requiem de guerre (en 2017) : « … c’est lui (l’autre) qui mourra. Moi, je ne mourrai jamais. » – éternité de Franck Venaille, écrivain.
Annexe : liste des émissions de Venaille à Nuits magnétiques
Dates des émissions (enr. et diff.) |
Titres |
Contenus |
Livres-échos |
16-20 janvier 1978 |
« Les clichés » |
Réflexion sur le langage, à partir des cours de Lucette Finas à Paris 8 |
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6-10 février 1978 |
1. « La réalité dans ses lieux » 2. « Télex » |
« La radio comme récit du réel » ; « 5 séquences conçues comme de courts films radiophoniques qui partent d’un lieu du réel pour en montrer la force fictionnelle »
« Un récit en direct prenant son point de départ dans les faits divers de la journée. » « On verra ainsi comment la radio peut également se faire avec les images. » |
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29 mai – 2 juin 1978 |
« Nuit, Notte, Night, Nacht » |
Lit des avis de recherche de disparus ; les disparus deviennent des personnages de fiction pour Venaille ;
Veinstein parle de la nuit ; lit des textes (mais sans donner l’auteur ; ex. Georg Trakl, « Sébastien en rêve ») ; Entretien Bénézet/Michel de M’Uzan (parle de ce qu’est l’acte d’écrire) ; Venaille interroge des artistes qui parlent de leur rapport à la nuit (ex. Claude Delmas ; le photographe Jean-Pierre Bertrand ; Conrad Detrez, Jean Ristat, Bernadette Ronse) |
Monsieur Bloom, 1978-1981 |
6-10 nov. 1978 |
« Franck Venaille en direct dans Paris » |
2 « interventions » chaque soir, quelque part dans Paris ; Venaille décrit ce qu’il voit, ce qui se passe ; appelle aussi les auditeurs à imaginer ; à réfléchir sur la frontière entre réel et fiction. |
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8-12 janvier 1979 |
« Là-bas, Trieste » |
5 émissions sur Trieste, ville « magnétique » ;
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Trieste, 1985 ; Umberto Saba, 1989 |
20 mars 1979 |
« Baudelaire à une voix » |
Rapproche l’impromptu n° 1 en fa mineur de Schubert du visage de Baudelaire pour lui. Suit un portrait mêlé de lectures. |
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21-25 mai 1979 |
1. « Cinéma invisible »
2. « Jukebox » |
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27-31 août 1979 |
« Nuits confidentes » Paris – Bruxelles – Anvers |
« Toute la semaine, des voix, des villes, des confidences. » – « Tout ceci est un roman je vous dis »
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26-30 novembre 1979 |
« Biographie de Sören Kierkegaard » |
« … une biographie, c’est-à-dire purement et simplement le récit d’une vie, sans littérature, par quelqu’un, Franck Venaille donc, qu’elle a touché de telle façon qu’il peut la raconter comme le ferait un témoin, et malgré la distance ». |
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21-25 avril 1980 |
« Nuits blêmes » |
Lectures de romans noirs (policiers américains des années 50) : « en direct chaque soir, FV ne va pas mettre tout simplement ses bouquins sur la table : il racontera, transposera, démontera sans filet le mécanisme de la peur. Il fera en sorte que même si vous connaissez le policier dont il s’agit, vous aurez tous les cheveux dressés sur la tête » + « voix sorties d’une pochette surprise ») en début et fin de programme (David Harali, photographe ; Maurice Roche, écrivain ; Bernard Delvaille ; Gérard Julien Salvy ; ?) + « musiques noires et blanches » (de Londres et d’Afrique)
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22-26 septembre 1980 |
« Cinq approches de la réalité » |
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27 avril-31 mai 1981 |
1. Lecture de Mary Flannery O’Connor 2. Récit d’une journée de vie 3. « Le pays perdu » |
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26-30 mars 1984 |
« Fictions sur Wozzeck et Jouve » |
Fixe l’attention de l’auditeur sur une femme très belle dans le public ; il est jaloux du couple qu’elle forme avec l’homme à ses côtés, « l’auditeur imaginaire », un écrivain, Jouve. Ensuite extraits de l’opéra, et commentaires lus par Venaille. |
Jouve, l’homme grave, 2004 |
4 avril 1984 > juin 1985 |
« Mi-temps » |
Un mercredi par mois – sorte de « magazine sportif des Nuits magnétiques ». |
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21-25 mai 1985 |
« Les espions de sa majesté » |
Sur la trahison politique – Sélection Prix Italia 1986 |
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19-23 août 1985 |
« Mozart, Don Giovanni, le libertin puni » |
Commente des extraits de l’opéra à partir du livre de Jouve sur Don Juan (1942) |
Opéra Buffa, 1989 Les Grands opéras de Mozart, 1989 K.L.A.S.E.N, opéra en 3 actes et 15 scènes, 1989 |
25-28 mars 1986 |
« La jalousie » |
Témoignages et lectures sur le thème de la jalousie |
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09-12 septembre 1986 |
« Chroniques parisiennes » |
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Hourra les morts !, 2003 |
8-11 septembre 1987 |
« Souvenirs d’en Flandres » |
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La Halte belge, 1994 Descente de l’Escaut, 1995 C’est-à-dire, 2012 |
8-11 mars 1988 |
« Chronique policière » |
À travers les témoignages, les confidences, les souvenirs de Robin Cook, Jacques Monory, Didier Daeninckx et quelques autres, “Chroniques policières” entend montrer, souligner la spécificité d’un genre littéraire : le roman policier. + lectures par Venaille d’extraits de romans policiers. |
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5-8 juillet 1988 |
« J’écoute Istanbul » |
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Le Sultan d’Istanbul, 1991 |
7-10 janvier 1992 |
« Le roman de Pelléas et Mélisande » |
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22-25 novembre 1992 |
« Lieux-dits » |
Série de 4 émissions sur des poètes et leur ville
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Pierre Morhange, 1992 |
27-30 avril 1993 |
« La trilogie amoureuse » |
À partir de la trilogie de Beaumarchais
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Diff. 2 janvier 1994 |
« La démangeaison des ailes » |
Émission sur les oiseaux « la démangeaison des ailes c’est quand il y a une grossesse de l’homme intérieur », dit Marie-Madeleine Davy. |
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