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1997 : l’Odyssée de l’espace

B&R
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1997, c’est la date de la première page personnelle de François Bon, mais 1997, c’est aussi :

  • la parution du Jardin des Plantes de Claude Simon, œuvre qui est entre autres une réflexion sur l’espace du livre, de la page, en lien avec les manuscrits (voir moviment), la simultanéité des choses perçues et pensées…

Ce que j’ai voulu, c’est forger une structure qui convienne à cette vision des choses, qui me permette […] de retrouver une architecture purement sensorielle [1].

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Doc. 1 ‒ Page 11 de : Claude Simon, Jardin des Plantes, Paris, Minuit, 1997.

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Doc. 2 ‒ Pages 12-13 de : Claude Simon, Jardin des Plantes, Paris, Minuit, 1997.

  • la naissance des éditions Verticales par Bernard Wallet, avec deux livres cette année-là : Claro, Livre XIX ; Yves Pagès, Prière d’exhumer. Livre XIX est décrit par l’éditeur ainsi :
Ce mille-feuilles romanesque, aux lignes de fuite deleuziennes, convie le lecteur à une revisitation des grands génies délirants du XIXe siècle: Fourier, et ses classements d’une aberrante rigueur, Blanqui, maître ès barricades ou Lautréamont, dont le spectre hante chaque page de ce défi littéraire hors norme [2].
  • une série d’entretiens entre Bernard Noël et Dominique Sampiero, qui paraitront en 1998 chez POL sous le titre : L’Espace du poème, repris dans le tome 3 des Œuvres complètes de B. Noël. Avec notamment l’idée d’un espace dominé par le temps (exemple des distances)

En 1997, donc, l’espace du livre devient un peu étroit : l’écriture se cherche des espaces, a besoin de prendre l’air du livre.

Il aura fallu 100 ans pour que les auteurs cités trouvent l’espace, l’air que cherchait déjà, en mai 1897, un poète qui publiait dans la revue Cosmopolis un poème paginal qui élevait « enfin une page à la puissance du ciel étoilé [3] », où la double page état l’unité, où le blanc assumait l’importance, un « grand poème typographique et cosmogonique [4] ».

… Le poème s’imprime, en ce moment, tel que je l’ai conçu : quant à la pagination où est tout l’effet. Tel mot, en gros caractère, à lui seul, demande toute une page de blanc et je crois être sûr de l’effet… La constellation y affectera d’après des lois exactes, et autant qu’il est permis à un texte imprimé, fatalement un album de constellation. Le vaisseau y donne de la bande, du haut d’une page au bas de l’autre, etc. ; car, et c’est là tout le point de vue (qu’il me fallut omettre dans un « périodique »), le rythme d’une phrase au sujet d’un acte ou même d’un objet, n’a de sens que s’il les imite, et, figuré sur le papier, repris par la lettre à l’estampe originelle, n’en sait rendre, malgré tout, quelque chose [5].

François Bon lui-même a souvent fait le lien et rappelé l’héritage :

Les catégories mallarméennes de pages, formats, blancs, marges, lignes, et ces mini-logiciels complexes que sont les polices de caractères, aucun de nous n’avait eu à s’en préoccuper jusqu’ici, mais nous entrons dans une phase de secousse d’ensemble où nous ne pouvons déléguer la réflexion sur les fondamentaux mêmes de la lecture-écriture [6].

L’espace serré de la page a besoin d’un espace qui s’ouvre : l’espace du numérique, du site, un espace graphique différent : la notion d’« espace graphique » proposée dans les années 1980 (par Roger Laufer) qui déjà en soit forme une ouverture importante dans la manière d’appréhender l’espace du livre :

Par espace graphique, on entend ici d’abord une réalité matérielle, constituée d’un support et de formes visuelles, mais aussi le réseau des valeurs que cette réalité matérielle manifeste.

On appellera espace graphique d’un texte ou d’un type de texte l’ensemble de traits qui caractérisent sa matérialisation sur un support d’écriture, ainsi que les relations qui s’établissent entre ces traits et la signifiance.

Ces traits sont le formatage (dimension de l’espace exploitable), le type d’inscription, les lettres ou caractères employés, les signes de ponctuation et traits typographiques [7].

L’espace graphique du numérique opère des changements dans l’acte d’écriture comme dans celui de la lecture, avec une pluralité d’espaces qui ne va qu’en s’accroissant depuis 1997– notamment avec le développement des systèmes multi-tâches [8] – et avec un mouvement vers de plus en plus d’ouverture vers des « extérieurs », à travers des supports d’écriture et de lecture connectés en permanence (ordinateur portable, puis tablette et smartphone) :

Ce qui change avec le numérique, c’est le rapport de la page blanche au monde. Elle n’est plus miroir, elle est traversée.

Une histoire de la page à réviser selon les récentes découvertes archéologiques : la page, carte de divination, tablette blanche vierge et durcie insérée dans tel angle des fondations du temple, a précédé l’invention de l’écriture [9].

Notes

[1] Claude Simon, « Avec La Route des Flandres, Claude Simon affirme sa manière », entretien avec Claude Sarraute , Le Monde, 8 octobre 1960, repris dans C. Simon, La Route des Flandres, « 10/18 », 1963, p. 274.

[2] Christophe Claro, « Livre XIX (note d’éditeur) », en ligne ici . Consulté le 3 juin 2015.

[3] Paul Valéry, « Le coup de dés (1920) », in Variété II, Paris, Gallimard, 1930.

[4] Paul Claudel, « Réflexions sur le vers français (1925) », in Réflexions sur la poésie, Paris, Gallimard, 1963, « Folio ».

[5] Stéphane Mallarmé et Henri Meschonnic, Écrits sur le livre: choix de textes, Paris, Éditions de l’éclat, 1985, « Collection Philosophie imaginaire », n° 3.

[6] François Bon, « Internet & rémunération des auteurs », en ligne ici. Consulté le 3 juin 2015.

[7] Jacques Anis, Jean-Louis Chiss et Christian Puech, L’Écriture: théories et descriptions, Paris, Éditions universitaires, 1988, p. 171-173.

[8] Techniquement possible depuis OS2, mais vraiment fonctionnel et intégré avec Linux, Mac OSX et Windows 2000.

[9] François Bon, « L’écran et le livre », 2007, repris le 17 mai 2011, en ligne ici. Consulté le 7 juin 2015.

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